Les Silences de Medea

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LesSilencesdeMédéa

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LacollectionEspaceNordrassembledestitresdupatrimoinelittérairebelgefrancophone.Elleoffreuncatalogued’auteursremarquablesetveilleàlarééditiond’œuvresdevenuesindisponibles.PropriétédelaFédérationWallonie-Bruxelles,lacollectionestgéréeparLesImpressionsNouvellesetCairn.info,quiontréaliséle

présentvolume.

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©2016CommunautéfrançaisedeBelgiquepourlaprésenteédition

Illustrationdecouverture:©leilaartese–Fotolia.comMiseenpage:CWDesign

ISBN:978-2-87568-142-3Dépôtlégal:D/2017/12.583/2

Droitsdetraductionetdereproductionréservéspourtouspays.Toutereproduction,mêmepartielle,decetouvrageeststrictementinterdite.

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MalikaMadi

LesSilencesdeMédéa

roman

PostfacedeVéroniqueBergen

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N’oublionsjamaisquecequichoqueleplusprofondémentlavictimen’est

pastantlacruautédel’oppresseurquelesilence

duspectateur.

ElieWIESEL

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Médéa, petit village au sud-ouest d’Alger, à quelques kilomètres àpeine de Blida.Médéa, chef-d’œuvre de la nature, arrosé par desrivières qui prennent leur source dans les entrailles de la terre.Médéa, écrin de beauté au cœur de montagnes dont les cimesverdoyantes,denses,riches,drues,devinrentpourcertainslerefugeidéal. L’endroit rêvé pour venir méditer, aiguiser et compter.Médéa, si isolée, si retirée, si loin de tout, qu’elle devint la cibleparfaitepourceuxquitrouvèrentdanslesmassacresetlabarbarielaréponseabsolueauxdouloureusesinterrogationsquileshabitent.

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Ilétaitmidi,c’étaitledernierjourduramadan.Ilfaisaitchaud,35degrés au moins. L’odeur de la cherba enveloppait le village etmettait les estomacs affamés en émoi. Médéa était paisible, leshommes accomplissaient leurs ablutions avant de se rendre à laprière du vendredi, les enfants avalaient les restes des mets de laveille,et lesfemmes,dansleurcuisine,prenaientdel’avancesurlerepasdusoir.

Médéa était paisible. Zohra avait soif dans cetteminusculepiècesansfenêtre.Sonpèreetsesfrèresnetarderaientpasà quitter la maison pour gagner la mosquée du centre ville. Elle,machinalement depuis le début du jeûne, préparait la soupe quiouvriraitlerepas.«Demainc’estl’Aïd1…»,songea-t-elle.

Après ledépartdeshommes,Zohra se rendità son tourdanslasalledebain.Elleyfitsesablutions,enfilasonhidjab2,nouasonfoulardblancsouslementonetdéroulaletapisdeprièreavantd’yprendreplace,lesjambesramenéessouselle.L’imamcommença

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son prêche. Sa voix, grave, résonnait du haut du minaret ets’immisçaitdanschaquehabitation.

Elle écoutait avec attention, submergée par la parole deDieu : belle, douce, réconfortante. Le prêche du vendredi estintense, exaltant. La distance entre Zohra et Dieu n’a jamais étéaussi ténue. L’estomac vide, mais l’âme pleine ; la bouche sèche,maislecœurdébordant.

Zohra était musulmane, riche de l’islam. Zohra vivaitavec Dieu chaque instant de la vie. Rien dans ce monde nel’effrayait. Lamaladie, lamort… tout est volonté deDieu et doitêtreaccepté.

Lavoixdesonreprésentantrappelaitavecforcecombiensonpouvoirétaitpuissant,incommensurable,indéfectible.

Elle, les yeux fermés, se laissait pénétrer par la paroledivine, source rafraîchissante et purifiante.«Dieu tout-puissant etmiséricordieuxveillesurchacundesesenfants…Tournez-vousversluiàchacunedevosinterrogations…Dieucroitenquiconquecroitenlui…Dieuestenvous…Dieuestpartout…»

Zohraavaitchaud.Elleavaitsoif.Ellerepliasontapisetle glissa sous le canapé. Elle enleva son foulardet son hidjab. Lasoupecuisaitbien,àfeudoux.Elleôtalecouvercle,fermalesyeux,approcha le visage au-dessus de la marmite, puis en huma lesvapeurs.

