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DOMINIC LAROCHELLE LES TRADITIONS TAOÏSTES DANS LE DÉVELOPPEMENT DES ARTS MARTIAUX CHINOIS : UN PROCESSUS DE LÉGITIMATION À TRAVERS LA QUÊTE DUNE ORIGINE SPIRITUELLE Méinoire présenté à la Faculté des études supérieures de lUniversité Laval pour !obtention du grade de maître ès arts (M. A.) Département de sciences humaines des religions FACULTÉ DE THÉOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGŒDSËS UNIVERSITÉ LAVAL AOÛT 2002 © Dominic LaRochelle, 2002

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DOMINIC LAROCHELLE

LES TRADITIONS TAOÏSTES DANS LE DÉVELOPPEMENT DES ARTS MARTIAUX CHINOIS : UN PROCESSUS DE LÉGITIMATION À TRAVERS LA

QUÊTE D’UNE ORIGINE SPIRITUELLE

Méinoireprésenté

à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval

pour !’obtentiondu grade de maître ès arts (M. A.)

Département de sciences humaines des religions FACULTÉ DE THÉOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGŒDSËS

UNIVERSITÉ LAVAL

AOÛT 2002

© Dominic LaRochelle, 2002

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Résumé

Les arts martiaux chinois, pratiqués en Chine mais également partout dans le monde,

constituent un art regroupant plusieurs aspects : une méthode de combat, une activité

sportive, une recherche d’auto-défense, un loisir. Mais les arts martiaux sont également

souvent présentés comme une manière de vivre une certaine spiritualité orientale, ou du

moins un mode de vie basé sur une philosophie et une morale bien précise. Ce mémoire se

veut une analyse anthropologique et historique des rapports entre des arts de combat chinois

et une spiritualité taoïste. À travers l’étude d’un discours spirituel, on peut voir comment les

adeptes d’arts martiaux se sont construit toute une « tradition taoïste des arts martiaux »,

c’est-à-dire une tradition d’arts de combat qui insère la pratique martiale dans le cadre plus

large de la spiritualité taoïste. C’est une quête d’origine qui s’incarne en amalgamant

différents éléments (généralement mythiques) tirés des traditions taoïstes « classiques » pour

ainsi créer un nouveau discours qui viendra légitimer la pratique des arts martiaux. Dans cette

quête d’origine spirituelle, c’est une quête de sens que l’adepte entreprend.

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© Avant-propos

J’ai d’abord entrepris ce mémoire sur le rapport entre la spiritualité taoïste et les arts

martiaux chinois dans un but très personnel. Étant moi-même adepte d’arts martiaux depuis

plusieurs années, je voulais pousser un peu plus loin ma réflexion sur ma propre pratique.

Comme tout bon pratiquant, c’est en quelque sorte une quête de sens qui m’a servi de

motivation. Je suis, à ce niveau, redevable à tous mes maîtres et professeurs qui m’ont

enseigné depuis une quinzaine d’années, en particulier situ Yves Laprise, mon professeur

actuel, à qui je dois mon présent intérêt pour les arts martiaux chinois.

Je dois également remercier mon directeur de maîtrise, M. André Couture, dont les

conseils et les nombreuses relectures de mon texte m’ont permis de mener à terme cette

entreprise. J’assume, bien entendu, l’entière responsabilité des propos contenus dans cette

étude, de même que les nombreuses lacunes et interprétations erronées qu’elle pourrait

contenir.

Dans la mesure du possible, j’ai privilégié le système pinyin pour la transcription des

termes chinois utilisés dans !’ensemble du travail. Pour ce qui est des citations, j’ai cependant

respecté la transcription originale de l’auteur cité.

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© Table des matières

Avant-propos................................................................................................................................3

Table des matières....................................................................................................................... 4

Introduction...................................................................... 6

Chapitre I Les sources et l’état actuel de la recherche......................................................... 11

1.1 L’état de la question.............................................................................................. 11

1.2 Le corpus de travail : un véhicule d’éléments mythiques dans les artsmartiaux........................................................................................................................ 16

1.2.1 Les ouvrages populaires....................................................................... 171.2.2 Les sites internet................................................................................. 211.2.3 La litérature romanesque chinoise...................................................... 231.2.4 Le cinéma d’arts martiaux.................................................................. 24

Chapitre Π. Les arts martiaux chinois et la quête d’origine spirituelle................................ 26

2.1 Le recours à d’anciennes pratiques de la médecine taoïste : Hua Tao et lewu xin qi........................ 27

2.2 Le recours à la philosophie du taoïsme mystique............................................... 332.2.1 La pensée des pères de la philosophie taoïste......................................342.2.2 Le Yi jing et les huit trigrammes........................................................... 412.2.3 Une philosophie taoïste des arts martiaux ?........................................ 43

2.3 Le recours à la religion taoïste : divinités et immortels...................................... 452.3.1 Les dieux martiaux de la Chine taoïste : Cuan di etHuan fian Shang-ti............................................................................................462.3.2 Les immortels taoïstes et les pratiques de longue vie............................50

2.4 Le recours à des maîtres fondateurs de traditions................................................. 542.4.1 Bodhidharma et la tradition bouddhique des arts martiauxchinois.............................................................................................................. 552.4.2 Zhang Sanfeng et la tradition taoïste des arts martiaux chinois..........60

2.5 Conclusion.......................................................................................................... 69

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Chapitre ΠΙ. La quête d’une origine spirituelle en tant que processus de légitimation de pratiques martiale................................................................................................................. 71

3.1 La construction d’une tradition à travers une quête spirituelle............................723.1.1 Une définition de mythe.........................................................................723.1.2 Une définition de tradition......................................................................813.1.3 La construction d’une tradition martiale : un processus delégitimation...................................................................................................... 84

3.2 La spiritualité et le mythe en tant que discours pour justifier le rapport à laviolence............................................... 95

3.2.1 La justification de la violence dans le discours religieux.................... 963.2.2 La non-violence dans le bouddhisme et le taoïsme........................... 1053.2.3 Concilier art de combat et quête spirituelle : une voie de la non-violence?......................................................................................................... 110

3.3 Conclusion......................................................................................................... 117

Conclusion générale.............................................................................................................. 118

122Bibliographie

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© Introduction

Les arts martiaux font partie intégrante de la culture asiatique depuis des siècles. De

l’Inde au Japon, à peu près toutes les sociétés orientales possèdent leur art de combat où se

mélangent techniques militaires, médecine traditionnelle, philosophie de vie et spiritualité. Ce

mélange de techniques, à première vue conçues pour encourager la violence, et de

philosophie spirituelle visant à élever l’être humain à un niveau supérieur d’existence, donne

un caractère paradoxal à la pratique des arts martiaux. Mais les adeptes de ces pratiques

semblent assez bien s’accommoder de ce paradoxe, justement par le fait que des éléments

spirituels et philosophiques viennent en quelque sorte contrebalancer ces méthodes de combat

brut en les expliquant, en les justifiant, en les légitimant.

Les arts martiaux chinois sont un exemple typique de ce phénomène. Il semble en

effet que la spiritualité chinoise constitue un aspect important du développement de ces arts

de combat. Traditionnellement, dans les milieux d’adeptes d’arts martiaux chinois, on sépare

les pratiques martiales en deux grandes familles (ou traditions) : celle qu’on dit issue de la

tradition bouddhique et qu’on qualifie d’école « externe » (wei jià), « exotérique » ou

« dure », et celle qu’on dit issue des traditions taoïstes et que Ton qualifie d’école « interne »

(nei jia), « ésotérique » ou « souple ». Sans complètement mettre de côté l’analyse de la

tradition bouddhique, c’est au problème de la tradition taoïste des arts martiaux chinois queje

veux principalement m’attarder dans cette étude. À travers cette tradition (dont la nature

exacte reste, comme pour la tradition bouddhique, à définir), les adeptes d’arts martiaux ont

su rapprocher la recherche de T origine de leur art à une quête spirituelle.

Dans le contexte où plusieurs éléments du taoïsme semblent donc avoir eu une grande

influence sur la pratique des arts martiaux chinois, mais où l’histoire reste sensiblement

muette, on peut se demander en quoi le recours à la quête d’une origine spirituelle où Ton

s’attache à lier les traditions taoïstes à certaines pratiques de combat, a su modeler le

développement des arts martiaux chinois tels qu’ils sont pratiqués aujourd’hui.

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J’émettrai comme hypothèse de base qu’à travers cette quête qui cherche à faire un

lien entre les traditions taoïstes et certains arts de combat, les adeptes d’arts martiaux ont su

puiser une légitimation à leur pratique en construisant une continuité mythique avec des

origines spirituelles. Ils ont su ainsi assurer une certaine « noblesse spirituelle », un certain

prestige à leur art. Au fil des siècles, les arts martiaux chinois se sont imprégnés, de manière

souvent indirecte, d’éléments spirituels (principalement à travers des mythes). Ces éléments

ont d’abord engendré, puis alimenté tout un processus de légitimation et ont fait peu à peu

dériver les arts de guerre d’autan vers la recherche d’une « voie » à la fois spirituelle et

corporelle, donnant ainsi un sens à leur pratique.

J’ai délibérément mis de côté, dans mon hypothèse, les considérations d’espace et de

temps, qui sont tout de même essentielles dans un travail de ce type. Dans le cadre d’un

mémoire comme celui-ci, cela demande quelques précisions. Il faut d’abord comprendre que

je me concentre ici principalement sur l’analyse de certains concepts, dont ceux, centraux, de

discours, de mythe, de tradition et de «processus de légitimation», pour comprendre

comment ils peuvent s’appliquer au développement des arts martiaux chinois. Il né s’agit pas

ici nécessairement de dissocier complètement le mythe de !’histoire dans le but de faire une

histoire des arts martiaux en Chine, mais bien de comprendre et d’identifier, à travers certains

mythes et à travers un certain discours, les processus, les mécanismes qui, au fil des siècles,

ont su modeler le visage de la pratique des arts martiaux chinois, non seulement en Chine,

mais partout dans le monde. C’est pourquoi il est difficile d’identifier clairement des

variables de temps et d’espace, bien qu’il faille tenter de le faire pour bien comprendre ce

dont on parle. Cela permettra du même coup de mettre en place les divers éléments qui

constituent cette étude dans leur contexte spatio-temporel.

L’étude du mythe pose généralement un problème au niveau de l’aspect temporel,

d’abord parce le mythe est souvent un récit transmis par voie orale, ensuite parce qu’il

s’oppose souvent à l’histoire, se présentant comme un recours intemporel, une instance qui

permet d’accéder à une réalité qui remonte à la nuit des temps. Le taoïsme (au sens le plus

large des traditions spirituelles, philosophiques et religieuses qui ont développé leurs pensées

autour d’un concept typiquement chinois : le dao) est un des plus anciens, sinon le plus

ancien système de pensée en Chine. Ce qui m’occupe ici, ce sont certains repères qui

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apparaîtront dans le discours de la tradition taoïste des arts martiaux. Au sujet du taoïsme

ancien, la datation est complexe et difficile, les premiers ouvrages fondateurs apparaissant

dans le premier millénaire av. J.C. Le Yi jing, le Classique des Mutations (on pourrait

argumenter qu’il n’est pas spécifiquement d’origine taoïste quoique son influence ait été

grande sur les traditions taoïstes et sur le développement du discours de certains arts

martiaux), un des cinq classiques chinois, était déjà utilisé à la cour des Zhou (1122-256 av.

J.C.)1. Quant aux ouvrages de Lao zi, le Dao de jing, et de Zhuang zi, ouvrage qui porte son

nom, ils semblent être tous deux de la même époque, autour du IVe siècle av. J.C., bien que la

datation de Lao zi soit plus problématique que celle de Zhuang zi.

Quant au taoïsme qu’on a qualifié de « religieux »2, il se répand à partir de la dynastie

des Han (206 av. J.C.- 220 ap. J.C.), plus précisément à la fin du IIe siècle de notre ère. Guan

di, dieu de la guerre et saint patron des commerçants et des adeptes d’arts martiaux, est

d’abord un personnage historique qui vécut à l’époque des Trois Royaumes (220-265), qui fut

divinisé à partir des Song (960-1279) et qui est monté dans la hiérarchie divine au fil des

siècles pour devenir une figure majeure du panthéon chinois contemporain3. De même, le

culte qui s’est développé autour des huit immortels taoïstes a pris sa forme définitive sous les

Ming (1368-1644/. Finalement, les pratiques de « longue vie » que l’on retrouve dans les

traditions taoïstes se développent tout au long de l’histoire du taoïsme, plongeant leurs

racines dans le taoïsme ancien et se développant pour arriver à ce qui est encore pratiqué

aujourd’hui. On peut donc affirmer que les recours au taoïsme qui seront utilisés dans

l’élaboration d’une tradition d’arts martiaux sont puisés dans une période de temps très large,

de l’Antiquité jusqu’à nos jours.

Développer une chronologie et identifier une temporalité dans les arts martiaux est

encore plus compliqué. Les arts de la guerre existent fort probablement depuis que la guerre

existe, ce qui peut remonter à très loin dans l’Antiquité (certains diront depuis que l’humanité

1 Jacques Gemet, Le monde chinois, Paris, Armand Colin, 1990 [1972], p. 83.2 L’interprétation classique des traditions taoïstes veut que l’on distingue le taoïsme philosophique ou mystique (dao jia) du taoïsme religieux (dao jiao) qui se serait développé un peu plus tard et qui serait en quelque sorte une déformation du taoïsme mystique auquel se seraient accolés des éléments de superstitions chinoises, de cultes divins et de magie. Cependant les dernières recherches tendent à reviser cette interprétation et font valoir l’aspect distinct et en même temps complémentaire des deux traditions.3 Jacques Pimpaneau, Mémoires de la cour céleste, Paris, Kwok on, 1997, p. 103-116 "#Κρ. 302.

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existe). Par ailleurs, dans ce qu’on a appelé « arts martiaux » (wu shu), on peut ici aussi

donner quelques repères. La première mention d’exercices chinois connus qui aboutiront à un

art martial serait le wu xin qi, du médecin taoïste Hua Tao qui aurait vécu à l’époque des

Trois Royaumes (220-265). Quelques siècles plus tard, ces exercices auraient donné l’art

martial enseigné par le moine Bodhidharma au temple de Shaolin à partir du VIe siècle ap.

J.C. Dans la tradition taoïste des arts martiaux, c’est un moine taoïste élevé au rang

d’immortel, Zhang Sanfeng, que Ton considère comme le fondateur de cette tradition. Il

aurait vécu, selon les récits, sous les Song (920-1279), ou au XVe siècle sous les Ming (1368-

1644). Cependant, selon les recherches historiques les plus sérieuses, il semblerait que les arts

de combat dont on traite ici (c’est-à-dire les arts issus des traditions taoïstes tel que le taiji

quan, le bagua zhang ou le xingyi quan) ne se soient développés qu’à partir du XVIe siècle.

Toutefois, il faut dire qüe les évidences historiques se font plutôt rares dans ce domaine.

C’est pourquoi on doit généralement se rabattre sur l’étude des légendes et des mythes. Ces

mythes (soutenant le discours) qui lient les traditions taoïstes aux arts martiaux et qui

constituent mon matériel documentaire de base semblent se développer assez tardivement, au

cours des XIXe et XX siècles. Certains sont plus vieux, mais la plupart se développent

longtemps après la période à laquelle ils font référence.

On voit combien il est difficile et complexe de définir pour cet objet d’étude une

temporalité précise. On est en présence d’abord de traditions philosophiques et religieuses qui

datent de l’antiquité chinoise et qui se diffusent encore aujourd’hui. Parallèlement, on peut

observer des traditions d’arts de combat qui semblent, selon toute vraisemblance, être âgées

d’environ cinq siècles mais qui pourraient facilement être plus vieilles. Finalement, on peut

observer, dans le contexte de la quête d’une origine spirituelle des arts martiaux, des mythes

(ou plutôt un discours) qui tentent de mettre en relation ces deux univers. Ces mythes sont

assez récents mais tentent d’aller chercher le plus loin possible dans le passé des éléments

susceptibles de fonder de toutes nouvelles traditions : celle des traditions spirituelles dans les

arts dé combat.

L’identification d’un espace lié à mon objet d’étude pose également un problème. Il

ne s’agit pas ici de déterminer exactement la région d’où proviennent ces mythes ou ce

discours, mais bien de comprendre leur fonctionnement et les mécanismes qui les sous-

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tendent. Le berceau du taoïsme, et des arts martiaux qui lui sont traditionnellement associés,

est évidemment la Chine. On peut certes s’en tenir à cette constatation très générale. Par

contre, sur le plan du discours, les choses se compliquent, car je ne pourrais faire l’économie

d’une comparaison entre l’Orient et l’Occident. Faute de ressources adéquates et de

compétences linguistiques, j’ai dû me contenter, dans la majorité des cas, de m’appuyer sur

des sources occidentales. Je devrai donc, dans la mesure du possible, me demander jusqu’à

quel point ces mythes et ce discours sont chinois et non pas occidentaux. Mais je rappelle

encore que le but de cette étude est de faire une analyse du discours et de comprendre les

mécanismes derrière un processus de légitimation à travers la quête d’une origine spirituelle

chinoise, non pas tellement de faire une histoire chronologique de ce discours, des traditions

taoïstes ou des arts martiaux chinois.

Après avoir présenté mon corpus de travail et fait état de la recherche actuelle face à

ma problématique particulière, je me propose de mettre en place les divers éléments qui

constituent cette quête d’une origine spirituelle dans les arts martiaux chinois. Ce sera

l’occasion de présenter les différents recours puisés dans les traditions taoïstes et dont se

servent les adeptes d’arts martiaux pour construire leur tradition. Dans le troisième chapitre,

j’ai l’intention de montrer comment cette construction de la tradition taoïste des arts martiaux

repose en fait sur tout un processus de légitimation. En puisant chez certains théoriciens,

j’espère affiner ce concept pour qu’il devienne applicable au cas des arts martiaux chinois. Je

pourrai ensuite appliquer les mécanismes de ce processus de légitimation à un phénomène

plus concret : celui du rapport à la violence (ou à la non-violence) dans les arts martiaux.

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© Chapitre L Les sources et l’état actuel de la recherche

Ce premier chapitre de la recherche définit et présente le matériel documentaire

accessible permettant d’identifier les éléments mythiques qui constituent la quête d’une

origine spirituelle des arts martiaux chinois. Il tente également de faire un tour d’horizon de

l’état actuel de la recherche concernant ma problématique particulière. Dans un premier

temps, je présenterai les quelques auteurs qui ont traité de l’influence de la spiritualité dans

les arts martiaux chinois selon une perspective scientifique critique (ces auteurs privilégient

généralement la perspective historique ou sociologique). Ils sont peu nombreux, mais il est

important de les présenter car plusieurs de mes hypothèses sont basées sur leurs thèses.

Dans un deuxième temps, pour bien comprendre « ce dont on parle » en fait de

discours et d’éléments de mythologie, il serait bon de présenter ce qu’on pourrait nommer un

corpus de travail. Il s’agit en fait de présenter les différentes sources dans lesquelles j’ai

puisé ces éléments (on parle en somme de toute une littérature d’un genre spécifique). Par

leur popularité et la teneur de leur contenu, ces sources sont, à mon avis, un véhicule

important des mythes et du discours qui entourent la construction et la perpétuation de la

tradition qu’on nomme « taoïste » dans les arts martiaux.

1.1 L’état de la question

Travailler à l’étude des arts martiaux chinois dans le contexte d’une maîtrise en

sciences humaines, c’est d’abord se heurter à une évidence à laquelle on ne peut échapper :

les études académiques sérieuses en langues occidentales à ce sujet se comptent sur les doigts

de la main. Ce n’est pas un sujet de prédilection dans le monde universitaire occidental. Peut-

être est-ce parce que la pratique des arts martiaux est encore aujourd’hui considérée en

Occident comme une activité de contact un peu vide de sens qui vise plus ou moins à

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encourager la violence. Le but de ce inémoire est donc de puiser dans d’autres domaines,

dans d’autres objets d’étude, chez des auteurs qui ont traité un tout autre sujet que les arts

martiaux mais dans la même perspective, des éléments conceptuels qui pourraient être

appliqués aux arts martiaux chinois, en l’occurrence, un processus de légitimation à travers la

quête d’une origine spirituelle. Il s’agit donc de prendre certains concepts (processus de

légitimation, mythe, tradition, quête spirituelle...) et de les insérer dans le contexte des arts

martiaux chinois pour mettre un peu de sens dans le lien qui pourrait exister entre des

pratiques de combat et les traditions taoïstes. Des travaux en sociologie et en anthropologie

me seront utiles, en particulier ceux de Peter Berger et de Eric Hobsbawm sur la légitimation

sociale et religieuse, ceux de Mircea Eliade et de Bronislav Malinowski sur le mythe, ainsi

que ceux de René Girard sur la violence dans le religieux. Mais je mets de côté, pour

l’instant, tout cet aspect de ma recherche. Ce que je veux présenter dans cette partie du

travail, c’est un aperçu de ce qui a été produit au niveau des études scientifiques sur les arts

martiaux chinois eux-mêmes et plus particulièrement sur ma problématique, c’est-à-dire le

rapport entre la spiritualité et des arts de combat.

On considère l’historien chinois Tang Hao comme l’un des premiers à avoir tenté une

histoire critique des arts martiaux chinois. Mieux encore, ses recherches étaient

spécifiquement axées sur le rapport entre la spiritualité et les arts martiaux, en particulier sur

les rapports entre la tradition bouddhique et la tradition taoïste des arts martiaux. En fait, ce

fut lui qui, le premier, rejeta !’interprétation mythique de l’origine du taiji quan en Zhang

Sanfeng. Il a démontré que cet art provenait plutôt de la famille Chen, originaire de

Chenjiagou, dans le nord de la Chine, dont le premier maître connu aurait été Chen Wanting

(1600-1680). La plupart des interprétations historiques qui ont cours aujourd’hui proviennent

de ses recherches.5 Mais en dehors de ces recherches (et des quelques autres auxquelles je

n’ai pas accès parce qu’elles n’ont pas été traduites en langues occidentales), très peu

d’études complètes ont été publiées. On a affaire la plupart du temps à des articles issus de

recherches sérieuses mais qui ne font souvent qu’effleurer le problème. Ils méritent

cependant qu’on les mentionne.

5 H est à noter que les références aux travaux de Tang Hao dans ce mémoire se feront par l’entremise de documentations secondaires, faute d’avoir pu, à mon grand regret, avoir accès aux ouvrages de cet auteur.

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J’ai repéré quelques textes sur le mythe de Zhang Sanfeng. Ils sont intéressants parce

qu’ils tentent une interprétation historique du phénomène et de son lien avec les arts martiaux

chinois. Anna Seidel, dans un ouvrage collectif édité par Wm. Theodore de Bary portant sur

la pensée des Ming6 7, a produit un texte intitulé « A Taoist Immortal of the Ming Dynasty :

Chang San-feng ». Elle y présente les différents aspects du culte de ce personnage, dont celui

de fondateur du taiji quart. Elle formule l’hypothèse, non confirmée mais plausible, que le

personnage de l’immortel taoïste nommé Zhang Sanfeng ait pu servir à rehausser le prestige

d’une école particulière d’art martial (l’école ésotérique) en tirant son origine de la

spiritualité taoïste. Cette école entrait ainsi en compétition directe avec la célèbre école d’arts

martiaux du temple Shaolin qui faisait remonter sa tradition au moine bouddhiste

Bodhidharma.

Shiu Hon Wong s’est également attardé à l’étude de Zhang Sanfeng. Il a publié en

1979 un article dans le Journal of Oriental Studies’ et un ouvrage en 1982, tiré de sa thèse de

doctorat.8 Son travail a principalement porté sur les multiples hagiographies de Zhang

Sanfeng et l’importance de son culte. Pour ce qui est de l’influence du personnage dans les

arts martiaux, Wong reprend intégralement !’interprétation de Seidel. Il la complète

cependant en faisant une analyse un peu plus précise de la source historique de ce mythe,

c’est-à-dire des textes qui sont à la base même du mythe. Finalement, Stanley Henning a

publié deux excellents articles sur les arts martiaux chinois et sur le mythe de Zhang

Sanfeng : « The Chinese Martial Arts in Historical Perspective »9 10 et « Ignorance, Legend and

Taijiquan »1°. Il y présente une interprétation historique du développement des arts martiaux

chinois en montrant le rapport que ceux-ci entretiennent avec certains mythes. Il reprend

également les idées de Anna Seidel sur Zhang Sanfeng mais en poussant un peu plus loin son

hypothèse. À travers le mythe de Zhang Sanfeng, Henning voit le symbole d’une opposition

des Chinois au gouvernement mandchoue en place à partir de 1644. Il développe du même

coup l’idée de la nature arbitraire et artificielle de l’opposition entre les traditions bouddhique

6 Wm. Theodore de Bary and the Conference on Ming Thought, Self and Society in Ming Thought, New York, Columbia University Press, 1970.7 « The Cult of Chang San-feng », Journal of Oriental Studies, 17 (1979), pp. 10-53.8 Investigation Into the Authenticity of the Chang San-feng Ch ’uan-Chi. The Complete Works of Chang San- feng, Canberra, Australian National University Press, 1982.9 In Military Affairs, décembre 1981, pp. 173-178.10 In Journal of the Chen Style Taijiquan Research Association of Hawaii, vol. 2, no. 3, pp. 1-7.

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et taoïste (externe-interne) des arts martiaux. J’aurai l’occasion d’y revenir, mon

interprétation de ce personnage reposant en grande partie sur les travaux de ces trois auteurs.

D’autres auteurs ont traité les arts martiaux dans leur ensemble. On peut mentionner

ici l’ouvrage de Howard Reid et Michael Croucher, publié en 1987, ainsi que ceux de

Emmanuel Chariot et de Florence Braunstein, tous deux publiés en 1999.11 S’ils sont plus ou

moins complets et souffrent de certaines lacunes en ce qui concerne l’histoire des arts

martiaux chinois, ils proposent quelques idées de valeur sur lesquelles il vaudra la peine de se

pencher. De même, l’ouvrage de Kim Mïn-ho12 fait une excellente analyse du rapport entre le

développement des arts martiaux et la médecine traditionnelle chinoise. On peut également

mentionner à ce sujet l’article de Arion Rosu, publié en 198113, dans lequel il traite de la

relation entre la médecine traditionnelle indienne (issue des traditions ayurvédiques) et les

arts martiaux indiens. Il fait un parallèle entre l’art du taiji quan et certains principes que l’on

retrouve dans les arts martiaux indiens, en particulier du point de vue de l’étude des points

vitaux dans la pratique martiale. Enfin, un mémoire de maîtrise produit en 1990 à l’Université

de Sherbrooke dépeint bien les rapports entre la pratique des arts martiaux japonais dans une

perspective spirituelle et les croyances chrétiennes. Le contexte est ici quelque peu différent

mais l’auteur formule des idées qui seront utiles.14

Finalement, on peut mentionner certains textes , qui ont traité de la violence dans les

arts martiaux et de son rapport avec le religieux. Paul Demiéville a écrit en 1957 un article

intitulé « Le bouddhisme et la guerre »15 qui, s’il parle plus spécifiquement de la violence

dans le bouddhisme, traite également de toutes les stratégies de justification de la violence

11 Howard Reid et Michael Croucher, Les arts martiaux. Toutes les disciplines, Paris, Librairie Larousse, 1987. Emmanuel Chariot et Patrick Denaud, Les arts martiaux, Paris, Presses Universitaires de France, 1999. Florence Braunstein, Penser les arts martiaux, Paris, Presses Universitaires de France, 1999. J’ai également inclus ces ouvrages dans mon corpus de travail, car si leur approche me semble intéressante d’un point de vue sociologique et historique, ils véhiculent généralement les mêmes mythes et le même discours que les autres ouvrages populaires. La frontière entre le discours spirituel et !’interprétation scientifique est parfois difficile à déterminer.12 L’origine et le développement des arts martiaux. Pour une anthropologie des techniques du corps, Paris, L’Harmattan, 1999.13 « Les marman et les arts martiaux indiens », Journal asiatique, 1981, no. 3-4, pp. 417-451.14 Jean-Noël Blanchette, Le croyant peut-il concilier le Christianisme et les arts martiaux japonais ?, Mémoire de maîtrise, Faculté de théologie, Université de Sherbrooke, 1990.15 « Le bouddhisme et la guerre. Post-scriptum à !’“histoire des moines guerriers du Japon” de G. Renondeau », in Choix d’études bouddhiques, 1929-1970, Leiden, E.J. Brill, 1973.

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dans une tradition religieuse, en particulier dans le contexte des moines guerriers du

bouddhisme chinois. Le rapport entre la violence et le bouddhisme a également été traité dans un ouvrage collectif édité par Jonathan N. Lipman et Steven Harrel, Violence in China16.

Dans une perspective sociologique, les travaux de Jacques Pain sur la violence dans les arts

martiaux17 ainsi que ceux de Patrick Beaudry sur la ritualité dans les arts martiaux18 méritent

également mention. Ces travaux sur la violence serviront à mettre en évidence un aspect

important du processus de légitimation : celui du rapport à la violence dans le discours des

arts martiaux.

Au sujet de la violence et du taoïsme, j’ai relevé deux articles qui traitent de ce thème

dans des perspectives différentes. D’abord, l’article de Avron A. Boretz, « Martial Gods and Magic Swords : Identity, Myth and Violence in Chinese Popular Religion »19 montre bien la

relation entre les arts martiaux et certains rituels taoïstes, de même que l’importance de la

violence symbolique dans la religion populaire chinoise. Un peu à l’opposé, Key Sun, dans

un article intitulé « How to Overcome Without Fighting »20, tente une interprétation

psychologique de la résolution de conflit à travers l’approche taoïste de la non-violence.

On peut constater que la recherche actuelle sur la spiritualité dans les arts martiaux, du

moins en langues occidentales, reste encore relativement pauvre. L’étude d’un processus de

légitimation des arts de combat à travers la recherche d’une origine spirituelle n’a, à ma

connaissance, jamais été entrepris de manière globale et complète. On peut repérer quelques

traces du concept de processus de légitimation dans certaines études sur les traditions

religieuses en général, plus particulièrement dans l’étude de la justification de la violence

dans les traditions religieuses, mais l’étude des arts martiaux pour eux-mêmes reste encore

relativement peu abordée. B s’agira ici de développer mon hypothèse à travers des analyses et

des interprétations puisées dans d’autres domaines de recherche, principalement l’étude des

traditions religieuses. Sans prétendre vouloir donner une interprétation globale du rapport

entre la spiritualité et les arts martiaux, ce travail constitue à mon avis un point de départ

16 Violence in China. Essays in Culture and Counter culture, New York, State University of N. Y. Press, 1990.17 La non-violence par la violence : une voie difficile, Vigneux, Matrice, 1999.18 « La ritualité dans les arts martiaux », Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCII, 1992, pp. 143-161.19 In Journal of Popular Culture, 1995, vol. 29, no. 1, pp. 93-109.20 « How to Overcome Without Fighting : An Introduction to the Taoist Approach to Conflict Resolution », Journal of Theoretical and Philosophical Psychology, Vol. 15 (2), 1995, pp. 161-171.

Page 16: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

16

intéressant du point de vue d’une étude critique sur un aspect particulier de la pratique des

arts martiaux aujourd’hui.

L2 Le corpus de travail : un véhicule d’éléments mythiques dans les arts martiaux

Dans le cadre de ce mémoire, je m’attarderai principalement à des éléments de

mythologie dans les traditions taoïstes qui s’insèrent dans la quête d’une origine spirituelle

des arts martiaux chinois. On parle ici d’ »éléments de mythologie » plutôt que de « mythes »

en tant que tels, car il s’agit vraiment d’éléments, de bribes de mythes, puisés un peu partout

dans les traditions taoïstes. Il ne s’agit pas non plus nécessairement de mythes en tant que

récits, la forme à laquelle on est habituellement confronté (bien qu’on aura l’occasion de

rencontrer certains récits mythiques dans les arts martiaux). L’important n’est d’ailleurs pas

ici de définir avec précision la nature des éléments mythiques qui concernent cette recherche

mais bien d’identifier le discours qui en est tiré et de comprendre les mécanismes qui les

sous-tend, c’est-à-dire le processus de légitimation en cause.

Je me limiterai ici à des mythes et à un discours qui sont encore véhiculés aujourd’hui,

tant dans les traditions martiales que dans les traditions taoïstes. Cela laissera quand même un

choix important d’éléments à analyser et donnera un caractère actuel à la recherche. C’est

pour cela qu’il est important, dans le cadre de cette étude, de bien identifier et de circonscrire

le corpus dans lequel j’ai puisé les éléments de mythes (c’est-à-dire l’ensemble des

documents qui ont servi de sources et qui sont d’importants véhicules de ces mythes). Cela

permettra de mieux comprendre le contexte dans lequel évolue le discours et de quelle

manière il est diffusé chez les pratiquants.

J’ai identifié quatre types de sources qui constitueront mon corpus de travail et que je

m’efforcerai de détailler ici : les ouvrages populaires traitant d’arts martiaux et de taoïsme ;

les sites internet traitant d’art martiaux et de taoïsme (ils sont généralement du même ordre

que les livres traditionnels mais en version multimédia) ; la littérature romanesque chinoise,

Page 17: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

17

qui met souvent en scène des pratiquants d’arts martiaux et des religieux ; et le cinéma d’art martiaux, très populaire depuis une dizaine d’années.21

1.2.1 Les ouvrages populaires

Il existe une littérature abondante et variée sur le taoïsme et sur les arts martiaux

chinois. Mais bien qu’il existe des ouvrages scientifiques (universitaires) qui soient très

intéressants, ce sont surtout des ouvrages que l’on pourrait qualifier de « populaires » que

l’on retrouve sur le marché et qui passionnent les gens. Ces ouvrages mettent principalement

l’accent sur une présentation très générale et sur la pratique. Au sujet du taoïsme, cette

littérature se concentre généralement sur les points principaux ou particuliers de la pensée

taoïste (la plupart du temps pris dans la tradition du taoïsme qu’on a appelée philosophique

ou mystique, celui des « pères fondateurs » du taoïsme) et ses applications sur la vie

moderne. Par exemple, la pratique du feng shui (l’art d’organiser son environnement selon les

principes énergétiques des traditions taoïstes) est de plus en plus répandue en Occident et une

multitude de livres sont publiés chaque année sur ce phénomène. De même, la pratique du qi

gong littéralement le « travail de l’énergie », appellé parfois « yoga chinois », pratique

généralement associée aux exercices de « conduites des souffles » taoïstes (daoyïn), est de

plus en plus populaire et on peut retrouver sur le marché plusieurs ouvrages qui traitent des

pratiques reliées à cet art. Il est intéressant de noter qu’on pourrait facilement faire un

parallèle entre la popularité de ces aspects modernes du taoïsme et tout le phénomène qu’on a

qualifié de « nouvelles religions » ou de « spiritualité contemporaine », phénomène

contemporain qui regroupe, souvent sans contradiction et parfois sans grande distinction,

traditions ésotériques, renouveau chrétien et spiritualités orientales, le tout dans un contexte

21 On pourra consulter la référence complète d’un échantillon de ces sources dans la bibliographie à la fin de ce travail.

Page 18: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

18

généralement très moderne et très occidental.22 D’ailleurs, la littérature qui constitue ce

corpus est, je l’ai déjà mentionné, presque entièrement occidentale (ou du moins, même pour

les auteurs asiatiques, destinée à une audience occidentale). Les livres traitant des arts

martiaux chinois sont souvent (peut-être malheureusement, à chacun d’en juger) présentés

dans ce contexte.

