Georg Lukacs Sur l'Esthétique de Schiller

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  • Georg Lukcs

    Sur lesthtique de Schiller

    1935

    Traduction de Jean-Pierre Morbois

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  • GEORG LUKCS, SUR LESTHTIQUE DE SCHILLER.

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    Ce texte est la traduction de lessai de Georg Lukcs : Zur sthetik Schillers. Il occupe les pages 11 96 du recueil : Georg Lukcs, Beitrge zur Geschichte der sthetik, [Contributions lhistoire de lesthtique] Aufbau Verlag, Berlin, 1956. Cette dition se caractrise par une absence complte de notes et de rfrences des passages cits. Toutes les notes sont donc du traducteur. Les citations sont, autant que possible, donnes et rfrences selon les ditions franaises existantes. Nous avons par ailleurs ajout diffrentes indications destines faciliter la comprhension du texte, relatives notamment aux noms propres cits. Cet essai tait jusqu prsent indit en franais.

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    Johann Christoph Friedrich Schiller (1759-1805)

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    I Lducation esthtique.

    Du phnomne du rle dcisif de lesthtique dans la priode de la philosophie et de la littrature classiques allemandes, Franz Mehring donne une explication trs simple et au premier abord trs clairante. Il dit de lAllemagne qu sa bourgeoisie en plein essor et elle seule souvrait la voie vers les beaux-arts , et que cest partir de cet tat de fait quil faut expliquer limportance cruciale de lesthtique. Certes, cette explication est directement clairante, et elle nest pas totalement fausse, mais elle simplifie par trop les particularits de la place de lesthtique dans la philosophie classique allemande. Premirement, il nest en effet pas totalement exact que le champ de bataille idologique, mme en Allemagne, ait t exclusivement cantonn la thorie et la pratique de lart. Dans le traitement thorique des sciences naturelles, de la thorie de la connaissance, de la thorie du droit et de ltat, de lhistoire et de la thorie de lhistoire, et mme en thologie, le champ de bataille idologique tait galement ouvert aux Lumires allemandes, mme si ctait plus ou moins avec des restrictions, et bien videmment, laction sur le terrain de la thorie et de la pratique de lart ntait pas non plus totalement libre. Il suffit de penser aux thories astronomiques de Kant, aux tudes de Goethe sur la thorie de lvolution dans le monde organique, au combat de Reimarus 1 et de Lessing sur la question de la gense du christianisme, la philosophie du droit du jeune Fichte, etc. pour voir que laffirmation de Mehring est pour le moins unilatrale.

    1 Hermann Samuel Reimarus (1694-1768), homme de lettres et philosophe

    allemand, connu pour son disme profond, conforme aux exigences de la pure rationalit.

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    Deuximement, laffirmation de Mehring prend en compte de manire insuffisante les diffrentes tapes du rle de la thorie de lart dans la lutte de classe de la bourgeoisie allemande. La Dramaturgie de Hambourg 2 de Lessing, en tant qucrit de combat pour la particularit, la libert, et lunit de lAllemagne, dfinit une toute autre squence dvolution, et prsente en consquence un contenu social tout autre que ce tournant imprim par Schiller au problme de lesthtique. Troisimement, Mehring nglige le fait que, malgr toutes les diffrences, faciles analyser, une volution analogue existait dans les Lumires anglaises de la priode suivant la glorieuse rvolution 3. Les crits de Hutcheson, Home, Shaftesbury 4 etc. donnent galement lesthtique une place au cur de la science sociale. Et mme dune manire largement analogue au tournant schillrien, puisquils voient dans lesthtique un moyen dducation dcisif qui est dune importance cruciale pour lmergence de ce type dhomme auquel aspirent les Lumires de cette priode. Il sagit en loccurrence en Angleterre de surmonter idologiquement la priode primitive, asctique , de lvolution bourgeoise, dont le puritanisme et la religiosit asctique de secte ont constitu lapoge. Cette tendance mne un double combat, dun ct contre lasctisme rvolutionnaire religieux dpass par lvolution bourgeoise, dun autre ct contre la dchance morale des sommets de la socit , de

    2 Librairie acadmique Didier & Cie, Paris, 1869.

    3 La Glorieuse Rvolution dAngleterre (1688-1689) eut pour consquence

    de renverser le roi Jacques II au profit de sa fille Marie II et de lpoux de celle-ci, Guillaume III, prince d'Orange

    4 Francis Hutcheson, (1694-1746), philosophe, un des pres fondateurs des

    Lumires cossaises. Henry Home, Lord Kames, (1696-1782), philosophe cossais du sicle des Lumires ; un des chefs de file des Lumires cossaises. Anthony Ashley-Cooper, comte de Shaftesbury, (1671-1713), philosophe, crivain et homme politique anglais.

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    laristocratie embourgeoise et du grand capitalisme qui saristocratise. La ligne de Home, qui voit dans lesthtique un moyen pour faire de la vertu une habilet, est la conception du monde de la classe moyenne suprieure anglaise, trs sre delle-mme, parvenant un bien-tre toujours plus grand et qui, aprs la victoire finale de la rvolution bourgeoise, sefforce dimprimer ses propres exigences sociales lAngleterre du compromis de classe de la glorieuse rvolution . La problmatique de Schiller dcoule donc organiquement des Lumires anglaises. Lequel des membres des Lumires anglaises la particulirement influenc est en loccurrence une question dune importance tout fait secondaire, tant il est bien connu, on peut le dmontrer, que Schiller a tudi trs tt tous ces crivains, que leur influence, tout particulirement celle de Shaftesbury, a t, en Allemagne, extrmement gnrale et grande, par lintermdiaire de la critique et de la thorie de lart de la priode prcdant Schiller (Herder). Certes, en mme temps que cette affinit intrinsque de problmatique, il faut souligner lopposition radicale. Dans leur thorie de lart comme prcurseur de la moralit juste (bourgeoise), les Lumires anglaises ont idologiquement tir les consquences de lessor socioconomique de leur classe, et de la rvolution bourgeoise victorieuse dans les faits. Cest pourquoi leur esthtique et lthique qui lui est lie et qui en dcoule, partent de lhomme rel, de lhomme bourgeois de leur poque, elles sont dans tous les cas sensualistes et empiriques, le plus souvent mme matrialistes ou tout au moins demi-matrialistes. (Le compromis de classe, qui clture la priode rvolutionnaire anglaise, et la cause dterminante de ce que le mouvement matrialiste na pas t

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    prolong, mais sest au contraire enlis dans un empirisme sensualiste.) Schiller pose le problme de la relation de lthique et de lesthtique sur le terrain dune classe sociale qui est encore beaucoup trop faible pour prendre en charge le combat rvolutionnaire, ne serait-ce que srieusement, sans mme parler de le mener jusqu une issue victorieuse. Cest pourquoi pour Schiller, la liaison de lthique et de lesthtique, dans sa priode de jeunesse rvolutionnaire, (cf. les essais Du thtre en Allemagne aujourdhui, et Le Thtre considr comme une institution morale) est encore un moyen de lutte rvolutionnaire contre labsolutisme fodal, tout fait au sens de Lessing et des crivains franais davant la rvolution. Ce nest que dans la priode de crise de son idalisme rvolutionnaire stocien encore avant la Rvolution franaise quapparat chez lui la rfrence aux Lumires anglaises. Mais ce qui chez ces derniers avait t une thorie psychologique sensualiste de lhomme empirique et de ses besoins devient chez Schiller la base dune philosophie idaliste de lhistoire. Son problme ntait pas en effet de tirer idologiquement les consquences dune rvolution bourgeoise acheve dans les faits, mais plutt, au contraire, de construire une philosophie de lhistoire qui puisse montrer la voie pour obtenir les rsultats culturels conomiques de la rvolution bourgeoise tout en dmontrant que, pour les obtenir, la rvolution elle-mme serait superflue et mme dommageable. Ds le grand pome de la priode pr-kantienne Les artistes, cette philosophie de lhistoire est formule potiquement, en faisant apparatre lart comme lartisan de la civilisation humaine, comme cette force qui, de lhomme primitif demi animal, a fait lhomme vritable de notre civilisation. Assurment, laccent dans le pome est encore davantage mis

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    sur le fait que lart, le beau, reprsente le chemin que doit parcourir lhumanit pour connatre la vrit. (Une ide qui a jou un grand rle dans les Lumires allemandes, certes au plan gnosologique et pas au plan de la philosophie de lhistoire.) Ce nest quaprs sa frquentation de Kant que le rle de lesthtique comme prparation la perfection morale apparat dune manire tout fait claire. Schiller crit dans les lettres sur lducation esthtique : Grce la disposition esthtique de lme, lautonomie de la raison commence donc dj dans le domaine de la sensibilit ; la puissance de la sensation est brise lintrieur de ses propres limites dj et lhomme physique est assez ennobli pour que lhomme spirituel nait plus dsormais qu natre de lui et se dvelopper selon des lois de libert. Le passage de ltat esthtique ltat logique et moral (de la beaut la vrit et au devoir) est par suite infiniment plus facile que celui de ltat physique ltat esthtique (de la vie seulement aveugle la forme). 5 Et de manire analogue, et mme encore plus expressive, il dit dans lessai ultrieur sur lutilit morale des crits esthtiques : Le got donne donc lme un ton conforme la fin de la vertu, parce quil loigne les inclinations qui la gnent et veille celles qui lui sont favorables. 6 Malgr la gnosologie et lthique kantiennes qui en forment la base, tout cela prsente une tonalit trs analogue aux noncs des Lumires anglaises. La diffrence profonde entre la psychologie sensualiste des Lumires anglaises et la philosophie idaliste de lhistoire de Schiller napparat en pleine lumire que l o Schiller formule son problme de philosophie de lhistoire comme problme de la solution des

    5 Schiller, Lettres sur lducation esthtique de lhomme. (1795) traduction

    Robert Leroux, Aubier, bilingue, 1992. Lettre 23 ; page 299. 6 Schiller, Sur lutilit morale des murs esthtiques, in Textes esthtiques,

    traduction Nicolas Briand, Vrin, 1998, page 96.

