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ROGER DE SAINT-JEAN Les piastres sanglantes BeQ

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ROGER DE SAINT-JEAN

Les piastres sanglantes

BeQ

Roger de Saint-Jean

Albert Brien # 010

Les piastres sanglantesroman d’aventure et de détective

La Bibliothèque électronique du QuébecCollection Littérature québécoise

Volume 356 : version 1.0

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Les piastres sanglantes

Numérisateur : Jean Layette.Éditions police Journal

Relecture : Jean-Yves Dupuis.

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I

Du change pour $5.00 ?

Tout le monde sait que les Studios du Poste radiophonique T.A.P.T. sont situés dans l’édifice du même nom, rue Sainte-Catherine, près Guy.

Il est minuit quinze. Les émissions du jour viennent de se terminer. Dans quelques minutes les artistes vont défiler devant la grille du caissier qui leur remettra dans une enveloppe jaune, le gain de la journée.

Dans le corridor, à la porte du Studio A, Éphrem Tenu et son camarade Pierre Bédar conversent ensemble.

– As-tu été payé ? demande Bédar à l’autre.– Oui. Toi aussi, je suppose ?– Ce ne sont que les spéciaux qui doivent

attendre, je pense, alors.

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– Exactement. Tous les artistes sous contrat reçoivent leurs enveloppes au Studio même. Ceux qui sont engagés à la journée, pour compléter un programme, les spéciaux en un mot, doivent faire la queue.

– Tu as donc fait cela, toi aussi ?– Je le pense. Tu sais qu’il y a au-delà de vingt

ans que je travaille ici ?– Aussi longtemps que cela, vraiment ?– Eh ! bien oui. Et au début, je t’assure que ça

ne payait pas outre mesure. Aujourd’hui, je suis presque usé. Mes cachets diminuent de jour en jour.

– Mais tu as fait des réserves ?– Par chance. J’ai été assez économe dans mon

temps. J’ai maintenant de quoi finir mes vieux jours à l’abri.

– Ce ne sont pas tous tes confrères qui pourraient en dire autant.

– Que veux-tu ? ce n’est toujours bien pas de ma faute.

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Au cours de cette conversation, le vieux maître de cérémonie Tenu palpait dans sa poche les trois billets de $5.00 qu’il venait de recevoir.

Une fois Bédar parti, il reste là, songeur. Comme pour extérioriser sa pensée, il sort l’argent de sa poche et le regarde avec mélancolie.

Sa petite fortune à la main, il jette un regard circulaire. Ne voyant personne dans le corridor, il prend un petit flacon dans le gousset intérieur de son veston, le débouche et en avale une gorgée, à même la bouteille.

Le même manège se répète deux ou trois fois et le treize onces de Rye s’évanouit rapidement.

– Hé ! Éphrem, fait soudain la voix d’un camarade qui passe, tu ne paies pas la traite ?

– Pourquoi pas ? Laisse-m’en juste pour un dernier petit coup.

Et généreux, il tend la bouteille.On aimait bien cette figure familière aux

studios.N’était-il pas là depuis assez longtemps pour

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être considéré, comme partie intégrante de l’organisation ? Même les plus anciens ne se rappelaient pas de son arrivée au poste.

À l’encontre des autres, il ne se pressait pas de regagner son domicile.

Sa bouteille maintenant vide, il se promenait dans le corridor, en zigzaguant, pas trop sûr sur ses pieds.

Deux jeunes filles qui le croisent lui sourient en lui souhaitant gracieusement :

– Bonne nuit, Éphrem !Son attitude leur fait faire les remarques

suivantes :– Il paraît avoir son voyage, ce soir.– Comme hier soir. Comme tous les soirs

depuis une dizaine de jours.– Exactement depuis le suicide d’Aline Ballar.– C’est bien vrai. Il n’avait pas l’air de boire

avant.– Du moins pas ici. Tandis que maintenant, il

ne se gêne pas pour déboucher son flacon entre

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deux scènes, devant le microphone.– Il l’aimait donc bien, cette pauvre Aline ?– Je te crois,– Mais elle était beaucoup plus jeune que lui !– Vingt ans de différence, peut-être. Mais

qu’est-ce que cela fait de nos jours ? Ça se voit...– Elle... ? Penses-tu qu’elle le lui rendait ?– D’après moi, ce n’était pas exactement la

même chose. Mais il est tellement délicat et généreux qu’elle ne refusait pas sa compagnie.

– Il prenait cela pour de l’amour... ?– C’est difficile à dire. Mais une chose

certaine, c’est qu’il l’adorait.– Rien d’étonnant à ce qu’il soit comme perdu,

maintenant.– Je me demande bien pourquoi elle a fait ça...– Découragement, sans doute.– Pourquoi... ?– Manque d’argent. Il ne peut y avoir d’autre

raison.

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– C’est bien vrai qu’il ne nous reste pas grand chose à la fin de la journée. Et si nous travaillions à tous les jours au moins...

– À qui le dis-tu ? Je t’assure que si ce n’était pas la honte de retourner dans mon petit village, je ne resterais pas ici bien longtemps. Je pourrais gagner dix fois plus dans une usine de guerre, par chez nous.

– C’est bien mon cas également. Sans un certain amour-propre, je retournerais chez moi.

– Comme tous les extras de notre catégorie...– Sais-tu si la tante d’Aline reste au Poste ?– Tu veux parler de mademoiselle Hortense ?– Oui.– Elle aussi est bien préoccupée par la mort de

sa parente.– Elles restaient ensemble et c’étaient deux

bonnes amies.– Je l’ai accompagnée un bout hier soir. Je sais

qu’elle a gardé l’appartement qu’elle partageait avec l’autre.

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– Moi, il me semble que ça me rappellerait trop de souvenirs. J’aurais peur.

Éphrem Tenu a maintenant pris une autre direction. Il est rendu non loin de la filée d’extras, qui attendent l’arrivée du caissier.

Appuyé sur le mur en face du guichet, immobile, il regarde tous ces moins favorisés que lui, sans prononcer une parole.

Chaque personne payée entrera dans le petit bureau inoccupé, un peu plus loin, sur le même corridor, et en sortira avec une expression triste et désabusée.

Combien de fois depuis dix jours n’a-t-il pas observé le manège d’un œil songeur ?

Mais ce soir, il parait avoir une idée derrière la tête. Dès que la première enveloppe a passé des mains du payeur à celles de l’extra au commencement de la file, il va se poster de l’autre côté du bureau mystérieux.

Ses trois $5.00 à la main, il demande à la première jeune fille qui sort :

– Peux-tu me changer un $5.00, Pauline, s’il

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vous plaît ?– Certain, Éphrem. Tiens. Mais j’y pense, je

n’ai pas cela sur moi. Ma bourse est restée au vestiaire.

– Merci alors.Même question à la suivante.Même réponse.Les trente-deux Extras qui viennent d’être

payés et qui ont passé par le petit bureau sont incapables de faire la monnaie d’un seul billet de $5.00.

– Pourtant, se demande le vieux maître de cérémonie, chacun a reçu au moins $6.00 à la caisse. Et généralement on paye en 1.00 ici.

Le caissier allait fermer son guichet, quand Éphrem Tenu lui adresse la parole :

– Veux-tu me changer ces billets de $5.00, s’il vous plaît ?

– Je n’ai plus de $1.00. Je viens justement de remettre la balance qui me restait au gardien pour qu’il en prenne soin.

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– Comme ça, tu en avais des $1.00 ?– Bien sûr. Je paye toujours avec des $1.00 ici.– Merci. Je vais chercher ailleurs.Il descend donc au Don Juan, le Club qui se

trouve au rez-de-chaussée de l’édifice.Il n’y a pas grand monde maintenant.

