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Les élites en France au XXe siècle Remarques historiographiques par Jean-Pierre Rioux En France, l’histoire des élites a été long- temps négligée. Pire encore: suspectée et comme honteuse. Et ceux qui s’y adonnaient furtivement prenaient le risque de se voir re- procher quelque vision trop “élitiste” de la société ou quelque dédain pour le déroule- ment progressiste d’une histoire porteuse d’un sens démocratique. Sans doute, la ten- dance semble s’inverser sous nos yeux. Mais le vieil handicap n’a pas été surmonté et il pè- se toujours lourdement sur l’historiographie de ce champ de la recherche. Une histoire en pénitence On s’en convaincra aisément en feuilletant quelques ouvrages de référence. Notre thème n’est pas mentionné dans les deux guides, La recherche historique en France de 1940 à 1965 et La recherche historique en France de- puis 1965, publiés par le CNRS en 1965 et 1980. Dans la Bibliographie annuelle de l’hi- stoire de France, “élite” n’apparaît à l’index des matières qu’en 1979, sans doute à la suite du lancement par l’Institut d’Elistoire Mo- derne et Contemporaine du CNRS d’une pro- metteuse enquête sur la “Prosopographie des élites françaises (XVIe-XXe siècle)”, tandis que “noblesse” ou “bourgeoisie” y prospè- rent depuis des lustres1. Dès qu’on aborde les parages du XXe siècle, la pêche est maigre, la recherche proprement historique pâtissant à la fois de la désaffection du thème et des diffi- cultés à appréhender une période récente, dé- jà largement défrichée par les autres sciences sociales et tributaire d’une documentation tour à tour surabondante ou inaccessible. Le monumental Guide bibliographique et thé- matique de la France contemporaine publié sous la direction de René Lasserre ne néglige pas la rubrique “élites” mais recense fort peu d’ouvrages d’histoire2. Les histoires généra- les de la société n’intègrent pas davantage 1 Dans les 21 volumes couvrant la période 1961-1981, on relève en moyenne 31 études par an sur la noblesse du XVI' siècle à nos jours (une vingtaine dans les années 1960, une quarantaine dans les années 1970). Les XIX' et XXe siècle sont toutefois moins étudiés: 10 études par an en moyenne depuis 10 ans. Même évolution pour la bourgeoisie: 18 titres annuels en moyenne depuis 20 ans, dont 10 pour la période contemporaine (entendue au sens universitaire français, c’est-à-dire de 1789 à nos jours) depuis une décennie. En revanche, de 1979 à 1981, l’élite apparaît en moyenne chaque année dans 19 titres, dont une dizaine pour l’époque contemporaine: essor tardif, mais puissant et proportionnelle- ment très orienté vers le passé le plus proche. 2 R. Lasserre dir., La France contemporaine. Guide bibliographique et thématique, Paris, Niemeyer et Puf, 1978, p. 728. On y note une vingtaine de références, les plus consistantes renvoyant aux technocrates, au patro- nat, aux cadres et aux professions libérales, avec une particulière insistance sur le secteur public et les hauts fonctionnaires.

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Les élites en France au XXe siècle Remarques historiographiques

par Jean-Pierre Rioux

En France, l’histoire des élites a été long­temps négligée. Pire encore: suspectée et comme honteuse. Et ceux qui s’y adonnaient furtivement prenaient le risque de se voir re­procher quelque vision trop “élitiste” de la société ou quelque dédain pour le déroule­ment progressiste d’une histoire porteuse d’un sens démocratique. Sans doute, la ten­dance semble s’inverser sous nos yeux. Mais le vieil handicap n’a pas été surmonté et il pè­se toujours lourdement sur l’historiographie de ce champ de la recherche.

Une histoire en pénitence

On s’en convaincra aisément en feuilletant quelques ouvrages de référence. Notre thème n’est pas mentionné dans les deux guides, La recherche historique en France de 1940 à 1965 et La recherche historique en France de­puis 1965, publiés par le CNRS en 1965 et

1980. Dans la Bibliographie annuelle de l ’hi­stoire de France, “élite” n ’apparaît à l’index des matières qu’en 1979, sans doute à la suite du lancement par l’Institut d’Elistoire Mo­derne et Contemporaine du CNRS d’une pro­metteuse enquête sur la “Prosopographie des élites françaises (XVIe-XXe siècle)” , tandis que “noblesse” ou “bourgeoisie” y prospè­rent depuis des lustres1. Dès qu’on aborde les parages du XXe siècle, la pêche est maigre, la recherche proprement historique pâtissant à la fois de la désaffection du thème et des diffi­cultés à appréhender une période récente, dé­jà largement défrichée par les autres sciences sociales et tributaire d’une documentation tour à tour surabondante ou inaccessible. Le monumental Guide bibliographique et thé­matique de la France contemporaine publié sous la direction de René Lasserre ne néglige pas la rubrique “élites” mais recense fort peu d’ouvrages d’histoire2. Les histoires généra­les de la société n’intègrent pas davantage

1 D ans les 21 volum es couvran t la période 1961-1981, on relève en m oyenne 31 études par an sur la noblesse du X V I' siècle à nos jou rs (une vingtaine dans les années 1960, une q u aran ta ine dans les années 1970). Les X IX ' et X X e siècle sont tou tefo is m oins étudiés: 10 études par an en m oyenne depuis 10 ans. Même évolution po u r la bourgeoisie: 18 titres annuels en m oyenne depuis 20 ans, don t 10 pour la période con tem poraine (entendue au sens universitaire français, c ’est-à-dire de 1789 à nos jours) depuis une décennie. En revanche, de 1979 à 1981, l ’élite appara ît en m oyenne chaque année dans 19 titres, don t une dizaine p our l’époque contem poraine: essor ta rd if, m ais puissant et p roportionnelle­m ent très orienté vers le passé le plus proche.2 R. Lasserre d ir., L a France contem poraine. G uide bibliographique e t thém atique, P aris, N iem eyer et P u f, 1978, p. 728. O n y no te une vingtaine de références, les plus consistantes renvoyant aux technocrates, au p a tro ­n a t, aux cadres et aux professions libérales, avec une particulière insistance sur le secteur public et les hau ts fonctionnaires.

