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LES PENDULES À L'HEURE

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PIERRE MONNIER

LES PENDULES À L'HEURE

À L'OMBRE DES GRANDES TETES MOLLES

1 9 3 9 - 1951

LE FLAMBEAU

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A M E S A M I S ,

A L A M É M O I R E

D E J A C Q U E S C O R R E Z E , D E V I C T O R C O U D U R I E R , D E G u y

R I C H E L E T ,

A S E R G E D E B E K E T C H E T C H R I S T I A N B A I L L Y

P . M .

« L E P R E M I E R A C T E P O L I T I Q U E C O N C R E T D E L ' I N T E L L I G E N C E

C O N S I S T E À M E S U R E R L E F O S S É SPACIEUX Q U I , E N F R A N C E ,

SÉPARE L E PAYS R É E L D U PAYS L É G A L . »

C H A R L E S M A U R R A S

« M A L H E U R À Q U I GARDERAIT L E S I L E N C E A U M I L I E U D U D É S E R T

E N CROYANT N ' E T R E E N T E N D U D E P E R S O N N E . »

B A L Z A C

« S C A N D A L E D E LA V É R f T É »

G E O R G E S B E R N A N O S

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DU MEME AUTEUR

FERDINAND FURIEUX (avec 313 lettres inédites de Louis- Ferdinand Céline), L'Age d'homme. ARLETTY, Stock. EN ÉCOUTANT GODEAU (notes sur Marcel Jouhandeau), Lérot. AVANT CHAVAL, La Butte aux Cailles. A L'OMBRE DES GRANDES TETES MOLLES, (chronique de 1934 à 1937), La Table Ronde. LE TORTIONNAIRE, (nouvelle dans CONTES D'EUROPE II), Le Flambeau.

A paraître

LES BROCULINS, conte RUE DU TEMPS PASSÉ, fiction ENTRE LA LUEUR ET LA MIROBOLANCE, essai sur la culture

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CHAPITRE PREMIER

Cette exigence du regard

« Je remplis des carnets de notes, j ' a i des amis, je parle peu ... Maintenant je vais regarder. »

En écrivant ces lignes à la fin des Têtes molles, je m'étais assuré de ne pas leur donner de suite. Et voici que je m'y attelle, encouragé par les copains, les lecteurs inconnus qui conspuent ma paresse et tiennent à voir, eux aussi, ce que je regarde.

En cette année 1938, ayant révoqué tout engagement, fidèle à ma parole, je ne me glissai dans aucune aventure politique. Je trouvais qu'il était plus croustillant d'être au parterre que de tenir un rôle avec les dindons de la farce. Je vais vous informer de tout ce que j'ai découvert et observé, sans me soustraire à l'obligation de ne livrer, pour être objectif, que du témoignage de première main. Je prends aussi l 'engagement de mentionner les sources quand je n'aurai pas été le témoin de ce que je relate. Autre impéra- tif : le seul respect de la chronologie permet de restituer les

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faits dans leur expression première en excluant toute alté- ration. Tout jugement qui prend en compte un événement postérieur à celui qui est rapporté constitue un mensonge auquel je me refuse, en sachant que beaucoup de mémo- rialistes et d'historiens s'en accommodent.

Les réactions que je vais susciter m'indiffèrent et je ne me soucie pas d'écrire pour plaire. J'écris pour dire ce que j'ai vu, ce que je sais, ce que je pense. L'histoire enseignée de- puis la fin de la guerre à travers les médias, la presse et les livres m'apparaît gauchie, pour ne pas dire truquée, chaque fois qu'elle rencontre ma mémoire et les souvenirs qui l'ont meublée.

Le décalage dans le temps, la confrontation de faits qui n'étaient pas concomitants provoquent ce que j'appellerai le mensonge par détournement chronologique. Il vous suffira, pour être éclairé, de confronter ce que je rapporte à ce que l'on vous raconte depuis quarante-cinq ans.

Voici un exemple. J'avais reproduit dans mon bouquin sur Céline, intitulé Ferdinand furieux, ce passage de Bagatelles pour un massacre, écrit en 1936... « L'Angleterre alliée ? Mes burnes ! Encore une fameuse balancelle ! Ils iront mollo, je vous assure, ce coup-ci... encore bien plus mou qu'à l'autre... Ils risquent bien davantage... Un an pour mobiliser... encore un an pour instruire... Nous serons déjà tous des asticots quand débarqueront dans les Flandres les premiers invertis d'Oxford... De l'expectative !... Un "wait and see" formidable ! »

Critique littéraire au magazine Le Point, François Nour- rissier fut ulcéré par tant d'outrecuidance. Il écrivit dans son compte rendu : « Quant aux sarcasmes céliniens sur les Anglais ("Ils iront mollo, je vous assure ce coup-ci..."), il est difficile de les trouver prémonitoires après la bataille d'Angleterre. »

Cette affirmation est contredite à angle droit par les faits. La bataille aérienne d'Angleterre n'est pas liée à l'engage-

ment des troupes françaises. Elle se situe plus d'un an après

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la mobilisation dont parle Céline. Après la défaite. Après l'armistice. Après le « formidable wait and see ». Cent vingt mille cadavres de jeunes Français ont jonché le sol entre le jour de la déclaration de guerre et la bataille d'Angleterre. Après avoir déclenché le massacre en entraînant le minable gouvernement français, l'Angleterre, comme l 'a très précisément annoncé Louis-Ferdinand Céline, est demeurée sur une position d'attente. Pour nous, soldats français, pas de couverture aérienne, en dépit de l'alliance et des promesses. La « Royal Air Force » était en réserve pour des combats ultérieurs. La mort, en ce jour, c'était pour la jeunesse française. Céline avait tout dit. François Nourrissier se trouve ainsi de bonne foi dans la peau d'un propagateur de mensonge par détournement chronologique ; une forme d'imposture dont nous sommes accablés depuis 1945. Il est temps de s'en débarrasser. J'ai envie de crier, comme Bal- zac : « Malheur à qui garderait le silence au milieu du désert en croyant n'être entendu de personne. »

Je n'avais pas toujours, dans les années trente, un recul suffisant pour assembler les faits, les comparer, les hisser jusqu'à la synthèse ou leur faire cracher des principes géné- raux, mais je les enregistrais, je m'en imprégnais de façon durable, au point de pouvoir aujourd'hui leur faire dire l'es- sentiel. Je suis aussi intéressé par l'affirmation d'une cu- rieuse équivalence.