Cette littérature sur les arts martiaux est également très abondante, au point où l’on

peut parler de véritable industrie. Les magazines spécialisés regorgent de publicités de

maisons d’édition offrant des livres sur différents arts martiaux, leur histoire, la technique

derrière chacun d’eux, la philosophie, les «techniques mortelles », « secrètes » ou

« oubliées », etc. Je ne peux évidemment pas présenter une liste exhaustive de tout ce qui a

été publié dans le domaine des arts martiaux chinois. Je me concentre sur un échantillon de

livres traitant des arts martiaux issus traditionnellement du taoïsme, c’est-à-dire les arts

martiaux qu’on caractérise traditionnellement par l’appellation « styles internes » ou « école

ésotérique » : tai ji quan, xingyi quan, ba gua zhang, qi gong, etc.

Cet échantillon de livres renferme à lui seul les principaux éléments mythiques étudiés

ici. Il n’est pas nécessairement très élaboré et très volumineux, mais il m’apparaît

suffisamment représentatif. En effet, on peut constater que les auteurs de ces livres

reprennent tous à peu près systématiquement les mêmes « clichés » pour établir un lien direct

entre les arts martiaux chinois et les traditions taoïstes. Et c’est principalement à partir de ces

« clichés » (les mythes qui constituent finalement la base du discours) qu’on peut repérer la

manière dont procèdent ces auteurs (je reviendrai plus loin sur le détail de ces éléments

mythiques (chapitre II) ainsi que sur le processus de légitimation qui les sous-tend (chapitre

m)).

J’ai identifié certaines caractéristiques, généralement communes à tous les livres de

!’échantillon. L’idée n’est pas ici de faire une analyse de la structure de ces livres mais de

22 Dans cette lignée, on retrouve une multitude d’ouvrages dans lesquels on applique plus ou moins bien les éléments du taoïsme (le plus souvent le wu wei, le dao, le quiétisme, le yin-yang, etc.) à la vie moderne. Un des derniers en liste en français est le Tao de Pooh (Édition du Rocher, 2001) dans lequel on présente les grandes lignes du taoïsme à travers les histoires de Wirmie-the-Pooh. Mais on peut retrouver également le Tao des sports, le Tao de la cuisine, le Tao de la psychologie, le Tao de la physique, le Tao de l’amour, évidemment le Tao des arts martiaux, le Tao de la danse, le Tao de la sexualité, la liste est longue...

Page 19: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

19

comprendre le discours véhiculé à travers ceux-ci, discours qui construit et maintient une

tradition taoïste des arts martiaux. On retrouve généralement dans ces livres un historique du

style ou de la pratique en question. Faute d’évidences historiques abondantes, cette partie est

généralement très courte. Les auteurs se rabattent donc sur ce que la tradition dit, sans

vraiment chercher à faire la distinction entre le mythe et l’histoire (je reviendrai, dans un

autre chapitre, sur ce rapport entre le mythe et l’histoire). Dans cette perspective, on trouve

normal que les éléments taoïstes légendaires et mythiques s’insèrent bien dans le

développement de ces arts de combat. En plus de cette partie « historique », ces livres

renferment souvent une partie plus philosophique, ou théorique, où l’auteur tente de montrer

comment la pratique de son art s’insère dans une philosophie de vie plus large, liée dans ce

cas-ci à la pensée taoïste ; on peut établir des liens avec les différentes théories naturelles du

taoïsme (théorie duyin-yang, les huit trigfammes, les cinq éléments...), avec la philosophie

du non-agir (wu wei), ou encore avec les différentes pratiques physiologiques à la base de la

branche plus mystique du taoïsme (daoyïn). Cette partie fournit donc également plusieurs

éléments mythiques qui illustrent comment s’élabore la quête d’une origine spirituelle dans

les arts martiaux chinois. Finalement, ces ouvrages renferment la plupart du temps une partie

pratique et technique. Cette partie, qui occupe généralement la plus grande part du livre, est

consacrée à la présentation de la technique et de certains enchaînements dans l’art concerné

(d’habitude avec photographie, dessins et explications). Cette partie me sera moins utile, bien

que certaines études sur les techniques ont tenté de démontrer la nature artificielle et

arbitraire de la distinction faite entre les différentes traditions dans les arts martiaux.

Bien entendu, tous les livres ne sont pas construits de la même manière et chacun a

ses particularités. Mais on retrouve, dans à peu près tous les cas, les éléments que je viens de

mentionner. La manière dont ces éléments sont présentés et la proportion qu’ils prennent dans

le livre peuvent varier, de même que certains éléments secondaires peuvent être ajoutés. Il

suffit ici de repérer les tendances générales.

L’art martial du taiji quan étant très populaire de nos jours, beaucoup de livres ont été

publiés sur ce sujet. J’en ai sélectionné quelques-uns, ceux de Tem Horwitz (1976), Bob

Klein (1984), Antoine Ly (1990), José Carmona (1995), Sophia Delza (1996) et Jean Cortáis

(1999). Certains livres se consacrent aussi à d’autres arts martiaux comme le

Page 20: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

20

(José Carmona, 1997), le bagua zhang (José Carmona, 1997) et les différentes formes de qi

gong (Yves Requena, 1989, Yang Jwing-Ming, 1990). Comme ces arts martiaux sont très liés

au niveau de la technique, de la pratique et de la philosophie, ils sont souvent traités ensemble

avec le taiji quan, celui-ci étant considéré par les pratiquants comme la synthèse de tous les

autres appartenant à la même tradition.

Certains livres traitent des arts martiaux de façon plus globale. Les ouvrages de ce

type que j’ai privilégiés sont ceux de Paul E. Olh (1975), de David Chow et Richard Spangler

(1977), de Howard Reid et Michael Croucher (1987), de Peter Lewis (1996), de Florence

Braunstein (1999) et de Emmanuel Chariot (1999). Si ces auteurs présentent leurs recherches

d’une manière objective (généralement d’un point de vue historique ou anthropologique), ils

ont souvent tendance à reprendre et à véhiculer les mêmes mythes et le même discours qu’on

retrouve dans les autres livres sur les arts martiaux, sans vraiment chercher à les expliquer

pour ce qu’ils sont vraiment, c’est-à-dire des mythes et un discours légitimateurs. On les

présente (mais pas toujours) comme des mythes ou des légendes, mais on ne cherche pas à les

analyser pour ce qu’ils sont. Il est évidemment difficile de décider si on doit se servir de ces

ouvrages comme sources de mythe ou comme référence scientifique. Tous les ouvrages que

j’ai présentés jusqu’à présent sont intéressants dans leur gerne. Chaque auteur est, à mon avis,

sincère dans ses objectifs et apporte quelques fois des démonstrations crédibles et

intéressantes d’un point de vue scientifique. Le but visé ici reste toujours d’identifier les

différents éléments de mythe qui sont associés aux arts martiaux et aux traditions taoïstes.

J’ai finalement identifié des livres qui sont d’un autre ordre que ceux déjà mentionnés,

mais qui seront utile pour définir ces éléments de mythe. Il s’agit d’abord du livre The

Essence of Tai Ch'i Ch’uan. The Literary Tradition (édition de 1979), qui est l’édition de

textes qu’on considère comme des classiques et qui forment la base « théorique » de la

pratique du taiji quan. Il s’agit en fait d’une série de textes, d’époques différentes (du XVIIIe

au XXe siècle), qui n’ont pas vraiment de lien historique entre eux, sinon qu’ils parlent du

même art martial et de son essence. Ensuite, le petit livre de Pascal Fauliot, Les contes des

arts martiaux, présente une série de contes et reprend une multitude de récits légendaires sur

les arts martiaux. Ces légendes illustrent très bien, à mon avis, cette idée de traditions taoïstes

dans les arts martiaux (en fait, de toute une spiritualité dans les arts martiaux en général).

Page 21: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

21

Finalement, j’inclus certains livres des traditions taoïstes anciennes qui ont servi de sources

philosophiques à l’élaboration du discours. On pense à des écrits comme le Dao dejing, le Yi

jing, le Zhuang zi, et le Traité du vide parfait, de Lie zi.

1.2.2 Les sites internet

Comme pour la documentation de type livresque, !’internet permet d’avoir accès à des

sites qui traitent de plusieurs sujets concernant le taoïsme et les arts martiaux chinois. Ce

qu’on présente dans ces sites est relativement semblable à ce qu’on peut trouver dans les

ouvrages populaires, c’est-à-dire qu’on cherche à présenter et à mettre en valeur (pour ne pas

dire souvent à « vendre ») certaines traditions, que ce soit dans le taoïsme ou dans un art

martial. On retrouve cependant sur les sites internet des éléments qui sont quelque peu

différents. D’abord, on constate que, contrairement aux ouvrages traitant des traditions

taoïstes, beaucoup de sites sur le taoïsme renvoient à d’autres sites qui, eux, traitent d’arts

martiaux. Dans la plupart des cas, on traite alors de l’influence du taoïsme sur le

développement de styles tel que le taiji quan et le qi gong. Ensuite, les sites traitant

spécifiquement d’arts martiaux vont généralement moins s’attarder à la présentation d’une

technique qu’à la présentation d’une école, avec ses origines, ses grands maîtres et sa

philosophie. Mais leur contenu reste sensiblement le même que dans les ouvrages populaires ;

la facilité d’accès qu’offre !’internet permet simplement d’élargir un peu plus le corpus. De

plus, on trouve plus facilement sur internet de la documentation sur les styles d’arts martiaux

moins connus comme le xingyi quan, le yi quan, le bagua zhang, etc. Cependant, lorsqu’on

fait un examen attentif, il est facile de voir apparaître les mêmes éléments mythiques et le

même discours que celui qu’on retrouve dans les ouvrages populaires.

Concernant les traditions taoïstes, j’ai relevé trois sites importants qui m’ont été utiles.

Il en existe évidemment beaucoup d’autres, mais ceux dont je parle ici sont généralement

considérés comme les plus complets, les plus crédibles d’un point de vue académique, et, à

Page 22: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

22

cause des liens qu’ils font avec d’autres sites, ils constituent en même temps de bons outils de

recherche. À partir de ces trois sites, on peut donc avoir accès à une très grande partie des

informations sur le taoïsme figurant sur internet. Le site Taoism Information Page est, à mon

avis, un des plus complets qu’on puisse consulter, sans compter qu’il propose une section

sous le thème « Taoism and Martial Arts ». On peut y trouver des informations tant sur la

pensée générale et sur les différents thèmes reliés au taoïsme que sur les principaux textes

fondateurs. Ce site est également lié au site de Fabrizio Pregadlo, Taoist Studies in the WWW,

dans lequel il est possible de trouver une multitude de textes et d’articles, de niveau

universitaire, sur différents aspects de l’étude des traditions taoïstes. Finalement, le site

Daoist Studies Home Page est intéressant parce qu’il permet de jeter un coup d’œil aux

dernières recherches qui se font dans le domaine des études taoïstes, que ce soit en milieu

universitaire ou ailleurs. Ce site a d’ailleurs créé tout un réseau de chercheurs à travers le

monde.

H existe une quantité assez impressionnante de sites internet qui traitent d’arts

martiaux, des bons et de moins bons, de toutes les formes et avec des contenus souvent

variés. Bien entendu, il est impossible d’en faire une liste exhaustive, mais je peux présenter

une vision globale de ce qu’on y trouve généralement (encore une fois, le but est d’identifier

certains éléments de mythes qui sont véhiculés pour s’en faire une espèce de banque, et non

de faire le tour de tout ce qui a été écrit sur les arts martiaux). Il est sûrement possible de

trouver sur internet des sites traitant d’à peu près tous les arts martiaux existant aujourd’hui.

La plupart de ces sites ont été construits par des particuliers, pratiquants ou professeurs.

Certains autres ont été construits par des associations d’arts martiaux ou, dans le cas

spécifique du qi gong, par des associations de médecine traditionnelle chinoise qui veulent

faire connaître leurs pratiques. On trouve évidemment beaucoup de sites qui se concentrent

sur le taiji quan et les différentes familles qui le composent, mais également des sites qui

présentent des écoles moins connus et peu présents dans la littérature, comme le bagua

zhang, le xing yi quan, le liu ho ba fa, etc. On notera que, dans le cas des sites internet, on

présente très souvent les différents styles dans le cadre d’une tradition complète, c’est-à-dire

celle des « boxe internes », soi-disant issues des traditions taoïstes. Étant donné que les écoles

d’arts martiaux enseignent souvent plusieurs styles en même temps, on présente ces différents

styles comme un tout. On retrouve peu souvent ce genre d’arrangement dans les ouvrages

Page 23: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

23

populaires, les auteurs traitant généralement d’un art martial à la fois. Par le contenu et par la

facilité de leur accès, les sites internet viennent donc bien compléter la documentation fournie

par les ouvrages populaires.

1.2.3 La littérature romanesque chinoise

Il existe tout un courant de la littérature chinoise qui s’est distingué en mettant en

scène des héros, adeptes d’arts martiaux et de guerre, en quête de renommée ou combattant le

pouvoir impérial et ses abus. Cette littérature fut très florissante à l’époque de la dynastie

Ming (1362-1644) alors que certains romans sont vite devenus des classiques du genre,

encore très populaires aujourd’hui. Ces récits épiques ont été de grands véhicules de mythes

au fil des siècles, en particulier dans les milieux populaires chinois. Entre autres, ils furent

une des principales sources d’inspiration pour les groupes révolutionnaires du XIXe siècle

(j’y reviendrai). J’en ai retenu trois qui sont considérés comme les plus populaires et qui ont

été particulièrement influents sur toute la société chinoise.

Le Roman des trois royaumes {San guo zhi yan yî), écrit par Luo Guanzhong sous la

dynastie des Song (920-1279), raconte l’histoire du général d’armée Guan Yu et de ses

acolytes Zhang Fei et Liu Pei, à l’époque des Trois Royaumes. Le pèlerinage vers l’Ouest {Xi

you ji), écrit par Wou Tch’eng Ngen vers 1550, raconte l’histoire du moine Tripitaka qui fut

chargé de ramener des textes sacrés bouddhiques de l’Inde. H est aidé dans son périple par

des immortels parmi lesquels figure Souen wou Long, le roi-singe. Enfin, Au bord de l’eau

{Shut huzhuan), écrit vraisemblablement par Shi nai an vers le XIVe siècle, raconte l’histoire

d’honorables gens devenant, par la force des choses, des brigands luttant contre les forces

impériales corrompues.

Tous ces romans ont un caractère fantastique et font entrer des éléments de la religion

chinoise dans leurs récits (divinités, démons, immortels, magie, etc) en les mélangeant avec

Page 24: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

24

des personnages adeptes d’arts martiaux. C’est tout un monde imaginaire qui s’est développé

autour de ces romans et qui ont souvent influencé le cours de l’histoire chinoise.

1.2.4 Le cinéma d’arts martiaux

Le cinéma d’arts martiaux chinois existe depuis environ une trentaine d’années. Venu

d’abord de Hong Kong, il fut popularisé principalement par les films de l’acteur Bruce Lee au

début des années 1970. Cette popularité a quelque peu diminuée dans la décennie qui a suivi,

mais on peut constater une nouvelle vague qui est apparue depuis une dizaine d’années.

Cependant, même depuis l’époque de Bruce Lee, le cinéma a grandement contribué à

publiciser les arts martiaux, surtout en Occident. Si j’intègre le cinéma d’arts martiaux à mon

corpus, c’est évidemment parce qu’il a contribué à diffuser, à sa manière, des éléments de

mythes que l’on retrouve dans les traditions d’arts martiaux.

Le cinéma d’arts martiaux est considéré en Chine, et maintenant partout dans le

monde, comme un genre cinématographique. On le compare souvent aux films de « capes et

d’épées » que l’on a souvent vus en Occident. Bien entendu, ces films sont surtout axés sur la

démonstration d’arts martiaux, sur la prouesse des acteurs, et, au début, reflétaient peu les

différents aspects de la culture chinoise. Mais depuis une dizaine d’années, peut-être sous

l’effet général du recul du communisme et de la remontée du nationalisme et des traditions

anciennes en Chine, les dernières productions ont davantage cherché à replacer le récit dans

un contexte culturel et historique qui fait mieux comprendre tout le phénomène des arts

martiaux -autrement que deux belligérants se tapant l’un sur l’autre sans raison. On voit alors

apparaître des personnages historiques célèbres, des grands maîtres d’arts martiaux, des

personnages légendaires.

Bien entendu, on reprend dans ces films les mêmes histoires et légendes qui circulent

chez les pratiquants d’arts martiaux, et particulièrement toutes les légendes en rapport avec le

contrôle et !’utilisation du qi (le souffle, l’énergie vitale), phénomène plus ou moins

Page 25: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

25

surnaturel qui justifie que ces héros soient capables d’exploits extraordinaires. La relation

entre les arts martiaux et le taoïsme est également souvent évoquée dans le cinéma d’arts

martiaux. Les personnages passent souvent par une période « mystique » ou spirituelle pour

revenir plus fort et vaincre leurs ennemis. Je retiendrai ici quatre titres qui touchent

particulièrement ces points : The Tai Chi Master, de Yuen Woo Ping (1994), qui montre

vraiment la relation entre le taoïsme et le développement du taiji quart ; Once Upon a Time in

China II, de Tsui Hark (1993), qui traite des troubles reliés à la secte du Lotus blanc à la fin

du XIXe siècle ; The Drunken Master de Yuen Hoping (1978), qui illustre bien comment le

mythe des huit immortels fut intégré à un art martial ; et finalement le récent film de Ang Lee

(2000), Crouching Tiger, Hidden Dragon, qui illustre bien toute la tradition taoïste du mont

Wu dang (Wu dang shan) et met en évidence son lien avec les arts martiaux.

Le corpus que je viens de présenter ici ne constitue qu’un échantillon de l’immense

documentation disponible. Les limites d’un mémoire de maîtrise obligent à réduire au

minimum cet échantillon qui ne sera pas, de toute façon, analysé dans sa structure (c’est-à-

dire pour lui-même). Le but n’est pas ici d’analyser en profondeur chaque document et

chaque type de source mais plutôt de mettre en place, à travers le discours véhiculé dans ce

corpus, les différents éléments qui sont à la base de la quête d’une origine spirituelle. C’est

pourquoi il est difficile d’établir une grille d’analyse bien déterminée. Ce corpus n’ayant

jamais été analysé d’une manière critique et scientifique, ce sont surtout des tendances

générales que je tenterai de faire ressortir. C’est un message d’ensemble que je veux

identifier à travers le corpus. Il s’agit donc d’avantage d’un travail de débroussaillage que

d’une analyse complète et en profondeur des sources. C’est donc vraiment sur une analyse du

discours qu’il faut se concentrer. Il en ressortira que dans cette quête spirituelle, on fait appel

à trne série de recours puisés dans les traditions taoïstes et qui servent à construire et à

perpétuer une tradition martiale. C’est ce queje présenterai maintenant.

Page 26: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

© Chapitre Π. Les arts martiaux chinois et la quête d’origine spirituelle

La tradition des arts martiaux qu’on appelle communément « tradition taoïste » doit

évidemment son nom à l’intégration à l’intérieur de celle-ci d’éléments taoïstes. Dans le

troisième chapitre de ce travail, je tenterai de faire valoir la fonction de ces éléments à

travers la construction de cette tradition taoïste des arts martiaux. Mais avant, il serait bon de

présenter la nature et la teneur de celle-ci et de son discours. Je l’ai déjà mentionné, on a ici

affaire à des éléments « empruntés » aux traditions taoïstes. Ils peuvent être de plusieurs

ordres (philosophique, religieux, pratique, physiologique. ..)et s’intégrent à un grand mythe :

celui qui rattache certains arts martiaux à une origine spirituelle, en Γ occurrence une origine

taoïste. À travers cette quête d’origine spirituelle, les pratiquants d’arts martiaux vont

développer tout un discours qui mettra en place une légitimation et qui viendra, à leurs yeux,

donner un sens à leur pratique.

Pour mettre en place cette légitimation, les pratiquants ont donc recours à des

éléments taoïstes. Ces éléments mythiques, qu’il faut d’abord présenter, sont de nature très

hétéroclite. Je les ai regroupés en quatre « types » de recours, ce qui correspond en gros aux

grandes tendances traditionnelles du taoïsme : le recours à la médecine traditionnelle taoïste,

le recours à la philosophie taoïste, le recours à la religion taoïste et le recours aux maîtres

fondateurs de traditions. Dans la mesure du possible, je tenterai de présenter ces éléments de

façon objective et critique, c’est-à-dire en les présentant d’abord dans la perspective de la

tradition des arts martiaux (perspective du discours que l’on retrouve à l’intérieur du corpus)

pour ensuite les confronter (encore une fois quand cela est possible) à ce qu’en dit la science

historique.

Page 27: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

27

2.1 Le recours à d’anciennes pratiques de la médecine taoïste : le cas de Hua Tao et le wu

xin qi

Les arts de combat en Chine ont très certainement une origine ancienne, mais le

manque de documentation et de sources ne permet pas aux historiens d’en avoir une idée

précise. Si on se fie à Reid et Croucher, les quelques sources disponibles laissent croire que

les arts martiaux chinois auraient été développés entre le Ve siècle av. J.C., époque où sont

fabriqués en grand nombre les premiers sabres chinois, et le IIIe siècle ap. J.C., époque des premières transcriptions des exercises fondamentaux des arts martiaux.23 Ce n’est

évidemment pas très précis, mais on peut supposer que les Chinois ont cherché, très tôt, des

méthodes pour se défendre, l’histoire mettant en évidence les nombreuses querelles et guerres

qui sévissaient entre les populations avant Γ unification en -221.

Mais ce que je désire étudier ici, c’est le lien entre les arts de combat et le monde

religieux. Dans son ouvrage Penser les arts martiaux, Florence Braunstein suggère que la

danse puisse être à l’origine des arts martiaux. En effet, « les danses peuvent être tenues

comme !’intermédiaire entre les jeux et les arts martiaux, elles constituent le plus souvent une

gymnastique mystique dans les sociétés archaïques »24. Par la danse, l’être humain entre en

communication avec le monde du divin. Elle reprend Reid et Croucher en faisant remarquer

que certaines danses, particulièrement en Inde, ont beaucoup de points communs avec

certains arts martiaux, en l’occurrence le kalarypayat, l’art martial hindou. De même, les

anciennes danses d’Okinawa pourraient être à l’origine de l’art qui deviendra le karaté.25

Faute de sources accréditant cette hypothèse, le cas de la Chine est plus problématique. De

toute façon, si la danse rituelle fut un moyen d’intégrer des éléments spirituels dans les arts

de combat chinois, la tradition (de même que Γhistoire) n’en a gardé aucun souvenir.

D’ailleurs, certains auteurs, comme Stanley Henning, rejettent cette idée. Ils pensent plutôt

que le lien qui a pu être fait entre la danse et les arts martiaux serait complètement arbitraire,

23 Reid et Croucher, op. cit., p. 20.24 Braunstein, op. cit., p. 77.25 Ibid., p. 77. Elle reprend, au sujet du kalarypayat, ce que Reid et Croucher disent {op. cit., p. 37). Joseph Needham apporte également cette hypothèse de la danse dans le deuxième volume de Science and Civilization in China.

Page 28: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

28

c’est-à-dire qu’il ne serait pas basé sur des correspondances historiques et culturelles mais sur

des observations techniques qui sont, plus souvent qu’autrement, incorrectes et faussement

interprétées.26

La plupart des auteurs qui ont traité le sujet des arts martiaux chinois font référence à

un personnage de l’époque des Trois Royaumes (220-265 ap. J.C.) associé à certaines

pratiques taoïstes. Dans la plupart des versions, ce personnage, Hua Tao, aurait en effet vécu

à cette époque. Braunstein est plus précise encore ; il serait né en 190 et mort en 265. Reid et

Croucher le placent également à la même époque, autour des années 200. Dans tous les cas, il

s’agit d’un médecin, vraisemblablement issu des traditions taoïstes (comme la plupart des

médecins de cette époque). On ne sait à peu près rien d’autre sur sa vie sinon qu’il serait à

l’origine d’un exercise curatif soi-disant à la base de plusieurs arts martiaux. Chow et

Spangler résument bien l’apport de ce médecin :

During the following Era of the Three Kingdoms (A.D. 220-65) a celebrated physician, Hua t’o was said to have developed the use of anesthetics in treating painful afflictions. Known for his legendary cures, the good doctor became one of the first advocate of preventive medicine. Hua t’o wanted to avoid or curtail illness through his exercises which he called « Five Animals Play ». The physical movements, designed to strengthen the body, were created from his observation of the tiger, deer, bear, ape and bird [...] These basic exercises obviously were not practiced to enhance fighting prowess, but they can be considered to be preliminary initiators of later forms of kung fu based on animal movements.27

Pour beaucoup d’auteurs, cet exercise qu’est la « forme des cinq animaux » (wu xin qî)

est l’ancêtre de plusieurs systèmes de combat et plus particulièrement d’un des plus célèbres

d’entre eux, le shaolin quart, l’art martial des moines du temple Shaolin (shao lin si) et ses

cinq animaux traditionnels : le dragon, le tigre, la panthère, la grue et le serpent.28 Selon

26 Stanley Henning, 1981, loe. eit, p. 173-174.27 David Chow et Richard Spangler, Kung fu. History, Philosophy, Technique, Californie, Unique Publication, 1977, p. 6.28 Chariot, op. cit., p. 19-20.

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29

Braunstein, c’est très tôt que les moines du temple de Shaolin ont été mis en contact avec le

wu xin qi de Hua Tao.29

On voit donc qu’ici, un élément qui serait, à l’origine, issu de la tradition taoïste, est

d’abord associé à la tradition bouddhique des arts martiaux. Mais le wu xin qi est également

associé à d’autres arts martiaux. Kristofer Schipper fait remarquer dans son ouvrage Le corps

taoïste qu’il pourrait exister un lien entre des exercises qu’on retrouve dans le taoïsme et

certains arts martiaux, et ce à travers le wu xin qi. La conduite des souffles (daoyin), écrit-il,

« peut être activée non Seulement par la concentration et par les massages, mais encore grâce

à une gymnastique. La plus ancienne connue est celle de la Danse des Cinq Animaux. [...]

Destinés à !’assouplissement et à la détente autant qu’à l’amélioration de la circulation, ces

exercises sont à l’origine de gymnastiques taoïstes courantes dont le t’ai-ki k’iuan (boxe du

Grand Faîte) est un exemple »30. Pour leur part, Reid et Croucher attirent !’attention sur un

manuscrit qui date de 1621, premier manuscrit connu où sont reproduites les illustrations du

wu xin qi. Ils font remarquer que les illustrations de l’ours, du singe et du tigre sont

aujourd’hui reproduit aussi bien dans les mouvements que l’on retrouve dans le taiji quan que

dans ceux du bagua zhang et du xing yi quan.31 De même, pour Chariot, comme pour

beaucoup d’auteurs, l’origine du xing yi quan (litéralement la boxe de la « forme » (xing) et

de 1’ »esprit » (yi) ) peut être attribuée au général Yue Fei (1103-1142) qui aurait élaboré de nombreux styles de kung fu à partir des enchaînements de Hua Tao.32

Dans Science and Civilization in China, Joseph Needham fait remarquer qu’en Chine

les techniques respiratoires du type du wu xin qi remontent fort probablement à une époque

lointaine de !’antiquité, peut-être aussi loin que le milieu du Vf siècle av. J.C., à l’époque de

la dynastie Zhou.33 De même, il formule lui aussi l’hypothèse d’un lien entre les anciennes

pratiques taoïstes et les arts de combat ultérieurs : « Various kinds of comparatively mild

gymnastics were practised ; this was called tao yin, i.e. extending and contracting the body.

Perhaps it derived from the dances of the rain-bringing shaman. In later times the names kung

29 Braunstein, op. cit, p. 93.30 Kristofer Schipper, Le corps taoïste. Corps physique-corps social, Paris, Fayard, 1982, pp. 182-183.31 Reid et Croucher, op. cit., p. 113.32 Chariot, op. cit, p. 20.33 Joseph Needham, Science and Civilization In China. Vol. 2, History of Scientific Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1962 [1956], p. 143.

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30

fu and nei kung, implying work, or inwardly-directed work, came into use for it [...] Chinese

boxing (chhuan po), an art with rules different from that of the West, and embodying a

certain element of ritual dance [...] probably originated as a department of Taoist physical

excercises. »34 Ici aussi, les evidences historiques font défaut à l’analyse de Needham.

Cependant, je ne crois pas que T intérêt soit ici de déterminer l’exactitude du lien

historique et technique entre un exercise du If siècle et une tradition d’arts martiaux, lien qui

semble d’ailleurs invérifiable historiquement Ce qui importe, c’est de comprendre ce qui se,

cache derrière un discours qui veut absolument intégrer un exercise taoïste spécifique dans sa

tradition. Au-delà du personnage et de l’exercise lui-même, l’analyse du discours montre

surtout comment on a su intégrer à la pratique martiale, toute une dimension « médicale »

issue, bien entendu, des traditions taoïstes. « En réalité, nous ne savons pas exactement qui de

la philosophie, de la médecine et des arts martiaux est né le premier. Dans l’antiquité, des

sages comme Lao Tseu, Confucius, ainsi que le canon de la médecine traditionnelle évoquent

des techniques respiratoires de longévité. Bien que nous supposions que l’élaboration

théorique soit une œuvre bien postérieure à la pratique des techniques originelles, les arts martiaux sont toujours rattachés aux deux domaines précédents. »35

Dans la Chine traditionnelle, le taoïsme est considéré comme une tradition d’ordre

« médical », ayant le pouvoir d’apporter la santé, le bonheur et même l’immortalité du corps

(je reviendrai sur cet aspect d’immortalité dans le discours des arts martiaux). C’est souvent

cet aspect « médical » qui est aujourd’hui retenu dans la perception qu’on se fait du taoïsme,

en particulier en Occident. À ce sujet, J. J. Clarke écrit : « Livia Kohn’s assertion that “Taoist

practice begins by becoming physically healty” seems a refreshing novelty to many in a

culture where religion has often been seen to be indifferent and even hostile to bodily

needs. »36 Les arts martiaux (en particulier la pratique du taiji quan et du qi gong) sont, en

effet, généralement présentés comme des pratiques visant d’abord à améliorer la santé de

l’individu (ce qui est d’ailleurs le cas) ; l’aspect martial vient souvent après quelques années

de pratique. Pour sa part, Kim Min-ho fait remarquer que, les mouvements des arts martiaux

s’effectuant sous le fondement et le contrôle du qi, le rapport avec les principes de la

34 Ibid., p. 145.35 Kim, op. cit., p. 135.36 JJ. Clarke, The Tao of the West, New York, Routledge, 2000, p. 117.

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médecine traditionnelle chinoise semble assez évident (bien que lui non plus ne puisse

expliquer historiquement l’évolution de ce rapport). Pour lui, il ne peut pas s’agir d’une

simple imitation ou d’une répétition de mouvements ; tout mouvement dans les arts martiaux

implique une manifestation énergétique. La connaissance des principes énergétiques que l’on

retrouve en particulier dans l’acupuncture, celle des différents méridiens d’énergie, devient

ici essentielle à la maîtrise complète de l’art.37

Kim montre bien que la médecine traditionnelle chinoise se caractérise par la

représentation de la relation entre l’être humain et le cosmos. Dans cette perspective, le

rapport fondamental entre les arts martiaux et la spiritualité viendrait d’un rapport que la

pratique martiale entretient avec le concept de qi, l’énergie universelle. Et ce concept se

présente principalement dans le contexte du taoïsme.

L’univers est une totalité animée par le qi, l’énergie universelle. Tous les êtres et toutes les choses issus du qi sont reliés. Par conséquent, l’être humain fait partie intégrante de la nature. C’est pour cela que l’influence de 1 ’environnement est décisive sur la vie humaine. Le corps humain suit en effet le mouvement de l’univers. Ce dernier est un macrocosme alors que l’homme est un microcosme. S’inspirant de cette théorie, les anciens maîtres ont compris que les techniques martiales devaient s’inspirer de la circulation du qi dans le corps en relation avec le rythme de la nature.38

Ce rapport avec le concept de qi s’incarne donc dans un rapport à la santé mais également

dans l’efficacité même des techniques martiales. « En arts martiaux, la connaissance de ces

méridiens permet aux pratiquants de débloquer ces canaux pour réveiller le corps et l’esprit.

Ces derniers peuvent se concentrer momentanément ou longtemps sur certains points pour

dégager une puissance extraordinaire. Si on accepte cette réalité, la théorie cosmique et la médecine traditionnelle vont s’appliquer à des techniques martiales. »39 On peut d’ailleurs

37 Kim, op. rit., p. 137-138.38 Ibid., p. 265.

134.

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32

remarquer que ce rapport entre les techniques martiales et l’étude des méridiens se retrouve dans à peu près toutes les traditions d’arts martiaux, en Chine ou à l’extérieur de la Chine 40

Mais en quoi la médecine traditionnelle chinoise se rattache-t-elle à une forme de

spiritualité ? Au fait que cette médecine se réfère en grande partie à une cosmogonie taoïste

(qu’on pourrait qualifier de plus ou moins « spirituelle »), J J. Clarke ajoute qu’il se pourrait

que la pratique de certains arts dans une perspective de santé joue un rôle spirituel, en

particulier en Occident où l’on constate de plus en plus un recul de la pratique religieuse.

Its [Clarke parle du taiji quan\ integration of mind and body, along with emphasis on mental concentration and its meditational quality, are designed to produce a sense of inner harmony and well-being along with a heightened state of consciousness, both of which have traditionally been associated with religious experience and have been seen as at least the accompaniements, if not the goals, of the religious quest. From this point of view, Chinese callisthenics might be seen as part of a tendency, albeit a minority one, toward a religiosity without gods or beliefs, a cultivation of a sense of well-being and self-transcendance that implies no credal commitment or institutionnal identification, and which sees no clear break between the cultivation of physical and spiritual excellence.41

De même, la relation que Kim voit entre les arts martiaux et le concept de qi reflète, selon lui,

une certaine dimension spirituelle, ou du moins transcendante. En insistant sur le rôle du qi

dans la pratique martiale, l’adepte s’inscrit dans une pratique qui cherche à transcender l’état

humain vers un état « supérieur » d’existence et de conscience.

Ce qui est important dans les arts martiaux, c’est la maîtrise du corps par l’esprit pour assurer et contrôler ce mouvement [le contrôle du qï\. Mais l’esprit est nourri par le qi, qui est lui-même entretenu par le corps physique. Cette relation montre, d’une part l’importance du rôle du qi dans le cas des exercises corporels, du qigong (travail de l’énergie), du zen (méditation), du yoga, et d’autre part l’importance de la médecine traditionnelle dont le fondement repose sur une métaphysique vitaliste qui

40 On peut consulter à ce sujet l’article de Arion Rosu, « Les marman et les arts martiaux indiens », Journal Asiatique, 1981, no. 3-4, pp. 417-451.41 J.J. Clarke, op. cit., p. 138-139.

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33

embrasse tout Γunivers. La maîtrise du corps par le souffle doit permettre aux « religieux » de transcender leur condition humaine, vers un état que l’on décrit souvent comme une forme d’(»invulnérabilité » ou même d’immortalité ».

{L

Cette idée de replacer la pratique des arts martiaux dans un cadre plus universel et

transcendant deviendra très importante dans la construction de la légitimité, j’y reviendrai

plus loin. Quoi qu’il en soit, dans cette perspective, le rapport entre le corps et l’esprit semble

évident dans la pratique, rapport qui s’entretient ici à travers la médecine traditionnelle

taoïste.