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l’élite dans leurs problématiques3. Pas plus que les “sommes” sociologisantes les plus ha­biles qui mobilisent périodiquement politolo­gues, démographes, économistes sociologues et historiens4. La “nouvelle histoire” française ignore et les historiens étrangers, y compris les plus provocateurs, comme un Théodore Zeldin, n’honorent pas souvent nos élites ès-qualité5. Assurément, la sensibilité nationale et l’impératif scientifique s’accor­dent pour privilégier les notions, singulières ou plurielles, d’aristocratie, de bourgeoisie, de notable, de classe dirigeante ou dominan­te, de catégorie dirigeante, voire de “privilé­giés” , de “dynasties bourgeoises” , de “200 familles” ou de “bloc au pouvoir” . S’échap­pant ça et là au fil de la plume, le vocable “éli­tes” est promptement remisé au purgatoire des archaïsmes, au dictionnaire des idées reçues ou à l’enfer des mauvaises pensées.

Pourtant, le temps de la pénitence paraît aujourd’hui révolu, dans un retournement qui mérite une analyse et une discussion. Je daterais volontiers l’émergence des élites sur la scène historique française de 1975, avec la parution d’un recueil de textes présentés et commentés par Guy Chaussinand-Nogaret, qui relit les travaux antérieurs et fait la pre­

mière brèche6. L’on vit ensuite l’immense Histoire économique et sociale de la France, publiée de 1970 à 1982 sous la direction de Fernand Braudel et d’Ernest Labrousse, aborder l’époque contemporaine en ne négli­geant plus, sous la plume d’Adeline Dau- mard, de distinguer la notion d’élites au sein de l’ensemble bourgeois7. Puis le mouvement s’accélère: lancement en 1979 de l’enquête de l’IHMC déjà citée, colloque international te­nu à Birmingham en septembre 1980 à l’ini­tiative de la jeune Association for the Study of Modem and Contemporary France8. Et nous voici rassemblés à Rome pour le pre­mier dialogue non seulement comparatif mais portant sur une période précise et singu­lièrement convulsée.

Sera-ce un engouement passager? Je ne le pense pas. Mais à condition que les causes de la somnolence antérieure soient clairement admises. En fait, puisqu’il me revient tout à la fois de saluer le renouveau et de peser les réticences, c’est sur ce dernier point que je m’interrogerai plus volontiers.

En rappelant tout d’abord qu’au simple plan sémantique rien ne laissait présager a priori une telle réticence. En France comme ailleurs, “élite” est synonyme de “choix” de-

3 P ar exemple, C ent ans d ’esprit républicain, t.V . de V H isto ire du p eu p le fra n ça is sous la direction de L .-H . P arias, Paris, Nouvelle L ibrairie de France, 1964; P . Sorlin , L a société frança ise, 2 vol. G renoble, A rth au d , 1969 et 1971; G . D upeux, L a société frança ise (1789-1970), P aris, A . C olin , 1972; L a France et les Français, sous la direction de M. F rançois, Encyclopédie de la P léiade, P aris, G allim ard , 1972.4 S. H offm ann et a l., A la recherche de la France, P aris, Seuil, 1963; J .-D . R ey n au d e t a l., Tendances et vo lontés de la société française, Paris, Sedeis-Futuribles, 1966; H . M endras d ir., L a sagesse et le désordre. France 1980, Paris, G allim ard , 1980; J .-D . Reynaud et Y. G rafm eyer d ir., Français q u i êtes-vous? D es essais et des ch iffres, P aris, La D ocum entation Française, 1981.5 L a nouvelle histoire, sous la direction de J. Le G o ff, P aris , Retz, 1978, ne tra ite pas des élites; T . Zeldin dans son H isto ire des passions françaises, P aris, E d. Recherches, 5 vol., 1978-1979, dilue la no tion de hiérarchie sociale.6 G. C haussinand-N ogaret, Une histoire des élites (1700-1848), P aris, M ou ton , 1975.7 F. Braudel et E . L abrousse d ir., H isto ire économ ique et sociale de la France, P aris, P u f, tom e 3 (2 vol.), 1789, a n ­nées 1880, 1976; tom e 4, vol. 1 (années 1880-1914), 1979, vol. 2 (années 1914-1950), 1980, vol. 3 (années 1950 à nos jo u rs), 1982.8 P o u r une prosopographie des élites frança ises (X V Ie- X X e siècles), table ronde du 27 octobre 1979, P aris, Ihmc- C nrs, 1980; P rosopographie des élites frança ise (X V P -X X ‘ siècles). G uide de recherche, Ihm c-C nrs, 1980; J. H o- w orth and Ph. G. Cerny ed ., E lites in France: Origins, R eproduction a n d Pow er, L ondon , Frances P in ter, 1981. L ’h istoire des élites fait son ap parition dans la rubrique “ H istoire sociale” (article de G . C haussinand-N ogaret) au Supp lém en t de / ’Encyclopaedia Universalis, Paris, 1980, t . l , pp . 744-746.

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puis le XVIe siècle: “ce qu’il y a de meilleur dans chaque espèce de marchandise” et par extension, “troupe d’élite, l’élite de la no­blesse” dit le Dictionnaire de Trévoux en 1771; “ce qu’il y a d’élu, de choisi, de distin­gué” , ce qui “est de premier choix” , “la fine fleur” fait écho le Dictionnaire de la langue française de Littré en 1873. Il faut attendre encore un demi-siècle pour que le mot ait pris son épaisseur sociale, sans décalage significa­tif avec des pays européens voisins: le Dic­tionnaire de Robert signale “élites” comme néologisme en 1928 sous le sens d’“ ensemble des personnes considérées comme les meil­leures, les plus remarquables d’un groupe, d’une communauté” . Quarante années plus tard, vers 1968, émergent “élitisme” et “éliti­ste” , assez péjoratifs et appliqués le plus sou­vent aux défauts de notre système d’ensei­gnement. La France enregistre ainsi sans se singulariser ce troublant paradoxe: “élite” et “élites” s’imposent au fil de ce XXe siècle de la démocratie et des masses qui aspire à les renouveler et souvent même à les dissoudre.