Seulement quelques artistes qui dégustent un « Night Cap » pour bien finir la journée.

Au bar, il n’y a que le gardien du Poste, qui parle avec le commis.

C’est à ce dernier que Tenu s’adresse pour faire changer ses $5.00.

– C’est malheureux, monsieur Tenu, il ne me reste que trois $1.00 dans ma caisse.

– Écoute, Bill, fait-il en s’adressant au commis, je m’en vais jouer aux dés et j’ai besoin de change. Je suis prêt à te donner trois $5.00 pour quatorze $1.00.

– Je n’ai pas cela, certain...– Voici, monsieur, fait le gardien, en sortant

de sa poche une liasse de $1.00 tout neufs.

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Il compte quatorze fois $1.00 et empoché les trois billets de $5.00.

– Ne vous gênez pas, ajoute-t-il. Chaque fois que vous aurez de semblables propositions à faire. J’en ai toujours des $1.00 sur moi.

Comment peut-il bien se faire que personne aux environs du poste, comme au Poste lui-même n’avait de $1.00, tandis que ce type en a une telle quantité ?

Le gardien n’a pas encore eu le temps de faire disparaître sa liasse dans sa poche, qu’Éphrem Tenu, comme frappé par une inspiration subite, s’empare prestement de l’argent et s’enfuit avec, malgré les objurgations de l’autre.

Tenu ne paraît pas entendre et il est déjà en dehors du Club et bientôt sur la rue déserte.

Le gardien sort alors son révolver et tire deux coups dans la direction du fuyard.

Frappé mortellement, le vieil artiste s’écroule par terre, tenant toujours à la main son paquet d’argent.

Le premier coup l’a frappé au cœur. L’autre

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balle l’a atteint à l’avant-bras. Il en sort aussitôt un petit filet de sang qui vient teinter les belles piastres neuves.

Malgré l’heure tardive, il y a bientôt foule autour du cadavre. Le gardien explique la situation au premier policier arrivé sur les lieux.

Il n’a pas de misère à se disculper dès le premier abord. Le commis du Don Juan a tout vu.

Il ne faut d’ailleurs pas faire trop de zèle, car les directeurs du Poste sont très influents et prendront certainement la défense de leur gardien.

Les commentaires vont cependant leur train.Un ingénieur et un bruiteur qui connaissent le

mort depuis de nombreuses années, parlent de l’événement dans le tramway qui les ramène chez eux.

– Que penses-tu de cela, toi ?– Je ne parviens pas à m’expliquer pourquoi

Éphrem Tenu s’est décidé à voler...– J’ai peine à le croire, moi-même. Il a de

l’argent en banque en masse, tu sais.

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– Tout le monde le dit riche.– C’est bien ce qu’il y a de plus étrange dans

cette affaire.– Je croirais plutôt qu’il a fait cela dans un

moment de folie.– La mort de sa petite Aline doit lui avoir

tourné la tête.– Il n’y a pas d’autre explication plausible.– Tu as remarqué comme il avait changé

depuis le suicide ?– Je pense bien. Il était presque toujours en

boisson. J’avais assez de misère avec. J’avais toujours peur qu’il ne fasse quelqu’erreur.

– C’est un moment de folie. Ce ne peut être autre chose.

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II

Rosette prend une cause.

Ce matin-là le détective national des Canadiens français demeurait allongé sur un divan, dans son bureau privé. Comme il était encore revêtu de son tuxedo, on pouvait conclure qu’il avait veillé tard. Au lieu d’aller se coucher à la maison, il était arrêté à son bureau.

En réalité, il avait passé la nuit à jouer aux dés au Ritzy Club. Il en était sorti trop tard le matin pour se payer le luxe d’aller dormir dans son lit.

Un sac de glace sur la tête, allongé dans une position confortable, il songeait.

Sa nuit lui avait coûté $500.00. C’est de là principalement que lui venait le mal de tête. Ce ne serait pas bien facile d’expliquer la chose à sa femme.

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Les femmes ! On ne sait jamais comment elles vont prendre les choses.

Résigné à son sort, il attendait donc l’arrivée de Rosette. Elle entrait généralement au bureau vers neuf heures trente, le matin. Quand il n’avait pas couché à la maison, elle venait toujours constater s’il était encore en vie. avant de se mettre au travail elle-même.

Depuis au-delà d’un an maintenant, Rosette était devenu la principale collaboratrice du grand détective. Au début, il n’avait pas vu d’un très bon œil le manège de la jeune femme pour s’infiltrer dans ses activités. C’est très dangereux que ce métier et il aimait tant sa femme. Mais elle avait su aussitôt se rendre tellement utile, qu’il ne s’était plus opposé à ce qu’il avait d’abord pris pour un caprice et qui s’était déclaré être une vocation.

– Une nuit bien fatigante d’après ce que je vois ! fait-elle en pénétrant dans le bureau de son mari.

– Pas mal, Rosette. Que tu es chanceuse, toi, d’avoir dormi dans un bon lit !

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– Il y avait de la place pour toi, tu sais.– J’ai dû aller dans différents Clubs de nuit ;

ce qui m’a conduit enfin au Ritzy Club, où j’ai risqué quelques piastres.

– Tu as dû risquer quelques verres aussi. D’après ce que je vois, tu as quelque chose à la tête.

– Au contraire, de l’eau seulement. Ça va te surprendre, n’est-ce pas ?

– D’habitude, cela ne donne pas mal à la tête...– Pourtant, elle me fait terriblement souffrir...

C’est pour une autre raison...– Combien as-tu perdu encore ?Elle paraît avoir de bonnes dispositions. Aussi

tente-t-il un grand coup.– $500.00 seulement, chérie...– Seulement... C’est pas pire.– Tu sais. Je ne pensais pas...– Grand bébé, va. Tu ne changeras jamais, toi.

Heureusement que tu as des qualités parmi tes défauts.

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– Une petite distraction de temps à autre, ça fait du bien. Puis, ça ne m’empêche pas de travailler. Alors.

– $500.00 ce ne peut être une grosse distraction, bien entendu. Heureusement que je suis là. Je viens de prendre une cause intéressante qui te permettra de compenser tes pertes.

– Ce n’est pas trop pressé, toujours ?– Quoi ?– Mais la cause ?– Il faut se mettre à l’œuvre tout de suite.

Heureusement que tu as d’autres vêtements ici. Tu vas te changer immédiatement...

– Pas tout de suite, Rosette. Ma tête, tu n’y penses pas ?

– C’est urgent. Il faut se mettre au travail sans retard.

– Tu te venges là...– Il s’agit d’un homicide. Il n’y a pas à

badiner.– Qui t’a apporté cette affaire ?

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Albert Brien est maintenant debout et toutes ses éminentes qualités de détective sont réveillées.

– La direction du Poste T.A.P.T.– De quoi s’agit-il exactement ?– Leur gardien a tué un artiste hier soir.– Quoi ?– Éphrem Tenu.– Tu ne me dis pas ? Raconte les faits.Le gardien avait en sa possession de l’argent

appartenant au Poste de Radio. Tenu s’en est soudain emparé et cherchait à s’enfuir tout en menaçant l’autre. Celui-ci a tiré pour blesser le fuyard et le rendre inoffensif. Mais une balle a atteint le cœur et l’artiste est mort aussitôt.

– Je ne vois pas ce que nous allons faire là-dedans. C’est une affaire bien simple.

– On veut absolument que tu enquêtes sur le geste de Tenu. Il y a quelque chose de mystérieux dans toute l’affaire.