Pendant les vingt années qui ont précédé la guerre de 1939, la minorité nationaliste et maurrassienne à laquelle j'appartenais fut injuriée, calomniée, salie parce que notre volonté de donner à la France les armes et la cuirasse indis- pensables à sa survie s'opposait au pacifisme désarmeur sécrété par la bonne conscience. Le pouvoir, la classe poli- tique et les médias nous vouaient à l'exécration parce que nous représentions la volonté d'être forts et de protéger les vies françaises. Nous étions le mal absolu, l'extrême droite, comme ils disaient déjà, les assassins de cette paix que communistes, républicains et socialistes, en un mot toute la

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gauche, prétendaient faire naître du désarmement de la jeu- nesse française en attendant de l'envoyer à l'abattoir. Rien n'a changé depuis cinquante ans. La minorité, soucieuse de défendre et de perpétuer l'unité de la France et l'identité des Français, fait l'objet des agressions les plus abjectes. Elle est honnie et injuriée par les ravis d'une sotte et fumeuse plu- ralité culturelle.

Ce sont les mêmes condamnations, la même haine et la

même soumission aux ordres des groupes de pression. Ce sont les mêmes calomnies. Rien n'a changé sauf le prétexte. On sait, quand la guerre est venue, ce qu'il est resté de la présomption désarmeuse. Il n'est pas interdit de penser qu'il en sera de même à l'heure où la générosité multi-culturelle et les oukases des lobbies étrangers rencontreront le défer- lement de ceux pour qui notre existence et notre identité sont d'insupportables provocations. J'ai de quoi vous en raconter. Prenons patience.

Pour l'heure, au début de 1938, j'ai l'ambition de gagner ma vie comme tout un chacun, sans essayer de refaire le monde. Sans talent particulier, sans gloriole, mais toujours enclin à poser le regard sur les autres, à observer leurs ges- tes, à deviner leurs pensées. Surtout les arrière-pensées, disait Paul Valéry.

Je travaille dans une compagnie d'assurance où je trie des dossiers. Je vais bientôt passer rédacteur. Je loge toujours près du Sénat, dans ce petit Hôtel de la Poste où, chaque matin, je rencontre le pauvre et grand Joseph Roth, déjà triste et imbibé. Je consacre une grande part de mon temps libre à visiter les galeries de peinture et les expositions. C'est l'occasion de noter quelques scènes d'émotion comme celle de ma rencontre avec ce monsieur qui regardait une toile de Modigliani avec un air très éprouvé. Il poussait de

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gros soupirs et ne pouvait se retenir de me faire partager sa douleur :

— Pauvre, pauvre Modigliani... Je me souviens de lui, si misérable, à Montparnasse et crevant de faim... Le pauvre ! Quand je pense que j'aurais pu lui acheter ses toiles pour presque rien !

Un autre jour, en passant par la rue de Seine, j'aperçois à l'intérieur d'une galerie une toile de Cézanne, le portrait de monsieur Chuquet, un grand visage qui doit avoir soixante centimètres de haut. Tout plein de mon émotion, j'entre et j'admire... Sur un ton simple, je m'adresse au marchand :

— Ah, oui !... Le portrait de monsieur Chuquet ! Je suis aussitôt remisé avec mépris : — Et alors ? Bien sûr, c'est le portrait de Chuquet ! Ça fi-

gure dans tous les catalogues ! Je n'ai pas insisté. Six mois plus tard, comme je repasse

devant la galerie, j'aperçois le marchand penché sur une aquarelle. Il est en train de peindre un paysage parisien mi- teux pour touriste de l'Arizona. Une quinzaine d'aquarelles du même goût garnissent les murs. Je m'approche et suis interpelé par le marchand qui ne peut évidemment me reconnaître et se lamente :

— Ah, monsieur ! Quelle époque ! On ne peut plus vivre. Voilà ce que je suis obligé de faire pour manger... Ah, misère !

Je suis sorti du magasin sans trop rire. Etait-ce après tout tellement drôle ? Je suivais aussi les travaux du petit groupe des « Forces nouvelles », avec Rohner, Humblot, Claude Venard, les compagnons de mes amis Jeay, Dionnet, Roque- laure, à l'atelier Simon.

C'est rue du Dragon, devant la vitrine de Christian Zer- vos, que je me suis trouvé près d'une petite dame, intéressée comme moi par les dessins de Picasso. Je n'ai jamais ren- contré de regard aussi dur et insensible. Le nez dominateur et la bouche aux lèvres minces achevaient le visage en lui donnant un air d'irrémédiable méchanceté. Elsa Triolet, dont

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le compagnon, Louis Aragon, venait d'être proclamé « l'idole du Parti communiste ». Une dignité que les Sovié- tiques avaient cru pouvoir conférer tout d'abord à Louis- Ferdinand Céline dont Voyage au bout de la nuit faisait figure d'apocalypse de la société bourgeoise. Céline avait gagné Moscou et Léningrad afin d'y dépenser des droits d'auteur qui, selon la règle soviétique, ne lui auraient jamais été payés en France.

Les dirigeants du parti communiste attendaient son retour en même temps que le récit émerveillé d'un périple para- disiaque. Illusion des staliniens qui n'avaient pas discerné chez Bardamu le regard que rien n'abuse et le vice de la liberté chevillée au corps. Dès son retour, Céline avait écrit Mea Culpa, vingt-cinq pages où l'on trouve la préfiguration de ce qu'il racontera l'année suivante dans Bagatelles pour un massacre.

C'est-à-dire, très pertinemment, ce que les intellectuels occidentaux découvriront cinquante-cinq ans plus tard quand ils parviendront à pénétrer le sens des écrits de Soljenytsine. Le régime communiste, disait alors Ferdinand, n'est que trompe-l'œil, pourriture et tyrannie.

A travers mes heures de lecture et les bavardages avec les copains, je posais les premières pierres de mon petit temple littéraire, un monument à la gloire de « mes meilleurs », Aymé, Jouhandeau, Morand, Céline, Anouilh, Jacques Perret... Thierry Maulnier me dit, un jour que je l'avais ren- contré sur le boulevard Saint-Germain :

— Lisez ce livre qui vient de paraître : Au château d'Argol...

C'est ainsi que je suis devenu l'un des premiers fidèles de Julien Gracq. Au château d'Argol était alors passé inaperçu, malgré l 'adhésion de quelques-uns qui avaient dressé

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l'oreille. Il fallut attendre sa réédition d'après-guerre pour qu'il trouvât sa place.

Moi, je connaissais le village d'Argol, dans le Finistère. A la porte du cimetière, une petite statue du roi Gradlon regarde vers la place où Claude Chabrol a situé l'accident criminel de son film Que la bête meure.

