L'Espion Qui Bloguait

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Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 1 1/7 Affaire de Tarnac : l’espion qui bloguait PAR LOUISE FESSARD ET JÉRÔME HOURDEAUX ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 2 JUILLET 2013 Pendant des mois, les membres du groupe de Tarnac, poursuivis depuis novembre 2008 pour des sabotages sur des lignes TGV (voir notre Boîte noire, point 1), se sont demandé qui était le mystérieux internaute qui, sur une demi-douzaine de blogs, commentait à coup de citations et de photos les divers développements de l’affaire de Tarnac. Un blogueur érudit, très porté sur le situationnisme, qui partageait avec eux nombre de leurs références littéraires et qui, plus inquiétant, semblait très bien connaître les membres du groupe, qualifié de « structure clandestine anarcho- autonome » par la police antiterroriste. Des blogs truffés de références aux lieux où ils vivent, à leurs lieux de rencontre, à leurs écrits, à des actions militantes remontant au début des années 2000, etc. Des références pour la plupart introuvables sur la toile. [[lire_aussi]] Selon nos informations, ce blogueur ne serait autre qu’un policier de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), venant des ex- renseignements généraux (RG). C’est-à-dire du service à l’origine des informations qui ont motivé l’ouverture en avril 2008 par le parquet antiterroriste de Paris d’une enquête préliminaire visant le groupe de Tarnac. Contacté par Mediapart, le policier, nommé C. B., a démenti en bloc la majeure partie de nos informations, bien que son nom apparaisse sur un certain nombre de blogs et qu’il se soit, par le passé, vanté d’en être l’auteur auprès de plusieurs journalistes. Il garde sa part de mystère : pourquoi son nom figure- t-il sur ces blogs ? Était-il en service commandé et, si non, pourquoi ses collègues des RG puis de la DCRI l’ont-ils laissé faire ? Combien de personnes a-t-il pu contacter ? Et quel rôle ont joué ses thèses dans la procédure engagée contre les membres du groupe de Tarnac depuis 2008 ? Voir ci-dessous la vidéo où Mathieu Burnel, l’un des dix mis en examen de Tarnac, explique comment ses amis et lui ont commencé à se poser des questions sur ce blogueur. Vidéo disponible sur mediapart.fr Les blogs en question (« Icarie », « À un ami », « Celui qui fait au peuple de fausses légendes », « Le Pet au diable », « Dans le grand corps social de l’empire », puis un dernier sur Mediapart avec un seul billet depuis effacé) ressemblent à s’y méprendre à ceux de la blogosphère gaucho. Le schéma est toujours le même : des billets très courts, non datés, avec une photo soigneusement retitrée et une citation littéraire, incompréhensible pour le lecteur non averti. Leur point commun est de multiplier les allusions à l’affaire de Tarnac et à celle du groupe AZF, comme si les deux affaires étaient liées. À partir de fin 2003, un groupe se dénommant AZF (mais sans aucun lien avec l'explosion de l'usine AZF de Toulouse deux ans plus tôt) avait menacé à plusieurs reprises de faire sauter des bombes sur les voies ferrées françaises, si une rançon de 4 millions de dollars et d'un million d'euros ne lui était pas remise. Deux engins seront effectivement retrouvés, puis le groupe finira par renoncer et disparaître des radars policiers. Selon nos informations, les RG puis la DCRI auraient effectivement cherché à comparer le groupe AZF avec Tarnac, avant d'évacuer le sujet faute d'éléments probants. Mais la thèse du rapprochement semble tenir à coeur au policier blogueur. Sur ces anciens blogs, il multiplie les références au groupe AZF. Parfois de façon explicite – comme des extraits du livre des journalistes Élise Galand et Romain Icard, Suzy contre mon gros loup (éditions Privé, 2004) –, parfois de façon plus énigmatique, comme la photo d’une bâche bleue, intitulée « toile de Guy Debord ». Le groupe AZF