2.2 Le recours à la philosophie du taoïsme « mystique »

Si la pratique des arts martiaux met en avant tout un « travail du corps », celui-ci

s’accompagne souvent de tout un aspect philosophique et moral dont l’origine remonte à des Ws, philosophes de l’Antiquité. Dans Les arts martiaux, Reid et Croucher présentent un

chapitre intitulé « Les arts souples de la Chine », arts soi-disant influencés par la pensée

taoïste. Dans ce contexte, ils présentent le philosophe Lao zi de cette manière : « Lao Tseu,

sage chinois qui aurait été le premier à énoncer les principes de la philosophie taoïste vers

300 av. J.C., est représenté ici monté sur un buffle. Il passa la majeure partie de sa vie en

ermite, perdu au milieu de la nature. Les arts souples chinois, le hsing-i, le pa-kua et le t’ai-

chi, sont fondés sur ses enseignements, eux-mêmes inspirés par !’observation de la nature. »42 43

Les auteurs sont donc formels sur le lien qui existe entre la philosophie taoïste et certaines

traditions martiales. Et à peu près tous les ouvrages populaires qui traitent des arts martiaux,

s’ils ne sont pas tous aussi clairs, abondent dans le même sens, et présument de Γinfluence du

42 Kim, op. cit., p. 51.43 Reid et Croucher, op. cit., p. 87. L’ouvrage de Chow et Spangler, Rung fu. History, Philosophy and Technique, comporte également un chapitre qu’ils ont intitulé « Taoist contribution to kung fu ».

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34

taoïsme sur les arts de combat chinois. Mais à l’examen, on se rend compte que le lien n’est

pas aussi évident qu’on le laisse croire.

2.2.1 La pensée des pères de la philosophie taoïste

À l’instar de Zhuang zi et de Lie zi, Lao zi est considéré comme le père fondateur du

taoïsme qu’on a appelé « philosophique » ou « mystique » (dao jia). L’ouvrage qui lui est

attribué, le Dao de jing, est considéré comme un document de base pour comprendre la

pensée chinoise et est aujourd’hui un des ouvrages les plus édités dans le monde.

L’enseignement de Lao zi est considéré comme pouvant toucher tous les aspects de la vie et

c’est cette qualité du Dao de jing qui a permit aux pratiquants d’arts martiaux de l’intégrer à

leur tradition.

Dans les ouvrages populaires sur les arts martiaux, il n’est pas rare de retrouver des

passages du livre de Lao zi insérés par les auteurs dans le but d’expliquer le contexte

philosophique et spirituel dans lequel se seraient développés ces arts de combat (le cas

s’applique le plus souvent à l’art du taiji quan). On constate que c’est souvent les mêmes

passages qui se retrouvent chez ces auteurs. Le plus fréquemment cité est le chapitre 68 :

Un véritable chef militaire n’est pas belliqueux.Un véritable guerrier n’est pas coléreux.Un véritable vainqueur ne s’engage pas dans la guerre.Un véritable conducteur d’hommes se met en dessous d’eux. On retrouve là la vertu de non-rivalité et la capacité de conduire les hommes.Tout cela est en parfaite harmonie avec la loi du Ciel.44

44 J'utilise ici, sauf mention contraire, la traduction de Liou Kia-hway (Gallimard, 1967).

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Si les implications de ce passage semblent assez évidentes, d’autres sont plus difficiles à

interpréter, comme ce passage du chapitre 78 :

Rien n’est plus souple et plus faible que l’eau,Mais pour enlever le dur et le fort, rien ne la surpasse Et rien ne saurait la remplacer.La faiblesse a raison de la force ;La souplesse a raison de la dureté.

Ou bien le chapitre 76, qui va dans le même sens :

Les hommes en naissant sont tendres et frêles.La mort les rend durs et rigides ;En naissant les herbes et les arbres sont tendres et fragiles, la mort les rend desséchés et amaigris.Le dur et le rigide conduisent à la mort ; le souple et le faible conduisent à la vie.Forte armée ne vaincra ; grand arbre fléchira.La dureté et la rigidité sont inférieures ; la souplesse et la faiblesse sont supérieures.

Et encore ce passage du chapitre 64, cité par Chow et Spangler:

Those who actively initiate will be defeated.Those who hold fast to anything will lose it.Therefore, the Sage is never defeated because he is passive, and never loses because he is detached.45

45 Chow et Spangler, op. cit., p. 20. Les auteurs prennent une traduction de Raymond B. Blakney. Il est à remarquer si celui-ci utilise le terme defeated en parlant du sage qui ne peut être vaincu, Liou Kia-hway utilise le terme échoué : « Qui agit échoue. Qui retient perd. Le Saint n'agit pas et n’échoue pas ». D’ailleurs, tout le passage traduit par Blakney semble avoir un caractère qui s’applique à un combat entre deux personnes. Donc, selon la traduction et le contexte qu’on donne, !’interprétation peut sembler différente.

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36

Tous ces passages tirés du Dao de Jing font référence à un point important qu’on

retrouve dans la pratique des arts martiaux issus de la tradition taoïste. C’est l’idée que, dans

le taiji quan, comme dans tous les autres styles de cette tradition, l’emploi de la force

musculaire brute ne convient pas. On privilégie la souplesse pour rediriger la propre force de

Γadversaire et ainsi le vaincre. C’est ainsi que les pratiquants d’arts martiaux ont vite associé

ce phénomène à la notion de wu wei (qu’on traduit généralement par non-agir, non-action ou

non-intervention), notion très importante dans le taoïsme et à la base de la pensée de Lao zi.

En effet, en plus de traiter de l’aspect technique, les auteurs d’arts martiaux s’attardent

également à tout ce qui touche à l’état d’esprit de la pratique martiale. Il semblerait alors que

Ton soit en présence d’un cas où une notion morale et spirituelle se soit transposée dans la

pratique physique et technique. Une notion qui, dans la pensée taoïste, est perçue comme une

manière d’agir en société, une morale de conduite, une manière de vivre en harmonie avec

l’Ordre universelle, est transposée dans la pratique martiale pour venir définir !’application

pratique du mouvement. Dans un petit livre où il a rassemblé une série de contes et

d’histoires sur les arts martiaux de Chine et du Japon, Pascal Fauliot raconte une histoire qui

illustre bien !’application des principes de la pensée de Lao zi à la pratique martiale, en

particulier celle des passages queje viens de mentionner.

Le médecin Shirobei Akyama était parti en Chine pour étudier la médecine, l’acupuncture et quelques prises de Shuai-Chiao, la lutte chinoise.

De retour au Japon, il s’installe près de Nagasaki et se met à enseigner ce qu’il avait appris. Pour lutter contre la maladie, il emploie de puissants remèdes. Dans sa pratique de la lutte, il utilise beaucoup la force. Mais devant une maladie délicate ou trop forte, ses remèdes sont sans effet. Contre un adversaire trop puissant, ses techniques restent inefficaces. Un à un ses élèves !’abandonnent. Shirobei, découragé, remet en question les principes de sa méthode. Pour y voir plus clair, il décide de se retirer dans un petit temple et de s’imposer une méditation de cent jours.

Pendant ses heures de méditation, il bute contre la même question, sans pouvoir y répondre : « Opposer la force à la force n’est pas une solution car la force est battue par une force plus forte. Alors, comment faire ? »

Or un matin, dans le jardin du temple où il se promène, alors qu’il neige, il reçoit enfin la réponse tant attendue : après avoir entendu les craquements d’une branche

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de cerisier qui cassa net sous le poids de la neige, il aperçoit un saule au bord de la rivière. Les branches souples du saule ployent sous la neige jusqu’à ce qu’elles se libèrent de leur fardeau. Elles reprennent alors leur place, intactes.

Cette vision illumine Shirobei. 11 redécouvre les grands principes du Tao. Les sentences de Lao-Tseu lui reviennent en tête :

Qui se plie sera redressé. Qui s’inéline restera entier.

Rien n’est plus souple que l’eau. Mais pour vaincre le dur et le rigide, rien ne la surpasse.

La rigidité conduit à la mort. La souplesse conduit à la vie.

Le médecin de Nagasaki réforme complètement son enseignement qui prend le nom de Yosinryu, l’école du cœur du saule, l’art de la souplesse qu’il apprend à de nombreux élèves.46

Le saint taoïste évite donc à tous prix les conflits directs car ils mènent necéssairement

à la défaite : « Un véritable vainqueur ne s’engage pas dans la guerre », « Those who actively

initiated will be defeated ». De même l'adepte d'arts martiaux ne recherchera jamais le

conflit ; son intérêt n'est pas dans une interaction avec une autre personne ou un adversaire

mais bien avec lui-même. L'attention n'est plus dans la finalité du mouvement mais dans le

mouvement lui-même. De là, la spontanéité se reflète dans toute action. Le wu wei amène

chez les adeptes d'arts martiaux l'idée de développer un réflexe naturel à travers les exercises

de combat. Dans une situation donnée, une réponse intuitive et naturelle viendra contrecarrer

une attaque. Par la pratique on crée donc un lien étroit entre l'intention (yi) et le mouvement.

Le yi et l'être (le corps) ne font alors qu'un.47 On élimine la pensée pour qu'il ne reste que le

mouvement et l’efficacité.

Florence Braunstein dépeint bien l'influence du wu wei sur les pratiques martiales,

bien que son interprétation soit quelque peu particulière. Pour elle, « les grands préceptes

religieux contenus dans le taoïsme ou le confucianisme vont exercer sur la mentalité des

guerriers un fort impact, en abolissant la peur de la mort et en la sacralisant du même coup en

46 Pascal Fauliot, Les contes des arts martiaux de Chine et du Japon, Paris, Albin Michel, 1988 (1981), pp. 158-159.47 Chow et Spangler, op. eit, p. 19.

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tant que vertu la plus noble»48. Ces grands préceptes auront des répercussions sur la

technique même des arts martiaux. À travers la notion de wu wei, c’est une recherche de vide

qui s’incarne, tant dans l’attitude du guerrier que dans sa technique même. Cette recherche du

vide entraîne un calme de l’esprit qui est nécessaire pour développer la maîtrise et la

meilleure efficacité de l’art martial. Les pratiques, en particulier les arts martiaux « souples »

(Braunstein s'attarde beaucoup aux arts martiaux japonais comme Y aïkido, mais ses

remarques s'appliquent généralement aussi aux arts martiaux chinois), trouvent leurs

justifications dans le fait qu'elles permettent de s’adapter rapidement, physiquement et

corporellement à un monde où la violence est souvent présente et où les risques d'aggression

de toutes sortes sont élevées.

Le pratiquant domine les événements en se mouvant avec eux. Les mouvements circulaires, ascensionnels ou descendants ne s'opposent jamais à la force de l'adversaire. Au contraire, ils servent à faire unité avec lui, ils créent le vide, démultiplient la force engagée par le protagoniste et servent à le projeter au loin [...] Lorsque l'un des aïkidoka [on pourrait parler d'un adepte de taiji quan ou d'un autre art martial chinois de style interne] est engagé dans le combat, il ne rencontre pas quelqu'un à qui il fait violence, mais le vide créé par son adversaire. Il ne rencontre rien, aucun obstacle à frapper, il est entraîné par le vide tourbillonnant. Son Moi de violence et d'agression ne trouve rien pour s'imposer.49

Lorsqu’on s’attaque au vide, on s’attaque en fait à rien du tout, l’aggressivité déployée se

retourne alors nécessairement contre soi.

Dans Science and Civilization in China, Needham souligne l’importance des symboles

de l’eau et de la féminité dans le taoïsme parce que ceux-ci symbolise tout l’aspect yin du

taiji. Traditionnellement, ces deux symboles sont perçus comme des éléments malléables et

faibles mais d’où peut être tirée une grande puissance. Ils ont donc leur importance dans la

pratique des arts martiaux qui s’insèrent dans la tradition dite « taoïste ». Mais si dans le

monde des arts martiaux on a toute de suite associé les représentations de ces symboles au

principe du wu wei, Needham s’en sert plutôt pour introduire la notion de rang, qui semble

Braunstein, op. cit, p. 133.Ibid., p. 133-134.

48

49

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39

d’avantage refléter l’idée de « céder » (yieldingness) ou d’abandon recherchée dans la

pratique de certains arts martiaux.50 Pour Needham, le wu wei consiste moins en une « non-

action » ou une « non-intervention » qu’en une tentative « d’éviter les actions contre la

nature ». Cependant, qu’on parle de wu wei ou de rang, le principe reste sensiblement le

même face à la pratique martiale. Ces notions sont mises en évidence pour souligner la

puissance de celui qui les met en application. En cédant face à son adversaire, on utilise toute

la puissance de celui-ci pour la rediriger contre lui. « In China, the magical virtue, social

prestige, and ultimately “face”, derived from ceding and yielding, became a dominant element

in the culture, as everyone knows who has himself lived in China and experience the

difficulty of passing through any doorway with a group of people, or seen scholars positively

struggling for the least honourable places at a dinner party. »51 52

Le successeur allégué de Lao zi, Zhuang zi, reprend la pensée qu’on retrouve dans le

Dao de jing, mais dans un format où il met en scène les dialogues de différents personnages.

II s’attarde lui aussi à la notion de wu wei et un passage de son livre est généralement repris

dans les ouvrages sur les arts martiaux parce qu’il possède (du moins dans la traduction

qu’ utilise Chow et Spangler) une certaine dimension martiale :

When an archer is shooting for nothing he has all his skills.If he shoots for a brass buckle, he is already nervous.If he shoots for a prize of gold, he goes blind or sees two targets.He is out of his mind !His skill has not changed but the prize divides him.He cares.He thinks more of winning than of shooting and the need to win drains him of

59power.

L’archer, ou le pratiquant d’arts martiaux, doit, pour arriver à la maîtrise parfaite de son art,

se détacher de toute contrainte et attachement émotionnel ou physique qui le détournerait de

50 Needham, op. eit, p. 57-63. Je n’ai pas retrouvé cette notion de rang (c’est-à-dire sous cette appellation) dans les traditions d’arts martiaux, on se réfère toujours au wu wei.

62.52 Traduction de Thomas Merton in The Way of Chuang Tzu, ΧΓΧ, 4, cité par Chow et Spangler (op. eit, p. 20). En fait, dans la traduction de Liou Kia-hway (Gallimard, 1969), qui semble plus précise, on ne fait pas mention d’un archer mais d’un joueur quelconque.

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son but final, seule chose qui doit importer pour lui. Pascal Fauliot, dans un conte intitulé

« Au bord du gouffre », reprend le même thème, mais dans un contexte un peu différent.

Un attroupement s’était formé sur la place du village pour admirer l’habileté d’un archer renommé. Au cours de sa démonstration, il exécutait des tours d’adresse qui témoignaient d’une grande habileté. Par exemple, il était capable de tirer plusieurs flèches de suite tout en gardant une coupe remplie d’eau en équilibre sur son avant- bras.

Chaque exploit était applaudi par une foule enthousiaste. Mais l’archer fut très troublé de constater qu’un homme qui se tenait au premier rang n’avait pas manifesté la moindre admiration depuis le début de la démonstration. Il ne put s’empêcher de l’interpeller et de lui en demander la raison. Un murmure parcourut la foule car l’homme en question était visiblement un adepte taoïste, donc dans !’imagination populaire, un puissant magicien. Quel tour allait-il jouer ?

Le Taoïste se contenta de déclarer : « Votre tir à l’arc n’est pas mal, techniquement,... mais vous êtes loin de pratiquer le tir sans tirer. »

L’archer se dit en lui-même que c’était bien là une parole de taoïste : hermétique et obscure. Une façon comme une autre de se rendre intéressant. Il se hasarda tout de même à demander une explication : « Où voulez-vous en venir avec cette histoire de tir sans tir ? »

- « Si nous étions en équilibre sur un rocher surplombant un précipice qui tombe à pic sur plus de 100 mètres, seriez-vous capable de tirer aussi bien ? »

L’archer releva le défi. Il suivit le Taoïste dans la montagne. Celui-ci escalada un rocher et il avança au bord d’un gouffre qui faisait plus de 100 mètres de profondeur. Alors, il se retourna et recula jusqu’à ce que les deux tiers de ses pieds dépassent du rocher et restent ainsi dans le vide. Saisissant ensuite la main du fameux archer, il le tira vers lui. L’autre ne se laissa pas faire : il résista de toutes ses forces et il finit par se mettre à plat ventre pour mieux s’agripper au roc. Inondé de sueur de la tête au pied, il n’osait plus bouger.

Après lui avoir laissé le temps de se remettre un peu de ses émotions, le Taoïste déclara : « L’homme accompli s’élance dans l’immensité azurée du Ciel ou plonge dans les tourbillons des sources jaunes, ou même, il s’aventure au-delà des huit limites du Monde sans manifester le moindre signe d’inquiétude. Et vous, bien que fermement cramponné à ce rocher, vous tremblez encore et votre corps est paralysé. Dans ces conditions, comment pouvez-vous espérer atteindre la cible? »53

53 Fauliot, op. cil, pp. 119-123.

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L’apparence passive et détachée du taoïste est, pour le pratiquant d’arts martiaux,

la clé de l’efficacité. L’adepte, pour arriver à une efficacité parfaite, doit adopter une

attitude complètement détachée face à sa cible (son adversaire). L’intention ne doit pas

être dans la volonté d’atteindre cette cible, mais dans le simple accomplissement du

mouvement. Seul le mouvement compte. Tout ce qui en est extérieur doit être oublié et

mis de côté. C’est lorsque que Y être et l’intention ne font plus qu’un avec le mouvement

que celui-ci peut être exécuté à la perfection.

2.2.2 Le Y! jing et les huit trigrammes

Si la pensée des pères du taoïsme, et plus particulièrement de Lao zi, peut fort bien

servir à incorporer une dimension spirituelle à la pratique, d’autres sources du taoïsme

antique ont été utilisées pour chercher des liens spirituels avec certains arts martiaux. C’est le

cas de la « théorie des mutations » que l’on retrouve dans le classique du Yi jing, le Livre des

Mutations. Le taiji quan est, encore ici, souvent cité en exemple comme étant un art martial

qui aurait été influencé par cette pensée qui forme en fait un outil de divination pour

comprendre l’univers et la place que l’être humain y occupe. Antoine Ly en fait mention dans

son petit ouvrage sur le taiji quan en soulignant simplement que cet art « a été formé à partir

de la “théorie des mutations”, des “principes médicaux” (de la médecine traditionnelle

chinoise) et des “techniques de la boxe”... »54 De même, Tem Horwitz abonde dans le même

sens face à la création du tai ji quan. Il explique l’origine d’un des enchaînements de

mouvements de cet art à travers le mythe de Zhang Sanfeng. « Supposedly, Chang San-Feng

created the thirteen postures, said to correspond with the eight trigrams of the I Ching and the

five basics elements of ancient chínese cosmology. »55 Ces « treize postures » du taiji quan

54 Antoine Ly, L ’art du Tai ji quan. Le dao et le qi, Paris, Lierre et Coudrier, 1990, p. 64.55 Tem Horwitz et Susan Kimmelman, Tai chi ch’uan. Ίhe Technique of Power, Chicago, Chicago Review Press, 1976, p. 60. H est important de noter que les auteurs nuancent grandement ce fait, mentionnant que la correspondance entre les mouvements et les éléments ou les trigrammes du Yi jing semble être tout à fait arbitraire.

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42

sont constituées en définitive de huit mouvements de base (correspondant aux huit

trigrammes) et de cinq déplacements (correspondant aux cinq éléments). Le rapport semblé

ici arbitraire.

Les huit trigrammes

Mais c’est principalement au bagua zhang, l’art des huit trigrammes, que cette

correspondance fait référence. En effet, le nom de l’art lui-même, bagua (littéralement les

« huit trigrammes »), fait directement référence à la théorie des mutations. Le bagua zhang,

comme le xing yi quan et le tai ji quan, fait partie de cette tradition qu’on dit issue du

taoïsme. Cet art, encore peu populaire en Occident, n’a pas fait l’objet de beaucoup d’étude.

Certains auteurs en ont quand même traité, comme José Carmona, qui s’est spécialisé dans

l’histoire des arts martiaux chinois et a écrit plusieurs ouvrages sur le sujet.

Il a entre autres écrit un ouvrage intitulé Sur les traces du bagua zhang. L’art martial

des huit trigrammes. Pour lui, il existe une relation directe entre le principe lié aux soixante-

quatre hexagrammes et le style du bagua zhang. Ce style comporte huit techniques majeures qui débouchent sur soixante-quatre mouvements.56 Carmona montre que, s’il existe plusieurs

manières de mettre en relation le corps humain et les trigrammes qui varient selon les maîtres,

celles-ci se ressemblent en fait beaucoup. «Les postures et les mouvements illustrent la

génèse cosmogonique des trigrammes [...] Ainsi, l’attitude préparatoire représente le Wuji, le

« Sans faîte » qui précède le Taiji. Celui-ci est représenté par le cercle de la marche, les deux

principes Yin et Yang (Liangyi) se manifestant dans le premier changement des paumes et les

« quatre images » (Sixiang) apparaissant au cours du changement double des paumes dont

découlent les mouvements associés aux huit trigrammes. »57

56 José Carmona, Sur les traces du bagua zhang. L'art martial des huit trigrammes, Paris, Guy Trédaniel, 1997, pp. 44-45.57 Ibid., pp. 46-47. D’après l’ouvrage Bagua quan xue (Z ’étude de la boxe bagua) de Sun Lutang (1916).

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43

Reid et Croucher font également mention du lien qui existe entre le pratiquant de

bagua zhang et la pensée qui fonde le Yi jing. Us font remarquer comment cet art reflète

Γ étemel mouvement qui régit Γunivers et Γ existence humaine et comment Γ adepte

s’imprime de la théorie des mutations pour exécuter ses mouvements. « Cet art est imprégné

de la croyance taoïste dans le caractère éternellement mouvant de l’univers. L’existence est

un mouvement perpétuel, et l’élève qui étudie le pa-kua apprend à faire corps avec ce

changement, à suivre le cours des choses [...] Lorsqu’il exécute les enchaînements du pa-kua,

il tourne en cercle, abandonne la première position en un point précis et adopte une nouvelle position qui correspond au point où il rentre à nouveau dans le cercle. »58 Certains auteurs,

comme Frank Allen et Clarence Lu dans un article publié dans la revue Inside Kung-fu,

proposent même l’hypothèse selon laquelle ce style particulier d’art martial a été développé

directement à partir d’une ancienne marche circulaire taoïste de méditation. Cette affirmation

n’est évidemment pas prouvée historiquement.59

2.2.3 Une philosophie taoïste des arts martiaux ?

Il y a donc d’un côté une (ou même plusieurs) pensée de l’antiquité chinoise, pensée

qui sera une des bases de cette civilisation, et de l’autre des pratiques qui ont été élaborées

beaucoup plus tard et qui prétendent se réclamer de cette pensée. Si l’on en croit les auteurs

qui ont traité du sujet, on pourrait en effet y voir certaines connexions. Dans un autre numéro

du magazine Inside Kung-fu (2001), un article est consacré à l’influence du taoïsme dans les

arts martiaux60 Cet article illustre exactement ce que viens d’expliquer. On y présente

d’abord les éléments principaux de la pensée taoïste pour ensuite présenter les différents arts

martiaux qui y sont traditionnellement rattachés. Mais comme les autres auteurs sur lesquels

58 Reid et Croucher, op. cil, p. 102.59 Frank Allen et Clarence Lu, « Bagua’s Double Palm Change. The Developmental Stage of Bagua Zhang’s Foundation », Inside Kungfii, Janvier 1995, p. 73.60 Alex et Amellen Simpkins, « Simple Taoism. A simple training guide to a most-complex subject », Inside Kung-fu, janvier 2001, pp. 44-46.

Page 44: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

44

je travaille ici, on ne présente pas d’évidence, historique ou autre, qui démontrerait un lien

explicite entre les arts martiaux et la pensée taoïste.

Les auteurs que j’ai cités jusqu’à présent ne vont pas vraiment plus loin. J’ai montré

que la pensée taoïste est souvent d’abord présentée à travers le Dao de jing de Lao zi. Mais

lorsqu’on examine de près les passages utilisés, on se rend compte que, pris en dehors de tout

contexte, ils ne réfèrent nullement à des pratiques martiales. En fait, le grand mérite du Dao

de jing, et c’est ce qui fait sa grande popularité encore aujourd’hui, c’est qu’il réussit à

toucher à une dimension universelle de l’existence humaine. La pensée de Lao zi est une

pensée où chacun peut puiser des réponses concernant sa vie en général. C’est de la lecture

globale de ce texte et de sa compréhension générale qu’on peut espérer tirer des leçons, non

en tentant d’interpréter chacune des phrases en les insérant, un peu de force, dans le contexte

de la pratique des arts martiaux, comme tente de le faire le discours des arts martiaux.

Bien sûr, si le Dao de jing porte en lui un « message universel », les adeptes d’arts de

combat chinois ont certainement pu en retirer quelque chose. L’histoire du « Cœur du saule »

relatée par Fauliot montre bien un exemple de la façon dont la théorie a pu se greffer à des

pratiques qui existaient déjà. Le pratiquant de taiji quan ou de xing yi quan se retrouve

certainement dans les paroles de Lao zi, de même que n’importe qui, peu importe la

perspective qu’il adopte, s’y retrouvera. C’est ce qui a fait toute la force du Dao de jing. Mais

cela ne prouve pas de relation directe avec ces arts. Rappelons que ce petit texte a été écrit

aux alentours du IVe siècle avant J.C. et que les arts qui y font référence ont été élaborés

beaucoup plus tard, soit entre le XVe et le XXe siècles. On peut donc difficilement prétendre,

avec des documents historiques à l’appui, que la pensée de Lao zi puisse être à l’origine de

certains arts martiaux. Ce qu’on peut affirmer, bien entendu, c’est que l’étude de la

philosophie taoïste peut certainement aider un adepte à comprendre certains éléments de sa

pratique. La philosophie taoïste met en évidence tout un état d’esprit dans lequel peut être

inséré l’art martial. Même si on ne peut identifier formellement la pensée taoïste comme étant

à Y origine des arts martiaux, elle permet quand même de mettre en place tout un contexte qui

éclaire sur la pratique. Dans le troisième chapitre, je tenterai de montrer pourquoi on

s’acharne à vouloir présenter le taoïsme comme étant à l’origine des arts martiaux.

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45

De même, la notion de wu wei, primordiale dans la pensée de Lao zi, peut facilement

s’appliquer à la pratique des arts martiaux, dans la mesure où on reste dans un contexte d’arts

martiaux chinois. Mais dans le contexte du taoïsme, le wu wei est d’abord une manière d’agir

en harmonie avec le dao, l’Ordre universel. C’est une manière de vivre dans une société qui,

à l’époque où il a été élaboré, était déchirée par des luttes féodales incessantes, mais

également une manière pour les souverains de diriger un Etat. Encore ici, si le wu wei amène

tout un état d’esprit à la pratique des arts martiaux, il est difficile de le présenter comme un

concept ayant fonder un art martial. On a considéré une notion déjà existante pour tenter de

comprendre, d’expliquer et de mettre un contexte autour de pratiques martiales, qui

probablement existaient déjà depuis un certain temps. Les mêmes remarques peuvent être

faites en ce qui a trait à l’art des huit trigrammes, le bagua zhang, et le Yi jing, le « Livre des Mutations ». D’une part, l’écart temporel qui les sépare est encore plus grand.61 D’autre part,

les liens qui sont établis ne font pas référence à la pensée même du Yi jing mais bien à son

agencement technique, c’est-à-dire à l’agencement des huit trigrammes formant les soixante-

quatre hexagrammes correspondant, semble-t-il, à tous les aspects possibles de l’existence

humaine. Les techniques que l’on retrouve dans le bagua zhang ne font que reprendre cet

agencement en présentant huit techniques de base débouchant sur soixante-quatre techniques

secondaires. Donc, « the correspondence of the movements to the elements, or to the

trigrams, appears to be one of arbitrary coincidence. »62 On est donc ici en présence d’un

discours qu’on pourrait qualifier de métaphorique. On cherche à expliquer (à donner un sens)

à des techniques, à leur agencement logique en système, en se référant à un autre système,

plus large, plus global. Je le rappelle encore, le caractère universel et absolu d’éléments

comme le dao, le wu wei et les huit trigrammes fait que les pratiquants d’arts martiaux ont

très bien su intégrer ceux-ci dans leurs systèmes pour ainsi lui fournir une logique, un sens,

une légitimation.

61 Le Yi jing pourrait avoir plus de trois mille ans, tandis que les premières traces historiques de l’art de bagua zhang remonte au début du XIXe siècle.62 Horwitz et Kimmelman, op. cil, p. 60. Les auteurs parlent ici principalement du taiji quan mais la même remarque peut être fait pour les autres arts martiaux. La relation entre les 64 hexagrammes et les 64 mouvements du bagua zhang n’est sûrement pas, par contre, une coincidence. La corrélation qui a été taif a sûrement été voulu. On a repris le modèle d’agencement du Yi jing et on l’a appliqué à la structure de la pratique du bagua zhang. Je reviendrai plus loin sur les motivations qui peuvent inciter à créer artificiellement des liens de ce type.

Page 46: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

46

2.3 Le recours à la religion taoïste : divinités et immortels

Plusieurs divinités que l’on retrouve dans la religion chinoise ont un statut de

guerriers, de protecteurs face aux êtres humains. Ils ont généralement un rôle de protection

contre les esprits malins, mais ce peut être aussi contre toute forme de menace, épidémies,

invasions, intempéries, etc. C’est pourquoi ils sont souvent représentés sous la forme de

généraux d’armée, avec armes et armures. On constate que certains de ces personnages divins

ont été repris comme figure emblématique par certaines écoles et associations d’arts

martiaux. Je retiens ici deux personnages importants du panthéon chinois, qui ont été intégrés

au panthéon taoïste : Gu an di et Huan-t’ien Shang-ti. Ces deux figures ont su se frayer un

chemin chez les pratiquants d’arts martiaux au point d’en devenir les saints patrons. De

même, le culte des immortels taoïstes en Chine a su développer tout un imaginaire. Si ces

êtres surnaturels ne tiennent pas nécessairement une grande place dans les traditions d’arts

martiaux, ils amènent quand même avec eux tout le principe d’mmmortalité », qui aura un

impact considérable dans le discours.

2.3.1 Les dieux martiaux de la Chine taoïste : Guan di et Huan fian Shang-ti

Il n’est pas rare de voir dans les écoles d’art martiaux chinois un espace réservé au

« culte » de Guan di, le dieu de la guerre dans le panthéon chinois. Il s’agit en général d’une

sorte d’ »autel » (l’expression est mal choisie, j’expliquerai plus loin pourquoi) comprenant

une icône de la divinité (généralement représentée avec ses deux acolytes, Liu Bei et Zhang

Fei) et un encensoir. Guan di représente la droiture, le courage, l’honnêteté, le respect, des

qualités qu’une école d’arts martiaux cherchera à diffuser à ses élèves. Mais les implications

religieuses ou spirituelles d’une icône divine dans un endroit où l’on enseigne un art de

combat ne sont pas aussi évidentes qu’il peut sembler.

Page 47: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

47

Jacques Pimpaneau a publié en 1997 un ouvrage très intéressant sur la mythologie

populaire chinoise.63 Il y dépeint les principaux éléments de cette mythologie qui demeurent

encore en vigueur aujourd’hui. Un chapitre de son livre est consacré à « La divinisation des

personnages historiques », dont Guan Yu. Celui-ci a vécu à la fin des Han, à l’époque des

Trois Royaumes (220-265). On retient principalement de lui qu’il a participé à la répression

de la révolte populaire des Turbans Jaunes (en 184).

Il devint un officier qui fut un modèle de rectitude et de dévouement pour son chef.

Ayant été chargé de garder une place forte prêtée jadis par un allié, mais que celui-ci voulait

reprendre, il avait reçu ordre de ne pas quitter son poste. Apprenant que le chef allié était

malade et ne pourrait donc rien faire, il voulut se distinguer en partant avec ses troupes en

expédition contre l’ennemi. En fait, la maladie du chef allié était un faux bruit destiné à

T éloigner en lui faisant croire qu’il pouvait impunément s’absenter. Quand il apprit que la

place forte avait été reprise pendant son départ, il revint à bride abattue, tomba dans une

ambuscade tendue par cette armée alliée qui voulait que lui soit rendue la région prêtée, et fut

tué. On envoya sa tête à l’ennemi pour tenter une réconciliation.64

Le récit de l’histoire de cette période a souvent été repris et marque encore

aujourd’hui la culture littéraire des Chinois. En particulier, la littérature populaire, et surtout

orale, en fit un récit romanesque particulièrement prisé des Chinois. La version définitive du

récit prit la forme d’un roman écrit par Luo Guanzhong sous la dynastie Song (960-1279) et

intitulé L’Histoire des Trois Royaumes (San guo zhi yan yi). C’est à cette époque qu’on voit

apparaître les personnages de Zhang Fei, « dévoué, mais rustre et impulsif » et de Liu Bei, « assez faible de caractère, qui reste relativement à !’arrière ».65 C’est donc Guan Yu qui se

prêtait le mieux à la déification et la légende s’en empara peu à peu.

Guan Yu fut honoré par la cour impériale à partir de la dynastie des Song (920-1279).

C’est l’empereur Zhizong qui lui conféra le titre de Souverain exemplaire, et à partir de ce

moment, Guan Yu commença à accumuler les titres officiels. Il obtint celui de « Grand

empereur saint (di) Guan, guerrier et dieu de la rectitude et de la fidélité » sous la dynastie

Pimpaneau, op. cit.Ibid., p. 103Ibid., p. 105.

63

64

65

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48

mandchoue (16441911־). Au XVïïT siècle, le dixième des temples de la capitale lui était

consacré et il était le personnage le plus élevé de la hiérarchie militaire, face à Confucius

dans la hiérarchie civile. Selon certaines sources médiumniques, il occuperait même

aujourd’hui le poste d’Empereur céleste.66 « Absorbé dans le confucianisme étatique et élevé

au rang le plus haut sur le même pied que Confucius, il fut aussi revendiqué par les

bouddhistes et les taoïstes qui ne voulaient pas qu’un héros si populaire ne fasse pas partie de

leur panthéon. »67

Sous les Qing (1644-1911), Guan di « devint le dieu officiel de la guerre que

vénéraient les troupes et, modèle de courage, celui des sociétés d’arts martiaux...Les

légendes postérieures qui firent de lui, au ciel, un dominateur des démons ajoutèrent à ses

fonctions celle de gardien et protecteur ».68 Le rapport formel entre Guan di les pratiquants

d’arts martiaux semble donc assez tardif.

Un autre personnage divinisé a inspiré les pratiquants d’arts martiaux qui en ont fait

aussi une sorte de saint patron. Il s’agit de Huan-t’ien Shang-ti, l’empereur du Nord. Le

personnage est intéressant en particulier parce que son histoire rejoint un autre mythe que

j’examinerai plus loin, celui du taoïste Zhang Sanfeng. Dans son ouvrage intitulé Le

continent des esprits, John Lagerway retrace la légende de Huan-t’ien Shang-ti et montre

l’influence qu’elle a exercée dans les milieux taoïstes et les milieux d’arts martiaux : « Ce

dieu était et reste le saint patron des arts martiaux et des exorcistes. C’est à ce titre qu’il est

invité à tout rituel taoïste important et qu’il a même en permanence sa place sur l’aire sacrée.