Faut-il par ailleurs invoquer une mécon­naissance proprement française des grandes théories sur les élites pour expliquer les re­tards de la recherche historique? La réponse est négative. Assurément, les historiens les ont moins lues que les sociologues ou les po­litologues. Toutefois cette paresse n’est pas totalement imputable à la faiblesse tradition­nelles des politiques éditoriales en France dans le domaine des traductions. Sans doute Y Histoire des doctrines politiques de Mosca ne paraît en français qu’en 1936... quarante

années après sa publication à Rome; Weber ou Mannheim ne sont pas intégralement ac­cessibles. Mais Michels et Ostrogorski, Burn­ham, Mills, Schumpeter, Parsons, Dahl ou Lasswell sont connus, discutés et enseignés dans des délais raisonnables9. Et la pensée de Pareto fut très précocement accessible: son Traité de sociologie générale, paru en 1917, est traduit et attentivement examiné deux ans plus tard, avant de faire l’objet d’une troisiè­me édition au sein des Oeuvres complètes en 1968 chez Droz, préfacée par Raymond Aron. Mieux encore, c’est à l’histoire sociale de la France qu’une de ses disciples, Marie Kobalinska, campant dans sa bibliothèque de Céligny, consacre sa thèse, soutenue à Lau­sanne en 1912, La circulation des élites en France, étude historique depuis la fin du X Ie siècle jusqu’à la Grande Révolution. Et elle y tente — avec un succès jugé aujourd’hui iné­gal — d’y vérifier expérimentalement la fiabi­lité des théories qu’élabore au même moment son maître: “Je me propose, — dit-elle — d’étudier comment l’élite gouvernementale se recrute, la grandeur et la décadence de cer­tains de ses groupes, le mouvement incessant qui, des basses classes, apporte de nouveaux éléments dans l’élite” . Pas plus que l’hypo­thèse de travail, le champ opératoire de sa re­cherche ne peut être soupçonné d’étroitesse: “J ’entends par élite d’une société — précise- t-elle — les gens qui ont à un degré remarqua­ble des qualités d’intelligence, de caractère, d’ingéniosité, de capacité de tout genre. On comptera donc dans cette élite, les savants, les artistes, les guerriers, les capitalistes, les

9 P ar exemple, R. M ichels, L es partis po litiques, P aris, 1914et P aris, F lam m arion , 1971; M. O strogorski, L a dém o ­cratie et l ’organisation des partis po litiques, Paris, C alm ann-Lévy, 1903 et P aris, Seuil, 1979; J. B urnham , L ’ère des organisateurs, Paris, C alm ann-Lévy, 1947 et 1969, avec une préface de L . Blum (mais The M achiavellians de 1943 n ’a pas été tradu it); C .W . M ills, L ’élite du p o u vo ir , P aris, M aspero , 1969; J. Schum peter, Im périalism e et classes socia­les, P aris, E d. de M inuit, 1972; T . P arsons, E lém en ts p o u r une sociologie de l ’action, P aris, P lon , 1955; R. D ahl, Q ui gouverne?, 1971; G . Sarto ri, Théorie de la dém ocratie, P aris , A . Colin , 1973; T .B . B ottom ore, E lites e t société, P aris, S tock, 1964, etc. Les m anuels de sociologie politique les plus usités (M. D uverger, Paris, P u f, 1973; J .-P . C ot et J .-P . M ounier, P aris, Seuil, 1974 et R .-G . Schw artzenberg, P aris, M ontchrestien , 1974) fon t une belle place aux théories des élites. P . B irnbaum et F . Chazel on t mêm e pris soin de tradu ire et de com m enter les textes essentiels (Socio log iepo­litique, Paris, A . Colin , 1971, t . 1).

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banquiers, les commerçants et les industriels, les financiers, les hommes politiques, les pro­fesseurs, les avocats, les ingénieurs, etc... ayant tous à un degré éminent les qualités de leur classe” .

Un mot sans avatars particuliers, des mo­dèles et des méthodes qui n’étaient pas inac­cessibles: les élites souffrent en France d’une vieille langneur conceptuelle dont les causes et les enjeux pourraient bien dépasser le sim­ple débat scientifique. Après avoir dressé un rapide bilan des acquis et des lacunes de la re­cherche, il nous faudra les repérer.

Le sens du compromis: une vieille histoire

La recherche sur les élites au XXe siècle ne de­vrait pas s’enorgueillir trop vite d’une spécifi­cité du très contemporain, visible pourtant à l’âge des masses, de la démocratie ou de “l’élite du pouvoir” . Un des apports de l’hi­stoire française à l’étude de la question des élites me semble bien être en effet d’avoir en­grangé les bienfaits de la prudence ou de la ti­midité conceptuelles et pratiques que j ’ai po­sées en introduction. En ce pays où l’on prit la Bastille, tout progrès prend ainsi volontiers allure rétrospective, toute avancée concep­tuelle est aussi rumination d’un passé fonda­teur. Il n’est donc pas inutile pour notre pro­pos de remonter aux origines de la France nouvelle et de reprendre l’interrogation du Tocqueville de L ’Ancien Régime et la Révo­lution. Retour d’autant plus légitime que c’est précisément sur les décennies charnières du XVIIIe et du XIXe siècle qu’ont porté les études qui sont à l’origine directe du renou­veau actuel de l’histoire des élites.

Dans l’inépuisable bataille nationale qui

oppose les historiens sur les origines et le sens de la Révolution de 1789, on sait la force des arguments tirés d’une analyse marxiste de l’évolution des forces productives, de l’ascen­sion de la bourgeoisie et des prémices de la lutte de classes. Dans ce déroulement irréver­sible du capitalisme naissant et de la démo­cratie prometteuse, les élites n ’ont guère leur place. Elles ne peuvent avoir en effet ni unité sociale ni avenir historique, broyées dans les contradictions et les ruptures de la société d’ordres en marche vers la société de classes. C’est clair chez un Albert Soboul ou un Clau­de Mazauric. C’est repris, dans une démon­stration amplement rénovée par les apports de la statistique et de la linguistique, chez Ré­gine Robin ou Michel Vovelle: l’élite, pour reprendre l’expression de ce dernier, est “le mensonge des mots” , “un artefact” . “Con­frontés à la réalité des faits — conclut-il — il ne nous reste de l’élite que la banalité d ’un lieu commun et d’une idée reçue” 10. Juge­ment sans appel: fût-elle plus fluide et plus vi­vante, gorgée de réalité socio-culturelle, toute nimbée des sophistications de l’air du temps de la fin du XXe siècle, l’élite ne résiste pas à la prégnance des options de classe.