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    questions sociales de lpoque de la rvolution. Dans ses lettres esthtiques, Schiller caractrise la situation du jour de la manire suivante : Lopinion a, il est vrai, perdu son crdit ; larbitraire est dmasqu ; bien quil soit encore puissant, il nobtient plus artificieusement un renom de dignit ; lhumanit sest rveille de son long tat dindolence et dillusion, et, une imprieuse majorit, elle exige dtre rtablie dans ses droits imprescriptibles. Mais elle ne lexige pas seulement ; des deux cts des frontires elle se lve pour semparer par la violence de ce quelle estime lui tre injustement refus. Ldifice de ltat de la nature (Labsolutisme fodal, G.L.) chancelle, ses fondements vermoulus cdent et une possibilit physique semble donne de mettre la loi sur le trne, dhonorer enfin lhomme comme une fin et de faire de la vraie libert la base de lassociation politique. Vaine esprance ! Il manque la possibilit morale et la gnrosit de lheure trouve une gnration qui nest pas prte laccueillir. 7 Ce caractre tragique de la Rvolution franaise nest cependant aux yeux de Schiller que la manifestation de lantinomie insoluble de la rvolution bourgeoise en gnral. Ce nest pas seulement dans linstant prsent que, selon la conception de Schiller, labsolutisme fodal, ltat de nature a t atteint par la pourriture et quil est destin la ruine, il contredit ds le dbut les lois de la morale, car son organisation primitive est luvre de forces et non de lois 8 Il est en loccurrence intressant de constater avec quelle vidence nave Schiller identifie la morale en gnral la morale bourgeoise, et ne voit aussi dans la vieille socit quune force brute comme lment fondateur et fdrateur.

    7 Schiller, Lettres sur lducation esthtique de lhomme. Op.cit. Lettre 5,

    pages 111-113. 8 Ibidem Lettre 3, page 95.

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    Cette conception, il la conserve de sa priode de jeunesse rvolutionnaire, mais lpoque, il tirait de cette image quil stait faite de la vieille socit la consquence rvolutionnaire la plus radicale, mme il elle tait encore peu claire : Quae medicamenta non sanant, ferrum sanat, quae ferrum non sanat, ignis sanat. 9 (Ce que les mdicaments ne soignent pas, le fer le soigne, ce que le fer ne soigne pas, le feu le soigne), dit la phrase en exergue la prface des Brigands. Maintenant sur la base de la philosophie kantienne il tire de la mme constatation la consquence quil y a l une antinomie insoluble. Cette antinomie dcoule de ce que, selon la conception fondamentale de la philosophie kantienne, la vraie nature de ltre humain, le Je de la raison pratique, nest rien de rel, mais un postulat, ce nest pas un tre, mais un devoir. Schiller formule de la manire suivante lantinomie qui en dcoule pour toute rvolution : Mais lhomme physique est une ralit, tandis que lhomme moral na quune existence problmatique. Si donc la Raison, voulant substituer son tat celui de la nature, abolit, ainsi quelle doit ncessairement le faire, ce dernier, elle court le risque de sacrifier lhomme physique, rel, lhomme moral, problmatique ; elle court le risque de sacrifier lexistence de la socit un idal de socit simplement possible (bien que moralement ncessaire) Ce qui donc mrite longue rflexion, cest que la socit physique ne peut pas un seul instant cesser dexister tandis que la socit morale est, dans lordre de lIde, en train de se constituer ; on na pas le droit de mettre, par amour de la dignit humaine, lexistence de la socit en pril. 10 Nous trouvons ici, sous une formulation

    9 Aphorisme dHippocrate.

    10 Schiller, Lettres sur lducation esthtique de lhomme. Op.cit. Lettre 3,

    pages 95-97.

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    exacerbe issue de la philosophie de lhistoire, les consquences ultimes de cette autocritique que Schiller a exerce lgard des hros de sa priode de jeunesse rvolutionnaire stocien. Car ce quil reprochait en son temps son Karl Moor et au Marquis de Posa 11, ctait justement quils aient, dans leur intention de ralisation immdiate de lide, nglig et ignor lexistant dans lhomme, les lois de lhumanit vivante. Mais si ce dilemme est pos de manire aussi aigu, savoir que dun ct, labolition de l tat naturel est moralement ncessaire, et que de lautre ct, son abolition effective est moralement impossible, o est donc lissue pour Schiller ? La ligne fondamentale de la solution est sans nul doute pour Schiller : lducation des hommes une hauteur morale qui rende possible, sans danger, une telle transition. Il pense mme certains moments que lide mme dducation au sein de la rvolution nest pas totalement sans espoir. Aprs lclatement de la Rvolution franaise, il crit Krner : Sans doute connais-tu lcrit de Mirabeau Sur lducation. Cela recommandait dj grandement lauteur et le livre mes yeux que, pour ainsi dire encore dans le tumulte de lenfantement de la Constitution franaise, il ait dj pens lui donner le germe de la dure ternelle par une organisation approprie de lducation. Lide trahit dj un esprit solide, et lexpos de son ide, dans la mesure o je lai lue dans le livre, fait honneur sa tte de philosophe. 12 Par qui ou par quoi cette ducation doit-elle tre accomplie en Allemagne ? Peut-on attendre que cette uvre soit accomplie par ltat ? Ce nest pas possible, car ltat tel quil est actuellement organis a caus le mal, et quant ltat tel que la Raison le

    11 Karl Moor, bandit dhonneur, personnage des Brigands, Marquis de Posa,

    personnage de Don Carlos. 12

    Lettre Gottfried Krner du 15 octobre 1792.

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    conoit idalement, loin de pouvoir fonder cette humanit meilleure, il devrait bien plutt tre fond sur elle. 13 Luvre ducative soit donc aussi mene, tant avant la rvolution, avant le bouleversement de la socit conformment aux exigences de la Raison, quindpendamment de ltat existant et des puissances sociales relles. La voie pour raliser les exigences de la Raison, le contenu social de la rvolution bourgeoise sans rvolution, de rendre donc la rvolution superflue, est selon Schiller lducation esthtique de lhumanit, la transformation des postulats irrels de la morale, inspirs par le devoir, en une ralit, en une pratique quotidienne et psychologie quotidienne des hommes. Se tourner vers lesthtique comme question cruciale de la philosophie, et tout particulirement de la philosophie de la socit et de lhistoire, est une approche extrmement contradictoire. Comme nous lavons vu, cest en premier lieu se dtourner de la rvolution, saccommoder pratiquement de la situation actuelle politique et sociale svrement juge ; cest, comme Engels la dit de manire acre et percutante, fuir la misre banale pour la misre enthousiaste 14. En se plaant sur le terrain de la philosophie kantienne, Schiller succombe compltement aux tendances apologtiques que Marx a critiques si svrement chez la plus haute des philosophies de cette priode, la philosophie hglienne. Chez lui aussi, apparat ce positivisme non-critique 15 que Marx critique chez Hegel en ce sens qu ainsi, il ne peut mme plus tre question de concessions faites par Hegel la

    13 Schiller, Lettres sur lducation esthtique de lhomme. Op.cit. Lettre 7,

    page 137. 14

    Friedrich Engels, Deutscher Sozialismus in Versen und Prosa, Deutsche-Brsseler-Zeitung, n 73 du 12. Septembre 1847.

    15 Karl Marx, Manuscrits de 1844, ditions Sociales, Paris, 1962,

    3me manuscrit, [XVIII], page 131

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    religion, ltat, etc., car ce mensonge est le mensonge de son principe mme 16. Schiller met galement en avant, toujours sur un ton laudatif, cet aspect de la philosophie de Kant. En dpit de ses rserves lencontre de lidalisation de la religion chrtienne, il crit Krner la chose suivante au sujet de la thorie philosophique de la religion 17 : Il me semble en loccurrence tre conduit par un prcepte, que toi, tu aimes beaucoup, savoir : ne pas rejeter lexistant, tant que lon peut en attendre encore une ralit, mais plutt lennoblir. Je respecte beaucoup ce prcepte, et tu verras que Kant lui a fait honneur. 18 Dans lcrit que nous avons dj cit, Sur lutilit morale des murs esthtiques, il loue le got aussi parce qu il est hautement propice la lgalit de notre comportement Si nous refusions de prendre la moindre disposition en vue de la lgalit de notre comportement parce quil est sans valeur morale, lordre du monde pourrait cette occasion se dissoudre et tous les liens de la socit seraient dchirs avant que nous ne soyons prts avec nos principes, de mme nous avons pour devoir de nous lier par la religion et des lois esthtiques afin que notre passion, dans les priodes de sa domination, noffense pas lordre physique 19. Cette mme tendance apologtique de lducation esthtique, qui appelle supporter toutes les horreurs du systme existant, se manifeste plus crment encore dans le dernier grand trait de Schiller De la posie nave et sentimentale : Aussi, trve de complaintes sur la difficult de la vie, sur lingalit des conditions, sur le poids

    16 Ibidem, 3me manuscrit, [XXVIII], page 141

    17 Emmanuel Kant, Leons sur la thorie philosophique de la religion,

    traduction William Fink, Le livre de Poche, 1993 18

    Lettre Gottfried Krner du 28 fvrier 1793. 19

    Schiller, Sur lutilit morale des murs esthtiques, in Textes esthtiques, op. cit., pages 96-97.

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    des circonstances, sur lincertitude qui menace les biens, sur lingratitude, sur loppression, sur la perscution ; tous les maux de la civilisation, tu dois ty soumettre avec une libre rsignation (soulign par moi, G.L.), tu dois les respecter comme les conditions naturelles de lunique bien. En eux tu ne dois te plaindre que de ce qui est moralement mauvais, mais non pas seulement avec les larmes du lche. Veille plutt agir proprement dans cette fltrissure, librement dans ce servage (soulign par moi, G.L.), rgulirement dans ces caprices, lgalement dans cette anarchie. Ne crains pas les dsordres hors de toi, mais les dsordres en toi 20 Cest la fuite dans la misre enthousiaste . Mais quand Schiller donne cette place centrale lesthtique, cela prsente aussi un autre aspect indissociablement entreml cette apologtique, qui est devenu au sens positif extrmement lourd de consquences pour lvolution de la philosophie classique allemande. Dun ct, Schiller est un kantien qui na jamais soumis la moindre critique les grandes lignes de la gnosologie kantienne, linconnaissabilit de la chose en soi. Mais il est dun autre ct comme Hegel la maintes fois soulign le premier avoir emprunt la voie vers lidalisme objectif. Que lesthtique ait t ce chemin vers lidalisme objectif, on le sait assez bien par lhistoire de la philosophie allemande, par le rle de lesthtique dans ldification de lidalisme objectif de Schelling dans sa priode dIna. Il est galement connu que le point de dpart de cette volution a t la Critique de la facult de juger 21 de Kant. Comme nous le verrons plus tard, Schiller, en tirant les consquences ultimes des ides de la Critique de la facult de juger, et bien quil

    20 Friedrich von Schiller, De la posie nave et sentimentale, traduction

    Sylvain Fort, LArche 2002, page 25. 21

    Kant, Critique de la facult de juger, traduction Alain Renaut, GF Flammarion, Paris, 2009.

