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HISTOIRE

S I E C L E

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LES VOLTIGEURS DE LA RÉPUBLIQUE

L'INSPECTION DU TRAVAIL EN FRANCE

JUSQU'EN 1914

Volume II

VINCENT VIET

CNRS EDITIONS

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« H i s t o i r e - 20e siècle »

La collection « Histoire - 2 0 siècle » a une double vocation : d'une part, diffuser des travaux de pointe et des textes importants mais inédits, d'autre part, faire partager ces connaissances à un public qui dépasse les rangs clairsemés des spécialistes. Ni essais rapides et superficiels, ni thèses pointues, elle veut rassembler de vrais textes qui se lisent bien, et donner à la pensée la place de se développer. Le politique est au cœur du projet, mais le social, l'économique et le cul- turel viennent donner à cette composante de l'histoire toute sa complexité. Depuis les années 1980, l'histoire politique du XX siècle et la notion d'événement ont été profondément réévaluées. Ce renouvelle- ment passe par l'approche différente d'objets traditionnels, et par l'émer- gence de nouveaux objets : de l'analyse des rapports si complexes entre l'État et la société à l'étude des représentations mentales. Les bouleversements de cette fin de siècle appellent des outils de compré- hension toujours plus affinés, quand les méthodes de communication les plus sophistiquées tendent à accréditer une fois de plus l'idée sim- pliste que les faits parlent d'eux-mêmes.

Directeur de la collection : Denis Peschanski. Comité scientifique: François Bédarida, Serge Berstein, Françoise Cribier, Claudio Ingerflom, Jean-François Sirinelli, Jean Stengers.

Déjà parus : Jean-Claude Pressac, Les crématoires d'Auschwitz, la machinerie du meurtre de masse. François Rouquet, L'Épuration dans l'Administration française. Vincent Viet, Les voltigeurs de la République, l'Inspection du travail en France.

À paraître : Angelo Tasca, Journal de guerre, présenté par Denis Peschanski.

© CNRS Éditions, Paris, 1994 ISBN 2-271-05227-0 (Collection complète)

ISBN 2-271-05181-9 (Volume I) ISBN 2-271-05257-2 (Volume II)

ISSN 1248-8496

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T R O I S I È M E P A R T I E

L E CORPS AU TRAVAIL

(1892-1914)

Depuis 1892, l'IT se nourrissait des valeurs de la république. Elle s'imprégnait de l'idée solidariste et s'ouvrait au droit collectif sans que ses repères ou sa légitimité en fussent affectés. C'est à sa manière que le corps des inspecteurs réagissait aux sollicitations et aux défis de la société républicaine. Dans cette disposition à forger son identité en elle comme au contact de la société, se profile un quant-à-soi qu'une approche menée de l'intérieur, une introspection fondée sur l'examen du corps au travail peut, en toute hypothèse, mettre à nu.

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I

L E MÉTIER

s ur une route glissante, un inspecteur départemental revêtu d'une «pèlerine en caoutchouc» roule à bicyclette en direction de l'éta-

blissement dont le n o m figure sur sa feuille d' itinéraire 1 Ici, un indus- triel observe avec inquiétude le fonctionnaire qui contrôle ses installa- tions : que diable peut-il donc écrire dans le carnet qu'il tient entre ses mains ? Là, sous le regard fur ibond d 'un concierge qui vient de donne r l'alerte, une inspectrice gravit l'escalier d 'un immeuble devenu soudai- nement silencieux. Un inspecteur rentre fourbu de sa tournée ; d ' abord se restaurer, rester aimable en famille, puis classer ses notes, rédiger sa correspondance, compléter ses états : une secrétaire et un téléphone ne seraient pas de trop.

Quat re instantanés d ' un même métier, riche en situations souvent surprenantes. Sans pré tendre en dévoiler tous les aspects, il est tentant d ' in ter roger les témoignages qu 'on t laissés les inspecteurs pou r faire apparaître la t rame quotidienne de leur vie.

1. Le métier d'inspecteur

Les inspecteurs et l eur mét ier

Les divisionnaires appréciaient leurs agents en connaissance de cause, puisqu'ils avaient connu avant eux les vicissitudes du métier. Celles-ci révélaient autant les défauts que les qualités de leurs subor- donnés. «Il n'est pas douteux, confie Boulin (5e circ.), que les qualités nécessaires pour faire un inspecteur parfait se trouvent rarement réunies dans un seul h o m m e ; de là ces différences de méthodes, d'activité, de mesure qui sont inévitables. Tel inspecteur a un don particulier pou r convaincre, tel autre doit recourir davantage aux mesures de coercition. Celui-ci a des connaissances étendues en hygiène, celui-là en mécanique.

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C'est au divisionnaire à savoir uniformiser, au moins dans l 'étendue de sa circonscription, ces éléments divers 2 »

Répartir au mieux les talents et les capacités, telle était la première tâche du divisionnaire. Ce dernier était aussi « le conciliateur suprême » qui sauvait tel agent dépar tementa l d ' un mauvais pas ou calmait les esprits que l 'action de tel autre avait échauffés. Gouttes (8e circ.) eut peine à soutenir Bris, dans un conflit opposant le syndicat des ouvriers arr imeurs aux négociants-armateurs de la ville de Bordeaux. Ces der- niers se disaient nullement concernés par la loi sur l'hygiène et la sécu- rité de 1893. « Journal de défense sociale et des intérêts de la ville de Bordeaux », L a Défense s'en prit fielleusement à l'inspecteur, suspect à ses yeux de collusion avec le syndicat :

«La plupar t [des inspecteurs] sont des ratés des professions dites libérales : anciens clercs d'avoués, anciens pions de collèges, agents élec- toraux influents dans l 'arrondissement d 'un député quelconque, leur protecteur, etc. »

« C'est l ' inquisition antipatronale faite dans l ' intérêt des ouvriers ; c'est une application préalable du système collectiviste. Ces inspecteurs ont le droit de prescrire sur un registre toutes les fantaisies qui germent dans leur cervelet et, si l 'on ne les exécute pas, ils dressent des PV et tra- duisent les industriels devant les tr ibunaux de simple police ou correc- tionnels. »

«Nous présenterons à nos lecteurs dans un prochain article, plu- sieurs types d'inspecteurs du travail. Nous commencerons par celui que nous avons le bonheur de posséder dans notre département , M. Bris, h o m m e charmant, à la voix douce et harmonieuse, petit de taille, phy- sionomie toute souriante. O n le prendrai t volontiers pou r un ancien chef de chœur de la chapelle Sixtine, venu de Rome pour nous chanter les bienfaits de la réglementation du travail. O n ne peut pas dire de lui que c'est un pince-sans-rire, car il vous pince rudement , mais toujours avec un sourire b é a t »

Dans ce genre d'affaire où le procès d ' in tent ion le disputait à une mauvaise foi évidente, les agents dépar tementaux étaient soutenus par leur chef, d o n t l 'autori té suffisait, dans bien des cas, à désa rmer les passions. Les récalcitrants étaient convoqués dans le bureau du divi- sionnaire ; celui-ci les admonestai t poliment et les amenait en général à résipiscence 4