Cette vivacité est proportionnée à la nou­veauté des analyses présentées jadis par Al­phonse Dupront et plus récemment par Guy Chaussinand-Nogaret et Denis Richet11. Sous l’Ancien Régime finissant, disent-ils au con­traire, la notion d 'élite ouverte s’impose pas à pas et triomphe de 1789 à 1792: l’aptitude au compromis serait motrice dans l’histoire des élites. Sans s’encombrer d’un sociologisme inspiré de Pareto, de Mosca ou des auteurs américains, qui serait aussitôt suspecté, nos auteurs montrent en effet qu’il y eut, des Lu­mières à la Monarchie censitaire, substitu-

10 M. Vovelle, L ’E lite ou le m ensonge des m o ts , “ A nnales E sc” , janv .-févr. 1974, p . 72.11 D. R ichet, A u to u r des origines idéologiques lointaines de la R évo lu tion française: élites et despotism e, “A nnales Esc” , janv .-févr. 1969, pp . 1-23; G. C haussinand-N ogaret, A u x origines de la R évo lu tion : noblesse et bourgeoisie,“A nnales E sc” , m ars-ju in 1975, pp . 265-277 et Une histo ire des élites, c it_; J.-C . P e rro t, R apports soc iaux et villes auX V I I I e siècle, “ A nnales Esc” , m ars-avril 1968, pp . 241-267.

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tion d’une élite de fait à une élite de droit, grâce à l’interpénétration des valeurs et des espoirs nobiliaires et bourgeois. Le XVIIIe siècle — et particulièrement celui des villes — élargit hardiment l’élite idéale, une partie de la noblesse s’unissant à la bourgeoisie pour poser en critère distinctifs de l’élite à venir la fortune foncière et la naissance, la liberté des Philosophes et le mérite des possédants, la maîtrise commune du développement capita­liste et la valeur morale. L’élite en place, la noblesse, semble même avoir été largement partie prenante de cette évolution, rejetant une bonne part de ses valeurs distinctives, re­niant le sang pour la capacité, se soumettant au critère de réussite et préparant ainsi de lon­gue date la nuit du 4 août. Mieux encore, ajoutent-ils, la bourgeoisie ayant intégré la noblesse dans son univers mental, le noble n’étant plus qu’un aspirant notable, l’Empire ayant avalisé ce nouveau contrat, l’orléani­sme, ce gouvernement des élites en fusion qui s’approprient la rente foncière et le profit, l’administration locale et nationale, l’autori­té sociale, le privilège de la culture et le patro- nagé des classes inférieures12, est dans le droit fil d’une évolution séculaire. Et, après 1848, sous le double choc du suffrage universel et du capitalisme de marché, le passage à l’élite de compétence, dans le cadre d’une démocra­tie libérale, pourrait bien s’être effectué avec le même bonheur dans le compromis.

Je n’entre pas dans le débat qu’ont fait naître ces remarques: comment dès lors inter­préter l’irruption des masses paysannes et ur­baines dans le processus révolutionnaire, si­non comme un “dérapage” qui ruina pour un

temps les ambitions de ces élites en transit? On sait qu’il fut et demeure ardent. Mais rete­nons l’idée du compromis moteur et celle d’une stragégie élitaire où la signification po­litique et idéologique du projet est au moins aussi déterminante que le contour social de la nouvelle élite de notabilité en gestation, où la complémentarité l’emporte sur la lutte dans la marche à l’hégémonie sociale.

De nombreux travaux portant sur l’histoire sociale d’un XIXe siècle prolongé jusqu’en 1914 ont eux aussi fourni d’utiles contribu­tions à l’histoire des élites. Tous prennent ac­te des effets positifs du cadre institutionnel de l’Etat libéral, dont l’individualisme fonda­teur fait de la progression sociale sanctionnée par l’argent un épanouissement personnel. La société française est alors de fait une socié­té d’élites qui sélectionne impitoyablement les meilleurs en toute bonne conscience. La bourgeoisie conquérante et triomphante s’y définit indistinctement par le réflexe de clas­se, la position sociale et l’honorabilité civique et morale. Mais la fixité des cadres concep­tuels de la distinction s’accommode de vifs mouvements de capillarité sociale: les élites accrochées à leurs privilèges économiques, sociaux et culturels, maîtresses de l’ordre pu­blic, se singularisent aussi par leur aptitude séculaire à la mobilité et au renouvellement. Des travaux majeurs — ceux d’Adeline Dau- mard, d’André Tudesc ou de Jean-Pierre Chaline, les vastes enquêtes en cours sur les notables du Premier Empire ou sur les mai­res, les monographies régionales et les histoi­res de familles13 — conjuguent à l’infini la rè­gle de l’hétérogénéité bourgeoise, en distin-

12 Voir R. R ém ond, L es droites en France, P aris, A ubier, 1982, pp. 89-98.13 Voir, p a r exemple, A . D aum ard , L a bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, P aris, Sevpen, 1963; J. T udesq , L es G rands N otab les en France sous la M onarchie de Juillet, P aris, P u f, 1964; J .-P . Chaline, Les bourgeois de R ouen, une élite urbaine au X I X e siècle, Paris, Presses d e la F n s p , 1983; L. B ergeron et G . C haussinand-N ogaret d ir ., G rands N o ­tables du prem ier E m pire, P aris, C nrs, 1978; l ’enquête à para ître sur les m aires (1800-1962) est coordonnée par L. G i­ra rd , P h . Vigier et M. A gulhon. L ’utilité des m onographies fam iliales est depuis longtem ps dém ontrée. V oir, par exemple, J. Bouvier, Une dynastie d ’affaires lyonnaise au X I X esiècle: les B onnardels, “ Revue d ’histoire m oderne et con tem poraine” , ju illet-septem bre 1955; C. Fohlén , Une a ffa ire de fa m ille au X I X e siècle. M équ ille t-N ob lo t, Paris, A . C olin , 1955; P . B arrai, L es Périer dans l ’Isère au X I X esiècle, P u f, 1964. Sur la bourgeoisie en général, on peut m et-

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guant un bloc dominant, aristocratie et haute bourgeoisie, de la “bonne” bourgeoisie moyenne, en disant l’importance du sas so­cial où s’assemble une “petite” bourgeoisie “populaire” de l’échoppe, de la boutique, des professions libérales et du service public. A les lire, on est porté à croire que la chance hi­storique des élites françaises est alors la forte aspiration à l’ascension sociale chez les “cou­ches nouvelles” ou les classes moyennes, qui entretient l’aptitude des élites en place au compromis et élargit ainsi l’héritage des Lu­mières. Ce mouvement, plongeant au vif des forces d’un “peuple” arbitre de la vie politi­que et accédant à l’instruction, est tout à la fois menace pour les maîtres de l’heure, sour­ce de déchirements sociaux ou de résistances victorieuses et garantie d’une future démo­cratisation des élites, dont le XXe siècle pré­tendra tenir la promesse.

