L'Esthétique de Galien

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Jackie Pigeaud L'Esthétique de Galien In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 6, n°1-2, 1991. pp. 7-42. Résumé L'Esthétique de Galîen (pp. 9-42) Interroger un médecin sur son esthétique peut sembler étrange. Galien n'est pas seulement médecin, philosophe, rhéteur. Il est aussi un grand rêveur, un poète; sa quête du Beau est inséparable de sa recherche anatomique. C'est ce que Daremberg appelle sa pensée sublime. C'est en même temps une entreprise théologique, qui coïncide parfaitement avec le projet esthétique. On peut penser que sans cette idée grandiose l'énergie eût pu manquer à Galien. Il y a de la rationalité, de l'ordre et de la beauté jusqu'au tréfonds du corps; de l'organisation dans le bourbier. Il fallait croire, comme Galien, que dans ce bourbier il y a distinctio, utilitas, pulchritudo, et ordo, (selon des termes cicéroniens décrivant le monde), pour que la connaissance des profondeurs du corps humain fût possible. Il fallait cette foi que Galien transmit à Vésale. Citer ce document / Cite this document : Pigeaud Jackie. L'Esthétique de Galien. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 6, n°1-2, 1991. pp. 7-42. doi : 10.3406/metis.1991.960 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1991_num_6_1_960

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Jackie Pigeaud

L'Esthétique de GalienIn: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 6, n°1-2, 1991. pp. 7-42.

RésuméL'Esthétique de Galîen (pp. 9-42)Interroger un médecin sur son esthétique peut sembler étrange. Galien n'est pas seulement médecin, philosophe, rhéteur. Il estaussi un grand rêveur, un poète; sa quête du Beau est inséparable de sa recherche anatomique. C'est ce que Darembergappelle sa pensée sublime. C'est en même temps une entreprise théologique, qui coïncide parfaitement avec le projetesthétique. On peut penser que sans cette idée grandiose l'énergie eût pu manquer à Galien. Il y a de la rationalité, de l'ordre etde la beauté jusqu'au tréfonds du corps; de l'organisation dans le bourbier. Il fallait croire, comme Galien, que dans ce bourbier ily a distinctio, utilitas, pulchritudo, et ordo, (selon des termes cicéroniens décrivant le monde), pour que la connaissance desprofondeurs du corps humain fût possible. Il fallait cette foi que Galien transmit à Vésale.

Citer ce document / Cite this document :

Pigeaud Jackie. L'Esthétique de Galien. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 6, n°1-2, 1991. pp. 7-42.

doi : 10.3406/metis.1991.960

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1991_num_6_1_960

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Réfléchir sur la question de la création chez Galien est à la fois absolument nécessaire et d'une ambition un peu folle. C'est à la fois nécessaire, car ce fut un des problèmes essentiels, sinon le problème essentiel de Galien, et insensé parce que cette question revient tout au long de la production de l'œuvre, et se termine finalement en aporie, dans le De fœtuum forma- tione. Par création, il faut dire ce que nous entendons. Il s'agit du problème de la fabrication du vivant.

Au risque de paraître restreindre immensément le sujet, nous voudrions consacrer cette étude à la beauté chez Galien, pour tenter de comprendre les fondements de l'esthétique ou, si nous n'avons pas peur des mots, de la poétique, de Galien. Notre projet est d'essayer d'entrevoir, en quelques perceptions, ce qui mène Galien à l'hymnique, à l'enthousiasme religieux dans le traité De usu partium qui fournit surtout la matière de notre travail; en quelque sorte d'entrevoir ce que Daremberg appelle sa "pensée sublime", et de lui donner un contenu1.

Naturellement il faut se résoudre à laisser dans l'ombre une histoire des

N.B., Nous citons De usu partium (UP) in G. Helmreich (H), 2 vols, Leipzig, Teub- ner, 1907; reprint, Amsterdam, Hakkert, 1962, et la traduction française de Ch. Daremberg, (D), in Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales de Galien, Paris, Bail- lière, 1854, 2 vols.

1. Cf. Ch. Daremberg, Exposition des connaissances de Galien surl'anatomie, la physiologie et la pathologie du système nerveux, thèse de médecine, Paris, 1841; cf. encore, à propos des deux membranes du cerveau dont nous reparlerons, l'expression de Daremberg, qui parle de "sublime interprétation", mise à mal par la découverte "d'un troisième intermédiaire, l'arachnoïde", Histoire des sciences médicales, Paris, Baillière, 1870, 1. 1, p. 220.

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Γάναλογία, nous renvoie, comme nous le verrons plus tard, au Canon de Polyclète.

La justice de la Nature n'est pas toujours apparente, ne tombe pas toujours sous le sens. Elle n'est pas toujours évidente. "Célébrons l habileté de la Nature, comme Hippocrate, qui dans son admiration la qualifiait toujours de juste, parce qu'elle a choisi l'égalité (ϊσον) non pas selon la représentation immédiate (ού το κατά την πρόχειρον φαντασίαν), mais selon la fonction et l'utilité" (αλλά το κατά δύναμίν τε και χρείαν). Et Galien continue: "ce que je pense être l'œuvre d'une justice divine, de trouver ce qu'il faut, de le répartir, à chacun selon son mérite, et de ne rien créer ni en excès ni en moins que ce qu'il convient" ( UP, XI, 2 = II H 116 = I D 854- 5).

Laissons, pour l'instant, cette idée de la nécessité pour retenir la distribution selon la valeur. Il arrive à Galien (à propos de l'irrigation du sang), de citer le divin Platon (Lois, VI, 757): " S'il y a deux justices, l'une connue du vulgaire, l'autre propre aux artistes d'élite et si évidemment la nature a choisi la dernière, nous la louerons bien plus encore. Si vous voulez savoir en quoi consiste cette justice, écoutez le divin Platon disant que le chef et l'artiste véritablement justes doivent observer l'égalité eu égard au mérite".

εις το κατά την άξΐαν ϊσον αποβλέπει ν χρήναι τον όντως δίκαιον άρχοντα και τεχνίτη ν ( UP, XVI, Ι - II Η 377 = II D 159).

Galien ajoute l'artiste au chef. C'est un thème que l'on retrouve disséminé dans le De usupartium. Par

exemple: si l'office de la justice est d'examiner avec soin pour chacun et d'attribuer à chacun selon son mérite (κατά τήν άξίαν), comment la Nature ne serait-elle pas la plus juste? N'a-t-elle pas comparé entre eux tous les organes de même espèce? - όσα μέν γάρ των οργάνων ομογενή - les organes de sensation avec les organes de sensation, les muscles avec les muscles, considérant les éléments des corps et la dignité des fonctions, l'énergie ou la faiblesse des fonctions, la continuité ou la discontinuité de leur action. . . mesurant avec exactitude en chacun, selon la valeur, et attribuant à l'un un nerf plus grand, à l'autre un nerf moins grand? -το κατά τήν άξίαν ακριβώς εν έκάστω μετρήσασα τω μέν μείζον απένειμες τω δ' ελαττον τό νευρον. ( UP, V 9 = Ι Η 277-8 = Ι D 362).

Voici une autre détermination de la justice, qu'on pourrait appeler l'union des contraires. Ainsi, écrit Galien, " n'est-il pas juste là aussi d'admirer la prévoyance du démiurge, à l'égard des deux utilités, qui, même alors qu'elles sont contraires, a construit dans une harmonie et un

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théories esthétiques, des conceptions du beau que nous ne saurions ici qu'évoquer. Dans la symphonie des définitions du beau, j'ai choisi la piste du δίκαιον, du juste, et de la συμμετρία qui nous mènera à Polyclète. Cela nous permettra peut-être d'apercevoir quelques moments où l'enthousiasme de Galien perçoit l'impossible identification de la kataskeuèet de la physis, de la structure et de la dynamique; et d'entrevoir un principe commun entre l'organisation des homéomères et des parties organiques, entre le simple et le composé, le simple et ce qui se distingue, le simple et l'articulé.

Nous essayerons de voir comment Galien, se fondant sur une philosophie hippocratique fort teintée de stoïcisme, utilise un attirail de définitions de la justice, l'essentiel étant de prouver la justice de la Nature, par quelque théorie que ce soit, puisque le projet est juste.

Nous conclurons en essayant de voir comment la théorie polyclétéenne du beau, pour parler vite, gêne Galien, peut-être jusqu'au De fœtuum for- matione où les choses semblent changer, pour accepter une théorie moniste de la formation.

La définition de la justice

Que la Nature est juste

Tout au long du De usu partium revient la formule dont Galien fait honneur à Hippocrate: que la Nature est juste.

Il vaut la peine, peut-être, de considérer quelques variations sur ce thème et les différentes déterminations de la justice de la Nature. Cette justice peut se définir comme égalité et proportion. Je prends par exemple cette phrase:

"Si jamais artisan a fait preuve d'une grande prévoyance en matière d'égalité et de proportion, c'est bien la Nature quand elle forme le corps des vivants; d'où Hippocrate lui donne-t-il le nom de juste. ..". αλλ'

εϊπερ ποτέ τις και άλλος δημιουργός ισότητας τε και αναλογίας πολλήν έποιήσατο πρόνοιαν και ή τα σώματα των ζώων δια- πλάττουσα φύσις... (UP, Π, 16 = Ι Η 116 = Ι D 209).

Il est juste que les muscles du bras soient plus grands que ceux de l'avant- bras: δσω τα κινηθησόμενα μόρια διαφέρει μεγέθει, τοσούτω και οι κινουντες αυτά μύες, de sorte qu'il y a, en ce qui concerne la grandeur, un rapport d'égalité entre les parties qui seront mues et les muscles qui les meuvent. Cette égalité et proportion, cette justice liée à la συμμετρία, à

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rapport exact les parties du membre entier?"2. Ce thème de l'harmonie des contraires, on le trouve exposé avec quelque prolixité dans le traité pseudo-aristotélicien, en vérité fortement teinté de stoïcisme, du De mundo (cf. 396 b 25 sqq.). Peut-être, dit le traité, la Nature a-t-elle un penchant pour les contraires, et est-ce de cela même qu'elle tire l'harmonie (το σύμφωνον)? L'art paraît en cela imiter la nature. "La peinture, en méian- geant des natures de couleurs blanche et noire, jaune et rouge, a réalisé les images "symphoniques" avec les objets qui se présentent..."3. Même chose pour la musique qui εν διαφόροις φωναΐς μίαν άρμονίαν... Le tout, bien entendu, appuyé d'une citation d'Heraclite (Diels-Kranz, 10). Ainsi donc, dit De mundo (396 b 25) "une harmonie unique a organisé (διεκό- σμησεν) la composition du tout (των όλων σύστασιν), je veux dire du ciel, de la terre, de tout Vunivers, par le mélange des principes les plus contraires".

Le juste -et nous aurons à nous en souvenir en parlant du Canon- n'est pas toujours le symétrique.

Ainsi, pour le 5e lobe du poumon, créé dans l'intérêt de la veine cave. C'est aussi une œuvre de la juste Nature qu'on pourrait croire injuste par la sensation nue, sans l'esprit. En vérité elle est plus juste et mérite d'être louée dans des hymnes. Elle manifeste, en effet, une égalité (ϊσον), selon la fonction et non pas selon la perception, τό κατά δύναμιν ού τό κατά φαν- τασίαν. Quand l'utilité de l'action est égale, comme les yeux, les oreilles, les mains, les pieds, la Nature a fabriqué exactement égaux le droit et le gauche (ακριβώς ϊσα τα δεξιά τοις άριστεροΐς έποίησεν)4.

Il faut donc distinguer parfois Γϊσον de Γόμοιότης. Et là l'enjeu est d'importance, car l'absence de similitude peut donner apparemment raison à ceux, comme Érasistrate occasionnellement, ou les sectateurs d'Épi- cure et d'Asclépiade systématiquement, qui font apparaître de l'inutile dans le corps humain. Il s'agit de se garantir contre le hasard.

"Je voudrais, écrit Galien, que vous pussiez donner une attention spéciale aux œuvres dans lesquelles la Nature, s'écartant de la similitude

2. ακριβώς άρμόττοντά τε και όμολογοΰντα άλλήλοις έργασμένου τα του παντός κώλου μόρια... UP, III 13 = Ι Η 182 = ID267. La même idée est reprise un peu plus loin (UP, III, 14 - I H 185 = I D 269).

3. τας εικόνας τοις προηγουμένοις απετέλεσε σύμφωνους. 4. L7P, II, 4 = Ι Η 308 - Ι D 390. Il est intéressant de rapprocher cela du commentaire

que Galien donne à De articulis, X, où Hippocrate écrit: puisque les hommes ont le corps juste... (επειδή δίκαιον εχουσι τό σώμα). Galien donne comme équivalent: ϊσον. Il s'agit de la symétrie au sens que nous donnons maintenant à ce mot (XVIIIa Κ 369).

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(όμοιότης) pour des organes semblables, ne rejette pas témérairement cette similitude et ne lui substitue pas la première conformation (το τυχόν) venue, mais seulement ce qui convient (άλλ' α τοις δημιουργημένοις εχειν προσήκει μόνοις) à ces organes. Ce n'est pas fortuite que la dixième vertèbre dorsale, seule de toutes les vertèbres, a l'apophyse postérieure droite"5.