Les hommes revenaient de la prière. Ses frères, Nabil,Samir et Saïd, ouvriraient l’épicerie et sonpère irait faire la sieste.Déjà,lebruitstridentdurideaumétalliqueannonçaitauxhabitantsdelaruelaréouverturedumagasin.

SonpèreMohammedentradans la cuisine engandoura

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blanche.Ilavaitdessandalesdecuiretunturbanocre.Ilavaitfaitlaguerred’Algérieetgardaitsursachairquelquessouvenirslaissésparlessoldatsde l’armée française, filsdebonne famille,amoureuxdeJulietteGrécoetdeMarilynMonroeenFrance,maisvindicatifsetsanguinairesdanslesmontagnesdeKabylie.

Samèreétaitmorted’unehémorragieinterneaprèsavoirreçu dans l’estomac le sabot d’une jument, sa première époused’hémorragie externe enmettant Zohra au monde, et la seconded’hémorragiecérébraleunsoirde l’été1990.Jugeant ledestintroprépétitif,Mohammedavaitdécidédeneplusjamaisprendrefemme.

–Ilesttempsdemarierundetesfrères,onmedemandeta main, mais si j’accepte, nous n’aurons plus personne pours’occuperdelamaison…

Zohra sursauta en lavant la grosse marmite. Elle savaitqu’unjouroul’autrecelaarriverait,maispourlapremière fois sonpère abordait le sujet. Il n’attendait pas de réponse, ses parolesn’étaient jamais destinées à ouvrir un débat, mais uniquement àinformer. IlallaitmarierNabil. Puis ce serait le tour deZohra. Iln’avait jamais voulu accorder sa main, mais il sentait qu’il étaittemps.Àtoujoursrefuser,bientôtpluspersonneneviendraittentersachance.

Elleseretiradanssachambre,petite,intime.Unlit,unegarde-robe, un bureau et une table de nuit en bois rouge. Desrideaux jaune pâle, un couvre-lit, quelques petits coussins roses etuneveilleuseaupieddeporcelaine.

Elle avait déjà thésaurisé les quelques pièces quiconstitueraientsontrousseau.Drapsencotonetdentelles,robesde

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soieoudesatin,caftansenveloursouen taffetaschamarrésde filsd’or…Letoutpiquéparles«petitesmains»lesplusvaillantesdelarégion.«Mafille,tun’asnimèrenisœurpourteconseiller,aussijenetedemanderairiendetonsalairemaisjeveuxqu’enéchange,ilteserve à acquérir tout ce dont tu auras besoin… », lui avait ditMohammed le jouroùelleavait reçu sonpremier traitement et leluiavaittendu.

Elle s’allongea sur le lit et se mit à rêver du preuxchevalier sur son fidèle destrier, celui auquel elle songeaitchaquefois qu’elle achetait un nouveau déshabillé, bracelet ou grandparfumdecréateur.Elleserelevaetagitalatêtedegaucheàdroite:« Je n’ai pas le droit de penser à ce genre de choses pendant lejeûne.»

L’hommedesavieviendraitd’ailleurs.ÀMédéa,iln’yaquedeshetistes3oudestrabendistes4.Non!Celuiquiserasonmariviendradetrèsloin,delàoùlemaln’estquemirageetoùlabeautéestlequotidien.

*

LavocationdeZohras’étaitrévéléelorsqu’elleavaiteusixans, et qu’elle avait rencontré sa maîtresse pour la première fois.Grande, droite, jupe légèrement au-dessus du genou, talonsaiguilles,ongles rougecarminet cheveux châtains jusqu’aux reins,MadameSlimaniavaitfaitrêverplusd’unepetitefille.

Zohraétaitrestéefidèleauprincipedel’enseignante,pasàl’image.Sonhidjabétaitsonplusfidèlecompagnonetdemeurerait

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lesouvenirqu’auraientd’ellesesélèves.Ellevouaitunepassionàsonmétier.Chaquematinétait

unerenaissance,unbonheurextatique.Chaquematin,ilyavaitdesnouvelles choses à transmettre, de nouvelles réponses à donner.Trop d’élèves, mais son enthousiasme avait réussi à en faire uneclassehomogèneetchaquejourplusintéressée.

Savieétaitbelle,douce, rassurante.Lecommercede sesfrères florissait, la pension de son père n’était pas insignifiante, etson salaire, qu’elle économisait dans son entièreté, lui permettaitrégulièrement de faire une folie. La prochaine ? Une parure 18carats, sertie de perles blanches. Elle l’avait vue chez un grandbijoutierd’Alger, ladernière foisqu’elleétaitalléeenvisitechezsatanteMessaouda.