Je n'ai jamais rencontré Gracq, mais tout me rapproche de lui : cette rivière qui limite la Bretagne et l'Anjou, l'Erdre de mon pays ; le musée de Rennes où, sans doute, en même temps que lui, j'ai découvert l'art de Georges Dumesnil de La Tour, ce qui, dans ce temps-là, n'intéressait personne ; la forêt landaise qu'il sillonne en voiture avec un plaisir qui est le mien, de Parentis-en-Born à Lie-et-Mixe. Et le demi-fond. Comme lui, j'ai applaudi aux exploits de Wambst et de Laquehaye, tout en réservant ma préférence à celui que nous jugions le plus fort. Il s'appelait Terreau. J'aime aussi qu'il s'amuse et se moque en regardant les gonflettes entassées par Rodin dans sa Porte de l'Enfer. « Michel-Ange qui a vu les embouchures du métro. »

En dehors de mes camarades de L'Action francaise et de L'Insurgé, je n'avais pas de contact avec les écrivains que j'admirais de loin. Trop réservé pour tenter une approche. Après tout, ce qui comptait, c'était « mon plaisir en lectu- re », pour dire comme Paul Morand. Je regardais, j'exa- minais les « personnages » et je me laissais séduire par ce que j'entrevoyais de leurs habitudes, de leurs manies. J'ai toujours pensé que l'anecdote astucieusement choisie, la démarche bien observée sont des moyens de connaissance et de compréhension.

Je ne crois pas qu'un seul geste soit dépourvu de si- gnification. Le plus fugace apporte un petit plus à ce qui est dit et écrit, un arrière-goût coquin, médiocre ou sublime et

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quelquefois nunuche, comme dans le cas du grand Pierre Boulez, entendu naguère à la télévision. Boulez parlait de Claude Debussy, celui que « quelqu'un appelait Claude de France ». Je vous demande de me croire sur parole. Pendant cinq minutes, Boulez a parlé de « ce quelqu'un » en se défendant de prononcer son nom qui lui aurait déchiré les lèvres. Parce que cet infâme, cet ignoble, cet innommable, qui appelait Debussy Claude de France, avait eu de l'amitié pour Benito Mussolini.

Aux yeux de Boulez une telle amitié suffit à déshonorer Gabriele d'Annunzio qui a tant aimé la France, qui a si bien parlé de la France, qui lui a consacré d'émouvantes pages de tendresse et qui, précisément avec Mussolini, a été le plus ardent instigateur de l'entrée en guerre de l'Italie aux côtés de la France en 1917. Boulez est un grand musicien qui nous fait honneur. Aussi n'émettrai-je aucune opinion sur la niaiserie de son jugement. Peut-être s'agit-il d'ignorance ?

Vous allez me dire que je me disperse en racontant ce qui me passe par la tête, images et souvenirs, en vrac et sans cohérence. Ne craignez rien, je sais où je vous emmène, vous en aurez pour votre argent. D'autres visages appa- raissent, celui d'André Derain, large au-dessus d'un corps de cent quarante kilos. Cette nuit-là je me promenais vers trois ou quatre heures du matin avec Guy Richelet et Thierry Maulnier. Nous passons devant la brasserie Lipp. Elle est fermée. André Derain hurle devant la porte et réclame à boire. Il est furieux.

Il s'empare des poubelles pleines et les précipite l'une après l'autre dans la vitrine. Tintamarre, alarme, les voisins aux fenêtres et débarquement de police. Il a fallu les efforts conjugués de cinq flics pour hisser l'énorme Derain dans le panier à salade.

En été 1938, la nouvelle loi sur les congés payés m'ac- cordait une semaine de vacances. J'ai convaincu Guy Richelet de faire une petite randonnée avec moi. Nous avons opté pour la Charente et ses îles. Ce que j'aime bien chez

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Guy, c'est qu'il est comme moi, il peut rester pendant des heures sans dire un mot (il est de Saint-Brieuc). Nous avons voyagé en chemin de fer et en autocar, lisant et rêvassant pour nous déchaîner ensuite en de robustes éclats de rigolade. A Saint-Denis d'Oléron nous avons adressé d'amicales pensées à Kleber Haedens en buvant du gros plant. Chez Corbeau, nous avons mangé un homard à sa santé. Le lendemain nous embarquions à Fromentine pour l'Ile d'Yeu. Au dancing de la plage, dans la soirée, je ren- contrai une longiligne aux yeux rêveurs et peut-être un peu fabulatrice. Elle m'informa de l'implantation de mœurs nou- velles dans son île. J'apprenais qu'un médecin homo-sexuel, arrivé depuis peu de temps, se livrait à une action prosélytique d'une terrifiante efficacité : « Tous les hommes sont acquis ! »

— Ça, alors ! Et vous ? Que devenez-vous ? — Nous ? Nous sommes obligées de nous consoler entre

nous. Il est évident que nous ne pouvions rester passifs. Nous

avions le devoir d'intervenir. Plaisir, certes, mais surtout « bienfait », comme disait Victor Hugo dans d'analogues circonstances.

Rien n'est pour moi plus régénérant que l 'air de l'Atlantique et l'odeur des pins. Je suis revenu à Paris en état de grâce. En lisant les journaux je comprenais que toute projection sur l'avenir était incertaine. L'hostilité à l'égard de l'Allemagne est alors pratiquée comme une fonction naturelle, mais les mobiles invoqués ne sont pas clairs. Les Français sont perplexes. Sans avoir de passion pour l'étri- page, ils subissent la mise en condition anti-allemande qui a été plaquée sur la torpeur désarmeuse. Le peuple ne mani- feste pas une volonté déterminée de choisir entre différents destins :

— Une seule attitude est possible aujourd'hui, me dit Thierry, celle d'un consensus hostile et mou face à l'Alle- magne de Hitler.

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Sans aller plus loin. On recueillait aussi, dans la presse de toutes tendances, les

échos d'une douloureuse indignation voilée d'hypocrisie : — Comment, disaient les faux-culs, vous nous accusez de

vouloir une guerre idéologique ? C'est faux ! C'est une hon- te ! Nous combattons seulement l'impérialisme allemand... Nous ne faisons pas la guerre au nazisme... Les Allemands ont le droit de choisir le régime qui leur convient !... Ils ont le droit d'être nazis... Nous ne sacrifierons jamais de vies humaines à une croisade idéologique !

Ce pharisaïsme papelard n'a pas survécu. La guerre termi- née, l'histoire fut écrite par le vainqueur comme un roman à thèse. Le nazisme était le mal absolu. Sa mise à mort n'aurait jamais coûté trop cher. D'autant plus que c'est la jeunesse française qui monterait la première, et presque seule, au créneau. Relisez Bagatelles pour un massacre et L'Ecole des cadavre. Ce temps fut aussi celui qui a vu naître le culte de la personnalité. Pour des millions de commu- nistes et un bon nombre d'intellectuels, Staline était Dieu. Maurice Thorez était son prophète. Ce qui nous paraît grotesque était alors un dogme :

« Il faut à ma voix le tour de poitrine d'une forêt pour m'élever d'un battement d'aile jusqu'au feuillage où Maurice Thorez, d'aurore en aurore, construit le nid de chaleur du peuple. » (Jean Marcenac)

Et cela va durer plus de vingt ans. Aragon, Eluard, tous vont mirlitonner à la gloire de Joseph et de Maurice, en en- traînant une énorme part du bon peuple de France, intel- lectuels et profs, à l'avant-garde... Pour ceux des années 90 qui ont assisté à l'écroulement ridicule du marxisme-lénino- stalino-brejnevisme, un tel aveuglement n'est pas croyable :

« Non, c'est impossible, tu nous abuses, je ne croirai jamais que nos pères et grands-pères ont été aussi cons ! »

Eh bien si, ils l'ont été... Et même ils ont poussé la connerie jusqu'à la haine de ceux qui tentaient de les éclai- rer. Ils n'ont pas hésité à insulter, injurier, calomnier ceux

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dont le crime était de voir clair et de dire ce qu'ils voyaient, Boris Souvarine, Panaït Istrati, Céline, Walter Citrine, Kleber Legay et même André Gide que l'on avait vu, débordant de bonne volonté, brandir son petit poing fermé sur les estrades en chantant L'Internationale de sa voix de chaisière laïque. L'alliance du Front populaire a fait passer le nombre des députés communistes de vingt à soixante- quinze. Le parti joue son rôle d'avant-garde stalinienne docile aux injonctions du Kremlin.