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    pense, consciemment, ne faire quappliquer la philosophie kantienne fait clater le cadre de ces demi-mesures et de ces compromis laide desquels Kant avait donn son esthtique lapparence dun systme achev et sans contradiction. Mais ce nest pas ce caractre de systme clos en apparence, mais le fondement contradictoire de lesthtique kantienne, qui a t fcond pour lvolution ultrieure, savoir le caractre polysmique changeant de ses problmatiques et de ses tentatives de solution. Car les contradictions relles de la vie y trouvent une expression mouvante qui, mme si elle est dforme, approche cependant les contradictions relles. Nous verrons que la solution de Schiller, elle-aussi, est pleine dhsitations, de demi-mesures et de compromis, dj philosophiquement, parce que sur des nombreux points trs importants, il est all au-del de la philosophie kantienne, tout en se rclamant en mme temps de ses prmisses gnosologiques, en dpit de sa contradiction avec les consquences quil en tirait. La contradiction entre le caractre formel achev apparent du systme et les consquences partant dans tous les sens, qui refltent les contradictions non-rsolues, existe videmment chez Schiller aussi. Mais dun ct, chez lui, le systme apparent est beaucoup moins strict que chez Kant, ne serait-ce quen raison de la forme dessai de ses crits esthtiques, dune autre ct, les contradictions sont chez lui encore plus fcondes que chez Kant, du fait que, en dpit de son attachement la gnosologie de Kant, il a fait dans son esthtique pratique un pas important au-del de Kant. Il sagit l du rapport entre thique et esthtique, plus concrtement du dpassement de lidalisme purement formel de lthique kantienne. Un mouvement qui est li au fait que les leaders idologiques de la bourgeoisie allemande et les sommets de la bourgeoisie eux-mmes taient en voie

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    dabandonner cette priode asctique de leur volution, dont la traduction idologique a t justement lthique kantienne. (Goethe a ds le dbut reprsent idologiquement cette couche de la bourgeoisie allemande qui allait au-del de lthique kantienne.) Marx trouve chez Kant la forme caractristique qua prise en Allemagne le libralisme franais, qui, lui, tait tabli sur la base dintrts de classe rels . En raison des conditions spcifiques de lAllemagne, dit Marx, Kant isola cette expression thorique des intrts quelle exprimait. La volont des bourgeois franais et ses dterminations qui taient motives par la situation matrielle, il en fit de pures autodterminations de la "volont libre" de la volont en soi et pour soi, de la volont humaine, les transformant ainsi en dterminations conceptuelles purement idologiques et en postulats moraux 22. Cette sparation des dterminations thiques de leurs bases sociales relles a galement t conserve par Schiller. Et justement parce que les bases sociales de lthique kantienne quil acceptait lui restaient totalement inconscientes, le dveloppement socialement conditionn au-del de Kant sest produit chez lui de manire totalement inconsciente ; il pensait continuer se tenir sur le terrain kantien, alors que dans la ralit, il mettait de ct des bases essentielles de la philosophie kantienne mme si ctait inconsquent et grandement fluctuant. Lidalisme asctique de lthique kantienne, qui a t chez lui encore une expression presque pure de lhonntet et la conscience professionnelle allemande (Marx) 23, se dveloppe chez Fichte en philosophie dun jacobinisme rvolutionnaire asctique qui assurment se ralise

    22 Karl Marx Friedrich Engels, Lidologie allemande, ditions Sociales,

    Paris, 1971, Le concile de Leipzig, III. Saint Max, page 222. 23

    Ibidem page 221.

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    uniquement en pense. Nous savons combien Schiller sest vhmentement lev contre une telle philosophie. Nous savons en mme temps quil avait mis en place le plan, justement laide de lducation esthtique, de transformer vraiment les hommes rels, comme programme pour viter la rvolution. Ainsi, lhomme esthtique, la culture esthtique devaient nanmoins devenir une sphre de la ralit, pour laquelle il ny avait aucune place dans le cadre de la philosophie kantienne, qui navait reconnu que la ralit (phnomnale) du monde sensible et les postulats raisonnables de la raison pratique. La matrialisation des postulats thiques chez Kant se situe, ncessairement, cela dcoule de manire consquente de ses prmisses, en dehors de la ralit du monde sensible. Sil fallait cependant que la conception de Schiller dune ducation esthtique revte un sens, ne serait-ce quen philosophie de lhistoire, il tait obligatoire que son domaine de ralisation se situe dans la ralit de la vie quotidienne sensible ; son objectif en effet tait prcisment la transformation de lhomme sensible en un tre correspondant aux exigences de la raison, ou tout au moins ne les contredisant point ; une conception qui tait totalement inconciliable avec lthique de Kant. Il fallait donc pour lesthtique de Schiller que soit abolie linamovible antinomie de la raison et de la sensibilit. Il lui fallait montrer comme hommes rels un type dhommes qui soient en mesure de matrialiser les contenus de lthique kantienne qui certes taient des contenus de classe communs de la bourgeoisie sans le devoir kantien. Pensons au passage extrait du trait De la grce et de la dignit, o Schiller rend un hommage enthousiaste Kant pour avoir en thique surmont le matrialisme. Il ly appelle le Dracon 24 de son poque. Il ajoute cependant cette louange la restriction

    24 Dracon : lgislateur athnien du VII sicle av. J.-C., auteur des premires

    lois crites de la cit.

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    suivante : Mais en quoi les enfants de la maison avaient-ils mrit quil ne soccupe que des domestiques ? (Il est extrmement caractristique que le kantien fidle Schiller voie dans la structure de lthique de Kant, quen principe il ne critique pas, quelque chose de servile. G.L.) Parce que de trs impures inclinations usurpent bien souvent le nom de la vertu, fallait-il aussi suspecter pour autant laffect dsintress dans la plus noble poitrine ? Parce quun homme moralement faible prte volontiers la loi de la raison un laxisme qui fait de cette loi un jouet sa guise, fallait-il lui confrer une rigidit qui transforme la plus puissante de la libert morale en une sorte de servitude seulement plus glorieuse ? Fallait-il par la forme imprative de la loi morale, accuser et rabaisser lhumanit, et faire du plus sublime document de sa grandeur en mme temps celui de sa faillibilit ? tait-il vraiment possible dviter qutant donne cette forme imprative, un prcepte que lhomme, en tant qutre de raison, se donne lui-mme, qui nest pour lui en vigueur que par cette seule donation et conciliable avec le sentiment de sa libert que par elle-seule, ne prenne lapparence dune loi trangre et positive apparence qui, par la tendance radicale de lhomme agir contre la loi (comme on laccuse), devrait difficilement se dissiper. 25 Dans cette polmique contre Kant, Schiller se rapproche trs fortement du point de vue de Goethe. Et dans une lettre Goethe, il exprime son point de vue avec une nettet comme il ne lavait jamais fait pas ailleurs dans ses crits thoriques publis : La saine et belle nature n'a que faire, ainsi que vous le dites vous-mme, de la morale, du droit naturel, de la mtaphysique politique, et vous auriez pu ajouter avec non moins de vrit : elle n'a besoin ni d'une divinit, ni d'une

    25 Schiller, Sur la grce et la dignit, in Textes esthtiques, op. cit., pages 40-

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    immortalit auxquelles il lui faille s'appuyer et se tenir. 26 Dans cette formulation rsolue, on voit combien Schiller et avant lui de manire encore plus rsolue Goethe se rattachait la philosophie des Lumires anglaises : la belle me 27 qui est ici pose comme idal, par Schiller ainsi par ailleurs que par Goethe, est la mise jour pour lAllemagne du vieux moral sense . La base sociale de ce moral sense chez les Lumires anglaises tait le dogmatisme naf trs simple dune classe bourgeoise victorieuse et consolide, tant politiquement quconomiquement. Ctait lassurance navement dogmatique de la conviction que les ncessits de classe de lpanouissement conomique et culturel de la bourgeoisie taient des particularits psychologiques naturellement innes aux hommes. (Des observateurs sereins et sceptiques de cette priode, comme par exemple Mandeville 28, jugeaient cette conception avec beaucoup de ddain.) Pour les crivains et les penseurs de la priode classique en Allemagne, un tel dogmatisme naf tait socialement impossible. Non seulement larriration conomique et sociale de lAllemagne devait toujours ncessairement donner une telle conception un caractre plus ou moins utopique et idaliste, mais les problmes sociaux de lAllemagne et en rapport avec eux le haut niveau de dveloppement de la pense philosophique, rendaient impossible un tel dogmatisme naf. Il fallait que la belle me se confronte dune manire ou dune autre labsolutisme fodal existant. Et cette confrontation se

    26 Lettre de Schiller Goethe, 9 juillet 1796, in Correspondance entre Goethe

    de Schiller, (1794-1805), trad. Lucien Herr, Plon, 1923, p. 266. 27

    Goethe consacre aux confessions dune belle me le livre VI des Annes dapprentissage de Wilhelm Meister. Folio Gallimard, Paris, 1999, page 445.

