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Bulletin de la Banque Royale Publié parla Banque Royale du Canada Vo/. 72N° 1 Janvier/février 1991 Les mots, les pensées et les actes Lelangage, a-t-on dit, est laplus puissante desdrogues. Lesmots quenous entendons ou formulons peuvent déformer nospensées. Protégeons notre esprit ensurveillant les mots et en neprenant paslarhétorique d’un autre pour ses propres idées... À unecertaine époque, deux écoles depsychologie ont entamé l’un deces grands débats théoriques, aussi passiormants qu’insolubles : les pensées prennent-elles naissance avec les mots ou existent-elles dans l’esprit à l’état pur? L’un des camps affirmait qu’il était impossible deraisonner sans langage. L’autre rétor- quait que les animaux, bien que privés delaparole, étaient capables deraisonnement rudimentaire. Cette polémique faisait toujours rage lorsque quelqu’un en souligna l’absurdité. En effet, peu importe queles êtres humains pensent ounonavec desmots, carsans les mots lespensées nepeuvent être exprimées. Selon lesauteurs d’un manuel de rédaction intitulé Writing and Thinking, «la valeur dela pensée se mesure à l’aptitude à utiliser des mots pour communiquer. Lescientifique quia découvert unremède pour lecancer mais nepeut l’expliquer aux médecins nepourra guère réconforter les cancéreux, niêtre utile aucorps médical. L’étudiant qui sait la réponse à unequestion mais ne peut la formuler obtiendra une note aussi médiocre que celui qui admet franchement nerien savoir»» Sile langage peut ne pas être le fondement de toutes les formes depensée, iln’en est pas moins essentiel auraisonnement pratiqué par tous, à savoir s’inter- roger soi-même ettrouver des réponses claires dans son esprit. Pour communiquer aux autres les conclusions aux- quelles nous arrivons, nous devons arranger les mots dans unordre logique etcompréhensible. Très sou- vent lefait dedonner aux idées laforme d’une phrase pour sefaire comprendre aiguise nos pensées etsug- gère denouvelles démarches à explorer. Lelangage n’est donc pasunsimple véhicule mais ungénéra- teur d’idées. Dans lamesure oùlelangage soutient lapensée, celle-ci est limitée par lenombre demots connus et les sentiments qu’ils évoquent ennous. Pour exploi- ter à fond les capacités del’esprit etmieux compren- drelavie, il faut donc élargir et préciser son vocabulaire. Pourtant, quelle que soit larichesse deson voca- bulaire, iln’est jamais possible depleinement lecon- trôler. Les mots sont vivants, versatiles, inconstants, lecontraire delaprécision mécanique. C’est pour- quoi les philosophes-mathématiciens, tels qu’Alfred North Whitehead, affirment que lesvérités objecti- ves nepeuvent s’exprimer avec des paroles. Mêmelesmotsinexprimés que nous gardons à l’esprit sont teintés deconnotations affectives qui déforment nospensées. Lesjournalistes quiaiment à demander aux célébrités dedresser la liste des mots les plus beaux obtiennent toujours enpremier «mère», «maison», «enfant» et«amour», nonparce queleur sonorité est particulièrement plaisante mais parce qu’ils évoquent un monde quinous estcher. Detels mots, pour ceux qui sont sensibles à leur charge émotive, nuisent à larigueur delaréflexion etsont à l’origine des opinions basées sur les senti- ments. Le procès d’une mère quia commis uncrime au nom de l’amour de ses enfants etpour défendre samaison est réglé dans l’esprit dujury avant même qu’il nesoit entamé. Sil’on ne peut faire confiance aux mots dans l’inti- mité déson esprit, que dire de leur fiabilité lorsqu’ils deviennent desparoles ousont couchés surpapier? Montaigne, philosophe français, a remarqué que cha- quemot secompose dedeux parties, quiappartien- nent également auparleur età l’auditeur. Ladualité dulangage oblige à surveiller attentivement lechoix

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Bulletin de la Banque RoyalePublié par la Banque Royale du Canada

Vo/. 72N° 1 Janvier/février 1991

Les mots, les pensées et les actes

Le langage, a-t-on dit, est la plus puissantedes drogues. Les mots que nous entendonsou formulons peuvent déformer nos pensées.Protégeons notre esprit en surveillant lesmots et en ne prenant pas la rhétorique d’unautre pour ses propres idées...