– Mais le gardien a bien fait. Ce n’est ni plus

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ni moins qu’un homicide involontaire.– D’après moi, c’est un meurtre, Albert.– Tu veux dire que le gardien a fait son

possible pour faire disparaître son agresseur.– Exactement.– As-tu des renseignements sur la victime ?– J’ai commencé à me constituer un dossier.– Je t’écoute.– Éphrem Tenu était un des plus vieux maîtres

de cérémonie au Poste T.A.P.T., si ce n’était pas le plus ancien de tous.

– Sa conduite jusqu’à date ?– Exemplaire. Très estimé de ses employeurs

ainsi que de ses camarades.– Pourquoi aurait il volé ? Pauvre, je suppose.– Au contraire. Une belle propriété qui lui

rapporte. Quelques milliers de piastres en banque et probablement de l’argent de prêté.

– Marié ?– Non. Célibataire. Depuis quelques mois, il

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était le cavalier servant d’une jeune Extra, Aline Ballar.

– Était-ce sérieux ?– De sa part à lui, oui. Mais quand à elle, je ne

croirais pas. D’abord une vingtaine d’années de différence. La jeune fille le recevait avec plaisir, mais ne paraissait pas lui rendre son amour.

– Pas de liaison alors ?– Sûrement pas. D’ailleurs, elle avait une très

bonne réputation.– Pourquoi dis-tu avait, au passé ?– Elle est morte, il y a dix jours à peine.– De quoi ?– Tu dois te rappeler ? Elle s’est jetée du

huitième étage du University Tower dans la rue. L’affaire a fait du bruit dans le temps. Mais on l’a aussitôt classée comme suicide. C’était une bien jolie jeune fille. Elle travaillait au même Poste, mais ne gagnait pas grand-chose. Très renfermée, elle n’avait pas d’autre ami que Tenu. Elle habitait avec sa tante, autre Extra, rue University.

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– Je vois que tu relies les deux morts.– D’abord, Tenu qui avait une conduite

exemplaire avant le suicide de Mlle Bellar, s’était mis à agir d’une façon bien étrange après. Lui qui ne buvait pratiquement pas auparavant, avait toujours un flacon sur lui désormais. On m’a dit qu’il prenait un coup même devant le microphone.

– Ca se comprend : il avait de la peine de la mort de sa belle amie.

– Je ne crois pas qu’il ait fondé des espérances trop définies sur la jeune fille, il comprenait que celle-ci le traitait plutôt en ami et que ses sentiments ne changeraient pas.

– Que vois-tu alors ?– Éphrem Tenu s’était mis à boire et à agir de

façon étrange, parce qu’il soupçonnait quelque chose de louche dans le suicide de Mlle Ballar.

– De peur qu’il n’ait découvert quelque chose, on l’aurait tué...

– C’est ça. D’ailleurs, j’ai ici le récit dactylographié qu’on m’a fait de ses agissements,

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le soir de sa mort. Tu découvriras, en le lisant, qu’il y a un formidable point d’interrogation.

Le détective avait maintenant fini de changer de vêtements. Il lut les notes supplémentaires, fit quelques téléphones relativement à la cause, pendant que Rosette avait réintégré son propre bureau.

L’esprit lucide comme s’il avait dormi ses huit heures dans un bon lit, le fameux détective venait de détacher de toute l’affaire quelques points d’interrogation par lesquels il décide de commencer.

Le suicide d’Aline Ballar.Le changement dans la conduite d’Éphrem

Tenu et ses agissements.Entre autres :La boisson.L’obstination à vouloir faire changer trois

$5.00 en billets de $1.00.L’assaut sur le gardien pour le voler.La police n’avait pas trouvé d’arme sur Tenu,

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bien que le gardien ait affirmé avoir tiré pour se défendre.

Dans l’appareil intercommunication, Albert Brien demande son assistante.

– Qu’y a-t-il ? demande-t-elle en entrant.– Nous allons rendre visite au gardien. Il se

trouve actuellement au Don Juan, dans l’édifice même du poste.

– À vos ordres, Chef.Pour plaisanter elle employait parfois la même

appellation que les autres collaborateurs du détective. Ce qui avait toujours l’heur de l’agacer. Elle s’en amusait pendant qu’il grognait un reproche.

C’était un homme au début de la quarantaine. Assis au comptoir, il prenait son déjeuner en conversant avec des artistes. Dans ses manières une certaine dose d’assurance et de supériorité qui déplaisaient.

– Vous êtes le Gardien du Poste, n’est-ce pas ? Mon nom est Brien, Albert Brien.

– C’est vous qui m’avez téléphoné au sujet de

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Tenu ?– Justement.– Voulez-vous que nous conversions ici

même ?– Je n’ai pas d’objection.– Ce n’est pas bien long. Il...– Je poserai les questions. Contentez-vous de

répondre.L’autre ne parut pas priser la manière du

détective. Il n’y pouvait cependant rien.– Que voulez-vous savoir alors ?– Comment se fait-il que vous aviez de

l’argent appartenant au Poste en votre possession, hier soir ?

– Quand le caissier a fini de payer les extras, chaque soir, il me confie cet argent pour que je le dépose dans le coffre-fort.

– Aviez-vous reconnu Éphrem Tenu, dans votre agresseur ?

– Non. Car j’aurais cru à une plaisanterie dans ce cas.

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– C’était pourtant un vieil employé ici.– Tout cela s’est fait tellement vite que je n’ai

pas eu le temps de voir à qui j’avais à faire au juste.

– Pourquoi avez-vous tiré sur un homme qui n’était pas armé ? Vous êtes pourtant bien plus fort que lui ?

– C’est qu’il me paraissait armé. J’ai cru à un hold-up et je me suis défendu. Ce n’est pas ma faute, si je l’ai atteint au mauvais endroit.

En le fixant de ses yeux perçants, Albert Brien répond posément :

– Vous saviez qui il était. Vous saviez qu’il n’était pas armé. Vous vouliez le tuer.

– Pourquoi dites-vous cela ? Pourquoi m’accuser ainsi à la légère ?

– Ce n’est pas à la légère. Vous vous êtes débarrassé d’un homme qui devenait encombrant pour certaines gens...

– Vous n’êtes pas gêné.– On ne l’est pas avec un assassin.

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Rosette, voyant qu’il a pratiquement terminé son entrevue, fait signe à son mari qu’elle a quelque chose de nouveau.

Pendant la conversation elle s’était tenu à l’écart des deux hommes et n’avait manqué aucune occasion de parler de Tenu et de Mlle

Ballar avec les artistes qui étaient entrés dans le Club.

Une jeune fille lui avait glissé un papier dans la main à un moment donné, ainsi qu’une clef. Et elle avait bien hâte d’en faire part à son mari.

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III

Suicide de la tante.

– Quoi de neuf ? demande-t-elle à Albert Brien.

– J’ai accusé le type de meurtre, mais je ne serais pas surpris d’avoir tort.

– Je suis plus heureuse que toi alors... ?– Cela veut dire...– Vois-tu cette clef ? Et ce papier ?– Qu’y a-t-il d’écrit ?– « Venez me rencontrer chez moi, rue

University. Voici la clef de mon appartement. J’ai des informations à vous communiquer. »

Et c’était signé : Hortense Ballar.– Est-ce la sœur d’Aline ? demande le

détective.

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– C’est sa tante ; elles demeuraient ensemble.– Comment as-tu fait pour avoir ça ?– La tante mangeait au comptoir non loin de

toi. Dès qu’elle a compris que tu t’occupais de l’affaire Tenu, elle a griffonné son message sur la serviette de papier que voici et s’est arrangé pour me glisser sa clef avec, sans que personne ne s’en aperçoive.

– Pourquoi le mystère ? Elle aurait bien pu nous parler ici même.

