Les scandaleuses

25

Transcript of Les scandaleuses

Page 1: Les scandaleuses
Page 2: Les scandaleuses
Page 3: Les scandaleuses

LES SCANDALEUSES

Page 4: Les scandaleuses
Page 5: Les scandaleuses

Françoise d'Eaubonne

LES SCANDALEUSES

Vernal/ Philippe Lebaud

Page 6: Les scandaleuses

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

© Vernel Philippe Lebaud, 1990.

Page 7: Les scandaleuses

« Les vies scandaleuses sont pour la plu- part des vies de femmes. Il n'y a là rien qui doive surprendre, car un homme se conduit toujours assez bien s'il n'est pas un Barbe- Bleue. Les femmes sont plus exposées ; dans une histoire d'adultère ou d'enlèvement, c'est leur faiblesse qui suscite la réprobation. »

MARCEL AYMÉ

Page 8: Les scandaleuses
Page 9: Les scandaleuses

In t roduc t ion

Qu'est-ce que le scandale? Chacun est persuadé tenir la réponse, et pense qu'elle est fort simple. Or, il existe peu de mots dont les significations puissent être aussi différentes. Et dont les valeurs diverses soient aussi contradictoires.

Si l'on se réfère aux Écritures : « Malheur à celui par qui le scandale arrive », ou « celui qui scandalise un de ces enfants devrait être jeté à l'eau, une pierre de moulin au cou », on comprend sans difficulté que le « scandale » signifie : exemple pernicieux, incitation au mal, au péché. Mais qu'est-ce que le mal ? Qu'est-ce que le péché ?

Corrompre ou détruire l'innocence est certainement un des pires délits imaginables. Mais n'est-il pas arrivé bien souvent à un pionnier de jadis d'en être accusé lorsqu'il s'agissait seule- ment d'instruire l'ignorance? Il y a moins de vingt ans, un groupe de personnes bien intentionnées élevèrent un chœur de protestations contre un livre d'éducation sexuelle écrit par des pédagogues, des psychiatres et des thérapeutes, parce que ces divers spécialistes de haut niveau voulaient enseigner aux enfants et aux adolescents les dangers que comportent la fécondation ou les maladies vénériennes. Le slogan de ce groupe vertueux se formulait ainsi :

— O N VEUT SALIR L'ÂME DE NOS PETITS !

Ce n'est pas un exemple isolé, ni pris au hasard. Toute tentative d'éclaircissement, à propos d'un sujet brûlant, fait crier promptement au scandale. Scandale, à la fin du siècle dernier, la première pièce de théâtre où il était fait allusion à la syphilis ; il

Page 10: Les scandaleuses

fallut un mouvement de soutien et une campagne de presse pour défendre l'auteur contre de graves ennuis et remettre la pièce à l'affiche. Scandale, lorsqu'on entend parler d'une enquête sur des malversations financières, et que des personnes en vue, puissantes ou populaires, risquent d'être interrogées. Scandale que la demande de préservatifs en milieu carcéral, pour éviter la contagion du sida ; il est contraire au règlement de supposer seulement que les détenus puissent avoir quelque vestige de sexualité. On pourrait énumérer encore bien des cas de cet ordre, et dans les domaines les plus différents. Or, un peu de réflexion permet vite de comprendre que le vrai scandale apparaît lorsque l'enfant ou l'adolescent, dépourvu d'informa- tion, contracte une maladie, subit ou provoque une grossesse non désirée ; lorsque l'adolescente encore ignorante met sa vie en danger par des méthodes abortives périlleuses; quand l'homme politique le plus performant s'est enrichi impunément aux dépens des autres ; quand le détenu libéré contamine son entourage par le mal inguérissable qui l'a frappé en prison, faute de précautions.

De même, le viol est un sujet tellement scandaleux, surtout quand un père abuse de sa fillette, que ce crime passait pour rarissime, grâce au pieux silence qui le recouvrait ; ce n'est que depuis une quinzaine d'années que les femmes ont commencé à parler de cette question taboue, et depuis cinq ans environ que les petites filles osent sortir de leur mutisme. On s'est alors aperçu avec consternation à quel point ces horreurs étaient courantes, et dans tous les milieux de la société, non pas cantonnées chez « les alcooliques et les chômeurs ». C'est en osant scandaliser que les victimes ont pu faire éclater le véritable scandale.