À une certaine époque, deux écoles de psychologieont entamé l’un de ces grands débats théoriques, aussipassiormants qu’insolubles : les pensées prennent-ellesnaissance avec les mots ou existent-elles dans l’esprità l’état pur? L’un des camps affirmait qu’il étaitimpossible de raisonner sans langage. L’autre rétor-quait que les animaux, bien que privés de la parole,étaient capables de raisonnement rudimentaire.

Cette polémique faisait toujours rage lorsquequelqu’un en souligna l’absurdité. En effet, peuimporte que les êtres humains pensent ou non avecdes mots, car sans les mots les pensées ne peuventêtre exprimées. Selon les auteurs d’un manuel derédaction intitulé Writing and Thinking, «la valeurde la pensée se mesure à l’aptitude à utiliser des motspour communiquer. Le scientifique qui a découvertun remède pour le cancer mais ne peut l’expliquer auxmédecins ne pourra guère réconforter les cancéreux,ni être utile au corps médical. L’étudiant qui sait laréponse à une question mais ne peut la formulerobtiendra une note aussi médiocre que celui qui admetfranchement ne rien savoir»»

Si le langage peut ne pas être le fondement de toutesles formes de pensée, il n’en est pas moins essentielau raisonnement pratiqué par tous, à savoir s’inter-roger soi-même et trouver des réponses claires dansson esprit.

Pour communiquer aux autres les conclusions aux-quelles nous arrivons, nous devons arranger les motsdans un ordre logique et compréhensible. Très sou-vent le fait de donner aux idées la forme d’une phrasepour se faire comprendre aiguise nos pensées et sug-gère de nouvelles démarches à explorer. Le langagen’est donc pas un simple véhicule mais un généra-teur d’idées.

Dans la mesure où le langage soutient la pensée,celle-ci est limitée par le nombre de mots connus etles sentiments qu’ils évoquent en nous. Pour exploi-ter à fond les capacités de l’esprit et mieux compren-dre la vie, il faut donc élargir et préciser sonvocabulaire.

Pourtant, quelle que soit la richesse de son voca-bulaire, il n’est jamais possible de pleinement le con-trôler. Les mots sont vivants, versatiles, inconstants,le contraire de la précision mécanique. C’est pour-quoi les philosophes-mathématiciens, tels qu’AlfredNorth Whitehead, affirment que les vérités objecti-ves ne peuvent s’exprimer avec des paroles.

Même les mots inexprimés que nous gardons àl’esprit sont teintés de connotations affectives quidéforment nos pensées. Les journalistes qui aimentà demander aux célébrités de dresser la liste des motsles plus beaux obtiennent toujours en premier «mère»,«maison», «enfant» et «amour», non parce que leursonorité est particulièrement plaisante mais parce qu’ilsévoquent un monde qui nous est cher.

De tels mots, pour ceux qui sont sensibles à leurcharge émotive, nuisent à la rigueur de la réflexionet sont à l’origine des opinions basées sur les senti-ments. Le procès d’une mère qui a commis un crimeau nom de l’amour de ses enfants et pour défendresa maison est réglé dans l’esprit du jury avant mêmequ’il ne soit entamé.