(...]Le Vrai Guerrier est l’empereur du Nord parce qu’il a su vaincre les forces ténébreuses

que sont la maladie, la démence, le banditisme et les barbares. On comprend que les

exorcistes et les praticiens des arts martiaux lui rendent un culte. »69 Encore ici, les qualités

de protecteur sont mises à F avant-plan pour qualifier la popularité de la divinité.

Le cas de ce personnage est également intéressant pour une autre raison; sa légende

est associée au wudang shan, l’une des montagnes sacrées du taoïsme et un lieu légendaire

66 Ibid., pp. 106-107, 112.^/W,p. 107.6*Ibid, pp. 111-112.69 John Lagerway, Le continent des esprits. La Chine dans le mirroir du taoïsme, Paris, Maisonneuve et Larose, 1993, p. 75.

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important pour les pratiquants d’arts martiaux chinois de styles dits « internes ». En effet, tout

le principe d’organisation de la montagne70 est inscrit dans la légende de l’empereur du Nord.

Chaque lieu est une référence à son intronisation dans le monde divin.71 Pour les pratiquants

d’arts martiaux, le witdang shan est important parce qu’il constitue, selon la légende, le lieu

d’origine des arts martiaux « souples » ou « internes », qu’on nomme souvent « boxes de

wudang»72 J’aurai l’occasion d’élaborer davantage cet aspect lorsque je me pencherai sur le

cas de Zhang Sanfeng, l’immortel taoïste qui aurait vécu sur ces montagnes et qui serait,

selon la tradition, le fondateur du style taiji quan.

Ce que l’on peut remarquer dès maintenant, c’est le rapport qu’entretiennent les

pratiquants d’arts martiaux d’aujourd’hui avec ces figures divines. Tout d’abord, on voit que

si ces personnages sont considérés comme les saints patrons des pratiquants d’arts martiaux,

ils ont aussi un rôle plus large et possèdent d’autres attributs (dieu de la guerre, dieu de l’état,

saint patron des marchands, divinité exorciste et protectrice...). Les adeptes se sont

appropriés le « culte » de ces divinités, mais ils ne sont pas les seuls. Guan di et Huan t’ian

Shan-ti ne sont pas exclusifs aux pratiquants d’arts martiaux. De plus, ce « culte » rendu à ces

figures par les adeptes d’arts martiaux, si on peut l’appeler ainsi, ne semble pas tant faire

référence au caractère divin des personnages qu’à ce qu’ils représentent, c’est-à-dire les

qualités pour lesquelles ils se sont distingués, soit la loyauté, l’honneur, le courage,

l’honnêteté, le respect, la protection des plus faibles, etc. C’est principalement en cela qu’on

s’identifie à ces figures, bien avant un culte de type religieux (du genre qu’on retrouve dans

le cas des saints catholiques). Le pratiquant s’approprie les qualités de Guan di ou de Huan

t’ian Shang-ti pour faire progresser son art dans un esprit de droiture. Encore ici, cette

identification aux personnages divins dirige l’adepte dans sa pratique et vient donner un sens

à son art.

70 Durant son règne (1403-1424), l’empereur Chengzu des Mng a fait construire huit palais associés à des divinités, deux abbayes, trente-six sanctuaires, soixante-douze petits temples, trente-neuf ponts, douze pavillons sur une route pavée de quelque cinquante kilomètres. Ibid., p. 76.71 Lagerway fait faire une visite guidée du pèlerinage habituel au Mont Wudang et établit les Mens avec la légende du dieu. Ibid., pp. 76-89.72 Sur ce sujet, le film Tigre et Dragon, réalisé en 2000 par Ang Lee, est très éclairant. On y voit très bien l’influence de cette tradition sur les personnages.

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50

2.3.2 Les immortels taoïstes et les pratiques de « longue vie »

Kristofer Schipper parle des huit immortels taoïstes en ces termes : « Qui ne connaît

pas les Huit Immortels, ces êtres liminaires [...] dont le kong-fou, la maîtrise des arts du

corps, permet tous les exploits? »73 Le terme de kong-fou (kung-fu ou gong fu) utilisé ici peut

paraître ambigu. Littéralement, il signifie un accomplissement personnel dans quelque

discipline que ce soit.74 Quand Schipper parle du kung-fu comme de la maîtrise du corps, ce

n’est donc peut-être pas nécessairement dans un contexte d’arts de combat. Les huit

immortels taoïstes ne sont d’ailleurs pas connus pour leur pratique martiale mais d’avantage

pour la maîtrise des pratiques taoïstes qu’on nomme « nourrir le principe vital ».75 Cependant,

on peut quand même en dire quelques mots, car ils apportent avec eux le concept de

l’immortalité taoïste qui deviendra important dans la construction du discours des arts

martiaux.

Les chinois distinguent les dieux {sheri) et les immortels (xian). Les dieux sont

généralement considérés comme l’incarnation d’une puissance céleste qui descend sur terre.

Les immortels sont plus souvent des humains qui ont atteint, par certaines pratiques

spirituelles et physiologiques, une grande longévité au plan physique.76 Ils sont entre autre

réputés pour la maîtrise de l’alchimie, que ce soit l’alchimie «externe» (waidan), qui

consiste en l’absorption de diverses drogues, ou l’alchimie « interne » (neidan), qui se

compose principalement de techniques respiratoires et de méditation.77 Mais dans tous les

cas, l’alchimie sert à atteindre l’état de xian^ d’immortel. Il existe une énorme quantité de

récits sur les immortels. En 1953, Max Kaltenmark a traduit en français un manuscrit qui date

73 Schipper, op. cit., p. 209.74 Dans la langue chinoise, on utilise généralement le terme plus précis de w shu (art de la guerre) pour désigner l’ensemble des arts martiaux. Le terme kung-fu (gongfu) a d’avantage été popularisé en Occident par le cinéma.75 Henri Maspero décrit bien toutes les pratiques qui consistent à « nourrir le principe vital » dans son texte « Les procédés de “nourrir le principe vital” dans la religion taoïste ancienne » in Le taoïsme et les religions chinoises, Paris, Gallimard, 1971, pp. 479-589. Oü peut également consulter Joseph Needham, Sdence and Civilisation in China, Vol. 5, Part. 5 : Spagyrical Discovery and Invention : Physiological Alchemy, Cambridge, Cambridge University Press, 1962 [1956].76 Pimpaneau, op. cit., p. 299.77 Pour une description détaillée des différentes techniques de l’alchimie taoïste, on se référera aux travaux d’Henri Maspero et de Joseph Needham {op. cit).

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probablement du Ier siècle avant J.C., le Lie-sien (chouan, Biographie des immortels taoïstes

de l’antiquité*. L’ouvrage présente quelques soixante-dix récits qui relatent les exploits

d’immortels taoïstes. De même, Kwok Man Ho et Joanne O’Brien ont publié un ouvrage réunissant une série d’histoires mettant en scène les huit immortels.78 79 Formation constituée

sous les Song et qui a pris sa forme définitive sous les Ming, ces huit personnages sont probablement les plus connus de tous les immortels et ont souvent été l’objet d’un culte.80 81

Si les immortels du taoïsme ne sont pas réputés pour leur habilité au combat, on les

retient pour leurs attributs d’immortels, et ces attributs ont favorisé tout un imaginaire chez

les pratiquants d’art martiaux. J’ai tout de même pu identifier un site internet qui présente un style d’art martial appelé « boxe des huit immortels ivres » (zui baxian quan)m Cet art serait

inspiré de la légende des huit immortels. « Chaque enchaînement a une spécificité martiale et

mimétique selon l’immortel qu’il représente. » Mais encore ici, le lien entre les deux

éléments semblent être de nature plus culturelle que technique et historique. L’auteur de ce

site fait d’ailleurs remarquer que cet art est relativement jeune. De même, le film The

Drunken Master, de Yuen Hoping, met en évidence comment les attributs de chacun de ces

huit personnages (l’éclopé, le joueur de flûte, 1’androgyne, celui qui transporte la cruche de

vin, etc.) ont servi à créer des techniques de combat, bien que ces attributs n’aient, de prime

abord, rien de martial. Ce qui est important, à mon avis, c’est beaucoup moins l’apport

technique de ces personnages que ce qu’ils représentent et l’idée d’immortalité qui leur est

attribuée. C’est ce qui a permit de créer toute une image et tout un imaginaire qui ont

caractérisé les arts martiaux tout au long de leur histoire, mais plus précisément dans certains

cas particuliers. Dans cette perspective, le cas des Boxers en Chine au tournant du XXe siècle

paraît significatif et mérite qu’on s’y attarde un peu pour comprendre cet aspect du taoïsme

dans les arts martiaux. En fait, « the “boxing” which earned them [les Boxers] their name was

rather the system of exercises of a purely Taoist origin which was the means of endowing

those initiated with supernatural powers. It was known as “Spirit Boxing” (Shen Ch ’üarí),

78 Paris, Diffusion, 1987 [1953].79 The Eight Immortals of Taoism. Legends and Fable of Popular Taoism. New York, Meridian Book, 1990.80 Le cas le plus connu est sûrement celui de Γ immortel Lu Dong Bin. Isabelle Ang y a consacré un article intéressant : « Le culte de Lü Dongbing sous les Song du Sud », Journal Asiatique, 285.2 (1997), pp. 473-507.81 Web : http://daoiia.free.fr/kungfi1/kungfu.11tm

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“Supreme Ultimate Boxing” (T’ai Chi Ch’iian) or “Righteous Harmony Boxing” (/ Ho

Ch ’iian) ».82

Victor Purcell a publié en 1963 un ouvrage traitant de ce mouvement anti-impérialiste

( yi he quan), dont deux chapitres analysent plus spécifiquement les sectes religieuses et les

croyances des Boxers. Ces adeptes étaient en grande majorité illettrés ou semi-illettrés. Peu

d’entre eux avaient d’ailleurs accès à des ouvrages classiques comme le Dao de jing. La

vision qu’ils avaient du sage était généralement tirée de la littérature romanesque populaire et

du théâtre. On pense à des romans comme Le pèlerinage vers l’Ouest, Les Trois Royaumes,

Au bord de l’eau et L’investiture des dieux. Ils y puisaient les principales idées religieuses,

les incantations et les rituels qui leur étaient utiles.83 « The gods whom the Boxers

worshipped and the incantations they recited varied from place to place. All of them came

from the popular novels. From the The Romance of the Three Kingdom came Liu Pei, Kuan

Yti (the god of war), Chang Fei, Chu-ke Liang, Chao Yim, etc., from Pilgrimage to the West

came “Monkey”, the Pig and the Êrh-lang Shên; from Prefect P ’êng ’s case came Huang San-

t’ai and Tou Êrh-tun; from Tung Chou Lieh Kuo came Sun Pin; from Hsiieh Chia Chang

came Fan Li-hua, and from The Enfoeffment of the Gods came Lao Chun and many

others. »84

Le Roman des Trois Royaumes et l’histoire de Guan Yu qu’il présente, se base sur des

événements et des personnages historiques. Mais l’auteur des Ming y a ajouté les dimensions

romantique, dramatique et chevaleresque qui mettent en valeur les personnages comme des

modèles de fidélité, de courage et d’honneur. Il met peu l’accent sur le caractère divin de

Guan Yu.85 Comme les Boxers (et autres révolutionnaires et adeptes du XIXe siècle) tiraient

leurs croyances de ces romans populaires, c’est probablement ces qualités qui ont d’abord

attiré !’attention. « The societies and sects were all based on the principle of sworn-

brotherhood as typified in the Peach Garden Legend... »86 Je l’ai mentionné, on retrouve un

phénomène semblable dans les écoles d’arts martiaux. C’est d’abord pour ces qualités que

82 Victor Purcell, The Boxer Uprising, Cambridge, Cambridge University Press, 1963, pp. 162-163..TW, p. 223״**Aid, pp. 225-226..ΛΜ,ρ. 227״86 Ibid, p. 140. Il s’agit en fait d’un passage célèbre du San guo zhi yan yi dans lequel Guan Yu, Liu Pei et Zhang Fei font un pacte d’amitié et de loyauté les uns envers les autres.

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53

Guau di, Zhang Fei et Liu Pei sont représentés, bien avant le culte divin qu’on pourrait leur

rendre. Les personnages perdent en quelque sorte leur caractère religieux pour être remplacé

par une sorte de code moral.

Ce sont ces qualités qu’ont retenues les Boxers. Mais ceux-ci ont poussé les principes

tirés du taoïsme à leurs limites, et même au-delà de la mort. H. G. Creel a bien résumé l’idée

taoïste face à la douleur et la mort dans History of philosophical systems : « The Taoist

reasoned, being absorbed in the Tao he could not be hurt because he recognized no hurt ; one

who cannot be hurt is impregnable ; and one who is impregnable is more powerful than all of

those who would hurt him. Thus the Taoist sage is the chief and the most powerful of all

creatures, imbued with the majestic power of the Tao, the universe, itself».87 De même, le yi

he quan tirait principalement des pratiques taoïstes le concept d’immortalité. Par différentes

techniques (respiratoires, héliothérapeutiques, gymnastiques, sexuelles, alchimiques,

diététique), les taoïstes aspiraient à rendre leur corps immortel, ou du moins à augmenter

sensiblement leur espérance de vie, à augmenter la résistance aux maladies, à rendre leurs

muscles et leurs os insensibles à la fatigue et à la douleur, à rendre leur vie plus heureuse.

Dans le cas des Boxers, « the physical and spiritual exercises together constituted what

European observers in a somewhat oversimplified way called “boxing”. But “boxing” was by

no means the whole of the Boxer cult. Incantations and magical practices, for example, could

summon down millions of spirits soldiers to fight against the enemies of the sect ».88

La recherche de l’immortalité devient donc un moyen pour les Boxers d’allier

l’atteinte de leur but révolutionnaire à une légitimation religieuse :

The immortality in question was the perpetuation of the physical body. It might be possible, by special means, for one already in the tomb to be resurrected, but best of all was during life to become a hsien, for ever deathless and ageless. Many ways, too, were believed to conduce to that happy State. One of the most important was to take drugs, sometimes herbal but more frequently, it seems, the products of alchemy. Complex techniques involving breath control and gymnastics, which have been compared to the Hindu yoga, are prominent [...] « Immortality » and « invulnerability » were different aspects of the same thing. If you had achieved

87 In Chow et Spangler, op. cit., p. 25.88 Purcell, op. cit., pp. 163-164.

Page 54: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

54

immortality as a hsien, it was obvious that shot and shell could have no effect on you. But a Boxer could attain temporary hsien-hood only when he was possessed by a spirit or god. Then he became invulnerable to either guns or swords, and he could in this state, moreover, block the enemy’s gun-barrels and command the divine fire to bum down the churches or houses belonging to Christians.89

Pour atteindre cet état temporaire d’invulnérabilité, les Boxers ont généralement recours

à un rituel, le lien-ch ’üan ou « boxe » (boxing). Purcell décrit un rituel typique ; il est

pratiqué dans une aire de boxe. Quelques jours avant le rituel, la recrue apprend une formule

magique qui doit être récité le moment venu. Cette formule est reprise trois fois jusqu’à ce

qu’un confrère boxer crie : « dieu, descend ! » « At this point the recruit became possessed

and acquired invulnerability, supernatural skill with sword and lance, and all the other

qualities of the Boxer. »9° Dans la pratique contemporaine des arts martiaux, on ne tient

généralement pas compte de tous ces aspects qu’on pourrait qualifier de plus ou moins

superstitieux. Cependant, les arts martiaux restent un travail sur le corps (dans le langage

contemporain, on parle de bodybuilding) et s’intégre bien au phénomène du culte de la forme

physique et du corps qui se répand dans les sociétés modernes. Cette recherche de l’étemelle

jeunesse par divers moyens peut être rapproché de la recherche de l’immortalité chez les

anciens Chinois. Cette idée d’immortalité n’est pas spécifiquement recherchée en tant que

technique martiale mais elle met en place tout un imaginaire qui rattache la pratique des arts

martiaux à des pratiques physiologiques taoïstes et à des phénomènes surnaturelles, presque

transcendants. D’ailleurs tous les éléments de la religion taoïste qui se retrouvent dans le

discours des arts martiaux se présentent de cette manière. Le caractère relîgiêmr de ces

éléments est toujours beaucoup moins important que !’imaginaire qu’il développe et le cadre

qu’il introduit. La pratique des arts martiaux se définit d’abord par une recherche d’efficacité

technique. Et cet imaginaire s’insère dans cette recherche, que ce soit à travers une morale

dictée par une divinité ou un principe surnaturel qui incite à un travail constant sur son propre

corps.

"* *ΛήΖ,ρρ. 237-238.*mZ,p. 238.

Page 55: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

55

2.4 Le recours à des maîtres fondateurs de traditions

L’art du taiji quan est un art martial de plus en plus populaire, particulièrement en

Occident. Cet art est souvent associé à une méditation orientale conçue pour des personnes

qui sont à leur retraite et qui Cherchent une activité pour se distraire. Mais il s’agit bien d’un

art de combat des plus efficaces si on en croit les pratiquants et les histoires qui gravitent

autour de ce sujet. Dans ce qu’on a appelé les arts martiaux « internes » ou « souples », le

taiji quan est considéré comme !’aboutissement et la synthèse de tous les grands arts de cette

tradition. Le lien établi entre le taiji quan (et toute la tradition « interne » des arts martiaux) et

le taoïsme se présente d’abord à travers un mythe, celui de l’immortel taoïste Zhang Sanfeng.

En effet, on attribue traditionnellement la création du taiji quan à ce personnage, bien que la

légende semble s’être élaborée assez tardivement. Mais avant d’aborder ce mythe, il serait

bon de faire un parallèle avec uñe autre légende à l’origine d’une autre tradition d’arts

martiaux, celle du moine bouddhiste Bodhidharma. Ce parallèle permettra de voir que les

mécanismes de construction des deux légendes sont sensiblement les mêmes.

2.4.1 Bodhidharma et la tradition bouddhique des arts martiaux

« Despite the legends and tradition still speaking for much of the vague early history

of Chinese martial arts, it can be asserted with fair certainty that unarmed defense principles

were advanced through Ch’an Buddhist religious practices during the sixth century. The holy

man considered by most modem sources to be the father of the martial arts is Bodhidharma,

the formidable and enigmatic twenty-eighth Indian patriarch exalted by orthodox Ch’an

tradition. »91 Cette phrase de Chow et Spangler résume bien ce qui circule dans les milieux de

pratiquants d’arts martiaux. Même si Γhistoricité de ce personnage est aujourd’hui contestée,

91 Chow et Spangler, op. tit, p. 7.

Page 56: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

56

sa légende est à l’origine d’un mythe qui a formé non seulement toute une tradition religieuse

(le bouddhisme chati) mais également toute une tradition d’art martiaux.

Cette légende peut différer quelque peu pour ce qui est des dates, des lieux et du détail

des évéments, selon les versions et les auteurs qui la présentent. On peut cependant en relever

les éléments principaux.92 On place l’arrivée de Bodhidharma (Pu ti Da mo en chinois) en

Chine au VIe siècle ap. J.C. Il serait un moine bouddhiste de la tradition chart issu d’une

famille aristocratique de l’Inde, le 3e fils d’un roi brahmane du sud de l’Inde. Pendant son

voyage en Chine, il se rendit d’abord à Nankin (en 520 ou 527), où il fut invité à la cour du

roi Wu Ti (502-549) de la dynastie des Liang. L’entrevue se soldant par un échec, il se

dirigea vers le Nord, à Luoyang, la capitale de la province du Henan, où il trouva, à

proximité, le temple de Shaolin (shao lin si). Ce temple aurait été construit durant la dynastie

des Wei (386-534). En raison de difficultés avec le moine en chef du temple, il se serait

d’abord retiré dans une grotte pour méditer durant neuf années.

Cet élément de la légende resta célèbre. « Once, during meditation, sleep overcame

him. This so offended his profond sense of discipline that when he awoke, according to a

most certainly apocryphal description, he cut off his eyelides to forever thwart sleep. Tea

shrubs sprand up in the same spot where he had cast away his eyelids. »93 Quand il fut enfin

accepté dans le temple, il constata la mollesse et l’apathie des moines auxquel il aurait

enseigné diverses exercises et techniques de méditation issus de la tradition chan.

Imagine this strict disciplinarian’s grim disapproval when he saw his monks constantly drowsy or slumbering during the vital meditation exercises. He realized that their flaccid and emaciated bodies could not stand the test of prolonged mental austerity. Although Buddhism is aimed specifically at the salvation of the soul, Bodhidharma explained to the monk that body and soul are inseparable. This unity must be invigorated for enlightment. The legend continues that physical fitness became a part of Shaolin life with his introduction of systematized exercises to strenghthen the body and mind.94

92 J’ai emprunté ces éléments de cette légende dans trois ouvrages, ceux de Chow et Spangler, de Reid et Croucher et de Braunstein.93 Chow et Spangler, op. eit, p. 11.*ΛκΖ,ρ. 11.

Page 57: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

57

Bodhidharma est donc devenu important surtout à cause de ce qu’il a apporté en

matière de pratiques religieuses et d’arts martiaux. « Bodhidharma primary concern was the

cultivation of Ch’i (intrinsic energy), the acquisition of control over this internal force and

using its power to mold superior monks [...] This emphasis on Ch’i should he considered to

be Bodhidharma’s main contribution to the art of empty hand fighting. For without this basic

and essential energy source, Kung Fu development would have remained as hollow as an

automaton, employing mere physical motions, lacking mental mastery. »95 C’est pourquoi les

exercises élaborés par Bodhidharma et transmis aux moines étaient en grande partie basés sur

la respiration, comme c’est le cas des pratiques martiales contemporaines.

On lui attribue également l’écriture de deux ouvrages, le Yi jin jing, le Traité

d’assouplissement des muscles, et le Xi sui jing, le Traité de purification de la moelle

épinière. Finalement, on lui attribue !’introduction d’une certaine « vertu martiale », c’est-à-

dire une sorte de code moral pour la pratique des arts martiaux. « C’est un maître des arts

internes chinois, le maître Hung Yi-hsiang, qui nous fait finalement comprendre la

signification réelle des enseignements de Bodhidharma. Le maître explique que c’est

Bodhidharma qui a introduit en Chine la notion de wu-te, la vertu martiale. Par là, il faut

entendre les qualités de disciplines, de retenue, d’humilité et de respect de la vie humaine du véritable guerrier. »96

Plusieurs légendes racontent les nombreuses fois où l’on aurait tenté d’empoisonner

Bodhidharma, mais celui-ci aurait toujours survécu, n’étant plus sujet à la douleur physique.

On affirme cependant qu’il aurait quand même ingurgité du poison, probablement de sa

propre main, à l’âge de 150 ans. Certaines légendes racontent également qu’il serait revenu à

la vie, un peu à la manière des immortels taoïstes de cette époque.

On peut donc dire que la légende de Bodhidharma relève de deux traditions : la

tradition du bouddhisme chan, qui a été introduite en Chine, et le développement de toute une

tradition d’arts de combat qui seront connus en tant que la tradition du temple Shaolin (shao

lin quari). Mais qu’en est-il de cette légende du point de vue de la critique historique? Je

laisserai de côté, pour l’instant, tout l’aspect du chan pour me concentrer sur l’apport du

12.96 Reid et Croucher, op. cit., p. 27.

Page 58: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

58

personnage en matière d’arts martiaux. La majorité des auteurs scientifique s’entendent pour

affirmer que l’historicité de Bodhidharma est difficilement vérifiable et qu’il faut se baser sur

des sources qui sont souvent douteuses. Et même si on admet l’existence d’un personnage

appelé Bodhidharma, il est peu probable que celui-ci ait enseigné un art martial. « C’est,

cependant, coïncidant avec son arrivée à Shaolin [autour de 520] que la boxe dite de Shaolin

se développe, ainsi que d’autres techniques de combat tel le Shi ba luo han Shou, “les 18

mains des disciples de Bouddha”, sorte de gymnastique, qui associée au Wu qinXi, “l’art des

cinq animaux” [...] aurait donné le Kung Fu, “technique du poing”. Pourtant, avant celles-ci,

les cinq monastères qui composent Shaolin possédaient déjà une tradition guerrière, ce qui

n’est pas étonnant, puisque les moines avaient dû apprendre à se défendre contre

d’incessantes attaques. »97

Bernard Faure a travaillé sur l’histoire de la tradition chan en Chine. Les résultats de

ses travaux se retrouvent surtout dans deux ouvrages, d’abord dans La volonté d’orthodoxie

dans le bouddhisme chinois (1988), mais aussi dans sa traduction du Damolun, le Traité de

Bodhidharma (1986), dans lequel il fait une courte mais circonspecte analyse de la légende

de Bodhidharma et de l’ouvrage qui porte son nom.

Faure fait remarquer que toutes les tentatives des historiens du chan pour cerner

l’historicité de Bodhidharma repose sur un extrait du Luoyan Qielanjie, compilé en 547 par

Yang Xuanzhi, et qui mentionne un moine de ce nom. Il montre cependant que cette source,

comme les autres qui vont suivre au cours des siècles, est peu fiable d’un point de vue

historique et biographique et qu’on y trouve finalement peu de choses sur le personnage lui-

même.98 Dans le cas plus particulier de l’apport de Bodhidharma aux arts martiaux chinois,

Faure dit peu de choses mais ses propos sont significatifs et reprennent ce qu’il dit sur

l’apport de Bodhidharma à la tradition chan.

Un autre détail « biographique » important, le séjour de Bodhidharma au Shaolin si, le premier monastère bouddhique du Songshan (près de Luoyang), semble résulter

97 Braunstein, op. cit, p. 76.98 Le Traité de Bodhidharma (Damolun), Traduit et commenté par Bernard Faure, Paris, Le mail, 1986, p. 13- 14.

Page 59: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

59

d’un amalgame entre Bodhidharma et Huike d’une part, Futuo (le maître de dhyâna occidental en l’honneur duquel avait été fondé le Shaolin si) et son disciple Sengchou (le rival heureux de Bodhidharma) d’autre part. Cet amalgame lui-même était motivé par le désir des adeptes de l’école du Dongshan (bientôt qualifié d’école du Nord) de consacrer rétrospectivement le Songshan -où leur communauté était en train de prospérer- par la visite de leur « premier patriarche ». C’est ainsi que, de fil en aiguille, Bodhidharma deviendra le fondateur du gonfu ou « boxe de Shaolin » (japonais : shorinji kempo), technique martiale développée par les moines du Shaolin si pour répondre aux attaques fréquentes dont le Songshan -situé en avant poste de la capitale- était l’objet."

Pour Faure, le problème de l’historicité de Bodhidharma est mal posé. Ce qui importe,

ce n’est pas tant de rechercher la vérité historique derrière le personnage mais le pourquoi de

sa popularité dans l’évolution et le développement de la tradition (et plus tard d’une

orthodoxie) chan. Les premières sources relevant principalement du genre hagiographique,

c’est la seule perspective d’étude possible.

En cherchant à recréer, par une synthèse des divers matériaux, une biographie vraisemblable, l’historien n’a fait que reprendre les procédés de l’hagiographie, guidé lui aussi par le souci de combler les lacunes de ses sources. Tous deux participent de la même naïveté épistémologique. La « vie » de Bodhidharma relève avant tout d’une analyse structurale, qui montre par exemple la symétrie -voire la mimesis antagoniste, pour reprendre l’expression de René Girard- entre Bodhidharma et Sengchou (chez Daoxuan), ou entre Bodhidharma et divers autres thaumaturges comme Fu Dashi, Gunabhadra, etc. Tous ces personnages occupaient une position à ־peu près analogue dans la première tradition Chan, et c’est en raison de circonstances fortuites que Bodhidharma en est venu à occuper le premier rang. Au sein de l’école du Nord, par exemple, certains moines comme Jingjue, l’auteur du Lengqie shiziji, considéraient apparemment Bodhidharma et Sengchou comme les patriarches des deux tendances principales du Chan. Les légendes des deux personnages se fondent d’ailleurs par la suite dans l’imagerie populaire. En définitive, tous ces personnages doivent être considérés essentiellement comme des paradigmes textuels. Leur éventuelle historicité n’a qu’un intérêt très secondaire pour la compréhension de la tradition Chan. Ce sont, selon la formule de Lévi- Strauss, des « foyers virtuels », des objets virtuels dont l’ombre seule est réelle, et donne à la tradition naissante du Chan sa teinte particulière.* 100

18.

21-22.

Page 60: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

60

Cette analyse s’attarde surtout au développement de la tradition du chan, mais

pourrait tout aussi facilement s’appliquer à la légende de Bodhidharma par rapport au

développement des arts martiaux qu’on qualifiera plus tard de tradition « externe » ou

« bouddhique ». C’est dans cette perspective que je me propose d’analyser la légende de

Zhang Sanfeng, de même que ses rapports avec la légende de Bodhidharma dans le

développement de traditions martiales spécifiques.

2.4.1 Zhang Sanfeng et la tradition taoïste des arts martiaux

Le mythe le plus important qui rattache le taiji quan aux traditions taoïstes est celui

de l’immortel taoïste Zhang Sanfeng. Mais bien que ce personnage soit en effet aujourd’hui

surtout connu par la légende qui le relie à la pratique du taiji quan, il fut, et est encore

aujourd’hui, l’objet d’un culte religieux important en Chine, surtout pour un immortel. B

semble que ce culte, plus religieux, et le « culte » que lui rendent les adeptes de taiji quan,

soient distincts l’un de l’autre et n’aient que peu de rapport entre eux, autre le fait qu’on

retrouve au centre un personnage du nom de Zhang Sanfeng.

Le cas de la légende de Zhang Sanfeng est intéressant parce que c’est l’un des

immortels sur lequel il existe le plus de « biographies » (on parle plus d’hagiographies). Ces

biographies ont été compilées pour former le Chang Sanfeng Ch ’üan-chi. Shiu Hon Wong y a

consacré une étude publiée en 1982.101 Si le contenu de cet ouvrage provient principalement

de la période des Ming (1368-1644), la légende qui relie le taoïste à la pratique du taijiquan

semble être beaucoup plus tardive. Stanley Henning a identifié trois phases dans le

développement de la légende de Zhang Sanfeng : la phase 1 (avant 1669) présente Zhang

Sanfeng uniquement comme un immortel taoïste ; la phase 2 (après 1669) le présente comme

étant à l’origine de 1’ »école interne » de boxe (nei jia quan) ; et finalement la phase 3 (au

101 Investigation into the Authenticity of the Chcmg San-feng Ch ’üan-chi. The Complete works of Chang San- feng, Canberra, Australian National University Press, 1982.

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61

XXe siècle) le présente comme le fondateur de l’art du taiji quart.102 C’est aux deux dernières

phases que je m’attarderai ici. Il suffit simplement de dire qu’avant 1669, on ne fait

aucunement référence à Zhang Sanfeng en tant que pratiquant d’art martial.

Dans un article précédant103, Wong s’attarde non seulement à l’étude des diverses

biographies, mais également à l’historicité de Zhang Sanfeng et de son lien historique avec les

arts martiaux. Il reprend dans cette perspective les idées déjà formulées par Anna Seidel

quelques années plus tôt.104 Avant qu’on lui attribue l’origine du taiji quan, Zhang Sanfeng a

d’abord été présenté comme le fondateur de la tradition de 1’ « école interne » de boxe, {nei jia

quan). Wong rapporte à ce propos deux sources (semblables) qui font référence à cette lignée

d’artistes martiaux. Seidel précise les noms des principaux artistes composant cette lignée :

Zhang Sanfeng—» Wang Zong—> Chen Chou-t’uttg—► Chang Smg-chi—> Yeh Chin-chuan—>

Tan Ssu-nan—» Wang Zheng-nan—» Huang Baijia. On reprend dans ces deux sources le

contexte de base que l’pn retrouve dans les « biographies » du Chang Sanfeng Ch ’üan-chi,

c’est-à-dire un moine taoïste, Zhang Sanfeng, et le décor montagneux de Termite, le wudang

shan. Mais cette fois, on y ajoute un élément, plus surnaturel, issu du panthéon chinois ; le

secret de l’art martial de Zhang Sanfeng lui est divulgué par l’Empereur du Nord (dont on a

déjà parlé), Huan-t’ien Shang-ti.

La première source rapportée par Wong est une épitaphe écrite par Huang Zongxi

(1610-1695, le père de Huang Baijia, dernier adepte de la lignée) en l’honneur de Wang

Zhengnan (voir la lignée), un boxer né en 1617, mort en 1669, et publiée dans son ouvrage

Nan-lei wen-ting ch ’ien-chi. Un passage de l’épitaphe parle de l’origine de son ait que Huang

qualifie d’ »école ésotérique à105 (nei jia):

[In the art of boxing] there is the esoteric school which emphasizes the skill of subduing the movement of your opponent by remaining in repose, so that your opponent will collapse as soon as you lay your hand on him.... This was originated by Chang San-feng of the Sung dynasty. Satt-feng was a Taoist priest at Mount Wu-

102 Stanley Henning, 1994, op.cit., p. 1.103 Shiu Hon Wong, « The Cult of Chang San-feng », Journal of Oriental Studies, 17 (1979), pp. 10-53. ,104 Anna Seidel, « An Immortal Taoist of the Ming Dynasty : Chang San-feng », Self and Society in Ming I Thought, Wm. Theodore de Bary, éd., New York, Columbia University Press, 1970, pp. 483-531.105 U expression viendrait de lui.

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62

tang. He was summoned by Emperor Hui-tsung to court. On his way he was confronted with obstruction and could proceed no further. [He stopped for the night] and dreamed of the Dark God who imparted to him the skill of boxing. In the following day, he was able to kill over one hundred bandits single-handed.1 6

La deuxième source d’information est la biographie d’un boxer du nom de Chang

Sung-ch’i (voir la lignée), ayant vécu à Ning-po au XVIe siècle. On retrouve cette biographie

dans l’édition de 1741 du Ning-po fu chih compilé par Ts’ao Ping-jen et d’autres auteurs.

Encore ici, on attribue à Zhang Sanfeng des habilités de combat.

Chang Sung-ch’i, of the district of Yin was versed in the skill of boxing, which he learned from Sun Shih-san-lao whose techniques originated from Chang San-feng of the Sung dynasty. San-feng was a Taoist priest at Mount Wu-tang. He was summoned by Emperor Hui-tsung to court. [On the way] he was obstructed and could not proceed any further. [He stopped for the night] and dreamed of the Dark God who taught him boxing technique. The next day, he was able to kill a hundred bandits single-handed, and ever since then he was known far and near for his excellent boxing technique.106 107

Les fortes ressemblances entre ces deux textes peuvent facilement laisser supposer que le

deuxième ait pris sa source dans le premier, bien que Wong n’explique pas historiquement

cette similitude.

En résumé, on a d’un côté un taoïste du nom de Zhang Sanfeng qui a vécu selon toute

apparence sous les Ming. Si Ton se fíe aux travaux de Wong sur les diverses biographies

contenues dans le Chang San-feng Ch ’üan-chi, « there is no direct statement that he was

versed in boxing technique »108. Cependant, il est devenu au fil du temps l’objet d’un culte

important en tant qu’immortel taoïste, les travaux de Wong et de Seidel le montrent très bien.

D’un autre côté, on a deux sources qui datent du XVTT et XVIIIe siècles, et qui mentionnent

un Zhang Sanfeng, taoïste lui aussi. Celui-ci aurait vécu sous les Song et serait à l’origine de

la diffusion d’un art martial nommé « école ésotérique », art qui lui aurait été transmis par le

106 Wong, 1979, loc. cit., pp. 40-41.107 Wong, 1979, loc. cit., p. 41. Wong fait remarquer qu’on ne retrouve pas cette biographie dans l’édition de 1560 du Ning-po fu chih.mIbid, p. 41.