Il incombait aux divisionnaires de noter leurs inspecteurs. Certains se mon t rè ren t plus sévères que d'autres, soulevant des récriminations qui ne pr i rent fin qu 'en 1907, avec la création d 'un nouveau poste de sous-chef au bureau de l'IT 5 La mesure s'imposait, car la note générale at t r ibuée aux inspecteurs condit ionnait leur inscription au tableau d 'avancement et la suite donnée à leurs demandes de mutation. Dans

ces fameuses fiches de notat ion figuraient deux catégories d'apprécia- tions. D 'abord des appréciations générales sur leur santé, leur « instruc- tion générale» et « administrative », leurs «éducat ion et tenue », leur « caractère », leur « aptitude professionnelle », leurs « exactitude et régu- larité », leurs «zèle et activité »... Ensuite, des considérations sur la façon

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dont ils pratiquaient leur métier. Etaient ainsi notés : les observations ou contestations qu'ils consignaient sur les registres des établissements, le soin qu'ils apportaient à la tenue des archives et fichiers, et surtout les rapports qu'ils entretenaient avec leur divisionnaire, les autorités admi- nistratives ou judiciaires, les organisations professionnelles de travailleurs et les chefs d'établissement.

Au titre des «observations particulières », il était enfin bienséant de glisser une appréciation sur le « dévouement républicain » des inspec- teurs. Fonctionnaires, ces hommes et ces femmes s 'engageaient à servir la république et le faisaient d'ailleurs sans se faire prier.

Remplir les fiches de notat ion plaçait souvent dans l 'embarras le divi- sionnaire, soucieux d'établir une pondéra t ion entre les qualités et les défauts de ses agents. «Un des inspecteur de la 5e circ., écrit ainsi Bou- lin, a donné naissance à d'assez vives récriminations et, en même temps d'ailleurs, à des éloges. Cela r épond du reste à ses qualités et à ses défauts. Il manque d ' instruct ion générale, mais il a une connaissance merveilleuse de l 'organisation du travail; il ne sait pas bien rédiger de longs rapports et d 'une façon correcte, mais il est d ' un dévouement à toute épreuve et il connaît bien l'outillage mécanique. Quelques patrons ne l 'aiment guère, mais un assez grand nombre l 'estiment pou r sa fran- chise et ses connaissances. Q u a n t aux ouvriers, ils ont une entière confiance en lui 6 »

Marianne exigeait beaucoup des inspecteurs: savoir bien parler et bien écrire, avoir le sens du contact, être rompu aux arts mécaniques et aux techniques d'hygiène, être tout à la fois juriste et ingénieur... Comme toutes ces qualités « se trouvaient rarement réunies dans un seul homme », fût-il divisionnaire, force était de faire la part des choses et de combiner les capacités des uns et des autres.

Le divisionnaire était là pour corriger les faiblesses et tirer le meilleur parti des talents. Son activité dépendai t pour l'essentiel de celle de ses agents dépar tementaux qu'il contrôlait, mais surtout épaulait et stimu- lait. En l'espace d 'une décennie (1895-1905) et par suite de l'accroisse- ment vertigineux des tâches de bureau, des relations nouvelles s'établi- rent. La franchise et la confiance se substituèrent au contrôle, assurant une « transparence » non plus fonctionnelle mais psychologique, qui ren- dit le service beaucoup plus efficace qu'auparavant. Le divisionnaire connaissait ses hommes et leurs problèmes, peut-être m ê m e leur vie familiale qui avait à souffrir des contraintes du métier. Ils les estimait d 'autant plus qu'ils se confiaient à lui et lui demandaient conseil en cas de difficulté. Des liens d ' homme à homme, parfois de père à fils, rem- plaçaient ainsi le lien hiérarchique, comme l'a montré Michel Cointepas, citant l 'exemple du divisionnaire Grégoire et de son agent Pierre Pouillot. Fiancé à Gabrielle Lombard, fille d 'une petite herboriste et pro- fesseur de gymnastique à Paris, celui-ci ne songeait, dans sa section de Bar-le-Duc, qu 'à regagner la capitale où l 'attendait sa « promise ». Pater- nellement, Grégoire s 'entremit: en août 1908, Pouillot, profi tant d ' une permutation, est nommé à Reims, vite rejoint par Gabrielle, son épouse d 'un mois, qui assurera « quatre jours par semaine ses cours dans une

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école de la ville de Paris et à l'Ecole normale supérieure de Fontenay- aux-Roses 7 »

Ils étaient là, aux funérailles d 'Edmond Laporte, toutes celles et tous ceux qui l 'avaient secondé dans son travail. Touchais attendit, confor- mémen t à la volonté du défunt, que les cendres fussent placées dans l 'urne avant de rendre hommage à celui qu'il avait assisté durant vingt- cinq années 8

Les témoignages d'affection et de soutien n 'on t pas manqué dans ces « familles » que formait chaque circonscription. Dans la 1 la proximité physique des uns et des autres modifiait ces données sans les infirmer : plus nombreux qu'ailleurs, les inspecteurs se connaissaient mieux et voyaient davantage leur divisionnaire, d o n t le bu reau et le domicile restaient toujours ouverts. Fils d'ouvrier, Boulisset qui lui succède eut sur ses subordonnés la même influence discrète que Laporte, ancien manufacturier.

Le développement des écritures immobilisa les divisionnaires dans leur bureau et eut pou r effet paradoxal de consolider leurs liens de confiance avec leurs inspecteurs. Boulisset, qui n'était assisté pou r ses écritures que d 'une secrétaire inspectrice, nous donne la mesure du tra- vail considérable accompli en 1911 dans son b u r e a u 1857 plaintes ou réclamations reçues; 249 demandes de renseignements ; 745 lettres diverses ; 1 933 visites reçues dans son bureau ; 1 348 rapports adressés au ministère, parquets, préfectures ; 2 340 lettres adressées aux indus- triels, syndicats, inspecteurs, etc. ; 78 actes divers.