Comme le montrera l'éventail des cas traités dans ce livre, la cause même d'un scandale est extrêmement variable selon l'époque, le lieu, la culture ou la classe sociale ; rien n'est plus sujet à la diversité que ce qu'on nomme encore, un peu partout, les « valeurs éternelles ». Le respect filial veut, dans certains sous-groupes humains que l'on mange ses vieux parents, afin

1. Le terme désigne, en anthropologie, des communautés en voie de dispari- tion.

Page 11: Les scandaleuses

de leur donner pour tombeau le corps de leur enfant; cette coutume persiste parfois en Afrique noire ; l'amitié masculine, ce ciment des sociétés où l'homme domine, exigeait chez les anciens Germains que la mariée fût livrée aux invités de la noce ; les lois de l'hospitalité esquimaude ordonnaient que l'épouse réchauffe le lit de l'hôte ; la fidélité conjugale des hindous commandait à la veuve de se suicider par le feu. Tous ces cas de figure qui nous scandalisent n'en furent pas moins dictés par les plus vertueux principes.

En revanche, les exemples peuvent être cités à profusion, concernant la désobéissance spectaculaire à une loi ancienne pour instaurer une règle meilleure, plus juste et plus humaine. Nietzsche a observé que celui qui veut construire doit tout d'abord détruire. Comment ne pas faire scandale en détruisant, surtout lorsqu'il s'agit de préceptes ou d'institutions que leur ancienneté a rendus éminemment respectables ?

Jésus s'opposant aux docteurs de la Loi, enfreignant la règle du sabbat, défendant les courtisanes et les publicains, a scanda- lisé ses contemporains ; tout l'Évangile est la récapitulation de ces manquements qui, finalement, lui valurent le supplice. Autre scandaleux, Socrate dut aussi subir la mort; sa philosophie a informé vingt siècles d'Occident. La Révolution et la Déclara- tion des droits de l'homme furent le plus énorme scandale du XVIII siècle, et qui dressa l'Europe entière contre la France. Peut-on évoquer un système nouveau, une société différente, un projet humain original qui n'ait pas commencé par scandaliser son époque ?

Le principe vaut encore dans le domaine de l'art. Aucune grande œuvre marquante, amorçant un tournant, annonçant une étape nouvelle, n'a échappé à cette règle. Que ce soit en littérature, peinture ou musique.

Les premiers opéras de Wagner furent sifflés. Berlioz raillé et rejeté avec mépris connut la misère. Tous les écoliers savent aujourd'hui qu'on se battit à la première d'Hernani ; Baudelaire fut traduit devant les tribunaux pour Les Fleurs du mal et Flaubert pour Madame Bovary ; les ballets russes et leur vedette, Nijinsky, avant d'appartenir à l'histoire de la danse, soulevèrent une telle tempête qu'on pensa fermer le théâtre. On pouvait croire que la philosophie, qui, en principe, nous apprend à

Page 12: Les scandaleuses

dominer nos émotions au profit de la raison, serait épargnée ; or, si on ne fait plus boire la ciguë à Socrate, la plus récente des persécutions a frappé Sartre et Simone de Beauvoir au début de leur carrière, leur valant injures, attaques, diffamation et lettres de menaces ; il y eut même un attentat contre l'auteur de L'Être et le Néant. A propos de la peinture, on peut encore évoquer ce qu'eurent à subir les impressionnistes, et comment Van Gogh fut poussé au suicide; ce que certains auraient charitablement souhaité à Picasso, après le scandale que souleva son tableau Les Demoiselles d'Avignon. On n'avait pas vu une telle levée de boucliers depuis Le Déjeuner sur l'herbe, de Manet !