La « révolte mondiale et permanente » des années vingt s'est transformée en entreprise de provocation nationaliste. Il faut contraindre Hitler à se dresser contre l'Occident pour le détourner du « Drang nach Osten », la marche vers l'Est. La gùerre sera longue. Les Français, aux ordres du gou- vernement britannique, et les Allemands devront s'épuiser dans des combats destructeurs sans parvenir à une décision. Staline et les Anglo-Saxons font la même analyse. Dans trois ou quatre ans ils pourront intervenir, à l'Est et à l'Ouest, en franchissant les décombres.

Avec nos camarades de L'Insurgé, nous avons en vain crié notre dégoût. Pas un historien ne révèle aujourd'hui cet aspect de la conjuration stalino-capitaliste. Ce sont des écrivains-journalistes, réputés farceurs, qui mettent l'accent sur l'essentiel : Jean Galtier-Boissière qui écrit dans son Journal : « Nos communistes français félicitent justement Staline d'avoir, fin août 1939, détourné la guerre vers l'Ouest en signant un pacte avec Hitler. Mais tous les paci- fistes sincères eussent préféré que le conflit fût rejeté par la France vers l'Est. Une étripaillade russo-allemande d'une dizaine d'années nous eût préservés de la guerre pour un demi-siècle. Malheureusement, nous n'avions affaire qu'à des médiocres à courte vue, à la remorque du gouvernement anglais, et Caillaux, le seul grand esprit politique français du demi-siècle, était trop vieux. »

Galtier-Boissière écrit cela en 1946. Ceux qui m'ont fait l'amitié de lire mes Têtes molles savent que notre équipe de

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L'Insurgé, groupée autour de Thierry Maulnier, Maxence et Maurice Blanchot, a développé ce thème pendant l'année 1937. Avec ou sans entente publique, une communauté de vue et des objectifs identiques associaient les gouverne- ments d'Angleterre et l'Union soviétique. Lancer la France dans la guerre au nazisme.

Quatre années de tranchées, comme pendant la Première Guerre mondiale, au bout desquelles, en marchant sur les dépouilles allemandes et françaises, Soviétiques et Anglo- saxons viendront faire la cueillette. Le mythe manichéen bâti à cette époque est toujours entretenu. Hitler, Franco, Mussolini, Salazar et quelques seigneurs de moindre im- portance ont toujours les rôles de bêtes immondes. En face, dans la maison des gentils, des bons, des purs, sont empilés staliniens, communistes de tous pays, financiers, affairistes, Churchill, exploiteurs capitalistes, la City, Wall Street, les loges maçonniques, le lobby juif et tous les bricolos du mar- miteux traité de Versailles. Ça, c'est le camp des justes. Il est interdit de rigoler.

En ces années 37 et la suite, les staliniens font montre d'une efficacité publicitaire contre laquelle les Français rêveurs et indécis se défendent mal. Ils poussent l'art du slogan et de l'apparence à des hauteurs que Zinoviev aurait dites « béantes ». Ils annexent la patrie, le travail, la culture, le pain, la paix, la liberté. Beaucoup d'intellectuels sont fascinés, surtout les profs et les historiens. Le doute ne les effleure jamais. Ils vont installer leur bonne conscience dans le camp des fabricants de cadavres, à la grande gloire de Staline et de la City. Pour ceux qui sont nés dans les années cinquante et soixante, il est difficile d'imaginer l'avant- guerre autrement que comme un repas de l'ogre étouffant l'agneau démocratique. Ils n'ont pas le droit ni le pouvoir d'imaginer un partage des responsabilités. Essayons d'y voir clair.

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Tout part de « Versailles », le traité que Jacques Bainville considérait « trop dur pour ce qu'il a de faible et trop faible pour ce qu'il a de dur ». Il faut comprendre que le « diktat » était aussi flottant dans ses prétentions que rageur dans sa volonté d'humilier l'ennemi à terre. Le contraire d'un acte

de réconciliation. Les vainqueurs y proclament l'ignominie des vaincus. Ils morcellent, divisent la terre allemande, coupent le pays en deux territoires séparés par une bande qu'i ls donnent à la Pologne, dépècent l 'empire austro- hongrois sur l'ordre des loges maçonniques dont l'obsession imbécile est la destruction de la monarchie catholique des Habsbourg. Ils fabriquent une demi-douzaine de petits États immatures, dont Anatole de Monzie dénoncera la nocivité

dans son journal, en stigmatisant la « dictature des pupil- les ».

Joseph Caillaux dira : — Ce sont des monstres, ces gens-là, les tueurs de l'Occi-

dent.

Les Allemands ont un passé culturel et militaire qui leur interdit de se soumettre. Ils entreprendront la destruction du traité dès sa mise en application. Tout d'abord avec douceur, en pratiquant le « finassieren » de Streesemann. Et puis, sous la poigne intraitable de Hitler, le chef intuitif et féroce dont le système est fondé sur le racisme et l'antisémitisme. On sait que les Juifs sont traités de façon scandaleuse, mais en 1937 on ignore tout de ce qui sera révélé après la guerre sur l'existence des camps de concentration. Il ne faut pas faire semblant de croire que les contemporains connaissaient des actes dont le monde eut la révélation sept ou huit ans plus tard. La guerre n'a pas été déclarée en 1939 pour des faits découverts en 1945. Le prétendre est un mensonge par détournement chronologique.

Les objectifs allemands sont clairs. En attendant d'oc-

cuper un espace vital à l'Est selon la tradition du « Drang nach Osten », dont Staline veut détourner Hitler en suscitant

le conflit franco-allemand, le chancelier du Reich va gom-

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mer le traité de Versailles en usant alternativement de la diplomatie et de la mise en présence du fait accompli : la Ruhr, l'Anschluss, Prague... Et si la menace n'est pas suf- fisante, on pourra toujours prolonger la politique en faisant la guerre. Hitler a lu Clausewitz.