Le travail de bureau et l'accueil des visiteurs constituaient dès 1900 l'activité essentielle des divisionnaires des 1 10 5e, 6 et 1 1 circons- criptions où se trouvaient les centres industriels les plus importants. De sorte que l ' inspection p rop remen t dite fut, dans certaines circonscrip- tions, assumée presque exclusivement par les agents dépar tementaux, dont les visites étaient rarement contrôlées, sauf en cas de réclamation de la par t des industriels ou d'affaires spéciales. Des divisionnaires aux dépar tementaux : une même sensation de surmenage, une même irrita- tion face aux tâches administratives. Ni secrétaire ni téléphone pour les seconds, rarement un bureau. Deux inspecteurs de la 5e, seulement, avaient en 1911 un bureau mis à leur disposition par la municipalité de leur lieu de résidence 11

Aux yeux des inspecteurs, l 'enregistrement des accidents du travail était la tâche la plus fastidieuse : « O n pour ra se faire une idée du temps consacré à l ' inscription des accidents quand on saura qu 'un seul ins- pecteur, M. Boulisset, à reçu le dernier trimestre 1179 avis de déclara- tion d'accident, chiffre qui atteindra certainement 1 200 sous peu, que ces accidents doivent être enregistrés sur deux états, ce qui por te le relevé à 2 400, qu 'un inspecteur, assez souvent dérangé, ne peut pas en inscrire plus de 150 par jour, ce qui, pour les 2 400, demande 16 jours par trimestre ou 64 jours par an, que leur classement par industrie et par nature de blessure exige à son tour 7 jours par trimestre ou 28 jours par an, ce qui fait en tout 92 jours 12 ! »

La grogne finit par por ter ses fruits. Dès 1902 13 seuls les accidents ayant occasionné un décès ou ayant donné lieu à product ion d 'un certi-

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ficat m é d i c a l furent communiqués au service. L'effet de cette réforme fut toutefois contrebalancé par la plus grande régularité appor tée aux déclarations des accidents du travail. Aussi, loin de d iminuer avec le

temps, les travaux d'écriture ou d 'enregis trement continuèrent-ils d'aug- menter, distrayant les agents dépar tementaux d 'une partie de leur sur- veillance, no tamment nocturne et dominicale.

Les inspecteurs étaient en rappor t avec les maires, les préfets (ou sous-préfets), les juges de paix et parfois même avec les inspecteurs pri- maires ou les instituteurs. Affirmer qu'ils voyaient les premiers et les seconds régulièrement serait abusif; ils étaient plutôt en relation épis- tolaire avec eux et les rencontraient occasionnellement dans leurs tour-

nées. A la fin de son stage, l ' inspecteur ou l'inspectrice qui prenait ses fonctions devait, conformément à la loi de 1892, prê ter serment devant le préfet don t relevait le lieu de sa résidence : « Je j u re de remplir mes fonctions avec exactitude et probi té et j e j u re de ne point révéler les secrets de fabrication ni les procédés d 'exploitation don t j e pourra i prendre connaissance dans l'exercice de mes fonctions 15 » Par la suite, aucun inspecteur n'avait à rendre compte de son activité aux préfets, sauf si ces derniers demandaient un rappor t à présenter devant les CG, à l'effet par exemple de susciter la création de commissions départe- mentales du travail. Les multiples pressions, don t les inspecteurs fai- saient autrefois l'objet, s 'es tompèrent par voie de conséquence pour devenir, après 1900, résiduelles. Toutefois, à l 'approche d'élections légis- latives, comme celles de septembre 1893, les réflexes républicains jouaient et contraignaient les inspecteurs à met t re la pédale douce. « Il fallait, écrit Chambard (4e circ.), user de ménagements, ne pas frois- ser les susceptibilités et par tous les moyens possibles tâcher d'éviter les grèves 16 » Il est vrai que son secteur comptait plus de 20 000 ouvriers employés dans l ' industrie du coton, dans les arrondissements d'Epinal, Remiremont et Saint-Dié.

Pendant l 'année 1896, la crainte de provoquer des conflits dans des « établissements importants » a fait même suspendre, selon Blaise (6e circ.), l 'application de la loi de 1892 dans la 2e section 17 La pression préfectorale se faisait d'ailleurs sentir lors des conflits sociaux. Dans la Somme, où le service rencontrai t en 1898 de «vives résistances », un ins- pecteur départemental avait dressé PV au teinturier Lavallart (Amiens) après un accident survenu à un j eune ouvrier de 15 ans. L'industriel fut mis en demeure d 'abri ter la courroie de commande actionnant la pou- lie latérale de chacun des métiers. Lorsque l ' inspecteur revint à l'usine, le registre d'usine, grand ouvert, était cloué contre une cloison. « Cloué aussi l 'exemplaire de la loi du 12 ju in 1893 qui avait été remis et cloué pareillement un avis du patron informant ses ouvriers qu'ils seraient mis à huitaine, puis remerciés, si d'ici là ils n'avaient pas provoqué eux- mêmes le retrait de ladite mise en demeure par réclamation adressée à la préfecture. » Voyant que l'industriel se gardait bien d 'user de son droit de réclamation (sa requête eût été rejetée), le préfet invita, dans un souci de conciliation, le divisionnaire Jaracjewski à retirer ou à suspendre la mise en demeure . Mais ce dernier répondi t qu'« il la maintiendrait »,

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confortant le préfet dans la conviction que les lois étaient «appliquées avec t rop de brusquerie » et qu'il fallait « appor ter à leur application des tempéraments ». La «paix sociale» allait-elle s 'obtenir au prix de la vio- lation des lois ? L'inspecteur sut résoudre le conflit à l 'amiable : sur ses instances, le président de la CC d'Amiens intervint officieusement, rame- nant la brebis égarée à plus de raison 18

Les exemples de pression préfectorale sur les inspecteurs furent rares. L'échéance des élections législatives, comme en 1893 ou en 1902 19 a certes joué, mais seulement dans les sections où la lutte politique était âpre. Dans les conflits ouverts, les inspecteurs n' intervenaient qu'après avoir été sollicités par les parties, en s 'employant à trouver des compro- mis qui ménagent les susceptibilités dans le respect de la loi. Amenés eux-mêmes à intervenir, les préfets ne pouvaient que s'en réjouir. Dans l 'ensemble, les relations étaient donc jugées « excellentes » par les divi- sionnaires, les seuls véritablement à échanger avec eux une correspon- dance régulière 20 Signe d 'une bonne intelligence, les préfets inséraient volontiers les instructions du service dans les bulletins administratifs et

recouraient aux lumières des divisionnaires avant de communiquer cer- taines informations aux CG.

Avec les maires, les relations oscillaient entre confiance et méfiance, franchise et dissimulation; elles étaient sujettes à des sautes d 'humeur, ponctuées de-ci, de-là par des PV (pour délivrance de livrets irréguliers) qui laissaient stupéfaits leurs destinataires 21 Lorsque, Chambard (4e circ.) adressa aux communes de sa circonscription des imprimés pour faire établir en 1894 le relevé de tous les établissements, les maires, par crainte d 'une «inquisition fiscale », se drapèrent dans un silence offensé : la défense de leurs administrés était plus sacrée que l'observa- tion des lois républicaines 22 Qui plus est, la double qualité d'industriel et de maire empêchai t bien souvent, sauf dans certaines grandes villes industrielles comme Roubaix (où Motte faisait figure de «pa t ron idéal » 2 3 toute coopérat ion fructueuse.