Gardons-nous toutefois des reconstitu­tions anachroniques ou trop linéaires. Mobi­lité et même turbulence sociales des élites s’accompagnent d’une singulière rigidité idéologique et mentale de l’être et du paraî­tre: leur libéralisme est de surveillance du corps social tout entier et d’exclusion des classes dangereuses. Et leur unité nationale est loin d’être démontrée. Est-ce une vérifica­tion des intuitions d’un Siegfried sur la plura­lité française ou simple enregistrement du ca­dre régional dans lequel s’insèrent tant l’étu- des des historiens du XIXe siècle? C’est à

voir. Mais comment ne pas s’interroger, par exemple, aux mêmes dates, sur la “soup­lesse” des bourgeois de Rouen, la rigidité des agrariens du Loir-et-Cher, la permanence aristocratique en Mayenne ou la faiblesse structurelle des notables en Limousin?14. Di­storsions et hétérogénéité seraient-elles au­tant spatiales que sociales? Et avec quel ave­nir au XXe siècle?

Constatons enfin que la plupart des tra­vaux historiques ne sont passibles que d’un inventaire rétrospectif. Nombre d’entre eux en effet, dont la relecture en fonction d’une interrogation sur les élites peut être si fruc­tueuse, n ’intègrent guère celle-ci dans leurs hypothèses de travail. C’est que les problé­matiques de d’histoire sociale française se sont insensiblement figées au long des années 1960 dans un débat sans issue sur la stratifica­tion sociale en ordres ou en classes15. Dans les années 1970, l’anthropologisation des appro­ches, l’examen des sociabilités et des prati­ques culturelles, une approche plus fragmen­té du social, qui prend en compte le métier, la classe d’âge, la famille ou l’identité régionale autant que la fortune, le revenu ou la notabi­lité, ont sans aucun doute débloqué l’analyse sociale chez les historiens, mais n’ont pas écarté le risque d’une dilution de son champ d’application16. Au cours de la décennie 1980 apprendra-t-on à mieux lire la société du XIXe siècle à travers le prisme des élites? La question est posée.

tre en perspective élitaire les livres classiques de C h. M orazé, L es bourgeois conquérants, P aris, A . C olin , 1957; J. Lhom m e, L a grande bourgeoisie au p o u vo ir , P aris, P u f, 1960; F . Pon teil, Les classes bourgeoises et l'avènem en t de la dém ocratie, P aris, A . M ichel, 1968. O n trouvera d ’au tres détails bib liographiques dans le précieux G uide de recherche de l’ihm c cit.14 V oir J .-P . C haline, L es bourgeois de R o u en , c it.; G . D upeux, A sp ec ts de l ’histoire sociale et p o litiq u e du Loir-et- Cher (1848-1914), Paris, M outon , 1962; M . D enis, L es royalistes de la M ayenne et le m o nde m oderne, P aris, Klinck- sieck, 1977; A . C orb in , A rchaïsm e et m odern ité en L im ousin au X I X esiècle, P aris, Rivière, 1975. Sans oublier les tra ­vaux de P h . Vigier sur la région alpine et de M . A gulhon su r la P rovence.15 V oir Ordres et classes, C olloque de l’Ens de S ain t-C loud, P aris, M ou ton , 1974 et la ten tative de synthèse de R. M ousnier, tou te frém issante encore du choc de mai 1968, L es hiérarchies sociales de 1450 à nos jo u rs , Paris, P u f, 1969.16 Voir N iveaux de culture et groupes sociaux, C olloque de l’Ens de Sain t-C loud, P aris, M ou ton , 1967. Il faud ra it ci­ter ici les travaux de Jean-C laude P erro t, de Daniel Roche, de M aurice A gulhon ou d ’A lain C orb in . N otons que dans

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Le XXe siècle: des chantiers ouverts à tous vents

Est-elle opératoire pour une étude du XXe siècle? Je n’en suis pas certain. Il faut en effet tenir compte des sources accessibles. Or, nous ne disposons pas encore de corpus aussi cohérents et aussi sûrs que ceux (listes censi­taires, inventaires après décès, notices nécro­logiques, dossiers sur les distinctions honori­fiques ou les carrières, etc.) dans lesquels l’hi­storien du XIXe siècle a su puiser utilement. Il faut, surtout se persuader que le paysage a changé, que l’objet même de la recherche se fragmente et peut s’évanouir comme un mira­ge. Pour les périodes antérieures, les critères de sélection et de reconnaissance des élites de fonction, puis des élites sociales et économi­ques, sont clairs: la société qui les admet n’en fait donc pas mystère et chaque notable les a tour à tour intériorisés et extériorisés dans sa pratique quotidienne. Le système est comple­xe, mêlant intimement réseaux d’intérêts, stratégies familiales et matrimoniales, solida­rités éducatives et idéologiques, connivences dans le mode de vie17. Mais il est cohérent, lé­gitimé et relativement stable. Son étude est donc possible, et tout particulièrement dans une aire régionale où l’interférence de ces pa­ramètres est plus facilement repérable. Dès la Belle Epoque en France cette cohérence s’est effritée, livrant la recherche au doute sans méthode et lui promettant l’éparpillement lassant. Voici en effet que s’imposent d’au­

tres élites impatientes, fondées sur le talent, le savoir ou l’engagement politique, tandis que les anciennes élites de la propriété foncière, de la fortune mobilière ou des grands corps du service public sont durement secouées par les crises économiques et les guerres: l’hérédi­té, la fortune et le rang sont bousculés par la compétence et le savoir, les signes distinctifs se téléscopent, le consensus devient compéti­tion élargie, la “vieille France” entre en con­vulsions. On ne s’étonnera donc pas de par­courir des chantiers de la recherche désordon­nés, semés de blocs erratiques et de trous béants: cette histoire manque encore d’ingé­nieurs, de chefs de travaux et de promoteurs. Autrement dit, de plans d’ensemble et de mé­thode proprement historiques.