– Je suppose qu’elle se savait observée...– Je me demande bien pourquoi tout le chi-

chi...– Alors tu ne vois rien d’étrange dans les deux

morts qui nous occupent ?– D’abord nous ne nous occupons que d’une

seule : celle d’Éphrem Tenu. Et je t’assure que le gardien a une belle position. Assaut, vol. Il tire parce qu’il pense l’autre armé. Que veux-tu objecter à cela ?

– Je ne sais trop, c’est toi qui conduit. Mais seulement rendons-nous chez la tante Ballar,

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nous apprendrons probablement quelque chose là.– Tu le crois ?– Tu n’as pas envie de manquer cela,

j’espère ?– À ton goût, ma chère.L’appartement n’est pas des plus spacieux, ni

des plus riches. Un petit boudoir, avec lit dans le mur et une cuisinette grande comme la main. C’est tout.

Hortense Ballar n’est pas encore arrivée.Albert Brien et sa femme font le tour de la

place en quelques minutes. Rien de bien spécial.– Je me demande bien qu’est-ce que nous

sommes pour apprendre de si intéressant ?– Attends un peu, répond Rosette.– Moi, je m’étends dans le fauteuil. Je crois

que c’est ce qu’il y a de mieux à faire.– Pendant ce temps-là je vais chercher quelque

indice.– C’est ça. Quand tu en auras trouvé un bon

lot, tu m’éveilleras.

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Au même moment, une clef tourne dans la serrure.

– La voici ! fait Rosette.C’est une femme assez âgée en compagnie

d’un homme et d’une femme.– Excusez-moi, Mlle Ballar, fait la dame. Je ne

savais pas que vous étiez ici.C’est Rosette qui répond :– Mlle Ballar n’est pas encore arrivée. Elle

nous a priés de l’attendre ici.– Je suis la concierge de la maison. Mlle Ballar

a l’intention de remettre l’appartement, c’est pourquoi je veux faire visiter.

– Allez-y, madame.Ce n’est pas très long. Les trois personnes

s’excusent encore une fois et sortent, tandis que le détective réintègre son fauteuil et que sa compagne reprend ses investigations.

Il n’y a pas grand chose. Les deux jeunes filles gagnaient si peu qu’elles ne possédaient que le strict nécessaire.

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Soudain, Rosette secoue le dormeur.Il s’éveille juste en temps pour assister à un

incident étrange.C’est encore une clef qui grince dans la

serrure. La porte s’ouvre lentement pour donner passage à un jeune homme. À peu près trente ans, brun, élancé. Le regard dur. Il est revêtu de ce qu’on est convenu d’appeler un « Zoot Suit ».

Il paraît très surpris de trouver quelqu’un dans la pièce et se retire vivement.

– Excusez-moi, dit-il, je me suis trompé d’appartement.

Le détective s’élance aussitôt à sa poursuite, mais le temps d’ouvrir la porte que l’autre avait refermée, il n’y a plus personne dans le corridor. Pas plus de chance dans les escaliers.

– As-tu remarqué ce qu’il a dit ? fait Rosette lorsque son mari revient de sa chasse infructueuse.

– Je pense bien. Mais s’il s’est trompé d’appartement, comment peut-il avoir la bonne clef ?

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– Encore un mystère.– Quelle heure est-il avec tout cela ?– Cinq heures et dix.– Plus de trois heures que nous sommes ici et

ta demoiselle Ballar qui n’arrive pas. Elle a voulu se moquer de nous.

– Si tu avais vu son expression, tu ne dirais pas cela.

– Puis qu’est-ce que tu as trouvé de spécial au cours de tes perquisitions ?

– J’ai l’impression qu’il n’y a plus ici aucun effet ayant appartenu à Mlle Aline Ballar. Il n’y a qu’une pointure de souliers et une seule grandeur de robes. Mais le plus étrange est ceci.

En pariant elle avait étalé sur la table soixante-quatorze pièces de 50 sous.

– Pour des jeunes filles qui paraissent vivre au jour le jour, ce n’est toujours pas si mal ! s’exclame le détective.

– Ce qui m’intrigue le plus, reprend Rosette, c’est de trouver une telle somme en pièces de

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cinquante sous.– Où étaient-elles ?– Dans une sacoche que j’ai fait tomber à terre

par mégarde. Elle s’est ouverte et alors les pièces en sont sorties. Jamais je n’ai vu autant de 50 sous.

– Moi non plus... Sauf peut-être...– Quoi ?– Ce sont peut-être des meurtres après tout...Le radio qui venait de terminer une émission

de nouvelles, ajoutait à la dernière minute :« Nous apprenons à l’instant le suicide de Mlle

Hortense Ballar. Elle s’est jetée en bas du huitième étage de l’édifice University Tower sur la rue University, vers trois heures et trente, cet après-midi. Le suicide d’un extra de la Radio, au poste T.A.P.T. ne serait probablement pas digne de mention, si une coïncidence pour le moins étrange ne venait s’ajouter à cette mort. En effet, Mlle Hortense Ballar est la tante de Mlle Aline Ballar, qui s’est suicidée exactement de la même façon, au même endroit, il y a environ onze

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jours. »Albert Brien s’exclama aussitôt :– Nous pouvions bien attendre ici !– Qu’est-ce que tu en penses ?– De plus en plus étrange. Il y a quelque chose

là-dessous.– Tu admets possibilité de meurtre

maintenant ?– Plus que cela. Il ne peut manquer d’y avoir

un lien avec l’affaire Tenu.– Qu’est-ce qu’on fait ?– Descendons au bureau. Je n’ai plus de

sommeil. Il faut trouver le joint de cette affaire avant qu’un autre suicide ne se produise.

De nouveau la concierge apparaît, sans bien de cérémonies cette fois, avec deux jeunes filles, pour faire visiter encore.

Elle est certainement au courant de la fin de sa dernière locataire, car elle déclare positivement que la place est à louer et prête à être occupée immédiatement.

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Le coup d’œil qu’elle jette au détective et sa femme montre bien d’ailleurs qu’elle ne leur trouve plus de raisons pour être encore là.

Comme les trois femmes s’en retournent, le détective retient la concierge pour lui poser quelques questions.

– Y a-t-il longtemps que les deux demoiselles Ballar demeuraient ici ?

– Deux ans, répond la femme.– Recevaient-elles beaucoup ?– Pratiquement personne, à ma connaissance

du moins.– Connaissiez-vous M. Éphrem Tenu,

également artiste de la radio ?– Je pense bien. Il venait ici souvent. C’est le

seul homme qui ait jamais demandé pour Mlle

Aline.– Payaient-elles bien leur loyer ?– C’est une question plutôt personnelle,

monsieur.Albert Brien s’identifie alors et explique en

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deux mots qu’il est chargé de faire une enquête sur Éphrem Tenu.

– Comme les demoiselles Ballar étaient des amies de Tenu, je dois m’enquérir au sujet de ces demoiselles.

– Comme toutes les Extras, elles ne gagnaient pas beaucoup. Aussi leur arrivait-il parfois d’être en retard d’un mois ou deux dans leur loyer.

– Vous ont-elles jamais payé avec des pièces de 50 sous ?

– Jamais ! Trente dollars, vous savez, ça ferait 60 pièces...

– Ma question a pu vous paraître étrange, mais elle avait sa raison d’être.

– Y a-t-il encore quelque chose ? Je suis pas mal occupée à cette heure-ci.

Le détective décrit alors le jeune homme qui a ouvert la porte de l’appartement avec une clef en s’excusant de s’être trompé d’endroit.

– Ce jeune homme est-il au nombre de vos locataires, madame ?

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– Non. Actuellement, c’est bien simple, il n’y a que des jeunes filles et des femmes dans la maison, comme locataires.