Si l’on ne peut faire confiance aux mots dans l’inti-mité dé son esprit, que dire de leur fiabilité lorsqu’ilsdeviennent des paroles ou sont couchés sur papier?Montaigne, philosophe français, a remarqué que cha-que mot se compose de deux parties, qui appartien-nent également au parleur et à l’auditeur. La dualitédu langage oblige à surveiller attentivement le choix

des mots, le sien et celui de son interlocuteur.«Si vous souhaitez converser avec moi, définissez

vos termes», disait Voltaire. Dans son livre The StoryofPhilosophy, Will Durant remarque : «Combien dediscussions auraient pu être réduites à un paragraphesi les intervenants avaient osé définir leurs termes!L’ABC de la logique, son essence même, veut quetous les termes importants d’un débat sérieux soientl’objet d’une définition et d’un examen rigoureux,tâche qui n’est pas facile et met l’esprit à rudeépreuve»»

La définition des mots influe non seulement surnos pensées mais sur la manière dont nous pensons.Dans Explorations in A wareness, J. Samuel Boisexplique que, en traduisant du français à l’anglais,il s’aperçut qu’il n’existait dans cette langue aucunéquivalent du mot fleuve, cours d’eau qui se jette dansla mer. Les anglophones disposent d’un seul mot pourdécrire le puissant Saint-Laurent et une modesterivière. Lors d’un autre travail de traduction, il remar-qua, en revanche, que le français ne différenciait pasles verbes «giggle», «titter» et «chuckle», tous tra-duits par ricaner.

«La morale de l’histoire», écrit-il, «est que je nevois ni n’observe les mêmes choses si je change d’outilslinguistiques à penser. Changer de langue me changemoi, l’observateur, ainsi que mon monde»»

L’inclusion ou l’exclusion de mots à un vocabu-laire national est très significative. L’écrivain soviéti-que expatrié Azary Messerer explique, par exemple,que «la langue russe ne possède aucun mot qui tra-duise la notion d’«intimité». Le dictionnaire anglais-russe le plus complet dernièrement publié, sous ladirection de I. Galperin, professeur, traduit «intimité»par «sofitude» ou «secret»; on n’y trouve aucune men-tion de la protection de la vie privée»»

Cette omission remarquée par Messerer soulignedes différences idéologiques, le contraste entre le col-lectivisme prôné par le communisme et l’individua-lisme des démocraties occidentales. Le fait queMesserer favorise ce dernier met l’accent sur une règlefondamentale de la sémantique, à savoir, commel’écrit M. Haywakawa, qu’«il est important de dis-tinguer l’information donnée du sentiment du par-leur face à cette information»» Vous pourrez ainsimieux contrôler vos pensées et empêcher les autresde manipuler votre esprit.

Même lorsque nous réfléchissons seuls, nous devonsprendre garde aux termes politiques, les mots à piègepar excellence. Prenons le mot «démocratie», parexemple, qui a inspiré à Bernard Smith, écrivain amé-ricain, les commentaires suivants : «Les paroles pourlesquelles les hommes se battent et meurent sont lesoutils des politiciens, des instruments souillés par unusage à outrance et avilis par la manière dont ils sontmanipulés. Tel a été le sort du mot «démocratie» qui

finalement veut dire ce que chacun veut lui faire dire».Rien de plus vrai. Le terme démocratie a été

accolé aux noms des États les plus dictatoriaux dumonde : la République démocratique de Corée etla République démocratique d’Afghanistan. Desgénérations de tyrans absolus ont prétendu défen-dre la démocratie alors même que leurs pelotonsd’exécution éliminaient leurs adversaires.

Par ailleurs, les termes «politiques» ont souventun sens tout autre selon le camp dans lequel on serange. Pour les abolitionnistes du Nord, lors de laguerre civile américaine, le mot «liberté» signifiaitlibérer les esclaves des Etats qui voulaient se sépa-rer de la Confédération, interprétation que parta-geaient, bien entendu, les esclaves eux-mêmes. Pourles confédérés, il s’agissait de la liberté de se sépa-rer de l’union fédérale et de maintenir l’esclavage.

En matière de langue, le monde de la politiqueest semblable à celui d’Humpty Dumpty décrit parLewis Carroll dans À travers le miroir, lequeldéclare à Alice, l’héroïne, que lorsqu’il utilise unmot, ce mot a le sens qu’il veut lui donner.