Enfin, si le 2e bureau voulait bien instruire les plaintes des maires, députés ou sénateurs contre le service, c'était le plus souvent pour don- ner raison aux inspecteurs. Courtoisement rappelés à leurs obligations, les plaignants en étaient quittes pou r déplorer la r igueur des lois répu- blicaines, les eussent-ils eux-mêmes votées ! Si les pressions de cette nature n'avaient donc pas désarmé depuis la naissance de l'IT, leur issue était désormais favorable aux intérêts du service, n 'en déplaise au maire d 'Angoulême, Mulac, auteur d 'une plainte choisie parmi tant d'autres de la même espèce :

«J'estime que ce fonctionnaire [l 'inspecteur divisionnaire avait dressé PV contre l 'industriel Weiller] est ext rêmement répréhensible et je ne puis laisser ignorer que les actes d 'autorité brutale de cette nature sou- lèvent contre le gouvernement les colères communes de l ' industriel et des ouvriers sur qui r e tomben t en définitive toutes ces mesures inconsidérées 24. »

En dépit du rejet désormais systématique des plaintes de cette nature, «la plupart des maires, pou r soustraire leurs administrés au

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contrôle des inspecteurs », cont inuèrent de «masquer la situation indus- trielle ou commerciale de leur c o m m u n e Cette attitude reflétait trait

pour trait celle des patrons (les petits surtout), fermés aux questions que les inspecteurs s 'aventuraient à poser sur « les conditions du travail industriel », leurs bénéfices, leur production ou leur comptabilité. Villard (5e circ., 8e section) s 'entendit répliquer: «Nous regrettons de ne pou- voir y répondre. Nous considérons la plupart de ces points comme étant d ' un caractère tout à fait privé n'ayant pas besoin de figurer dans les dossiers du gouvernement 26 » La crainte presque « paysanne » et telle- ment française du fisc les aveuglait au point de considérer l ' inspecteur comme un «odieux percepteur» ou simplement un «agent d'assu- rances » venu les dépouiller 27

Avec l 'autorité académique, les choses étaient plus simples. Des antennes d 'observation sur l 'emploi des enfants dans les industries locales virent le jour, grâce à l 'obligeance des instituteurs, qui souvent faisaient fonction de secrétaires dans les mairies. Dans les Landes, en 1897, après un accord intervenu avec l ' inspecteur d'académie, les insti- tuteurs furent invités à dresser la liste des enfants de moins de 13 ans

qui s 'orientaient vers l ' industrie au lieu de fréquenter l'école 28 Ces rela- tions, quelque peu distendues par l 'harmonisation de la loi de 1892 avec celle du 28 mars 1882, reprirent ici et là lorsque Marianne fut saisie par l 'anticléricalisme: les inspecteurs qui t raquaient depuis longtemps les ouvroirs et établissements de charité se virent alors sollicités par l'auto- rité académique pour déjouer les manœuvres tendant à restaurer, sous des formes occultes, l'âge d 'o r du «catéchisme laborieux ». Témoin cet exemple donné par Despaux (2e circ.): «Une école ayant été laïcisée dans une commune du Loiret, les religieuses qui la dirigeaient aupara- vant, voulant empêcher les enfants de se rendre à l'école laïque, se sont entendues avec une dame qui, pendan t l ' aménagement d 'un nouveau local, occupait les enfants à un travail manuel en guise de classe. Avisé de ce fait par l ' inspecteur d 'académie d'Orléans, M. Bacquias s'est rendu sur les lieux avec son collègue de l 'académie pour surprendre les contra- ventions 29 » Les inspecteurs se disaient, comme par le passé, sidérés par «l 'infériorité intellectuelle» des enfants qui fréquentaient les ouvroirs. Dans l 'un d'eux, en 1904, le même Despaux s 'entendit appeler « m o n père », avec... ou sans connotat ion r e l i g i e u s e Et puis, à Montargis, Chambon, Montvicq..., ces ouvroirs, dirigés par des religieuses avant la loi du 1 juillet 1901 qui avait dissous un grand nombre de leurs congré- gations, étaient maintenant tenus par des « ouvrières laïques, anciennes ouvrières de l 'ouvroir pour la plupart» qui reprenaient par routine les méthodes don t elles avaient pour tant souffert 31

Le réseau relationnel des inspecteurs dévoile ici ses limites : la parti- cularité des attributions des inspecteurs se prêtait malaisément à une col- laboration régulière avec les autres fonctionnaires ou les personnages officiels de la société républicaine. Certes, des formes de coopérat ion fécondes et efficaces pouvaient se manifester, mais elles n 'étaient qu'épi- sodiques et subordonnées à la résolution de difficultés ponctuelles.

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Les cont ra in tes d u mét ier

Assez rapidement, se constituèrent, dans toutes les sections, des listes d'établissements à visiter. Compléter ces listes et les tenir à j o u r était le premier travail des inspecteurs dépar tementaux. Ces opérations statis- tiques n 'étaient pas toujours faciles, car l 'ouverture d ' un nouvel établis- sement, en l 'absence de déclaration préalable obligatoire, pouvait rester longtemps ignorée. En 1894, Delaissement (3e circ.) fit relever par ses inspecteurs, sur les matrices des patentes fournies par les bureaux des contributions directes de chaque dépar tement , les noms de tous les industriels qui ne figuraient pas sur leurs listes 32 L'initiative fut é tendue à tout le territoire par le ministre du Commerce qui obtint du départe- ment des Finances que « les états des matrices des rôles de la contribu- tion des patentes » fussent di rectement transmis aux divisionnaires 33 Ces états étaient toutefois entachés d 'erreurs et mentionnaient un grand nombre de sociétés commerciales dépourvues d'atelier au sens légal. Aussi les inspecteurs ne les exploitèrent-ils vraiment qu 'à partir de 1900, lorsque leur fiabilité fut établie grâce à « l 'indication des 4 centimes addi- tionnels ajoutés au principal de la contribution pour constituer le fonds de garantie imposé par l'article 25 de la loi du 9 avril 1898 34 ». Avec la promulgation de la loi de 1903 sur l'hygiène et la sécurité dans les éta- blissements commerciaux, leur intérêt se confirma, bien qu'il fallût retran- cher des listes les établissements fermés ou ceux des petits industriels qui, taxés à tort, ne protestaient pas contre «cet impôt d é r i s o i r e

C'est au long de leurs tournées que les inspecteurs complétaient et corrigeaient la liste des établissements existant dans leur section, sans jamais aboutir à un recensement exact. En effet, restaient toujours, en dehors de ceux qui venaient de s'ouvrir, les établissements, don t ils sup- putaient à tort ou à raison l'existence et qu'ils n'avaient jamais visités. Restaient également, cette fois sur le papier, ces établissements qu'ils avaient déjà inspectés, mais qui disparaissaient entre-temps. Conscients des limites de leurs statistiques, les inspecteurs ne négligeaient aucune source d' information. Et de faire feu de tout bois au gré des déclarations d'accidents, des annonces de journaux, des indications recueillies au cours de leurs tournées, des PV dressés par les commissaires de police pour infraction à la loi sur le repos h e b d o m a d a i r e Dans la 8e, l ' inspecteur de la 4e section allait jusqu ' à utiliser des «indicateurs» rémunérés 37 Le service pouvait-il procéder aut rement dans une France où la peur du fisc et des inspections favorisait puissamment la dissimulation ?