De la même façon Galien tient à marquer le fait que la présence ou l'absence d'une partie dans un cas particulier ne met pas en cause la justice de la Nature. C'est l'objet d'une réflexion à propos des sutures de la tête6. Si la tête, par exemple, n'a pas d'éminence occipitale, les sutures droite et coronale subsistent, la suture lambdoïde disparaît. C'est en fonction de chaque forme ou figure (έκάστω σχήματι) que la nature a assigné avec jus-' tice la position et le nombre des sutures (ibid. = I D 604).

A l'idée de justice est relié ce qu'on pourrait appeler le principe d'économie. C'est le nom que l'on pourrait donner à cette preuve de la technicité de la Nature qui utilise une partie ou un élément de cette partie à plusieurs fins. C'est un principe cher à Vésale qui en fait souvent l'éloge, et qui suscite aussi l'admiration de Lactance7.

"Il convient surtout, parmi les œuvres de la Nature, d'exposer celles où elle s'est évidemment souvenu de la similitude des utilités. En effet, loin de construire différemment les parties qui ont besoin d'un mouvement semblable, elle les a toujours construites d'après le même plan, il est évident qu'elle a scrupuleusement observé l'analogie et la justice"8 (τας αναλογίας τε και δικαιοσύνης).

La Nature, dit Galien, est "habile à employer à un usage différent une partie créée pour un but donné".

Ή μέντοι φύσις, εύμήχανος ούσα τω δΓ έτερον γεγονότι και προς άλλο τι συγχρήσασθαι... (UP, VIII, Ι = Ι Η 444 = Ι D 526).

Ainsi par exemple, le diaphragme, qui a été créé pour une autre fin, la

5. UP, XIII, 3 = II H 241 = II D 55. 6. UP, IX 17 = II H 50 = I D 603: "1/ était juste que Je nombre des sutures fût inégal

dans la longueur et dans la largeur de la tête, autrement Hippocrate aurait eu tort de qualifier la nature de juste si elle attribuait l'égalité à des choses inégales": δίκαιον ήν ανν- σον είναι τόν αριθμόν των ραφών εις μήκος τε και πλάτος...

7. De opificio Dei, 7, 3. "Mais l'admirable... c'est qu'une seule organisation (disposi- tio) et une seule manière d'être (habitus) offre des variétés innombrables de formes. Car dans presque tout ce qui respire c'est la même suite et le même ordre des parties". Cf. aussi 5,3: Ita una fictio diuersas species et usus habet.

8. UP, XII, 4 = II H 191 = II D 10.

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respiration (UP, XIII, 5), la Nature l'utilise, par suite de la position oblique, pour l'expulsion des excréments. Inversement, elle établit les muscles abdominaux comme protection: και μεν γε και ταύτης της παρασκευής ή εύπορία θωμαστής έστιν έπι- δειγμα σοφίας... (UP, V, 16 = Ι Η 295 = Ι D 376).

La construction de la trachée artère permet une double action, "Évidemment il n'était pas possible à un organe autrement construit que ne l'est la trachée-artère d'exercer cette double action" ( UP, V, II 5 = I H 383 = ID467).

La Nature a envisagé ainsi des échanges de services entre les parties. "C'est pour que l'animal vive et vive plus agréablement que la Nature a envisagé cette réciprocité; il résulte encore un grand avantage de ce qu'il n'est pas besoin d'autant d'organes qu'il existe d'utilités, et que souvent un seul organe suffit à des fonctions et à des utilités nombreuses" ( UP, V, III, 7 = IH475 = ID552).

Du point de vue même de la matière, "on admirera cette œuvre première de la Nature qui a su trouver une substance qu'elle approprie à des utilités fort différentes" (UP, XII, 2 = II H 183 = II D 3).

Ce principe d'économie est parfois contredit. Ainsi "/a Nature peut disposer d'un grand nombre d'organes en vue d'une seule action, soit à cause de la violence du mouvement, soit parce que cette action est pour l'animal d'une utilité considérable" ( UP, XII, 9 = II H 209 = II D 26).

La forme juste: la sphère On ne saurait réfléchir sur la justice, sans aborder la question de la sphère, que Vésale retiendra et glosera encore dans son livre9. Galien attache beaucoup de prix à la forme ronde et à la sphéricité. "L'arrondi, écrit-il, est le plus semblable à lui-même et pour cela le plus résistant aux lésions de toutes les formes, et le plus grand périmètre de toutes les formes régulières" (UP, VIII, 11 = I H 485 = I D 560).

A propos de l'ongle ( UP, I, 11 = I H 22 = I D 131).

La forme ronde est de toutes les formes la mieux faite pour supporter des chocs, puisqu'elle n'a aucun angle saillant qui puisse être brisé: ή και τοϋτ'

ασφαλείας ένεκα, μόνον γαρ των σχημάτων προς δυσπάθειαν ακριβώς παρεσκεύασται το κυκλοτερές, ώς αν μηδεμίαν έκκειμένην έχον

9. Cf. notre article "Formes et normes dans le De fabrica de Vesale", in Le Corps à la Renaissance, Actes du XXXe Colloque de Tours, 1987, Paris.

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γωνίαν άποθραυσθήναι δυναμένην (UP, Ι, 1 1 = Ι Η 22 = I D 131).

A propos de l'estomac "II est sphérique, attendu que cette figure est la moins exposée aux

lésions, et offre la plus grande capacité; car de toutes les figures qui ont le même périmètre, les plus grandes sont le cercle parmi les figures planes, et la sphère parmi les solides. . . ". ( UP, IV, 7 = I H 204 = I D 288-9). Mises à part ses qualités géométriques, la forme ronde est δυσπαθέστατον, la moins exposée aux lésions, à cause, sans doute, de l'absence d'angles et d'anfractuosités.

Certes, la forme sphérique, ou simplement l'arrondi, reste une forme idéale, celle qu'il faut lire à travers la réalité du corps. Ainsi pour "avoir" l'estomac, il faut supposer une sphère parfaite, un peu élargie à sa partie inférieure, puis lui donner deux prolongements...; ensuite comprimer cette sphère, déprimer sa convexité postérieure; et vous avez la figure complète de l'estomac ( UP, IV, 7 = I H 204 = I D 289).

A propos des canaux, veines et artères, à cause des apophyses, des épi- physes et des anastomoses mutuelles, "l'exactitude de la sphère est détruite; toutefois la figure demeure toujours arrondie" ( UP, VIII, 11 = 1 H 485 = I D 560). La preuve en est que le milieu d'une cavité quelconque est le plus proche de la sphère et conserve la forme naturelle à la figure, n'ayant pas subi les déformations externes.

Naturellement on évoque aussitôt le Timée. . . "Dieu a donné au monde animal l'esprit qui lui convient le mieux, et qui a le plus d'affinité avec lui" (trad. Rivaud): σχήμα δέ εδωκεν αύτω το πρέπον και το συγγενές (Timée, 33 b).

Cicéron interprète le πρέπον de manière esthétique, dans sa traduction du Timée: "Formam autem et maxime sibi cognatam et decoram dédit" (Orelli, p. 501). Il continue de traduire: "... et globosam est fabricatus, quod σφαιροειδές Graeci uocant, idque ita tornauit ut nihil effici possit rotundius". Et c'est là qu'intervient une véritable glose: "nihil ut asperita- tis haberet, nihil offensionis, nihil incisum angulis, nihil anfractibus, nihil eminens, nihil lacunosum; omnesque partes simillimas omnium, quod eius praestabat iudicio similitudini similitudo".

"On n'y remarque aucune aspérité, rien qui accroche; rien d'anguleux, d'enfoncé; aucune bosse ni solution de continuité...". Schutz a cru ces mots interpolés par le souvenir de l'expression de Balbus le Stoïcien (De natura deorum, II, 47). "Qu'y a-t-il de plus beau qu'une figure qui contient embrassées en elle les autres figures, qui ne présente ni aspérité ni saillant, ni angles qui pointent, ni creux, ni éminence, ni cavité"?

Mais Orelli fait remarquer qu'il n'y a pas de solution dans la phrase (ibi-

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dem, p. 501). Cette glose est sans doute de Cicéron lui-même, et cette description qualitative est sans doute un souvenir du De natura deorum. La qualité du lisse, chez Platon, n'a pas valeur esthétique (λεΐον δε δη κύκλφ παν έξωθεν). C'est parce que le monde n'a pas besoin d'organes vers l'extérieur qu'il est lisse.

Il n'est pas interdit de penser que le commentaire sur l'aspect à la fois esthétique et fonctionnel de la forme sphérique soit d'origine stoïcienne, comme le montre l'éloge de Balbus dans le De natura deorum et la glose de Cicéron, dans sa traduction du Timée.

A ce que nous appelions naguère le principe d'économie, on peut ajouter l'idée de la nécessité et la présence de la partie. La Nature ne fait pas de gaspillages et construit des ensembles tels que si l'on enlève une partie, c'est la totalité qui est détruite, démontrant en cela sa technique: "Personne ne méconnaît qu'il faille admirer sans réserve l'art dans les œuvres où la proportion est si exactement observée que la moindre addition ou le moindre retranchement suffit et bouleverse l'œuvre toute entière".

ότι δ' εν τούτοις χρή θαυμάζειν άπασαν τέχνην, εν οϊς οΰτως ακριβές έστι το σύμμετρον, ώς, εϊτε προσθείης ελάχιστον εϊτ' άφέλοις, άνατρέπε- σθαι τό παν έργον, ουδείς αγνοεί. ( UP, XII, 2 = II Η 184 = II D 3-4).

C'est même le signe de l'art consommé que cette impossibilité de modifier10.

Voici encore un passage significatif: "Vous ne sauriez trouver de combinaison artistique plus achevée et plus brillante que celle dont la précision est telle que la moindre substitution en détruirait l'ensemble. En effet, si vous pouvez ajouter ou retrancher beaucoup de morceaux à l'appareil, et que toute son utilité subsiste encore, l'artisan n'a pas besoin d'une habileté suprême. Les œuvres, au contraire, où la plus petite omission entraîne la destruction du tout, nous offrent le modèle d'un art consommé" (UP, VIII, 14 = I H 494 = ID 567). Ce principe vaut pour toutes les œuvres, qu'elles soient artistiques ou techniques.

C'est, comme le dit Plotin (Énéade, I, 6, 1), une opinion qui semble reçue de tout le monde, à savoir que "ia beauté visible est un rapport des parties les unes par rapport aux autres et par rapport à l'ensemble; à ce rapport s'ajoutent de belles teintes; la beauté dans les êtres, comme d'ailleurs dans le reste, c'est leur rapport et leur mesure; pour qui pense ainsi,

10. Cf. à propos de l'épiphyse vermiculaire: UP, VIII, 14 = I H 494 = I D 567: ... αρετής κατασκευήν εις έργου συντέλεναν έπιδεΐξαι λαμπροτέραν τής οΰτως ακριβώς έχούσης, ώς, ει και βραχύ μετακοσμηθείη, διαφθείρεσθαι τό παν.

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l'être beau ne sera pas simple, mais seulement et nécessairement un être composé (συνθετον); de plus le tout de cet être sera beau; et ses parties ne seront pas belles chacune en elle-même, mais en se combinant pour que leur ensemble soit beau". C'est une opinion qui semble reçue des Stoïciens11. Pourtant, ajoute Platon, "si Vensemble est beau, il faut bien que ses parties soient belles, elles aussi". La question se pose en effet de la dignité de la partie. Aucune partie n'est à considérer en elle-même (δι' εαυτό), écrit Galien;

mais en relation avec une fonction. Elle serait inutile si elle n'était en relation avec une fonction et serait à supprimer plutôt qu'à désirer. S'il existe dans le corps une telle partie, on ne saurait dire que toutes ont une utilité; il faut donc montrer qu'il n'existe chez tous les animaux aucune partie inutile. Ce qui permet de prouver que la Nature est technicienne.

Δια τοϋτο τεχνική ν τήν φύσιν (UP, XVII, Ι = II Η 438 = II D 202). On voit l'enjeu de ce que Galien appelle l'exégèse, l'explication du

corps. L'utilité est liée à l'ordre de la Nature, à l'organisation d'un projet, et finalement à la beauté. L'œuvre théologique de Galien coïncide avec la mise en évidence de l'utilité de toutes les parties du corps. L'on peut penser que, sans cette idée grandiose, sans cette pensée sublime, pour parler comme Daremberg, l'énergie eût pu manquer à Galien, comme à Vésale plus tard.

Les "mécanistes", pour parler de manière anachronique, s'évertuent à chercher de l'inutilité. Pour prouver le hasard, il leur faut de l'inutile. D'où les diatribes de Galien contre Épicure et Asclépiade. "Ce cont eux qui nous ont obligé de tout expliquer et d'étendre notre démonstration à des choses qui ne servent ni à la thérapeutique, ni au pronostic ni au diagnostic" (UP, XVII, 1 = II H 441 = II D 203).

Dangereux sont aussi des gens comme Érasistrate qui, s'ils affirment avec Aristote et les autres que la Nature ne fait rien en vain, se taisent sur certaines parties et sur leur rôle par ce que Galien juge une paresse intellectuelle12. Il arrive même à Érasistrate de trouver que des parties comme la rate ont été créées sans but ( UP, IV, 15 = I H 231 = I D 318-319).