«La question qui se pose», remarque Alice, «estde savoir si tu peux fabriquer des mots qui peu-vent dire tant de choses différentes»»

La réponse d’Humpty Dumpty relève du plus puresprit realpolitik : «La seule question est de savoirqui est le maître, c’est tout»»

Dans son roman intitulé 1984, George Orwellbrosse le tableau d’une étrange société contrôléepar le «ministère de la Vérité» (qui a pour rôle dementir) dont les paroles signifient ce que le dicta-teur, Big Brother, veut qu’elles signifient. La lan-gue officielle, le novlangue, renverse la logique semoquant avec un impudent mépris de l’intelligencedu public. D’où le slogan universel, «la guerre, c’estla paix».

Orwell a écrit ce récit édifiant en 1948, interver-tissant les deux derniers chiffres de cette année pourle situer plus tard dans le siècle. Dans un articleparu justement en 1984 dans Et cetera, publicationsur la sémantique générale, et écrit par Terence P.Moran, professeur en communication, ce dernierremarque combien l’usage actuel de la langue poli-tique américaine se rapproche de celle imaginée parOrwell : «À quand notre «1984», où nous appel-lerons le missile nucléaire MX «le gardien de lapaix»?», a-t-il demandé.

M. Moran indique également que, lorsque le pré-sident Ronald Reagan ordonna le retrait des mari-nes au Liban après de lourdes pertes, il qualifiacette opération de «redéploiement». Ces exemplesde novlangue sont à l’origine de révisions histori-ques et des formules suivantes : «Le redéploiementde Napoléon quittant Moscou» ou «le dernier redé-ploiement de Custer».

Les euphémismes ont de tout temps servi à ca-cher les horreurs de la guerre. Voici le style habi-tuel d’une dépêche officielle envoyée du front :«Ennemi repoussé par éléments du quatrième ba-taillon. Sixième Armée appuyée par bombarde-ments aériens et artillerie. Lourdes pertes dans lesdeux camps»» Rien n’est dit des centaines d’hom-mes qui gisent l’estomac ouvert, les bras, les jam-bes ou la tête emportés. En Europe, un généralaméricain nomma les victimes civiles des «domma-ges accessoires». Le ministère de la Défense desEtats-Unis appelait un survivant des bombarde-ments au Viêt-nam «une non-victime interdiction-nelle» (une «interdiction» signifiant un bombar-dement).

Même sans guerre, les euphémismes servent auxhommes politiques à dorer la pilule amère de la réa-lité. Les paroles des partis au pouvoir sont plus«suaves que le beurre», selon l’expression shakes-pearienne, mais la langue de l’opposition, elle, estpur vitriol. L’électeur éclairé saura deviner lesmotifs cachés derrière les mots lorsque le gouver-nement déclare qu’une décision politique annoncedes lendemains qui chantent alors que l’oppositionclame que la même politique sera la ruine du payset la fin de la démocratie.

La politique n’est, toutefois, pas confinée auxchambres parlementaires. Nous pensons constam-ment, sans même en avoir conscience, en termespolitiques. Le pouvoir des mots influence nos opi-nions publiques dès notre plus tendre enfance.Nous reflétons les préjugés du groupe social au seinduquel nous sommes nés et sommes endoctrinés parle langage propre à notre famille, nos amis et nosproches.

Si, très jeunes, nous «apprenons» à associer destermes péjoratifs et un groupe ethnique, nous gar-derons probablement enracinée en nous jusqu’àl’âge adulte une opinion défavorable de ce groupe.Peu importe les preuves objectives du contraire ren-contrées plus tard, les membres de ce groupe res-teront, selon le cas, des paresseux, des ivrognes,des pingres ou des voleurs.

Ces opinions toutes faites et l’idée qu’on se faitdu rôle des sexes sont essentiellement politiques,car des mots évoquent des images aussitôt qu’ungroupe revendique des droits ou attire l’attentiondu public sur un motif de discrimination dont ilest victime. Nos partis pris relèvent, pour la plu-part, de l’inconscience. Conditionnés par des motsfréquemment utilisés, ils sont chez nous uneseconde nature. Mais, inconscientes ou pas, cesidées préconçues nous empêchent d’être impartiauxà l’égard de ceux dont nous parlons et à qui nouspensons avec mépris.