«PourquoitunequittespasMédéa,viensvivreavecmoiàAlger,tutravaillerasici.Laissecevieuxbougredemonfrère,ilsedéciderapeut-êtreenfinàseremarier!»disaitMessaoudaàchacunedesesvisites.«Médéaestlaplusbellevilled’Algérie,jelaquitteraipeut-êtreunjour,maispaspourAlger…»,répondaitZohra.

*

Nabil était beau, d’une beauté gracieuse, féline. Unebeautécommepeud’hommessaventlaporter.Ilsedégageaitdeluiuneaurad’intégrité inébranlable,commecellede l’animal, fidèleàlui-même,quellesquesoientlescirconstances.

Ilavaitdécidéd’ouvriruncommerceaprèsavoirtouchéàde nombreux métiers. Nabil avait très mal vécu ses multiples

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professions,carl’idéedetravaillersouslesordresd’individusmoinsintelligents que lui le blessait profondément. Le premier jour, sasœur voyait revenir un homme froid et indifférent ; le deuxième,acariâtreetirascible;le troisième, fatiguéet triste ; lequatrième, ilcessaitdetravailler.

L’épicerie ne le gratifiait pas beaucoup plus, mais aumoins personne ne lui donnait d’ordres, et son esprit de « chefd’entreprise»pouvaits’exercersursesfrèrescadets.

Zohraavaittoujourspenséquedesestroisfrères, ilétaitcelui que la nature avait doté du plus grand nombre d’atoutsphysiquesetintellectuels.L’intelligence,lapiétéetl’ambitionétantsûrementsesqualitéslesplusgrandes.

Nabil était depuis quelque temps le sujet depréoccupationdesonpère.Illuirêvaitunefemmedebonnefamille,parfaitemaîtressedemaison.«Et siNabilestdans l’espritdemonpère, jedoisyêtreaussi !…», pensaZohra, ne sachant pas si elledevait en être triste ou ravie. Le mariage, elle l’espérait. Mais lamanièred’yparvenirlalaissaitperplexe.

Allongédepuisuneheure sur lematelasposéàmême lesoldelacourcentrale,MohammedSalahnedormaitpas,mêmesisespaupières étaient closes etque sa fille l’entendait ronfler.Entresonge et réalité, il s’évertuait à trouver celle qui, à la perfection,pourraitjouerlerôledepremièrebru.Placeenviée:lapremièrebru,lorsqueparchanceelleestprivéedebelle-mère,estcellequiseverraconfiertouslespouvoirs.

Aussi,ilfallaits’ingénier,avecbeaucoupdesérénitéetdeméthode, à trouver celle qui pourrait assumer une telle

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responsabilité et accomplir aumieux toutes les tâches y afférentes.Jeune, belle, cordon bleu, dynamique, courageuse et gouvernantedansl’âme.Uneévidenceluisautaauxyeux.

«LafilleAmirouche,biensûr !Pas l’aînée,quiporteunœildeverre,mais la seconde.Elle seraitparfaite. »Il se leva d’unbond,chancelaetsedemandas’iln’avaitpasfaitunrêve.«La filleAmirouchepourNabil,lafilleAmirouchepourNabil…»

–Zohra!Zohra!Attablée dans la cuisine devant une pile de corrections,

Zohravitdéboulersonpère.Iln’avaitpasdormi,maisilavaitfeintunsilongmomentqu’ilaffichaitcetairhagardetcevisagemarquépar les stigmates de la sieste. Il cria : « La fille Amirouche pourNabil!»Zohraécarquillalesyeux:

–Nadia?–Non,pascelle-là,elleporteunœildeverre.Jamila!Ellehaussalesépaules.Nadiaétaitplusjolieavecsonœil

de verre, que Jamila avec ses deux « vrais » yeux. Mais commeMohammedSalah était unhomme«qui parlait pour informer etnonpour ouvrir undébat», elle haussa derechef les épaules et seremitautravail.

*

Comme chaque soir depuis le début du ramadan, ilsprirentplaceà la tablede la salleàmanger.Zohra servit la soupe.Aprèsl’appeldumuezzin,sesfrèresetsonpèrebrisèrentlejeûneenavalantchacununedattefraîchequ’elleavaitpréalablementdisposée

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dansunecoupelledeterrecuite.IlsdéroulèrentletapisdeprièreetZohras’agenouilladerrièreleshommes.