Aussi, une telle régularité dans ce rapport entre importance et scandale a fini par pousser certains créateurs à le chercher pour imposer la conviction de leur importance. Les premiers à utiliser cette recette furent les surréalistes — avec un plein succès. Depuis lors, la méthode est quelque peu usée. La provocation n'a plus autant de succès que jadis ; à peine en vit-on encore son efficacité en politique lorsque des mouvements sauvages, issus de Mai 68, se livrèrent à des manifestations extravagantes qui les firent injurier, mais connaître. Le « Women's Lib » aux U.S.A., le M.L.F. en France ne furent-ils pas traités en « bandes d'hystériques » ? Et cependant leur impact n'en fut-il pas d'autant plus puissant ?

Bien différents seront les cas particuliers — et parfois contradictoires — des scandales féminins que nous traitons ici.

Page 13: Les scandaleuses

PREMIÈRE PARTIE

Les sorcières

Page 14: Les scandaleuses
Page 15: Les scandaleuses

1

« Les sorcières m'ont tout appris. » P

Le scandale des femmes retentit à travers les millénaires, non seulement depuis Ève, mais bien avant, depuis Lilith, si l'on en croit la légende hébraïque de la première femme modelée dans l'argile comme Adam, et que Yahvé a détruite pour refus d'obéissance, ou peut-être transformée en oiseau.

Comme toute catégorie mise en minorité, même si elle est majoritaire, le sexe féminin devenu « bouc émissaire » concentre tous les griefs de la catégorie dominante. Il est en soi objet de scandale. Selon l'époque, l'accent est mis plus volontiers sur tel ou tel sujet d'indignation, et les sanctions possibles varient bien entendu selon la condition sociale et l'étape historique de la morale. Délits et crimes sont égale- ment réprimés dans les deux sexes, mais ils sont teintés d'une coloration particulière quand il s'agit des femmes : la bri- gande et la voleuse scandalisent plus que le brigand et le voleur.

Cependant, des délits particuliers au sexe féminin ont existé dans le passé. L'avortement, assimilé à un infanticide, fut longtemps exécré, puni par la loi; la sorcellerie, plus circonscrite à une époque lointaine, était un autre type d'infraction spécifiquement féminine. Deux inquisiteurs, Sprenger et Krammer, précisent dans leur ouvrage Le Marteau

Page 16: Les scandaleuses

des sorcières qu'il faut dire « l'hérésie des sorcières, non des sorciers ; ceux-ci sont peu de choses ».

Cet opprobre jeté sur celle qui ose exercer la profession de soignante commence au XIII siècle, au moment où l'Église s'inquiète de voir trop de moines délaisser l'état de clerc pour devenir uniquement apothicaires ou chirurgiens. Jusque-là, eux seuls soignaient le peuple mais il leur était interdit d'aborder l'intimité corporelle d'une femme. C'était la sage-femme ou l'épouse du barbier qui s'en chargeait ou, plus généralement, des religieuses. En 1615, on créa alors à Paris le collège de Saint- Côme pour former des docteurs. Et les moines furent exclus de la profession médicale. L'Église décréta également que les hommes mariés ne s'inscriront pas à cette université « parce qu'ils ont touché la femme ». Seuls ceux qui sortent de Saint- Côme auront le droit d'exercer. Ce ne sont plus seulement les hommes mariés et les moines qui vont être écartés, mais également toutes celles qui faisaient jusqu'alors office de « médeciennes » et se voyaient confier le soin de secourir les femmes malades.

Depuis la fin de l'Empire romain, une tradition de femmes soignantes existait principalement en Italie et en Afrique du Nord. Et l'on ne peut oublier Hildegarde, abbesse allemande et auteur de traités de médecine toujours admirés aujourd'hui ou encore Herrade de Landsberg, fondatrice d'hôpital et cosmolo- gue. En refusant aux femmes le droit de se livrer à ces fonctions, même officieusement, l'Église condamnait à mort de nom- breuses autres femmes désormais dépourvues de tout soin médical. Du reste, seule la classe noble pouvait s'offrir le luxe d'un de ces fameux « mires » sortis de l'Université parisienne. Aussi, l'interdiction faite aux moines et aux femmes ne fut guère suivie en milieu rural, c'est-à-dire dans la partie la plus impor- tante du royaume de France. On vit encore longtemps, les jours de marché, des clandestines assises à une petite table au milieu des négociants de volaille et des colporteurs, annonçant leur profession en soufflant dans une corne de berger. Avec un peu d'exagération, Michelet a dit : « Pendant mille ans, la sorcière

1. Josette Santini : Des sorcières aux mandarines, Calmann-Lévy, 1989. 2. En 1979, la R.F.A. a imprimé un timbre à son effigie.