Cette définition du beau qui, faisant chaque partie nécessaire, la met sur le même rang que toutes les autres, est très importante pour l'anatomiste.

1 1 . Cf . Cicéron, De offidis I: Pulchretudo enim corpons apta compositione membro- rum mouet oculos, et delectat hoc ipso quod inter se omnes partes cum quodam lepore consentiunt. Cf. aussi Tusculanae disputationes, IV, 31.

12. UP, V, 5 = I H 267 = I D 352. Sur l'accord d'Érasistrate au principe que la Nature ne fait rien en vain, cf. aussi UP, VII, 8 = I H 390 = I D 474.

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De ce point de vue là, le cerveau n'est pas supérieur au pied. C'est l'occasion, pour Galien, d'un raisonnement assez long, qui compare l'homme à l'univers, et dévoile dans le microcosme humain le même art que dans le macrocosme: "On trouve dans le cœur des astres et dans le microcosme que constitue le corps, la même sagesse, la même puissance, la même prévoyance".

και γαρ σοφίαν και δύναμιν και πρόνοιαν όμοίαν εύρήσεις (UP, III, 10 = ΙΗ 175 = ID262).

Certes ce n'est pas la même matière sur laquelle l'artiste travaille. Mais, de même qu'on juge Phidias, quand on s'y connaît en art, non pas sur le πέριξ κόσμος (l'ornementation extérieure), ni l'ivoire brillant, ni l'abondance d'or, ni la grandeur de la statue, mais, fût-ce de la boue, sur le procédé, ce qui frappe le profane c'est la beauté de la matière, l'artiste, c'est la beauté de l'art:

εκπλήττει γαρ ιδιώτην μέν τό ΰλης κάλλος, τεχνίτην δέ το της τέχνης αύτής(ΙΗ175 = Ιϋ262).

Évidemment, avec du sang, on ne peut faire un soleil: τέχνη δ' εν άμφοΐν ϊση του δημιουργού,

mais l'art du démiurge est égal dans les deux; le soleil ou la statue de boue que nous sommes (ibid. = I H 176 = I D 262).

Certes, il existe une hiérarchie. Le soleil est le plus beau des corps. Si, dans le corps humain, on cherche à lui comparer un organe, peut-être faut- il songer à l'œil ( UP, III, 11'= I H 179 = I D 263). Mais comparer le pied au soleil? C'est-à-dire une partie de l'animal petite et méprisable - μικρόν και άτιμον (Ι Η 176) - est-ce que cela possède un sens? Si l'on considère la position du soleil dans l'univers entier, et du pied dans l'animal, le soleil paraît tenir le milieu de l'univers entre toutes les planètes; le pied occuper la partie inférieure - την ϊσην έν άμφοΐν όρα της θέσεως τέχνην (= Ι Η 177). On voit une égale technique de la position dans le soleil comme dans le pied. D'une certaine façon l'on peut dire que le pied est aussi beau que le soleil pour la première raison qu'il est à sa place. Le pied vaut bien l'œil. Comme le dit le Pseudo-Longin (De sublimitate, 40): "Pour ce qui fait sur- touVla grandeur des discours, il en est commes des corps, c'est l'articula- tion des membres (ή των μελών έπισύ νθεσις); aucun d'eux, en effet, s'il est séparé d'un autre, η 'a lui-même de valeur; mais tous pris ensemble, les uns avec les autres, réalisent une structure achevée" (πάντα δέ μετ' αλλήλων έκπληροι τέλειον σύστημα...)13.

13. Cf. Longin, Du subhme, traduction, présentation et notes par J. Pigeaud, Paris,

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Mais au principe régulateur de la synthésis se substitue, en fin de raisonnement, celui de Γ utilité de la partie. Finalement, si le pied vaut l'œil, c'est qu'ils accomplissent les fonctions pour lesquelles ils ont été créés14.

D'autre part, les organes se complètent. Sans le pied, à lui seul le cerveau ne saurait être beau; ni sans le cerveau le pied1J. L'essentiel de ce raisonnement évoque Aristote16, bien entendu, mais aussi les Stoïciens, comme nous le verrons rapidement.

Il faut beaucoup de mauvaise foi ou d'aveuglement pour refuser au καλοΰ du De partibus animalium, 645 a 23, le sens de beau, comme le fait Ri. Hankinson in "Galen and the best of ail possible worlds", (Classical Quarterly, 39, 1, 1989, p. 216).

Aristote vient de dire que même chez les animaux qui manquent de grâce (μη κεχαρισμένοις), à qui les étudie, pourvu qu'on soit capable de remonter aux causes et d'être naturellement philosophe, la nature qui en est le démiurge (ή δημιουργήσασα φύσις) fournit des plaisirs extraordinaires. . . Il serait d'ailleurs paradoxal et illogique que nous prenions plaisir à en contempler les images, parce que nous considérons en même temps l'art qui les a fabriquées (την δημιουργήσασαν τέχνην) comme l'art du peintre ou du sculpteur, et que nous n'éprouvions pas plus de joie à contempler ces êtres en eux-mêmes. . . du moins quand nous réussissons à en percevoir les causes. . . on doit. . . aborder sans dégoût l'examen de chaque animal, avec la conviction que chacun réalise sa part de nature et de beauté (ώς εν άπασιν δντος τινός φυσικού και καλοΟ)... car dans les œuvres de la nature ce n'est pas le hasard qui règne, mais c'est en vue de quoi. Or la fin en vue de laquelle un être est constitué et produit tient la place du beau (την του καλού χώραν εϊληφεν - 645 a 25).

Il ne faut pas prendre en vue la matière mais la forme totale (της όλης μορφής); comme, quand il s'agit d'une maison, c'est d'elle qu'on traite et non des briques, etc.. "Quand il s'agit de la Nature, il faut s'occuper de l'assemblage de la totalité de l'être et non des éléments qui n'apparaissent jamais séparés de l'être auquel ils appartiennent". και τον περί φύσεως περί της συνθέσεως και της όλης ουσίας, άλλα μη

Petite bibliothèque Rivages, 1991. Sur la difficulté de la phrase, cf. Longinus, On the sublime, edited with an introduction and coram. by D. A. Russel, Oxford, 1969, p. 176.

14. πάντα γαρ άριστα διάκειται τα κατ' αυτόν μόρια προς τούργον, ού χάριν έγένετο. (UP, III, 11 = Ι Η 178 = Ι D 264). εΐ προς την ένέργειαν έκάτερον, ής ένεκα πρότερον γέγονεν, άριστα διάκεινται - ibidem.

15. άνευ ποδός ήν άν ποτέ καλός μόνος, οΰτε πους εγκεφάλου χωρίς - ibidem. 16. De partibus animalium, 645 a.

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τούτων ά μη συμβαίνει χωριζόμενα ποτέ της ουσίας αυτών (645 a 34) Π. Une telle conception de la beauté, que fait-elle de l'ornaius? La Nature

ne dédaigne pas le décor. Ainsi s'est-elle préoccupée des oreilles, du prépuce, de la chair des fesses ( UP, XI, 13 = II H 1 52 = I D 683). Elle ne laisse aucune partie (άδιάξεστον ούδ' άργόν... ούδ' άρρυθμον) non polie, non finie, sans harmonie. Souvent le bon ouvrier ajoute à l'objet quelque ornement étranger à l'utilité de l'objet, comme feuilles de lierre, tiges de vigne ou cyprès, selon des techniques empruntées à la statuaire; de la même façon, dit Galien, la Nature par surcroît, a embelli tous les membres, et surtout ceux de l'homme (ibid.). Souvent c'est l'ornement (ό κόσμος) qui apparaît et cache, sous le brillant (τη λαμπρότητι) l'utilité (I H 153). Mais la vraie beauté consiste dans la correction de l'utilité (το της χρείας... κατόρθωμα) et le premier but (ό πρώτος σκοπός) de toutes les parties, c'est l'utilité de la disposition (της κατασκευής ή χρεία -ibid.). C'est un superflu (επίμετρο v) que cette εύμορφΐα à laquelle vise la Nature ( UP, XI, 14 = II H 1 54 = I D 684) . Galien se livre à un éloge de la barbe utile pour la protection des joues, mais aussi pour l'ornement et pour donner un caractère plus respectable à l'homme (σεμνότερον); éloge que l'on peut comparer à celui que fait Épictète et qui est donc sans doute, en même temps, un topos rhétorique18. Le souci du fini, de la ciselure, va jusqu'à se révéler à l'intérieur du corps. Par exemple, pour la distribution des artères à la moelle épi- nière, elle ne s'est pas contentée de se servir des apophyses latérales comme d'un rempart pour les artères; mais elle a creusé chaque apophyse symétriquement et circulairement ( UP, XVI, 11 = II H 426 = II D 193). On pourrait dire que Vornatus ne touche pas la viscéralité profonde, le bourbier. La beauté de ces parties se réduit à l'essence de la beauté, c'est- à-dire à l'utilité. L'anatomiste doit avoir à l'esprit les vraies définitions de la beauté.

Ainsi, de ce point de vue, l'on peut penser que ce que Celse propose à l'étudiant en médecine n'est qu'un bric-à-brac quand il lui enjoint de reconnaître "positum, colorem, figuram, magnitudinem, ordinem, duri- tiem, molitiem, leuorem, contactum, processus deinde singulorum et recessus, et siue quid inseritur alteri, siue quidpartium in se recepit". (De medecina, Proœmium, 23-26).

17. Galien cite le De partibus animalium d'Aristote in De methodo medendi, Χ Κ 26. 18. Enchiridion, I, 15, 9 sqq. " Y a-t-il rien de plus inutile que la barbe au menton?

Quoi? la nature n'en fait-elle pas l'usage le plus convenable qu'elle peut? Ne la fait-elle pas servir à distinguer l 'homme de la femme ? ...Et combien ce signe est beau et seyant et noble! Comme il est plus beau que l'aigrette des coqs, plus magnifique que la crinière des

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Art et Nature

Galien , dans une tradition établie depuis Régime I du Corpus hippocrati- que et Aristote, Physique II, entre autres textes fondamentaux, médite sur le rapport entre l'Art et la Nature. Ce n'est pas du tout accessoire, ni simplement topique; c'est essentiel.

Entre l'Art et la Nature, qui est premier? Galien compare la glotte à l'anche de l'auios, "i/ serait plus juste de comparer non pas ce corps aux anches de l'aulos, mais ces anches au corps lui-même. En effet, je le pense, la Nature devance l'Art et par le temps et par la supériorité de ses œuvres. " (και γαρ και πρότερον οίμαι τω χρόνφ και σοφώτερον τοις εργοις ή φύσις της τέχνης εστίν) ( UP, VII, 17 = Ι Η 408 = Ι D 493).

" Comme ce corps est l'œuvre de la Nature, et l'anche des flûtes une invention de l'Art, il faut supposer qu'elle est une imitation du premier, (εκείνο τούτου μίμημα αν εϊη), trouvée par un homme habile (ou sage - σοφός), capable de reconnaître et d'imiter les œuvres de la Nature"19 (ibidem).

Le problème de l'imitation de l'Art et de la Nature, de leur réciproque imitation, court depuis Régime I du Corpus hippocratique jusqu'à Physique II d'Aristote. Mais il faut peut-être songer aussi à la réflexion posido- nienne, citée par Sénèque (Epistulae ad Lucilium, 90, 22) qui explique l'invention de l'Art par l'imitation de la Nature, en prenant comme modèle naturel un processus physiologique. Ainsi le sage inventa-t-il le pain. Posidonius raconte comment, ayant imité la Nature, le sage entreprit de faire le pain. "Quand la céréale, dit-il, arrive dans la bouche, le rude étau des dents se ferme sur elle et la broie; la langue leur ramène ce qui s 'en échappe; le tout alors se détrempe..., parvenu à l'estomac, où il cuit à sa chaleur égale, il s'ajoute alors au corps. . . ". Ainsi c'est tout le processus de la digestion qui explique le travail des céréales, depuis le broyage jusqu'à la détrempe et la cuisson, c'est-à-dire la boulangerie20.

L'idée de l'antériorité chronologique et logique de la Nature est évidemment exploitée pour faire pièce aux mecanistes. Il faut citer encore un long développement dirigé contre Épicure et Asclépiade, qui nient la technicité de la Nature à propos d'un habile expédient de Nature (σοφήν μηχανή ν)

lions.." (trad. Bréhier, Paris, Pléiade, 1962, pp. 845-846). 19. Cf. Plotin, Énéade, IV, 3. 1. "L'art est postérieur à la Nature; il l'imite et ne pro

duit rien que des imitations effacées et sans force, des jouets méprisables, malgré toutes les machines dont il se sert pour les produire" (trad. Bréhier, t. IV, p. 77).

20. Cf. Posidonius, vol. I, The fragments, L. Edelstein and I.G. Kidd, Cambridge University Press, 1972, fragment 284.

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expression reprise plusieurs fois ( UP, VII, 14 = IH415 = ID 499). Il s'agit du "mouvement de retour" (μεταληπτική κίνησις) qu'emploient dans les machinés les mécaniciens parmi les architectes, et parmi les médecins, ceux qu'on appelle "organiciens" (ibid. = IH416 = ID 500).