    28 Bernard Mandeville (1670-1733), crivain dorigine nerlandaise tabli en

    Angleterre, auteur notamment de la Fable des abeilles, o il dveloppe la thse de lutilit sociale de lgosme

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    droule, tant chez Goethe que chez Schiller, sur la ligne dun dmantlement pacifique des reliquats fodaux subsistants, et mme par la voie dune fusion des lites culturellement les plus dveloppes de la noblesse, de la bourgeoisie, et de lintelligentsia bourgeoise, sur la base dune renonciation volontaire aux privilges fodaux. Cest dans les annes dapprentissage de Wilhelm Meister de Goethe que cette tendance est le plus clairement exprime. Le couronnement du parcours ducatif de tous les hros du roman est une grande tentative de promouvoir une agriculture capitaliste, o le noble Lothario proclame un programme dtaill de renonciation volontaire aux privilges de la noblesse comme condition sine qua non de sa participation. Le roman se termine en mme temps, cest tout un programme, par trois mariages entre des nobles et des bourgeois. Schiller na pas seulement salu ce roman avec enthousiasme, mais il a galement matrialis ce mme programme dans sa pratique littraire. Dans son Guillaume Tell, pice dans laquelle il a reprsent une rvolution selon ses propres idaux, et dans laquelle les paysans rvolts contre lAutriche dfendent seulement leurs anciens droits et continuent de remplir leurs obligations fodales tablies depuis longtemps, le noble Rudenz renonce volontairement ces privilges, aprs tre pass de la cour au ct des paysans. Et cest certainement pens par Schiller comme un programme lorsque les paroles de Rudenz forment la conclusion du drame : Et de tous mes vassaux j'abolis le servage. Combien tous les problmes de la philosophie et de la littrature classique allemande ont t des problmes de la lutte des classes et du changement de la structure de classes, cest ce que montre de la faon la plus caractristique la raction de Kant la critique que Schiller a exerce son gard. On sait bien avec quelle duret inexorable Kant sest

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    loign de Fichte lorsque celui-ci entreprit de tirer de son systme des revendications politiques, sociales et thiques radicales. Ce faisant, Fichte, en ralit, a simplement prolong les principes de Kant, et pas totalement renverss. En revanche, dans la polmique que Schiller a dirige contre les fondements de lthique kantienne, lopposition insurmontable de la raison et de la sensibilit, les bases gnosologiques de limpratif catgorique, Kant sest comport avec une patience extraordinaire. Certes, il maintient sa thse de la priorit inconditionnelle du devoir sur toute esthtique, il rejette donc rsolument le noyau de la conception schillrienne, mais il le fait dune manire qui montre quil sefforce de ne pas couper le pont des possibilits de comprhension entre lui et Schiller. Certes, il permet au devoir l'accompagnement des grces, qui, tant qu'il n'est question que du devoir, se tiennent une distance respectueuse... C'est seulement aprs avoir dompt les monstres qu'Hercule devient Musagte 29, car les Muses, ces bonnes surs, reculent d'effroi devant ce labeur 30. Kant considre donc la conception de Schiller comme pure utopie ; mais il la considre comme une utopie innocente, et en aucun cas hostile, tandis quil voyait tout de suite dans le radicalisme de Fichte un principe hostile sa conception librale. Certes, puisquil ne critique pas les fondements de la philosophie kantienne, Schiller ne peut pas tirer les consquences ultimes de la ligne qui est la sienne. Car pour aller consquemment jusquau bout de sa pense, elle aurait d dboucher sur un rejet de limpratif catgorique, de lthique du devoir, comme Goethe qui toujours, de fait, a

    29 Musagte : conducteur des muses.

    30 Kant, La religion dans les limites de la raison, traduction A. Tremesaygues

    Ed. Flix Alcan, Paris, 1913, note, page 23.

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    rejet cette thique, de mme que plus tard, lthique au sens kantien a totalement disparu de lidalisme objectif de Schelling, o lesthtique a pris logiquement la place centrale. Schiller balance entre le rejet de lthique antinomique de Kant et son acceptation totale, de sorte que, dans la plupart des cas, il formule ses ides nouvelles sous la forme dun complment lthique kantienne, dune nouvelle infrastructure pour elle. Cette hsitation pntre trs profondment la conception esthtique et la culture esthtique de Schiller. La conception kantienne a en effet pour consquence ncessaire que le sublime, comme reflet esthtique le plus immdiat et le plus adquat du principe moral dans le systme de lthique, doit tre un concept suprieur au beau lui-mme. Dans de trs nombreux passages de ses crits esthtiques, Schiller tire dans les faits cette consquence de la philosophie kantienne, et dtruit ainsi sa propre conception. Cest ainsi quil crit dans son essai Sur le sublime : Le beau ne fait quuvrer pour lhomme, le sublime uvre pour le dmon pur qui est en lui ; et puisque nous sommes vous, quelles que soient les limites imposes par nos sens, nous rgler sur la lgislation des purs esprits, le sublime doit donc ncessairement sadjoindre au beau pour faire de lducation esthtique un tout cohrent 31 Ici, les principes de la philosophie schillrienne de lhistoire de lesthtique sont totalement abandonns : sa belle me nest quune tape de transition vers la matrialisation de lthique de Kant. De lautre ct, il formule abondamment le problme de telle sorte que la beaut est prcisment le principe qui reprend en lui-mme le sublime comme lment dpass. Et pour sa philosophie de la culture, ce dernier doit fournir la ligne

    31 Friedrich Schiller : Sur le sublime, in crits sur le thtre, Traduction de

    Gilles Darras Les Belles Lettres, Paris, 2012, page 320.

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    fondamentale. Cest ainsi que, dans ce but prcisment, il place dans son ducation esthtique la catgorie du noble. Il y dit de lhomme : Cest ses inclinations dj quil doit imposer la loi de sa volont ; il doit, si vous voulez me passer lexpression, porter la guerre contre la matire dans les frontires mmes de celle-ci, afin de navoir pas lutter contre ce redoutable ennemi sur le terrain sacr de la libert ; il doit apprendre dsirer plus noblement afin de ntre pas mis dans la ncessit de vouloir avec sublimit. Cest quoi il parviendra grce la culture esthtique : elle soumet des lois de beaut tous les actes dans lesquels il ny a, pour lier larbitraire humain, ni lois de la nature ni lois de la raison, et elle nous introduit dj dans la vie intrieure par la forme quelle donne la vie extrieure. 32 Cette utopie esthtique aux bases chaotiques et au dveloppement chaotique repose, comme nous lavons vu, sur un profond pessimisme lgard du monde contemporain. Schiller caractrise son poque en disant que les hommes sont soit des sauvages, soit des barbares. Or il y a deux faons pour lhomme dtre en opposition avec lui-mme : il peut ltre la manire dun sauvage si ses sentiments imposent leur hgmonie ses principes ; la manire dun barbare si ses principes ruinent ses sentiments. Le sauvage mprise lart et honore la nature comme sa souveraine absolue. Le barbare tourne en drision et dshonore la nature, mais, plus mprisable que le sauvage, il continue assez souvent tre lesclave de son esclave. 33 Cette critique de la culture contemporaine est base sur la sparation kantienne de la raison et de la sensibilit, mais aussitt, elle va au-del ; car autant la conception du sauvage est une authentique

    32 Schiller, Lettres sur lducation esthtique de lhomme, op. cit., Lettre 23,

    page 305. 33

    Ibidem. Lettre 4, pages 107-109.

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    conception kantienne, autant la formulation de la barbarie soppose aux principes de lthique kantienne. Car selon cette conception schillrienne, le barbare est diffrenci du sauvage par le fait que les forces contraires la culture, destructrices de la culture y sont des produits mmes de la culture, quen eux sexprime un prcepte pernicieux hostile la culture, un principe de raison exigeant le mal. Mais lacceptation de la possibilit de prceptes bons et mauvais en contradiction entre eux se trouve en opposition radicale lthique de Kant. Les contradictions de la culture, qui prennent souvent chez Kant une formulation trs profonde, ne sont pas des contradictions de prceptes moraux entre eux. Kant voit parfois trs clairement la dialectique entre lgalit et moralit, et partir de l, il donne des aperus critiques intressants, y compris sur la socit bourgeoise dveloppe. Une dialectique interne de la moralit contredit cependant les principes fondamentaux de sa pense. Certes, Kant accepte la possibilit que le criminel non seulement puisse solliciter pour son acte une exception au prcepte moral gnralement valable mme si lui-mme ladmet et donc dune certaine manire une dispense, mais aussi que sa maxime soit diamtralement oppose la loi, en contradiction avec elle (hostilement en quelque sorte). Mais Kant ne voit l aucune contradiction vritable que lthique aurait comprendre dialectiquement, mais bien davantage un abme inexplicable pour la pense. Autant quon puisse en juger, il est impossible lhomme de commettre un tel crime, par expresse mchancet, (toute gratuite), et cependant (ne fut-ce que comme simple Ide du comble du mal, un systme de morale ne saurait lomettre. 34 (Il nest pas inintressant de remarquer que ces

    34 Kant, Mtaphysique des murs. Note in uvres philosophiques, tome III,

    Pliade, Gallimard, page 588-589.

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    rflexions de Kant se rfrent aux excutions de Charles Ier et de Louis XVI.) Il est clair que Schiller, dans cette conception, ne se contente pas daller au-del du schma de base de lthique kantienne. Il la dj fait dans sa pratique dramaturgique antrieure. Dj dans le personnage de Franz Moor dans Les Brigands, il y a la base leffet dune maxime pernicieuse, certes dune manire qui nest pas soutenue jusquau bout par le jeune Schiller ; car laction conduit ce que les prceptes pernicieux seffondrent galement en lui et quil doive reconnatre comme vainqueurs la religion et la morale. En revanche, dans la reprsentation du roi Philippe dans Don Carlos, Schiller aspire et parvient un personnage chez lequel le principe pernicieux des actions ne dcoule pas de sentiments personnels (dans la terminologie kantienne, de la sensibilit ), mais de maximes (de la raison ). Posa et Philippe ont beau agir en opposition radicale lun lautre, les contenus de leurs actions ont beau tre diamtralement opposs, ils agissent tous les deux formellement de la mme manire : des prceptes dterminent les actions dans les deux cas ; leur opposition nest donc pas celle des tempraments, des penchants, etc. mais celle des prceptes. Schiller lui-mme a clairement ressenti quil avait franchi l un pas important. La lutte contre Philippe devait prcisment tre dirige contre les principes quil reprsente : contre le principe de labsolutisme, de la tyrannie, pas contre la personne dun tyran individuellement mchant. Dans la prface aux fragments Thalia de Don Carlos, Schiller crit : on attend je ne sais quel genre de monstre ds lors quil est question de Philippe II ma pice seffondre ds lors quon y trouve ce monstre. 35 L aussi, Lessing a prcd Schiller

    35 Friedrich Schiller : Don Carlos, Prface dans la Rheinische Thalia, in

    crits sur le thtre, op. cit., page 118.