L’odeur de la cherba envahissait la salle à manger, seulendroitdelamaisonsuffisammentspacieuxpouraccueillirlegrandtapis,hôtede leursprosternations, juste avantd’entamer la soupe,dont les effluves titillaient les narines et excitaient les glandessalivaires.

Ilsrécitèrentlafatiha5,louèrent,encensèrent,glorifièrentpuis remercièrent Dieu pour toute la bonté dont il les gratifiaitchaque jour, et quelques instants plus tard, s’attablèrent devant lasoupetiédie.

LorsqueMohammedavalalapremièregorgée,sonvisages’illumina:

– N’apprécions-nous pas mieux la nourriture lorsquenous l’attendons toute la journée ?… Personne ne répondit, labouchetropoccupée.Ilreprit,carilétait le seulàpouvoirmangeretparlerenmêmetemps:

–Nabil,monfils,nousavonsdiscuté, tasœuretmoietnouspensonsavoirtrouvélafemmequ’iltefaut.Quepenses-tudelafilleAmirouche?

Nabil,quibuvait sa soupe, s’étrangla etmitun tempsàretrouversonsouffle:

–Nadia?– Non !Celle-là porte un œil de verre, je te parle de

Jamila…Il ne répondit pas tout de suite. Jetant tour à tour un

regardverssonpèrepuisverssasœur:

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–Jamaisdelavie.Jepréfèreencorel’autreavecsonœildeverre…

–C’estcelle-làquetuveux?–Non !Jeneveuxaucunedesdeux. Je vaismemarier,

maisc’estmoiquitrouverailafille!Mohammedétaitrougedecolère.– T’as intérêt à faire vite. À force de refuser tous les

prétendants qui viennent demander ta sœur, on va bientôt l’avoirvieillefillesurlesbras.

Nabil baissa les yeux, un peu gêné par cet étalage deschosesprivéesdontonneparlejamaisaussiouvertement.

–Ilyaunefillequim’intéressepeut-être.Mohammed esquissa un sourire sans cesser de

mâchonner, car depuis le début de la conversation il n’avait pasarrêté de manger. Il interrogea son fils avec une précipitationpresqueenfantine.

–Quiestlepère?–MesianeSidiAlouane!Silence. Mohammed arrêta de mastiquer. Les autres le

dévisagèrent, tentant de connaître le tréfonds de sa pensée. Ilréfléchissait probablement à la justesse de ce choix.Ne lui avait-ilpas fallu une semi-sieste de plusieurs heures pour trouvertriomphalement la fille Amirouche ? Il se gratta la barbe, et sesenfantsvirentlàlesigned’unprochedénouement.

Nabil attendait patiemment le verdict. Il savait que ladécision finale appartenait à son père, car c’est lui qui iraitdemander la main de la fille, qui apporterait les présents, qui

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organiserait la cérémonie et qui accueillerait le couple dans sademeure.

Aprèsunmoment,Mohammedacquiesça:– C’est la fin du ramadan, la semaine prochaine, nous

nous rendrons à Alger, ta sœur, toi et moi-même, et nous ironsdemanderlamaindelafilledeSidiAlouane.

*

Chaque soir, à dix-neuf heures, Samir branchaitlatélévision–cette« indésirable»queZohra trouvait sournoiseetinsidieuse parce que la voix qui en émergeait annonçait, sur unmême ton monocorde, les atrocités à quelques kilomètres deMascara et l’inauguration, par le Président, d’un nouveau siteindustrielà Tizi-Ouzou. Ce soir, la présentatrice vedette informaqu’une tuerie à l’armeblancheavait eu lieuducôtédeChlef. Ilyavaitplusieursdizainesdemorts,desfamillesentièresdécimées.Elleajouta qu’une institutrice, qui portait pourtant le voile, avait étéégorgéedevantsesélèvesquiétaientenprofondétatdechoc.Puis,sans transition, elle passa la parole à la – très pomponnée –chroniqueuse météo, histoire de savoir sous quels cieux d’autrescentainesd’Algériensallaientêtremassacrésdemain.