La Nature s'est servie de ce mouvement la première, et pour donner l'action aux muscles du larynx. Galien fait le détour par la description de l'appareil appelé par les médecins glossocomion21. Cette double course (des lacs), la Nature avant l'homme l'a imaginée pour les nerfs qui descendent de l'encéphale à travers le cou. Galien prend un ton solennel. "Prêtez-moi plus d'attention que si, admis aux mystères d'Eleusis, de Samothrace...". C'est une découverte essentielle; et cette découverte, c'est lui qui l'a faite le premier (ibid. = IH418 = ID 503). C'est bien un mystère de la Nature. Mais ce mystère n'est autre qu'une invention technique. D'autre part, c'est par l'analogie que le découvreur procède. C'est par analogie avec le glossocomion, machine complexe, que Galien découvre le fonctionnement des muscles du larynx. Si l'on poursuit l'idée de Galien, il faudra dire que cette invention des médecins organiciens n'était elle-même possible que par imitation de la Nature, sans que bien sûr ils eussent déjà découvert le muscle du larynx. Cela signifie donc qu'il y a correspondance, mimésis, entre l'Art et la Nature: Nature est première.

L'on ne saurait évacuer ce problème de l'être complexe, du Centaure qui irrite Vésale22, au seuil du livre III du De usu partium. Nous avons étudié plusieurs fois les problèmes qu'il suscite, à l'artiste, aux philosophes, aux physici, d'Empédocle à Lucrèce, en passant par le livre II de la Physique d'Aristote et par le peintre Zeuxis et le texte si riche de Lucien23. P. Veyne s'interroge à propos de Galien, sur la question de savoir si Galien croit ou non au Centaure. Ce n'est pas une question de croyance. C'est beaucoup plus profond que cela et consubstantiel au rapport de Y Art et du Vivant.

Le problème est celui de la garantie de la Nature. Si la technè reproduit la nature, la mime (De victu I), cela veut dire que la Nature ne fait pas n'importe quoi, qu'il y a aussi de l'ordre, de l'organisation, de la distinc-

21. Destiné à réduire fractures ou luxations; cf. Oribase, t. V, p. 695, éd. Daremberg. 22. Vésale ne comprend plus que Galien passe du temps "in Pindaro irridendo magis

quam spectandis ossibus" - De humani corporis fabrica, Basilea, 1555, p. 176. 23. Cf. J. Pigeaud, "La rêverie de la limite dans la peinture antique", in Pline 1 'Ancien,

témoin de son temps, éd. par J. Pigeaud et J. Oroz, Salamanca - Nantes, 1987, p. 413- 430, (repris in La part de l'œil, 1990, n° 6, pp. 115-124); et "La greffe du monstre", in Revue des Études Latines, 66, 1988, pp. 197-218.

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tion, de la proportion dans la Nature. Cette question de la norme de la Nature a été posée de manière éclatante par le physiologue Empédocle qui a proposé, dans des vers fameux, le bovanthrope à l'imaginaire antique. Les bœufs d'Empédocle hantent l'imagination des Anciens. Ils sont tapis dans l'ombre de la Physique d'Aristote, où le Stagirite démontre que l'Art imite la Nature dans la mesure où la Nature ressemble à l'Art. L'essentiel, pour dire très vite, pour Aristote comme plus tard pour Lucrèce, par des moyens différents, est de montrer que le monstre composite est impossible. C'est lui qui met en péril l'ordre de la Nature, en proposant une logique du monstre. Il n'y a pas de térato-logie24. Or l'Art ne cesse de proposer des variations sur la σύνθεσις.

Le centaure pose le problème de la liberté de l'Art; liberté illusoire, peut-être, de l'Art par rapport à la Nature. Le peintre ou le statuaire peuvent rapprocher, mettre ensemble, des parties prises à des espèces différentes25. La Nature démiurgique n'a pas cette liberté. Il y a une résistance de la matière. Galien le redira, sous une autre forme, dans la comparaison qu'il fait avec la conception mosaïque de la création. Dieu ne peut faire n'importe quoi avec n'importe quoi, Moïse pense "que tout est possible à Dieu, voulût-il même, avec de la cendre, faire un cheval ou un bœuf. Pour Moïse il suffit que Dieu ordonne (κοσμήσαι) la matière, pour que la matière soit ordonnée26. Pour nous, dit Galien, unous affirmons qu'il y a des choses impossibles à la Nature (τίνα λέγομεν αδύνατα φύσει)" (ibid.). De cette façon, n'importe quelle composition n'est pas possible à la Nature, car elle est astreinte, elle, à une μίξις, un mélange. Or le mélange de corps aussi différents que le cheval et l'homme par exemple, est impossible27. "Car il ne suffisait pas à la Nature, comme aux statuaires ou aux peintres, de faire la σύνθεσις de forme et de couleur; il lui fallait encore

24. Il existe pourtant un domaine où le monstre composite existe et vit, où le technicien réalise un être composite et qui vit, c'est le jardinage avec la greffe. Cf. notre "petite esthétique de la greffe" in La greffe du monstre, op. cit.

25. On sait que ces parties sont bien distinctes, bien repérables: la distinctio n'est pas menacée; mais se pose techniquement la question de l'harmogè (cf. notre article "La rêverie de la limite...", loc. cit.).

26. UP, XI , 14 = II H 1 58 = I D 688; cf. là-dessus R. Walzer, Galen on Jews and Chris- tians, Oxford University Press, London, 1949.

27. UP, III, 1: αδύνατος xfj φύσει των τοσούτον διαφερόντων σωμάτων ή μίξις. ού γαρ δη, ώσπερ οί πλάσται τε και οί γραφείς, σχήματα τε καί χρώματα μόνον αυτών έμελλε συνθήσειν, άλλα καί τας ουσίας δλας κεράσειν άμίκτους τε και ακράτους υπάρχουσας.

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mélanger intégralement les substances non mélangeables et non tempéra- Wes".

Je pense que cette résistance de la matière, et ces impossibilités que la Nature rencontre, sont une garantie contre l'arbitraire, le caprice, la fantaisie. Galien se donne ici le temps de clore, pour lui définitivement, le problème du monstre composite. L'on pourrait appeler ce chapitre "Des limites de la synthesis". Inversement, quand il le faut, c'est l'incapacité de l'artiste, contrairement à la Nature, de pétrir un mélange, qui est exploitée par Galien. La Nature seule est capable de transformer le sang en d'autres matériaux; le statuaire ne saurait transformer la cire28.

Polyclète II faut absolument, même si cela est un projet prétentieux, tenter de cerner le rapport de Galien au Canon de Polyclète.

Sur la définition de la beauté régnent en maître, de toute évidence, les formules du Canon de Polyclète. Souvent cité, il est bien plus souvent évoqué qu'on ne le croit habituellement. Il est facile de le retrouver suggéré. J'irais même jusqu'à soupçonner que l'importance donnée à l'ongle, dans le livre I du De usu partium29, où Galien reproche à Platon et à Aristote d'avoir négligé cette partie, n'est pas sans évoquer ce que nous connaissons sous forme de fragment: "Le travaii le plus difficile, c'est quand l'argile en est à l'ongle": χαλεπώτατον αυτών το έργον οϊς αν έν όνυχι ό πηλός γένηται30 (Diels-Kranz, Ι, 392).

Le premier problème que nous semble proposer le Canon est celui de l'articulation du corps humain, au sens de la division en segments repéra- bles, identifiables, désignés, et donc signifiants.

Le second est celui de la dignité de la partie. Toutes les parties se valent, y compris la plus petite partie repérable qu'est l'ongle, dans la mesure où elle entre dans le rapport de συμμετρία nécessaire à la beauté.

Le troisième réside justement dans la définition de cette συμμετρία. Une partie importante de ce que nous savons du Canon de Polyclète

vient de Galien, et, pourrions-nous dire, dans deux situations. L'une est particulièrement intéressante parce qu'elle concerne Chrysippe (Deplaci- tis Hippocratis et Piatonis, V, 3 = Diels-Kranz, I, 391 = De Lacy, p. 308 sqq.). Il s'agit de l'analogie entre maladie de l'âme et maladie du corps

28. Cf. Facultés Naturelles, Scripta minora, éd. Marquardt-Mueller-Helmreich, III, p. 159, II D 254.

29. UP, I, 8 = I H 12 = I D 12 ss.; cf. aussi UP, I, 11 = I H 23 = I D 131. 30. Je laisse ici de côté les nombreuses interprétations et traductions de ce fragment.

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proposée par Chrysippe. Pour le corps, il distingue la santé qui consiste dans la proportion (symmefria) des éléments, froid, chaud, humide et sec; pour la beauté du corps, il pense qu'elle ne réside pas dans "ia proportion (symmetria) des éléments, mais celle des parties (εν τη των μορίων συμμετρία), du doigt au doigt, de tous les doigts à la paume et au poignet; de ces parties à /'avant-bras et de Vavant-bras au bras; et de toutes les parties à Végard de toutes, comme il est écrit dans le Canon de Polyclète". Je laisse ici de côté le sens qu'il faut donner aux parties31. L'essentiel est dans l'articulation, au sens où nous l'avons définie, c'est-à-dire la dénomination de parties distinctes et repérables32. Un certain nombre de notations s'impose.

Remarquons que la citation se trouve à l'intérieur d'une problématique stoïcienne. D'autre part, Galien ne blâme pas Chrysippe pour cette définition de la beauté du corps sur laquelle il s'appuie. Bien au contraire, écrit Galien, " tous les médecins et tous les philosophes définissent la beauté du corps dans la proportion des parties, et la santé dans la proportion des éléments". Il y a donc un consensus, un de ces nœuds organisateurs qu'affectionne Galien. (C'est vrai, évidemment, si l'on en reste strictement à la définition)33. Il est difficile de douter qu'il y ait eu, à la période hellénistique, une discussion sur la beauté et la formation d'une topique autour des définitions du Canon de Polyclète.

Pour revenir à notre texte, tous les philosophes et les médecins doivent adopter la définition canonique de la beauté comme proportion des parties entre elles et avec le tout, et il ne doit pas y avoir de contestation sur les parties du corps. Du point de vue de la santé et de la définition des éléments, c'est là évidemment que tout change, comme le signale Galien. Car les éléments ne sont pas les mêmes pour Épicure, Asclépiade ou Platon et Hippocrate. Si le vivant est fait d'éléments comme les όγκοι et de trous comme les πόροι d'Asclépiade, la santé sera la proportion entre les όγκοι et les πόροι, proportion entre les atomes chez Épicure, entre les homéo- mères chez Anaxagore; chez Chrysippe et tous les Stoïciens, à la suite

31. Cf. A. Steward, "The Canon of Polykleitos: a question of évidence", in Journ. of Heli. Studies, 98, 1975, pp. 122-131.

32. Steward fait remarquer que l'auteur "is concerned with lengths, not joins" (p. 131). C'est évident. Et c'est même là la définition de la diarthrose.

33. L'aporie de Chrysippe, c'est qu'il est incapable de fournir l'analogie du côté de l'âme, confondant santé et beauté de l'âme et étant incapable de désigner les éléments qui composent l'âme, de les définir et de les dénombrer; cf. notre livre La maladie de Vâme, Paris, Belles-Lettres, 1981 , p. 297.

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d'Aristote, de ThéQphraste, de Platon et d'Hippocrate, proportion entre chaud, froid, sec, humide34 (ibid.).

Je ferai une remarque au passage. L'un des textes de Plutarque qui nous fournit la formule: χαλεπώτατον αυτών το έργον οίς αν έν ονυχι ό πηλός γένηται (Diels-Kranz, Ι, 392), est consacré à la question de l'œuf et de la poule (Propos de table, II, 3, 636 c). C'est Firmus qui parle, et dans un langage qui mêle épicurisme (les atomes), stoïcisme (la notion de προκοπή) et aristotélisme (le μέσον). Il dit ceci: "II est vraisemblable que Γ œuf a existé avant la poule; c'est de plus une chose simple..., la poule, au contraire, c'est du divers et du mélange. . . L'œuf est plus que le germe et moins que l'animal... (De même aussi que, dans l'être vivant, se forment d'abord, dit-on, les artères et les veines, de même il est logique que l'œuf soit formé avant ranimai). Les arts, eux aussi, façonnent des choses non modelées et sans formes, et ensuite articulent chaque chose selon des formes (ύστερον έκαστα τοις εϊδεσι διαρθροϋσιν) ce qui fit dire au sculpteur Polyclète que le plus dur du travail, c'est quand la glaise arrive à l'ongle. Il est donc vraisemblable (εικός) que la matière lente à obéir aux mouvements encore faibles de la Nature, produise des formes sans formes (τύπους άμορφους) et non distinguées (αορίστους) comme les œufs...". Il est intéressant de trouver le Canon de Polyclète utilisé comme modèle dans un contexte physiologique et de réflexion sur la création de la Nature . Bien entendu, ce devait être un τόπος.

Jusque-là les choses sont assez claires. Un corps qui maintient les rapports des parties organiques les unes par rapport aux autres, il sera beau à voir... (τας συμμετρίας των οργανικών μορίων τας προς άλληλα... κάλ- λιστον τε αν οΰτως ιδέσθαι...). (De la meilleure structure de notre corps, IVK743sqq.).