Le trait historiographique le plus saillant me semble être le déséquilibre entre la faibles­se relative des travaux portant sur l’économie, la société et la culture d’une part, et la prolifé­ration de ceux qui scrutent le politique et l’éta­tique de l’autre18. Ainsi, l’étude des milieux d’affaires est encore délaissée au profit de la monographie d’entreprise ou abandonnée aux journalistes, malgré le renouveau du gen­re biographique. Nous connaissons, ou con­naîtrons bientôt, l’histoire de Saint-Gobain, de Pont-à-Mousson, des usines Citroën ou de la Régie Renault, mais Boussac et Dassault ont des biographes non-historiens19. Grâce à Maurice Lévy-Leboyer, à François Caron et à Jean Bouvier, l’étude du patronat de la secon­de industrialisation est lancée20, mais la tenta­

cene perspective, l ’histoire de m ouvem ent ouvrier devient passible d ’une relecture où la notion d ’élite ouvrière pourra it avoir sa place. Voir les abondan ts m atériaux rassem blés sous la direction de Jean M aitron dans 1 e D ictionnaire biogra­p h iq u e du m o uvem en t ouvrier frança is , Paris, Les E ditions Ouvrières, 15 vol. po u r la période 1789-1914 et les deux thè­ses pionnières de M. P erro t, L es ouvriers en grève (1871-1890), P aris, M ou ton , 1974 et Y. Lequin, L es ouvriers de la ré­gion lyonnaise (1848-1914), Lyon, Presses U niversitaires de Lyon, 1977.17 Voir P o u r une prosopographie des élites françaises, c it., pp . 33-35.18 Le G uide de recherche publié p ar l ’Ihm c, c it., m e perm et d ’abréger cette dém onstration facile.19 M .-F . Pochna, B onjour, M onsieur Boussac, P aris, L affo n t, 1980; P . A ssouline, M onsieur D assau lt, P aris, Bal- land, 1983. Ces deux ouvrages étant, dans leur genre, excellents.20 Voir M. Lévy-Leboyer, d it., L e pa trona t de la seconde industrialisation, P aris, Les E ditions O uvrières, 1979, qui m ontre com bien le pa tro n a t — au moins dans les périodes d ’expansion économ ique — fu t beaucoup m oins ferm é sur lui-m êm e que d ’autres élites traditionnelles.

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tion demeure forte de ne saisir les patrons qu’à travers leurs organisations syndicales, au mo­ment où les historiens du XIXe siècle ont déjà synthétisé leurs recherches21. La fascination du politique demeure forte: Jean-Noël Jean- neney en a fait l’éclatante démonstration22. Et bien des apports de la sociologie ou de l’éco­nomie n’ont pas eu d’effets d’entraînement23.

Les élites rurales, dans leur resserrement numérique et social, sont pour leur part mieux connues, grâce en particulier aux travaux de Pierre Barrai ou d’Isabel Boussard24. La coo­pération est féconde avec la vigoureuse école de sociologie rurale rassemblé autour de Hen­ri Mendras, les problématiques d’un Pierre Bourdieu peuvent être expérimentées25, des travaux proprement historiques sont atten­dus26. Mais cette élite n ’est encore trop sou­vent observée qu’à travers les organisations corporatives ou syndicales nouvelles qui l’af­firment, alors qu’elle pourrait offrir un excel­lent champ d’application pour de nouvelles problématiques: héritière d’une immense hi­stoire, porteuse peu contestée des vertus sup­posées exemplaires d’un milieu et capable de forcer l’attention des milieux extérieurs à

l’agriculture par son sens de la communica­tion de masse, elle offre sans doute l’objet de recherche le plus distinct dans le champ social et un des moins inaccessibles.

L’étude de élites religieuses n’a pas davan­tage trouvé son rythme de croisière, malgré les fructeux contacts noués avec la sociologie reli­gieuse depuis Gabriel Le Bras. Trop limitée à l’examen des promotions d’évêques, dans la foulée des travaux de Jacques Gadille, elle a été négligée au profit d’analyses de la religion vécue, des pratiques populaires ou de l’action sociale des Eglises et de leurs mouvements27. Elle offre pourtant elle aussi — et l’enjeu avait été cerné dès 197128 — l’occasion de fructueu­ses réflexions sur les temporalités: est-il si as­suré, par exemple, que les élites religieuses soient vouées au temps court, au rythme des générations, alors que les masses de fidèles, passibles d’une observation largement ethno- logisée, et quantifiée, seraient les conservatoi­res de la longue durée, à l’heure de l’Action ca­tholique et du renouveau liturgique? On per­mettra à l’historien de la IVe République d’avancer l’idée que, pour le catholicisme au moins, la désaffection du peuple fut compen-