Page 17: Les scandaleuses

fut le seul témoin du peuple. » On n'appelait pas encore sorcières ces marginales.

... n'a si bonne physicienne Tant soit bonne médecienne...

écrit un poète du XIII siècle, Gautier de Coincy. Ces « miresses » — ainsi appelées parce qu'elles regardaient

par transparence le flacon de l'urine des malades, comme on mire un œuf — se recrutèrent souvent chez les juives, marginali- sées par la société chrétienne. Marseille a gardé le souvenir de Sarah de Saint-Gilles qui non seulement exerçait, mais ensei- gnait la médecine. Réaction de la Faculté : une nouvelle catégorie est exclue, celle des juifs — et des juives, bien entendu. Une relative indulgence pour ces dernières se mani- festa... en Allemagne. A Francfort, on a découvert que, de 1394 à 1495, des doctoresses juives eurent un abattement d'impôts !

A la fin du XV siècle, un édit de Charles VIII élimine définitivement les femmes de cette profession où elles ne doivent pas concurrencer les hommes. Première sanction, on les excom- munie, malgré leur compétence ou leur charité qui, souvent, font que les anciens malades prennent leur parti devant le tribunal. Même à l'égard des hommes, l'Église adopte une attitude draconienne qui lui fait souvent considérer comme hérétiques ces insolents qui veulent « ruser » avec la nature, donc aller contre les lois de Dieu. En 1522, à Hambourg, le docteur Wertt est brûlé vif pour avoir assisté, sous déguisement féminin, à un accouchement Le médecin est toujours dans le voisinage de l'alchimiste et du sorcier. Paracelse a l'audace remarquable d'écrire que si l'on ne peut contraindre le Ciel à soigner les affections, il faut que le médecin « invente un autre ciel » !

Mais quand la miresse est femme du peuple, veuve de barbier par exemple, sage-femme se mêlant d'autres soins que d'accouchement, les foudres du pouvoir sauront lui apprendre ce qu'il en coûte de « porter une faucille dans la moisson d'autrui », à savoir : sortir de sa place.

On reprochait surtout à ces dangereuses créatures de limiter

1. Élise Hulot-Piétri in Liberté, égalité... et les femmes? Libre Arbitre, 1990.

Page 18: Les scandaleuses

les enfantements répétés (des serves, bien entendu). Le seigneur avait besoin de bras, et l'Église d'âmes nouvelles. Bien avant que le XX siècle ne redécouvrit la fameuse racine indienne d'où fut tirée la substance de la pilule contraceptive, les femmes connais- saient l'antique tradition de l'herboristerie qui limite la féconda- tion (ce que les médecins nieront pendant des siècles, déclarant superstition tout ce qui touchait à ce genre de pratique). Très répandus en Afrique du Nord et en Orient, ces « secrets de bonnes femmes » appartenaient en Occident à ces dernières « miresses » et « médeciennes » déjà marginalisées, bientôt promises au bûcher.

Au Moyen Âge, la contraception primitive des paysannes consistait surtout, étant donné la perte progressive des recettes archaïques, en avortements. Le « crime » de la faiseuse d'anges n'était pas aussi radicalement stigmatisé qu'il le sera dans l'âge moderne, en raison du dogme attribuant au fœtus une âme à partir du troisième mois seulement — avec quelques semaines de plus quand il s'agit de cet être subordonné et animal : la fille. Mais les tribunaux n'entreront guère dans ces considérations théologiques quand il s'agira de mettre fin aux agissements d'une vieille herboriste sans époux ni enfants, vivant seule avec un chat dans une masure écartée, concoctant des breuvages mystérieux ou même — fait hautement suspect — consultant des « gri- moires ». Une femme qui n'est ni religieuse ni noble avait-elle besoin de savoir lire ?