A pied, en voiture, en tramway, en train, à bicyclette, l ' inspecteur sillonnait chaque année une partie de sa section, muni de sa feuille d'iti- néraire por tan t le n o m des localités à traverser et les dates d' inspection retenues. Cette feuille était établie d'après un « projet de tournée » sou- mis à l 'appréciat ion du divisionnaire, quelques jours avant le départ. Théor iquement , ce dernier pouvait donc contrôler à tout momen t l'ac- tivité mobile de ses agents. Dans les sections agricoles ou montagneuses (comme les Vosges), mal desservies par la voie ferrée, la voiture s'impo- sait. Mais ce mode de transport était onéreux. Dans la 16e section de la 1 circonscription qui couvrait le dépar tement de la Seine-et-Marne et

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les arrondissements de Corbeil et d 'Etampes, il fallait e m p r u n t e r cinq réseaux différents de chemins de fer, car toutes les lignes desservaient la capitale sans communicat ion entre elles. Or, cette section était essen- tiellement agricole et les lignes n 'étaient bordées d 'aucun centre indus- triel, tous les établissements se trouvant disséminés loin des stations. D'où le recours à des voitures particulières, qui entraînait « une dépense considérable et une perte de temps énorme, toutes deux hors de pro- port ion avec le but atteint qui consiste quelquefois en une seule usine visitée dans la j o u r n é e 38 ».

Pour les trajets plus courts, les inspecteurs utilisaient la bicyclette, petite reine pouvant ramener silencieusement son conducteur sur les lieux qu'il venait d ' inspecter 3 9 Plus sûr et plus économique que la voi- ture, le train offrait parfois des désagréments dans les régions de « fortes résistances ». A la gare d 'Aubusson, un employé prévenait par té léphone ( «l'un des plus grands ennemis de l ' Inspection 4 0 un industriel qui avertissait aussitôt ses collègues de l'arrivée imminente de l'inspecteur. Ce dernier, don t la résidence se trouvait à Montluçon (2e circ.), était obligé, s'il voulait constater par surprise des contraventions au travail de nuit ou à la durée du travail, de descendre à la gare précédente ou à l'ar- rêt suivant pou r revenir à pied, le soir tombant, à Aubusson. Dès qu'il visitait deux fabriques de tapisserie, « il était brûlé 41 ».

Considérons, à titre d 'exemple, les distances parcourues par les ins- pecteurs de la 4e circonscription en 1897 et les frais qui s'y rapportent .

DISTANCES PARCOURUES PAR LES INSPECTEURS DE LA 4e CIRCONSCRIPTION EN 1897 ET FRAIS AFFÉRENTS

A ces distances s'ajoutaient les trajets à pied ou à bicyclette. Ayant à couvrir sa circonscription d 'un bout à l 'autre, Chambard enregistre bien sûr le kilométrage le plus élevé, mais le nombre de journées imparties à ses deux cent quarante-cinq visites de contrôle était ne t tement inférieur

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à celui que ses agents consacraient à leurs visites d'inspection. C'est sur- tout, nous renseigne-t-il, dans les Vosges, où l'Inspection rencontrait de « fortes résistances », qu'il effectua, depuis Nancy, ses visites de contrôle, moins pour s'assurer du travail accompli par ses inspecteurs que pour les appuyer au milieu de leurs difficultés. Les variations entre les sec- tions (le rapport entre les deux extrêmes est de 3,7) ne sont pas dues (sinon très légèrement) à une différence d'activité entre inspecteurs, mais au caractère de chaque section. Une section «agricole», souvent plus étendue que les autres, requiert, du fait de la dispersion plus lâche des établissements, davantage de déplacements qu'une section « indus- trielle » ; une section au relief mouvementé, comme les Vosges, « allonge » sensiblement les distances, une section « urbaine » (Nancy) les raccourcit.

L'activité d'un inspecteur obéit comme l'industrie au rythme des sai- sons : « On profite du beau temps et des longues journées pour effectuer les tournées lointaines, sachant bien que les patrons ont tendance, l'été, à rallonger les journées de travail, et, l'hiver, à les réduire pour écono- miser les frais d'éclairage et de chauffage 42 » Les tournées lointaines sont donc plus nombreuses durant les deuxième et troisième trimestres, les deux autres étant consacrés à la visite des ateliers proches de sa rési- dence. Une règle posée par Laporte voulait que chaque industrie fût visi- tée au plus fort de son activité. Elle s'appliquait surtout aux industries saisonnières enclines à dépasser la limite légale de la durée du travail: râperies, sucreries, tuileries, briqueteries, chantiers du bâtiment... L'exi- guïté relative de la 1 circonscription conférait au service parisien un caractère plus dissuasif qu'ailleurs : « La seule recommandation faite aux inspecteurs de la Seine, c'est de se montrer, en temps ordinaire, sur les divers points de leur section, sans s'attacher à visiter une région à fond avant de passer dans une autre. Cette méthode offre l'avantage de tenir en haleine les industriels, en les mettant dans l'impossibilité de prévoir à quelle époque de l'année ils seront inspectés 43 »

En général, les inspecteurs visitaient chaque année les grands éta- blissements (quinze à seize ouvriers en moyenne), mais, dans la Seine, le service travaillait sur vingt-quatre mois : une année, les grands établisse- ments étaient laissés de côté et les petits inspectés; l'année suivante, c'était l'inverse 44

Au fil du temps, les méthodes s'affinèrent. Au cours de leurs dépla- cements, les inspecteurs tenaient compte des plaintes qu'ils avaient reçues et fractionnaient davantage leurs tournées pour déjouer les cal- culs des industriels. « La collaboration des ouvriers organisés » (les syn- diqués) fit diminuer, selon Laporte, le nombre des ateliers clandestins que le service désespérait de débusquer 45 Mais surtout, renouant avec une pratique antérieure à 1892, les divisionnaires concentrèrent leurs efforts sur certaines industries, frappant sélectivement mais frappant fort. En 1908, Boulisset «donne ainsi consigne à ses inspecteurs de visi- ter à fond tous les établissements d'une catégorie déterminée (par exemple les boulangeries, les hôtels et les restaurants) au lieu de ras- sembler des informations éparses ». Le service « peut ainsi laisser de côté

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les maisons bien tenues et porter ses efforts sur celles qui laissent à dési- rer ; suivre l'effet de ses observations (sur une année) et tenir la main à l'exécution des mises en demeure ». Connaissant la situation, «le service de contrôle ne fait des visites qu'à bon escient ». Les ouvriers et employés voient s'améliorer rapidement leurs conditions d'hygiène et de sécurité. Enfin, « industriels et commerçants, n'ayant plus à compter sur de longs intervalles espaçant les visites, s'exécutent, procèdent aux ins- tallations utiles sur les conseils des i n s p e c t e u r s

Menée sur une vaste échelle dans la 1 cette méthode obtenait déjà au plan national d'excellents résultats dans les domaines de l'hygiène et de la sécurité. Aux fins de prévenir toute réclamation et de ne pas péna- liser certains industriels ou régions plus que d'autres, la direction du Travail donnait en effet comme instruction de « s'intéresser à l'ensemble d'une industrie» et de notifier «des mises en demeure collectives 4 7