Page 63: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

63

« Dark god», Huan-t’ien Shang-ti. Ce même Zhang Sanfeng est aujourd’hui, quelques

siècles plus tard, considéré comme le fondateur et le « saint patron » (c’est l’expression

employée par Seidel) de l’art martial du taiji quart, qui, selon Wong, n’a rien à voir avec

1’ »école ésotérique » {nei jia) dont on parle ici.109

Seidel suggère l’hypothèse, non vérifiable mais qui reste plausible, que Sung Chang-ch’i

(dont la biographie se retrouve dans le Nirtg-po fu chih) ait pu nommer son école

« ésotérique » {nei jia) pour l’opposer à la tradition bouddhique du temple Shaolin qu’elle

qualifie d’exotérique (wai jia). La technique du nei jia quan était inspirée par la conception

taoïste qui consiste à vaincre un opposant en ayant l’air de céder pour le déséquilibrer et en

utilisant la connaissance des points faibles, et non pas en utilisant la force brute. Sung Chang-

ch’i aurait choisi Zhang Sanfeng, un taoïste populaire à cette époque, comme saint patron de

son école ésotérique pour rivaliser avec la branche bouddhique des boxers de Shaolin qui font

remonter leur tradition à Bodhidharma.110 Que ce Zhang Sanfeng de la dynastie Song ait

historiquement vécu ou non, on lui aurait accolé les attributs de l’immortel taoïste des Ming,

dont le prestige était apparemment assez considérable à cette époque pour rivaliser avec la

légende de Bodhidharma. Ces deux personnages auraient fini par ne faire qu’une seule

personne. Wong Shiu-hon accepte cette hypothèse comme plausible ; Stanley

Henning abonde également dans ce sens.

While Shaolin was the ideal symbol to represent the more numerous, popular styles of boxing, this gave rise to serious misunderstanding and, as a result, later works, beginning with Zhang Kongzhao’s manual (1794), attributed the origins of Chinese boxing to Shaolin Monastery (there is no mention of Bodhidharma until much later -c. 1900). At the same time, the mythical Zhang Sanfeng, blessed with sainthood by a Ming emperor, provided the ideal counterpoint to Shaolin boxing. After all, since Zhang himself could not be proven to have ever existed let alone anything he was claimed to have done, it could not hurt to claim he also invented a style of boxing.111

109 Wong fait remarquer que si on fait souvent la comparaison entre les deux arts, certaines recherches tel que celles effectuées par Tseng Chao-jan et Chuang Shen (Taipei 1968) « have clearly shown that there is no definite relation between T’ai-chi ch’ilan and the esoteric school, whether viewed from the historical or technical standpoints ». Ibid., p. 41.110 Seidel, op. cit., p. 505-506.111 Henning, 1994, loc. cit., p. 2.

Page 64: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

64

Mais si cette légende raconte comment Zhang Senfeng est à l’origine d’une « école

ésotérique », c’est principalement à travers une autre version de la légende (qui ne se

développe pas avant la fin du XIXe siècle selon Henning et Seidel) que ce personnage est lié à

la fondation du taiji quan. La plupart des ouvrages populaires qui font partie du corpus de

travail reprennent cette légende, en tout ou en partie. En faisant le tour de ces ouvrages, on

peut en faire ressortir les principaux éléments.

Pascal Fauliot, dans ses Contes des arts martiaux, raconte à sa manière cette version

de la légende de Zhang Sanfeng.

Chang San Pong, le Maître des Trois Pics, avait une haute stature, un corps élancé et une constitution robuste qui lui donnaient un air redoutable. Son visage, à la fois rond et carré, était orné d’une barbe hérissée comme une forêt de hallebardes. Un chignon épais trônait au sommet de son crâne. Si son allure était impressionnante, son regard exprimait cependant une douce tranquilité, avec une lueur de bonté.

Il portait été comme hiver la même tunique fabriquée dans une seule pièce de bambous tressés et il tenait le plus souvent un chasse-mouches fait d’une crinière de cheval.

Assoiffé de connaissance, il passa la plus grande partie de sa vie à pérégriner sur les pentes des monts Sen-Tchouan, Chansi et Houe-Pe. Il visita ainsi les plus hauts lieux du Taoïsme, allant d’un monastère à l’autre, séjournant dans des sanctuaires et des temples que les pentes escarpées de la montagne rendaient difficilement accessibles. Il fut très tôt initié par les Maîtres taoïstes à la pratique de la méditation. Partout où il passait, il étudiait les livres sacrés et il interrogait sans relâche sur les mystères de l’Univers.

Un jour, alors qu’il méditait déjà en silence depuis des heures, il entendit un chant merveilleux, surnaturel... Observant autour de lui, il aperçut sur la branche d’un arbre un oiseau qui fixait attentivement le sol. Au pied de l’arbre, un serpent dressait sa tête vers le ciel. Les regards de l’oiseau et du reptile se rencontraient, s’affrontaient... Soudain, l’oiseau fondit sur le serpent en poussant des cris perçants et entreprit de l’attaquer avec de furieux coups de pattes et de bec. Le serpent, ondulant et fluide, esquiva habilement les violentes attaques de son agresseur. Ce dernier, épuisé par ses efforts inefficaces, regagna sa branche pour reprendre des forces. Puis, il repartit à l’assaut. Le serpent continua sa danse circulaire qui se mua peu à peu en une spirale d’énergie tourbillonante, insaisissable. La légende nous dit que Chang San Fong s’inspira de cette vision pour fonder le Wu Tang-Pai, le style de « la main souple » qui, façonné par des générations de Taoïstes, devint le Tai Chi Chuan.

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65

C’est pourquoi les mouvements du Tai Chi n’ont ni début ni fin. Ils se déroulent souplement comme le fil de soie d’un cocon et ils s’écoulent sans interruption comme les eaux du fleuve Yang-Tsé.112

Cette version de la légende de Zhang Sanfeng est généralement la plus répandue dans

les milieux de pratiquants d’arts martiaux. C’est d’ailleurs cette version qu’ont retenu Chow

et Spangler, ceux-ci prenant soin de bien décrire en détail le combat entre les deux animaux.

Chang saw a snake coiled for action, his head raised, hissing in defiance at a predatory hawk perched in the pine tree above. The strong bird swooped down in expectations of catching an easy dinner. While trying to pin down the snake with his viselike gripping talons, the bird began a vigourous pecking attack, but the reptile repeatedly evaded the onslaught by circular twisting and windind away from the direct thrusts of the hawk’s sharply hooked bill. The snake attempted to secure the bird’s neck with its slithering tail. The hawk raised it’s wing to parry the attack. Then the snake coiled partially around the bird’s left leg. The hawk roughly shook the leg and violently fluttered its wings to disengage the limbness creature. Fiercely stabbing again and again, the hawk tried to poke and pierce the snake’s head. The reptile, in its constant wavy and spiral movements, never offered a vital target to the powerful beak of curved talons. As the bird became fatigued from it’s continuous but fruitless attacks, it’s movements became momentarily unbalanced. In that second before the hawk was going to fly away, the snake struck back with his whip- like elongation of its coiled form. So accurate was its venomous aim that the unprepared bird fell dead almost instantly. After observing this life-and-death struggle, Chang realized that he has witnessed a perfect example of a yielding force overpowering a superior strength. He recalled the ancient adage : « What is more yielding than water ? Yet it returns to wear down the rock. » Supported by his knowlegde of the Shaolin martial arts, Chang commenced study and organize the actions of the snake and bird, along with the movements of clouds, water and trees swaying in the wind. From this inspiration, the classic T’ai Chi Ch’uan system of exercise was formed.113

L’explication de Chow et Spangler est intéressante sur plusieurs points. D’abord, par la

description détaillée qu’ils présentent, les auteurs cherchent à montrer cette idée de wu wei

112 Fauliot, op. cit, p. 74.113 Chow et Spangler, op. cit, pp. 23-24.

Page 66: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

66

déjà rencontrée et qui servirait de concept de base à la pratique martiale du taiji quan.

D’ailleurs, la version des auteurs utilise un passage du Dao de jing, celui de l’eau (en

référence au chapitre 78). J’ai déjà traité cet aspect du taoïsme dans les arts martiaux au

chapitre 2.2. Ensuite, les auteurs suggèrent que Zhang Sanfeng aurait séjourné au monastère

Shaolin et serait déjà familier avec cette tradition des arts martiaux114. Ce détail a son

importance, car il pose le problème de l’origine commune de toutes les traditions martiales en

Chine et du rapprochement entre les traditions taoïstes et les traditions bouddhiques. J’aurai

l’occasion de revenir sur ce point.

Braunstein mentionne également cette version de la légende qu’elle prend chez

Robert Herbersetzer, qui a beaucoup écrit sur les arts martiaux, mais nuance ses propos en

disant que les sources historiques du taiji quan remontent aujourd’hui tous à un homme, Chen Wanting (1597-1664), général durant la dynastie des Ming.115

Il est difficile de retrouver l’origine de cette version de la légende, mais il semble

qu’elle soit assez tardive, peut-être de la fin du XIXe siècle ou même du début du XXe. C’est

du moins dans ce sens que Chariot semble aborder le problème : « Au XIXe siècle, les experts

du Taiji Quan firent de Zhang Senfeng, moine taoïste célèbre du mont Wudang et créateur

d’une “Boxe interne” d’inspiration taoïste, le fondateur de leur style. Le Taiji Quan reçut

ainsi en héritage le double épithète de taoïste et d’interne ».116

Comment donc le saint patron de 1’ »école ésotérique » est-il devenu le fondateur du

taiji quan, un art qui semble n’avoir aucune relation avec le neijia quan ? Anna Seidel

formule à ce sujet certaines hypothèses éclairantes. Pour elle, l’étiquette taiji pour désigner un art martial date d’un boxer nommé Yang Luchan117 qui aurait combiné aux enseignements

de l’école du temple (bouddhique) Shaolin les techniques de boxe de la famille Chen (du

Henan), famille qui aurait cultivé durant quatorze générations la tradition martiale d’un

114 « During his itinerant quest for physical perfection he spent ten years at the Shaolin Monastery mastering Ch’an Buddhist meditation and self-defense. Despite becoming a revered Shaolin Ch’uan master, Chang felt that his personal goal remained unfulfilled » (ibid, p. 23).115 Braunstein, op. cit., p. 200.116 Chariot, op. cit., p. 32. On remarque que Chariot semble quand même donner à Zhang Sanfeng le crédit d’une boxe d’inspiration taoïste, ce qui reste encore à prouver historiquement.117 Fondateur du style yang du taiji quan, très populaire encore aujourd’hui. Π vécut de 1799 à 1872.

Page 67: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

67

certain Wang Zongyue.118 Selon Seidel, il est fort possible qu’il y ait eu confusion entre

Wang Zong de Shensi (le soi-disant disciple de Zhang Sanfeng dans la lignée de P »école

ésotérique ») et Wang Zongyue de Shansi (apparement le fondateur de la boxe de la famille

Chen).119 Wong et Henning entendent appuyer cette hypothèse de Seidel sur la relation entre

le neijia quan et le taiji quan, bien qu’il ne s’agit que d’une hypothèse invérifiable

historiquement.

Généralement, les quelques auteurs (ils sont évidemment peu nombreux) qui ont

étudié le cas de Zhang Sanfeng abondent également dans ce sens. Stanley Henning s’est

consacré à l’étude de l’histoire des arts martiaux chinois. Il a publié deux articles qui résument bien sa pensée, l’un en 1981 et l’autre en 1994.120 II propose de rechercher les

origines des arts martiaux chinois dans une histoire militaire qui serait antérieure à l’origine

religieuse. Pour lui, il est clair que la relation entre les arts martiaux et une mystique

spirituelle est le résultat d’un grand malentendu qui va dans le sens de ce que j’essaie ici de

démontrer ־. « This misunderstanding has arisen as a result of two widely accepted, deeply

ingrained, and hard to quash myths : one attributing the origins of Chinese boxing to the

Indian monk, Bodhidharma, who, according to tradition, is said to have resided in the famous

Shaolin Monastery around 525 A.D. ; and the other attributing the origins of taijiquan, or

Chinese shadow boxing as it is sometimes called in the West, to the mythical Taoist hermit,

Zhang Sanfeng ».121

Henning propose une autre hypothèse originale : l’épitaphe de Wang Zhengnan

composé par Huang Zongxi pourrait être une forme de résistance à l’autorité étrangère des

Qing en place depuis 1644. D’une manière symbolique, Huang ferait part de ses sentiments

anti-mandchous. Les références à l’école externe de Shaolin et à l’école interne de Wudang

seraient davantage des références aux éléments extérieurs ou étrangers à la Chine (les

118 D aurait été le premier à intégrer le terme « taiji » dans la théorie des techniques de combat. On peut consulter le texte qui lui est attribué dans The Essence of Tai Chi Oman, BP. Lo, M. Inn, R. Amacker et S. Foe, éd., Berkeley North Atlantic Books, 1979, pp. 29-40.119 Le fait que la lignée du neijia quan remonte à un immortel taoïste prestigieux a peut-être ici aussi influencé l’interprétation proposée par la famille Yang qui cherchait, elle aussi, une origine plus « noble » à son art.120 « The Chinese Martial Arts in Historical Perspective », Military Affairs, décembre 1981, pp. 173-178. « Ignorance, Legend and Taijiquan », Journal ofChen Style Taijiquan Research Association of Hawaii, Vol. 2, no. 3, 1994, pp. 1-7.121 Henning, 1981, loe. cil, p.173.

Page 68: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

68

Mandchous, le bouddhisme) face aux éléments internes (le taoïsme, les Chinois, Γ ancienne

dynastie Ming). Huang proclame d’ailleurs la supériorité de l’école taoïste, le neijia quart, sur

l’école du shaolin quan : « Huang further infers the superiority of the “internal ” school

which uses Taoist yielding concepts to defeat an opponant as opposed to the aggressive

techniques of the “external” school. »122 L’épitaphe serait d’ailleurs la première mention de

cette séparation interne-externe dans les arts martiaux, séparation qui a encore cours

aujourd’hui dans la tradition. Cette explication reste tout de même assez pauvre du point de

vue historique. Les sociétés secrètes qui se sont formées au cours du XIXe siècle ont

beaucoup contribué à diffuser de tels mythes. Leurs activités incluaient un échange de

pratiques populaires du taoïsme et du bouddhisme avec un entraînement martial dans le but

de lutter contre les envahisseurs du gouvernement officiel, j’en ai déjà parlé. « Eventually,

possibly as early as the middle of the Qing period, boxing manuals began to refer to Shaolin

Monastery as Chinese boxing’s place of origin. Stories varied in the secret society

atmosphere. Some groups attempted to identify with the patriotic example of the Shaolin

Monk Soldier. »123

Cette interprétation amène à s’interroger sur la possible origine commune de tous les

arts martiaux. Aujourd’hui, la distinction entre les arts martiaux dits externes (c’est-à-dire

ceux issus de la tradition bouddhique, « dures », « musculaires ») et ceux dit internes (c’est-à-

dire ceux issus de la tradition taoïste, « souples », « énergétiques ») semble évidente aux

pratiquants. Les mythes de Bodhidhapna et de Zhang Sanfeng tendent à le démontrer. Mais

en dehors du mythe, cette distinction ne semble pas avoir d’existence concrète. En effet, un

certain nombre de recherches124 ont été effectuées concernant l’évolution des techniques

pratiques des arts martiaux de ces différentes traditions. Les similitudes entre ces techniques

sont trop frappantes et trop nombreuses pour ne pas en tenir compte. Je n’ai pas les

ressources linguistiques qui me permettraient de présenter ici une démonstration complète. Je

me contenterai de renvoyer le lecteur à un ouvrage de T. Dufresne et J. Nguyen, qui résume

!’argumentation le plus vraisemblable.125 À partir de concordances techniques, historiques et

122Ibid, p. 176.p. 176.

124 Malheureusement souvent en langue chinoise mais dont F argumentation générale est accessible à travers les auteurs déjà mentionnés.125 T. Dufresne et J. Nguyen, Taijiquan, art martial de la famille Chert, Paris, Budostore, pp. 40-60.

Page 69: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

69

géographiques, ils en viennent à la conclusion qu’il y ait de fortes chances que le taiji quan

provienne d’un shaolin quan qui aurait été réorganisé au XVIe siècle sous l’influence de

divers enseignements indépendants. « Bref, si notre hypothèse est la bonne, le taiji quan

descendrait de la boxe de Yu126 et de Qi127, par !’intermédiaire du shaolin quan du 16e ou 17e

siècle. »128

L’historicité de Bodhidharma ou de Zhang Sanfeng n’est pas ici en cause. On est en

présence de cas où il n’existe pas de documents qui rendent compte de la vie historique de

ces personnages. Même dans la mesure où ils auraient vraiment existé, l’étude qui en est fait

actuellement ne vise pas le Bodhidharma historique ou le Zhang Sanfeng historique, mais se

fonde sur des documents de type exclusivement hagiographique, c’est-à-dire des documents

qui visent à légitimer une tradition, son origine et ses pratiques. C’est donc dans cette

perspective qu’il faut axer la recherche. Puisqu’il n’y a pas de documents permettant

d’accréditer cette hypothèse, toute autre perspective serait en quelque sorte futile. Ce que ces

deux mythes montrent, c’est qu’au-delà d’une explication historique, la construction de ces

deux différentes traditions d’arts martiaux répond en quelque sorte à un besoin spirituel. Au-

delà d’une vérité historique (ou en parallèle à celle-ci), on construit un discours qui vise tout

simplement à donner un sens à ce que le pratiquant accompli.

2.5 Conclusion

On constate que les différents recours au taoïsme que je viens de présenter et qui forment

l’essentiel du discours spirituel associé à la tradition taoïste des arts martiaux sont puisés dans

l’ensemble des traditions taoïstes. Dans le cadre de ce travail j’ai été amené à distinguer

différents «types» de recours (pratiques médicales, philosophie, religion...), mais il ne

126 Le général Yu Dayou (1503-1579) aurait enseigné à des moines son propre style de baton, d’épée et de boxe à une époque où la boxe de Shaolin n’aurait été encore que peu développée.127 Qi Jiguang (1528-1588), général dont le traité de boxe contenant 32 techniques illustrées marque de fortes similitudes avec les techniques qui se retrouvent dans les enchaînements du taijiquan ancien.128 Dufresne et Nguyen, op. cit., p. 57.

Page 70: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

70

semble pas que cette distinction apparaisse dans le discours de la tradition taoïste des arts

martiaux. Que l’élément mythique provienne de la pensée d’un philosophe du IVe siècle av.

J .C. ou qu’il soit récupéré à travers le culte contemporain d’une divinité populaire ou celui

d’un immortel du XVe siècle, cela importe peu. Ce qui compte, c’est que ces différents

éléments, ces différents recours provenant de tout un évantail de traditions taoïstes d’époques

diverses, apparaissent ensemble pour créer un tout nouveau discours, appuyé par de nouveaux

mythes (ou plutôt d’anciens mythes réinterprétés), et construisant une toute nouvelle

tradition.

C’est pourquoi je pense qu’il est important ici de bien distinguer les choses. Bien qu’il

s’agisse d’éléments tirés des différentes traditions taoïstes, on ne parle plus à mon avis des

traditions taoïstes à proprement dit. On parle vraiment d’une tradition d’arts martiaux qui

s’est construite en s’appuyant sur des éléments spirituels (en l’occurrence ici le taoïsme, mais

le même exercise pourrait être fait pour une tradition bouddhique des arts martiaux). Ces

divers éléments étant désormais bien en place, il faut maintenant tenter de comprendre les

mécanismes qui sous-tendent le discours de cette tradition.

Page 71: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

© Chapitre HL La quête d’une origine spirituelle en tant que processus de légitimation

de pratique martiale

Dans la mesure où on a ici affaire à une « nouvelle » tradition (il faut entendre ici une

tradition distincte des traditions taoïstes mais dans laquelle apparaissent les éléments de cette

tradition), à quoi peut bien servir le discours qui sous-tend cette quête d’une origine

spirituelle des arts martiaux ? C’est essentiellement à cette question que ce chapitre du travail

cherchera une réponse. Je tenterai ici de montrer que ce discours sert tout simplement à

légitimer la tradition et à justifier la pratique martiale. Deux approches seront privilégiées.

D’abord, je m’attarderai à la construction de cette tradition des arts martiaux à travers la

quête spirituelle, c’est-à-dire à montrer en quoi le spirituel et le religieux peuvent servir de

base à la construction d’une tradition, en d’autres mots, en quoi ils viennent conférer un sens

à une pratique. Ensuite, je m’attaquerai à un aspect plus concret de la pratique des arts

martiaux, celui du rapport à la violence. Je tenterai de montrer comment le spirituel et le

religieux servent d’éléments légitimateurs dans le rapport à la violence.

Pour les raisons déjà invoquées, l’analyse historique de la construction de la tradition

taoïste des arts martiaux et de son discours légitimateur est très difficile à réaliser. C’est

pourquoi je m’attarde ici à une analyse plus anthropologique, qui se situe au niveau des

structures et des mécanismes. Mais même dans cette perspective¡ peu de travaux d’analyse

ont été réalisés. Mon but sera donc surtout de voir ce qui s’est fait dans d’autres domaines au

sujet de la légitimation de la tradition et de la légitimation de la violence, principalement à

travers la perspective religieuse ou spirituelle. Il en ressortira certaines idées générales ou

certaines lignes directrices qui pourront être adaptées au cas de la tradition taoïste des arts

martiaux.

Page 72: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

72

3.1 La construction d’une tradition à travers une quête spirituelle

Pour bien comprendre les mécanismes qui entrent en jeu dans la construction d’une

tradition spirituelle, il faut d’abord mettre en place certains concepts. Le concept de mythe est

très important car c’est la variable de base. À travers une analyse du mythe, on verra ressortir

les fonctions qui servent à la fondation d’un discours et à la légitimation de toute une

tradition spirituelle des arts martiaux. Par conséquent, la notion de tradition en elle-même

devra également être abordée. Il s’agit du cadre dans lequel évoluent les mythes et le

discours. Ce rapport entre le mythe, le discours et la construction d’une tradition constitue ce

que j’appelle le processus de légitimation (c’est-à-dire un processus de mise en sens, de

cohérence). Mon hypothèse est que ce processus s’incarne en s’appropriant divers éléments

(principalement mythiques) des traditions taoïstes pour les réinterpréter et ainsi pouvoir les

appliquer à la construction d’une tradition taoïste des arts martiaux.

3.1.1 Une définition du mythe

« La philosophie naît de l’émerveillement, qui est un sentiment d’ignorance conjugué

à un désir de connaissance [...] Le mythe peut donc être entendu comme une tentative, alternative à la philosophie, pour dépasser l’ignorance. »129 Récits, légendes, contes, fables,

mythes, le vocabulaire est très varié lorsqu’on parle de l’imaginaire humain et il est souvent

difficile de faire une distinction précise entre tous ces termes qui visent à faire entrer dans le

monde du surnaturel. Si les chercheurs dans ce domaine distinguent généralement un mythe

d’une légende, d’un conte, d’une fable ou d’un récit historique, les frontières qui les

distinguent ne sont pas nécessairement hermétiques (et même entre le mythe et le récit

historique, comme on aura l’occasion de le voir). Sans qu’il soit nécessaire de faire un

129 Natale Spineto, « Le mythe », Encyclopédie des religions, Paris, Bayard, 2000 [1997], p. 2209.

Page 73: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

73

examen exhaustif de toute la recherche qui a été faite en ce domaine, je tenterai de formuler

ici une définition de ce concept de mythe qui me permettra de caractériser les éléments

taoïstes que j’ai présentés dans la partie précédente de cette étude. Mon but n’est pas de

développer une définition générale du mythe, mais bien de mettre en évidence certains traits

de ce concept qui seront utiles pour l’analyse du processus de légitimation à l’œuvre dans le

discours entourant les arts martiaux chinois.

Le mythe et la mythologie ont fait l’objet d’une multitude d’études en sciences

humaines. Mais c’est principalement en anthropologie et en ethnologie que se sont faites les

recherches les plus poussées sur le sujet. Bien que l’étude de la mythologie chinoise soit bien

amorcée130, c’est surtout celle de l’antiquité grecque et romaine qui a été privilégié et qui a

longtemps fourni le modèle de base pour l’étude des mythes. J’ai eu quelques difficultés à

trouver une définition du mythe correspondant parfaitement aux cas sur lesquels je travaille.

J’ai donc dû sélectionner chez plusieurs auteurs quelques éléments de définition, de façon à

me constituer un concept plus personnel du mythe susceptible de s’appliquer au cas

particulier des arts martiaux chinois. Compte tenu de la perspective dans laquelle se fait ma

recherche, j’ai privilégié une définition qu’on pourrait qualifier de fonctionnaliste. En effet, je

m’intéresse principalement aux fonctions des mythes et du discours au sein d’un processus de

légitimation des pratiques martiales, plutôt qu’à la structure même de ces mythes et de ce

discours.

S’il est possible de réunir une multitude de définitions du mythe (élaborées dans des

perspectives souvent opposées) en parcourant les auteurs qui ont traité de ce sujet, il suffira

dans un premier temps de mettre en place une définition générale, un peu simpliste mais qui

fournira un premier point de repère avant de se former une définition plus complète et plus

appropriée. Dans sa signification la plus élémentaire, le mythe petit se défini*־ comme un récit

portant sur l’origine des choses et qui sert à expliquer les croyances et les pratiques,

religieuses ou non, d’un peuple ou d’un groupe d’individus. Bronislaw Malinowski donne

une définition qui s’inscrit dans cette perspective : « Le mythe [...] constitue une résurrection

narrative d’une réalité ancienne, destinée à satisfaire de profonds besoins religieux, des

aspirations morales, à appuyer des exigences et des revendications sociales, voire à venir en

130 Les travaux de Marcel Grauet, Jacques Pimpapeau et de John Lagerway sont à consulter dans ce domaine.

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74

aide à des nécessités politiques [...] Il exprime, rehausse et codifie les croyances ; il

sauvegarde et favorise la morale ; il garantit Γ efficacité du rituel et contient des règles

pratiques pour la conduite de l’homme ».131 Natale Spineto donne une définition générale du

mythe qui va dans le même sens : « Le mythe se définit alors, par contraste avec l’histoire,

comme une forme de savoir qui identifie les causes à l’origine des choses par un retour au

temps paradoxal des commencements [...] Le mythe s’oppose donc à l’histoire en tant que

récit des fondements des choses indifférent à la logique, qui se réfère à une temporalité extra-

ordinaire et extra-humaine ». 132 Cette définition constitue une bonne base pour l’analyse des

mythes sur lesquels repose cette recherche, mais elle demande à être quelque peu approfondie

pour pouvoir bien servir à mon analyse.

Mircea Eliade constitue certainement une référence de base pour une définition de

type fonctionnaliste. C’est lui qui a mis en évidence les fondements élémentaires de la

fonction du mythe. Pour lui, le véritable mythe porte sur l’origine des choses. « Tout mythe

d’origine raconte et justifie une “situation nouvelle” -nouvelle dans le sens qu’elle n’était pas

dès le début du Monde. Les mythes d’origine prolongent et complètent le mythe

cosmogonique; ils racontent comment le Monde a été modifié, enrichi ou appauvri».133

Devant cette situation nouvelle qui peut être angoissante pour l’être humain, celui-ci

cherchera, à travers les mythes d’origine, une certaine sécurité. « ...il est significatif de

constater une certaine continuité du comportement humain à l’égard du Temps à travers les

âges et dans de multiple cultures. On peut définir ce comportement de la façon suivante :

pour se guérir de l’œuvre du Temps, il faut “revenir en arrière” et rejoindre le

“commencement du Monde ” . »134 Par le retour à l’origine, le mythe a donc chez Eliade une

fonction de régulation et de sécurisation face au monde temporel, historique, en constante

évolution. Un des aspects importants, et même central, des mythes est donc le « retour à

l’origine ». L’auteur montre d’ailleurs que ce « retour à l’origine » a servi de modèle dans

d’autres contextes et qu’il peut, en l’occurrence, donner un fondement « à des techniques

physiologiques et psycho-mentales visant aussi bien à la régénération et à la longévité qu’à la

131 Bronislav Malinowski, Trois essais sur la vie sociale des primitifs, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1980, p.103.132 Spineto, loe. eit, p. 2196.133 Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Galimard, 1963, p. 33-34.134Ibid, p. 110.

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75

guérison et la délivrance finale ».135 On retrouve ce modèle en particulier dans les pratiques

yogiques de l’Inde et dans Γalchimie taoïste en Chine.

Les auteurs fonctionnalistes ont mis en relief deux fonctions du mythe136 : une

fonction fondatrice et une fonction de légitimation et de régulation. Le mythe possède

d’abord une fonction de fondation. Natale Spineto définit bien cet aspect. Pour lui, la réponse

la plus simple que l’on donne à la question de la fonction du mythe est qu’il fonde quelque

chose. Et ce quelque chose est la société. C’est d’ailleurs des auteurs comme Émile Durkheim

en sociologie et Marcel Mauss en anthropologie qui ont déjà fait valoir la fonction sociale de

la religion à travers le mythe. « Le mythe n’explique pas, mais fonde. Toutefois, pourrait-on

répondre, la raison aussi fonde, en s’étant émancipée du mythe, précisément comme

recherche d’un arché, d’un principe des choses. Le fait est que le mythe fonde la réalité

présente à sa façon : en se réclamant d’un temps des origines, où les choses sont passées du

néant, ou du chaos, à l’être, et ont fourni un modèle pour les actions, les pratiques, les

croyances et, en général, l’ensemble de la vie actuelle. »137 Dans l’article « Mythe » de

Y Encyclopaedia Universalis, Paul Ricoeur adopte également l’hypothèse de travail selon

laquelle le mythe est un récit des origines. Reprenant Eliade, et insistant sur la dimension

temporelle, il attribue au mythe une fonction d’instauration. « Il n’y a mythe que si

l’événement fondateur n’a pas de place dans l’histoire mais dans un temps avant l’histoire, in

illo tempore : c’est essentiellement le rapport de notre temps avec ce temps qui constitue le

mythe... »138 Le mythe fonde donc la société en se réclamant d’un passé qui est autre que

notre temps actuel: Cette définition peut facilement servir de base pour comprendre les

mythes dans les arts martiaux, à condition d’y apporter quelques nuances.

En effet, dans le contexte des arts martiaux chinois, le mythe ne fonde pas la société

en général ; le mythe fonde d’abord certaines traditions particulières (je reviendrai plus loin

sur la définition de tradition). Le recours aux mythes a servi à construire des traditions en se

réclamant, bien sûr, d’un temps des origines, mais surtout en se réclamant d’une origine

135 Ibid, p. 104.136 La définition proposée ici se fonde principalement sur ce qui est dit de la fonction du mythe chez Eliade, dans Y Encyclopaedia Universalis et dans Y Encyclopédie des religions.137 Spineto, loe. eit, p. 2180.138 Paul Ricoeur, « Mythe », Encyclopaedia Universalis, 15, Paris, 1989, p. 1045.

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76

spirituelle chinoise. Il s’agit de fonder spirituellement la valeur même des arts martiaux en les

rapportant au plus ancien taoïsme. Cette idée de retour à l’origine s’applique particulièrement

bien au rapport que les arts martiaux entretiennent avec la médecine traditionnelle chinoise.

J’ai déjà souligné comment la médecine traditionnelle en Chine était liée à tout un système

cosmogonique qui cherche à expliquer le fonctionnement de F univers et la place de l’être

humain dans celui-ci (voir le chapitre 2.1). En insérant la pratique des arts martiaux dans le

contexte des anciennes pratiques de la médecine traditionnelle, on établit un lien avec toute

une cosmogonie mythique. Ce retour à l’origine à travers les pratiques médicales anciennes

vient en quelque sorte affirmer et confirmer l’existence et la place des arts de combat dans un

univers ordonné, cohérent et déterministe.

Le cas des mythes de Zhang Sanfeng et de Bodhidharma appuie également cette

hypothèse. Ces deux personnages, d’abord issus de traditions religieuses (Bodhidharma

serait, du moins selon un autre mythe, à l’origine de la tradition chan du bouddhisme chinois

et Zhang Sanfeng a été élevé au statut d’immortel taoïste), ont été récupérés par les milieux

de pratiquants d’arts martiaux qui en ont fait les fondateurs de deux traditions martiales. Ce

mélange de traditions spirituelles avec des pratiques de combat a abouti aux deux traditions

principales que l’on retrouve dans les arts martiaux d’aujourd’hui et qui se caractérisent par

un lien avec des origines soi-disant spirituelles : la tradition bouddhique et la tradition taoïste.

Cependant, ces deux cas, comme la plupart des mythes identifiés, font référence à un

temps historique précis, ce qui constitue, à mon avis, une particularité des mythes chinois qui

n’est pas à négliger. Contrairement à ce qu’en dit Ricoeur, les mythes qui concernent les arts

martiaux ont leur place dans l’histoire et sont même renforcés par leur rapport avec un temps

historique précis. Des personnages comme Bodhidharma, Zhang Sanfeng, ou même des

personnages de caractère plus divin comme Guan di ou les huit immortels, relèvent souvent,

avant d’entrer dans l’univers mythique, d’une temporalité historique bien déterminée. Guan

di est d’abord un personnage historique de l’époque des Trois Royaumes (Guan Yu) dont le

récit de la vie a été diffusé pendant des siècles avant de devenir ce qu’il est aujourd’hui : le

récit d’une des principales divinités à laquelle plusieurs groupes distincts rendent un culte. De

même, on ne conteste généralement pas l’historicité d’un moine taoïste du nom de Zhang

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77

Sanfeng ; ce sont les récits et les légendes139 qui lui ont été accolés, qui en ont fait un

immortel pouvant accomplir des exploits et susceptible de devenir le fondateur d’une

tradition martiale.

Ce constat montre bien que, contrairement aux définitions traditionnelles du mythe

(qui sont généralement basées sur l’étude de mythes occidentaux, et plus particulièrement

ceux de l’antiquité gréco-romaine), le mythe en Chine ne s’oppose pas nécessairement à

l’histoire, ou du moins, la distinction entre le logos et le mythos devient ici très floue et très

difficilement repérable. Dans à peu près chaque mythe, il y a une part de vérité historique, ou

du moins un rapport à un temps historique. C’est pourquoi l’idée d’une temporalité

anhistorique s’applique moins bien à la description des mythes dans les arts martiaux et doit

par conséquent être nuancée. Au contraire, les mythes chinois semblent souvent se renforcer

en misant sur leur aspect historique. La continuité qui est créée avec un passé historique vient

donner une base plus rationnelle, et vient donc (du point de vue de la raison moderne qui

caractérise la société contemporaine) conférer une base plus solide au mythe. Ce qui

n’empêche pas, par contre, la civilisation chinoise de posséder aussi ses mythes d’origine qui

remontent à une temporalité extérieure à notre histoire (c’est le cas en particulier dans le

bouddhisme et le taoïsme). Mais je reviendrai sur cette opposition entre le mythe et l’histoire

en Chine.