– Merci, madame. Je crois bien que c’est tout.– Vu que Mlle Hortense Ballar est morte, vous

allez me remettre sa clef, je suppose.– Je préférerais la remettre à la police...– À votre goût, monsieur. Je notifierai le

propriétaire de cela.En quittant la maison, le détective est songeur.Il y a de quoi. Les morts s’accumulent et pas

le moindre indice. Sauf l’accumulation de pièces de 50 sous.

Mais où a-t-il vu des quantités de ces pièces dernièrement ? C’est très récent et il ne parvient pas à préciser l’endroit...

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IV

Rosette à la radio

La première visite du détective est pour le Coroner.

– Je crois bien que c’est encore un suicide, déclare celui-ci.

– Pourquoi ?– Voyez par vous-même. Elle a tombé de très

haut. Plusieurs blessures dont chacune aurait pu causer la mort. Aucune qui ne paraisse pas avoir été le résultat de la chute.

– Mais qui vous dit qu’elle n’a pas été poussée en bas ?

– Je n’ai aucune preuve de cela. En avez-vous ?

– Pas encore. Mais j’en trouverai.

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– Bonne chance alors.– Merci.Un dernier coup d’œil à la pauvre morte et les

deux visiteurs sortent de la morgue.– C’est à croire que les Extras de T.A.P.T.

sont en danger, murmure Albert Brien pour lui-même autant que pour sa compagne.

– Le mystère doit en effet tourner là-dessus.– Et Tenu n’y serait passé que parce qu’il

savait quelque chose ou pouvait en savoir, en raison de ses relations avec Mlle Aline.

– Alors, attachons-nous au problème des Extras...

– C’est justement ce à quoi je pensais. Tu vas prendre un bout de rôle, ce soir même.

– Moi ! Mais tu n’y penses pas ? Que veux-tu que je fasse ?

– Je vais m’arranger avec la direction du Poste pour que tu remplaces Hortense Ballar.

– Dois-je m’annoncer comme la femme du détective Brien... ?

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– Ne fais donc pas d’esprit ! La situation est trop grave. Et puis je me demande bien si je devrais prendre le risque...

– Le risque de quoi... ?– De te laisser devenir une Extra, ne serait-ce

que pour un soir.– Je ne te ferai pas honte. Tu sais que j’ai une

bonne diction. Même je chante quelque peu.– Tu sais bien que là n’est pas la question.– Quoi alors ? Tu crains que je ne tombe en

amour avec quelque bel annonceur,. ?– J’ai peur pour toi. Comprendras-tu à la fin.– Bien moi je n’ai pas peur. Et j’insiste pour le

rôle.

*

Alice Payne, l’extra qui remplace Hortense Ballar dans un chœur, au poste ce soir, n’est nulle autre que Rosette Brien, la femme du fameux détective.

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À date tout s’est bien passé. Avec d’autres extras, elle attend dans l’antichambre du Studio C, que leur programme soit appelé. En attendant elle étudie une feuille qu’on vient de lui remettre et qui contient les instructions, concernant son rôle.

Depuis quelques instants, sa voisine lui jette un œil inquisiteur.

– Bonsoir ! dit alors Rosette alias Alice, dans l’intention de nouer la conversation.

– Ah ! c’est vous la nouvelle, je suppose ? Vous remplacez Hortense Ballar ?

– C’est bien ça. Vous la connaissiez donc ?– Pas beaucoup. Je l’ai rencontrée ici, ainsi

que sa nièce.– C’est pas drôle, deux suicides dans la même

famille...– Quand vous aurez travaillé comme extra,

pendant une couple d’années comme elles deux, vous comprendrez bien va, qu’on peut à un moment donné songer à la mort.

– C’est vrai que je suis toute nouvelle dans la

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carrière ; mais je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

– Vous appelez cela une carrière ? Vous réaliserez bientôt que c’est juste un moyen de ne pas mourir de faim.

– Mais pour un début, je ne trouve pas cela si mal. On nous donne $6.00 par soir...

– Tout dépend. Vous ne paraissez pas connaître le « rackett » des extras au Poste ?

– Comme je vous disais tout à l’heure, c’est mon premier contact. Expliquez-moi donc, si je ne suis pas indiscrète...

– Il n’y a pas d’indiscrétion. C’est au contraire bien public.

– Si vous voulez m’appeler par mon nom de baptême, je me nomme Alice Payne.

– Et moi, Évangeline. Vous n’appartenez pas encore au rackett, d’après ce que je comprends ?

– Non, je l’avoue. Mais si c’est mieux, j’appartiendrai. Conseillez-moi.

– Il n’y a pas d’erreur. Il faut que vous en

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veniez là. Autrement...– Que voulez-vous dire, autrement ?– C’est qu’il n’y aurait plus d’ouvrage pour

vous ici.– D’après ce que je comprends pourtant, les

noms des extras sont listés par ordre alphabétique et on nous appelle chacune notre tour.

– C’est supposé se passer ainsi. Mais en réalité, c’est bien différent.

– Expliquez-vous, Évangeline...– Ce sont toujours les mêmes personnes qui

figurent dans les programmes, à titre d’extras. Les listes alphabétiques existent bien, mais elles ne sont pas suivies. Seules les « membres », comme on nous appelle, sont favorisés.

– Que font les autres alors ?– Ils n’ont pas le choix. Ceux qui ne sont pas

membres sont appelés environ une fois par deux mois et se découragent en partant.

– C’est probablement pour cela que les deux demoiselles Ballar se sont enlevé la vie ?

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– Pas exactement, car elles s’étaient soumises au rackett. Mais ce n’est guère plus payant.

– Ce n’est donc pas rose, les commencements à la Radio, à T.A.P.T ?

– C’est à moi que vous le dites, Alice ?– Me conseillez-vous d’appartenir... ?– Il le faut, si vous voulez manger.– Je suppose qu’il est question de payer une

certaine contribution à ceux qui se chargent de vous faire travailler plus souvent qu’à votre tour ?

– Partiellement cela. Car ce n’est pas une petite contribution. Ni plus ni moins que la moitié de ce que vous recevez en cachets.

– Pas $3.00 sur les six que vous gagnez par programme ?

– C’est ça ! Vous comprenez maintenant qu’on puisse travailler quatre à cinq fois par semaines et n’être pas plus avancée à la fin ?

– Mais c’est insensé ! Personne ne s’est plaint jusqu’ici ?

– Il y en a bien qui ont essayé, mais ça n’a

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jamais servi à rien.– Que disent les autorités du Poste ?– Elles ne doivent pas être au courant.– Il faut le leur faire savoir.– Elles ont bien d’autres questions à régler, va.

Pour toute réponse on vous dira d’aller ailleurs, si vous n’êtes pas satisfaite.

– Il n’y aurait pas moyen de s’unir et de se défendre ?

– Essayez, pour voir. Ils sont plus forts que nous, allez.

– Connaissez-vous les têtes dirigeantes du rackett ?

– Non. Et je ne crois pas que personne ici ne les connaisse.

– Comment procèdent-ils alors ?– Immédiatement après avoir touché votre

cachet, à la fin de votre programme, vous passez dans un petit bureau et là le collecteur ouvre lui-même votre enveloppe. Il prend la moitié de ce qu’il y a dedans et vous remet la balance.

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– Et si je refusais de passer faire cette remise ?– Vous devriez attendre quelques mois avant

de figurer dans un autre programme.– Ce n’est pas rose...– Comme je vous le disais, il vous reste juste

de quoi manger et payer un petit loyer.– Et moi qui arrivais ici pleine

d’enthousiasme !– Vous verrez que ça se tasse l’enthousiasme.

Le mieux est de s’en retourner à votre ancienne position ou chez vous. Demeurez-vous en dehors de la ville ?

– Oui. Et je n’aimerais pas revenir dans mon village et avouer un insuccès.