Quelsang-froiddelapartdecettefemme!Sang-froidoucolèremaîtrisée !Elle évoquait ces horreurs, commises à quelqueskilomètres de chez elle, comme si elles avaient lieu dans un autrepaysouenunautretemps.Zohraseditquesavillenevivraitjamaiscela. Elle connaissait pratiquement chaque homme et chaque

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femme,chacundesenfantsquipeuplaientdeleurs riresetde leursjeux les rues ou les cours de récréation. Même si toute l’Algéries’embrasait,lapropagations’arrêteraitauxportesdeMédéa.

Devant le petit écran, Nabil était le seul à ne jamaisémettrede commentaires. Sous la torpeur et la folie qui étreignaitson pays, il était impassible, comme éteint. L’Algérie l’aurait-ellemuéenunblocderochemagmatique,dureetimpénétrable?Peuàpeu,ilavaitsoulagésesfrèresdesonautoritéets’étaitmurédanslesilence.Letemps luiavaitparualors infini,abyssal. Il s’étaitmisàrentrertrèstardlesoiroutrèstôtlematin,malgrélecouvre-feu.

Il rencontrait des gars, pétris de désenchantement,allergiques à tout pouvoir et de ceux qui leur sont complaisants,sensiblesàlamélodielaconiqued’unretourauxsources,d’unretouràDieu.Deshommesquil’initièrentauxsubtilitésduCoran,cellesquiéchappentauxlecteursmodernesrepusd’espritcritique.

*

UndesfrèresdeMohammedquivivaitducôtéd’Annabavintleurrendrevisite.Ilétaitanéanti.

–Monvoisin,cethommeque jeconsidéraiscommeunami,commeunfrère…,ilfaitmaintenantpartiedesleurs.

Moussa avait les yeux humides, le teint blafard, larespirationcourte.

– Cet homme à qui je confiais ma famille lors de mesdéplacements… J’avais bien remarqué quelques changements danssoncomportement,commelesalutqu’ilnemefaisaitpluslematin

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oucettebarbequ’il se laissaitpousser…maisde là à…Il fracasselescorps, il dépèce lesmembres des femmes et des enfants, il ditqu’audébutilfermaitlesyeuxetqu’ilpensaittrèsfortquec’étaitunmouton,maisquemaintenantçavienttoutseul…Ilestcommeunfou,sesyeuxneviventplus,mêmesavoixachangé.Ilditqu’ildortavecsahachette,etqu’ellenelequitteraplusjusqu’àlamort,carsamissionsurterreestdedétruiretoutcequineconvientpasàDieu.Il dit que lui et les siens vont bientôt éradiquer la gangrène quidévorel’Algérie…

Moussaétaitterrifié, ilessuyadureversdelamancheleslarmesquicoulaientsursesjouesetrepritaussitôt:

–Lasemainedernièreilaassassinélesfilsdesonpatron.Ilsrevenaientd’unesoiréebienarrosée,ilsétaientivresauvolantdeleurMercedes…Il les a émasculés avantde les décapiter.L’après-midimême,ilassistaitàl’enterrementauxcôtésdupèreanéanti.Ill’amêmesoutenulorsque lepauvrehommes’esteffondréaprès lespremiersjetsdeterresurleurstombes.

– Pourquoi tu ne préviens pas les autorités ? proposaMohammed.

–Pourqu’undesesamisbouchersviennes’enprendreàmafamille?!

Zohra se demandait qui était cet homme. De quoipouvait-ilavoirl’air?Quellechairleconstituaitetquelsangcoulaitdanssesveines?Voisinde sononcle,commundesmortelsquiunjourplongedansl’infamieprônéepard’illuminésbarbares.

Elle songeait à cette escalade vertigineuse de l’horreur,plus effroyable encore depuis le début du ramadan. À cesadolescentspourquilavieenAlgérieétaitinsupportableaupointde

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préférermourir tout de suitepour le djihad, plutôt qu’à petit feupour le parti aupouvoir.Aux cimetières ou aux fosses communespeuplées de leurs corps juvéniles ou à ceux, morts dans lesmontagnes, le cadavre enfoui entre les futaies, dont les famillesn’auraient plus jamais de nouvelles. À ces femmes, épargnées à laseule find’enterrer leursparents, leurs frères, leurs enfants et leursmaris.Ellesongeaitàcetteinstitutriceégorgéedanssaclasse.