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Affaire de Tarnac : l’espion qui bloguaitPAR LOUISE FESSARD ET JÉRÔME HOURDEAUXARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 2 JUILLET 2013

Pendant des mois, les membres du groupe de Tarnac,poursuivis depuis novembre 2008 pour des sabotagessur des lignes TGV (voir notre Boîte noire, point 1),se sont demandé qui était le mystérieux internaute qui,sur une demi-douzaine de blogs, commentait à coupde citations et de photos les divers développementsde l’affaire de Tarnac. Un blogueur érudit, trèsporté sur le situationnisme, qui partageait avec euxnombre de leurs références littéraires et qui, plusinquiétant, semblait très bien connaître les membres dugroupe, qualifié de « structure clandestine anarcho-autonome » par la police antiterroriste. Des blogstruffés de références aux lieux où ils vivent, à leurslieux de rencontre, à leurs écrits, à des actionsmilitantes remontant au début des années 2000, etc.Des références pour la plupart introuvables sur la toile.

[[lire_aussi]]

Selon nos informations, ce blogueur ne seraitautre qu’un policier de la direction centrale durenseignement intérieur (DCRI), venant des ex-renseignements généraux (RG). C’est-à-dire duservice à l’origine des informations qui ont motivél’ouverture en avril 2008 par le parquet antiterroristede Paris d’une enquête préliminaire visant le groupede Tarnac. Contacté par Mediapart, le policier, nomméC. B., a démenti en bloc la majeure partie de nosinformations, bien que son nom apparaisse sur uncertain nombre de blogs et qu’il se soit, par lepassé, vanté d’en être l’auteur auprès de plusieursjournalistes.

Il garde sa part de mystère : pourquoi son nom figure-t-il sur ces blogs ? Était-il en service commandé et, sinon, pourquoi ses collègues des RG puis de la DCRIl’ont-ils laissé faire ? Combien de personnes a-t-il pucontacter ? Et quel rôle ont joué ses thèses dans laprocédure engagée contre les membres du groupe deTarnac depuis 2008 ?

Voir ci-dessous la vidéo où Mathieu Burnel, l’undes dix mis en examen de Tarnac, expliquecomment ses amis et lui ont commencé à se poserdes questions sur ce blogueur.

Vidéo disponible sur mediapart.fr

Les blogs en question (« Icarie », « À un ami », «Celui qui fait au peuple de fausses légendes », « Le Petau diable », « Dans le grand corps social de l’empire», puis un dernier sur Mediapart avec un seul billetdepuis effacé) ressemblent à s’y méprendre à ceuxde la blogosphère gaucho. Le schéma est toujours lemême : des billets très courts, non datés, avec unephoto soigneusement retitrée et une citation littéraire,incompréhensible pour le lecteur non averti. Leurpoint commun est de multiplier les allusions à l’affairede Tarnac et à celle du groupe AZF, comme si les deuxaffaires étaient liées.

À partir de fin 2003, un groupe se dénommant AZF(mais sans aucun lien avec l'explosion de l'usineAZF de Toulouse deux ans plus tôt) avait menacé àplusieurs reprises de faire sauter des bombes sur lesvoies ferrées françaises, si une rançon de 4 millionsde dollars et d'un million d'euros ne lui était pasremise. Deux engins seront effectivement retrouvés,puis le groupe finira par renoncer et disparaître desradars policiers. Selon nos informations, les RG puisla DCRI auraient effectivement cherché à comparer legroupe AZF avec Tarnac, avant d'évacuer le sujet fauted'éléments probants.

Mais la thèse du rapprochement semble tenir à cœur aupolicier blogueur. Sur ces anciens blogs, il multiplieles références au groupe AZF. Parfois de façonexplicite – comme des extraits du livre des journalistesÉlise Galand et Romain Icard, Suzy contre mon grosloup (éditions Privé, 2004) –, parfois de façon plusénigmatique, comme la photo d’une bâche bleue,intitulée « toile de Guy Debord ». Le groupe AZF

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avait en effet utilisé une bâche bleue, le 1er mars 2004,pour tenter de récupérer les sacs de billets demandés.L'opération fut un échec.