La santé, dit encore ce texte, réunit l'eukrasia, c'est-à-dire le bon tempérament des homéomères, et la symmetria des parties organiques. Elle implique donc la beauté. Le paradigme du Canon de Polyclète est d'ailleurs invoqué35 dans un contexte sur lequel je reviendrai. Il s'agit de proportionnalité exacte dans les parties organiques, juste comme, dit-on, la

34. Cf. par ex. Aristote, Physique, VII, 3, 246 b 4-6: κράσει και συμμετρία θερμών και ψυχρών... ή αυτών προς αυτά τών εντός η προς τό περιέχον... cf. aussi Parties des ani- maux, 11,2, 648b2-6; Topiques VI, 2 139 b 21; Éthique à N/comaque 11,2, 1104all-18; Problèmes, 1,3, 859 a 11-12.

35. IV Κ 744-745; cf. "Galen's: On the best constitution of our body. Introduction, translation and notes" by Robert J. Penella and Thomas S. Hall, in Bulletin ofthe history of médiane, 47, 1973, pp. 282-296.

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montrait le Canon de Polyclète, c'est-à-dire ici la statue36. Donc la santé résiderait dans la συμμετρία des éléments, la beauté dans

la συμμετρία des parties. Les choses se compliquent quand on voit le second passage témoin du

Canon de Polyclète retenu par Diels (Diels-Kranz I, 391), issu du De tem- peramentis. Il faut le considérer dans un large contexte (Ι Κ 559 sqq.). L'intérêt est de voir que le Canon de Polyclète apparaît dans une problématique du moyen, de la médiété, du méson, et dans une réflexion sur la crase.

On élaborera un σύμμετρον de référence, en se donnant un méson entre l'eau bouillante et la neige, la glace. Ainsi par la pensée l'on aura un σύμμετρον à égale distance de chaque extrême (όπερ έκατέρου των άκρων ϊσον απέχει...) (Ι Κ 561). Puis on peut réaliser, dans l'expérience, en mélangeant une quantité de glace à la même quantité d'eau bouillante, un mélange égal. On touchera le mélange, et l'on mémorisera cette sensation pour s'y référer comme à un canon (561). L'on prendra donc comme référence (κανών) et norme (γνωμών) (565), un type moyen, par rafjport auquel on appelera les autres, par écart, chauds, froids, secs, humides. C'est vrai aussi, dit Galien, des animaux. Et l'on arrive à la phrase: "Ainsi les modélistes, les dessinateurs, les statuaires et autres fabricants de reproduction, dessinent et reproduisent le plus beau à Vintérieur de chaque espèce, comme l'homme à la plus belle forme (οίον ανθρωπον εύμορφότα- τον), ou le cheval, ou le bœuf, ou le lion, en examinant le milieu en cette espèce (τό μέσον εν έκεΐνω τω γένει σκοποϋντες). Et Von fait l'éloge d'une statue de Polyclète appelée Canon qui a reçu ce nom du fait qu'elle a la proportion (συμμετρία) la plus exacte de toutes les parties les unes à l'égard des autres".

Mais le Canon que cherche Galien est plus difficile, car il doit rendre compte à la fois de la crase et de la forme (διάπλασις). Cette réduction du Canon de Polyclète à la moyenne implique bien davantage qu'une référence convenue au topos polyclétéen quand il s'agit de συμμετρία. Le Doryphore comme homme moyen est une chose apparemment nouvelle. Elle correspond à une tentative pour homogénéiser les questions de la matière et celles de la forme. Le μέσον est un cas d'égalité entre les extrêmes, cas particulier de la συμμετρία. Ce détour nous permettra peut-être de mieux apprécier un passage du De usu partium, VIII, 937. Il s'agit de l'éloge de la pie-mère.

36. Cf. IV Κ 745. 37. UP, VIII, 9 = I H 478 = I D 555: χρή γαρ ού τη θέσει μόνον εν τω μέσωτετάχθαι τό

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II y a deux sortes de milieux. Ou plutôt, un vrai milieu l'est par position et par nature. Or, un milieu par nature est celui qui est à égale distance des extrêmes38. Galien a cité Platon39 qui dit que comme la terre et le feu sont de nature opposée, Dieu a placé entre eux l'eau et l'air. Ainsi entre le crâne et l'encéphale la Nature a placé la dure-mère et la pie-mère, résorbant ainsi à la fois un problème spatial et un problème physiologique de transition, un milieu dans la position de l'élément; la pie-mère servant de transition entre l'encéphale et la dure-mère.

"En conséquence, pour que ni Vencéphale ni la dure-mère n'éprouvassent de lésion, la pie-mère a été établie la première, et sur elle la dure- mère, plus molle qu'un os dans la même proportion qu'elle est plus dure que la pie-mère"40. " Celle-ci, de son côté, est plus molle que la dure-mère, dans la même proportion que l'encéphale est plus mou qu'elle-même. .. La Nature employant deux milieux, très éloignés dans leurs propriétés, a établi près de Vautre, sans danger, le crâne et l'encéphale".

On voit que le problème est celui du De tempéraments. Il existe deux milieux, l'un par position, l'autre par nature, l'un qui est purement spatial, l'autre issu du mélange. La Nature réussit à faire coïncider les deux. L'on peut dire que grâce à l'interprétation du Canon comme méson, il n'y a pas conflit, mais une tentative pour les réunir et les confondre ce qui oblige à penser l'identité de la position et du mélange41.

Un autre passage du De usu partium demande une réflexion du même ordre, en donnant une interprétation mécanicienne d'une notion qui relève habituellement du qualitatif. Il s'agit d'une exégèse du καιρός οξύς d'Hippocrate (Aphorismes, 1,1), appliqué à l'art du démiurge42.

Après avoir rappelé la nécessité de la présence des parties d'une œuvre digne de ce nom, Galien écrit: "Des artisans vulgaires peuvent se hasarder à entreprendre une œuvre qui présente une certaine surface; mais l 'œuvre d'une dimension tout à fait resserrée et sans largeur exige plus qu'une habileté ordinaire ou qu'un court apprentissage". Ainsi après avoir dit que " J'Art médical est long (μακράν)", Hippocrate ajoute "l'occasion estpoin- tue (καιρός οξύς), car si ^'occasion η 'échappait pas par son acuité visuelle,

μέσον όντως, άλλα και τη φύσει. 38. Cf. la définition du De temperamentis citée plus haut. 39. Timée, 32 Β . 40. Όσον όστοϋ μαλακωτέρα, τοσούτον της λεπτής ούσα σκληρότερα... 41 . Cette valorisation du centre amène Galien à placer le cœur au centre même de la

cavité thoracique; cf. UP, VI, 2 = I H 303-304 = I D 384. 42. UP, XII, 2 - II H 185 = II D 4.

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mais possédait une largeur suffisante (ίκανόν... πλάτος), l'art ne serait pas long (μακράν). De même aussi pour un art de fabrication quel qu'il soit (επί δημιουργικής τέχνης άπάσης), l'étroitesse de la proportion montre l'acuité " (άκρίβειαν ή της συμμετρίας στενότης ενδείκνυται).

Texte étrange et subtil en vérité, où l'on passe du temporel au spatial grâce à l'ambiguïté des termes, dans une formulation où se répondent μακράν et πλάτος; οξύς et άκρίβειαν; et où la στενότης renvoie à οξύς tandis que finalement συμμετρία se substitue à καιρός.

Tout cela pour nous dire que συμμετρία et καιρός sont identiques et peuvent légitimement se substituer. Étroitesse de la proportion. C'est le lieu où la proportion se rapproche d'un espace nul, dans un art qui s'oppose au bricolage ou à l'amateurisme qui se donne de l'espace; un art où la pièce n'a pas de jeu. L'on peut dire que nous avions une interprétation qualitative de la συμμετρία dans le De tempéraments et que nous avons là une interprétation quantitative de καιρός. Ëîle est peut-être rendue possible par une tradition.

L'on sait qu'il existe une réflexion sur le Canon de Polyclète dans l'univers de la mécanique, ou plus précisément de la balistique, puisque c'est par Philon le Mécanicien que le deuxième fragment nous est transmis:

"La valeur c'est autour du petit en passant par beaucoup de nombres qu'elle naît" .

το εύ παρά μικρόν δια πολλών αριθμών γίνεται. (Diels-Kranz, 1, 392)43. D'autre part, par ce que j'appellerai le fragment Schultz, nous savons

que le kairos fait partie de la réflexion sur le Canon de Polyclète44. Il s'agit d'un passage du De auditione de Plutarque45, que je me risquerai à traduire ainsi: " Ainsi dans toute réalisation (εργφ), de même que le beau qui naît de beaucoup de nombres parvenus à un seul kairos s'accomplit par une symmétria et une harmonia; de la même façon le laid, qui naît d'une seule chose qui se trouve manquer, ou qui se trouve là de manière irrégulière (άτόπως), connaît aussitôt une naissance toute prompte".

Il faut bien se résoudre à interpréter. Je dirai ici, de manière nécessairement brutale, comment je comprends à la fois le fragment de Philon et

43. Comme pour l'autre fragment, nous laissons de côté la densité des interprétations. 44. Dietrich Schultz, Der Kanon Polyklets, Inaugural Dissertation, Kiel, 1955; sur

kairos, p. 15; cf. aussi du même: "Zum Kanon Polyklets", Hermès, 83, 1955, pp. 200- 220. Sur kairos et symmerria, cf. aussi, "Kairos und Symmétria" de Friedrich Pfister, in Wûrzburger Studien zur Altertumswissenschaft, 1938, vol. XIII, pp. 131-150. UP, XVII, 1 = II H 441 ss. - II D 204.

45. Moraiia, 45 CD.

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celui de Plutarque. L'important, me semble-t-il, se trouve dans l'opposition du μικρόν et des nombres, du καιρός et des nombres. Le καιρός est un; on y parvient par beaucoup de nombres. Il paraît que le μικρόν et le καιρός sont de l'ordre de la qualité. Le καιρός est une mesure qui relève de l'appréciation, du coup d'œil du praticien et de la nature des choses, mais qui ne se donne pas nécessairement par le nombre. Le problème qui a dû séduire, est de faire coïncider le kairos et la mesure des nombres. Les nombres sont beaucoup, le kairos est un. Il y a beaucoup de nombres et pourtant le beau est de l'ordre du petit. On ne saurait obtenir la beauté par le calcul. Le calcul est nécessaire, mais ce qui se révèle est d'un autre ordre. La beauté n'est pas la conséquence de simples rapports. Elle est du quantitatif et du qualitatif; elle est l'obtention de la qualité par l'intermédiaire de la quantité. On peut penser que cette mesure du qualitatif a pu séduire Galien, selon la formule qu'il utilise à un . autre propos: το ποσόν εν τη ποιότητι(ΧΙΠΚ573).

Plusieurs conclusions peuvent nous intéresser. D'abord le lien tissé entre καιρός et συμμετρία peut s'expliquer par un souvenir du Canon de Polyclète où l'on trouvait les deux termes.

Ensuite, Galien substituant l'étroitesse de la proportion à l'acuité du kairos hippocratique, peut, une fois encore, tenter une sorte d'identification entre le qualitatif et le quantitatif, comme il l'a fait à propos du méson.

Dans la longue rêverie sur la beauté que constitue l'épilogue du De usu partium Galien réunit un autre couple, συμμετρία et χρεία dans un passage qui mériterait une analyse plus longue que celle à laquelle nous nous livrons46. Il y répète que la Nature est un Polyclète de l'intérieur. Le statuaire a été l'imitateur de ce qu'il pouvait imiter en commençant par ce qu'il avait le plus sous la main (απ' αυτών προχειρότατων άρξάμενος), la main justement (οϊονπερ και ή χειρ εστίν), l'organe le plus propre à l'homme. L'égalité à elle seule, est l'indice d'un art admirable. Mais si le statuaire a vu l'exacte proportion (συμμετρία) du bras, il n'a pas vu, ce que met en évidence le médecin, que cette συμμετρία est réglée par l'utilité (χρεία)47.

Le Canon de Polyclète et l'exemple du sculpteur servent aussi à montrer

46. UP, XVII, 1 = II H 44 ss = II D 204. Galien se livre à un emploi symphonique de termes désignant "l'égalité": αναλογία, ΐσότης, συμμετρία.

47. Galien compare la proportion entre cuisse et jambe, jambe et pied et les diverses parties du pied et de la main . " Car les parties de ces deux extrémités άλλήλοις ομολογεί, de même qu'il y a entre le bras et /'avant-bras, et entre celui-là et la main, et entre les diverses parties de la main des unes par rapport aux autres une proportion ".

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la limite de l'art de la statuaire et la supériorité de l'industrie de la Nature. La Nature est un Polyclète de l'intérieur ( UP, XVII, 1 = II H 441-442 - II D 204). Le raisonnement est le suivant:

Les mécanistes refusent l'art à la Nature mais louent les statuaires de faire le côté gauche et le côté droit égaux, alors que la Nature, en plus de l'égalité des parties (προς τη των μορίων ΐσότητι) donne encore des fonctions à ces parties, et en apprend l'usage au vivant, dès le départ.

" Est-il juste d'admirer Polyclète pour la proportion des parties de la statue appelée Canon (επί τη των μορίων αναλογία), et non seulement de ne pas célébrer la Nature, mais de lui refuser même toutes espèces d'art quand, loin de se contenter de la proportion des parties à l'extérieur, comme les statuaires (την άναλογίαν των μορίων), elle aussi établit de la proportion dans la profondeur du corps?".