Moussareprit:–LevieuxHamrane,quihabitedeuxruesplushautque

lamienne,clamaitàquivoulaitl’entendrequecesbarbaresdevaientpérir en enfer, que ces monstres n’étaient pas des musulmans etmoins encoredes êtreshumains…À la sortiede lamosquée, assisavecsesamissurlesmarches,ilpassaitlasoiréeàlesdénigreretàlesinsulter.Unmatin, il a reçu une lettre imbibée de sang séché oùétaittranscritunversetduCoran.Lesoirmême,uncommandodecinqhommesestentréchezlui.Ilsl’ontbâillonnéetligotésurunechaiseetl’ontforcéàregarderlesabominationsqu’ilsontfaitsubiràsafamille.Puis,ilsluiontcoupélalangueetilssontpartis,laissantlà lescadavresdesafemme,desestroisfillesetdesesdeuxjeunesfils,baignantdansleursang.

Mohammedsoupira,baissa lesyeux,etpour lapremièrefoisdesavie,Zohravitpleurersonpère.

*

C’était une journée ensoleillée. Le printemps, encorenouveau, offrait de délicieux parfums d’arbres fruitiers,

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généreusementplantéslelongdelanationaleentreMédéaetBlida.La fenêtre était aux trois quarts ouverte et le vent, doux, venaitlégèrementcaresserlajouedeZohra.

Ils avaient quitté la maison depuis une demi-heure.Orangeraies et vignobles s’étendaient à perte de vue jusqu’auxgorgesdelaChiffa.Nabilconduisait,sonpèreavaitprisplaceàsescôtés.

– Quelle belle journée, dit Mohammed, idéale pourdemanderunefilleenmariage.

À Alger, ils passeraient d’abord prendre la tanteMessaouda,puisiraientchezlafamilleSidiAlouane.

Nabil était silencieux. Était-ce vraiment la femme qu’ildésirait?Jelesauraiunefoissurplace,pensasasœur,toutestdansleregard…

Zohra avait toujours su qu’elle ne passerait pas toute savie à Médéa. Une intuition, qui l’avait habitée dès son enfance.Parfois elle s’interrogeait sur cette certitude acquise, Dieu saitcomment,quesonpèreneladonneraitpasàunnatif,commeelle,deLemdiya.Maislesintuitionsn’ontplusleurplacedanslemondedelaraison,mêmesidetouslespaysdumonde,lesienestdeceuxqui se baignent avec le plus de volupté dans le grand bain del’irrationalité.

Ils n’étaient plus qu’à quelques kilomètres deBlida.Lesmimosas avaient remplacé les orangeraies et leurs parfums semêlaient à celui de la vieille cendre de cigarettes, dans le cendrierqueNabilnevidaitjamais.

UnpanneauindiquaitladirectionduHammamElouane,«lebaincoloré».Trèstôt,satanteetsescousinesluiavaitdonnéle

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goût des bains chauds. Ensemble, elles s’y prélassaient de longsmoments où le temps était suspendu. Les yeux fermés, elles selaissaient caresser par les vapeurs qui leur purifiaient l’âme et lecorps.Nuesentreelles,jouissantdumêmeplaisirdel’eaubrûlantesur leur peau aux pores dilatés. Elles relevaient leurs crinièresd’ébène en chignon et peu à peu leur nuque se décrispait. Jamaiselles n’étaient aussi belles que lorsque la chaleur rougissait leursjoues et faisait perler des gouttes de sueur entre les mèches decheveuxplaquéessurlefront.

Aucroisementdesdeuxroutes,elle regarda,envieuse, lepanneaus’éloigneràgauche,lorsqueNabilviraàdroite.

LatanteMessaouda,finprête,attendaitdepuisplusd’uneheure.Nabilgaralavoitureetaprèsdeuxcoupsdeklaxon,lagrandeportemétallique s’ouvrit sur lavieille tantedrapéedans sonhaïk6.Ellemontaimmédiatement.

–Zohra,mapetitefille,queljourbénipournotrefamille.JesuisvraimentheureusequeNabilsesoitenfindécidé!

Lui s’obstinait dans sonmutisme. Ils reprirent la route.Zohracherchaitsonregarddanslerétroviseur.Ellevoulaitydécelerunelumière,uneétincelleouuneréponseàcetteattitudequin’étaitpascelled’unhommesurlepointdedemanderlamaindesafutureépouse.

–Mabrouk7,cherfrère,jesuissiraviequ’ilyaitenfinunpeud’animationdanstamaison.

– Oui ! Il était temps ! Il était temps !… maugréaMohammedavecunehargnecenséedissimulersajoie.