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    (avec le Prince dans Emilia Galotti), mais la conception de Philippe va plus loin que nest all Lessing. Alors que Lessing montre simplement comment la bonhomie faible et hsitante dans la fonction du monarque absolu peut mener de crime en crime, le sujet de Schiller est de montrer le principe criminel inhrent labsolutisme. Cest pourquoi Philippe va tre dot de traits de grandeur et dhumanit, cest pourquoi se tient derrire lui monumentalement dpeint au plan artistique le grand inquisiteur, chez lequel dj il ny a absolument plus aucun sentiment goste personnel vivant, qui nexiste plus que dans le principe, pour le principe (pour le principe du mal). Il faut montrer que les puissances de lhistoire mondiale se mesurent ici dans leurs plus hauts reprsentants. Schiller en vient ici avec une conscience plus artistique quintellectuelle une amorce de dialectique historique. On ne peut pas tudier ici dans quelle mesure Schiller est devenu un fondateur dun nouveau type de tragdie. Il est seulement important de constater que premirement, lopposition mthodologique Kant, qui certes est reste inconsciente en tant que telle, nest pas fortuite, mais dcoule des principes les plus profonds de lvolution de Schiller comme artiste et penseur, et deuximement que Schiller, en allant au-del de Kant, a effectu un pas important vers la dialectique, et plus prcisment vers la dialectique des puissances et des tendances historiques. Aprs avoir de cette manire, avec les types de la sauvagerie et de la barbarie, dpeint de grands types de lhistoire contemporaine, Schiller franchit un pas de plus et prcise alors ce jugement ambivalent sur les hommes qui lui sont contemporains, en direction aussi de leur stratification en classes sociales : Dans les classes infrieures qui sont les plus nombreuses, on voit se manifester des instincts grossiers

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    et anarchiques qui, aprs que le lien de lordre social a t dnou, se dchanent et se htent avec une indisciplinable frnsie vers leur satisfaction animale Dun autre ct, les classes polices nous donnent le spectacle plus repoussant encore dun relchement et dune dpravation du caractre qui indignent dautant plus quelles ont leur source dans la civilisation elle-mme Les lumires de lEsprit que les classes cultives se vantent non sans quelque raison de possder, sont tout compte fait loin de manifester une influence ennoblissante sur les sentiments ; elles consolident bien plutt la perversion par leurs maximes Ainsi voit-on lesprit du temps hsiter entre la perversion et la sauvagerie, entre lloignement de la nature et la seule nature, entre la superstition et lincrdulit morale, et seul lquilibre du mal lui assigne quelquefois des limites. 36 La cause ultime de ces phnomnes, Schiller la voit dans la division sociale du travail. Sur cette question aussi, Schiller sappuie sur la philosophie des Lumires. De nombreux reprsentants importants des Lumires ont clairement vu les consquences nfastes de la division du travail pour le dveloppement des hommes, en mme temps que la reconnaissance consquente et juste que trouvait limportance progressiste de la division du travail chez les conomistes. Cette contradiction, clairement exprime et mene des deux cts jusqu ses consquences ultimes, fait tout autant partie de la grandeur du temps des Lumires que le fait que la corrlation dialectique de cette contradiction nait pas t vue, elle montre ses limites. Cest galement un hritage des Lumires et pas un exploit intellectuel autonome de Schiller, que le dchirement de lhomme dans et par la division moderne du travail contraste avec la totalit de lhomme dans

    36 Schiller, Lettres sur lducation esthtique de lhomme. Op. cit., Lettre 5,

    pages 113-115.

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    lhellnisme classique. Ferguson, le professeur dAdam Smith, dnonce la division du travail (Marx) si nergiquement quil dit, en comparant les rapports antiques et modernes : Nous sommes des nations entires dIlotes et navons point de citoyens libres. Il constate que la division du travail est lie une extinction de lentendement des travailleurs. Plusieurs arts mcaniques n'exigent aucune capacit ; ils russissent parfaitement, lorsqu'ils sont totalement destitus des secours de la raison et du sentiment ; et l'ignorance est la mre de l'industrie, aussi-bien que de la superstition Ainsi, on pourrait dire que la perfection, l'gard des manufactures, consiste pouvoir se passer de l'esprit, de manire que, sans effort de tte, l'atelier puisse tre considr comme une machine dont les parties sont des hommes. 37 Et il dveloppe cette ide dans tous les domaines de la vie sociale (appareil dtat, arme, etc.). Cette consquence ncessaire de la division capitaliste du travail met en pleine lumire une contradiction fondamentale de lhumanisme bourgeois : lexigence du dveloppement libre et vari de la personnalit humaine est ds le dbut une devise essentielle de lhumanisme bourgeois. Les grands initiateurs et continuateurs de ce mouvement ont, ds le dbut, eu le sentiment explicite que le dveloppement des forces productives, lamlioration de la technique, lextension et la facilitation des changes tait trs troitement lis la ralisation de cet idal, quils taient absolument ncessaires pour que lhumanit sextraie des tnbres, de ltroitesse et de labsence de libert de la vie mdivale. Ce nest en aucune faon un hasard, mais rsulte plutt de lessence de lhumanisme, que de nombreuses figures de la renaissance

    37 A. Ferguson : Essai sur lhistoire de la socit civile, trad. M. Bergier,

    Desaint, Paris, 1783 part. IV, ch. II, tome 2, page 144, cit par Marx, Le Capital, ditions Sociales, Paris, 1960, Livre Ier, tome II, page 44 n. et part. IV, ch. I, pages 134-135, en partie cit par Marx, ibidem, page 51.

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    naient pas seulement t des chercheurs et des artistes, mais aussi des dcouvreurs et des organisateurs. La diffrenciation toujours plus grande de la division du travail, tant de la division sociale gnrale que celle dans lentreprise, est en mme temps la force motrice et la consquence de ce dveloppement des forces productives. Il apparat donc l une contradiction profonde et insoluble, dont nous avons entendu linstant lanalyse par la bouche de Ferguson. Cette contradiction se reflte dj dans le fait que la premire priode de lhumanisme bourgeois, la plus puissante, la plus riche en personnalits gantes et en uvres ternelles, avait prcisment comme prsuppos le non-dveloppement de la division du travail. Aprs avoir soulign luniversalit de Lonard de Vinci, de Drer, de Machiavel et de Luther, Engels caractrise cette corrlation entre la grandeur des hommes de la renaissance et la division du travail de la manire suivante : Les hros de ce temps n'taient pas encore esclaves de la division du travail, dont nous sentons si souvent chez leurs successeurs quelles limites elle impose, quelle troitesse elle engendre. 38 La grandeur de lhumanisme de la renaissance, les multiples facettes de lactivit de ses grands hommes, lunivocit de leurs efforts, ltendue de leurs perspectives ont donc pour fondement que cette contradiction ntait pas encore apparue. Plus la production capitaliste se dveloppe fortement, plus les tendances qui jaillissent dune seule et mme conomie sont divergentes. La lutte pour la multiplicit de lactivit humaine et ainsi pour la richesse et la libert de la personnalit entre de manire toujours plus forte et plus vidente en contradiction avec sa propre base conomique. Il faut en loccurrence souligner que la division du travail critique lpoque des

    38 Friedrich Engels, Dialectique de la Nature, Trad. mile Bottigelli, ditions

    Sociales, Paris, 1961, Introduction, pages 30-31.

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    Lumires tait encore celle de la priode de la manufacture ; celle de lindustrie mcanise, contre laquelle ultrieurement les critiques romantiques de la division du travail se sont surtout levs, nexistait alors pas encore. Lidal grec des Lumires et de lpoque de la Rvolution nest pas seulement lidal rpublicain de la libert citoyenne, mais la Grce apparat aussi, toujours plus, comme le pays perdu et reconqurir du dveloppement libre et riche de la personnalit. Laccent sur la reconqute, lespoir de sa possibilit, le raccordement intellectuel troit de la libert de lactivit personnelle avec la libert citoyenne-rpublicaine, empche que ces idaux, bien quils soient objectivement en opposition au dveloppement de la division du travail, prennent une orientation romantique ractionnaire. Leur contradiction reste insoluble. Mais les humanistes bourgeois combattent dun ct pour carter tous les obstacles sociaux tatiques de lvolution conomique. Dun autre ct, cette situation amne des exigences utopiques-hroques, une critique sans mnagement de la division capitaliste du travail du point de vue de lhumanisme bourgeois, mais pas une nostalgie des conditions sociales fodales prcapitalistes qui ne connaissaient pas encore cette division du travail. Ce nest que quand le Moyen-ge, lartisanat mdival etc. deviennent un idal dans le romantisme, quand laspiration une abolition de la division capitaliste du travail et de son morcellement de la personnalit humaine cesse dtre corrl la lutte pour la libert politique, pour la destruction des reliquats du Moyen-ge, quand cette aspiration devient un souhait du retour dans ltroitesse, la sujtion, labsence de libert, de perspective, etc. de lartisanat mdival, que la lutte contre la division capitaliste du travail devient ractionnaire romantique. La priode de la Rvolution franaise, fait apparatre, en Allemagne aussi, le contraste de

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    lantiquit et du prsent, de la personnalit librement dveloppe et de la division du travail asservissante, la lumire des illusions utopiques hroques des Lumires et de la Rvolution franaise. Aprs tout ce que nous savons de lvolution et de la problmatique de Schiller, il ne faut pas sattendre ce quil possde la profondeur danalyse des rapports de la socit bourgeoise de Ferguson. Son regard est troubl par la mesquinerie, ltroitesse et larriration des conditions allemandes, et il voit dans la division du travail, au moins de faon prpondrante, une consquence des rapports tatiques. Ce fut la civilisation elle-mme qui infligea cette blessure lhumanit moderne Ce bouleversement le nouvel esprit des gouvernements le rendit complet et universel Les tats grecs, o, comme dans un organisme de lespce des polypes, chaque individu jouissait dune vie indpendante mais tait cependant capable, en cas de ncessit, de slever lIde de la collectivit, firent place un ingnieux agencement dhorloge dans lequel une vie mcanique est cre par un assemblage de pices innombrables mais inertes. Une rupture se produisit alors entre ltat et lglise, entre les lois et les murs ; il y eut sparation entre la jouissance et le travail, entre le moyen et la fin, entre leffort et la rcompense. Lhomme qui nest plus li par son activit professionnelle qu un petit fragment isol du Tout ne se donne quune formation fragmentaire ; nayant ternellement dans loreille que le bruit monotone de la roue quil fait tourner, il ne dveloppe jamais lharmonie de son tre, et au lieu dimprimer sa nature la marque de lhumanit, il nest plus quun reflet de sa profession, de sa science. Mais mme la mince participation fragmentaire par laquelle les membres isols de ltat sont encore rattachs au Tout, ne dpend pas de formes quils se donnent en toute indpendance ; elle

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    leur est prescrite avec une rigueur mticuleuse par un rglement qui paralyse leur facult de libre discernement Ainsi peu peu la vie concrte des individus est-elle abolie afin de permettre la totalit abstraite de persvrer dans son indigente existence, et ltat reste indfiniment tranger aux citoyens qui le composent parce que leur sentiment ne le trouve nulle part. 39 Mais mme chez Schiller de mme que chez les Lumires auparavant ce tableau profondment pessimiste de la division capitaliste du travail na pas pour consquence une opposition romantique ce quil y a de progressiste dans le dveloppement capitaliste. Schiller a beau dcrire loquemment le morcellement du travail par la division du travail, il sen tient fermement au fait que cette mme division du travail fait certes de lindividu un fragment dvaloris par rapport au citoyen grec, mais sert nanmoins le progrs de lhumanit. Une activit unilatrale des forces conduit certes immanquablement lindividu lerreur, mais elle mne lespce la vrit. 40 Pour bien juger cette attitude de Schiller, il est ncessaire encore une fois de remarquer que sa critique de la division du travail concerne la priode de la manufacture. Marx dfinit Adam Smith, prcisment en ce qui concerne la division du travail, comme lconomiste qui caractrise le mieux la priode manufacturire. 41 Marx rsume la particularit de la division du travail spcifique cette priode de la faon suivante : Le travailleur collectif possde maintenant toutes les facults productives au mme degr de virtuosit et les dpense le plus conomiquement possible, en n'employant ses organes, individualiss dans des travailleurs ou des groupes

    39 Schiller, Lettres sur lducation esthtique de lhomme. Op. cit., Lettre 6,

    pages 121-123-125-127. 40

    Ibidem page 131. 41

    Karl Marx, Le Capital, ditions Sociales, Paris, 1960, Livre Ier, tome II, page 39 n.