21 V oir L. Bergeron, L es capitalistes en France (1780-1914), coll. “A rchives” , P aris, G allim ard-Ju llia rd , 1978.22 J .-N . Jeanneney, François de W endel en R épublique. L ’argent et le p o u vo ir (1914-1940), P aris, Seuil, 1976, et L ’argent caché. M ilieux d ’affa ires et p o u vo irs p o litiques dans la France du X X e siècle, P aris, Fayard , 1981.23 Parm i ceux-ci, citon L e pa trona t, dans “Actes de la R echerche en sciences sociales” , m ars-avril 1978, n. 20-21, sous la direction de P . B ourdieu et M. de Sain t-M artin ; N . D elefortrie-Soubeyroux, L es dirigeants de l ’industrie française, Paris, A . C olin , 1961 qui, sur un échantillon de 2947 p atrons et cadres supérieurs, observe un m ilieu fer­mé, h iérarchiquem ent étro it et à lent renouvellem ent en 1952-1955. T ous les travaux cités depuis la no te (19) on t eu p our prem ier b ienfait, il va sans dire, de rom pre avec l ’a tm osphère de auspicion systém atique qui en tou ra it tou te observation du p a tro n a t au tem ps des “ 200 fam illes” et q u ’o n t alors “ illustrée” les livres de E. Beau de L om énie et d ’A . H am on.24 P . B arrai, L es agrariens fra n ça is de M éline à P isani, P aris, A . C olin , 1968 et I. B oussard , Vichy et la Corpora­tion paysanne, P aris, Presses de la Fnsp, 1980.25 P ar exem ple, en M eurthe-et-M oselle, p a r S. M aresca, E bauche d ’une analyse socio logique des élites paysannes. C inq biographies de dirigeants paysans, “ E tudes ru ra les” , oct.-déc. 1979, pp. 51-81.26 En particulier ceux de R. Pech sur la bourgeoisie viticole en Languedoc.27 V oir deux guides récents, J.-M . M ayeur d ir., L ’histoire religieuse de la France ( X I X e- X X esiècles). P roblèm es et m éthodes, P aris , Beauchesne, 1975 et B. P longeron d ir ., L a religion populaire, A ppro ch es h istoriques, P aris, Beauchesne, 1976. Sur les évêques, voir la thèse de M arc M inier, L ’épiscopat fra n ça is de 1921 à 1962, Paris X , N anterre, 1974.28 P ar M. V enard , Elites, masses, Eglise: m odèles sociologiques et p eu p le de D ieu , en E lites et m asses dans l ’Egli­se , Recherches et débats du C entre catholique des intellectuels français, P aris, Desclée de Brouw er, 1971, pp. 23-24.

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sée par le dynamisme civique et social d’une nouvelle élite militante installée en quelques points cardinaux de la décision dans les an­nées 195029. On pourrait signaler des lacunes et des timidités du même ordre dans le do­maine de l’histoire de l’enseignement et dans l’histoire culturelle. Malgré l’importance des travaux de Victor Karady sur le tournant du siècle, l’école et le “système” d’enseigne­ment, entourés de dévotions ferrystes ou de méfiances désespérées puisées hâtivement dans La reproduction de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, ont été plus étudiés que les lauréats du Concours général ou les enseignants, dont l’examen a été pourtant si vigoureusement avancé pour le XIXe siè­cle30. Et que dire des élites culturelles et ar­tistiques, délaissées ou promises à des mé­ditations inégales sur la mission politique et morale des intellectuels, qui commémorent inlassablement les affres de l’Affaire Drey­fus?31.

Par ce détour de dreyfusisme, nous voici au coeur du débat. L’élite n’a intéressé préco­cement la recherche qu’à une condition, ob­stinément posée: qu’elle touche au pouvoir par quelque aspect de son rayonnement so­cial. C’est dans cette perspective — le fait n ’est pas fortuit — que se sont nouées les al­liances les plus fécondes, à la Fondation Na­tionale des Sciences Politiques à l’aube des années 1950, par ondes concentriques ensuite dans certaines Facultés de droit, entre une

histoire politique qui ne néglige pas les élites, la politologie d’un André Siegfried et d’un François Goguel mâtinée de modèles améri­cains, et une sociologie où l’influence d’un Raymond Aron ne fut pas mince. Certes, les travaux n’ont pas prioritairement porté sur les élites. Mais dans cet espace intellectuel dont n’étaient exclus ni Pareto, ni Mills, l’ap­titude au dialogue a été maintenue. Et les mouvements sociaux de fond n’ont jamais cessé d’être observés, même si leurs consé­quences sur l’histoire des élites n’ont pas été tirées au clair. Arbitrage des classes moyen­nes, populismes, technocratisation de la déci­sion, tendances oligarchiques dans les organi­sations de masse, réseaux de pouvoir et grou­pes de pressions, entourages des décideurs et reproduction des leaders, c’est toute une so­ciologie des élites de la compétence moderne qu’on pourra un jour extraire des multiples enquêtes menées depuis trente années dans ces foyers d’interdisciplinarité concrète où des historiens ont pu prendre leurs aises.

Signalons, par exemple, l’ampleur des ac­quis à mettre au service d’une histoire des éli­tes administratives, au long d’un renouveau des problématiques où l’Institut français de sciences administratives de l’EHESS joua un rôle déterminant32. Au point de départ, un bel héritage, géré sur des sources classiques par les spécialistes du XIXee siècle, un Guy Thuillier, un Jean Tulard ou un Christophe Charle33; au point d’arrivée, une approche

29 V oir J .-P . R ioux, L a France de la I V e R épublique , t. 2 ., P aris, Seuil, 1983, pp. 319-320.30 V oir le G uide de recherche de l’Ihm c, c it., pp . 152-153.31 U ne exception, F . Bon et M .-A . B urnier, L es nouveaux intellectuels, P aris, Seuil, 1971. Des travaux en cours rom ­pron t avec cette m onotonie (je pense en particulier à ceux de J.-F . Sirinelli sur les “ khâgneux” de l ’entre-deux-guer- res). M ais to u t est à faire, ou presque, su r les journalis tes, les hom m es de m édias en général, les éditeurs et le m onde du spectacle.32 V oir H istoire de l ’adm inistration frança ise depuis 1800. P roblèm es et m éthodes, Genève, D roz, 1972. D ans ces parcours sur la très longue durée, la con joncture n ’est pas oubliée. V oir, p a r exem ple, L es épurations adm inistrati­ves, X I X e et X X esiècles, Genève, D roz, 1977 et C. G rém ion, Profession: décideurs, Paris, G authier-V illars, 1979. A propos des réform es départem entales et régionales de 1964, C . G rém ion m on tre l’ém iettem ent des processus déci­sionnels, les antagonism es entre trad itionalistes, m odernistes et “ régionaux” au sein de la hau te adm in istration : “ le fractionnem ent de la société détein t sur l’A dm in istration , et vice-versa” .33 Voir le G uide de recherche de l’Ihm c, c it., et C. C harle, L es hauts fo nctionna ires en France au X I X e siècle, coll. “A rchives” , P aris, G allim ard-Ju llia rd , 1980.