Le deuxième aspect du mythe qui m’intéresse ici est sa fonction de légitimation et de

régulation. Le mythe, on vient de le voir, fonde la tradition, mais crée en même temps une

continuité à la fois dans le temps de l’histoire et dans un temps au-delà du temps et qui se

situe dans l’absolu. Les pratiques et les croyances d’aujourd’hui sont justifiées et légitimées

par un soi-disant recours à des temps anciens. Dans le cas des mythes présents dans les arts

martiaux, les traditions et les pratiques de combat sont légitimées par le fait qu’elles

remontent à des traditions spirituelles anciennes qui étaient déjà bien intégrées à la culture

chinoise. Cette continuité crée l’illusion d’une certaine stabilité. D’ailleurs, dans un sens

général, les auteurs s’entendent pour dire que les mythes sont un moyen de se sécuriser face à

un monde imprévisible et en constant changement. Pour Mircea Eliade, le mythe est un

139 À travers les différentes hagiographies qui lui sont dédiées et qui ont été diffusées au cours des XVe et XVIe siècles, puis à travers le mythe de la création du taiji quan.

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78

moyen pour l’être humain d’échapper à ses responsabilités, d’échapper à ce qu’il appelle la

« terreur de l’histoire ». Pour Eric Hobsbawm, les « inventeurs de tradition » tentent d’éviter

l’anxiété d’un monde en constant changement en s’accrochant à un passé invariant. De

même, pour William H. McNeill, la soi-disant histoire scientifique n’est que le résultat d’un

système de croyances basées sur des « vérités » incontestées. Et tous ces systèmes sont aussi

pour lui de nature mythique. Dans un monde où les « vérités » s’affrontent constamment,

chaque groupe cherche à affirmer ses propres croyances dans le but de mieux vivre.140 « Les

mythes ont pour fonction, non d’expliquer, de répondre à une curiosité de type scientifique,

philosophique ou littéraire, mais de justifier, de renforcer, de codifier les Croyances et les

pratiques qui constituent les ressorts de l’organisme social. » 141 En forgeant une continuité

temporelle ou spirituelle, on crée une stabilité qui fait contrepoids à la constante évolution de

la société humaine et aux constants changements qui s’en suivent. «Bref, la fonction du

mythe consiste à renforcer la tradition, à lui conférer un prestige et une valeur plus grande, en

la faisant remonter à une réalité initiale plus élevée, meilleure, d’un caractère plus

surnaturel. »142

Le mythe fonde donc la tradition et en même temps crée une continuité qui légitime

cette même tradition et régularise les croyances et les pratiques qui en constituent la raison

d’être. Et c’est principalement à travers certains mythes qui insèrent des éléments spirituels

dans la pratique d’arts de combat chinois qu’on a pu construire les traditions que nous

connaissons aujourd’hui dans les arts martiaux. Si ces mythes et ces traditions se sont si bien

intégrés aujourd’hui (non seulement dans les milieux de pratiquants d’arts martiaux en Chine

mais partout à travers le monde), c’est en grande partie à cause de la particularité des mythes

chinois et de leur caractère quelque peu ambivalent face au récit historique.143

Dans un article publié en 1994, Peter Heehs reprend les idées de William H. McNeill

à ce propos. Ce dernier s’attaque au problème de la vérité et de l’histoire. Selon McNeill, il

n’est plus possible pour !’historien, dans notre monde post-moderne, de prendre position pour

140 Peter Heehs, « Myth, History, and Theory », History and Theory, Vol. 33, no. 1, 1994, p. 2-3.141 Pierre Smith« Mythe », Encyclopaedia Universalis, 15, Paris, 1989, p. 1038.142 Malinovski, op. cit, p. 152.143 Tai déjà abordé plus haut le problème du mythe et de l’histoire en Chine en rappelant que la frontière entre les deux phénomènes n’est généralement pas évidente.

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79

dire quelle vérité est « vérité » et laquelle est « mythe ». Le mieux que F historien puisse faire

est d’atteindre le meilleur équilibre historiographique possible entre la « Vérité », des vérités

et le mythe. Le rôle de l’historien dans ce contexte est d’être capable de déterminer quelle

interprétation (quelle « mythistoire », selon l’expression de McNeill) est la plus crédible et

constitue le meilleur reflet des faits. « When historians exert themselves to produce a

presentation of “truths” (not Truth) that is credible and intelligible to a given audience, the

result is what “might best be called mythistory”. »144 Dans ce contexte, si la vérité n’existe

pas en soi, si on n’est en présence que d’interprétations du réel, on peut se demander si les

fonctions du mythe (qui viennent d’être présentées) ne sont finalement pas plus importantes

que la vérité derrière ce mythe ? Je serais fortement tenter de répondre par l’affirmative. Et

l’étude des sources des arts martiaux tend à le confirmer. L’important n’est pas, dans la

plupart des cas, de rechercher une vérité historique sur le développement des arts martiaux

mais bien de mettre en place un discours visant à légitimer un art.

En 1988, Erasen;it Duara a publié un article qui illustre également très bien cette

relation entre le mythe et l’histoire dans l’évolution des mythes chinois. À travers le mythe de

Guan di, il introduit un concept qu’il nomme superscribing symbols. Duara étudie plus

spécifiquement la relation entre les changements qui surviennent dans le monde symbolique

des mythes et ceux qui surviennent dans les groupes sociaux du monde historique. Il suggère

que la complexité de cette relation puisse reposer non pas sur la radicale nature discontinuelle

des mythes mais bien sur le fait que les mythes sont à la fois continus et discontinus.145 Le

mythe de Guan di devient un excellent exemple de superscribing symbols. Le personnage de

Guan di est en lui-même un élément « continu » dans le mythe, en ce sens qu’il demeure

invariable tout au long de l’évolution historique du mythe. Mais la représentation que l’on se

fait de Guan di (ce que Duara qualifie de « symboles culturels ») peut être modifiée selon les

besoins des groupes sociaux qui lui rendent un culte ou s’adapter à chaque époque qui en

parle. Les bouddhistes en ont fait le protecteur de leur foi ; les taoïstes, une divinité

exorciste ; l’État chinois en a fait d’abord le dieu de la guerre et l’a ensuite élevé au rang de

divinité majeure (shang-ti). Les marchands ont repris la figure de Guan di pour en faire leur

144 Heehs, loc. rit, p. 3-4.145 Prasenjit Duara, « Superscribing Symbols : The Myth of Guandi, Chinese God of War », The Journal of Asian Studies, 47, no. 4 (novembre 1988), p. 779.

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saint patron. De la même façon, au cours du XIXe siècle, le personnage est devenu le saint

patron de plusieurs associations d’arts martiaux.146

C’est dans cette perspective que je parle d’appropriation et de réinterprétation

d’éléments de spiritualité taoïste. On s’approprie ces éléments (Zhang Sanfeng, le concept de

qi, la cosmogonie taoïste, le wu wei, l’immortalité taoïste, etc.) mais on en réinterprète le sens

en les intégrant à des symboles culturels particuliers pour ainsi légitimer la pratique

« nouvelle » des arts martiaux. J’ai souligné de quelle manière Zhang Sanfeng et

Bodhidharma sont devenus les fondateurs de deux traditions d’arts martiaux. Ces deux

personnages, d’abord intégrés respectivement aux traditions taoïstes et bouddhiques, ont été

repris par les pratiquants d’arts martiaux pour construire des traditions d’arts de combat et

légitimer celles-ci en leur concédant une origine spirituelle. Et tous ces éléments, c’est-à-dire

les différents recours présentés précédemment, s’insèrent dans la même dynamique : ce sont

d’abord des éléments qui forment les traditions taoïstes. La représentation qu’on s’en fait

dans les arts martiaux sert principalement à donner un sens à des pratiques martiales et à toute

la tradition dans laquelle s’insèrent ces pratiques.

What we have is a view of myth and its cultural symbols as simultaneously continuous and discontinuous. To be sure, the continuous core of the myth is not static and is itself susceptible to change. Some elements of the myth may and do become lost. But unlike many other forms of social change, mythic and symbolic change tend to be radically discontinuous. Rather, change in this domain takes place in a way that sustains and is sustained by a dense historical context. In this way cultural symbols are able to lend continuity at one level to changing social groups and interests even as the symbols themselves undergo transformations. This particular modality of symbolic evolution is one I call the superscription of symbols.147

Ce jeu entre continuité (continuité spirituelle, continuité historique) et discontinuité

(symboles culturels) dans les mythes de la tradition taoïste des arts martiaux est à mon avis

146 Pimpaneau, op. cil, 1997, p. 106-112.147 Duara, loc. cit., p. 779-780.

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propice à la construction d’une tradition et à l’alimentation d’un processus de légitimation et

de mise en sens des pratiques martiales.

3.2.2 Une définition de la tradition

Le concept de mythe est complexe. Il se prête à plusieurs formes d’analyse

concurrentes en sciences humaines (structurale, fonctionnaliste, etc). Bien que j’aie tenté une

définition qui s’applique le mieux possible à la présente étude, le mythe restera toujours une

notion relativement vague et imprécise. Le concept de tradition est plus facile à cerner, du fait

principalement que les auteurs s’entendent généralement sur sa définition. Dans le contexte

de ce travail, il faudra tout de même emprunter certaines voies et en délaisser d’autres. Bien

entendu, celles-ci sont en continuité directe avec le concept de mythe que je viens de

formuler et c’est principalement !’interaction entre les deux concepts qui permettront de bien

comprendre le processus de légitimation qui alimente aujourd’hui la réalité des arts martiaux

chinois.

La voie que j’emprunte ici est celle qui place au centre de la notion de tradition, dans

la même perspective où j’ai abordé le mythe, l’idée de continuité, ou d’invariance. La notion

de temps est donc primordiale dans la définition de la tradition. Pour Jean Pépin, « la tradition

est [en effet] une notion historique ; elle est l’appel que le présent adresse au passé, ou

l’héritage par lequel le passé se survit dans le présent ; quelle que soit la rapidité avec laquelle elle se constitue parfois, il n’y a pas de tradition dans l’instant».148 Dans son

ouvrage The Invention of Tradition (1982), Eric Hobsbawm met également l’accent sur la

continuité dans la tradition en faisant la comparaison avec la notion de coutume.

« “Tradition” in this sense must be distinguished clearly from “custom” which dominates so-

called “traditional” societies. The object and characteristics of “tradition”, including invented

148 Jean Pépin, « Tradition », Encyclopaedia Universalis, 22, Paris, 1989, p. 827-828.

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ones, is invariance. The past, real or invented, to which they refer imposes fixed (normally

formalized) practices, such as repetition. »149 150 La tradition met donc en evidence un lien, un

relais entre le présent et le passé. La définition de tradition dans VEncyclopédie des religions

va dans le même sens, mais selon une autre perspective. Derrière la notion de tradition, est-il

écrit, se « dessine[nt] deux lignes sémantiques : l’une met l’accent sur l’ensemble des

contenus que l’on reçoit ; l’autre sur l’acte même de transmettre, le don et la reception. L’une

appelle la définition et le recensement des expériences et des savoirs accumulés ; l’autre

évoque les êtres humains qui, de génération en génération, constituent des relais

personnalisés ».15° Bien que l’on mette l’accent sur le côté continu et invariant de la tradition,

cette définition montre bien que la tradition évolue toujours dans un contexte actif. Elle

évolue dans un contexte de constante transmission et réception. Elle est un mouvement

continue entre ces deux pôles.

Cette idée d’invariance se retrouve dans la construction de la tradition taoïste des arts

martiaux (on pourrait peut-être davantage parler d’une volonté de présenter la tradition dans

une perspective d’invariance). Le fait de rattacher la pratique des arts martiaux à des éléments

des traditions taoïstes donne cette impression, en particulier lorsqu’on fait un lien avec la

médecine traditionnelle chinoise et la cosmogonie qui lui est rattachée. En effet, quand on

affirme que les arts martiaux ont été développés, par exemple, à partir de la médecine

traditionnelle ou à partir de la philosophie de Lao zi, on cherche ainsi à affirmer que le sens et

l’origine de la pratique se trouvent inscrits dans la cosmogonie taoïste. Dans ce contexte, les

arts martiaux sont perçus comme un reflet, à l’échelle biologique humaine, des éléments qui

constituent cette cosmogonie : le dao, le taiji, le yin-yang, les cinq éléments, les huit

trigrammes... On replace ainsi l’origine des arts martiaux non chez l’être humain, mais bien à

un niveau plus universel, absolu, invariant. Par l’intégration d’éléments spirituels dans la

pratique, on n’est plus en présence d’une série de techniques de combat disparates mises

l’une à la suite de l’autre ; on est maintenant en présence d’un système cohérent, qui

« produit » du sens et qui s’érige sur la base de principes universels et absolus.

149 Eric Hobsbawm, éd., The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 2.150 Introduction à la section « Les traditions religieuses », Encyclopédie des religions, Paris, Bayard, 2000 [1997] p. 1331.

Page 83: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

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Dans un article publié dans VEncyclopédie des religions, André Couture montre

Γ importance des contacts existant entre les traditions religieuses. En rigueur de termes, ce ne

sont pas pour lui les traditions religieuses qui entrent elles-mêmes en contact avec d’autres

traditions. Ce sont les individus, ayant chacun des croyances, qui sont en contact. Du point de

vue historique, « ce ne sont pas les traditions religieuses qui entrent en contact les unes avec

les autres comme si elles existaient en soi ; il existe plutôt des situations de contact qui

produisent l’apparition de ce qu’on appelle des traditions ».151Ce sont même ces contacts qui

donnent à ces traditions une sorte de conscience d’exister : « Les traditions religieuses

prennent conscience de leur existence propre dans la mesure où elles entrent en interaction

avec d’autres traditions, dans la mesure où elles se voient confirmées par d’autres dans cette

identité. L’existence autonome d’une religion coïncide avec la prise de conscience d’une

identité, identité qui se forge dans les conflits, dans la concurrence, dans l’opposition à la

culture ambiante ».152

L’interprétation que j’ai adoptée jusqu’à présent tend à montrer que ce genre de

contacts pourrait facilement expliquer la création d’une tradition spirituelle des arts martiaux.

Bien qu’il s’agisse d’une hypothèse personnelle très difficilement vérifiable, elle mérite

quand même mention. À la lumière de ce qui a été dit précédemment, on pourrait facilement

croire que les arts martiaux tels qu’ils sont pratiqués aujourd’hui, sont davantage le résultat

du contact entre plusieurs traditions indépendantes (traditions spirituelles, traditions

philosophiques, traditions médicales, techniques de combats et même traditions sportives)

que le fait d’un développement uniforme ayant une seule origine. Cela expliquerait entre

autres la très grande diversité dans la pratique martiale de même que la multitude de

perspectives selon laquelle la pratique est possible. D’ailleurs, à l’intérieur même des arts

martiaux, ces contacts entre les traditions sont bien visibles. Le lecteur est ici renvoyé à

l’analyse des rapports entre la tradition boudddhique et la tradition taoïste des arts martiaux

présentée précédemment (chapitre 2.4). fl semble bien que ces deux traditions se soient

formées au contact de différentes écoles d’arts martiaux indépendantes, du moins du point de

vue technique.

151 André Couture, citant Smith, « La tradition et la rencontre de l’autre », Encyclopédie des religions, Paris, Bayard, 2000 [1997], p. 1376..TW, p. 1380״*

Page 84: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

84

Dans une société dite traditionnelle (ou dans une tradition d’arts martiaux), toute

nouveauté peut être perçue comme une erreur, ou comme un danger à la stabilité de la

société. La « Vérité » n’est jamais nouvelle, elle est quelque chose d’oublié ou de perdu par

l’être humain. La tradition vise à créer une continuité entre le monde contemporain et cette

période oubliée où l’être humain était plus près des dieux et de la nature, l’âge d’or.153 De

même, dans les arts martiaux, les « nouveautés » sont généralement assez mal perçues. On

privilégie davantage ce qui existe (du moins dans le discours) depuis longtemps. Ce qui vient

du passé, des anciens maîtres, des anciennes traditions est vu comme quelque chose de plus

« authentique », de plus légitime et de plus efficace. On peut donc définir la tradition comme

un ensemble de croyances, de pratiques, de rituels qui sont transmis et vécus dans un groupe

donné, dans le but de faire un lien entre le passé et le présent pour ainsi créer une continuité,

continuité relevant généralement du mythe. Si la transmission de la tradition se fait le plus

souvent par l’acte rituel154, la légitimation de cette même tradition (et des pratiques qui lui

sont associées) est généralement soutenue par le mythe. Le problème que je veux maintenant

aborder face aux arts martiaux chinois est celui de la construction de la tradition à travers un

discours spirituel. En effet, il est souvent difficile de déterminer dans quelle mesure la

tradition peut être authentique (s’il existe une telle chose qu’une tradition authentique) ou

dans quelle mesure la tradition est construite, créée artificiellement, certains diront même

inventée de toute pièce. Le cas des traditions martiales me semblent assez problématique à ce

niveau.

3.1.3 La construction d’une tradition martiale : un processus de légitimation

Ce mémoire n’a pas la prétention de vouloir régler le problème de l’authenticité des

traditions spirituelles dans les arts martiaux chinois. Au mieux, il tente de comprendre et de

démontrer les mécanismes qui sous-tendent le processus par lequel une tradition produit du

3 Pépin, loc. cit., p. 828.154 René Alleau, « Tradition », Encyclopaedia Universalis, 22, Paris, 1989, p. 827.

Page 85: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

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sens et se légitime. La tradition dite « taoïste » des arts martiaux (de même que la tradition

dite « bouddhique ») est bien réelle, l’analyse du corpus le montre bien, et tout adepte d’arts

martiaux n’aura que peu ou pas de problème à en convenir. Le problème se pose plutôt de

cette manière : comment légitime-t-on ou justifie-t-on l’existence de cette tradition et de

quelle manière s’est construite cette légitimation ? Encore ici, la perspective historique pose

un problème en raison même du manque de sources historiques. Il sera difficile de faire une

histoire précise de la façon dont cette légitimation s’est construite dans les milieux d’arts

martiaux chinois. Le but ici recherché est de faire, dans la mesure du possible, un peu de

lumière sur cette évolution et surtout d’en comprendre le fonctionnement intrinsèque. Il est à

noter que les exemples sur lesquels je m’appuie pour démontrer mon point de vue traitent

surtout des diverses façons dont certaines traditions religieuses légitiment leur existence,

leurs croyances et leurs pratiques. Même s’il s’inscrit dans la même perspective, mon point

de vue est, pourrait-on dire, inverse. Il s’agit de comprendre comment des traditions qui, au

premier abord, ne semblent avoir rien de religieux, ont su puiser leur légitimité dans la

spiritualité. Les mécanismes sont, à mon avis, les mêmes pour les deux phénomènes. Cela

tend d’ailleurs à démontrer que l’évolution des traditions d’arts martiaux peut facilement être

comparée, d’un point de vue historique et anthropologique, à l’évolution des traditions

religieuses. En fin de compte, le processus de légitimation s’incarne dans une quête de sens.

Dans son ouvrage The sacred canopy (1969), Peter Berger s’est attardé à l’étude des

traditions, religieuses ou non, selon une perspective sociologique. Comme cet auteur traite en

particulier de la légitimation de traditions religieuses (mais également du concept

sociologique plus général de légitimation sociale), il paraît pertinent de présenter son point de

vue. Berger s’attarde d’abord, dans un premier chapitre, à élaborer une théorie de la

construction de la société humaine. Selon lui, la société se définit en trois points : (1) une

extériorisation (externalization) : la société n’est pas quelque chose d’inné chez l’être

humain, il doit la construire ; (2) une objectivation (objectivation) : une fois construite, la

société devient un objet indépendant de son producteur, l’humain ; et finalement, (3) une

intériorisation (internalization) : la facticité objective de la société devient également une

facticité subjective. L’individu se fait sa propre image de la société et essaie de s’y intégrer

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par divers moyens, dont le plus important est le dialogue.155 « Man, because of the peculiar

character of his biological makeup, is compelled to externalize himself. Men, collectively,

extemalyse themselves in common activity and thereby produce a human world. This world,

including that part of it we call social structure, attains for them the status of objective reality.

The same world, as an objective reality, is internalized in socialization, becoming a

constituent part of the subjective consciousness of the socialized individual. »156

De là, il en conclut que la société « is a dialectic phenomenon in that it is a human

product, and nothing but a human product, that yet continuously acts back upon its

producer ». Sans être contradictoire, on peut dire que la société est un produit de l’être

humain, mais également que l’être humain est un produit de la société. Contrairement à

l’animal, l’être humain est, pour Berger, un être qui naît non fini, incomplet. Le processus par

lequel il crée son monde complète en quelque sorte son existence. Donc, en produisant son

monde (la société), l’être humain se produit lui-même. « More precisely, he produce himself

in a world [...] Society is constituted and maintained by acting human beings. It has no being,

no reality, apart from this activity. »157

Si la société n’a pas d’existence en elle-même, si elle n’est que pure construction de

l’être humain et non pas quelque chose d’inné, cet être humain doit donc trouver une

légitimité à son existence dans la société, au fait qu’il ait sa place dans celle-ci. De même, les

différentes institutions et les traditions qui composent la société doivent également trouver

une légitimation pour justifier leur raison d’être. En fait, il s’agit pour l’être humain de

trouver un sens, une cohérence dans sa relation avec la société (sa place). De même, le

pratiquant cherchera à trouver un sens, une cohérence dans son rapport avec les arts martiaux,

d’où un besoin de légitimer ces pratiques en se construisant une tradition qui se dit

spirituelle.158 Ce qui est inné n’a finalement pas besoin d’être justifié. Mais en face de

quelque chose qui n’est pas inné, qui est construit, on cherche à donner des justifications à

155 Peter Berger, The Sacred Canopy. Elements of a Sociological Theory of Religion, New York, Anchor Books, 1969, p. 3-20

81.

157 Ibid., p. 3-7. Cela rejoint ce que André Couture dit sur l’existence (ou la non-existence en soi) des traditions religieuses, et que j’ai fait remarquer dans ma définition de tradition.158 II est à noter que si la spiritualité constitue une manière de légitimer la pratique martiale, mais il en existe d’autres. Certaines personnes pratique dans une perspective sportive ou de compétition, d’autres pour des besoins d’auto-défense, d’autres par simple loisir.

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son existence, à trouver un pourquoi. C’est ce que Berger appelle le processus de

légitimation. Pour expliquer son concept, il pose comme problème de base la question du

comment un nouvel ordre social réussit à légitimer son pouvoir. Cette définition s’inscrit

parfaitement dans le rapport qu’entretiennent les adeptes d’arts martiaux avec leur art.

The problem would best be solved by applying the following recipe : Let the institutionnal order be so interpreted as to hide, as much as possible, its constructed character. Let that which has been stamped out of the ground ex nihilo appear as the manifestation of something that has been existent from the beginning of the time, or at least from the beginning of this group. Let the people forget that this order was established by men and continues to be dependent upon the consent of men. Let them believed that, in acting out the institutional programs that have been imposed upon them, they are but realizing the deepest aspirations of their own being and putting themselves in harmony with the fundamental order of the universe. In sum : Set up religious legitimation.159

On retrouve dans cette description du processus de légitimation, les éléments que j’ai

identifiés dans les concepts de «mythe» et de « tradition » : la continuité, l’invariance, le

retour à l’origine et le rapport à une cosmogonie absolue. À travers la tradition, on construit

un lien entre l’être humain et quelque chose d’universel et d’absolu ; telle est la base de ce

processus de légitimation. À ce sujet, les exemples ne manquent pas dans l’histoire, que ce

soit la monarchie de droit divin en Europe ou le principe du mandat céleste en Asie. Dans

tous les cas, le pouvoir et la stabilité politique du dirigeant deviennent un reflet de la volonté

divine et la relation entre le pouvoir étatique et le pouvoir divin devient dès lors très étroite.

Au sujet de la légitimité politique par le religieux en Asie, l’ouvrage de Peter A. Jackson,

Buddhism, Legitimation, and Conflict (1985) est très éloquent et montre bien la diversité

d’application de ce processus dans le contexte du bouddhisme thaï.

Pour Berger, il existe donc une relation étroite entre la légitimation et le religieux,

même si le premier terme a pour lui un sens plus large que le second. La religion est,

historiquement, !’instrument de légitimation le plus efficace et le plus répandu. Cette

efficacité vient du fait que le religieux rapproche la société (construite et précaire) d’une

159 Berger, op. cil, p. 33.

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réalité ultime, inhérente.160 « Religion legitimates social institutions by bestowing upon them

an ultimately valid ontological status, that is, by locating them within a sacred and cosmic

frame of reference. »161 Cela rejoint ce qu’Eliade affirme sur la fonction du mythe : « ... ces

modèles sont véhiculés par les mythes auquel il revient surtout d’éveiller et de maintenir la

conscience d’un autre monde, d’un au-delà, monde divin ou monde des Ancêtres. Cet “autre

monde” représente un plan surhumain, “transcendant”, celui des réalités absolues. C’est dans

l’expérience du sacré, dans la rencontre avec la réalité trans-humaine, que prend naissance

l’idée que quelque chose existe réellement, qu’il existe des valeurs absolues, susceptibles de

guider l’homme et de conférer une signification à l’existence humaine. »162

Berger distingue différents niveaux de légitimation. Entre le niveau qu’il appelle

préthéorique, qui explique simplement « comment les choses sont faites », et un niveau de

théorisation élevé, où la société prend conscience d’elle-même, il existe un niveau

« théorique » médian qui concerne les éléments de légitimation s’appliquant bien aux

éléments de légitimation qui concernent la présente recherche. « There follows an incipiently

theorical level (hardly to be included, though, in the category of “ideas”) on which

legitimation takes the form of proverbs, moral maxims and traditional wisdom. This type of

legitimating lore may be further developped and transmitted in the form of myths, legends or

folk tales. Only then may one come upon explicitly theoretical legitimation, by which

specific sectors of the social order are explained and justified by means of specialized bodies of “knowledge”. »163

Pour résumer le concept de processus de légitimation de Berger, on peut dire que c’est

tout ce qui a été mis en place (dans une société ou à l’intérieur d’un groupe donné) pour

expliquer et justifier l’existence de l’Ordre en cours. Et dans la plupart des cas, ce qui est mis

en place, c’est un cadre cosmique, une référence à l’absolu, un rapport ontologique avec une

autorité suprême, extra-humaine et incontestable. Par conséquent, la légitimation appartient

au domaine de « Tobjectivisation sociale », c’est-à-dire de ce qui passe pour une

« connaissance » dans une collectivité donnée. La légitimation a donc un caractère objectif

"*ΛκΖ,ρ. 32.p. 33.

162 Eliade, op .eit, p. 171.163 Berger, op. eit, p. 31-32.

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évident et déterminant du point de vue de celui qui s’en sert. Elle sert non seulement à

expliquer « ce qui devrait être » mais également « ce qui est ».164 Le processus, la quête de

sens, consiste à présenter et à faire en sorte de développer cette objectivisation sociale. « To

put it a little crudely, legitimation begins with statements as to “what’s what”. Only in this

cognitive basis is it possible for the normative propositions to be meaningful. »165

Qu’en est-il de ce processus de légitimation par rapport à la quête d’une origine

spirituelle des arts martiaux ? En créant une continuité avec une tradition spirituelle ancienne

et bien établie dans la culture chinoise, les adeptes construisent ainsi une tradition qui s’insère

dans ce que Berger appelle « a sacred and cosmic frame of reference ». Dans le cas des

références à la médecine traditionnelle chinoise, on insère les arts martiaux dans une

cosmogonie taoïste. Dans le cas des références à la philosophie taoïste, on se légitime en

donnant un cadre théorique et un sens moral à la pratique (on verra mieux cette relation au

sens moral dans le chapitre suivant qui s’attarde au rapport à la violence). À travers le culte

des divinités et immortels de la religion taoïste, les pratiquants se dotent de tout un univers

plus fantastique qui les met en lien avec le principe d’immortalité. Finalement, à travers la

légende de Zhang Sanfeng, on retrouve un peu de tous les aspects (principes cosmogoniques,

philosophie, immortalité, divinités taoïstes, etc.) À travers ces différents éléments, on

construit donc toute une tradition qui est légitimée par un discours qui vise à replacer cette

tradition dans un cadre plus large (le taoïsme), plus universel, absolu.

Le problème est, à mon avis, que dans ce discours, on ne semble pas faire la

distinction entre deux niveaux d’interprétation. Est-ce que l’art martial tire les ORIGINES de

son existence directement du taoïsme ou est-ce que l’art martial, en tant que tradition

indépendante qui a été à un moment ou à un autre en contact avec le taoïsme, a subi son

INFLUENCE ? L’histoire n’étant d’aucune utilité pour comprendre le développement exact

des arts martiaux, les adeptes privilégient généralement la première interprétation parce

qu’elle offre une base plus solide à la légitimation. Dans cette perspective, le discours procure

164 Ibid, p. 29. Heehs écrit à propos du mythe : « We may define it as a set of propositions, often stated in narrative form, that is accepted uncritically by a culture or speech-community and that serves to found of affirm its self-conception » {op. cit., p. 3).165 Berger, op. cit., p. 30.

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90

ime légitimation ontologique à l’art martial en reliant son origine à une tradition spirituelle

vieille de quelques 2500 ans et parfaitement bien intégrée à la culture chinoise.

C’est ce discours, formé principalement d’éléments mythiques et mettant certaines

pratiques de combat en lien avec une réalité extra-humaine, ultime et métaphysique, qui

forme ce qu’on appelle aujourd’hui la tradition taoïste des arts martiaux chinois. Mais si ce

discours légitimateur relève principalement du domaine mythique, on peut aussi facilement se

demander si cette tradition n’a pas été construite de toute pièce, certains iront même jusqu’à

dire « inventée ». Cette idée de « traditions inventées » a été mise de l’avant par l’historien

Eric Hobsbawm dans un ouvrage intitulé The Invention of Tradition (1982). Une courte

analyse de ce concept pourra éclairer un peu plus le développement de la tradition taoïste des

arts martiaux et de tout le processus de légitimation.

Le concept d’invention de tradition est relativement simple et Hobsbawm le décrit très

bien dans !’introduction de son ouvrage. « “Invented tradition” is taken to mean a set of

practices, normally governed by overtly or tacitly accepted rules, and of a ritual or symbolic

nature, which seek to inculcate certain values and norms of behavior by repetition, which

automatically implies continuity with the past. In fact, where possible, they normally attempt

to establish continuity with a suitable historic past. »166 On remarquera ici l’importance

accordée à la continuité temporelle. Les mécanismes mis en branle dans l’invention des

traditions visent d’abord à tisser une continuité avec le passé. Mais bien que les traditions

inventées relèvent de références à un passé historique, cette continuité n’en reste pas moins

factice. Les traditions inventées sont donc des réponses à des situations nouvelles mais qui

prennent la forme de référence à des situations anciennes ! Dans cette perspective, la tradition

taoïste des arts martiaux est-elle une « tradition inventée »? À la lumière de ce qui a été dit

jusqu’à présent et dans le contexte dans lequel les arts martiaux ont ici été présentés, je serais

tenté de répondre par l’affirmative. J’ai déjà montré que l’histoire reste peu bavarde sur les

origines exactes des arts martiaux. Dans la forme qu’ils prennent aujourd’hui, il est difficile

de remonter plus loin que le XVIe siècle. On peut même penser que beaucoup d’arts martiaux

datent plutôt du XIXe et du XXe siècles. Pourtant, ces arts de combat n’hésitent pas à

rattacher la pensée qui sous-tend leur pratique à des temps anciens, à l’époque du début du

166 Hobsbawm, op. cit., p. 1.

Page 91: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

91

développement même du taoïsme dit « philosophique » (vers le Ve siècle av. J.C.). Mais il

faut aller plus loin dans l’analyse que le simple écart temporel.

Du point de vue de Hobsbawm, l’invention des traditions est essentiellement un

processus de formalisation et de ritualisation, caractérisé par la référence au passé et en

imposant des répétitions. L’auteur s’attarde à des traditions qui ont été inventées récemment.

Il se concentre principalement sur l’étude des rites et sur des traditions qui reflètent le

développement de sentiments nationaux. De plus, son étude se limite exclusivement à

l’Europe. Dans l’étude des traditions d’arts martiaux, on est en présence de traditions

récentes, certes, mais qui sont construites autour de mythes. Ces traditions ne font

généralement pas appel à des sentiments nationaux ou patriotiques, mais se situent dans un

contexte plus restreint, à une communauté plus petite et plus fermée. Mais comme dans le cas

de Berger, l’idée est ici d’adapter à mon objet d’étude la thèse d’un auteur qui ne traite ni des

arts martiaux ni du taoïsme. Dans la construction de la tradition taoïste des arts martiaux,

cette réponse à des situations nouvelles (qui prennent la forme de situations anciennes) ne

s’inscrit pas autour de rituel mais bien autour de mythes. Le discours tourne autour

d’éléments de mythe tirés des traditions taoïstes et s’intégrant à cette situation nouvelle que

sont les arts martiaux.167

En dehors de leur lien avec les traditions martiales, ces éléments proviennent à

l’origine de traditions taoïstes. Par exemple, tous les éléments de philosophie puisés à des

ouvrages comme le Dao de jing, le Zhuang zi ou le Yi jing (la notion de wu wei, les huit

trigrammes, etc.) font d’abord partie du développement des traditions taoïstes et non pas de

visées martiales en tant que tel. De même, la notion d’immortalité inspirée par les divinités,

par les immortels, ainsi que par les pratiques physiologiques, s’insèrent d’abord dans un

contexte de recherche spirituelle taoïste et non dans celui de pratiques pour devenir plus fort

physiquement, plus résistant, comme l’ont souvent perçu les pratiquants d’arts martiaux.

Finalement, j’ai souligné comment les légendes des deux fondateurs que l’on retrouve dans

les arts martiaux chinois, Zhang Sanfeng et Bodhidharma, sont d’abord issus de traditions

spirituelles qui ont été reprises plus tardivement et incorporées au discours des arts martiaux

167 Pour un exemple de cette adaptation du concept de Hobsbawm dans la perspective du mythe, on peut consulter l’article de Peter Heehs, op. cit. À travers un cas indien, il montre comment on invente toute une tradition mythique en présentant celle-ci comme une vérité historique.

Page 92: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

92

dans le but d’y trouver une origine spirituelle et de pouvoir ainsi contribuer à la construction

de traditions nouvelles.

Par ailleurs, tous les éléments mythiques qui entrent dans la quête d’une origine

spirituelle proviennent de matériaux qui, s’ils relèvent souvent de la croyance religieuse,

restent très bien identifiables dans le temps historique et dans la culture chinoise. On peut

remarquer, ce qui a d’ailleurs déjà été fait, que la plupart des personnages en cause, que ce

soit le médecin taoïste Hua Tao, Bodhidharma, Zhang Sanfeng, ou des personnages à

caractère plus divin comme Guan Yu ou les huit immortels, ont tous une origine historique

relativement certaine. Cette caractéristique est importante dans le concept de «traditions

inventées » proposé par Hobsbawm. « For all invented traditions, so far as possible, use

history as a legitimator of action and cement of group cohesion. »168 En fait, pour Hobsbawm,

c’est le principal élément de légitimation. La majorité des exemples de son ouvrage, puisés

principalement à des traditions politiques et nationales d’Europe, s’appuient sur la

construction d’une continuité historique. Les mécanismes sont à mon avis les mêmes dans la

construction des traditions d’arts martiaux, à ceci près que la continuité historique n’en est

pas l’élément central (bien qu’elle soit un des éléments constituants de cette légitimation). En

fait, la continuité que l’on recherche, le lien que l’on tente d’établir ici, est beaucoup plus

avec une spiritualité qu’avec l’histoire. Bien entendu, cette spiritualité, en l’occurrence celle

qui est issue des traditions taoïstes, relevant elle-même d’un absolu, d’une réalité ultime, la

continuité historique se fait tout de même, bien qu’un peu indirectement. De ce point de vue,

cela rejoint davantage Berger, qui met l’accent sur la religion comme élément légitimateur

majeur, que Hobsbawm, du moins dans la perspective de ma recherche.169

Cependant, la dimension historique du concept de Hobsbawm devient utile si on la

met en relation avec le concept de superscribing symbols que j’ai déjà abordé en traitant du

mythe. Hobsbawm prétend que les traditions qui apparaissent ou prétendent être vieilles ont

souvent une origine récente et sont même souvent inventées. Ces traditions inventées sont la

168 Hobsbawm, op. cit, p. 12.169 Concernant !’utilisation de Γhistoire comme élément légitimateur, on peut consulter l’article de P. Steven Sangren, « History and the Rhetoric of Legitimacy : The Ma Tsu Cult of Taiwan », qui décrit très bien comment une tradition religieuse, en l’occurrence le culte de la déesse Ma tsu, a su bâtir une grande partie de sa légitimité par le recours à l’histoire et par ses liens avec l’ordre impérial. In Comparative Studies in Society and History, no 30, 1988.