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    de travailleurs spciaux, qu' des fonctions appropries leur qualit. En tant que membre du travailleur collectif, le travailleur parcellaire devient mme d'autant plus parfait qu'il est plus born et plus incomplet. (Dans lannotation, il ajoute : Lorsque, par exemple, ses muscles sont plus dvelopps dans un sens que dans l'autre, ses os dforms et contourns d'une certaine faon, etc. ) 42 Pourtant, L'habilet de mtier reste la base de la manufacture, tandis que son mcanisme collectif ne possde point un squelette matriel indpendant des ouvriers eux-mmes 43 La manufacture a beau donc former les bases objectives, conomiques, ainsi que techniques, de lindustrie mcanise, les diffrences qualitatives entre les deux subsistent, justement sur le problme de la division du travail, avec toutes ses consquences culturelles. La diffrence, fondamentale pour nous, sexprime dans la formulation de Marx : Dans la manufacture, la division du procs de travail est purement subjective ; c'est une combinaison d'ouvriers parcellaires. Dans le systme de machines, la grande industrie cre un organisme de production compltement objectif ou impersonnel, que l'ouvrier trouve l, dans l'atelier, comme la condition matrielle toute prte de son travail. 44 Les diffrentes positions dans les diffrentes priodes sur la question de la division du travail ne peuvent tre apprcies correctement au plan historique que si lon garde bien lesprit quelle tape de dveloppement elles se rapportent. Seul le degr objectif de dveloppement des contradictions donne une chelle de mesure pour apprcier quelles illusions sont historiquement ncessaires et justifies, quel degr de contradiction un penseur honnte et important est tenu de connatre et dadmettre et dans quelle limite. Cest pourquoi

    42 Ibidem, pages 39-40.

    43 Ibidem, page 56.

    44 Ibidem, page 71.

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    il est important daffirmer que les Lumires (et Schiller aussi, videmment) ne peuvent parler que des contradictions de la priode de la manufacture. La contradiction entre lhumanisme bourgeois et la base conomique de la bourgeoisie se situe donc l. Les penseurs honntes lexpriment de manire plus ou moins juste, plus ou moins profonde. Le caractre prrvolutionnaire de lpoque avant la Rvolution franaise, avant la rvolution industrielle, avant lintroduction des machines une chelle historiquement dcisive dtermine le caractre de ces illusions hroques conomiquement fcondes, qui nentranent pas la transformation de lexpression sans dtours des contradictions en un dsespoir romantique. Cest dans ce contexte que la philosophie esthtique de lhistoire de Schiller trouve son deuxime thme fondamental : la culture esthtique a pour tche dabolir nouveau le dchirement et le morcellement de lhomme par la division du travail, de rtablir lintgrit et la totalit de lhomme. Ce nest que lorsque cette totalit est tablie que le bouleversement vritable de la socit peut tre ralis sans danger : Il faut donc quun peuple possde un caractre "total" pour quil soit capable et digne dchanger ltat de la ncessit contre ltat de la libert 45 On le voit : Schiller pose le problme de la division du travail de manire beaucoup plus abstraite et plus idaliste, beaucoup plus loigne de la comprhension de la ralit socioconomique que les Lumires. Oui, si nous considrons les consquences ultimes de sa conception, le problme se volatilise chez lui en une question purement gnosologique de rapport entre la raison et la sensibilit. Lingalit de dveloppement amne cependant dans ce cas la situation

    45 Schiller, Lettres sur lducation esthtique de lhomme, Op. cit., Lettre 4,

    page 109.

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    remarquable que cest justement cette volatilisation et dformation idaliste du problme conomique qui aplant aussi la voie de la dcouverte du problme conomique lui-mme dans ses complications dialectiques. Car derrire cette volatilisation et dformation idaliste se cachent les problmes rels de lvolution de la socit et de sa comprhension par la pense. Indubitablement, en ramenant le problme gnral de la division du travail, du morcellement de lhomme, la raison et la sensibilit, on met le problme la tte en bas. Mais malgr toute la dformation qui se produit en loccurrence, il y a cependant l un lment essentiel du problme qui est apprhend, mme sil est retourn de manire idaliste. Pour lhomme qui vit dans la socit de la division capitaliste du travail qui se dveloppe et simpose victorieusement, le dchirement de son psychisme en raison et sensibilit, son dualisme apparent est une donne immdiate. Il est facile de voir quainsi, tous les rapports sont mis la tte en bas, que Schiller (de mme que ses autres contemporains allemands importants) cherche dduire ltre de la conscience, la base de la superstructure, les causes des consquences, etc. Il est plus difficile de comprendre comment, en dpit de cette mthodologie mise la tte en bas, on sest engag l sur une voie vers la dcouverte de rapports dialectiques justes dans la ralit. lpoque o il surmonte enfin la dialectique hglienne, Marx en vient parler dune manire trs intressante, prcisment dans lanalyse des catgories conomiques du problme de lalination de lhomme par rapport sa propre ralit sensible, par rapport la sensibilit. En dialecticien matrialiste, il rapporte toujours cette alination des processus conomiques rels, il dcouvre les causes socioconomiques relles, qui ont dtermin et dterminent la

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    gense de ces catgories et leur reflet intellectuellement ressenti dans la tte de lhomme. Ce faisant, il part du travail du proltaire. Le rapport de l'ouvrier au produit du travail en tant qu'objet tranger et ayant barre sur lui. Ce rapport est en mme temps le rapport au monde extrieur sensible, aux objets de la nature, monde qui s'oppose lui d'une manire trangre et hostile 46 Cette alination de lhomme par rapport lui-mme est la caractristique gnrale du monde capitaliste. la place de tous les sens physiques et intellectuels est donc apparue dit Marx, la simple alination de tous ces sens, le sens de l'avoir L'abolition de la proprit prive est donc l'mancipation totale de tous les sens et de toutes les qualits humaines L'homme s'approprie son tre universel d'une manire universelle, donc en tant qu'homme total. 47 Cette remise sur ses pieds de la philosophie hglienne, qui ensuite va tre concrtise par une critique fondamentale et profonde de ses catgories centrales a pour prhistoire le fait que, dans la philosophie classique allemande, et tout particulirement chez Hegel, ces rapports multiples comme problmes centraux de la philosophie et de lvolution historique, mme si cest dune manire o ils sont mis la tte en bas, dune manire dforme et rtrcie, sont cependant traits vritablement, certes sans que Hegel ait t en mesure de pouvoir tablir un rapport dialectique entre les deux aspects du processus unitaire. Dans ses Manuscrits de 1844, Marx met clairement en avant le mrite de Hegel ce sujet : La grandeur de la Phnomnologie de Hegel et de son rsultat final la dialectique de la ngativit comme principe moteur et crateur consiste donc, d'une part, en ceci, que

    46 Karl Marx, Manuscrits de 1844, ditions Sociales, Paris, 1962, premier

    manuscrit, page 61. 47

    Ibidem, troisime manuscrit, pages 91-92.

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    Hegel saisit la production de l'homme par lui-mme comme un processus, l'objectivation comme dsobjectivation, comme alination et suppression de cette alination ; en ceci donc qu'il saisit l'essence du travail et conoit l'homme objectif, vritable parce que rel, comme le rsultat de son propre travail. Le rapport rel actif de l'homme lui-mme en tant qu'tre gnrique ou la manifestation de soi comme tre gnrique rel, c'est--dire comme tre humain, n'est possible que parce que l'homme extriorise rellement par la cration toutes ses forces gnriques ce qui ne peut son tour tre que par le fait de l'action d'ensemble des hommes, comme rsultat de l'histoire, qu'il se comporte vis--vis d'elles comme vis--vis d'objets, ce qui son tour n'est d'abord possible que sous la forme de l'alination. 48 La Phnomnologie de lEsprit comme point culminant de la philosophie classique allemande a cependant une longue prhistoire, dans laquelle justement les crits de Schiller que nous avons tudis reprsentent un tournant important. La sparation radicale de la raison et de la sensibilit, qui chez Kant, dun point de vue philosophique, a t une consquence ncessaire de sa position hsitante entre matrialisme et idalisme subjectif agnostique, a pour consquence pour la structure de sa thorie de la connaissance, quil lui faut difier un appareillage extraordinairement complexe, virant la mythologie conceptuelle, afin de mettre en rapport logique la relation de l affection de la sensibilit par la chose en soi avec le caractre apriorique des catgories de la raison. Dans cette construction dj surgissent les premiers germes dune histoire de la raison pure , puisque dans cet appareillage mental, cette structure de la capacit humaine de connaissance, est reprsent comme une sorte de mouvement hors du temps : les catgories ne sont pas les