Polyclète est plutôt l'imitateur des choses qu'il pouvait imiter. Il a pu imiter seulement les choses extérieures dont il a pu admirer l'art, ayant commencé par celles "qui sont le plus "sous la main", comme l'est justement la main, organe le plus propre à l'homme, muni de cinq doigts qui se terminent par des ongles aplatis...". L'allusion précise au Canon est évidente. Nous savons que c'est par les parties de la main que commence le rapport analogique entre les parties du corps dans le Canon. Et peut-on croire que la formule τελευτώντας εις όνυχας πλατεΐς, l'allusion aux ongles, ne soit pas là pour évoquer le εν ονυχι, du fragment du Canon que nous avons rappelé?

Il est évident qu'une telle identification de la σύνθεσις et de la σύμφυσις ne peut aboutir qu'à l'aporie, dont la seule solution est l'hymne. C'est bien ainsi, finalement, que se termine le traité De usu partium. L'épilogue est à lui seul un hymne qui nous introduit à un mystère. Vésale retrouvera les accents de Galien dans son De fabrica et traduira mot pour mot certains de ces hymnes à la gloire de la Natura opifex qui scandent le De usu partium. Le dernier livre en est une épode, en souvenir des chants devant les autels, pour célébrer les Dieux. "Ce qui semblait d'abord peu de chose, je veux dire la recherche de Vutilité des parties, constituera. .. le principe d'une théologie parfaite, laquelle est une œuvre beaucoup plus grande et beaucoup plus importante que la médecine"48.

"Quel esprit libre ne concevrait pas aussitôt qu'un esprit doué d'une puissance admirable, ayant posé sa domination sur la terre s'est étendue dans toutes les parties"1?

48. UP, XVII, 1 - II H 447 = II D 208.

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Τις δ' ουκ αν ευθύς ένθυμηθείη νουν τίνα δύναμιν έχοντα θαυμαστήν έπιβάντα της γης έκτετάσθαι κατά πάντα τα μόρια... ( UP, XVII, 1 = II Η 446). Formule qu'on pourrait penser ίομί à fait stoïcienne49.

Si l'on compare l'esprit de Platon et d'Aristote et le bourbier où cet esprit s'est logé, continue Galien, on aura le même rapport que du soleil à la terre. " Celui qui contemple d'une pensée libre les choses, ayant vu dans un tel bourbier de chair et d'humeurs pouvant habiter l 'esprit...": εν τοσουτω σαρκών και χυμών όμως ενοικουντα νουν...

Il y a du logos, de la rationalité dans ce bourbier; et si l'on définit la beauté par l'utilité, on pourrait même dire qu'il y a de la beauté. Comparons avec ce qu'écrit le Pseudo-Longin (Du sublime, XLIII, 5): II ne faut pas, en effet, dans le sublime, descendre jusqu'aux saletés et aux choses méprisables, à moins que l'on n'y soit absolument pressé par quelque nécessité; mais il conviendrait d'avoir des expressions dignes du sujet et d'imiter la nature qui a fabriqué l'homme - την δημιουργή σασαν φύσιν τόν ανθρωπον - et qui, en nous, n'a pas piacé les parties innommables sur le front, non plus que les excrétions de toute la masse du corps; mais elle les a cachées autant que possible, et, selon Xénophon (Mémorables, I, 4.6), en a détourné les égouts le plus loin possible, sans avilir d'aucune façon la beauté de l'ensemble du vivant- το του όλου ζώου κάλλος".

Il ne saurait y avoir place, chez Longin, pour le bourbier. On voit l'intérêt, pour l'histoire même de la médecine, de ce que Daremberg appelle la pensée sublime de Galien. Il fallait croire, comme Galien, que dans ce bourbier, il y avait distinctio, utilitas, pulchritudo et ordo (j'utilise les mots de Balbus décrivant le monde - De natura deorum, II, 52) pour que la connaissance des profondeurs du corps humain fût possible. Il fallait cette foi que Galien transmit directement à Vésale. Et Galien conclut par une comparaison avec une autre forme de l'art plastique, la miniature.

Le plus petit animal démontre un art d'une nature miniaturiste, comme de celui qui avait gravé sur un anneau Phaéton entraîné par quatre chevaux; si l'on pouvait y voir clairement, on y verrait l'eurythmia; on y peut admirer en tout cas les seize pieds et toutes les parties admirablement articulées51.

Nous allons essayer de mesurer la distance à Hippocrate, à propos de la

49. Le verbe εκτείνω est utilisé par les Stoïciens pour indiquer l'extension de l'esprit aux parties du corps (paradigme du poulpe); cf. Aetius, Placita, IV, 21 = SVFII,227,27.

50. UP, XVII, 1 = II H 447 = II D 208. 51. UP, XVII, 1 = II H 448 = II D 208.

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justice et de la συμμετρία, et cela va nous permettre, au passage, d'évoquer rapidement des questions de Quellenforschung.

Il est bien entendu très difficile de faire le partage dans les influences et les références.

Une des difficultés est le fait paradoxal à première vue, puisqu'on pense à Galien surtout comme à un polémiste, je veux dire sa volonté de syncrétisme, de synthèse. Telle proposition peut être issue du Timée, reprise par Aristote, confirmée par Chrysippe. Si l'on renvoie brutalement aux grands anciens, auxquels Galien se réfère souvent lui-même, on a certes raison, mais on perd le débat contemporain.

Or Galien veut organiser le débat. Il se veut médecin, philosophe et aussi historien. Mais sa position d'historien ne saurait être objective; car elle est fondée par un certain nombre de principes, ou plutôt de convictions, d'actes de foi. Ces principes sont fondamentalement hippocrati- ques, selon la façon dont Galien se représente lui-même l'hippocratisme essentiel. Mais Hippocrate lui-même s'enrichit dé l'exégèse galénique, à travers les médecins et les philosophes. La clé de cette exégèse se trouve dans la conviction qu'Hippocrate n'a rien écrit de mauvais, mais que ce qu'il a écrit n'est pas suffisant, il faut donc le compléter; il a laissé de l'obscur, il faut donc l'interpréter; tout cela en se conformant à la méthode qu'il nous a transmise ( UP, I, 8 = I H 1 5 = I D 126)52.

Reprenons l'exemple de la justice. Que signifie pour Hippocrate le terme de juste - δίκαιος53? Érotien donne pour équivalent à δίκαιος - εύλογος, άπλουν, ισχυρό ν, συμφέρον = bien réglé, simple, robuste, utile54. Il est évident que c'est un terme riche d'implicite, mais difficile à cerner. C'est surtout dans Articulations et Fractures que le terme est utilisé, à propos des formes et de la disposition, indiquant la "correction" d'un membre, son aspect "normal".

" il faut, comme en modelant de la cire, ramener à ieur disposition natu-

52. Sur le style d'Hippocrate vu par Galien, cf. notre article "Le style d'Hippocrate ou l'écriture fondatrice de la médecine", in Les savoirs de récriture en Grèce ancienne, sous la direction de Marcel Détienne, Cahiers de Philologie, Presses Universitaires de Lille 1988, pp. 305-329.

53. Cf. par ex. Facultés Naturelles, 1, 13 = II D 231; UP, V, 9; 1, 17; 1, 22; II, 16 = I H 277; I H 50; I H 59; I H 116. Sur l'importance de cette métaphore de la justice, cf. O. Temkin, "Metaphors of human biology", ir-, The Double Face ofjanus, Baltimore-Lon- don, 1977, p. 272.

54. Erotien, 32, 3, Nachmann.

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reiie, ές τήν φύσιν την δικαίην άγειν, les parties soit déviées, soit distendues contre nature" (De articulis, 62)55.

" Toutefois il importe que le temps vienne encore consolider la cure, jusqu'à ce que le membre ait grandi dans une attitude régulière" (εως αν αύξηθη το σώμα εν τοΐσι δικαίοισι σχήμασιν).

Je retiens ce passage un instant pour considérer qu'y sont réunis la croissance et la forme, ainsi que la correction de la forme, parce que ce qui est dit là de manière qu'on peut croire spontanée, pose le problème fondamental, auquel justement Galien s'affronte, en essayant d'expliquer une kataskeué56 idéale par une croissance réglée57.

Il faut faire un sort particulier à Articulations 10, dans la mesure où la "justice" s'applique à la forme, et désigne un rapport de symétrie au sens actuel du terme.

"On reconnaîtra si le bras s'est luxé, à Vaide des signes suivants: et d'abord, comme les hommes ont le corps symétrique (επειδή δίκαιον εχουσι το σώμα οι άνθρωποι) pour les membres tant supérieurs qu'inférieurs, il faut se servir pour terme de comparaison, du membre sain confronté avec le membre malade, et du membre malade confronté avec le membre sain, en ayant soin de mettre en regard, non pas dans les articulations d'un autre sujet... mais les propres articulations du patient, pour juger si le membre sain est dissemblable (ανόμοιον) du membre blessé" (Pétrequin, p. 310). Érotien, citant ce passage, transcrit le δίκαιον en δμοιον et Galien, dans son Commentaire!, 33 (XVIII a Κ 369) donne pour équivalent ϊσον. On voit que le δίκαιον, c'est celui du sujet, de l'individu; que si le principe de justice, de symétrie des membres est général, propre à tous les hommes, néanmoins seule la symétrie de l'individu a un sens pour le médecin, qui doit avoir, comme le dit l'auteur, la pratique, car il y a risque d'erreur. Il faut dire et répéter que la préoccupation du κάλλος n'est aucunement hippocratique.

Mais, nous l'avons vu, sous le principe de la justice de la Nature, qu'il tire d'Hippocrate, Galien va utiliser toutes les topiques de la justice dont il a besoin, platonicienne, stoïcienne, peu importe. Peu importent même les contradictions, ou les difficultés qu'il pourrait y avoir à faire coïncider telle

55. Tr. Pétrequin, Chirurgie d'Hippocrate, Paris, 1878, t. 2, p. 472. 56. Cf. Markwart Michler, "Bedeutung des normativen Physis-Begriffes in De fractu-

ris - De articulis", Hermès, 90, 4, 1962, p. 393, note 2 sur δίκαιη φύσις. 57. Au sens galénique et non hippocratique. Chez Hippocrate, où le terme est

employé trois fois, il signifie l'arrangement, la disposition, d'une machine à réduire les luxations, ou de l'habillement du médecin.

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ou telle conception de la justice. C'est cela l'exégèse de Galien. Certes, le terme de συμμετρία se trouve dans le Corpus hippocratique

(On y trouve sept emplois de la notion, dont cinq dans Régime58. De victu, I, 32, 4 parle de la juste proportion de sécheresse - (συμμετρίη της ξηρα- σίης59. De victu, Ι, 2, 2 envisage la συμμετρία προς τι, si l'on osait la formule: proportion des exercices relativement à la quantité d'aliments, à la nature du patient, à l'âge des gens, et aussi aux saisons de l'année etc. - συμμετρίας των πόνων προς το πλήθος των σίτων...; cf. aussi De victu, II, 8 où la συμμετρία des aliments s'oppose à Γύπερβολή; ibid., III, 88, 1 qui parle de la juste mesure de la promenade.) Rapport, juste rapport, proportion. L'on ne saurait y plaquer une rigueur excessive ni une précision mathématique. Il n'empêche que c'est encore une fois Régime qui présente un concept qui, réuni à certains autres que nous citerons rapidement, fournira matière à une réflexion esthétique. Régime n'est pourtant pas un traité qu'a commenté Galien, qui le tient en considération tout en hésitant sur la question de savoir s'il est ou non d'Hippocrate lui-même60.

On peut lire dans De usu partium une proposition que Galien attribue à Hippocrate: "La nature des vivants est savante, et juste, et artiste et prévoyante": εύπαίδευτός τε και τεχνική και προνοητική των ζώων ή φύσις εστίν (UP, V, 9 = ΙΗ 278 = Ι D 362).

La réunion de ces termes est très impressionnante, surtout étant donné le fait que Galien nous dit que ce sont les propres mots d'Hippocrate. En fait, dans ce que nous avons conservé du Corpus hippocratique, on chercherait en vain cette séquence. Mais il est très intéressant, en revanche de voir que Galien la restitue. Une formule de ce genre peut être parfaitement acceptée par un stoïcien. L'on peut même dire qu'elle est fondamentalement stoïcienne. Mais il n'en faut pas pour autant conclure que Galien

58. La régularité, la rectitude, la "normale"; voilà des connotations proches de la "justice" hippocratique (cf. par ex. DefracturisI: "U importe, pour les luxations et les fractures, que le médecin pratique des extensions le plus possible dans l'attitude naturelle; car cette disposition est la plus convenable" (Pétrequin, p. 89-91): ώς ίθύτατα τας καταστα- σίας ποιέεσθαι. αΰτη γαρ ή δικαιότατη φύσις... (ιθός = droit, convenable) - cf. Pétrequin, n. 89-91; cf. aussi De fracturis, 37 (Pétrequin, p. 220), De articulis, 38, 69 (Pétrequin, p. 384, 491). Galien lui-même commente le αυτή γαρ ή δικαιότατη φύσις. C'est comme si Hippocrate, dit-il, avait écrit οικειοτάτη (cf. Pétrequin, p. 90).