Si l'on examine la situation dans un contexte mondial, on constate que les nazis violent un traité dont le contenu absur- de est criminel et porteur de catastrophes. Il est tellement blèche que les démocrates les plus sourcilleux s'interrogent sur la légitimité de l'aspiration sudète au retour à la mère- patrie. Léon Blum ne voit aucune objection à l'union de l'Autriche et de l'Allemagne. Il est vrai que ces reven- dications, légitimes sous le règne de Weimar, deviennent odieuses après l'accession de Hitler à la chancellerie.

Autre considération : les Allemands s'excluent du monde

civilisé en détruisant les organisations communistes. N'ou- blions pas tout de même que ces organisations ne sont que staliniennes et qu'en Espagne elles ont manifesté une féro- cité sanguinaire en massacrant les anarchistes et les trots- kistes.

Permettez-moi d'ouvrir une parenthèse à ce sujet. « Nuances dans l'indignation ». Le journaliste de radio, José Artur, raconte :

— J'étais ce jour-là un peu saoul. J'allais commencer mon émission quand quelqu'un me dit : « La marquise de Villaverde, fille du général Franco, se trouve dans nos murs. Veux-tu la recevoir ? »... Oui, bien sûr. Huit jours plus tôt le tribunal espagnol avait condamné à mort et fait exécuter Julian Grimau, l'un des chefs de l'armée communiste pen- dant la guerre civile. Plusieurs personnalités françaises, dont le père Cardonnel et Yves Montand, firent le voyage à Ma- drid pour obtenir une grâce que Franco refusa... Je reçois donc la marquise et lui demande, après l'avoir saluée : « Cela ne vous fait rien d'être la fille d'un assassin ? »

Je suis de l'avis de José Artur, elle est bien bonne... Elle est même encore meilleure parce que j'avais un ami

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espagnol, réfugié politique, un duraille anarchiste, ancien combattant du POUM, que l'émotion des bonnes âmes fran- çaises faisait tordre de rire :

— Ton Grimau, c'était la pire des salopes ! Avec son pote Carillo, ce stalinien merdique a massacré des centaines d'anarcho-syndicalistes ! Il nous a porté plus de coups que deux divisions franquistes. Alors tu comprends, quand je vois ces cons-là pleurnicher dans l'antichambre de Franco, ça me fait plutôt rigoler.

Je ferme la parenthèse.

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II

Le temps des incertitudes

Quels sont les rapports de forces en cette année 1938 ? Dès son arrivée au pouvoir, en 1933, Hitler a brutalement maîtrisé toute forme d'opposition tout en bâtissant un système social efficace. L'élévation du niveau de vie des travailleurs allemands laisse au loin celui des Soviétiques. La crainte et l'admiration se joignent pour donner au parti nazi une sorte de prestige inquiétant, tout en lui procurant des alliances. L'incurable sottise des démocraties française et anglaise — la française toujours pendue aux basques de l'anglaise — a réussi à pousser l'Italie dans le camp allemand. Trois ans plus tôt, lors de l'assassinat du chan- celier Dolfuss, Mussolini avait marqué son hostilité à Hitler en envoyant ses troupes sur la rive du Brenner. La haine que lui portait Léon Blum, la vanité satisfaite des médias français, le mépris affiché de la classe politique ont écœuré Mussolini au point de lui faire accepter la main tendue par le chancelier nazi.

Joseph Paul-Boncour traite publiquement le président

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italien de « César de Carnaval ». C'est le dessinateur Paul Iribe qui répond en faisant dire à

un énorme Benito : « Comment va le petit Robespierre de Carnaval ? »

Sous ses cheveux blancs, Paul-Boncour cultivait une vague ressemblance avec l'Incorruptible. Il n'était pas le seul à jouer de la provocation verbale. Pierre Cot, imprudent ministre de l'Air, comparait la Tchécoslovaquie à « un terrain d'où les avions sont prêts à décoller en direction du cœur de l'Allemagne ».

En Espagne, les nationalistes accomplissent à pas lents une nouvelle « Reconquesta ». La question sera posée, s'ils l'emportent, de leur intégration au camp dit « fasciste ». En Belgique, en Roumanie, en Hongrie, en Bulgarie des mou- vements populaires se constituent, face au stalinisme et de plus en plus proches du régime national-socialiste qui combat la « plouto-démocratie ».

Les puissances capitalistes ont la révélation d'un danger mortel. Si l'évolution vers le fascisme se poursuit, c'est leur domination à l'échelle planétaire qui sera remise en ques- tion. Ont-ils d'autre parade que le déclenchement de la guerre ?

J'ai fait à cette époque une rencontre dont je garde le sou- venir précis, tant les propos de mon interlocuteur m'avaient paru clairs et explicites.

Mon ami Pierre Veau, qui avait été le comptable de L'Insurgé, me dit :

— Je suis depuis quelque temps en relation avec un Anglais qui a manifesté de l'intérêt pour ce que nous avons écrit dans notre journal avant sa disparition. Il aimerait vous rencontrer... Je vous signale un détail intéressant : il est sans doute un agent, peut-être influent, de l'Intelligence Service

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et je me demande s'il n'est pas chargé de recrutement. Nous nous sommes rencontrés chez Pierre Veau. La conversation banale a vite fait place à la politique.

Le personnage en question, qui se faisait appeler Smith, ne se mouillait guère, mais il posait des questions. Il a sans doute compris très vite que je n'étais pas de nature à re- joindre sa cause. Il s'était trompé d'interlocuteur. Avant de rompre, il tira de sa poche deux feuillets dactylographiés qu'il me pria de lire, en précisant que j 'y trouverais le résumé très clair de la situation mondiale. Je pense toujours, après cinquante années, que ce document constituait un résumé objectif et peut-être naïf dans sa sincérité de ce qu'était le rapport des forces en Europe et dans le monde.

En substance : « L'Angleterre, première puissance du monde, assure la défense de la liberté. Elle dispose de l'or et des matières premières de son empire colonial. Cette con- jugaison de la puissance financière et des richesses natu- relles constitue sa force et assure la protection des peuples libres qui doivent se grouper autour d'elle. En s'assurant l'alliance et l'amitié des gouvernements français, belge et hollandais, elle dispose des ressources de l'Afrique et de l'Indonésie. Malheureusement la paix sera menacée d'agres- sion si les pays d'Europe, subjugués par les réalisations sociales des régimes fascistes, basculent dans le camp de Hitler. S'ils confient leurs ressources naturelles à la puissante industrie chimique allemande et à ses usines de transformation, qui pourra répondre de la survie de l'empire britannique et, par voie de conséquence, de la liberté du monde ? »

A mon avis ce texte, une fois dépouillé, posait très clai- rement la question. Je n'ai jamais revu mon interlocuteur, mais son document m'avait donné à réfléchir. Je me

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souvenais du mot que Thierry Maulnier avait attribué à Paul Valéry : « Le jour de 1914 où le tonnage du port de Hambourg a rejoint celui du port de Londres, le principe de la guerre a été admis ».