    48 Ibidem, troisime manuscrit, page 132.

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    unes ct des autres, elles sont dveloppes les unes des autres, elles se suivent les unes les autres en une suite logique au sens de ce mouvement hors du temps. Oui, Kant soulve dans le dernier chapitre de la Critique de la Raison Pure le problme de lhistoire de la raison pure comme problme pour dsigner une lacune qui reste dans le systme, et qui devra tre remplie plus tard. 49 Limportance du travail philosophique de Schiller consiste donc dans le fait quil a fait le premier pas pour enlever cette volution le caractre dun mouvement hors du temps au sein de la thorie de la connaissance, et la concevoir comme un mouvement vraiment historique, dans une histoire assurment mystifie par lidalisme. Alors, quand Schiller rduit le problme du dchirement et de la dpravation de lhomme par la division du travail au dchirement de lhomme entre raison et sensibilit, et voit dans ce dchirement la signature historique du prsent, quand il pose comme la grande tche du prsent le rtablissement par lesthtique de lintgrit et de la totalit de lhomme sorti de ce dchirement, alors il tempre dun ct de faon idaliste les thses concrtes des Lumires anglaises, de lautre ct il prpare nanmoins intellectuellement la problmatique de la phnomnologie de lesprit. Combien Schiller est ici un prcurseur de Hegel, cest ce qui sexprime prcisment dans sa thorie de lactivit esthtique dans la thorie du jeu . Le fait dj quil ne voie pas comme question centrale de lesthtique la simple intuition , mais aussi une pratique (certes, cela va de soi, une pratique idaliste), quil veuille donner cette pratique une place importante dans le systme de lunit des capacits humaines, dans lunit de la raison et de la sensibilit, et ainsi de dfinir une place dans le dveloppement historique de ces

    49 Kant, Critique de la raison pure, Garnier-Flammarion, 1976, page 635.

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    capacits de lhomme demi-animal jusqu ltat actuel de civilisation et au-del, contraint celui-ci emprunter le chemin qui mne Hegel. Nous verrons dans la suite combien sa mthodologie et ses rsultats, en loccurrence, ont t contradictoires. Mais il est nanmoins parvenu au seuil de cette problmatique de Hegel dans laquelle Marx, comme nous lavons vu, voit la grandeur de la Phnomnologie de lesprit : au seuil de la conception de lhomme comme produit de son propre travail, de sa propre activit. La conception de lactivit esthtique comme cette autoproduction de lhomme est une ide privilgie de la priode de transition de Schiller. Son grand pome philosophique, Les artistes, tourne constamment autour de cette question. Dans les Lettres sur lducation esthtique de lhomme, cette fonction de lactivit esthtique est tout fait clairement exprime : Il est donc non seulement permis mtaphoriquement, mais encore philosophiquement exact dappeler la beaut notre deuxime crateur. 50 (Le premier selon Schiller est la nature.) Le fait que Schiller, en dveloppant cette ide, tombe ensuite dune contradiction dans une autre, ne rduit pas limportance de cette avance vers la dialectique. Nous traiterons plus tard en dtail les contradictions les plus importantes. On ne doit certes pas attendre de Schiller une problmatique historique relle consquente. La philosophie idaliste nen est pas capable, et pas non plus chez Hegel. La grande dcouverte de lidalisme classique, savoir que lvolution historique se droule par tapes qui se succdent ncessairement, auxquelles correspond le rapport dialectique des catgories, doit ncessairement y apparatre la tte en bas. Ce nest pas la succession intellectuelle des catgories qui est

    50 Schiller, Lettres sur lducation esthtique de lhomme. Op. cit., Lettre 21,

    page 279.

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    limage reflte dans la pense de leur dveloppement historique rel les unes des autres, mais au contraire, cest lordre historique qui est conu comme limage idaliste reflte de la succession logique. Lide de cette histoire de la raison surgit chez Schiller ds sa priode pr-kantienne. Dans la remarque prliminaire ses Lettres philosophiques, Schiller tablit le programme suivant : La raison a ses poques, ses destines, tout comme le cur, mais son histoire est trs rarement traite. On semble se contenter de dvelopper les passions dans leurs extrmits, leurs errements et leurs consquences, sans prendre en compte la faon prcise dont elles dpendent du systme mental des individus. 51. Certes, dans cette priode de son volution, Schiller nest pas encore en mesure dexposer ce programme ne serait-ce quun peu concrtement. son introduction programmatique fait suite chez lui lattaque que nous connaissons dj du matrialisme, de la philosophie morale des Lumires. Mais l aussi, Schiller ralise, mme si ce nest que partiellement dans des aphorismes dcousus, partiellement dans de mystiques exaltations philosophiques motionnelles, des avances en direction de cette dialectique philosophique historique idaliste. Par quelques observations, il sapproche ainsi de la dialectique historique hglienne de la vrit et de lerreur. Nous ne parvenons que rarement la vrit, autrement que par des extrmes nous devons auparavant puiser lerreur et souvent labsurdit avant que nos efforts nous hissent jusquaux beaux objectifs de la sagesse tranquille . Et cet expos culmine dans la thosophie de Julius , o Schiller rsume sa philosophie mystique de lhistoire dans les vers suivants :

    51 Philosophische Briefe, in Schillers smtliche Werke, Band IV,

    J. G. Cotta'sche Buchhandlung, Stuttgart, 1879, page 159-180.

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    Arm in Arme, hher stets und hher, Vom Barbaren bis zum griech'schen Seher, Der sich an den letzten Seraph reiht, Wallen wir einmth'gen Ringeltanzes, Bis sich dort im Meer des ew'gen Glanzes Sterbend untertauchen Ma und Zeit. Freundlos war der groe Weltenmeister, Fhlte Mangel, darum schuf er Geister, Sel'ge Spiegel seiner Seligkeit. Fand das hchste Wesen schon kein Gleiches, Aus dem Kelch des ganzen Wesenreiches Schumt ihm die Unendlichkeit. 52 Bras dessus bras dessous, plus haut toujours plus haut, Du barbare au visionnaire grec Qui se range au ct du dernier sraphin Nous dansons tous frntiquement la ronde Jusqu ce que la mesure et le temps Plongent en mourant l-bas dans la mer lclat ternel. Le grand-matre des mondes navait pas dami Il en ressentait le manque, cest pourquoi il cra des esprits Reflets spirituels de sa spiritualit. Mais ltre suprme ne trouva pas son semblable ; Du calice de tout le rgne naturel Dborde pour lui lcume de linfini.

    la fin de sa Phnomnologie de lesprit, Hegel rsume sa double ide fondamentale, savoir que dun ct, les formes dfinies de la conscience, issues de lvolution phnomnologique, apparaissent dsormais dans le savoir absolu comme des concepts dfinis, que de lautre ct, ce processus est en mme temps un processus de lhistoire ; les deux ensemble dit Hegel en conclusion lhistoire conue, forment lintriorisation et le calvaire de lesprit absolu,

    52 Philosophische Briefe, Schillers Smtliche Werke, vierter Band

    [Lettres philosophiques, uvres compltes de Schiller, tome 4] J. G. Cotta'sche Buchhandlung, Stuttgart, 1879, pages 159-180.

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    leffectivit, vrit et certitude de son trne, sans lequel il serait ce qui est solitaire dpourvu de vie, seulement

    Aus dem Kelche dieses Geisterreiches Schumt ihm seine Unendlichkeit Du calice de ce rgne des esprits Dborde pour lui lcume de son infinit. 53

    La rfrence aux lettres philosophiques de Schiller est ici vident ds le premier regard, et pas seulement dans les vers, inexactement cits comme toujours chez Hegel. Dans les crits esthtiques du Schiller de la priode kantienne, la problmatique, comme nous le savons dj, est nonce ainsi, que lhomme est mis en pices par lvolution de la civilisation elle-mme, par la division du travail, et la forme typique de manifestation, la forme fondamentale de cette mise en pices est la dualit de la raison et de la sensibilit, de la pense et du ressenti. Lesthtique a donc la tche historique dabolir ce dchirement, de rtablir lunit de la pense et du ressenti. Cette problmatique a galement ses racines dans la philosophie kantienne. Lesthtique de Kant, la Critique de la facult de juger, a dans le systme kantien pour fonction dtablir la liaison mthodologique entre raison et sensibilit, entre le monde phnomnal et le monde noumnal, entre lempirisme et les ides. Et la philosophie de lhistoire esthtique prend partir de l son point de dpart sur toutes les questions mthodologiques. Comme nous lavons dj vu propos du traitement de la relation de lthique et de lesthtique, Schiller ne va pas tre conscient de sa sparation des fondements mthodologiques de la philosophie kantienne, mme si en ralit, il les dpasse trs largement. On voit

    53 Hegel, Phnomnologie de lEsprit, trad. Gwendoline Jarczyk et Pierre-

    Jean Labarrire, Gallimard Folio, Paris, 2006, tome II, pages 932-933. Hegel cite les deux derniers vers de Schiller en les modifiant lgrement.

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    ensuite ce manque de clart dans les rponses hsitantes et contradictoires que Schiller a trouves sur la question du rapport entre thique et esthtique. Il en est ainsi aussi dans ce cas. La ligne fondamentale de la Critique de la facult de juger est de trouver une ligne mdiane, un maillon intermdiaire, une mdiation entre sensibilit et raison dans la sphre esthtique. Schiller part galement de cette problmatique. Mais dj l, il va au-del de Kant assurment sans tre conscient de la porte de son pas. La relation de la raison et de la sensibilit (pour le kantien Schiller quivalente la relation de la forme et de la matire) nest pas pour lui une subordination de la sensibilit la raison comme chez Kant. Schiller dit : Il faut certes quil y ait subordination, mais elle doit tre rciproque Les deux principes sont donc la fois subordonns et coordonns lun lautre : cest--dire quil y a entre eux un rapport de rciprocit : sans forme pas de matire, sans matire pas de forme. 54 Schiller qui a franchi ce pas au-del de Kant sous linfluence appuye de Fichte, souponne quelque chose de la contradiction avec les bases gnosologiques du systme kantien. Mais de mme que Fichte il se console par le fait que ce dveloppement qui est le sien correspond srement lesprit, si ce nest la lettre, du systme de Kant. Linfluence de la thorie de la connaissance de Fichte, subjectiviste et solipsiste en consquence ultime, est sans aucun doute un obstacle pour Schiller dans cette avance vers lidalisme objectif. Cette influence ne va cependant pas assez loin pour embarquer Schiller sur la voie de Fichte. Bien au contraire : trs rapidement, leurs orientations philosophiques divergent ouvertement, certes sans que Schiller se soit affranchi pourtant de lide quil doive et puisse rester dans lesprit fidle au kantisme.

    54 Schiller, Lettres sur lducation esthtique de lhomme. Op.cit. Lettre 13,

    page 193, n.