Ces blogs, dont nous avons pu consulter des copies(visibles ici), ont aujourd’hui tous disparu de la toile,leur auteur ayant manifestement jugé plus prudent defaire le ménage.

Certains billets font référence à des lieux que les dixmis en examen fréquentent ou ont fréquenté. En en-tête d’un des blogs, Icarie, figure ainsi une vue du59, rue Orfila, à Paris, où Julien Coupat et sa femmeYldune Lévy habitent depuis leur sortie de détentionen 2009 :

En-tête du blog Icarie, avec une croix devant le domicile de Julien Coupat. © DR

Extrait du blog Icarie. © (DR)

Sur le même blog, c’est l’ancien local parisien dugroupe, le 18 de la rue Saint-Ambroise, qui estégalement pointé :

Apparaît également l’enseigne d'un ancien bar, « LeVouvray », aujourd’hui disparu, que les militantsavaient conservée sur la façade de leur local de la rueSaint-Ambroise :

Extrait du blog Icarie, avec l'enseigne « Au Vouvray » © DR

Un autre billet est intitulé « Le verre à pied », référencelà aussi à un bar de la rue Mouffetard, « où on buvaitsouvent des coups au début des années 2000 », raconteMathieu Burnel, 33 ans, l’un des dix mis en examende Tarnac. Des lieux bien connus des RG, puisqu'ilsétaient mentionnés dès juin 2008 dans leur rapport surl'ultragauche (publié en mars 2012 par Mediapart), oùles policiers précisaient par exemple que les membresdu groupe se réunissaient « ponctuellement » au «Verre à pied » afin « notamment de discuter de larédaction de leurs textes ».

D’autres billets font référence au passé – réel ouattribué – de membres du groupe bien avant l’affairede Tarnac. On retrouve une photo de Call, la versionanglaise de L’Appel (sans éditeur, 2003), ainsi qu’unbrouillon d’un texte anonyme, attribué aux membresde feu la revue Tiqqun cofondée par Julien Coupat :

Extrait du blog «Celui qui fait au peuple de fausses légendes» © DR

« À l’époque, différents brouillons de L’Appel ontpu circuler de la main à la main, mais c’est tout», s’étonne Mathieu Burnel. Une photo montrant des

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personnes cagoulées intitulée « postsituationniste àMont-Saint-Aignan » ferait référence « à une actionque nous avions menée à la fac de Mont-Saint-Aignan», décrypte le jeune homme. L'action trouve échodans le rapport des RG de 2008 sur l'ultragauchefrançaise qui revient sur ce placardage mené « lorsd'une assemblée générale sur le campus universitairede Mont-Saint-Aignan le 10 avril 2007 ». « Lors decette réunion est apparu sur le devant de la scène ungroupe anarcho-autonome pouvant être à l'origine ducollage de l'affiche antipolicière, indique le rapport.Ce groupe revendique sa filiation avec l'Internationalesituationniste de Guy Debord. »

« Il y avait aussi une photo d’Yldune Lévy que nousn’avions jamais vue : elle n’est pas sur son ordinateur,elle a interrogé son entourage mais personne ne saitd’où sort cette photo », poursuit-il.

Extrait du blog Icarie. © DR

Le Rouennais voit également resurgir des entraillesdu passé la pochette de disque du groupe de rockdont il avait fait partie au début des années 2000,Burn Hollywood Burn (sorti en 2002). « Mon nomn’apparaissait nulle part sur cette pochette, ni en lienavec ce groupe », assure-t-il.

Extrait du blog Icarie. © DR

Le mystérieux blogueur est également très au faitde l’emploi du temps du groupe de Tarnac. « Enoctobre 2011, nous avions fait une réunion dansun restaurant coopératif à Rouen devant lequel estpassé le semi-marathon, quatre jours plus tard, cette

photo légendée : “Ceci n’est pas le semi-marathon deRouen”, apparaît sur Internet, dit Mathieu Burnel. Ons’est demandé s’il n’y avait pas une taupe parmi nous.»