Je pensais que les prévisions contenues dans le texte que l'on m'avait fait lire se réaliseraient. Si l'Europe s'organisait en autarcie, comme le voulait Hitler, en fondant son activité industrielle sur les richesses naturelles de l'Afrique et de l'Indonésie, l'Angleterre, après avoir vu se fermer les mar- chés européens, n'aurait plus qu'à s'étendre sur son tas d'or pour rêver aux splendeurs de son passé. Une fois encore, le principe de la guerre n'était-il pas admis ? M'apparaissait alors une conjonction d'intérêts entre Londres et Moscou. Le prestige des conquêtes sociales du nazisme n'allait-il pas gagner les masses populaires des pays d'Europe, au détri- ment de la révolution promise par les partis communistes du monde entier ?

Et les Juifs ? Je me doutais, mais c'était encore imprécis dans mon esprit, que l'expression « les Juifs » recouvrait une réalité complexe. La notion de racisme était pour moi privée de toute signification, comme je l'ai dit dans mes Têtes molles en parlant de Charles Maurras qui avait définitivement réglé la question à propos de Gobineau.

Je pressentais que le peuple, la communauté juive avec ses coutumes, sa religion, ses rites, son folklore, ses écri- vains, ses artistes, ses chercheurs, sa sensibilité, Stefan Zweig, Emmanuel Berl, André Suarès, Kurt Weil, Gershwin, les auteurs américains de standards musicaux, tous ceux-là que j'appréciais, que j'admirais, ne participaient guère aux activités de ce que l'on appelait le « lobby juif », ce lobby dont l'existence est légale aux Etats-Unis et qui a joué un rôle déterminant dans les années qui ont précédé la guerre, en s'incluant dans le camp des alliés capitalistes et sta- liniens.

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Pour résumer, je recopie un petit bout de ce que j'ai écrit, il y a dix ans, dans Ferdinand Furieux : « D'un côté l'Alle- magne qui répand une doctrine hostile au capitalisme inter- national, combat le marxisme, prône le racisme, déchire le traité de Versailles, revendique un espace vital à l'Est et traite les Juifs de manière abominable. De l'autre, le com- munisme stalinien, le capitalisme, la puissance anglo-saxon- ne dont la domination va s'effilocher, Wall Street et la City, le lobby juif, tous décidés à mettre le feu au monde pour maintenir leur suprématie. Voilà les conditions de la guer- re. »

Et le peuple ? Les Allemands, les Français, que pensent- ils ? Comment réagissent-ils, en admettant qu'ils réagis- sent ? Les Français subissent une pression qui va grandissant et ne se relâchera pas avant le désastre. Il est évidemment très simple de recueillir dans les faits, les gestes et les pa- roles des dirigeants allemands, de faciles prétextes à invec- tives et indignation que la radio, la presse et le cinéma se chargeront de transmettre en les aggravant. Cet étalage d'agressivité recueille une audience étendue mais pas assez pesante pour effacer la conviction que la guerre serait un re- mède excessif et disproportionné.

Rampante ou grossière, la propagande essaimée par les agents britanniques, la mise en condition que mènent les médias parviennent à répandre une imprégnation anti- germanique étendue à toutes les couches de la population sans leur donner le tonus indispensable à une entrée en guerre « fraîche et joyeuse ». Rien n'aura changé quand, en septembre 1939, s'ouvriront ce que Giraudoux appelle « les

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portes de la guerre ». Hollywood peut multiplier les films grevés de propos et

d'images hostiles au nazisme, le prurit anti-hitlérien demeure au stade de l'opinion défavorable. De réflexe guerrier, point. Il faut noter que personne en France, journaliste ou écrivain, ne s'aviserait de porter un jugement nuancé sur l'âme allemande, le style allemand, les réflexes culturels de l'homme allemand. L'homme allemand, et plus encore depuis qu'il est sous la férule de Hitler, est un ennemi de la civilisation, un reître violeur et pillard en puissance, mais peu nombreux sont ceux qui aimeraient en découdre avec lui. En Allemagne, en revanche, les manifestations de sympathie et d'intérêt pour l'esprit français ne sont pas rares.

Jamais autant d'intellectuels allemands ne se sont inté- ressés d'aussi près à nos auteurs, nos artistes, nos poètes. Je ne parle pas des anti-nazis, plus ou moins migrants, mais des nazis pur jus, comme Friedrich Sieburg, dont Dieu est-il français ? a trouvé des dizaines de milliers de lecteurs. Edité par Bernard Grasset en 1931, suivi d'un épilogue de l'édi- teur, ce livre, qui s'est vendu sans ralentissement jusqu'à la guerre, est la lettre la plus tendre et la plus ironique d'un amoureux dont la ferveur égale la lucidité. Dès la première page, Sieburg donne une trentaine de raisons d'écrire sur la France :

« Parce que je préfère le progrès des idées à l'idée du progrès... parce que la France est le pays de la juste mesure et des fausses statistiques... parce qu'en France le char du temps a des sièges usés qui laissent voir leur crin végétal et qu'il est traîné par un petit âne franciscain, tandis qu'ailleurs il roule sur des rails, marche à l'électricité, s'orne d'ins- criptions telles que : "Défense de cracher..." »

Dix ans plus tard, alors que la guerre est engagée, en décembre 1939, Sieburg écrira Eloge de la France par un nazi et il donnera encore ses raisons : « Parce que je n'ose pas préférer un système parfait d'assurances sociales à une

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provision sans limites de pain blanc et de vin rouge... » Après la guerre il écrira encore sur notre pays et donnera

pour titre à son livre ce vers emprunté à Guillaume Appo- linaire : « Je marchais au bord de la Seine ».

Ernst-Robert Curtius. Celui-là, très universitaire germanique, après avoir écrit sur Valéry Larbaud, Du Bos et Marcel Proust, a publié en 1932 un Essai sur la France que traduisit Jacques Benoist-Méchin. Curtius y expose une thèse originale dans laquelle il revendique pour son pays le concept de la « Kultur » et proclame que la France est la terre de la « Civilisation ».