– C’est exactement la position de la plupart de nous tous ici. Nous gagnons juste de quoi ne pas mourir de faim. Mais nous sommes trop fiers pour nous avouer battus.

– Mais il y a tout de même des chances pour que nous nous fassions un nom. Alors, ça paye plus...

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– J’ignore bien comment il faut faire pour se faire engager avec de gros cachets. Et je vous assure que j’ai perdu cette espérance il y a longtemps.

La conversation est interrompue par l’arrivée d’un jeune homme qui, sans plus de présentation, s’adresse à la pseudo Alice Payne :

– Êtes-vous « membre », mademoiselle ?– Non. Pas encore, répond-elle.– Voulez-vous le devenir ?C’est Évangeline qui répond, car l’interpellée

s’est tournée vers elle comme pour lui demander conseil.

– Bien sûr qu’elle veut être « membre ».– C’est que le Boss est passé tout à l’heure et

ayant découvert que vous êtes nouvelle, m’a prié de vous dire qu’il veut vous voir pour vous mettre au courant.

– Je suis au courant et prête à faire comme les autres. Je ne crois donc pas qu’il soit nécessaire de déranger le boss.

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– C’est lui qui m’a envoyé vous avertir de le rencontrer immédiatement sur la rue Dorchester. Vous avez le temps d’aller et de revenir avant d’être appelée dans le Studio.

– Où ça sur la rue Dorchester ?– Juste en arrière du Poste.– Mais je ne le connais pas !– Il vous connait lui. Il vous trouvera bien.– Je n’aime pas bien cela. Il fait très noir par

là.– Que voulez-vous que j’y fasse ?– Je pourrais me rendre à son bureau, peut-

être...– C’est sur la rue Dorchester et

immédiatement qu’il veut vous voir.Rosette n’est pas bien rassurée. Cette

rencontre dans l’obscurité, avec un homme qui est fort probablement un meurtrier... Elle cherche à faire remettre l’entrevue. Si elle pouvait seulement communiquer avec Albert.

– J’ai bien peur d’être appelée avant mon

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retour. C’est mon premier programme, vous savez. Et je risquerais bien de ne plus avoir d’ouvrage ici, si je ne me montre pas en temps.

– N’ayez aucune inquiétude à ce sujet. Le Boss s’occupera de vous lorsque vous serez « membre ».

– Qu’est-ce que vous en pensez, Évangeline ?L’autre jeune fille qui a suivi la conversation

sans y prendre part, n’hésite pas à conseiller :– Si j’étais à votre place, j’irais

immédiatement.– Il n’y a donc pas de danger pour ma

position ?– Aucun. Ça j’en suis certaine.– J’y vais alors. Mais je n’ai pas d’argent avec

moi dans le moment.– Vous n’êtes pas obligée de payer tout de

suite. Attendez après le programme pour verser votre cotisation.

– À qui ? À vous, je suppose ?

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– Non. Je ne m’occupe pas de collection. Le Boss vous dira comment faire. Ne soyez pas inquiète pour cela.

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V

Une autre mort.

Rendue au rez-de-chaussée de l’édifice, Rosette pense à appeler au bureau de son mari, pour lui dire de surveiller la rue Dorchester où elle va rencontrer le « Rackett Man ».

Une intuition cependant lui fait pressentir qu’on la surveille. Sans pouvoir dire qui, elle se sent suivie. Ce serait donc une fausse manœuvre que de s’arrêter à un téléphone public. Si on a déjà des doutes sur elle, cela ne ferait que les confirmer.

Bravement elle passe outre et se dirige dans l’obscurité de la rue. Heureusement qu’une petite lampe électrique se trouve dans sa bourse. Elle l’utilise pour fouiller les entrées des petites ruelles devant lesquelles elle passe.

Un moment donné, elle est certaine d’avoir vu

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une forme qui vient à sa rencontre. Elle braque aussitôt sa petite lampe sur l’apparition.

Quelle n’est pas sa surprise de reconnaître le jeune homme au « zoot suit » qui tentait d’entrer dans l’appartement des Ballar, cet après-midi même.

Quelque chose ne va pas, elle en est certaine. Le type a dû la reconnaître dans l’antichambre du Studio. C’est pour cela qu’il a insisté pour la faire venir ici.

Et ce ne peut être pour lui faire des compliments.

Elle est en danger, cela ne fait plus de doute.Le jet lumineux ne lui révèle-t-il pas un objet

insolite dans la main de l’homme.Il est armé d’un révolver. Pour qui, si ce n’est

pour elle-même ?Ah ! si au moins Albert savait où elle se

trouvait actuellement...Deux coups de révolver résonnent dans le

silence de la rue déserte à cette heure.

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Les pas précipités d’une personne qui fuit résonnent seuls maintenant.

Mais tout à coup, une autre détonation fait écho aux premières.

Une voix inquiète, appelle :– Rosette ! Rosette ! Où es-tu ? C’est moi,

Albert...– Ici, chéri. Prends la lumière de poche sur la

clôture et éclaire-moi.– Tu n’es pas blessée, toujours ?– Mais pas du tout. L’as-tu atteint ?– Je ne peux pas voir. Il paraît bien s’être

échappé.La jeune femme est bientôt dans les bras du

détective.Il a eu tellement peur pour elle, qu’il ne peut

s’empêcher de la presser sur son cœur avant de continuer la poursuite.

Mais c’est bien inutile, car l’autre a trop d’avance.

La lumière portative leur montre cependant

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que le coup de révolver a atteint le fuyard. La longueur de quelques pas, des traces de sang apparaissent sur le trottoir.

– L’as-tu reconnu ? demande Albert.– Je ne sais pas son nom. Mais je suis certaine

que c’est le jeune homme qui a ouvert la porte de Mlle Bellar, cet après-midi, avec une clef, en s’excusant de s’être trompé d’appartement.

– Mais comment se fait-il que tu te sois trouvée ici ?

Rosette alors lui raconte sa conversation avec Évangeline et l’ordre qu’elle a reçu de descendre sur la rue Dorchester pour rencontrer un des organisateurs du « rackett ».

– Et toi, demande la jeune femme à son tour, explique-moi comment il se fasse que tu sois arrivé si à propos.

– Je me suis rendu au Studio pour me tenir prêt à recueillir les renseignements que tu pourrais obtenir. Tu n’y étais pas. J’ai demandé à plusieurs personnes où tu te trouvais. Personne ne pouvait me répondre. L’heure du programme

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arriva. Je m’en retournais donc, lorsqu’un jeune homme, qui m’avait entendu mentionner le nom d’Alice Payne, me dit que tu devais probablement être sur la rue Dorchester, en arrière de l’édifice et que tu reviendrais bientôt.

– Pour une fois, je puis dire que tu es arrivé juste à temps.

– Ton agresseur fuyait pourtant quand je l’ai vu. Sais-tu qu’est-ce qui l’a dérangé ?

– Il a dû pensé m’avoir atteinte et il se dépêchait de déguerpir.

– Heureusement qu’il t’a manqué.– Sais-tu ce que j’ai fait, en voyant qu’il était

armé ?– Non. Je me le demande.– J’ai déposé aussitôt ma lumière sur la clôture

près de laquelle je me trouvais et me suis jetée par terre un peu plus à gauche.

– Et l’autre a tiré près du rayon lumineux, pensant que tu tenais encore la lumière ?

– C’est ça. Mais éclaire donc le sol, ici, à

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l’endroit d’où il a pris la fuite. Je crois avoir entendu du bruit, comme s’il échappait quelque chose qu’il tenait à la main.

– C’est un clef ! Penses-tu qu’elle lui appartient ?

– Sans aucun doute. J’ai entendu le bruit qu’elle a fait sur le ciment en tombant.