L’une des premières choses qu’apprennent les

petits à l’école est de lancer des épithètes injurieu-ses à la tête de ceux qui sont différents d’eux. Sice sont eux les victimes, ils contre-attaquent parla raillerie : «Des pierres et des bâtons me brise-ront les os mais les mots ne peuvent rien contremoi. » Conseil on ne peut plus fallacieux pour desjeunes qui se lancent dans le monde!

En effet, les mots blessent car ils ont des effetspsychologiques plus durables qu’une grave blessurecorporelle; quiconque a été un jour en butte à desinsultes d’ordre racial ou religieux n’est pas prêtde l’oublier. Ils blessent également littéralement carce sont les mots qui incitent la populasse à bran-dir des bâtons et des pierres pour casser les os deceux envers qui elle éprouve des sentiments de haineet de répugnance. Les mots, au service de noirs des-seins, furent les responsables des crimes de l’huma-nité les plus horribles. Le nazisme a débuté par desinsultes verbales.

Les nazis étaient passés maîtres dans l’art de lapropagande basée principalement sur une rhétori-que parlée ou écrite. On définit parfois la rhétori-que comme étant un «langage qui vise à persua-der ou à impressionner (souvent au moyen dedéclarations fausses ou exagérées)».

En prison, après l’échec du putsch de Munich,Adolf Hitler établit une méthode pour contrôlerles esprits par un langage astucieux. Il s’appliquaà devenir un orateur brillant sachant, comme ledéclarait l’écrivain anglais Joseph Chatfield, que«l’éloquence donne le pouvoir de détacher les gensde leurs opinions simples et innées»

Hitler savait choisir les mots qui servaient sespropres fins et les arranger en slogans qui, sanscesse répétés, finissaient par submerger toute oppo-sition à sa doctrine. Il savait également que les slo-gans rendent difficile l’examen critique despolitiques et anesthésient la conscience, annihilanttout humanisme au nom de la «race des maîtres».

Bien entendu, la propagande (mot d’originelatine tiré de l’expression propagation de la foicatholique) existait bien longtemps avant l’appa-rition d’Hitler dans les années 1920. Mais, pour lapremière fois, les médias de masse tels que la radio,les films et la télégraphie étaient au service des pro-pagandistes qui pouvaient se faire entendre dansle monde entier. Les victimes potentielles de cequ’on appellera plus tard le lavage de cerveauétaient accessibles partout. Puis vint la télévisionet avec elle la chasse aux sorcières du sénateur amé-ricain Joseph McCarthy, qui transforma le mot«communiste» en une profonde calamité quipoussa les gens au suicide ou détruisit leur vie.

Avec la télévision, qui aligne les mots avec unevitesse déconcertante et présente des images visuel-les qui noient les perceptions, nous devons plus que

jamais être sur nos gardes et ne pas prendre les motsau pied de la lettre. Certes, chacun sait que la publi-cité exagère sans vergogne. Mais notre esprit estmoins critique en écoutant des émissions d’infor-mation qui, quoique de façon plus subtile, s’adon-nent au même travers.

L’exagération est inhérente au langage. Nousdonnons un sens outré aux mots, nous déformonsleur sens primitif. Un bon repas n’est pas vraiment«merveilleux», ce qui, d’après le dictionnaire, estune chose qui étonne par son caractère inexplica-ble; un mauvais repas non plus n’est pas «terrible»car il n’inspire ni la terreur ni l’épouvante.

Les mots servent souvent à semer des germesd’idées souhaitables. La British Royal Navy, parexemple, donne traditionnellement à ses navires lesnoms d’Invincible et d’Indomptable. Sachant per-tinemment que les bâtiments de guerre ne sont pasindestructibles, le ministère de la Marine espère sansdoute que les marins se battront comme s’ilsl’étaient.