59. Les deux autres étant De officina medici 25, IV L 334 et Pseudo-Hippocrate, Lettre à Cratévas, IX L 346.

60. Cf. Hippocrate, Du régime, édité, traduit et commenté par R. Joly, avec la collaboration de S. Byl, CMG, Akademieverlag, Berlin, 1984.

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est ici stoïcien. Un langage commun, des formules communes n'impliquent pas automatiquement une allégeance à une philosophie.

Il faut considérer le traité pseudo-hippocratique De Γ aliment, pour Galien indubitablement hippocratique, comme un lieu de syncrétisme important. Nous n'avons pas ici le temps de discuter de la datation de ce texte. Nous acceptons totalement l'hypothèse de R. Joly61 qui le met assez haut: IIe ou IIIe siècle avant notre ère62. H. Diller a bien montré l'influence du stoïcisme63; si cela est vrai, il est naturallement aisé de fonder sur ce traité un consensus entre stoïcisme et hippocratisme.

Le traité De l'aliment permet d'établir une filiation d'Hippocrate aux stoïciens, comme l'écrit Galien (De methodo medendi, Χ Κ 15-16 = SVF, II, p. 135). Tout le monde, dit Galien, donne la couronne à Hippocrate. C'est lui qui a le premier introduit le chaud, le froid, le sec et l'humide; ce qu'Aristote a ensuite confirmé. Chrysippe et ses disciples non seulement n'ont pas combattu Hippocrate, mais ils affirment que tout résulte du mélange de ces éléments, qu'ils pâtissent et agissent les uns relativement aux autres, et que la nature est technicienne. Ils affirment que tout se fait par le mélange à partir de ces éléments.

Ils suivent les principes d'Hippocrate qui dit avec raison que σύμπνουν και συρρουν έστιν άπαν το σώμα, και πάντα συμπαθέα τα των ζώων μόρια (Aphorisme 23 de Γ Aliment). La petite chose qui distingue Aristote et les Stoïciens, c'est qu'Aristote ne croit qu'aux mélanges des quantités, tandis que les Stoïciens croient au mélange des substances. Mais le médecin n'a pas à prendre parti là-dessus64.

La formule de Y Aphorisme 23 de Y Aliment ne fournit rien moins à Galien que sa méthode, l'idée directrice de son approche, dans le De usu partium (UP, I, 8 = I H 12 = I D 124 sqq.). Galien rapporte les propos de Y Aliment: "Toutes les parties selon un ensemble et toutes les parties de

61. Cf. R. Joly, op. cit., p. 21-23, et H. Diels, Hippokratische Forschungen I, pp. 128- 130.

62. Tel qu'il l'exprime dans "Remarques sur le De alimenta pseudo-hippocratique" , in Mélanges Claire Préaux, Bruxelles, 1975, pp. 271-276.

63. Contra K. Deichgràber, Pseudohippokratés UberdieNahrung, Text, Kommentar und Wùrdigung einer stoisch-heraklitisierenden Schrift aus der Zeit um die Christ- Geburt, Akademie der Wissenschaften und der Literatur, Mainz, Abhandlungen der Geistes-und Sozialwissenschaftlichen Klasse, 1973.

64. "Eine stoisch-pneumatische Schrift im Corpus Hippocraticum", Archiv fur Ge- schichte derMedizin, 29, 1936, pp. 178-195, repris in Kleine Schriften zurantiken Medi- zin, Berlin, 1973, pp. 17-30.

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chaque partie respectivement en vue de la fonction" (trad. R. Joly)65. Certes la sentence est obscure, dit Galien, énoncée qu'elle est avec la concision propre à Hippocrate et à. la manière ancienne.

Il y a mésentente chez les médecins et les philosophes sur l'utilité des parties. La sentence hippocratique doit fournir le κριτήριο ν , et la méthode (μέθοδος) à caractère suffisamment général, par lesquels on puisse trouver l'utilité de chaque partie en soi-même et des parties qui lui échoient (των συμβεβηκότων αύτω). Les grandes parties concourent toutes à une seule fonction et à l'intérieur de chaque partie, des parties concourent au fonctionnement d'un même organe. Il faut donc mettre en évidence les fonctions de chaque organe pour découvrir l'utilité des parties.

Le point de vue de l'anaromiste sera celui de la meilleure constitution - ήτις εστίν ή αρίστη κατασκευή του σώματος ημών (Galien renvoyant à son propre titre) (I H 17) . Le point de vue ne sera pas seulement descriptif, il sera donc normatif. Galien prend appui sur Hippocrate (De officina § 4): δακτύλων δ' ευφυία, μέγα το εν μέσω, καί άπεναντίον τον μέγαν τω λιχανώ (Ι Η 16).

Quelle est donc la meilleure constitution de notre corps? "Celle qui fournit à toutes les parties un moyen suffisant de convenir à l'accomplissement des fonctions des organes".

La réponse est en Aliment 23 (I H 17 = I D 128). Tous les doigts concourent à une fonction: la préhension; " Si vous cher

chez à connaître la bonne nature/disposition des yeux et du nez, vous la découvrirez en comparant la structure de ces parties avec leurs fonctions" . καί γαρ ούν καί οφθαλμών καί ρινών εύφυΐαν ζητών ταϊς ενεργείαις συ- νάπτων αυτών την κατασκευήν έξευρήσεις, "en mettant en rapport la structure avec les fonctions" (I H 17).

Pour Galien les principes hippocratiques fonctionnent un peu comme un aimant qui attirerait ce qui est hippocratique dans la pensée des autres.

Il est évidemment inutile de rappeler le caractère de la formule de Γ Aliment 23: σύρροια μία, σύμπνοια μία, συμπαθέα πάντα...66

L'Hippocrate, tel que le conçoit, dans son magistère, Galien, est un Hippocrate prophète, avec ce que cela comporte d'obscur, infaillible et régulateur. Le même principe sert de grande ligne de démarcation, de

65. Cf. aussi De elementis ex Hippocrate liber 1,9 = Ι Κ 489 = SVF II, p. 151: ουκ άναγκαΐον έπίστασθαι τοϊς ιατροΐς.

66. ... κατά μέν ούλομελίην πάντα, κατά μέρος δε τα έν έκάστφ μέρει μέρεα προς τό έργον (De alimento, XXIII).

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seuil de rupture, entre ceux qui pensent que le monde est un et plein, et ceux qui croient aux éléments séparés, quels qu'ils soient, et au vide.

Au total, nous sommes en présence de deux sectes, deux αιρέσεις inconciliables; cf. Quod animi mores, IV Κ 785 = SVF II 544: δυοΐν ούσών αιρέσεων εν φιλοσοφία κατά τήν πρώτην τομήν, ενιοι μέν γαρ ήνώσθαι τή ν κατά τον κόσμον ούσίαν άπασαν, ενιοι δε διηρήσθαΐ φασι κενοϋ παρα- πλοκη... Cela ne concerne pas seulement l'opposition entre les stoïciens et les épicuriens. C'est un principe d'organisation; cela permet de dégager le champ épistémologique67 . Cela permet de regrouper Épicure et Asclé- piade et Érasistrate, contre Aristote et les stoïciens, par exemple.

Bien entendu, c'est très clair. La secte, le groupe qui est exclu est celui de ceux qui croient à la fragmentation de la substance, qui la cassent en ελάχιστα ou άτομα ou άναρμα68. Dans l'autre groupe, il n'y a évidemment pas accord complet, mais on peut apporter des nuances, on peut établir des filiations, reconnaître des affinités. Tout se décide, au fond, sur une question de πΐστις, de foi, de décision, de choix à propos de la plénitude de l'être ou de sa pulvérisation fondamentale. Je ne dis pas que cela soit original. Mais cela fonctionne comme principe classificateur et clarificateur.

Si l'on risque quelque anachronisme, on peut dire que c'est le principe qui sépare les vitalistes des mécanistes. A ce propos, remarquons comme tout est lié par Galien.

Il faut bien sûr que le combat pour la beauté et l'organisation de la Nature soit celui du "vitalisme"69. Dénier l'art à la Nature c'est en même temps refuser par exemple la notion même de crise hippocratique. "Ces gens semblent, en effet,... enlever tout art à la Nature; ils se moquent ensuite d'Hippocrate qui nous recommande d'imiter ce que la Nature a coutume de faire au moyen des crises" (Aphorisme I, 22; IV L 2 - UP XVII, 2 = II H 442 = II D 210). Puisque nous parlons de consensus et d'exclusion, pour parler vite, dans la tradition épicurienne, il n'est peut- être pas inutile de se poser une question.

Selon Galien, le tort d'Asclépiade est de tout fonder sur les éléments,

67. Cf. par ex. SVF II 264.8: ό κόσμος σύμπνους και συμμαθής αυτός αύτφ: cf. SVF II 473, 912, pp. 154 et 264 cités par Diller, op. cit. , p. 20; cf. aussi Cicéron, De natura deo- rum, II, 19: consentiens, conspirans, continuata cognatio...

68. Cf. mon article "La physiologie de Lucrèce", Revue des Études Latines, LVIII, 1981, pp. 176-200. Cf. VIII Κ 923 - De dignoscendis pulsibus, IV: εις ελάχιστα ή εις άτομα ή εις άναρμα τήν ολην ούσίαν καταθραυόντων.

69. Est-ce aimer les rapprochements excessifs que de rappeler que Barthez, le vitaliste montpelliérin, a écrit un Traité du beau (publié après sa mort en 1806)?

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στοιχεία et de négliger les parties, μόρια. Cela l'entraîne à mépriser l'utilité de ces parties, à négliger la forme, à ne pas tenir compte de l'organisation, par conséquent à ne pas reconnaître la beauté.

Ce qui est vrai pour Asclépiade, est-il vrai pour l'épicurisme en général? Le De natura deorum I de Cicéron nous propose une discussion intéressante sur le sens de la beauté chez Épicure. L'épicurien Velléius ne fait aucune difficulté à admettre, comme tout le monde, la définition de la beauté comme compositio membrorum, conformatio liniamentorum; en restreignant la beauté absolue à celle du corps humain70. L'expression de la beauté est, pour dire vite, celle du Canon. On peut se demander d'ailleurs si ces épicuriens ne préfèrent pas d'autres dénominations de la beauté comme on le voit à ce que Cotta dit de la beauté de leurs dieux: uspecies ut quaedam sit deorum, quae nihil concreti habeat, nihil solidi, nihil expressi, nihil eminentis, sitque pura, leuis, per/ucida" (De natura deorum I,75)71.

Dans la polémique contre les dieux épicuriens à forme humaine, puisque c'est la plus belle des formes, et qu'ils ne se servent pas de leurs organes, Cotta l'Académicien s'écrie: " II n'y a point de membres inutiles, point qui n'ait de fonction particulière. L'adresse de la Nature remporte tous les efforts de l'art. . . Or vos dieux ont des membres qui ne servent pas. Or, si les parties ne servent à rien, quelle grâce auront-elles, puisque vous ne leur donnez des membres que pour la beauté?"72.

Deux idées sont là présentées comme une évidence: la Nature ne fait rien en vain; et la beauté véritable ne saurait se distinguer de l'utilité73. C'est ce que dira Balbus le Stoïcien74. Cotta poursuit: "Toute superûuité dans l'homme, et même dans l'arbre est une incommodité; un doigt de trop ne peut qu 'embarrasser. Pourquoi? Parce que cinq suffisent et pour la

70. Cicéron, Dénatura deorum 1, 47: Quae compositio membrorum, quae conformatio liniamentorum, quae figura, quae species humana potest esse pulchrior. Stanley Pease, (note ad. loc, p. 308) insiste sur la figure de style de πάρισον et rapproche de Cicéron, De natura deorum, II, 19, c'est-à-dire de la formule stoïcienne: consentiens, conspirans, continuata cognatio. . . Mais assurément un épicurien ne saurait parler de conspiratio.

71. Cf. aussi De natura deorum, 1, 123. 72. De natura deorum, I, 92, Stanley Pease, 1. 1, p. 446; cf. la note ad. loc. 73. ibidem: nec externa magis quam interiora, cor, pulmones, iecur, cetera, quae

detracta utilitate quid habent uenustatis, quandoquidem haec esse in deo propterpul- chritudinem uoltis?

74. De natura deorum II, 121: "Tout dans l'intérieur du corps des animaux est tellement construit, tellement placé, qu'il n'y a rien de superflu" = Stanley Pease, p. 857.

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beauté, et pour l'usage"75 . Il est intéressant qu'un Académicien fasse cette mise au point: nécessité, beauté, utilité sont intimement liées.

Ainsi, même dans leur conception de la beauté, c'est sur Y utilité de la partie que se fait le débat entre les épicuriens et les autres.