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    Pourtant, simultanment, comme il voit dans lesthtique ce principe du futur qui doit abolir la dichotomie actuelle entre raison et sensibilit, il lui faut, dune manire qui contredit la conception kantienne, voir dans lesthtique un principe qui soit plus lev, plus synthtique que ces principes qui ont entran la dichotomie actuelle. Alors, bien que Schiller emploie lune et lautre des deux conceptions, sans choisir et de manire contradictoire, bien quil sembrouille ainsi dans des contradictions insolubles pour lui, il sest ainsi engag dans une voie qui mne lidalisme esthtique objectif de Schelling. Nous avons dj dcrit la caractrisation pessimiste de Schiller de son poque, la classification de ses contemporains en sauvages et en barbares. Schiller dpeint toujours cette barbarisation de son monde contemporain avec les couleurs les plus vivantes et les plus criardes. Il souligne toujours et encore que lpoque se place au niveau le plus lev quon puisse imaginer de la science, du rationalisme, de la culture, que mme la philosophie a indiqu la voie juste, la voie vers la nature ; pourtant, demande Schiller Do vient donc que nous soyons encore et toujours des barbares ? Et sa rponse va trs rsolument dans le sens dun loignement lgard du spiritualisme idaliste de Kant et de Fichte. Non seulement donc cette lumire de lintelligence ne mrite lestime que dans la mesure o elle se rflchit sur le caractre ; mais encore elle part dans une certaine mesure du caractre, car le chemin qui mne lesprit doit passer par le cur. La formation du sentiment est donc le besoin extrmement urgent de lpoque, non seulement parce quelle devient un moyen de rendre efficace pour la vie une comprhension meilleure de la vrit, mais mme parce quelle stimule lintelligence amliorer ses vues. 55

    55 Schiller, ibidem. Lettre 8, pages 145-147.

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    Aussi ce tournant est-il devenu typique de lvolution ultrieure de la philosophie classique allemande vers lidalisme objectif. Dans les prcisions quil formule ultrieurement pour cette thse, Schiller mne une polmique, aussi bien contre les esthticiens sensualistes que contre les esthticiens idalistes logicistes. Mais il y dit que les premiers qui attribuent au tmoignage des sens plus de poids quau raisonnement, sont en fait beaucoup moins loin de la vrit que leurs adversaires 56. Cette sympathie feutre pour le sensualisme et mme pour le matrialisme est trs caractristique du stade de transition de lidalisme subjectif lidalisme objectif dans la philosophie classique allemande. Schelling et Hegel vont dans leur priode de Ina bien plus loin dans cette direction que Schiller ne le fait ici, mais ils vont dans la mme direction. Dans son tude sur le droit naturel de lpoque dIna, Hegel prend position pour Hobbes contre Kant et Fichte, et Schelling crit, en opposition au spiritualisme des premiers romantiques, le pome matrialiste Profession de foi picurienne de Heinz Widerporst. 57 Le problme de Schiller est donc la runification de lhomme, primitivement unitaire, morcel par la civilisation. Ds la recension des pomes de Brger, il crit 58 : Avec lisolement et lefficience spare de nos forces spirituelles que rend ncessaire le champ tendu du savoir et la

    56 Schiller, ibidem. Lettre 18, page 251, n.

    57 In Schelling, Introduction lesquisse dun systme de philosophie de la

    nature, traduction Frank Fischbach et Emmanuel Renault, Le Livre de Poche, Paris, 2001, pages 170-81.

    58 Voir sur ce sujet louvrage de Victor Basch, la potique de Schiller, Flix

    Alcan, 1911, page 111 : La posie lyrique, ainsi que toute manifestation de la posie, a le devoir et le pouvoir d'unir ce qui, d'ordinaire, est spar en nous, d'accorder galement et harmonieusement toutes les nergies, d'habitude divergentes, de notre personnalit et de rtablir en nous l'humanit complte, en faisant jouer de concert notre intelligence, notre sensibilit, notre raison et notre imagination.

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    spcialisation des disciplines, lart potique est quasiment le seul qui puisse restaurer lunit des forces spares de lme, qui mobilise en une union harmonieuse la tte et le cur, la perspicacit et lesprit, la raison et la puissance dimagination, qui rtablisse pareillement en nous lhomme dans sa totalit. 59 Et dans lessai Sur la grce et la dignit, il nonce trs clairement : La nature humaine est dans la ralit un tout plus li quil nest permis au philosophe, qui ne peut procder quen sparant, de le faire apparatre. 60 Avec cette problmatique, Schiller fraye la voie que le jeune Hegel a emprunte plus tard dans sa priode dIna, dans la priode de gestation de la Phnomnologie de lesprit. Certes, il y a l une trs grande diffrence. Hegel a subverti de fond en comble la philosophie kantienne, il admet que la dcomposition mcaniste de la conscience humaine en pouvoirs de lme 61, qui sont de manire stricte et rigide isols les uns des autres, et opposs les uns aux autres, rend impossible toute solution dialectique. Il parle dj avec mpris de lme-sac du sujet 62 chez Kant, tandis que Schiller, en dpit de toutes ses tentatives daller au-del de Kant, reprend encore, sans les rviser, les prmisses kantiennes sur cette question dcisive. Cest pourquoi la grande question du morcellement de lhomme dans la division du travail son poque se rduit trs souvent chez lui une question purement mthodologique au sein de la science, qui peut tre surmonte par une dmarche purement philosophique, et mme sur le terrain de la philosophie kantienne. Cest ainsi quil dit de lhistoire universelle dans son discours acadmique de rentre: Autant le savant de

    59 ber Brgers Gedichte, in Schillers Smtliche Werke, 1836, op. cit.,

    tome 12, page 398. 60

    Schiller, Sur la grce et la dignit, in Textes esthtiques, op. cit., p 41. 61

    Kant, Critique de la facult de juger, op.cit., introduction page 156. 62

    Voir Lukcs, le jeune Hegel, Gallimard, 1981, Paris, tome 1, page 267.

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    profession s'tudie isoler sa science de toutes les autres, autant le philosophe s'efforce d'tendre le domaine de la sienne et de rtablir le lien qui l'unit aux autres sciences. Je dis rtablir, car ce n'est que l'intelligence qui, par abstraction, a trac ces limites et dtach les sciences les unes des autres. 63 Et en harmonie avec ce rtrcissement et cet affadissement du problme, et en contradiction avec les grandes lignes de sa philosophie de lhistoire en gnral, il expose ici la question comme si le tout non-morcel nexistait que dans l'ide, et ntait donc que purement subjectif. Pour Hegel aussi, cette dichotomie, ce dchirement est quelque chose didel. Mais lidel nest jamais chez Hegel purement subjectif. Pour Hegel, il sagit l, de manire beaucoup plus consquente que chez Schiller, dun processus historique qui produit aussi la philosophie, le besoin quon a delle, ses problmes et ses solutions. Si le pouvoir dunifier disparat de la vie humaine et si les oppositions perdent leur relation vivante, leur interaction, et gagnent lindpendance, la philosophie devient un besoin mesure que la culture prospre et que se diversifie le dveloppement des expressions de la vie o peut venir senlacer la division en deux, celle-ci devient plus puissante, sa conscration climatique saffermit et les efforts de la vie qui cherche renatre delle-mme dans lharmonie se font plus trangers la culture totale, plus insignifiants. Et il fixe comme programme de la philosophie le programme de la dialectique. Dpasser ces oppositions consolides, voil ce qui, seul, intresse la Raison. 64 Il est clair que cette conception de Hegel elle-aussi reste prise dans des limites idalistes. Il peut

    63 Quest-ce que lhistoire universelle et pourquoi ltudie-t-on ? (discours

    prononc en 1789, louverture de son cours d'histoire, l'universit dIna) in Philosophie, n96, 2007/4, trad. Aye Yuva.

    64 G.W.F. Hegel, La diffrence entre les systmes philosophiques de Fichte et

    de Schelling, Trad. B. Gilson. Vrin, 1986, pages 110-111.

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    seulement placer les phnomnes sociaux de la culture et ses manifestations en parallle les uns avec les autres sur le terrain de la philosophie et rsoudre les contradictions qui en rsultent de manire purement intellectuelle, purement philosophique. Le rapport rel des contradictions philosophiques avec lvolution relle de la socit, il ne peut que le souponner de manire gniale, mais jamais en donner le concept de manire adquate. Seul le matrialisme dialectique peut trouver aussi la solution adapte pour laspect idologique, pour laspect mthodologique et philosophique de cette question. Quand Marx, par exemple, se proccupe du reproche adress lconomie politique classique selon lequel les diffrents moments nauraient pas t considrs dans leur unit , il rpond tout simplement : comme si cette dissociation ntait pas passe de la ralit dans les livres, mais au contraire des livres dans la ralit, et comme il sagissait ici dune dialectique de concepts qui deviennent quivalents et non de la conception de rapports rels. 65 Dans la mesure o les tentatives de Schiller de dpasser la philosophie kantienne restent bien en arrire de lidalisme objectif de Hegel, il ne peut pas non plus tirer les consquences ultimes de cette conception. Chez lui, la beaut ne devient pas seulement une unit synthtique des contradictions de la culture qui culminent dans lopposition de la raison et de la sensibilit, mais en mme temps aussi, et dune manire qui abolit nouveau cette synthse, un simple lment intermdiaire entre sensibilit et raison, ce qui donne alors pour tche lesthtique, tout fait dans lesprit kantien, de prparer la prdominance de la raison, le rgne de limpratif catgorique. Selon Schiller entre la matire et la

    65 Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits Grundrisse, Les ditions

    sociales, Paris, 2011, Introduction de 1857, M6, page 46.

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    forme, entre la passivit et lactivit il faut quil y ait un tat moyen et cest la beaut [qui] nous met dans cet tat moyen. 66 Et dans un autre passage : Lme passe donc de la sensation la pense en traversant une disposition intermdiaire, dans laquelle sensibilit et raison sont simultanment actives, mais dans laquelle pour ce motif mme elles abolissent mutuellement leur puissance de dtermination et font dune opposition surgir une ngation. Cette disposition intermdiaire o lme nest dtermine ni physiquement ni moralement et o pourtant elle est active de ces deux manires, mrite particulirement le nom de disposition libre, et si lon appelle physique ltat de dtermination sensible, et logique et moral ltat de dtermination raisonnable, on donnera cet tat de dterminabilit relle et active le nom dtat esthtique 67 En accord avec cette conception, Schiller bauche alors une autre philosophie historique de lvolution humaine. la premire priode, o lhomme en tant que simple tre naturel est livr intrieurement et extrieurement aux forces de la nature, fait suite comme couronnement, comme chez tout philosophe idaliste de lhistoire, le pur royaume des esprits de la libert. Le rgne de lesthtique, le royaume de la beaut, se place entre les deux comme maillon intermdiaire. Et il est trs intressant et caractristique que Schiller, dans son volution, dune manire a