Inspecteurs et inspectrices effectuaient environ 3 à 15 visites par jour- née d'inspection; 80 à 130 visites par mois, entre 900 et 1 700 (maximum absolu) visites et contre-visites par an. A Paris, où les inspectrices étaient plus nombreuses qu'ailleurs, Laporte exigeait d'elles 150 visites par mois, tandis que leurs collègues masculins étaient astreints à 120 visites, respectivement 100 et 80 en banlieue. La différence était motivée par les enquêtes d'accidents qui surchargeaient le service des inspecteurs, et par le temps qu'ils passaient dans des établissements occupant un personnel nombreux et possédant un outillage i m p o r t a n t Successeur de Laporte dans la 1 Boulisset critiquait ses inspectrices, dont il opposait la « norme de travail » à celle de ses inspecteurs : « Tandis que certaines ins- pectrices revoient plusieurs fois dans l'année des établissements insigni- fiants, sans motif autre que celui de justifier l'utilité de leur rôle, les ins- pecteurs ont délaissé 42 368 établissements, c'est-à-dire plus des deux tiers de ceux qu'ils ont à voir, avec 305 709 ouvriers ou employés. » De fait, dans trois sections, les inspectrices étaient parvenues à visiter en 1906 la totalité des 3 210 ateliers figurant sur leurs listes, en effectuant en plus 1 759 contre-visites. Elles avaient ainsi rencontré 13 576 per- sonnes, soit 4 personnes par atelier.

Faut-il en déduire que les inspectrices étaient moins efficaces que leurs collègues masculins? Eu égard au nombre des personnes inspec- tées, sans doute. Mais à cette date, aucune instruction ministérielle n'osait plus prétendre que les grands ateliers étaient plus « intéressants » que les petits. Boulisset avait cependant raison sur deux points : le ser- vice était jugé autant d'après le nombre des personnes inspectées que d'après le nombre des établissements visités; les inspectrices se dépre- naient difficilement des habitudes du passé, s'en remettant presque tou- jours, pour les questions techniques (hygiène et sécurité), à la compé- tence de leurs collègues masculins. De là à réclamer la réduction de leur nombre et l'augmentation des effectifs de ces derniers, il n'y avait qu'un pas... vite franchi par Boulisset 49 Plus proches des ouvrières et des employées que les inspecteurs, ces femmes étaient aussi plus exposées aux dangers de la rue et aux intimidations de toutes sortes. Le sachant, Boulisset répugnait à les envoyer la nuit dans les quartiers excentriques,

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affronter les ruelles obscures et les ateliers refermés sur eux-mêmes où se commettaient les infractions à la durée du travail.

Le nombre des visites effectuées n'est d'ailleurs pas le maître critère de l'activité d'un inspecteur. La qualité vient nuancer la quantité. «Il faut, confirme Barral (11 circ.), mesurer l'activité d'un inspecteur, non pas uniquement au nombre des visites, mais bien à l'utilité de ces visites, à leur importance, à la façon dont elles sont faites et aux résul- tats qu'elles donnent ». La visite, par exemple, d'une usine métallurgique importante exige «plus d'une journée, mais elle est plus profitable, plus fertile en résultats que des centaines de visites dans des ateliers occupant un homme et non actionnés mécaniquement 50 ». D'ailleurs, l'augmen- tation générale sur longue période du nombre des visites ou contre- visites effectuées chaque année ne contredit pas cette affirmation : l'ac- tivité du service « est toujours croissante car les inspecteurs, connaissant de plus en plus les établissements à visiter, perdent moins de temps qu'au début à s'y rendre ; les trouvant de plus en plus en règle, ils peu- vent en visiter un plus grand nombre à chaque nouvelle tournée 51 ».

Fraudes et résistances

L'inspecteur agit sous la double contrainte des lois qu'il doit faire observer et des résistances que celles-ci rencontrent. Or, s'il est des résis- tances purement patronales ou authentiquement ouvrières, certaines deviennent vite composites, faisant feu de tout bois. Dans les Ardennes, les Vosges ou l'Isère, le relief ou l'isolement des usines incitent à la fraude ; dans certains établissements, c'est la disposition des ateliers qui lui donne les coudées franches ; ailleurs, comme en Bretagne et dans le Pays basque, les parlers ou les usages locaux scellent d'étranges alliances contre l'inspecteur, cet « estranger » venu de la ville qui croit tout savoir. Bien malin qui pourrait classer ces formes de résistances, promptes à uti- liser la complicité du milieu et des mentalités.

Elles avaient en tout cas leurs réseaux d'alerte. Dans la 8e, certains industriels employaient illégalement des enfants de 11-12 ans avec l'ac- cord de leurs parents employés dans les mêmes usines. Des émissaires de toutes sortes (employés de gares, conducteurs de voitures publiques, estafettes en bicyclette...) les avisaient de l'arrivée de l'inspecteur, mais le téléphone s'en chargeait le plus souvent. Tout était alors en règle et nul enfant en bas âge ne traînait ses guêtres dans l'atelier 52 Dans l'Ar- dèche et la Drôme, les industriels se téléphonaient à qui mieux mieux, ruinant les efforts du service 53

La ville, avec ses maisons ou ses immeubles dotés d'arrière-cours, ses escaliers dérobés, ses ateliers fantômes disparaissant ou se reconstituant au gré des caprices de la mode, se prêtait à un éprouvant jeu de cache- cache. « Les maisons de couture, un peu importantes, rapporte l'inspec- trice de Contencin (Paris), ont généralement plusieurs ateliers ; des esca- liers un peu partout, des concierges complaisants, des domestiques faisant le guet et donnant le signal assez à temps pour que la maison soit plongée instantanément dans l'obscurité. Pendant que l'inspectrice s'aventure dans un escalier sombre, les ouvrières partent par les autres

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issues. Elles se prêtent volontiers à ces supercheries qui leur procurent un moment de gaieté. Dans ces circonstances, elles prêteront toute assis- tance au patron pour le plaisir de faire une niche à l'inspecteur, quitte à nous le dénoncer le lendemain par une lettre anonyme 54 »

L'alerte est donnée par des sonneries électriques habilement dissi- mulées. C'est le signal d'un grand remue-ménage que l'inspecteur a peine à surprendre, souvent retenu par un gardien soudain très disert, parlant haut pour couvrir le bruit précipité des cavalcades. Dans une ver- rerie du Nord, notamment, «une sonnerie électrique avertissait le per- sonnel de l'arrivée des inspecteurs; les enfants disparaissaient par une trappe, et étaient enfermés dans une cave sous le four. Une prime leur était payée pour passer prestement sous ladite trappe, ce qui ne man- quait pas d'exciter leur zèle et leur agilité 55 ».