Il arrive que le sens des mots déborde le cadrede leur signification et exprime celle qu’on voudraitqu’ils aient. Un jeune homme appellera une jeunefille sa «douce amie» en espérant qu’elle se con-formera à cette image. La magie noire, ses formu-les d’incantation et ses malédictions sont formuléesavec des mots que l’on souhaite devenir réalité.

«La vieille idée que les mots possèdent des pou-voirs magiques est erronée», écrit Aldous Huxley.«Mais il s’agit d’une erreur qui exprime une véritéprofonde quoique déformée. Les mots ont deseffets magiques, pas dans le sens où l’entendent lesmagiciens, et pas sur les objets que l’on chercheà influencer. Ils sont magiques car ils influent surl’esprit de ceux qui les utilisent»>

C’est en puisant à la source de cette magie queles propagandistes plantent dans les esprits des slo-gans qui mènent aux généralisations conscientes.«Une formule heureuse», a affirmé le politicienaméricain Wendell Wilkie, «peut obscurcir touteanalyse pendant 50 ans»)

Des mots astucieusement choisis simplifient lesidées, à la plus grande satisfaction des personnesintellectuellement paresseuses. La vie est rarementaussi simple que la langue veut bien la décrire. Nousavons tous tendance à généraliser et tombons ainsidans le piège qui consiste à croire que les élémentsd’un tout sont identiques : tous les cochons sontsales, tous les professeurs sont des sages, toutes lesfemmes conduisent mal. En étiquetant les imagesqui nous viennent à l’esprit, nous sommes injus-tes non seulement envers les autres mais aussi àl’égard de nous-mêmes.

D’après Alfred Korzybski, prophète de la séman-tique générale, la structure des langues indo-européennes qui met fortement l’accent sur le faitd’«être» et de «ne pas être» incite aux généralisa-tions et aux jugements partiaux. Nous parlons dubien et du mal. Nous refusons toute nuance entreces extrêmes. Une telle polarisation verbale nuit auxsolutions raisonnables. Celui qui propose un com-promis se rend vulnérable à l’attaque des deuxcamps.

La première règle de la sémantique stipule queles mots ne sont que des symboles représentant desobjets et des idées. Autrement dit, la langue est àla réalité ce que la carte est au territoire. Or, se plaîtà répéter M. Korzybski, «la carte n’est pas le ter-ritoire. »

La confusion entre le mot et ce qu’il représenteprovoque de dangereuses illusions que John Ken-neth Galbraith appelle les «faits-mots».

«J’entends par là, écrit-il, que la déclarationqu’un fait existe revient à créer un substitut pourson existence. De dire que quelque chose va se pro-duire revient pratiquement à provoquer cet événe-ment. En utilisant audacieusement le fait-mot, nousavons transformé les dictateurs sud-américains enremparts du monde libre»>

À une époque aussi vociférante que la nôtre, ceuxqui pensent pour eux-mêmes devraient se méfierconstamment des faits-mots et de toute autre mani-pulation du langage. Le citoyen devrait pouvoir aumoins exiger la souveraineté dans son esprit, insisterpour que les mots des discours politiques signifientce qu’ils sont censés signifier.

Si un groupe accuse un autre groupe de se livrerau «terrorisme», affirme qu’il use de la «violence»et commet un «génocide», nous devons pouvoir,en nous basant sur les faits, décider s’il s’agit réel-lement de terrorisme, de violence ou de génocide.Gardons-nous contre toute tentative visant às’emparer de nos esprits par des slogans, des for-mules percutantes et une rhétorique conçus pourenflammer nos opinions ou nous retourner contredes ennemis fabriqués par la technique des«faits-mots».

Soyons, par-dessus tout, conscients du dangerinsidieux des expressions toutes faites qui rempla-cent les idées originales. Ne permettons ni à nous-mêmes ni aux autres de confondre les mots avecla réalité qu’ils symbolisent. Une vigilance inces-sante est le prix à payer pour la liberté de penséeet d’expression. Dans une démocratie, la lutte con-tre l’usage impropre des mots ne peut être pure-ment publique. Chacun doit y participer et protégerson esprit.