Nous allons conclure à grands traits. Il existe, bien entendu, des problèmes propres à Galien. Mais, dans la confusion qui peut paraître, nous devons signaler quelques pistes. Est-ce qu'un médecin, tout à coup, s'est emparé d'une problématique relevant de l'esthétique? Cette Nature démiurge qui est en même temps une Nature artiste, d'où vient-elle? J'ai essayé, dans des articles divers, de mettre en évidence certains rapports entre la pensée de la physis, ou pensée de la production spontanée et la pensée de l'Art, ou pensée de l'artefact. Il y a une histoire à faire de ces rapports. On ne saurait dire, en aucune façon, que Nature de Γ enfant d'Hippocrate soit influencé par une réflexion sur l'art. Et pourtant, la formation, l'élaboration comme on voudra, du fœtus pose la question de l'articulation, de la diarthrose. Laissons de côté l'analogie avec la ramification des arbres. L'élaboration du corps de l'enfant est celui d'une distinction de plus en plus nette d'éléments précis, reconnaissables et identifiables. C'est cela l'articulation. Si l'on me pose la question de savoir si la distinction est esthétique ou physiologique, je dirai que cela n'a pas beaucoup de sens. Il est évident que le progrès de la Nature, procédant par distinction d'une masse informe, mime l'histoire de l'art. Pour parodier la phrase de Pline, on pourrait dire qu'enfin la Nature, comme Pline dit de la peinture, tandem ipse se distinxit76. Il n'est pas de notion plus commune, dans la pensée antique de l'élaboration artistique que celle de mimésis. Or on la trouve dans Régime I avec des valeurs dont on dit qu'elles ne sauraient être esthétiques77. La mimésis de Régime pose la question du rapport entre Nature et technè, de telle sorte que l'on a pu dire, comme Cari Fre- drich78, qu'Aristote s'en est souvenu dans le livre II de la Physique. Il est aussi intéressant de constater que dans Régime I intervient l'idée de dia- kosmésis liée à celle de mimésis. La notion de diakosmésis implique l'idée d'ordre, d'organisation par la séparation, et déjà de rapport ou de propor-

75. De natura deorum I, 99 = Stanley Pease, p. 464, et sa note ad. loc. 76. Naturalis Historia, 35, 29; sur cette question, cf. mon article "La greffe du monst

re", Revue des Études Latines, op. cit. 77. " L'esprit des dieux leur a enseigné à imiter ce qui relève d'eux-mêmes (τα έωντων),

mais ils savent ce qu'ils font sans savoir ce qu'ils imitent" (XI, 1). 78. Cari Fredrich, Hippokratische Untersuchungen, Berlin, Weidmannsche

Buchhandlung, 1899, p. 154 ss.

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tion. Prenons, par exemple, I, 17, 27: τα μέν όλα διαιρέουσι, τα δέ διτιρημένα συντιθέασι. ταύτα πάντα διάφορα έόντα συμφέρει.

Mimésis et diakosmésis sont autant de notions orchestrées, comme le rappelle Cari Fredrich, dans le traité pseudo-aristotélicien du De mundo. Signalons aussi que dans Régime apparaît le rapport entre le macro/microcosme.

Pour parler vite, il faut dire qu'il n'y a pas d'antériorité d'une pensée esthétique sur une pensée de la physique ou inversement. C'est le même problème de distinction en parties repérables, d'organisation de ces parties, de rapport de ces parties entre elles qui est fondamental. Il faudrait suivre à la trace la réflexion sur la σύνθεσις et la σύμφυσις, la norme, le monstre, la greffe; toutes questions qui favorisent des échanges, entre une pensée de l'art et une pensée du vivant, cette dernière n'étant pas réservée aux médecins. (Je pense, par exemple, aux jardiniers). Naturellement, c'est une promenade que nous n'avons pas le temps de faire. Mais il ne faut pas oublier cet échange réciproque, autrement l'on ne comprend plus pourquoi, comme nous l'avons dit, Galien passe tant de temps à réfuter le Centaure. Ce n'est pas une curiosité; c'est l'aboutissement d'une histoire de la composition, d'une rêverie sur le mixte, et du rapport entre Nature et Art.

Il est incontestable que Galien a ajouté (on dirait même a rajouté) à la réflexion, sur la beauté du corps humain. La réflexion qui nous intéresse ici est justement celle-ci. Au démiurge, Galien a ajouté l'artiste plasticien, la beauté de l'œuvre et une conception du beau.

Je pense qu'au niveau du De usu partium, il est évident que cette pensée de l'art est opératoire et efficace; même si elle est mythique, même si elle aboutit à une rêverie philosophique ou théologique, comme on voudra. Galien est pénétré des théories du beau, de la composition de la symme- tria, du Canon de Polyclète. Elles s'appliquent admirablement au niveau de la description de la karaskeuè du vivant. On le voit dans le De usu partium qui reste son Canon à lui79.

Nous ne saurions avoir le temps d'étudier Facultés naturel/es..., De semine, De fœiuum formatione, qui proposent des réflexions sur la création en acte. Mais il convient cependant d'en dire quelques mots. Je pense que, de ce point de vue, le modèle de l'artiste a été une gêne pour Galien. Paul Moraux nous rappelle que l'on trouve les deux solutions d'un démiurge pour une création extérieure à lui-même, et d'un principe for-

79. Comme on le voit encore dans De fœtuum formatione.

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mateur interne80. Mais même ce principe interne, Galien a du mal à le concevoir autrement que comme un Phidias ou un Praxitèle de l'intérieur, comme il le dit lui-même. La difficulté que rencontre Galien est celle de penser justement la création autrement que comme un fabricant modelant une matière; si profondément qu'il la modifie, même dans sa substance, la Nature reste encore un maître artiste plus puissant, plus compétent que Phidias ou Polyclète. Certes la Nature ne conserve aucune forme première des matériaux (Facultés naturelles, II, 3 = II D 254). Certes, cette Nature qui conforme les parties et qui les accroît peu à peu, les pénètre absolument et complètement, car elle les nourrit, les conforme et les accroît non pas à l'extérieur seulement, mais dans la totalité. " Un Praxitèle, un Phidias ou quelque autre statuaire se bornent à former la matière extérieure..." (ibid.). "Ils laissent l'intérieur privé d'ornements, brut, non travaillé..." (ibid.).

L'idéal est de faire coïncider - et c'est l'utopie galénique, ce sont les moments d'illumination du De usu partium dont nous avons signalé quelques-uns - le statique et le dynamique, le quantitatif et le qualitatif, l'égalité et la production. Mais, si l'on prête, comme il le fait dans les Facultés naturelles, à la Nature, des facultés, des capacités alternatives, plasticiennes, et autant de facultés dont on aura besoin, cela ne modifie pas le problème. Au fond Galien ne se résoud pas à admettre un autre modèle que celui de l'artiste. La Nature reste différente de sa création. Sans doute a-t- il beaucoup de mal à admettre que l'objet créé est de la Nature, et que finalement c'est la Nature qui se modifie elle-même en se réglant elle-même. Ou plutôt, je pense qu'il l'admet, mais immédiatement refuse de s'en tenir au caractère vague de la physis.

Finalement, quand Cléanthe définit la technè comme "une manière d'être qui mène tout à terme en suivant une route" (έξις όδω πάντα άνύουσα)81 c'est une solution non démiurgique. Ce n'est pas un faire; c'est un comportement, une manière d'être. C'est une solution moniste, si l'on peut dire, de la création.

Quand Quintilien traduit ou transpose en ars estpotestas uia (ou uiam) id est ordinem efficiens82, ou quand, dans la formule de Zenon, on a la

80. P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen II, Berlin, de Gruyter, 1984, p. 765.

81. SVF, 1, 110; cf. aussi Zenon I, 20: τέχνη εστίν έξις όδοποιητική. 82. Institutio Oratoria, II, 17, 41; cf. SVF, I, p. 110; cf. sur ces formules, l'article de

F.E. Sparshott, "Zeno on art: Anatomy of a définition", in The Stoics, edited by J.M. Rist, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, London, pp. 273-290.

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glose τουτέστι δι' όδοϋ και μεθόδου ποιούσα, on retrouve la dualité. La difficulté n'est pas seulement de choisir entre un principe interne et un démiurge. Cela vaut aussi pour les stoïciens. Dans le De natura deorum II c'est la fabrica qui prime.

Je laisserai de côté le De semine, où il est question encore de Polyclète83, pour dire quelques mots du De furmatione fœtuum, ouvrage du vieux Galien. C'est, à" mon sens, un de ses plus élégants traités. Ce texte me paraît important, parce qu'il tente une rupture entre la kataskeuè et la croissance. La kataskeuè, l'ordre établi de l'adulte, si l'on veut, ne saurait expliquer la formation de l'embryon. Ainsi Galien explique-t-il ce qu'il appelle son erreur dans le De semine, où il avait dit que le foie et le cœur étaient là comme deux principes de la formation, έκ της επί των τελείων χρείας αυτής άξιολογωτάτης οΰσης... (IV Κ 663). D'abord le vivant, comme la plante, n'a besoin ni des artères, ni du pouls, ni du cœur (665). La plante a une seule âme. Appelons la physis "du nom commun à toute substance, selon le nom que Chrysippe et ses disciples ont conservé εν ταΐς άκριβέσι σκέψεσιν, sans lui donner des qualités comme Aristote ou Platon (665). Jusqu'à quand le vivant n'a-t-il pas besoin du cœur? Tant que dans le foie ne s'est pas faite la scission des veines" (667).

On passe alors à l'animal, à l'économie, διοίκησις, animale (667). Cette transition peut se lire d'ailleurs chez des vivants comme les mollusques qui n'ont pas besoin, ou si peu, de force sphygmique84. Alors naît le cœur comme un foyer. Puis troisième stade, la formation du cerveau. Avant, ce n'était pas le moment (προσήκον, 671-72)85. Le cerveau est formé en troisième lieu, au moment où les membres sont articulés, et où chaque partie en est arrivée à la phase la plus achevée de sa propre disposition (672). A ce moment là, le logismos peut prendre le pouvoir.

Très important est ce renversement. Le temps de la formation est celui du προσήκον, de la convenance. Une fois constituée la kataskeuè, alors on pourra parler de la justice. L'anatomie montre que le premier en droit n'est pas le premier en fait; que le plus complexe, le valeureux, vient en dernier; que le plus grand principe est le résultat d'une élaboration. Il faut

83. IV Κ 606. 84. Cf. Aristote, Parties des animaux, 681 a 13. "Car la Nature passe sans solution de

continuité des êtres inaminés aux animaux doués de vie par l'intermédiaire d'êtres qui ont la vie sans être à proprement parler des animaux, en sorte que d'un être à un autre la différence n'apparaît que minime tant ils sont proches les uns des autres": ή γαρ φύσις μεταβαίνει συνεχώς άπό αψύχων εις τα ζωα δια των ζώντων μέν ούκ όντων δε ζώων.

85. εις τελειότητα της εαυτού κατασκευής άφίκετο.

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penser, dit Galien, que c'est la même force, la même puissance plasma- trice qui se poursuit jusqu'à l'achèvement (683, 684) . Quelle est-elle? C'est l'aporie à laquelle il faut consentir, ni l'âme végétative d'Aristote, ni l'âme appétitive de Platon, ni celle que les stoïciens appellent simplement Nature ne peuvent suffire. Mais ce qu'a montré, selon Galien, définitivement le De usu partium, c'est qu'il y a, comme dira Rabelais, un souverain plasmateur. Ce ne peut être que l'œuvre d'un démiurge très sage et très puissant (695). Mais toute référence à l'artiste, à un Phidias, à un Praxitèle, à un Polyclète est absente.

Je suis parfaitement conscient de tous les pans de l'histoire que j'ai dû abandonner, de toutes les références que l'on peut retrouver aisément. J'ai voulu concentrer cette étude sur le problème de la beauté, parce qu'il me paraît essentiel. Bien entendu il faudrait aussi, comme l'a fait d'ailleurs Jutta Kollesch, rapprocher Galien de la deuxième sophistique86. Il faudrait voir comment les passages sont rendus faciles entre le beau, le bien, l'utile, par la topique stoïcienne87. Bien entendu. Mais en mettant l'accent sur la beauté, et sur une certaine définition de la beauté canonique, par la symmetria, organisation logique de la synthésis, j'ai essayé de montrer ce qu'on peut appeler une contradiction, mais ce que je préfère appeler un mythe fondateur, la tension entre la kataskeuè comme organisation statique et la physis, comme organisation dynamique qui, dans de véritables illuminations, paraissent à Galien parfois coïncider, selon les mêmes règles, fondant ainsi la beauté du vivant et la grandeur d'une Nature plasticienne.

Université de Nantes Jackie PIGEAUD

86. "Galen und die zweite Sophistik", in Galen, Problems and Prospects, a collection ofpapers submitted ai the 1979 Cambridge Conférence, edited by V. Nutton, The Wellcome Institute for the history of medicine, 1981, pp. 1-12.

87. Cf. par ex. Velléius, parlant aux Stoïciens (De natura deorum, I, 48): "Vos qui- dem, Lucili, soletis. . . cum artificium effingitis fabricamque diuinam, quam sint omnia in hominis figura non modo ad usum uerum etiam ad uenustatem apta descnbere... Cf. aussi S VF III , ρ . 22 : παν δέ αγαθόν. . . καλόν. . . καλόν δέ δτι συμμέτρως έχει προς τή ν έαυ- τοϋ χρείαν...; cf. aussi Cicéron, De natura deorum 1, 18, 47; 2, 54, 1; 2, 133 sqq.; De fini- bus 3, 6, 18; Sénèque, Epistulae ad Luciîium 113, 15 sqq.