Ces fraudes grossières qui n'avaient qu'un temps (sauf dans les ver- reries ou les briqueteries, dont les patrons se souciaient comme d'une guigne des condamnations 56 et qui comptaient autant d'adeptes que de délateurs, les inspecteurs apprirent à les déjouer. Leur sens de l'obser- vation suppléait, dans bien des circonstances, à la consultation des livres de paye qui eût permis (n'était la répugnance des industriels à les leur communiquer) de vérifier le nombre et l'âge des personnes employées. Car, « en pénétrant dans un atelier, l'inspecteur voit tout de suite s'il y a présomption de fraude, d'abord si on a hésité à l'introduire en le faisant attendre un instant, puis en examinant la table de travail, sa disposition indique si on a quitté brusquement le travail. Un objet de toilette a, par exemple, été oublié, un chapeau, etc. 57 ». Mais quels trésors de ruse et d'imagination pour abuser le service ! L'inspectrice Letellier en dévoile finement quelques-uns :

« La façon de dissimuler les ouvrières [travail nocturne] s'est compli- quée (1907). On ne se contente plus de les mettre dans une armoire, une penderie, un water-closet, endroits devenus suspects à l'inspectrice et qu'elle visitera certainement; on cherche des cachettes plus sûres comme, par exemple, le cabinet de toilette de la patronne. Lorsque je me présente devant la porte et en réclame l'ouverture, l'employé me répond que la patronne a emporté la clef du local parce qu'elle y enferme des objets personnels, bijoux, etc. Le moyen de faire ouvrir cette porte lorsqu'on n'a pas la certitude absolue que des ouvrières sont dissimulées dans le réduit?

« De même, les chapeaux qui, laissés au vestiaire, m'étaient devenus un indice de la présence des ouvrières sont maintenant cachés avec autant de soin que leurs propriétaires. Je me souviens d'avoir trouvé cette année deux chapeaux emboîtés l'un dans l'autre au fond d'une cor- beille à papier.

« Ce ne sont plus seulement les ateliers, les dépendances, salons, réfec- toires, etc. qu'il faut visiter avec un soin minutieux, une attention toujours en éveil sous peine d'être dupe. La veillée légale terminée, on continuera le travail sous les toits, dans les chambres des garçons ; et, lorsqu'une fois j'ai découvert un de ces ateliers clandestins, il ne faudrait pas croire que cette belle découverte me sera utile pour l'avenir. Lorsque je

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retournerai visiter l'établissement, la mansarde sera redevenue chambre de domestique.

« Je ne parle pas du garçon qui, placé dans la rue, annonce par un signal convenu l'arrivée de l'inspectrice : le fait a déjà été signalé. Mais, lorsque le directeur de l'établissement sait, par ce moyen, que l'inspec- trice est proche, il fait sortir les ouvrières employées illégalement. L'une part nu-tête ; elle a mis un tablier blanc afin de passer pour une domes- tique de la maison. Mais, des employés de la manutention, préposés à l'emballage, à la caisse, sont encore là ; on utilisera leur présence. Ils par- tent l'un après l'autre, à quelques minutes d'intervalle, emmenant cha- cun une ouvrière. Marchant vite et se donnant le bras, ils paraissent un ménage d'employés qui se hâte vers le logis, la journée terminée 58 »

Sans parvenir à cerner toutes les facettes d'une fraude protéiforme, le service savait par expérience à quelle période de l'année, dans une conjoncture favorable, la tentation d'enfreindre les lois atteignait sa ligne de crête. Il en allait ainsi des maisons de couture, dont la très souple organisation suivait le rythme des commandes. Une inspectrice expérimentée, comme Letellier, pouvait ainsi préjuger des infractions d'après le genre de travail de la maison et la clientèle qui la fréquentait : « Nous savons que telle maison qui travaille pour la commission et l'étranger prolonge la durée du travail en janvier et en février, alors que les autres maisons de couture n'auront besoin d'être vues qu'en avril. De même, nous finissons par nous rendre compte que tel établissement tra- vaillant pour un pays étranger déterminé risque de faire passer la nuit à ses ouvrières le mercredi parce que les caisses des robes sont régulière- ment expédiées chaque jeudi ; une autre maison, dont les patrons sont israélites, veillera d'une façon exagérée le jeudi soir et travaillera le dimanche matin 59. »

Pour réduire au silence leur p e r s o n n e l les fraudeurs brandissaient souvent la menace du congédiement. Il était facile de faire croire à des ouvrières employées dans la confection, les fleurs, la broderie, la passe- menterie... que leur travail, leur unique monnaie d'échange, pouvait être confié à des ouvrières en chambre ou à des ouvrières de province : « Si cela ne vous convient plus nous enverrons en province 61 ». Obligées de rester à proximité de leur foyer, les ouvrières éprouvaient plus de diffi- culté à s'embaucher ailleurs et redoutaient les représailles que leurs plaintes pouvaient entraîner. Au dire de Le Roy ( 9 circ.), «certains patrons, pour [les] effrayer, avaient même fait courir le bruit que les plaintes écrites leur étaient communiquées par [le service], et que, dès lors, ils savaient toujours qui les avait adressées 62 ». Le silence des ouvrières s'obtenait sans frais ; celui des enfants était parfois lucratif: dans une briqueterie de la Marne, le contrat de louage disposait en 1909 qu'«en cas d'emploi par les ouvriers d'enfants de moins de 13 ans, une retenue de 0,10 franc par 10000 briques [serait] faite pour couvrir les frais de poursuites judiciaires qui seraient intentées 63 ».

Disposition léonine et parfaitement illégale qui s'accompagnait, dans certaines verreries, d'une violence tirée «d'un autre âge», puisée à la source des contes où les ogres n'écoutent que leur appétit, glaçant

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d'effroi leur prochaine victime. Saubestre (7e circ.) nous relate des faits qu'on eût préféré recueillir en 1840, à une époque où la fiction rejoi- gnait une réalité amendable :

«Là [verrerie de l'Ouest], plus que partout ailleurs, les mesures de protection à l'égard des faibles sont nécessaires. Des règlements dignes d'un autre âge disciplinent le travail, le repos et les repas des enfants. Tout enfant en sous-âge qui se laisse surprendre par l'inspecteur paye une amende égale au montant de la contravention encourue par le patron. Aussi il faut voir la terreur peinte sur le visage de ces pauvres petits arrêtés dans leur fuite. L'un d'eux, un jour, se cachait le visage en pleurant.