Beaucoup d'intellectuels et d'écrivains allemands sont venus rendre hommage à la France et lui resteront fidèles à travers les heurts et les bouleversements, Karl Epting, Otto Abetz, Ernst Jünger, Arno Breker et ce Gehrard Heller qui me rendit visite un jour de 1950 et me dit, en rappelant son passé de fournisseur de papier aux écrivains pendant l'oc- cupation :

— J'avais vingt-deux ans... La guerre me précipitait à Paris où, dans des rencontres inespérées, j'approchais les écrivains que j'admirais, Paul Valéry, François Mauriac, Marcel Jouhandeau ... Mes idoles ! »

Je ne suis pas sûr qu'il y ait beaucoup d'écrivains parmi les alliés anglo-saxons pour parler de la France sur ce ton. Encore une fois Sieburg : « Si nous nous décidions un jour à mettre la France à l'écart, le reste du monde subirait une perte mortelle de sourire, de chaleur et de vie intérieure. »

Plusieurs parmi ces jeunes allemands étaient avant la guerre en relation avec des groupes français, notamment au Quartier Latin, la « Ligue d'action universitaire républicaine et socialiste », organisation de gauche où militaient Jean Maze, Roland Mane, Jean Delpierre, qui devaient devenir mes amis. Parmi eux, Pierre Mendès France, très lié avec Otto Abetz, cet ami de notre pays qui s'est marié avec une Française et devait par la suite être accusé d'espionnage, de propagande pro-nazie, expulsé, repris, emprisonné, jugé et

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condamné pour trahison. Un Allemand condamné pour avoir trahi la France. Un

chef-d'œuvre. En 1937 et 1938, l'esprit de désarmement devient inséparable de la volonté de désosser le fascisme. Un clan de guerre est formé. Il a mainmise sur toutes les formes d'expression médiatique. Le cinéma dispense une propagande belliciste sans nuance.

Entente cordiale est un film qui met en scène des sou- verains britanniques soucieux de protéger les Européens de la barbarie teutonne : « Ah ! dit le roi, ce qu'il nous faudrait, c'est une armée sur le continent ! »

Et l'autre, le ministre finaud, de rétorquer : « Sire, sur le continent, nous avons l'armée française... », à l'intention de ceux qui ne comprennent pas vite.

Il est difficile d'imaginer ce que fut le poids de la propa- gande anti-fasciste et la diversité des supports et moyens uti- lisés pour susciter l'hostilité à tout ce qui est allemand. La presse, la radio, le cinéma sont de précieux vecteurs pour une opération de mise en condition. Les jeunes Français n'auront pas d'armes mais ils seront gavés de haine.

Les films anglo-saxons, comme les films français, sont parsemés de notations bien orientées. Quand un personnage est antipathique, il a nécessairement le type allemand, il est blond, il a les yeux clairs et un faciès brutal. Parfois les traî- tres et les salauds esquissent des gestes qui rappellent le sa- lut nazi. Hitchcock fait dans la légèreté. Dans Vanished lady, dont l'engagement n'est pas affiché, il montre un person- nage féminin tout à fait antipathique avec un type germa- nique caractérisé, les yeux bleus, les cheveux blonds, le petit chapeau tyrolien. Au music-hall, le répertoire des chan-teurs est saupoudré de vannes anti-allemands. Sur les boulevards, l'ABC produit régulièrement une revue qui tient l'affiche pendant une année. Il y a toujours un sketch de vingt minu- tes qui présente le mauvais teuton dans ses œuvres assas- sines.

Le Français subit chaque jour la pression, le martèlement

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insidieux de sa mise au pas. Toutes ses pulsions sont orientées vers une fin unique : la haine du peuple Allemand. Aux vociférations sans nuances des staliniens, se joignent les interprétations dialectiques des puissants du monde occi- dental, les financiers anglo-saxons, les industriels de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, les dirigeants anglais et américains, tous les porte-parole de ces puissances d'argent que menace la construction d'une Europe autarcique. Les membres du lobby juif et les loges maçonniques font la liai- son entre les puissances financières et les médias à la botte. Ils signifient au gouvernement français les directives en pro- venance de Londres.

Les petits produits du traité de Versailles sont là pour attiser les feux, tous les représentants de l'Europe Centrale dépecée, tous fricoteurs, francs-maçons, provocateurs, sou- vent concussionnaires et pourris comme le Titulesco dont Léon Daudet disait : « Ils est tellement vénal qu'il paierait pour qu'on l'achète. »

Ils sont installés dans les couloirs de la « Société des

Nations », dont l'inaptitude à résoudre les conflits prend parfois des proportions grandioses. La classe politique fran- çaise utilise un verbalisme sans rapport avec la réalité.

Les excès de Hitler, ses mises en présence du fait accom- pli, ses actions dans la Ruhr, ses succès dans la Sarre, l'Ans- chluss ne sont pour nos dirigeants que le prétexte à rodo- montades sans effet : « On va voir ce qu'on va voir !... Jamais nous ne supporterons que Strasbourg soit sous le feu des canons allemands... Nous sommes des durs, des cos- tauds, des tatoués... »

Et Sarraut, Paul-Boncour, Herriot de proclamer leur viri- lité comme des fiers-à-bras de fin de banquet qui présentent leurs testicules sur une soucoupe. Cette jactance est chez nos politiques un prurit indélébile de tous les temps : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts... Moi vivant, jamais le drapeau FLN ne flottera sur Alger ! » Et moi !... Et moi !... Et je !... Ce qui faisait dire à Ferdinand :

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« Les vantards, quand on les dérouille, tout le monde est content ! »

Tout cela sur fond de désarmement... La République arro- gante aux mains nues !

Dans l'alliance pour la défense de la démocratie — c'est- à-dire le capitalisme international allié au communisme sta- linien, ce qui éclaire d'une lueur coquine le partage ultérieur du monde à Yalta —, les grands intérêts bancaires menacés par Hitler se confondent avec ceux du grand capital juif. Il faut noter que si les puissants de Wall Street et de la City ris- quent d'être dépouillés de leur domination, les Juifs d'Al- lemagne, eux, sont en danger physique.

On comprend qu'ils soient les plus âpres à mener une croisade anti-nazie. Pour celui qui est né après 1945, il est difficile d'imaginer le climat d'incitation belliqueuse dans lequel nous avons baigné. En 1938, il se trouve pourtant quelques hommes debout qui n'acceptent pas la fatalité du conflit auquel sera livré le peuple de France. Leur témoi- gnage est sans appel. Il rejoint ce que je vous rapporte et qui a été occulté depuis la fin de la guerre.

Qu'ils soient de droite ou de gauche, ces réfractaires avaient une exigence en commun. Charles Maurras, Louis- Ferdinand Céline, Félicien Challaye, Emmanuel Berl, Henri Béraud ne supportaient pas que, vingt ans après l'hécatombe de 14-18, la jeunesse française fût livrée à l'appétit des molochs staliniens ou anglo-saxons. Plus fort était pour eux l'amour de la paix que les répugnances idéologiques. Beau- coup récoltèrent la haine des amis de la veille, comme Gio- no de qui Claude Morgan disait :

— Son silence fut à lui seul un crime. L'anarchiste Lecoin fut emprisonné à plusieurs reprises.

Henri Béraud suscita le scandale en demandant : « Faut-il réduire l'Angleterre eh esclavage ? »

Charles Maurras, le maniaque de l'anti-germanisme, qui avait en vain réclamé pendant quinze ans des armes pour la défense de son pays, jugeait maintenant que la partie n'était

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pas égale et qu'il fallait parler tout en surmultipliant l'arme- ment.