Page 93: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

93

plupart du temps le fait d’une adaptation à un changement dans la société. « Adaptation took place for old uses in new conditions and by using old models for new purposes. »170 Les

périodes de changements rapides et brutaux sont propices à l’invention de nouvelles

traditions. Ces périodes, qui sont généralement des périodes d’affaiblissement de la société

ou d’ébranlement de l’ordre social sont génératrices d’angoisse et d’anxiété face aux

changements. On cherche donc à se rattacher à de nouvelles fondations, à de nouvelles bases.

Les anciennes traditions, qui ne répondent plus aux besoins du temps, sont donc éliminées et

remplacées par de nouvelles, plus appropriées.171

More interesting, from our point of view, is the use of ancient materials to construct invented traditions of a novel type for quite novel purposes. A large store of such material is accumulated in the past of any society, and an elaborate language of symbolic pratice and communication is always available. Sometimes new traditions could be readily grafted on old ones, sometimes they could be devised by borrowing from the well-supplied warehouses of official ritual, symbolism and moral exhortation -religion and princely pomp, folklore and free masonry.172

Dans le cas des arts martiaux, on est en présence de traditions spirituelles, intégrées à la

civilisation chinoise depuis plus de deux millénaires et qui ont été « greffées » à des arts de combat173 pour former les traditions que l’on connaît aujourd’hui.

Ces notions viennent rejoindre en partie, à mon avis, ce que Duara disait des mythes

chinois. Les mythes chinois s’insèrent dans un mécanisme qui permet de créer une continuité.

Mais cette continuité est toujours sujette aux besoins du moment et d’un certain groupe

d’individus. C’est ce qui fait que si les éléments du mythe en question (par exemple, des

éléments taoïstes comme Guan di, les immortels, le concept d’immortalité, la philosophie et

170 Hobsbawm, op. cit., p. 5.171 Ibid, p. 4-5. Pour des raisons que j’invoque depuis le début, il est difficile, du point de vue historique, de vérifier cette assertion de Hobsbawm dans le contexte historique du développement des traditions d’arts martiaux. Les interprétations de Henning sur la légende de Zhang Sanfeng sont intéressantes à ce sujet. Les travaux fait sur les révoltes et les sectes révolutionnaires montrent également qu’en temps de trouble, on aura tendance à aller puiser dans les pratiques et les croyances typiques et anciennes de la civilisation chinoise, et ici, dans les traditions taoïstes (pratiques qui sont d’ailleurs souvent adaptées à un contexte sectaire et millénariste).™ΛκΖ,ρ. 6.173 Encore ici, il est difficile de déterminer l’évolution historique précise de cette « greffe ». On ne peut qu’en constater les résultats et émettre des hypothèses de type anthropologique et sociologique.

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94

la morale des pères du taoïsme, etc.) sont toujours présents, Γinterprétation, l’image

symbolique qu’on s’en fait change au fil des époques et d’un groupe à l’autre. On se trouve

donc en présence de nouveaux mythes, supportant de nouvelles traditions, et répondant à de

nouvelles réalités (c’est-à-dire le besoin de donner un sens à la pratique martiale). On ne fait

qu’appliquer les mêmes éléments taoïstes à la pratique des arts martiaux. Duara prend

l’exemple de Guan di, tandis que Hobsbawm utilise l’exemple de Γuniversité occidentale.174

L’université fait partie de la tradition médiévale. Mais il fait remarquer que l’université

médiévale et celle d’aujourd’hui sont complètement différentes. On a gardé le même terme,

qui est chargé d’une importante signification, pour préserver la tradition.

Cela rejoint un peu ce que André Couture dit, en reprenant un anthropologue, à propos

des stratégies d’identité dans les traditions religieuses. «Herskovits a bien décrit les

processus de réinterprétation qui font partie du dynamisme de chaque culture. L’être humain

est capable d’innover à l’intérieur même de sa culture, de sa tradition religieuse, de trouver de

nouvelles solutions à des problèmes inédits. Mais en général, rappelle l’anthropologue, il

“trouve plus simple d’adopter ce qu’un autre a fabriqué que de résoudre lui-même ses problèmes”« .175 Plus loin, au sujet des rapports et des contacts entre les différentes traditions,

Couture ajoute : « Chaque tradition modifie, plus ou moins consciemment les croyances, les

rites avec lesquels elle entre en contact pour se les réapproprier. S’ouvrir au changement,

c’est entrevoir une réelle continuité entre l’ancien et le nouveau ; c’est aussi se sentir en

mesure de réinterpréter les fondements de l’ancienne tradition ».176 C’est à mon avis un bon

reflet de ce qui se passe dans le cadre des arts martiaux chinois et qui constitue finalement

l’essence même de ce processus de légitimation que j’essaie de circonscrire ici.

Dans le discours de la tradition taoïste des arts martiaux, on est vraiment en présence

d’une APPROPRIATION de traditions spirituelles anciennes et d’une

RÉINTERPRÉTATION des différents éléments qui la composent pour les adapter à une toute

nouvelle réalité. Il en ressort un tout nouveau mythe, un amalgame d’éléments martiaux et

174Hobsbawm, op. rit., p. 5.175 Couture, loc. citp. 1381-1382.176 Ibid., p. 1383.

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95

spirituels, qui s’insèrent dans le cadre de la construction d’une toute nouvelle tradition. Ce

nouveau mythe permet de fonder cette tradition. Mais il a également la fonction de la

légitimer, de la justifier, de donner un sens à son existence, de même qu’il en régule la

cohérence dans un cadre cosmogonique plus large, plus universel. Ce cadre crée en fin de

compte une distance entre l’être humain et la pratique pour que celle-ci acquiert une existence

propre, ce qui caractérise finalement la tradition. Le rapport entre la tradition et l’individu

s’inscrit alors dans un contexte absolu. L’élément qui est à retenir dans la construction de

cette tradition est celui de continuité. Le discours présente toujours le rapport entre la

spiritualité et les arts martiaux comme un rapport de continuité historique et théorique. Le

processus de légitimation consiste d’abord à montrer que la tradition relève de quelque chose

de continu, qui se situe souvent au-delà de l’être humain. Mais ce processus peut aussi

permettre de donner un sens à des éléments plus concret de la pratique des arts martiaux.

C’est le cas du rapport à la violence.

3.2 La spiritualité et le mythe en tant que discours pour justifier le rapport à la violence

Le rapport à la violence est un aspect très important de l’art martial parce qu’il touche

aux fondements même de la pratique et de la pensée_quLlui est sous-jacente. De plus, cet

aspect touche à la raison d’être de la pratique des arts martiaux dans la société actuelle.177 Je

propose ici l’hypothèse que la spiritualité (j’entends ici les éléments taoïstes qui ont servi à la

construction d’une tradition taoïste des arts martiaux) a en quelque sorte forgé le rapport que

les arts martiaux entretiennent actuellement avec la violence en créant une confusion entre

violence et non-violence. La justification de la pratique martiale passe donc à la fois par un

éloge de la non-violence et par une légitimation de la violence. J’aborderai ici trois thèmes

principaux : la justification de la violence dans le discours religieux en général, la non-

177 Comment justifier aujourd’hui la pratique d’un art de combat dans une société où, premièrement, il existe un système de justice développé (ou du moins qu’on considère comme tel) qui interdit formellement de se faire justice soi-même, et où, deuxièmement, il est possible de se procurer une arme à feu presque à chaque coin de rue ?

Page 96: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

96

violence dans le bouddhisme et dans le taoïsme, et finalement la conciliation des arts de

combat avec la quête spirituelle.

Le processus de légitimation déjà abordé s’appuyait jusqu’ici principalement sur des

récits mythiques et sur des problématiques historiques (ce qu’on retrouvait dans les chapitres

2.1, 2.3 et 2.4). La problématique de la violence touche davantage à l’aspect moral du

taoïsme (ce qu’on retrouve dans le taoïsme philosophique, au chapitre 2.2). En fait, elle

touche à la morale en général. L’analyse fera ressortir une sorte d’ambivalence dans tout ce

qui touche les rapports entre violence, traditions spirituelles et arts martiaux. Dans à peu près

tous les cas, cette ambivalence entraîne une «transformation» de la violence en non-

violence. Encore ici, on cherchera à adapter aux arts martiaux les thèses de certains auteurs,

principalement dans le domaine de l’étude des traditions religieuses.

3.2.1 La justification de la violence dans le discours religieux

Les événements du 11 septembre 2001 ont remis sur la table le sujet (peut-être

toujours présent) de la violence religieuse. Selon certains experts, il semble que l’extrémisme

et le terrorisme religieux soit le nouveau défi de la civilisation occidentale dans le prochain

siècle. Mais en dehors des considérations politiques, militaires et religieuses, il reste une

question sur laquelle tout le monde bute sans vraiment être capable d’y répondre, celle du

pourquoi. De prime abord, toutes les traditions religieuses prônent la non-violence, l’amour

du prochain, la tolérance, le respect et la compassion. Pourtant, toutes les traditions

religieuses ont eu, dans leur histoire, des épisodes où !’utilisation de la violence a été

acceptée, voire encouragée. Qu’est-ce qui peut amener, mais surtout justifier, de tels

dérapages ? Le discours religieux, appuyé par les faits historiques, montre que la frontière

entre la violence et la non-violence est souvent très mince et qu’il est facile de trouver des

raisons, en tant que groupe, pour user de violence, de même que pour la justifier et la

Page 97: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

97

légitimer. La notion de guerre cosmique devient ici un élément de justification extrêmement

fort.

Je ne cherche pas ici à développer une théorie générale de la violence. Mais il serait

bon de faire d’abord un bref tour d’horizon des principales notions utilisées pour aborder le

rapport entre la violence et le religieux. Les travaux de René Girard à ce sujet sont

fondamentaux.

La question de l’origine de la violence est complexe et ne peut se résumer en quelques

lignes. On constate cependant que la plupart des auteurs abordent le sujet dans la même

perspective. La violence est généralement perçue, soit comme quelque chose ayant une

existence propre, soit comme une réalité naturellement présente dans l’être humain. Dans

cette perspective, on dira que la violence n’a ni commencement ni fin, qu’elle est même

essentielle. La violence existe, point ; il faut vivre avec sa réalité, d’une manière ou d’une

autre. C’est dans ce contexte qu’entre enjeu le rôle du religieux. Dans La violence et le sacré,

René Girard développe explicitement ce thème.

Une société primitive, une société qui ne possède pas de système judiciaire est exposée, on l’a dit, à l’escalade de la vengeance, à l’anéantissement pur et simple que nous nommons désormais violence essentielle ; elle se voit contrainte d’adopter à l’égard de cette violence certaines attitudes pour nous incompréhensibles. C’est toujours pour les deux mêmes raisons que nous ne comprenons pas : la première, c’est que nous ne savons absolument rien au sujet de la violence essentielle, pas même qu’elle existe ; la seconde c’est que les peuples primitifs eux-mêmes ne connaissent cette violence que sous une forme presque entièrement déshumanisée, c’est-à-dire sous les apparences partiellement trompeuses du sacré. »178

Pour les peuples primitifs, le religieux (et en particulier le sacrifice rituel) sert (comme le

système judiciaire des sociétés modernes) de soupape, d’exutoire à une violence qui pourrait

dégénérer dans le cercle vicieux de la vengeance.

178 René Girard, La violence et le sacré, Paris, Hachette/Pluriel, 1988 [1972], p. 49-50.

Page 98: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

98

Au sujet du sacrifice rituel, Girard reprend l’hypothèse, déjà évoquée chez d’autres

auteurs avant lui, de la substitution. Le sacrifice serait une manière de substituer une violence

symbolique à une violence réelle qui, autrement, toucherait les fondements même de la

société. Girard refuse de distinguer entre la culpabilité et l’innocence du sacrifié. Pour lui, le

sacrifié doit nécessairement avoir un caractère arbitraire. Ou, pour reprendre son expression,

la société perçoit toujours le sacrifié comme une « victime de rechange ». Le sacrifice ne vise

donc pas spécifiquement à expier une faute ; c’est simplement un moyen de détourner la

violence vers une victime « sacrifiable ».179 Dans un contexte religieux, le sacrifice est donc

essentiellement un acte de violence, mais sa nature même (son caractère religieux) trompe la violence en cela que le sacrifice dissimule la violence de l’acte.180 « Seule une transcendance

quelconque, en faisant croire à une différence entre le sacrifice et la vengeance, ou entre le système judiciaire et la vengeance, peut tromper durablement la violence. »181

On voit donc tout de suite le caractère ambivalent que le religieux vient donner à la

violence. J’entends ici le terme ambivalence dans son sens usuel, c’est-à-dire l’expression du

caractère de ce qui comporte deux valeurs contradictoires, voire paradoxales, mais qui ne

s’opposent pas nécessairement (Robert). On peut dire que le spirituel enveloppe les arts

martiaux dans un discours que je qualifie d’ambivalent car à la fois il justifie la violence et à

la fois il prône la non-violence. En raison de son caractère religieux, le sacrifice présente

également un double aspect, quasi contradictoire, de légitimité et de non-légitimité. C’est ce

problème que Girard traduit, sans toutefois vraiment le résoudre, par le terme d’ambivalence.

Le sacrifice devient un jeu subtil entre l’acte sacré et l’acte criminel.182

Le religieux vise toujours à apaiser la violence, à l’empêcher de se déchaîner. Les conduites religieuses et morales visent la non-violence de façon immédiate dans la vie quotidienne et de façon médiate, fréquemment, dans la vie rituelle, par !’intermédiaire paradoxale de la violence. [...]Le religieux primitif domestique la

179 Ibid., 1972, p. 13.180 Pour un exemple concret, on peut consulter l'article de Malamoud « La dénégation de la violence dans le sacrifice védique ». Il y traite d’un aspect particulier du sacrifice de l’Inde védique : la dénégation de la violence. Le discours qu’il fait ressortir semble être le même que dans la plupart des rituels sacrificiels mentionnés par Girard. On remplace une violence réelle par une violence symbolique (Gradhiva, 15, 1994).181 Girard, op. cit, p. 41.182Ibid, pp. 9-10.

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99

violence, il la règle, il l’ordonne et il la canalise afin de l’utiliser contre toute forme de violence proprement intolérable et ceci dans une atmosphère générale de non-violence et d’apaisement. Π définit une combinaison étrange de violence et de non-violence.183

Mais si le religieux (ou plus spécifiquement le sacrifice rituel) sert à atténuer la

violence, et si les traditions religieuses, bien qu’ayant souvent recours à une violence

symbolique, prônent d’abord la paix, l’amour et la tolérance, comment se fait-il qu’il y ait

fréquemment, dans l’histoire, des dérapages de violence ? Pourquoi certains groupes font de

l’acte violent un élément (souvent fondamental) de leurs pensées et de leurs activités ? C’est

la question à laquelle se sont penchés plusieurs auteurs, dont Mark Jurgensmeyer. Il a entre

autres publié deux ouvrages sur le sujet, dont l’un traite plus spécifiquement du terrorisme

religieux.184

D’emblée, Jurgensmeyer s’inscrit dans !’interprétation traditionnelle de la violence

queje viens de présenter. Mais il s’attarde particulièrement au contexte de la violence réelle

dans les traditions religieuses. À l’intérieur de celles-ci, les images de sacrifice et les

symboles de la violence sont généralement régis par un cadre universel d’ordre que fournit le

langage religieux. L’auteur pose donc la question ־. si le symbole violent sert à conquérir la

violence, à l’étouffer, pourquoi et comment ces représentations symboliques de la violence

peuvent-elles être quelques fois liées à de réels actes de violence ?185 II y répond

principalement à travers le concept de « guerre cosmique » (cosmic war). Cette guerre

cosmique est selon lui la principale et la plus forte justification de la violence dans une

tradition religieuse : « Thus violent images have been given religious meaning and

domesticized. These acts, although terribly real, have been sanitized by becoming symbols ;

they have been stripped of their horror by being invested with religious meaning. They have

been justifié and thereby exonerated as part of a religious template that is even larger than

myth and history. They are elements of a ritual scenario that makes it possible for the people

involved to experience safely the drama of cosmic war. »186

36.184 Violence and the Sacred in the Modern World, London, Frank Cass, 1992. Terror in the Mind of God The Global Rise of Religious Violence, Berkeley, University of California Press, 2000.185 Jurgensmeyer, op. cit., 2000, p. 160."*JW,p. 160.

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100

Jurgensmeyer résume bien la justification de la violence chez les terroristes religieux à

travers l’exemple d’un jeune homme à la veille de devenir un martyr dans une opération

suicide du Hamas. En déclarant qu’il agissait au nom d’Allah, il met en évidence un point

essentiel de la violence religieuse : ces individus sont prêts à faire à peu près n’importe quoi

s’ils pensent que leurs actions ont été sanctionnées par un mandat divin ou soutenues par la

volonté de Dieu.187 C’est dans cette perspective qu’intervient la notion de guerre cosmique.

L’état permanent de guerre permet de légitimer, d’un point de vue civil autant que religieux,

des actions qu’on ne se permettrait pas en tant normal (et même que l’on condamnerait). Les

mouvements religieux radicaux se présentent souvent eux-mêmes comme des armées (on

peut penser au Québec à l’Armée de Marie). Au même titre que la société admet et accepte de

conférer une légitimité à des citoyens qui participent à une guerre en leur donnant un permis

légal et moral de tuer (ce sont des militaires), ces groupes à visées religieuses justifient aussi

leurs actions violentes en faisant appel à un cadre militaire. C’est à travers cette structure

militaire qu’on trouve une légitimation morale et, en quelque sorte, légale.188 « One of the

reasons a state of war is preferable to peace, is that it gives moral justification to acts of

violence. Violence, in turn, offers the illusion of power. »189 L’acte violent devient alors un

moyen légal de défendre ses convictions, car il s’inscrit dans un cadre de guerre, un cadre

qui, généralement dans toutes les sociétés, légitime, justifie et accepte la nécessité d’utiliser la

violence.

Qui plus est, cette légitimité est renforcée par le caractère absolu, cosmique de cet état

de guerre.

À l’origine, le fanatique s’imagine donc avoir des révélations ou des inspirations venant directement de Dieu lui-même. Fort de cette conviction, il s’arroge le droit d’imposer ses idées, par tous les moyens, précisément parce qu’elles ne sont justement pas, croit-il, les siennes mais celles du Très-Haut, omniscient et omnipotent. Confident de l’absolu, pourquoi ne serait-il pas également son agent dans l’histoire ? La subjectivité, on le voit, s’efface ici au profit d’un référent absolu, transcendant, supra-humain. L’autorité du fanatique ne procède donc pas de la volonté changeante des hommes mais directement d’une volonté plus haute,

Ibid., p. 216.Ibid., pp. 188-189.Ibid., p. 154.

187

188

189

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101

indiscutable, suprêmement idéale et suprêmement existante. Dès lors, il ne s’estime plus lié par aucune autorité ni aucune loi humaine puisqu’il prétend naïvement être en communication directe avec la source même de toute autorité. Comme l’Absolu duquel il se croit inspiré, il se croit absolutus, délié de tout lien humainement institué, donc au-dessus des lois.190

Le soldat de Dieu fanatique se dit qu’il incarne la volonté même de l’Absolu. De ce fait, non

seulement il croit pouvoir se placer au-dessus de toute norme humaine, mais en plus, il se

déresponsabilise complètement de ses actions, n’agissant pas selon sa volonté mais selon

celle d’une autorité supérieure, invisible, à laquelle finalement lui seul (ou un petit nombre

d’initiés) a accès. La légitimation, dans ce contexte, devient non seulement extrêmement forte

et efficace mais également presque incontestable du point de vue du fanatique.

Cette idée de l’extrémisme est évidemment loin de l’image de la pratique des arts

martiaux qui a été dépeinte jusqu’à présent. Ce qui est important de souligner par l’exemple

de la violence fanatique, c’est que le religieux, de même que le discours (souvent biaisé) qui

en découle, permet de donner un sens à la violence en la légitimant et en la justifiant dans un

cadre cosmique et absolu. Le discours spirituel vient donner un caractère ambivalent à l’acte

violent de !’extrémisme religieux en cela qu’il détourne de l’acte lui-même pour se

concentrer sur le symbole et la représentation de cet acte. C’est seulement à ce niveau queje

suggère ici ce parallèle.

Quand on parle de violence dans les traditions religieuses, comme c’est le cas de

Jurgensmeyer, on traite généralement des extrémistes occidentaux ou des extrémistes

islamiques. Mais l’histoire chinoise a eu aussi son lot de violence religieuse avec ses

justifications.191 Ces justifications sont d’ailleurs souvent du même ordre que celles que l’on

retrouve dans les traditions religieuses de l’Occident. La notion de la guerre cosmique revient

ici aussi comme un argument très important : « Le principal argument qu’on relève chez les

Roy, 1992, p. 198.191 Dans le domaine de la littérature chinoise par exemple, on peut consulté le texte de Brandauer publié dans l’ouvrage Violence in China (State University of New York Press, 1990). Brandauer montre bien comment, dans le roman Xi you ji {Le pèlerinage vers l’Ouest), la violence sert à mettre en valeur l’idéal du bouddhisme. H montre très bien le caractère ambivalent dont je parlais plus haut. Au sujet du bouddhisme japonais, on peut consulter l’ouvrage de Brian Victoria, Le zen en guerre (Le Seuil, 2001), qui analyse la participation des moines bouddhistes japonais à l’effort de guerre entre 1868 et 1945.

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apologistes bouddhistes, le plus simple et le plus préremptoire, c’est que la Vrai Loi doit être

défendue contre ses ennemis. »192 Et en effet, une multitude de divinités chinoises se sont fait

« enrôler » comme protecteurs du Bouddha. Ces divinités, comme en particulier Guan di,

sont des divinités d’abord défensives. « Or, toute guerre ne se justifie-t-elle pas lorsqu’elle est

défensive ? Conception largement répandue en Extrême-Orient, où la guerre se présente

généralement comme une répression destinée à rétablir la paix. [...] Mais, de la défensive à

l’offensive par le biais de la guerre préventive, le passage est aisé : l’hérésie doit être

prévenue, et le mal écrasé dans l’œuf. »193

De même, le concept de guerre cosmique se retrouve également dans le thème de

l’Âge d’or, très répandu dans les milieux bouddhiques chinois. Ce thème est basé sur un

vieux mythe bouddhique qui annonce l’arrivée d’un saint sauveur qui inaugurera une ère de

bonheur et de paix sur Terre. Ce mythe est lié à l’idée que, selon les bouddhistes, le temps

mythique de l’univers se divise en trois « époques cosmiques » (kalpa). Le premier kalpa est

celui du bouddha Randeng et le second celui du bouddha historique Gautama. Le troisième

kalpa, celui à venir, sera le règne de Maitreya, le bouddha de l’avenir, dont la venue signifiera le salut définitif du monde.194 Tout au long de l’histoire chinoise, et particulièrement aux

XV1ne et XIXe siècles, des mouvements apocalyptiques se sont servis de ce mythe pour

justifier leurs actions violentes : « While sectarian scriptures portray the apocalyptic

destruction as a cosmic happening principally carried out by spirits and demons, some

sectarians felt compelled to take it upon themselves to participate in the violence in order to

expedíate the arrival of the millenium. Thus eschatology of the sectarians seemed to have

provided a major motivation for their engagement in violence against the state, the

established church, and all non-believers. »195

Mais le bouddhisme donne également des justifications à la violence qui sont d’un

autre ordre. Dans un article publié en 1957, Paul Demiéville analyse le rapport du

bouddhisme à la guerre ainsi que les diverses justifications que Ton donne de la violence. Il

192 Paul Demiéville, « Le bouddhisme et la guerre. Post-scriptum à !’“Histoire des moines guerriers du Japon” de G. Renondeau », Choix d’études bouddhiques, 1929-1970, Leiden, EJ. Brill, 1973, p. 375.'*7W,p.376.194 Dunstheinmer, 1970, p. 68.195 Richard Shek, « Sectarian Eschatology and Violence » in Violence in China. Essays in Culture and Counter- culture, New York, State University ofN.Y Press, 1990, p. 103.

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103

constate que certains adeptes (sectateurs) bouddhistes ont depuis longtemps cherché des

justifications au meurtre à l’intérieur même de la doctrine bouddhique. Demiéville présente

une multitude d’exemples ; mais de façon générale, on constate que tout revient à la même

rhétorique : la notion d’impermanence. Élément fondamental dans la doctrine bouddhique,

elle permet, par exemple, de nier le meurtre : « ...tout est illusion, tout est vacuité, il n’y a

pas plus de Moi que d’autrui, il n’existe ni personne humaine (pugdala) ni être vivant (sattva)

ni père ni mère, ni saint (Arhat) ni Buddha, ni Loi ni communauté... Il n’y a donc pas

d’avantage ni crime ni criminel, et si Manjusri avait assassiné le Buddha c’eut été là un bon

assassinat : le Buddha lui-même, en effet, qu’est-il d’autre qu’un nom, sans substance, sans

réalité, trompeur, vide, comme une fantasmagorie (maya) ? Il n’y a pas plus de pécheur que

de péché. Qui pourrait être puni d’avoir tué ? »196

On retrouve plusieurs justifications du même ordre un peu partout dans la littérature

bouddhique : « La condamnation de la vie est patente, et la logique naïve serait en faveur de

ces sectateurs chinois du XIe siècle qui massacraient leurs contemporains en déclarant que, la

vie étant douleur, tuer son prochain, c’est lui rendre service. »197 Ou encore : « Le meurtre est

permis si en tuant un seul homme on en sauve beaucoup d’autres. [...] commettre le péché de

meurtre pour l’éviter à autrui : plutôt pécher que laisser pécher. »198 Bien sûr, ces

justifications un peu naïves sont rejetées par la tradition officielle du bouddhisme et sont

généralement le fait de sectateurs. Mais on voit quand même qu’il peut être facile de justifier

la violence dans le bouddhisme (dont le principe premier de la doctrine est de ne pas attenter

à la vie d’autrui) selon !’interprétation que l’on fait de la doctrine et des textes

Le taoïsme possède lui aussi toute une symbolique militaire. Comme les bouddhistes

chinois, les taoïstes ont « recruté » une foule de divinités qui jouent le rôle de protecteurs de

la tradition. D’ailleurs, dans le complexe de ce qu’on a appelé la « religion chinoise », le

taoïsme est perçu comme la tradition qui joue le rôle de protection auprès de la population ;

c’est le taoïste qui dispense les charmes, les exorcismes, les amulettes protectrices, etc. Il est

également considéré comme une personne aux grands pouvoirs, en particulier au plan de

196 Demiéville, op. cit., p. 381.197 Ibid,, p. 349. On peut également consulter Shek op. cit. qui reprend la même justification avec un autre exemple.198 Demiéville, op. cit., p. 379.

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104

l’habileté physique. Je donnerai ici un exemple. À chaque année est célébré à Taiwan le

Festival des lanternes. À cette occasion, qui a lieu à la première pleine lune de la nouvelle

année, on procède à un rituel qu’on nomme « blasting Han-tan la »199, dans lequel est intégré

le concept de « man of prowess », la personification du pouvoir martial. C’est Aaron Boretz

qui a pris ce rituel comme exemple pour illustrer l’importance de la symbolique martiale dans

les rituels de la religion populaire. Le concept de « man of prowess » fait selon lui partie de la

culture chinoise en tant que projection idéologique de la violence imposée par la production

et la reproduction de la collectivité dans des circonstances hostiles continuelles.200 Dans ce

contexte, le « man of prowess » peut prendre différentes formes et différentes

représentations : le maître d’arts martiaux, le chef de la milice local, le général de terrain ou

le dieu martial. Tous ont pour rôle de protéger la collectivité des attaques extérieures. Il n’est

donc pas étonnant de retrouver cette même conception dans les traditions religieuses, en

particulier dans le taoïsme, que ce soit des dieux martiaux commandant des hordes d’esprits-

soldats, des spécialistes de rituels, des prêtres taoïstes arborant l’épée rituelle, ou des

médecins spirites s’adonnant à l’auto-mutilation corporelle. Tous peuvent être catégorisés

comme des « men of prowess » et ont un lien avec un certain type de violence. Il ne s’agit

que de variations sur un même archétype culturel.201

Que ce soit d’une manière purement symbolique ou très réelle, il semble que la

violence entretienne des rapports étroits avec le religieux. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’à

travers le discours religieux ou spirituel, la violence et la non-violence perdent en quelque

sorte leur caractère définitif. Ils ne sont plus nécessairement des éléments qui s’opposent,

mais plutôt qui se mélangent à l’intérieur d’un même discours.

199 Lors de ce rituel, un homme désigné se place sur un promontoire et doit subir une épreuve d’endurance physique. La plupart du temps, ce sont des pétards qui explosent très près de lui ou des objets qui lui sont lancés.200 Avron A. Boretz, « Martial Gods and Magic Swords : Identity, Myth and Violence in Chinese Popular Religion», Journal of Popular Culture, Vol. 29, no. 1, 1995, p. 97.201 Ibid, p. 97-98. On peut citer un exemple typique de cet archétype culturel dans le monde bouddhique, les célèbres moines shaolin qui réussisent, à travers un entraînement physique et mental intensif, de nombreux exploits (accrobatie, cassage de planches ou de briques, contrôle du qi.. .).

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105

3.2.2 La non-violence dans le bouddhisme et le taoïsme

Si les traditions religieuses, quelles qu’elles soient, ont toutes, à un moment ou à un

autre, senti le besoin de justifier certains actes de violence, il n’en reste pas moins que toutes,

sans exceptions, condamnent généralement la violence sous toutes ses formes. C’est le cas en

particulier du bouddhisme et du taoïsme. J’ai choisi de présenter le cas de ces deux traditions

pour deux raisons : d’abord parce qu’ils sont en lien direct avec le sujet de ma recherche,

ensuite parce que le discours de ces traditions (qui est sensiblement le même à ce propos)

accorde une très grande importance à la non-violence ; ils en font même un des éléments

primordiaux de leurs doctrines. Par contre, tant dans le bouddhisme que dans le taoïsme, on

se rend compte que cette notion si importante de non-violence s’inscrit dans une pratique plus

large qui est commune aux deux traditions spirituelles,202 celle de l’extinction des désirs.

Notion peut-être plus claire dans le bouddhisme que dans le taoïsme, l’extinction des désirs et

des passions reste au centre de la préoccupation de la doctrine de ces deux traditions. Pour

bien comprendre la non-violence, il faut d’abord prendre conscience de cet aspect. Le désir

est perçu comme un carcan qui plonge inévitablement l’individu dans un cercle vicieux. Pour

atteindre une liberté spirituelle, mentale et physique, il faut d’abord se libérer de ses désirs et

de ses passions. Dans ce contexte, la violence devient l’expression directe des désirs humains

non assouvis. Se libérer de ses désirs amène donc automatiquement à se libérer de la

violence.

L’enseignement bouddhique, comme celui de la plupart des religions, met en valeur

l’amour, la compassion, la patience et la tolérance. Π serait trop long et probablement inutile

de définir chacun de ces termes, qui, s’ils prennent une signification particulière dans le

bouddhisme, sont somme toute assez clairs. Il est par ailleurs facile d’observer quel type de

rapport le bouddhisme entretient avec la violence : quelle que soit sa forme, il la rejette

intégralement. Par exemple, le discours du Dalaï-Lama est en cela un bon indicateur,

202 Je me concentrerai ici sur la doctrine générale du bouddhisme, c’est-à-dire principalement ce qu’on retrouve dans le sermon de Bénarès (les quatre vérités). Pour ce qui est du taoïsme, je me référerai principalement à la tradition dite philosophique (dao jia) ou mystique.

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106

simplement par les titres des ouvrages qu’il a publiés.203 La non-violence est, en effet, à la

base de la vie des moines bouddhistes. D’ailleurs, la première règle de la vie monacale, et la plus importante, est de s’abstenir de détruire la vie, sous quelque prétexte que ce soit.204 De

même, les bouddhistes cherchent à s’éloigner le plus possible de la vie militaire et politique.

Sakyamuni lui-même a refusé une vie de monarque pour se consacrer à !’établissement d’une

société idéale sous l’influence spirituelle du bouddhisme. Dans cette perspective, les règles

monacales du bouddhisme primitif défendent aux moines même de regarder des militaires (y

compris les parades, les entraînements, les combats...).205 Autre exemple fourni par Weiner à

propos du bouddhisme primitif : l’ordre monacal fondé par Sakyamuni n’a jamais recours à la

punition forcée, contrairement à la plupart des autres traditions religieuses. La punition était

toujours infligée avec le consentement du puni.206

Mais l’idéal de non-violence bouddhique n’est pas seulement un enseignement passif.

Elle a également un caractère actif d’engagement au niveau social et politique. L’exemple le

plus fréquemment donné pour souligner l’influence de l’enseignement du Bouddha sur un

gouvernement est celui du roi Asoka en Inde. Celui-ci vécut au IIIe siècle av. J.C. D’abord

conquérant et tyran, il devint laïc bouddhiste et réforma tout son gouvernement selon les

principes de bienveillance et de non-violence.

Cette non-violence, que l’on retrouve dans toutes les traditions bouddhiques,

s’explique bien quand on comprend le contexte doctrinal dans lequel elle s’est développée.

Pour bien la comprendre, il faut analyser cette prescription à l’intérieur des quatre vérités

fondamentales proposées par le Bouddha dans son sermon de Bénarès. Pour faire un court

résumé, le Bouddha dit que (1) Tout est douleur ; (2) La cause de la douleur est le désir ; (3)

On peut faire cesser la douleur et atteindre le nirvana en se libérant de ses désirs ; (4) Il existe

un chemin qui conduit à la cessation de la douleur.207 Puisque la douleur se définit par le

203 Les voies du cœur : non-violence et dialogue entre les religions (1993), La puissance de la compassion (1997), Guérir la violence (1998), La compassion universelle (1999), Paix des âmes, paix des cœurs (2001), L’initiation du kalachakra pour la paix dans le monde (2001).204 Dennis Gira, Comprendre le bouddhisme, Paris, Bayard, 1989, p. 97.205 Philip Weiner et John Fisher, Violence and Aggression in the History of Ideas, New Jersey, Rutgers University Press, 1974, p. 175.206Ibid., p. 174-175.207 On trouvera le texte complet du sermon de Bénarès ainsi que des explications pertinentes du texte dans le petit ouvrage de Dennis Gira, op. cit, chapitres 2 et 3.