Ce scandale-là est latent, la calomnie rampe et fait son œuvre. Les clients eux-mêmes pourront s'avérer les pires détrac- teurs, voire des témoins à charge. La femme morte d'un avortement ou simplement d'un remède inefficace laisse derrière elle un fils ou un mari altéré de vengeance ; on accuse de son trépas celle qui n'a pas su la guérir. D'autre part, les nombreuses occasions de s'étonner et de s'effrayer des énigmes de la nature peuvent devenir autant de prétextes pour soupçonner ces complices de Satan. On sait quel besoin inhérent aux humains les pousse à rechercher toujours un coupable, un bouc émissaire. Une saison anormale — sécheresse ou excès de pluie —, une récolte perdue, une épidémie chez les hommes ou le bétail, voilà la sorcière responsable ! Même à notre époque, on a pu constater comment, en milieu rural, des accidents naturels mais inexpli-

Page 19: Les scandaleuses

cables ont pu rallumer la superstition. J'ai appris, il y a quelques années, que dans la propriété lotoise d'amis proches, toutes les chèvres du troupeau avaient mis au monde des monstres qu'il fallut abattre. Aucun spécialiste ne put expliquer une telle anomalie. Il y a sept siècles, combien de femmes auraient payé de leur vie cet étrange malheur ?

Les théologiens employant le terme d' « hérésie » à propos de soins médicaux peuvent nous surprendre. Un hérétique nous paraît être un cathare, un huguenot, un anabaptiste, bref quelqu'un en désaccord avec la théologie officielle de l'Église, et non pas une femme exerçant une médecine clandestine ou jetant des sorts !... Il faut se souvenir que, dans le langage clérical, le terme d'hérésie a peu à peu dépassé ce sens commun pour s'appliquer largement à tout rebelle (un peu à la façon dont on voit aujourd'hui traiter de « rouge » ou de « fasciste » bon nombre de personnes à qui ne peuvent être reprochés que des propos ou un geste isolé, sans aucune appartenance officielle à tel ou tel parti ou groupuscule). Les « hérétiques » de ce genre abondent au Moyen Âge. Dans le Nord, on les appelle béghards, et dans le Midi patarins ; c'est le premier nom que porteront les albigeois avant d'empuantir sur les énormes bûchers de l'Inquisi- tion le souffle des cimes de Montségur. Il n'est donc pas besoin qu'une sorcière, qu'elle sache lire ou non, conteste un point du Credo pour être appelée hérétique et bientôt réduite en cendres, avec son « détestable négoce ».

N'oublions pas que la sorcière, fortement enracinée dans le milieu rural, représente aussi une survivance tenace du paga- nisme. (Le mot paysan vient de payen, païen). Malgré sa dictature sur les âmes et les corps, l'Église n'a jamais pu en débarrasser totalement le terreau médiéval. Les curés eux- mêmes, souvent nés dans ce milieu et y vivant toute leur vie, se sont montrés plus enclins à perpétrer ces traditions que la lointaine curie romaine. En particulier au sujet des danses campagnardes que l'Église ne cesse de condamner, et où l'on voit pourtant plus d'une fois le prêtre local prendre part. Pis, elles avaient lieu autour d'un arbre ou d'une pierre que les ancêtres de son hameau avaient révérés comme magiques ! (On se souvient de « l'arbre aux fées » où la Pucelle dansait en rond avec ses compagnes de Domrémy.) Au XII siècle, saint Bernard

Page 20: Les scandaleuses

refusa d'interdire les farandoles autour des mégalithes : « Ces pauvres gens n'ont pas déjà tant d'occasions de se réjouir », dit-il avec une justesse qu'aurait pu lui envier le pape. Thomas d'Aquin, puis le concile de Trente y mettront bon ordre par la suite.

Mais on n'en est pas encore là. Concoctant ses « charmes », soignant ses malades, cueillant ses plantes à la lune croissante ou décroissante — selon l'espèce — la sorcière qui assume seule le secours aux maux de la campagne et à l'excès des naissances augmentant la famine va bientôt concentrer sur elle, par son scandale, la haine de l'Église médiévale.