Extrait du blog Icarie. © DR

Voir d'autres exemples sous l'onglet Prolonger

« Vous ne trouverez aucun lien avec la DCRI»

Joint par Mediapart au siège de la DCRI, à Levallois-Perret, le policier en question dément farouchementêtre l’auteur de blogs autre que celui ouvert dansle club de Mediapart (il a préféré depuis effacerégalement son unique billet, critiquant le livrede David Dufresne, Tarnac, Magasin général). Ilreconnaît avoir suivi ces blogs et s’y être intéressé,mais sans pouvoir en identifier le ou les auteurs.Selon lui, ils contiendraient des textes « plus littérairesqu’autre chose », que « n’importe quel citoyen auraitpu écrire ». « Je n’ai pas décelé de détail personnel,assure-t-il. Vous ne trouverez aucun lien avec la DCRI.»

Son nom et son prénom figurent cependant dans lesdonnées Exif de plusieurs des photos publiées sur cesblogs, à la case « artiste ». Sur d’autres photos aucontraire, leur auteur s’est amusé à brouiller les pistes,en indiquant en nom d’artiste « Qui suis-je ? ».

Le même policier (ou du moins une personne utilisantla même adresse IP que lui) a également eu lamain lourde sur Wikipédia : pas moins de vingtcontributions en cinq ans sur les fiches de JulienCoupat, de la revue Tiqqun que ce dernier a cofondéeen 1999, à l’époque où il était encore thésard àl’EHESS, ou encore sur la fiche du mouvementautonome ! Sa première intervention sur la ficheWikipédia de la revue Tiqqun (auto-dissoute en 2001après deux numéros) remonte au 17 février 2008. Àcette date, aucune enquête préliminaire n’a encore

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été ouverte concernant le groupe de Tarnac. Ce n’esten effet que le 11 avril 2008, quelques jours aprèsla découverte par Benjamin Rosoux d’un dispositifd’écoutes téléphoniques à l’épicerie de Tarnac, que lespoliciers antiterroristes demanderont au procureur deParis l'ouverture d'une enquête préliminaire, sur la foid’informations venues des RG.

© (DR)

Cette première intervention n’a rien d’anodin. Lepolicier de la DCRI indique que « quelques membresde Tiqqun écrivent maintenant sous le vocable facilede “Comité Invisible” ». Avant d’ajouter : « Lefeu semble toujours être la principale distraction deces fils de bourgeois qui cherchent des palliatifs àleurs échecs personnels. Ils font cependant des émulesparmi les paumés qui hantent les squats, moins malinsqu'eux, ces derniers se font choper par les flics et vontgrossir les rangs de ceux qui justifient par ailleurs leurcombat anticarcéral. Et la boucle est bouclée. » Lecommentaire clairement hostile et qui déroge avec lesrègles de Wikipédia sera supprimé le lendemain par unautre internaute.

Le 13 septembre 2008, le policier est de retour surWikipédia. Il précise que Tiqqun est « très inspirédes thèses développées par Giorgio Agamben », unphilosophe italien. Et il ajoute un lien vers le court-métrage Et la guerre est à peine commencée et versle livre Maintenant, il faut des armes, une anthologiede textes du militant révolutionnaire Auguste Blanquipublié par les éditions La Fabrique en 2006.

Le 30 novembre 2008, depuis la même adresse IP,un internaute ajoute sur la page Wikipédia de JulienCoupat un lien vers la page du groupe terroriste AZF.Là aussi, en 2009, il enrichit cette même page d’unlien vers le documentaire Et la guerre est à peinecommencée. Le 12 septembre 2009, il précisera quele titre du court-métrage « est emprunté au poèmede René Daumal,“La guerre sainte” ». Le 19 juin2011, il annonce, toujours sur la fiche Wikipédia deJulien Coupat, la publication d’« un nouvel opusculede 117 pages » intitulé Aux ennemis de l'intérieur«en circulation dès le premier trimestre 2011 ». Le20 janvier 2013, il précise que L’Appel a été «probablement écrit collectivement au squat rennaisde l'Ékluserie dans le courant de l'année 2003 et quecertaines phrases sont reprises dans L’insurrectionqui vient (2007, La Fabrique), rédigé par un “comitéinvisible” (livre lui aussi attribué par la police à JulienCoupat malgré le démenti de l’éditeur–ndlr) ».