Le philosophe Alain, l'âme du radical-socialisme, allait plus loin, peut-être en disant « qu'envisager une guerre, c'est la provoquer ». C'est dans Bagatelles pour un mas- sacre, écrit « pour bien rire dans les tranchées », et dans L'école des cadavres, que Céline arrache leurs masques aux pourvoyeurs de charniers.

J'ai entendu, à la télé, un journaliste-philosophe qui hurlait : « Les livres de Céline sont des appels au meurtre ! »

Ce Bernard-Henri Lévy ne sait pas, ou feint de ne pas savoir, que ces livres sont, au contraire, des appels pathé- tiques à la résistance au meurtre. Céline sait que la décision d'envoyer dix générations à l'abattoir viendra de Londres, ce qui lui fait écrire, en s'adressant aux futurs sacrifiés : « Vous enflammerez les "morals" rien que par, la vue de vos carnes décomposées, dansantes dans les brises. Rachel Madelon, Max Preput chanteront vos trépas sublimes aux A.B.C.... Alors, ça vous dit rien, figures ? Vous êtes pas émoustillés ?... On vous prépare tout une gloire, vous avez plus qu'à rejoindre... Merde ! Rien vous suffit ? »

On sait que les écrits pacifistes de Céline, ces « poèmes historiques », comme les appelle Paul Chambrillon, sont interdits de réédition depuis quarante-cinq ans. C'est facile à comprendre. Un lecteur qui saurait prendre une distance convenable ne manquerait pas de découvrir une réalité terrifiante, et jusqu'alors cachée, sous la violence du verbe et le talent de l'écriture.

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I I I

« Ci-devant », un moment de vérité

Sur le rôle joué par les boutefeux au service du capita- lisme et du stalinisme, il existe un livre qui, celui-là, n'a pas été interdit mais dont l'éditeur n'a pas cru devoir prolonger l'existence pour des raisons de prudence : Ci-devant, paru en 1941 chez Flammarion.

Si vous avez, comme de plus en plus de jeunes aujour- d'hui, l'intuition que l'on vous bourre le mou depuis 1945 et si vous ne désirez lire qu'un seul livre sur les années d'avant-guerre, plongez-vous dans Ci-devant d'Anatole de Monzie. On en trouve encore chez les bouquinistes. En le ré- éditant, Flammarion ferait sans doute une bonne affaire et sûrement une bonne action. Anatole de Monzie a été pen- dant l'entre-deux-guerres l'un des personnages les plus bril- lants de la Troisième République.

Homme de gauche, démocrate bon teint, très cultivé, lettré, humaniste, essayiste de grand talent, auteur d'une trentaine de livres sur les thèmes les plus divers, de la « Russie nouvelle » aux « Veuves abusives », député du Lot,

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ministre, il est l'ami des plus grands écrivains. Quand, après sa victoire de 1936, le Front populaire, désireux de s'im- mortaliser à travers une grande œuvre, décidera de créer une Encyclopédie qui marquera son époque comme celle de d'Alembert, de Diderot a marqué la leur, c'est à Monzie que le gouvernement de la République en confiera la respon- sabilité.

Anatole de Monzie n'est pas suspect de sympathie fas- ciste. Il n'est pas réactionnaire, il n'est pas antisémite. Son prestige est tel qu'il est, avec Paul Reynaud, l'un des pre- miers ministrables potentiels. C'est le sujet d'une jolie his- toire qu'il se plait à raconter.

A son retour d'un voyage à Londres, Anatole est invité à dîner chez de hauts personnages du régime. Il parle des con- tacts intéressants qu'il eut avec des personnalités de la classe politique anglaise :

— Etes-vous allé saluer madame et monsieur de Rots- child ? lui demande la maîtresse de maison.

Etonnement d'Anatole qui bafouille : — Ma foi... non ! — Tiens ? C'est curieux... Monsieur Paul Reynaud,

quand il est à Londres, ne manque jamais d'aller saluer les Rotschild.

Et notre Anatole de Monzie de conclure en souriant :

« J'ai compris, à ce moment-là, que je ne serai jamais Pre- mier ministre. »

Au mois d'août 1938, il est nommé ministre des Travaux publics dans le cabinet Daladier. Il y restera jusqu'en juin 1940. Ci-devant est son journal : reflet précis, sans con- cession de ce qu'a été l'activité du gouvernement français jusqu'à la débâcle. On y suit les phases de la soumission progressive de nos dirigeants aux instructions du gou- vernement britannique, on y rencontre ceux qui travaillent à déclencher le conflit et ceux qui, comme de Monzie et Georges Bonnet, s'efforcent jusqu'au bout de sauver la paix.

Ce petit livre est l'outil le plus utile à la rectification des

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idées reçues. Petit exemple de « pendule mise à l'heure », parmi des

centaines. L'honnête et très sérieux Henri Amouroux s'in- digne, dans Le peuple du désastre, des accusations portées par Je suis partout contre Georges Mandel : « Qui est le chef du parti de la guerre ? Mandel ! Qui propage les fausses nouvelles sur l'Italie ? Mandel ! Qui veut régénérer la France par la guerre ? Mandel ! » Amouroux est choqué.

Or, on trouve dans Ci-devant, à la page 150 : « Il (Man- del) exprime sans ambages les points de vue des Anglais. Parmi tant et trop de tartufferies, son langage a un incontestable mérite de netteté. Il croit la guerre inévitable : plutôt maintenant que plus tard. La France a besoin d'être en guerre pour se mettre en mesure de faire la guerre. Il réédite brièvement à mon usage personnel ses axiomes terribles et familiers. » Il est certain que Monzie est mieux informé qu'Amouroux de ce qui se disait au sein du gouvernement.

28 septembre 1938. Signature de l'accord de Munich. Pendant les vingt-quatre heures qui ont suivi l'accord, la France entière a été munichoise. Dans les deux jours suivants, le clan belliciste et va-t-en-guerre a intoxiqué la presse, les médias, la classe politique, tous les fabricants d'opinion et l'anti-munichisme est devenu la manifestation du courage anti-capitulard, opinion qui, aujourd'hui encore, a valeur de dogme.

Depuis cinquante-deux ans les mots « Munich », « mu- nichois » sont imposés comme synonymes de « capitu- lation ». C'est le mensonge absolu. Munich a seulement mis fin à une injustice intolérable. Munich fut aussi, sans que cela fut proclamé, le premier geste illustrant la proposition italienne de « Pacte à quatre ». L'antimunichisme a été le sabotage du pacte à quatre par l'Angleterre belliciste. Enfin, il était évident que, dès le lendemain de la signature, la France avait la possibilité de se lancer dans une entreprise de surarmement. Ce qui n'a pas été fait, contre toute raison.

Anatole de Monzie n'a jamais cessé d'être munichois,

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Pierre Monnier fut dessinateur de presse de 1946 à 1949 sous le nom de Chambri.

Il donna de nombreux dessins

à Aux écoutes, l'hebdomadaires de Paul Lévy.