« Au premier coup de clairon annonçant le départ de l'inspecteur, les enfants cachés dans la forêt voisine doivent retourner au travail. Le moindre retard est puni par la suppression du repas qui suit; car le contremaître délivre à chaque enfant un bon, à la fin de chaque séance de travail, mais seulement lorsque la présence au travail a été complète. Muni de ce bon, l'enfant passe au guichet du réfectoire où on lui remet en échange son repas. Il en est de même pour les enfants au-dessus de 13 ans qui, profitant de la venue de l'inspecteur, s'enfuient comme ils le faisaient naguère, lorsqu'ils n'avaient pas encore l'âge légal. En punition, ils ne mangeront pas de la journée. La même punition attend ceux qui n'assistent pas à la messe du dimanche. Comme nous exprimions notre étonnement d'une telle mesure au directeur de l'établissement, il nous répondit : "Mais c'est tout naturel ! Quand on ne travaille pas, on ne mange pas !" Enfin, et pour s'assurer le concours de ses ouvriers contre l'inspecteur et empêcher toute enquête sérieuse dans l'établissement, le patron réunit après notre départ quinze ouvriers et leur déclara : "L'ins- pecteur du travail me force à renvoyer des enfants, dans ces conditions je me vois dans la nécessité de réduire le nombre des postes devant les fours, et je ne puis plus vous garder. Allez demander du travail à l'ins- pecteur". Ces ouvriers sont partis, et les enfants en sous-âge sont restés. Mais le but cherché est atteint : pour les ouvriers de l'usine, l'inspecteur, c'est l ' e n n e m i »

Avec l'intimidation, on entrait de plain-pied dans le jeu complexe des manipulations patronales destinées à dresser l'ensemble des ouvriers contre l'inspecteur ou à attiser la fureur d'une région. C'est d'elles que partaient bien souvent des formes de résistance soi-disant ouvrières, qui dénonçaient l'imperfection des lois en prétendant qu'elles aboutissaient à l'inverse de ce qu'elles proposaient d'obtenir. La tâche était facilitée par la faible emprise des syndicats sur les ouvriers, la crédulité ou l'igno- rance d'une main-d'œuvre encore bien malléable, encline à se défier des représentants de l'ordre, et, dans la quasi-totalité des petits ateliers, par l'absence de frontières sociales (celle de l'argent, mais aussi celle du mode de vie) entre le patron et ses ouvriers. A contrario, dans les éta- blissements plus importants où ces frontières étaient, pour des raisons d'organisation, clairement établies, l'intimidation mordait plus timide- ment, égratignant à peine les ouvriers adultes que l'âge, la compétence, et la perspective de pouvoir aisément s'employer ailleurs rendaient

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moins vulnérables. Alors, en présence de l'inspecteur, pouvait s'expri- mer sans détour la parole ouvrière. Moment de vérité que relate Mon- savoir (5e circ.) après l'inspection, effectuée avec Boulin, d'un établisse- ment de Maubeuge relié, par sonnerie d'alarme, à la loge du concierge. Les deux hommes avaient flairé le « doublage ». « Nous nous efforcions de faire avouer au directeur et à l'un de ses administrateurs qui était pré- sent que des ouvriers avaient passé la nuit et continuaient encore à tra- vailler avec l'équipe de jour. Ces messieurs s'en défendaient avec une conviction déconcertante, lorsque brusquement, un ouvrier de l'équipe de jour, se détachant de ses camarades, aborda notre groupe et dit à haute voix: Messieurs les inspecteurs, on vous trompe, vingt ouvriers viennent de sauter le mur 65 ! »

Si des inspecteurs parvenaient de loin en loin à démanteler « des sys- tèmes d'intimidation », selon la formule de Delaissement 66 ceux-ci se recomposaient avec une étonnante vigueur, sous d'autres formes et avec d'autres armes. Les Vosges et les Ardennes renfermaient au milieu des années 1890 des poches de résistance irréductibles. Gênés par la régle- mentation de la durée du travail, et trouvant fort exagérées les pres- criptions relatives à l'hygiène et à la sécurité (décret du 10 mars 1894), les industriels des Vosges organisèrent des « comités de défense » desti- nés à provoquer la révision de la réglementation 67 L'inspecteur Mon- gel fut bientôt dessaisi du bureau qu'il avait à la préfecture et connut l'amertume « d'être insulté sur la voie publique par des ouvriers qu'on avait rendus libres, sous le prétexte qu'il était impossible de continuer à travailler, par suite de [ses] e x i g e n c e s Les menaces de lock-out (exé- cutées ou non) à l'effet d'obtenir le retrait d'une mise en demeure ou d'un PV mettaient au supplice les inspecteurs par la perversion cruelle- ment ressentie qu'elles introduisaient dans l'application des lois: les ouvriers se trompaient d'adversaire, croyant que les lois étaient faites contre eux, alors qu'elles les protégeaient. Les industriels qui faisaient planer ces menaces jouaient sur du velours, obligeant le service à déployer des efforts inouïs pour regagner l'estime des ouvriers. Or, cette tactique était fréquemment utilisée par la grande industrie : la perspec- tive d'un chômage massif avait tôt fait d'indisposer contre le service une région entière. C'est ainsi que le Comité des forges de France songea sérieusement en 1907 à déclencher une campagne de lock-out, en « priant ses adhérents de lui signaler les difficultés provoquées par l'ap- plication des lois sur le travail, ainsi que les observations de l'inspecteur qui pouvaient avoir comme conséquence de gêner leur industrie». De son côté, l'Association des filateurs de Fourmies et de ses environs décida de déclarer le lock-out « en cas de grève et en cas de PV dressé à l'un de ses membres au sujet du renouvellement de l ' a i r

Face à cet «ultime retranchement », le service n'avait d'autre recours que d'inciter chaque employeur à utiliser son droit de réclamation auprès du Comité consultatif des arts et manufactures. L'avis du ministre, sou- vent conforme à celui des inspecteurs, dont l'organe consultatif s'inspi- rait fréquemment, pesait d'un poids décisif, et les industriels ne pou- vaient plus alors compter sur leur solidarité pour résister aux prétentions

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D es paysages taillés au scalpel par la révolution industrielle, Que reste-t-il aujourd'hui ? Sans doute bien plus de traces

Que n'en ont laissées les guerres : des saignées profondes, des cicatrices, des mutilations de toutes sortes, très souvent la morne désolation d'usines en ruines, fermées aux visiteurs. La

lenteur avec laQuelle ces vestiges tendent à disparaître en dit long sur la violence et l'importance des mutations produites. Comment la société française a-t-elle réagi à cet ébranlement Qui l'a si profondément atteinte ? A cette Question peu explo- rée, l'histoire des premiers inspecteurs du travail apporte des réponses essentielles et inédites.

Voici donc l'histoire d'hommes et de femmes Qui ont beaucoup vu, entendu et écrit. Odieux pour les uns, incompris des autres, ils se percevaient et étaient perçus comme des intrus. Mais Qui étaient- ils, d'où venaient-ils, Quelle fut leur action, Qu'ont-ils vu au hasard

de leurs tournées dans les manufactures et les ateliers ? Si proches par certains côtés des « hussards noirs de la République », ces inspecteurs nous invitent à poser leur regard sur les enjeux d'une industrialisation vécue dans la sueur et l'effroi.

Laissons-les nous guider...

Vincent Viet est docteur en histoire de l'Institut d'études

politiques de Paris.

Page 25: Les voltigeurs de la République (2) : L'inspection du ...excerpts.numilog.com/books/9782271114310.pdf · Claudio Ingerflom, Jean-François Sirinelli, Jean Stengers. Déjà parus

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