– Tiens, il y a le numéro de la chambre et l’adresse de l’hôtel. C’est le Manoir Toupin.

– Connais-tu cela ?– Bien sûr. L’endroit est exclusivement

fréquenté et habité par des employés de « barbottes » et de « bookies ».

– S’il pense m’avoir atteinte, il va être bien surpris de la visite que nous allons lui faire.

– J’ai bien hâte de voir sa binette.Après avoir pris place dans la puissante

voiture du détective, ils continuent leur conversation sur les renseignements obtenus par Rosette, à la porte du Studio.

– Ainsi les autres extras pensent que les deux

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demoiselles Ballar se sont suicidées par désespoir ?

– C’est l’opinion d’Évangeline, dont je t’ai parlé.

– As-tu entendu parler de Tenu ?– Non. Je n’avais pas encore eu le temps de

mentionner son nom.– Et le gardien ?– Rien sur son compte, non plus.– Pourtant, surtout après les événements qui

viennent de se dérouler, je vois un enchaînement dans ces trois morts.

– Et tu relierais le gardien au rackett ?– Absolument. Tiens, vois. Premièrement

Aline Ballar meurt. Je suis convaincu que c’est un meurtre et non un suicide.

– Elle aurait probablement découvert quelque chose et s’apprêtait à faire des révélations... ?

– Oui. C’est pour cela qu’on l’a fait disparaître. Son grand ami Tenu, qui la connaissait intimement, devait savoir qu’elle ne

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pensait pas à s’enlever la vie. Peut-être même savait-il quelque chose lui-même...

– C’est à cause de cela qu’il s’est mis à demander du change pour ses trois $5.00 ?

– Il savait que les extras reçoivent $6.00 en billets de 1.00. Si personne n’a pu lui faire la monnaie de ses $5.00, c’est parce que tout le monde venait de donner une tranche de son salaire. Et cela dans le Poste même.

– Quand il a vu la liasse dans les mains du gardien, il a dû penser que c’était lui le collecteur pour le rackett. Pensant avoir là une preuve, il a voulu s’emparer de cet argent.

– L’autre qui avait des doutes, en a profité pour le faire disparaître irrémédiablement.

– Et la tante d’Alice ?– Elle savait probablement quelque chose par

Alice elle-même. Ou du moins on avait peur qu’elle ait reçu des confidences de sa nièce.

– Pourquoi alors être venu à l’appartement après la mort d’Hortense ?

– Pour s’emparer de quelque preuve laissée

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là...– Ce qui revient à dire que nous n’avons pas

été assez fins nous autres pour les trouver...– Si. Tu as trouvé quelque chose : les pièces

de 50 sous.– Tu penses qu’elles ont une signification... ?– Plus que jamais. Surtout maintenant que je

me souviens d’en avoir vu de semblables ailleurs.– Où ça ?– Je te raconterai plus tard. Pour le moment, ce

qui importe c’est d’aller rendre visite à notre « zoot suit ».

Le détective arrête sa voiture un carré de maisons avant l’emplacement de l’hôtel, afin de ne pas éveiller l’attention de leur homme.

Il s’agit d’être bien prudent et de ne pas lui donner la chance de se sauver par quelque porte dérobée. Sans aucun doute, de telles résidences ont des sorties spéciales destinées à accommoder le genre de locataires qui l’habitent.

Ils parviennent heureusement au quatrième

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étage, où se trouve le numéro qu’ils cherchent. Pas âme qui vive dans les corridors et les escaliers.

Au lieu de frapper à la porte, Albert qui connaît son métier, se contente de gratter, pour donner l’impression qu’il s’agit d’un complice.

Personne ne répond.Deux, trois reprises, espacées d’intervalles,

n’obtiennent pas plus de succès.– Il n’est probablement pas arrivé encore,

suggère Rosette à voix basse.– Entrons alors. Nous nous dissimulerons à

l’intérieur et lui ferons la surprise de sa vie.Ce n’était qu’une clef ordinaire. Il n’y avait

pas de loquet de sûreté.Comme il tentait de l’introduire, Albert Brien

s’aperçoit que la serrure est bouchée avec un tampon de papier de soie.

Il a bientôt fait de repousser le bouchon à l’intérieur. C’est alors qu’une forte odeur de gaz se répand.

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– Sens-tu, Rosette.– Je pense bien. Depuis quelques minutes

même, je croyais percevoir une odeur étrange.– Nous sommes probablement en retard...– À moins que nous n’ayions été attirés dans

un guet-apens– Que veux-tu dire ?– Supposons que nos bandits aient assassinés

quelqu’un ici par le gaz, aient placé délibérément la clef sur notre passage, puis aient appelé la police qui arriverait d’un moment à l’autre pour nous trouver sur la scène du crime...

– Cela ne me fait pas peur. Entrons.Assis dans un fauteuil en face du fourneau à

gaz, le « zoot-suiter » paraissait dormir.Immobile, la tête un peu penchée, il était là,

les yeux fixés dans le vide.C’étaient déjà les yeux d’un mort.La manche de son bras droit était rouge de

sang et un petit trou indiquait que le coup d’Albert Brien avait porté.

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– Écoute, Rosette, pendant que je vais examiner la place minutieusement, tu vas appeler la police.

– Où dois-je aller ?– Reste dans l’hôtel. Tâche de trouver un

téléphone public en bas. Mais quand même on te l’offrirait, n’utilise pas les appareils de la maison. Il ne faut pas que personne ne sache l’objet de ton appel.

Pendant que Rosette s’éloigne, le détective se promène dans la pièce.

Un faux pas soudain le fait trébucher et lui arrache une exclamation de surprise.

Il s’arrête et regarde.C’est un morceau du plancher qui semble

brisé. Il a tôt fait de relever le tapis.Un bout de planche d’environ douze pouces de

long semble mobile. Dans l’ouverture laissée par la petite planche, jl y a quelques centaines de pièces de 50 sous.

– As-tu trouvé quelque chose d’intéressant ? fait Rosette en revenant.

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– Regarde cette belle collection de 50 sous...– Comme chez les Ballar... Étrange que tout

cela.– La police est avertie ?– Oui.– Alors filons. Nous leur donnerons des

explications plus tard. Pour le moment, il y a quelque chose de plus pressé à faire.

– Où ça... ?– Au Ritzy Club, chez Tony Poulos. Viens

avec moi.– Il va falloir que j’aille revêtir une robe du

soir...– Pas nécessaire. Il y a des gens qui y vont en

tenue de ville.– En route alors.Mais comme ils prennent place dans leur auto,

Albert se ravise et va téléphoner à deux assistants d’aller l’attendre à la porte du Ritzy.

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VI

Le Ritzy Club.

Paul Tremblay et Arthur Pilon attendent sur le trottoir, en face du Club.

– Bonsoir, Paul. Bonsoir. Arthur, dit Albert Brien en les reconnaissant.

– Bonsoir, Chef, font les deux voix ensemble.– Avant d’entrer, Paul, dis-moi ce que le

détective Belœil t’a répondu.– Je lui ai fait votre message par téléphone. Il

m’a promis la plus entière collaboration. Ses hommes s’occupent de relever les empreintes digitales dans la chambre de l’hôtel Toupin. On va inspecter l’auto de Poulos. Enfin, un cordon de détectives en civil entoure actuellement le Ritzy.

Le détective donne ses instructions finales à ses hommes et tous les quatre font leur entrée.

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Le maître d’hôtel les aborde dans la grande salle à dîner.

– Bonsoir, monsieur Brien. Dînez-vous ou si vous passez immédiatement dans les salles de jeu ?

– Je veux jouer pour reprendre les $500.00 que je vous ai laissées hier soir.