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107

caractère éphémère de toutes choses, les besoins créés par les désirs et les passions peuvent

possiblement être comblés pour un certain temps, mais ils ne le sont jamais pour toujours. On

finit toujours par perdre ce que l’on a. La violence devient alors pour les bouddhistes la

conséquence directe de certains désirs inassouvis et qui peuvent prendre plusieurs

formes comme l’envie, la cupidité, la vanité, l’égocentrisme, la jalousie, etc. L’extinction des

désirs, des passions, élimine du coup ces sentiments et la violence qui n’a logiquement plus

sa raison d’être.

Le rapport à la non-violence dans le taoïsme est sensiblement du même ordre que dans

le bouddhisme, c’est-à-dire qu’il s’inscrit dans la doctrine même de la pensée taoïste. Bien

évidemment, le taoïsme évolue dans un autre contexte et fait appel à d’autres concepts ainsi

qu’à un autre vocabulaire. Mais l’essentiel du discours qui me préoccupe ici est, à mon avis,

très comparable. Dans le taoïsme, le rapport à la violence s’inscrit dans le cadre d’une notion

plus large et plus universelle de la philosophie taoïste : le wu wei. C’est dans le quiétisme

recherché par les sages mystiques et ermites du taoïsme qu’on voit le mieux comment est

perçue la non-violence. Je me suis déjà étendu sur le thème du wu wei dans le chapitre sur la

philosophie taoïste, je ne reviendrai pas sur ces notions et leurs rapports avec la pratique des

arts martiaux. Je me contenterai de faire un parallèle avec cette idée d’extinction des désirs

que l’on retrouve dans le bouddhisme. Le wu wei est au centre de la pensée de Lao zi et celui-

ci le développe assez bien dès le premier chapitre du Dao de jing : « La voie qui peut être

exprimée par la parole n’est pas la Voie étemelle ; le nom qui peut être nommé n’est pas le

Nom étemel. (L’être) sans nom est l’origine du ciel et de la terre ; avec un nom, il est la mère

de toutes choses. C’est pourquoi, lorsqu’on est constamment exempt de passions, on voit son

essence spirituelle ; lorsqu’on a constamment des passions, on le voit sous une forme

bornée. »208 Ce premier chapitre donne le ton au reste de l’ouvrage : l’atteinte du dao, la

compréhension de la voie, passe d’abord par l’extinction des passions.209

208 Traduction de Stanislas Julien.209 Dans le chapitre XLVI, on peut également lire : « Si le monde est en bonne voie, les coursiers dessellés travaillent dans les champs. Si le monde n’est pas en bonne voie, les chevaux de combat pullulent au faubourg. Pas de plus grande erreur que d’approuver ses désirs. Pas de plus grand malheur que d’être insatiable. Pas de pire fléau que l’esprit de convoitise. Qui sait se borner aura toujours assez ». Traduction de Liou Kai-hway.

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108

Les premiers philosophes du taoïsme se sont évidemment attardés au problème de la

guerre (qui était monnaie courante à l’époque où leur pensée fleurissait, soit vers le IVe siècle

av. J.C.).

...au sujet de la guerre et de la paix, nous voyons que le Tao se prononce résolument en faveur de la paix, tout naturellement. Cette paix ne doit pas provenir seulement de la considération des malheurs de la guerre, déplorée de toute éternité par les hommes mêmes qui la font. Elle doit découler de l’imitation du Principe [le dad] dont la parfaite impartialité se manifeste par une parfaite neutralité [wu wei]. C’est une paix qui dérive de la nature des choses, comme la loi, selon Montesquieu. Elle n’a rien qui soit à proprement parlé « voulu », si elle était voulue véritablement, elle ne serait pas efficace : reposant sur des traités, qui sert des œuvres artificielles, elle serait à la merci d’un changement dans l’équilibre des forces. Elle procède donc d’une vue métaphysique et quasi religieuse de l’Univers, et de son étemelle stabilité à travers ses incessantes fluctuations.210

On voit ici que la non-violence et la recherche de la paix ont, dans le taoïsme, un caractère

plus passif que dans le bouddhisme. Elles s’inscrivent davantage dans une sorte de quiétisme.

Là où le bouddhisme dira : « faites la paix à tout prix », le taoïste dira plutôt : « ne recherchez

pas la guerre, ne recherchez pas la paix, l’harmonie s’installera de façon naturelle ».

Dans le Dao de jing, Lao zi traite souvent de politique. Il s’attarde principalement à

l’attitude que le souverain doit adopter dans le gouvernement de l’État, et ce dans plusieurs

chapitres. « Étant donné le système, l’homme d’État taoïste semble avoir peu à faire. Il n’en

est rien, puisqu’il joue le rôle de régulateur, rôle qui nécessite une perpétuelle activité dans la

non-activité. Son influence devra, dans ce but, être lointaine pour être efficace : car, si elle est

proche, elle sera contaminée par la fièvre des événements et annulée par elle. Son action sera

proportionnelle à la distance qui la séparera de l’objet ou de la personne sur laquelle il

agit. »211 En se référant au principe du wu wei, l’homme d’État adopte une attitude quiétiste,

détaché, et n’intervient qu’en tant que modérateur.212 C’est pourquoi on dit qu’en

210 Jean Grenier, L'esprit du Tao, Paris, Flammarion, 1973, p. 141.211Ibid, pp. 142-143.212 Et en effet, le wu wei, que l’on traduit couramment par non-agir, non-action, ou non-intervention est en fait beaucoup plus un principe de modération, de juste milieu.

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n’intervenant pas directement et personnellement dans la politique du pays, il n’entre en

conflit avec personne.

C’est cette attitude que doit d’ailleurs adopter chaque personne qui s’engage dans la

recherche de la voie (dao). Mais le wu wei, s’il est une forme de quiétisme, est aussi une

manière pour le saint taoïste de manifester sa puissance. « Par le non-agir, il n’y a rien qui ne

se fasse. C’est par le non-faire que l’on gagne l’univers. »213 « Le Tao lui-même n’agit pas, et

pourtant tout ce fait par lui. »214 Le saint taoïste, en pratiquant le wu wei, conserve ses forces,

ses énergies, pour les utiliser au moment opportun. Je renverrai ici le lecteur au chapitre 2.3

où il est expliqué comment tout le concept d’immortalité tiré des principes taoïstes a permis

de légitimer les actions de certains groupes et a développé tout un imaginaire, un état d’esprit

de la pratique martiale. H.G Creel visait juste lorsqu’il écrivait : « The Taoist reasoned, being

absorbed in the Tao he could not be hurt because he recognized no hurt ; one who cannot be

hurt is impregnable ; and one who is impregnable is more powerful than all of those who

would hurt him. » Pour les taoïstes, le wu wei et la recherche de la voie (dao) amène un

détachement tel qu’il permet d’éviter tous les dangers. « Je sais, dit Lao tseu, que celui qui est

expert à prendre soin de sa vie (che cheng), ne rencontrera dans ses voyages ni rhinocéros, ni

tigres et, dans les combats, n’aura point à détourner de lui les armes. Un rhinocéros ne

trouverait en lui nul endroit pour enfoncer sa come ! ni un tigre où planter ses griffes ! ni une

arme où faire pénétrer son tranchant ! Et pourquoi donc ? Il n’y a point en lui de place pour

la mort ! »215 Cet extrait, bien qu’un peu ambigu, montre toute l’ambivalence du concept de

wu wei. Le taoïste afíjente la violence par la non-action.

Granet donne un autre exemple du même type : « L’homme suprême (tche jen) a une

telle puisance (chéri) qu’on ne peut lui donner chaud en mettant le feu à une immense

brousse, ni lui donner froid en faisant geler les plus grands fleuves ; les plus violents coups de

tonnerre ruineront les montagnes, les ouragans déchaîneront les mers sans pouvoir l’étonner-

mais lui, qui se fait porter par l’air et les nuées, et qui prend pour coursier le Soleil et la Lune,

s’ébat par-delà l’Espace (hors des Quatre Mers) ! Et la mort et la vie ne changent rien pour

213 Dao de Jing, chapitre 48.214 Dao de jing, chapitre 37.215 Marcel Granet, La pensée chinoise, Paris, Albin Michel, 1968 [1934], p. 415.

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lui ! Et que lui importe ce qui peut nuire ou être utile. »216 Ce passage, au caractère un peu

fantastique, fait vite penser à l’état d’esprit des « Boxers » du tournant du XXe siècle qui se

prétendaient invincibles face à leurs ennemis.

En fait, il faut nuancer tout cet univers fantastique. Le wu wei est plus simple et plus

terre-à-terre. Il explique davantage une manière d’agir qu’une finalité. C’est une façon de

vivre en interaction avec les autres, mais en évitant le plus possible les situations propices aux

conflits interpersonnels. «Les cas où il faut intervenir sont ainsi des exceptions qui

confirment la règle générale : le Saint refuse toujours la lutte, de sorte que personne ne peut

entrer en conflit avec lui. »217 C’est un peu de cette façon que doit être abordée la pratique

des arts martiaux qu’on dit issus des traditions taoïstes.

3.2.2 Concilier art de combat et quête spirituelle : une voie de la non-violence ?

Ce petit détour sur la violence et la non-violence dans les traditions religieuses me

permettra maintenant de me pencher sur la question suivante : existe-t-il une voie de la non-

violence dans les arts martiaux ? Ou si l’on préfère : comment concilier un art de combat et

une quête spirituelle ? Ce que j’ai présenté jusqu’à maintenant dans ce chapitre n’avait pas

tant pour but d’élaborer une théorie de la violence que d’en faire ressortir un élément

particulier. En effet, ce qui ressort d’abord de mon analyse, c’est une sorte d’ambivalence

qu’on constate dans le rapport entre le religieux et la violence. Girard en faisait déjà mention

dans La violence et le sacré, mais sans pousser très loin son analyse dans cette perspective.

En fait, pour résumer simplement, les auteurs s’entendent généralement pour dire qu’au

contact du religieux, la violence perd son caractère illégal et immoral ; elle perd, finalement,

son caractère violent. Dans la société de tous les jours, la violence n’est pas tolérée ; mais

dans un cadre religieux, contrôlé, elle sera acceptée et même, dira-t-on, nécessaire.

216 Granet (citant Zhuang zi), Ibid, p. 415.217 Max Kaltenmark, Lao Tseu et le taoïsme, Paris, Le Seuil, 1965, p. 69. En référence aux chapitres 22 et 66 du Dao de fing.

Page 111: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

Ill

Dans des traditions religieuses où Ton véhicule d’abord des valeurs de bienveillance,

de tolérance, de compassion et de non-violence (valeurs qui constituent l’essentiel de

certaines doctrines, comme c’est le cas dans le bouddhisme et le taoïsme), on se rend donc

compte que la violence peut facilement être légitimée. Que cette violence soit symbolique

(comme c’est le cas du sacrifice rituel) ou bien réelle (comme dans le cas du terrorisme des

extrémistes religieux), le discours religieux sert toujours à justifier cette violence en en

atténuant la portée. Au contact du religieux, la violence devient un concept un peu flou,

ambigu, ambivalent. Dans le cas du sacrifice rituel, elle devient symbolique ; dans le cas de

l’extrémisme religieux, elle est réelle mais sa portée devient symbolique : on la justifie par

une nécessité voulue par l’état de guerre et par une déresponsabilisation des actions au nom

du divin. Je ne crois pas qu’on ait ici affaire à un double discours, mais bien à un discours

ambivalent qui, à la fois prône la non-violence et, à la fois légitime la violence.

On retrouve exactement le même phénomène dans les traditions spirituelles des arts

martiaux chinois (que ce soit la tradition bouddhique ou la tradition taoïste). La tradition

taoïste est, je l’ai montré, une tradition qui cherche à justifier la pratique d’arts de combat en

faisant reposer ses fondements sur certains éléments des traditions taoïstes. Dans ce contexte,

ces éléments taoïstes viennent en quelque sorte détourner l’élément à première vue

fondamental des arts martiaux (c’est-à-dire le développement d’habiletés martiales) vers la

recherche d’une voie spirituelle à travers cette pratique. Celle-ci reste la même

(l’apprentissage d’une méthode de combat), mais on se détourne du but recherché par l’art

martial. L’intention dans la pratique n’est alors plus dirigée vers l’autre et contre sa violence ;

elle est maintenant dirigée vers le pratiquant lui-même. Π cherche à contrôler sa propre

violence. L’ambivalence, l’ambiguité qui se crée entre la pratique elle-même et le but

recherché par celle-ci se caractérise par un discours lui aussi ambivalent face à la pratique des

arts martiaux. L’art martial est toujours à la fois une méthode de défense et une méthode

d’attaque. C’est une pratique qui vise à élever l’individu en tant qu’être humain et qui vise

également à « détruire » l’autre. La connaissance de l’art martial peut aussi bien guérir que

tuer. « Kung Fu is just like fire. If it is used beneficially, it will help one survive. If it is

abused, it will destroy the user. As old Chinese masters said : “Misusing fire leads to

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112

destruction ; misusing Rung Fu leads to self-destruction”. »218 Dans ce contexte, on pourrait

voir les arts martiaux comme un outil. En les considérant comme tel, on sépare alors l’art de

l’être humain. Un outil n’a pas de valeur en soi, c’est son application qui lui confère une

valeur, bonne ou mauvaise. Le problème de la violence, ou plutôt les conflits interpersonnels,

surviennent généralement lorsqu’on place le respect de l’outil avant le respect de l’être

humain, c’est-à-dire qu’on considère l’art au-dessus de l’humain. Le discours de la tradition

taoïste des arts martiaux, en se référant à une réalité ultime (à travers la cosmogonie, le culte

divin, l’immortalité... ), tend souvent à mettre l’art au-dessus de l’être humain, ce qui peut, à

mon avis, constituer une source de conflit.

Est-ce à dire que la construction d’une tradition spirituelle (en l’occurrence taoïste)

des arts martiaux ne peut être considérée que comme de la poudre aux yeux ou comme un

arnaque destiné simplement à masquer une violence qui constituerait, en fin de compte,

l’essentiel de la pratique ? Je ne le crois pas du tout. En mettant en évidence la quête d’une

origine spirituelle, cette tradition apporte une nouvelle dimension à la pratique qui se

caractérise par un renversement de l’intention. L’élément central de la pratique n’est plus une

extériorisation de sa puissance martiale dans une interaction avec un adversaire autre que soi,

mais bien l’occasion d’un retour sur soi-même. Prendre conscience de ses capacités et de ses

limites, prendre conscience de sa place dans l’univers, se dépasser soi-même en tant qu’être

humain, voilà, en fin de compte, l’intention finale dans la pratique des arts martiaux. C’est

pourquoi on dit souvent que l’adversaire ultime et le plus redoutable à vaincre est soi-même.

« Cet adversaire suprême, c’est l’ego attaché et jaloux de ses possessions et qui entend faire

respecter ses acquis par la violence. Le dernier adversaire à combattre se trouve être la

personnalité du guerrier. Vaincre ses propres travers donne la victoire définitive. Un guerrier

ordinaire voit en toute personne un adversaire, un guerrier taoïste n’a plus d’adversaire

lorsqu’il a éliminé ses propres points faibles. »219

Patrick Beaudry a publié, en 1992, un article intitulé «La ritualité dans les arts

martiaux »220, dans lequel il tente une analyse sociologique des rituels dans la pratique des

arts de combat. Pour lui, «... la pratique d’un art martial permet de situer dans une dimension

218 Chow et Spangler, op. eit, p. 211.219 Gérard Edde, Le chemin du Tao, Paris, La Table Ronde, 1997, p. 58.220 Cahiers internationaux de Sociologie, Vol. XCII, 1992, pp. 143-161.

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113

d’échange et de réciprocité la forme archaïque du combat, de la lutte ou de la guerre. Ce n’est

pas une sécurité qui se cherche, mais une relation à la violence (et à la mort) qui se

négocie. »221 La ritualité met donc en place un cadre bien défini dans lequel la violence est

contrôlée. Mais, selon lui, pour participer à cette ritualité, il faut d’abord prendre conscience

de cette violence. «La pratique d’un art martial consiste donc bien moins en une dérivation

de la violence qu’en une occasion dynamique de prendre part à ses désordres. [...] ...les

pratiquants d’arts martiaux ne se mettent nullement en quête d’une maîtrise totale ou

totalitaire de leur environnement. Dans une remise en cause répétée de soi-même, dans une

mise en doute ou presque en suspens de cette existence même, il s’agit de s’affronter à ses

propres limites et au vide. »222 Certains auteurs ont tenté d’appliquer cette vision aux réalités

concrètes de la vie de tous les jours. C’est le cas entre autres de Jacques Pain, qui a publié

plusieurs ouvrages sur la violence dans les écoles et qui a développé une méthode

thérapeuthique, les « stages violence », qu’il explique dans un ouvrage intitulé La non-

violence par la violence, une voie difficile223. Le titre lui-même montre le caractère

ambivalent du problème. Selon Pain, pour atteindre la non-violence, il faut d’abord

développer une pédagogie de la violence. Dans cette perspective, il rejoint Beaudry en

affirmant que l’art martial se définit avant tout par une relation à la violence.

Dans ce contexte, il est plus facile de mettre en évidence ce que serait une voie de la

non-violence dans les arts martiaux. On pourrait identifier deux aspects à cette voie de la non-

violence soit un aspect théorique et un aspect technique. Ces deux aspects s’incrivent, à mon

avis très bien dans le discours que présente la tradition taoïste des arts martiaux. Au niveau de

l’aspect théorique, je m’inscris dans la perspective qu’adoptent Pain et Beaudry, c’est-à-dire

que la pratique des arts martiaux se définit d’abord par son rapport direct avec la violence.

Mais cette violence ayant pour origine l’être humain, celui-ci a la possibilité (on pourrait dire

la responsabilité) de la contrôler, de la « gérer ». Dans le contexte qui me préoccupe ici, je

considère l’art martial davantage comme un outil. La violence s’exprime, à mon avis, d’abord

par l’intention que l’être humain exprime par rapport à son outil. Je ne dis pas que la

spiritualité dans les arts martiaux fait disparaître tout élément de violence. Au contraire, et

221Ibid, p. 150.222 JW, p. 152.223 Matrice, 1999

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114

Beaudry le montre très bien, il faut d’abord reconnaître cette violence pour pouvoir bien la

gérer.

Finalement, oii se trompe en voyant dans l’esthétique des arts martiaux la preuve d’une logique de pacification qui serait d’emblée acquise. La visée non violente de ces combats ne doit pas tromper. En aïkido224 notamment (puisque c’est là l’art martial dont on dit communément qu’il n’est pas violent, qu’il est de « défense » et non point d’ »attaque » comme le serait le karaté), 1’ »harmonie » est bien moins une donnée de départ, une convention, que le résultat d’un apprentissage patient de techniques qui permettent bien plus que la « manipulation » d’un adversaire, la mise en scène de deux violences qui se rencontrent. L’allure chorégraphique de l’aïkido ne correspond pas à la décision tacite de se ménager en sublimant la violence dans une esthétique de bon aloi. Elle masque, aux yeux du non-pratiquant, la mise en commun de deux forces -parce qu’il y a ritualité- l’occasion d’une réunion et d’une expérience efficace. On ne peut pas sérieusement parler de l’aïkido comme d’une pratique martiale « non-violente » sans oublier l’étape capitale (et toujours à renégocier) d’une reconnaissance de la violence à partir de laquelle cette harmonie se fonde.225

Mais tout en reconnaissant l’existence de la violence chez l’être humain, le pratiquant la

refuse. Non qu’il la fuie ; au contraire, il l’affronte, mais dans un esprit de non-aggressivité et

de maîtrise de soi.

J’ai déjà parlé un peu de comment cela se traduit au niveau technique. Dans la

pratique d’un art martial dit « issu de la tradition taoïste » (tai ji quan, xing yi quan, bagua

zhang... ), on n’applique pas une force contre une autre force adverse, on cherche toujours à

absorber la force de l’adversaire pour la rediriger vers celui-ci. C’est généralement sur cette

224 Beaudry se concentre surtout sur les arts martiaux japonais, comme c’est le cas pour l’aïkido, mais ses propos s’applique aussi pour les arts martiaux chinois. On fait d’ailleurs souvent des comparaisons entre l’aïkido et le taiji quan.™Æ«Z,p. 151.

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115

base qu’on dira que ces arts martiaux sont « non-violents ».226 C’est toute l’idée du wu wei

qui est appliquée ici à l’art martial. Mais je crois qu’il faut pousser l’explication un cran plus

loin pour bien mettre en lumière une « voie » de la non-violence, au niveau de la maîtrise de

l’art. Comme le dit Edde : « Comment concilier la pratique martiale et la recherche

spirituelle ? Ce paradoxe est résolu par le travail sur la discipline et la concentration qui

développent la maîtrise. Mais, surtout, le Gung Fu est caractérisé par des mouvements

souples qui, en faisant circuler le Qi sans entrave, rendent le pratiquant conscient de

l’harmonie des souffles et le plongent dans une méditation qui calme son ardeur aggressive.

Par ce moyen habile, l’agressivité est transformée en non-action ». 227

En d’autres termes, le maître qui est conscient de la maîtrise qu’il a acquis par ses

longues années de pratique ne ressent plus le besoin de démontrer et de prouver ses capacités.

Il en vient à ne plus avoir aucune prétention ni même aucune intention. Même cette intention

envers soi-même que la pratique amenait initialement finit par disparaître. Il ne reste que

l’efficacité, dénuée de toute intention, bonne ou mauvaise. Il est difficile de rendre compte

directement de ce phénomène en des mots. Beaudry le fait assez bien quand il parle du non-

vouloir que le pratiquant développe : « un non-vouloir, voisin d’apparence de l’absence de

volonté du paresseux ou de l’homme fatigué, permet de tendre l’arc ou de dégainer le sabre.

La vitesse des mouvements ne se résulte pas de la décision d’être rapide. La puissance du

coup ne procède pas de la volonté de frapper fort. Au contraire, la décision prise

“maintenant” de se déplacer paralyse. C’est parce que je voudrais frapper fort et bien droit

que la lame de mon sabre dévie. C’est !’application queje mets à bien attaquer ou riposter qui

affaiblit le coup ou qui rend vaine la parade. C’est parce que l’efficacité m’obsède queje suis

inefficace. »228

226 En fait, si on prend l’exemple du taiji quart, on se rend compte que les auteurs du corpus présentent majoritairement cet art comme une pratique pacifique, non-aggressive et qui, d’un point de vue martial, ne sert strictement qu’à Γauto-défense. De plus en plus dans la société d’aujourd’hui, les arts martiaux ont tendance à se « cacher » derrière cette étiquette d’auto-défense en l’associant automatiquement à la non-violence. Cela ne règle pas, à mon avis, le problème de la violence, c’est beaucoup plus un problème légal. L’auto-défense est en fait une forme de violence légitimée légalement par la société. En droit criminel, on parle de « légitime défense ». Elle reste cependant une réponse (plus souvent qu’autrement violente) à une aggression physique violente.227 Edde, op. cit., p. 57.228 Beaudry, op. cit., p. 153.

Page 116: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

116

Dans Les Contes des arts martiaux, Pascal Fauliot raconte une série d’histoires qu’il

place sous le thème : « Vaincre sans combattre ». Dans la plupart de ces histoires, c’est le

haut niveau de maîtrise qui attire le respect de l’opposant. En clair, celui qui atteint un niveau

de maîtrise élevé ne sent plus le besoin de se prouver à lui-même et aux autres ses capacités.

Et celui qui cherche à s’opposer au maître de haut niveau ne peut que se rendre compte, par

l’attitude de celui-ci, de l’inutilité de son action. Toute violence est alors éliminée. Le maître

d’arts martiaux applique ce principe à sa pratique pour atteindre une parfaite efficacité, mais

l’applique aussi à tout son être et à toutes ses actions quotidiennes. On voit bien dans ce

contexte !’influence de la notion de wu wei.

Le rapport que les arts martiaux entretiennent avec la violence met en lumière une

sorte de paradoxe, ou du moins une contradiction, qui se traduit par la phrase que l’on entend

souvent : «Je pratique un art martial pour éviter le combat ». Ce que j’ai essayé de faire

ressortir ici, c’est que la construction d’une tradition taoïste des arts martiaux (c’est-à-dire

!’introduction d’éléments des traditions taoïstes dans la pratique de certains arts martiaux qui

amène une dimension spirituelle) crée une certaine ambiguïté, une certaine ambivalence dans

les rapports entre la pratique martiale et la violence, au même titre que dans les traditions

religieuses à proprement parlé. Dans ce contexte, le discours présenté par la tradition taoïste

des arts martiaux joue sur plusieurs plans à la fois. D’un côté, on présente les arts martiaux

comme un art de combat (les appellations de « sport de combat » ou d’ »auto-défense » ne

règlent pas le problème de la violence) : on apprend une méthode de combat. D’un autre

côté, on présente les arts martiaux comme un art totalement non-violent qui vise d’abord un

retour sur soi-même. C’est principalement à travers ce jeu violence/non-violence que se

légitime la pratique.

Page 117: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

117

3.3 Conclusion

J’ai essayé dans ce chapitre de définir une certaine structure, un pattern dans le

discours de la tradition taoïste des arts martiaux. À travers l’étude d’auteurs qui ont travaillé

dans le même domaine mais sur d’autres sujets, je crois avoir pu discerner ces structures qui

caractérisent les rapports qu’entretiennent la tradition et le religieux. En présentant un

discours dans lequel la pratique des arts martiaux s’est développée au sein d’un cadre

spirituel, il se crée ainsi une distance entre l’art et le pratiquant, comme si cet art acquérait

une existence en elle-même, une existence au-delà de l’existence humaine, transcendant

celle-ci et relevant d’une instance suprême et absolue. Cette existence que l’on donne à l’art

martial lui donne finalement tout son sens et lui donne une cohérence par rapport au

pratiquant. Le recours au mythe devient alors essentiel pour construire cette tradition qui

relève d’une réalité extra- humaine. De même, par la construction de cette tradition, le

pratiquant définit tout son rapport à la violence. Le rapport que le pratiquant entretient avec

ces mythes se définit alors par tout un processus de mise en sens, de légitimation de la

pratique martiale à l’intérieur d’une tradition spirituelle. À travers le discours, ce rapport va

au-delà du choix de l’être humain quant à son comportement mais il est défini par une

transcendance qui donne au rapport à la violence tout son caractère ambivalent.

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© Conclusion générale

J’ai tenté, dans le cadre de ce mémoire, d’offrir une certaine interprétation des arts

martiaux chinois, ou plus précisément une interprétation de la pratique martiale dans la

perspective d’une quête spirituelle. Cette perspective n’est évidemment pas partagée par tous

les adeptes d’arts martiaux. En fait, on peut affirmer que personne ne pratique les arts

martiaux pour les mêmes raisons. La spiritualité n’est qu’un des discours proposant un cadre

théorique à une pratique. Mais qu’ils se pratiquent dans un but sportif, d’auto-défense, de

quête spirituelle, ou simplement par loisir, les arts martiaux se caractérisent toujours par un

accomplissement et un dépassement de soi. Chaque être humain cherche à s’y dépasser, à

devenir un meilleur individu. On comprend que, pour beaucoup de gens, une spiritualité (ou

simplement une philosophie de vie) ne soit pas du tout étrangère et incompatible avec des arts

de combat orientaux.

Trois possibilités (trois hypothèses de base) sont à considérer dans l’étude du

développement des arts martiaux chinois et de leur lien avec la spiritualité taoïste : (1) Les

arts martiaux chinois forment des pratiques qui sont issues de traditions spirituelles

(bouddhisme ou taoïsme), c’est-à-dire qu’ils ont été développés exclusivement dans les

milieux taoïstes et servent à la base des besoins exclusivement spirituels avant d’être des arts

de combat. Ces pratiques deviennent ici l’expression directe des pratiques taoïstes. (2) Les

arts martiaux ont été développés dans un but exclusivement martial et militaire et toute

connexion avec le spirituel ou le religieux est une invention, une construction arbitraire visant

à masquer la vraie nature de la pratique derrière un soi-disant cheminement spirituel. (3) Les

traditions taoïstes et les arts martiaux se sont développés paralèllement et se sont influencés

réciproquement pour former un mélange de pratiques de combat et de recherche spirituelle.

Bien que j’aie privilégié cette troisième hypothèse tout au long de cette étudè, on a pu

constater que les recherches historiques n’apportent aucune preuve tangible supportant hors

de tout doute l’une ou l’autre de ces possibilités. Il ne reste donc que l’étude du discours pour

tenter de comprendre la nature de ces rapports.

Page 119: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

119

Pour se contraire une nouvelle tradition qui est la tradition taoïste des arts martiaux,

ce discours emprunte d’abord aux traditions taoïstes « classiques ». Cette tradition, ou ce

discours, se construit en amalgamant des éléments de discours déjà existants et ayant leur

cohérence propre : la médecine traditionnelle, la philosophie, la religion, des méthodes de

combat... Dans cette nouvelle tradition, on replace la pratique des arts martiaux dans un

cadre spirituel. C’est ce qui constitue l’essentiel de ce que j’ai appelé le processus de

légitimation. Dans la construction de cette tradition d’arts martiaux, on s’approprie donc ces

éléments de traditions taoïstes, on les réinterprète selon de nouveaux besoins spécifiques (la

pratique martiale) et on se crée ainsi un contexte, un cadre, dans lequel s’insère l’art martial.

Ce processus crée alors une distance entre l’art martial et l’humain. On donne une existence

propre à l’art martial en lui conférant une origine extra-humaine, cosmique, universelle. On

lui confère donc une légitimité propre. En replaçant les arts martiaux dans un cadre spirituel

plus large, on confère tout simplement à ces pratiques un sens. Du même coup, l’adepte, en

s’intégrant lui-même à cette tradition, à ce discours, donne du sens à sa propre existence.

L’étude de ce processus de légitimation dans le discours a mis en lumière plusieurs

problèmes qui n’ont peut-être pas été approfondis comme je le souhaitais. Les limites mêmes

d’un mémoire de maîtrise comme celui-ci (limite de temps et manque de ressources

linguistiques appropriées) ne permettaient d’abord pas de faire une étude historique poussée

du rapport entre les arts martiaux et les traditions taoïstes, étude qui aurait permis d’appuyer

de manière plus concrète la thèse du processus de légitimation. Une analyse historique plus

approfondie aurait permis de bien comprendre l’évolution et les détails concrèts du processus

qui a conduit à construire la tradition taoïste des arts martiaux. Dans le contexte de ce

mémoire, l’étude des mythes sur lesquels s’appuie ce discours rendait le problème encore

plus complexe : le rapport particulier qu’entretiennent les mythes chinois avec l’histoire

n’était pas pour en faciliter l’analyse.

De plus, l’étude des arts martiaux chinois et de leur discours fait surgir tout le

problème de l’orientalisme, ou celui des rapports entre l’Orient et l’Occident. Il aurait été

intéressant de pouvoir mieux approfondir la question de l’origine géographique et culturelle

exacte de ce discours. La nature du corpus de travail montre du moins une chose : ce discours

s’intégre de plus en plus à l’Occident et cette vision spirituelle des arts martiaux est de plus

Page 120: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

120

en plus appréciée des adeptes occidentaux. Tous les éléments du discours sont évidemment

typiquement chinois. Mais ce qu’il resterait à faire, c’est analyser plus spécifiquement les

transformations de ce discours lorsqu’il passe en Occident. Encore ici, cela demanderait une

étude à plus grande échelle comportant l’analyse des sources chinoises, de même qu’une

analyse plus détaillée de la structure du corpus.

De manière un peu instinctive, naturelle, l’être humain cherche à donner un sens à ce

qu’il est et à ce qu’il fait. En conséquence, en tant que collectivité, il cherche à donner un

sens aux traditions qu’il s’est construites. Le processus par lequel il légitime ses traditions et

ses pratiques qui lui sont associées consiste à faire croire ( et plus souvent qu’autrement il

s’agit de se faire croire à soi-même) que le sens ne vient pas de lui mais est en quelque sorte

généré par la tradition elle-même, autrement dit de se faire croire que la tradition produit

spontanément du sens. Quoi de mieux alors que d’instituer une légitimation d’ordre spirituel,

qui met de l’avant une transcendance, qui insère la tradition et l’être humain dans un cadre

extra-humain, absolu ou divin.

De façon générale, l’analyse que j’ai présentée tend à montrer que le rapport entre la

spiritualité taoïste et les arts martiaux est un rapport qui, plus souvent qu’autrement, est

arbitraire. J’entends par cela que les liens qui sont construits n’ont pas comme but premier

d’améliorer la pratique martiale martiale du point de vue de son efficacité mais bien de

justifier, de légitimer ces pratiques, de leur donner un sens. Mettre en liens certaines écoles

d’arts martiaux avec des personnages légendaires, avec des divinités ou avec des éléments de

philosophie ne change finalement pas grand chose à la pratique, à part le fait que cela ajoute

un certain état d’esprit dans lequel l’art martial peut se pratiquer. Par contre, ce discours

identifie clairement l’origine de ces pratiques. Encore ici, une analyse plus approfondie de

l’évolution historique et du rapport Orient-Occident à l’intérieur de ce discours permettrait

d’avoir une vision plus nette du problème.

Un point me semble plus délicat : le rapport qu’ entretiennent les arts martiaux avec la

médecine traditionnelle chinoise. Il semble que les éléments qu’on retrouve dans la médecine

permettent de discerner des liens plus concrèts avec la spiritualité taoïste. La connaissance de

certains aspects de cette médecine (points d’acupuncture, méridiens d’énergie, techniques

respiratoires...) devient un élément important de la maîtrise d’un art de combat. Un maître

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121

digne de ce nom doit maîtriser « l’art de tuer » mais doit également maîtriser « l’art de

guérir ». Certaines pratiques physiologiques semblent communes à plusieurs traditions

chinoises.

Quoi qu’il en soit, l’efficacité, ou plutôt la recherche d’efficacité, restera toujours pour

l’adepte l’aspect primordial de la pratique de son art. Avant la recherche d’une origine

spirituelle ou d’un sens au mouvement, il y a toujours le mouvement lui-même. Ce n’est pas

dans le discours que se cache l’efficacité du mouvement. Pascal Fauliot vise juste lorsqu’il

décrit de façon simple mais efficace ce discours : « N’étant pas des leçons de morale, ces

récits exemplaires n’ont rien à démontrer. Leur but est autre : provoquer des questions qui

n’ont que la pratique pour réponse ».229 On peut spéculer sur l’origine, spirituelle ou non, des

arts martiaux ; leur raison d’être, l’essence de ces arts ne se trouvera jamais dans un discours.

L’adepte qui se concentre sur son travail de qi gong ou sur son enchaînement de taiji quan

n’a que faire des débats théoriques sur la spiritualité au moment même où il effectue ses

mouvements. L’essence de son art, de son travail, se définit avant tout par une pratique, par

un entraînement concret, constant et efficace du corps et de l’esprit.

229 Fauliot, op. cit, p. 17.

Page 122: Les traditions taoïstes dans le développement des arts ...

122

© Bibliographie générale

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Taoist Studies in the WWWweb : http://helios.univ.it/~pregadio/taoism.html

Daoist Studies Homepageweb : http://daoiststudies.org/index.html

Toute liste sur les arts martiaux serait ici incomplète et ne refléterait pas l’ampleur de la documentation disponible sur internet, même si on ne parle que d’un échantillion. Je donne cependant ici quelques mots- clés qui donneront accès à la majorité des sites.

« arts martiaux », « martial arts »« kung fii »« wu shu »« tai chi », « taiji quan »« shaolin »« wudang »« arts internes », « internai martial arts », « nei jia »« arts externes », « external martial arts », « wai jia »

Ouvrages de référence et ouvrages spécialisés

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