Le même jour, il ajoute que le court-métrage Etla guerre est à peine commencée était « visionnéen boucle, à l'époque, au squat de l'Ékluserie ».Et que Julien Coupat était également « l'auteurd'une contribution intitulée “Science du C.R.A.S.H.”publiée dans la Revue d'esthétique 33 de 1998 », uneancienne revue philosophique disparue en 2004. Ladernière intervention du policier (sous cette adresse IP)semble remonter au 21 avril 2013.

Mais l’affaire a tourné à l’obsession : le 15 août2008, le policier intervient par exemple sur la ficheWikipédia d’un sculpteur français, Jean-Paul Aubé,pour y ajouter une œuvre, La comtesse Hallez. Quelest le lien avec Tarnac ? Un véritable jeu de pistes,suppute Mathieu Burnel : l'œuvre porte le mêmepatronyme que Gabrielle Hallez, l’une des mises enexamen de Tarnac et ex-compagne de Coupat. Surl’un de ces blogs consacrés à Tarnac, le policierpublie une photo de la sculptrice Camille Claudel,qu’il s’est amusé à retitrer « Gaby oh Gaby ». Lamême Camille Claudel servait de mot-clé au groupeAZF lors de ses échanges codés avec la police viales petites annonces de Libération en 2004. Encoreplus inquiétant, le policier rectifie la fiche Wikipédiad’un écrivain normand, Dominique Noguez, « que

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Julien Coupat avait fréquenté quelques mois en 1998», signale Mathieu Burnel. Ce dernier y voit « unefaçon de nous dire qu’ils savent tout de notre vie ».

Questionné, le policier reconnaît être effectivementintervenu sur la page de Julien Coupat, mais dit ne passe souvenir de modifications sur d’autres pages.

L'obsession AZF

Dans la vidéo ci-dessous, Mathieu Burnel expliquepourquoi cette découverte constitue à ses yeux «lapièce manquante » du fiasco de l'affaire de Tarnac.

Vidéo disponible sur mediapart.fr

Loin de s’en tenir à cette intense activité sur Internet,le policier, persuadé d’un possible lien entre Tarnacet AZF, a, selon nos informations, contacté sous lepseudo « Rosa Luxembourg » certains journalistestravaillant sur l’affaire pour tenter de les convaincre desa thèse, en se présentant comme un ancien membredu groupe d’extrême gauche aux RG. Parmi eux unjournaliste de Paris Match, un autre du Monde et unancien journaliste de Mediapart, David Dufresne.

Quelques mois avant la publication de son livreconsacré à l'affaire, Tarnac, Magasin général, mi-décembre 2011, le journaliste reçoit ainsi unesérie de courriels. À chaque fois, sa mystérieusecorrespondante « Rosa Luxembourg » insiste sur une «éventuelle implication dans l'affaire dite “AZF” » dugroupe de Tarnac. Lourdement.

Sigle du groupe AZF © (DR)

Le sigle du groupe AZF symboliserait « un leitmotivdes Tiqqun », la phrase « Ce ne peut être que la fin d'unmonde, en avançant » (extraite du court-métrage Et laguerre est à peine commencée). « La lecture du sigle

serait donc celle-ci : “AZF” comme “ce ne peut êtreque la fin d’un monde” et “#” comme “en avançant” ;selon un code largement admis et qui ne fait pas appelà une sémiologie experte », écrit « Rosa Luxembourg» dans un de ces courriels.Le policier tient peu ou prou le même discours à tousles journalistes contactés. Il se base sur la proximitéentre Tarnac et le premier engin d'AZF découvert àFolles en Haute-Vienne le 21 février 2004 (à unecentaine de kilomètres de Tarnac–ndlr), ainsi que surune exégèse des analogies entre la prose de Tiqqunet des revendications d’AZF. « Dans ses longueslettres assez bavardes, le groupe AZF se définitcomme un groupe de pression et une confrérie laïque,expressions qu’on retrouve quand le Comité invisibles’autodéfinit », nous a-t-il par exemple expliqué.