– Je vous souhaite donc bonne chance, monsieur.

– J’ai amené deux amis, qui viennent tenter leur chance eux aussi.

L’employé écarte une tenture, dans le fond de la salle, puis frappe sur le panneau du mur.

Une petite ouverture se fait. Les quatre personnes sont identifiées et on les laisse pénétrer dans un passage secret.

Les trois hommes ont la main dans leur poche, les doigts serrés autour de la crosse de petits révolvers automatiques.

Mais rien d’anormal ne survient et ils s’arrêtent autour de la table de « barbotte », tandis que la jeune femme disparaît dans la foule

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qui se presse dans la pièce.Ils tirent chacun un billet de $20.00 de leurs

portefeuilles et les tendent au changeur. On n’utilise pas de jetons dans cet endroit. Ce sont des pièces de 50 sous qui leur sont remises.

À un bout de la table au tapis vert, un homme avec un abat-jour fait les fonctions de croupier. Tremblay et Pilon, sans faire semblant de rien, se placent de chaque côté du type.

Soudain celui-ci sent une pression de chaque côté de lui. Il n’a pas besoin de baisser les yeux pour savoir de quoi il s’agit. Il connaît assez son affaire pour comprendre qu’il s’agit de révolvers, que ses voisins tiennent dans leurs poches.

Alors Albert Brien prend la parole :– Nous sommes venus ici pour gagner. Tu sais

ce que cela veut dire ? Et puis inutile de presser la sonnette d’alarme avec ton pied, car alors tu recevrais deux balles avant que qui que ce soit n’ait le temps d’approcher.

L’autre tient plus à la vie que cela. Sans chercher à faire un geste suspect, il lance les dés.

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Le détective a parié $5.00 qui en rapportent aussitôt autant. Il laisse le $10.00 pour le voir se doubler.

Et ainsi de suite. Pour ne pas attirer l’attention, Tremblay et son compagnon, de leurs mains libres placent également des paris, mais sans jamais abandonner leur pression dans les côtes du croupier.

Il y a bientôt $2000.00 devant le détective privé. Les gens ne jouent plus, ils se contentent de regarder, en faisant des commentaires sur une chance aussi continue.

Poulos est bientôt obligé d’aller dans son bureau chercher de l’argent pour payer.

Ses voyages se renouvellent plusieurs fois, au milieu d’une tension anormale dans la salle. Les autres personnes présentes, sans savoir ce dont il s’agit exactement, comprennent qu’un événement extraordinaire va se produire.

Quand Albert Brien compte devant lui 50 billets de $1000.00 chacun, Tony Poulos annonce que la banque a sauté et qu’on ne jouera plus de

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la nuit. Suspension jusqu’à la réouverture des banques, le lendemain matin.

Devant tout le monde, il s’adresse au gagnant :– Je tiens à vous féliciter, monsieur. Vous

avez eu une chance rare ce soir.Comme Brien ne répond pas, l’autre poursuit :– Passez donc à mon bureau, je vais vous faire

escorter chez vous par un garde du corps. Je ne voudrais pas qu’on vous dépouille de votre gain en chemin.

Albert Brien le suit et remarque qu’un homme à l’allure louche lui emboite le pas.

Mais Paul Tremblay l’a vu également. Juste au moment où le « rough neck » va pour s’introduire dans le bureau, il l’assomme avec la crosse de son révolver et le dépose dans le corridor, sans faire de bruit.

Dès qu’il a refermé la porte derrière lui, Tony Poulos tourne le commutateur.

Quelle n’est pas sa surprise de voir, assise sur sa propre chaise derrière son pupitre, Rosette elle-même.

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La porte de son coffre-fort, qu’il avait oublié de fermer en venant chercher de l’argent, est encore ouverte et quantité de papiers sont maintenant étendus sur le plancher.

Comprenant qu’on l’a joué, le bandit porte la main à sa poche, mais la voix du détective arrête son geste :

– Inutile, Poulos. Pas un geste, ou c’est moi qui tire le premier.

Et son révolver est maintenant braqué sur le bandit.

– Que veut dire tout ceci ? s’enquiert hypocritement ce dernier.

– Que tu as fini d’opérer ton petit « racket » des extras de la radio.

– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire...

– Comprends-tu plus, si je te dis que tu as fait assassiner les deux demoiselles Ballar et leur ami, Éphrem Tenu ?

– Mais les deux jeunes filles se sont suicidées et Tenu s’est fait tuer en voulant faire un « hold-

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up ».– C’est ce que tu penses nous faire croire,

mais j’en sais plus long sur ces morts.– Vous n’êtes pas capable de rien prouver

contre moi.– Tu as peut-être oublié que j’ai retrouvé les

pièces de 50 sous dans l’appartement des Ballar.– Et qu’est-ce que cela veut dire. ?– Que la tante a tué sa nièce, sur tes ordres. Et

que la dernière a été tuée parce que tu avais peur qu’elle ne parle.

– Quel conte fantastique !– La police parviendra bien à faire parler

d’autres de tes complices aussi.Rosette prend alors la parole pour expliquer ce

qu’elle a découvert dans le coffre-fort. En effet sans se faire voir, elle avait suivi le bandit dans ses visites au bureau et avait profité d’une négligence pour inventorier le contenu du coffre.

Elle avait maintenant, étalées sur le bureau, les listes des extras qui payaient une rançon au

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gangster. Il y avait en outre quantité d’I.O.U., signés par des employés subalternes du poste T.A.P.T,

Tous ces gens-là avaient dû jouer et faire des pertes. Poulos leur avait fait les reconnaître par écrit. Puis il s’était servi de cela pour les faire travailler à la collection et à l’organisation de son « rackett ».

Poulos tente encore de crâner.– Tout cela ne me rattache pas aux morts que

vous me reprochez.– Peut-être pas aux premières, reprend le

détective, mais j’ai la preuve que tu as tué un jeune homme habillé en « zoot suit », ton principal agent, ce soir dans une chambre de l’hôtel Toupin.

– Je ne connais pas une telle personne.– C’est ce qui te trompe. Il y avait également

des pièces de 50 sous dans une cachette de sa chambre. Tu as recueilli le type dans ton auto, après que je l’eus atteint au bras d’une balle de révolver. Son sang a taché la bourrure de ton

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siège. La police a recueilli tes empreintes digitales dans la chambre du meurtre.

Le bandit se voit enfin irrémédiablement perdu. Sans plus réfléchir, il s’élance vers une petite porte à l’arrière de la pièce.

Albert Brien tire et l’autre s’abat, frappé entre les deux épaules.

Au même moment la petite porte en question vole en éclats et Théo Belœil, le fameux détective provincial, fait son entrée avec ses hommes.

– Est-il mort ? demande-t-il.– Je ne crois pas. Avez-vous tout entendu ?– Absolument tout. Je suis bien de ton avis,

Albert. D’ailleurs nous avons vérifié les empreintes laissées dans la chambre d’hôtel comme étant celles de Poulos. Mais dis-moi, comment le savais-tu pour l’affirmer aussi catégoriquement ?

– Je ne le savais pas d’une façon définitive. J’ai bluffé pour le faire se trahir.

– La même chose pour l’auto, je suppose ?

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– Y a-t-il des traces de sang ?– Oui, il y en a. Mais nous venons juste de les

trouver. C’est pour cela que j’étais bien surpris, en écoutant derrière la porte, de t’entendre faire toutes ces affirmations.

– Que veux-tu, il n’en pouvait être autrement.– Voilà ce que c’est que d’être le plus fameux

détective de tout le Canada !

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Cet ouvrage est le 356e publiédans la collection Littérature québécoise

par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québecest la propriété exclusive de

Jean-Yves Dupuis.

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