Le Moyen Âge, malgré l'opinion souvent répandue à ce sujet, ne fut pas la pire époque de la chasse aux sorcières. On brûle bien, de-ci de-là, une sorcière ou un sorcier. Mais il faut attendre le XV siècle, celui des ducs de Bourgogne, qui amorce la Renaissance, pour assister à l'hystérie du clergé à l'égard des femmes soupçonnées de maléfices. C'est ainsi qu'on voit appa- raître en même temps l'aube de l'humanisme, la résurrection des arts jusqu'ici cantonnés dans le religieux, le début des sciences et des grandes découvertes géographiques et l'explosion de la pire superstition. Croissante au XV siècle, elle aboutira au XVI à la lutte contre les hérésies et aux excès les plus effrayants.

On pourra signaler, avant cette date, le procès de dix-neuf personnes accusées de sorcellerie et brûlées à Toulouse en 1330 ; il ne s'y trouve que deux femmes. Dans la même ville, vingt-cinq ans plus tard, huit personnes vont au bûcher; on y compte encore deux femmes. Le plus grand procès aura lieu à Langres en 1459 : Jehan Lavite, peintre et poète, sa maîtresse et un ermite seront brûlés après avoir avoué sous la torture qu'ils avaient conclu un pacte avec Satan. D'autres personnes, accu- sées comme ce trio de « sorciers », seront mises à mort l'année suivante. Et bientôt, la majorité des condamnés sera de sexe féminin. Cet accroissement de la répression est lié à l'idée que toute femme exerçant la médecine est sorcière. Or, là « méde- cienne » est encore en nombre à cette époque.

Page 21: Les scandaleuses

2

Les effets de la haine

En dépit de la répugnance que l'Église éprouve devant les médecins, elle leur rendra le grand service d'éliminer toute concurrence féminine. Et ce sera la première étape d'une acceptation de cette science quelque peu sacrilège puisque consacrée à « inventer un autre Ciel », selon le mot de Para- celse.

Certes, il ne faut pas ramener l'immense massacre des sorcières à un souci de privilège professionnel réservé aux hommes, comme tout ce qui concerne la science ou la créativité artistique. La base la plus ancienne et la plus solide de cette atroce chasse aux femmes savantes, son empressement à identi- fier ce savoir à une hérésie et un pacte satanique, c'est bien la misogynie si particulière au christianisme dans la force de sa pleine jeunesse.

Les polémistes de la Foi ont fait grand bruit autour de la prétendue égalité instaurée entre les sexes par la religion nouvelle, en opposition avec le paganisme qui n'aurait vu en la femme qu'un corps, un animal.

L'Église rappelait avec complaisance qu'elle avait fait du mariage un sacrement, oubliant que l'événement avait eu lieu sous la pression des paroissiennes, au troisième concile d'Éphèse. Auparavant, les évêques de Mâcon s'étaient posé gravement la question de savoir si la fille d'Ève pouvait avoir une âme. Et les insultes répétées des plus grands penseurs de la jeune Église, d'Origène (qui se castra pour échapper à la tentation de la femme !) à Tertullien, saint Jérôme, saint Chrysostome (dit

Page 22: Les scandaleuses

« Bouche d'or »), ces injures obsessionnelles, ces malédictions contre le sexe de leurs mères feraient souvent pâlir les écrits antisémites du I I I Reich.

C'est donc dans un riche humus traditionnel, celui-là même que la grande poétesse féministe, Christine de Pisan, dénoncera au XIV siècle, que s'enracine l'arbre consternant de la persécu- tion féminine appelée « chasse aux sorcières ».

L'Antiquité, loin de mériter l'opprobre antiféministe dont voulut la frapper l'Église des âges modernes, (obligée de se défendre contre des accusateurs comme Michelet), avait été beaucoup plus favorable à l'expression personnelle de femmes, certes privilégiées, mais qui bénéficièrent d'un statut devenu tout à fait impossible plus tard, en ces âges chrétiens, même pour des femmes de haut rang. Pline l'Ancien, Romain du I siècle, a dénombré des doctoresses de très haut niveau, auteurs de traités médicaux. A cette époque, on rencontrait chez les femmes des peintres célèbres, des historiennes, des philosophes et des mathématiciennes. On n'oubliera pas Hypatie, professeur à Alexandrie, que les moines lapidèrent sur son char, autant par haine de sa beauté que de sa gloire intellectuelle.