La DCRI avait planché sur le sujet, comme le révèlele livre Tarnac, Magasin général. Ce que confirmel’ancien patron de la DCRI, Bernard Squarcini, jointpar Mediapart. « Il y a eu des éléments de comparaisonqui ont été faits en 2010-2011 par d’anciens policiersdes RG dépendant de la sous-directrice FrançoiseBilancini (alors à la tête de la sous-direction de lasubversion violente, supprimée début 2013 selon LeMonde– ndlr), mais cela n’avait rien donné, dit-il.C’est un document interne qui n’est pas sorti de lasous-direction. Après, que des gens aient voulu enfaire un usage externe, je ne suis pas au courant. »

Les RG ont-il pu travailler sur ces liens avant avril2008 et l’ouverture d’une enquête préliminaire ? «Je ne crois pas, répond Bernard Squarcini. Moi, jerécupère le bébé au moment de la fusion entre DST etRG (en juillet 2008, ndlr).» Une source policière nousassure que fin 2007-début 2008, les RG avaient certesdemandé à la police judiciaire une comparaison de lavoix d'une ou plusieurs femmes du groupe de Tarnac,mises sur écoute, avec la voix de la négociatrice dugroupe AZF, mais que cette « vérification de forme» n'avait pas été « concluante » et que cette pisteavait rapidement été évacuée. Notre source expliquen'y avoir jamais vraiment cru : « Les femmes de Tarnacétaient assez jeunes, AZF c'était trois ans avant et onpensait plus à une femme de quarante ans. Ce n'étaitpas le même milieu, pas le même profil, mais par

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nécessité on a préféré vérifier. AZF avait un discoursplutôt militaire. Tarnac, ce sont des idéologues, desgens très brillants dans la dialectique, des penseursstratèges de la contestation, pas des artificiers ! Alorsque sur les voies, après les indications d'AZF, onretrouve un engin très sophistiqué avec un cylindreet une bille que les vibrations du train doivent fairetomber afin de déclencher le détonateur. »

Un chercheur Olivier Cahn, docteur en droit pénalet maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise, a également eu la surprise d’être sollicité parune certaine « Rosa Luxembourg » après avoir publiéen 2010 une étude sur la répression des black blocs(des groupes autonomes qui s’affrontent aux forces depolice en marge de manifestations). Le chercheur ysoutient la thèse que le recours à la qualification d’actede terrorisme pour des troubles lors de manifestationsest un détournement de la législation antiterroriste.« À ce titre, le PV de synthèse de la police dansl’affaire de Tarnac (publié par Mediapart – ndlr)était intéressant, car les membres du groupe étaientcensés avoir été arrêtés pour un histoire de sabotagede voie ferrée, mais ces faits n’occupaient que deuxparagraphes sur la dizaine de pages du PV ! »explique-t-il.

Le 31 décembre 2010 au soir, il reçoitun courriel d’une mystérieuse « RosaLuxembourg » se faisant passer pour membredu groupe de Tarnac et utilisant l’[email protected]. Cette «Rosa Luxembourg » indique avoir relevé des «inexactitudes sur des points essentiels » dans l’articledu chercheur et propose « d’échanger » à ce sujet.« L’adresse mail m’a tout de suite fait tiquer car jevoyais mal un tel groupe se mettre sur Google », sesouvient Olivier Cahn. Vérification faite sur Internet,l’adresse de l'association des amis de la commune deTarnac est effectivement tout autre : [email protected]«Je n’ai donc pas donné suite, car pour moi que si cen’était pas les gens de Tarnac, c’était obligatoirementl’autre partie ! » remarque Olivier Cahn.

« Confrérie laïque à spécificité éthique etpolitique »

L’utilisateur de la même adresse mail avait égalementcontacté, sous un autre pseudo (Glaucos), un ancienétudiant de l’Institut d’études politiques de Rennes,Namik Bovet, auteur en 2003 d’un mémoire sur leslieux de vie collectif à Rennes. « J’avais mis mavoiture en vente sur le site Le Bon Coin et j’ai reçuun message qui ne parlait pas du tout de ma voiture !» explique Namik Bovet, 34 ans. Dans une copie nondatée de ce courriel que Mediapart a pu consulter, uncertain Glaucos demande à l’ancien étudiant rennais delui « procurer (sa) thèse de l'IEP de Rennes, qui traitenotamment de la radicalisation en cours, à l'époque,parmi les résidants (sic) de l'Ekluserie ». Il poursuit : «Elle n'est malheureusement plus téléchargeable surle net depuis cette sombre et inique affaire visant lesauteurs présumés de Appel et l'IQV (L’Insurrection quivient – ndlr) ».

Namik Bovet tique immédiatement à la mentionde l’Ekluserie. « C'était un squat rennais que jefréquentais (ainsi que Benjamin Rosoux, l’un des misen examen de l'affaire de Tarnac–ndlr) sauf que dans lemémoire tout était anonymisé, il n’y avait aucun nomde lieu ou de personne », explique-t-il. Le mémoire(qui est effectivement complètement “anonymisé”)a ensuite été mis en ligne sur le site de partageScribd par un certain Ingirum (en référence au filmde Guy Debord In girum imus nocte, et consumimurigni), un des pseudos parfois utilisés par le policier dela DCRI. Le message fait également référence, sur leton de la connivence, aux « mésaventures de Vézin leCoquet et des douanes de Rennes », deux affaires où lapolice avait pu soupçonner des militants rennais (voirnotre Boîte noire, point 2). « C’était manifestementquelqu’un qui cherchait à faire des recoupementsavec le fait que j’étais à Rennes à l'époque et queje fréquentais les milieux militants, commente NamikBovet. Je n’ai pas répondu, c’était trop bizarre. »

Le courriel évoque enfin les « frasques » d’une «confrérie laïque à spécificité éthique et politique ».Les termes ne sont pas innocents : ce sont exactementceux qu’avait utilisés le groupe d’action AZF en

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2004. « C’est dingue de faire le lien avec Namiket nous, commente Mathieu Burnel. Mais c’est lepropre d’une police politique, censée arrêter les gensavant qu’ils ne passent à l’acte, de fantasmer sur cequ’ils auraient pu faire. Il met en œuvre des tactiquespolicières habituelles, l'intoxication médiatique etfaire savoir à des gens surveillés qu'ils le sont et qu'ilsne peuvent pas bouger le petit orteil. »

Interrogé, le policier nie avoir envoyé ces courriels.Mais l'affaire de Tarnac n'en est pas à une barbouzerieprès. En novembre 2012, Le Monde et Rue 89 avaientdéjà décrit comment un policier britannique infiltré de2003 à 2010 dans la mouvance altermondialiste, MarkKennedy, avait piégé le groupe de Tarnac. Le policier,

qui avait croisé à plusieurs reprises à l’étranger la routedes mis en examen, a largement nourri leur dossier derenseignement français.

« Ce que le policier anglais recueillait nous étaittransmis par les services britanniques, nous confirmeune source policière. Mais la règle des services estde ne jamais donner l'identification de sa sourceau partenaire.Nous savions donc juste que les

Britanniques avaient une bonne source. » Me WilliamBourdon, l’avocat d’Yldune Lévy, a demandé ennovembre 2012 la communication de « l'entier dossierde renseignement » de sa cliente et de son mari JulienCoupat. Pour y voir plus clair sur ces éléments «délibérément dissimulés durant la procédure »…

Directeur de la publication : Edwy Plenel

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