Ce qu'on appelle « anti-physis », horreur de la chair, fut dans le monde antique le principal ferment du christianisme, beaucoup plus que « l'amour » et la « charité » mis si fort en avant au nom de l'Évangile. Il fallut plus de dix siècles pour que la nouvelle Église en vînt à codifier au niveau suprême cette haine du corps (qui n'est que le revers du besoin de mort), cette haine de la femme qui non seulement est tentatrice, fille de la Tentatrice, mais aussi commet le scandale de procréer, donc de transmettre le péché en reproduisant la chair. Que, de plus, elle se mêle de soigner cette chair, et donc de prolonger la vie, est un vrai scandale.

Le suicide collectif semblerait l'aboutissement logique d'une idéologie aussi délirante ; mais le monde demeure, les saisons se succèdent sans amener la grande Apocalypse tant espérée. Il faut bien vivre, fût-ce dans la mauvaise foi. D'ailleurs, depuis Constantin, le Trône a fait alliance avec l'Autel, et que deviendrait l'Autel sans les églises et couvents, sans les subsides qui dépendent du Trône ?

C'est pourquoi, tout en proclamant le siècle et le monde

Page 23: Les scandaleuses

lourds de péché, on s'en accommode et défend un ordre social où tout le féminin sera asservi, au nom de Dieu.

Fruit d'un incontestable délire psychiatrique, on doit lire, à la façon de Mein Kampf, l'extraordinaire Marteau des Sorcières, béni par Innocent VIII. La comparaison n'est pas gratuite ; si le bréviaire du Führer fut à l'origine du plus grand génocide du XX siècle, le livre de Sprenger et Krammer est responsable de l'immense sexocide du Moyen Âge et de la Renaissance, tant chez les catholiques que chez leurs ennemis, les protestants. Cette extermination systématique d'un sexe par l'autre n'a aucun exemple dans le passé, et ne s'est pas reproduit depuis lors. On a peine à imaginer ce fait authentique : sur les deux rives du Rhin, au XV siècle, les femmes étaient pratiquement toutes brûlées à partir de l' âge de sept ans, au point que les hommes se plaignaient de devoir aller chercher une épouse en pays lointain ! L'évêque de Trêves se distingua dans cette noble entreprise de purification.

Il va de soi qu'en la femme, devenue « sorcière » sitôt âgée de sept ans, sans avoir jamais manipulé de remèdes ni collec- tionné de grimoires, le bourreau tonsuré ne hait que son propre désir. Lui qui ne parle que d'hérésie, aucun théologien ne lui fera remarquer qu'il en commet une en niant le principal dogme de sa Foi : que l'eau du baptême, ratifiant le sang du Christ, lave du péché originel toute créature humaine, sans qu'il fût jamais question de distinction entre races ou sexes. Races, l'Église s'en souviendra ; devant son maître, l'esclave noir baptisé est son égal devant Dieu. Jamais il ne fut question en théologie que quelque « animalité » subsistât chez lui, en raison de sa couleur. Seule, la femme, de par son sexe, demeurera entachée de diabolique instinct :

« Rendons grâce à Dieu qui a préservé notre sexe d'un si grand péché (la sorcellerie)... Toute sorcellerie provient du désir charnel qui est insatiable chez les femmes... Afin de satisfaire leur concupiscence, elles doivent copuler avec le Diab le » Toute femme est donc sorcière en puissance, puis en fait ; le pas est vite franchi. On commence, bien sûr, par celles qui portent

1. J. C. Lauret : La Foire au sexe, Balland, 1971. 2. Sprenger et Krammer : Le Marteau des Sorcières, Jérôme Millon, 1990.

Page 24: Les scandaleuses
Page 25: Les scandaleuses