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sociologique qui a assimilé Max Weber, Mi­chel Crozier et les analyses marxiennes et la bureaucratie, un riche matériau à utiliser pour une étude des alliances entre les élites de la technocratie dans l’essor et les crises de l’Etat-Providence34. Directeurs de ministè­res, conseillers d’Etat, personnels de la Cour des comptes, inspecteurs des Finances, rece­veurs et trésoriers payeurs généraux, préfets, magistrats, officiers, ingénieurs du corps de Mines, des Ponts-et-Chaussées ou du Génie maritime: l’une après l’autre, les monogra­phies publiées ou en voie d’achèvement ré­duisent les zones d’ombre35. Et la circulation générale de ces élites, leur recrutement, leur formation et leur sens du service public, leurs liens de plus en plus étroits avec le sec­teur privé depuis 1958, ont été à maintes re­prises scrutés, avec particulière prédilection pour l’observation des institutions génitri­ces, l’Ecole Nationale d’Administration de­puis 1945 et les autres Grandes Ecoles depuis Napoléon36. Les travaux d’Ezra Suleiman37, tout imprégnés de Schumpeter et de la socio­logie politique américaine, résument assez bien la tendance générale de ces études: fa­scination pour les grands corps de l’Etat et

obsession d’une super-élite maîtrisant sous la Ve République à la fois les entreprises pu­bliques, la haute administration et le pou­voir politique. L’évolution sociale des élites depuis le XIXe siècle culminerait dans cette unicité d’une élite de pouvoir créée par l’Etat.

Le personnel politique enfin a fait l’objet de minutieuses recherches, sans hiatus parti­culier de méthode avec les travaux portant sur le XIXe siècle. La fixité du cadre démo­cratique compensant les aléas de la succes­sion des régimes républicains depuis un siè­cle, l’examen sur la longue durée en est pos­sible. Pour le personnel parlementaire, Ro­land Cayrol, Jean-Luc Parodi, Colette Ysmal ou Mattéi Dogan peuvent ainsi dialo­guer avec Louis Girard ou Pierre Guiral38. Il en est de même pour les conseillers généraux ou les élus municipaux. Les ministres et leurs cabinets ont bénéficié de la même at­tention scrupuleuse, encouragée par la fiabi­lité des sources et la cohérence des corpus39. On ne s’étonnera donc pas que les tentatives de synthèse aient été précoces40 et que la confluence des élites professionnalisées de la politique et de l’administration ait permis de

34 Voir L a bureaucratie, “A rgum ents” , 1960, n. 17; de très nom breux articles dans les A ctes de la recherche en sciences sociale ; M . Crozier, L e p h én o m èn e bureaucratique, P aris, Seuil, 1963. P h . B auchard a tenté — prém atu ré­m ent — de présenter une description synthétique sur les années 1930-1950 dans L es Technocrates et le P ouvoir, G renoble, A rthaud , 1966.35 De V. W right à J. S iw ek-Pouydesseau, de J .-P . Kessler à D. Schnapper, la liste est longue et prom etteuse; voir le G uide de recherche de l’Ihm c, c it ., pp . 67-68. Avec A . T hépot ou N. C arré de M alberg, les h istoriens p rennen t le relai des sociologues et des spécialistes de science adm inistrative.36 Voir T. Shinn, L ’Ecole P olytechnique, P aris, Presses de la Fnsp, 1980; J.-L . Bodiguel et M .-C . Kessler, L ’Ecole N ationa le d ’A dm in is tra tion , 2 vol., P aris, Presses de la Fnsp, 1978. M oins serein m ais fo rt excitant, J .-A . K osciusko-M orizet, L a “m a fia " polytechnicienne, P aris, Seuil, 1973.37 E .N . Suleim an, Les hau ts fonc tio n n a ires et la po litique , P aris , Seuil, 1976 et L es élites en France. G rands corps et grandes écoles, Paris, Seuil, 1979.38 R. C ayrol, J .-L . P arod i, C. Ysmal, L e député frança is , Paris, A . C olin , 1973.39 Voir J. Estèbe, L es m inistres de la R épublique (1870-1914), P aris, Presses de la Fnsp, 1982. E t, d ’une sûreté et d ’une prudence exem plaires, R. R ém ond, A . C o u tro t et I. B oussard d ir., Q uarante ans de cabinets m inistériels, P a ­ris, Presses de la Fnsp, 1982, pour la période 1936-1972. Les élites des partis politiques n ’o n t pas connu encore un sort aussi heureux, à l ’exception des personnalités dirigeantes du radicalism e po u r l ’entre-deux-guerres do n t S. Ber­stein a fait un po rtra it fouillé.40 Voir J . C hario t, L es élites po litiques en France de la I I I e à la Ve R épublique , “ Archives européennes de sociolo­gie” , 1973, n. 1.

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poser expérimentalement les questions de méthode41.

Je ne retiendrai que deux exemples qui ap­pellent la discussion. Le premier m’est fourni par Pierre Birnbaum dans son livre à ambi­tion synthétique, Les sommets de l ’Etat42. Peut-on, après avoir lu Marx, Weber et Mills, isoler en France sur la très longue du­rée une “élite du pouvoir”? Et comment en faire l’histoire, avec ses ruptures et ses conti­nuités? L’Etat, nous dit Birnbaum, se con­crétise en des lieux spécifiques, qui sont gérés par diverses catégories dirigeantes, issues de l’économie, de l’administration ou de la vie politique. Soit. Mais cet Etat, supposé im­muable, persévérant dans son être sur près de deux siècles, prétendrait à “l’indépendance” , sous Napoléon III ou de Gaulle, par exem­ple. Qu’une classe sociale domine totalement la société — c’est le cas pour les notables sous la Monarchie de juillet — et la spécifici­té de l’Etat devient faible: la concentration du politique, de l’administratif et de l’écono­mique chez les mêmes hommes ruine toute ambition étatique. Qu’au XXe siècle, par contre, la machine d’Etat devienne capable de forger la même union des trois pouvoirs au sein d’une bureaucratie homogène et fonctionnelle, et les appareils d’Etat repren­nent de l’ambition et du muscle. C’est le cas dans la Ve République gaullienne, exemple parfait de fusion des pouvoirs politico-admi­nistratifs vérrouillant le développement so­cial par les Grands Corps, les cabinets mini­stériels et la gestion du secteur public ou pa­ra-public. Par contre, sous la IIIe et la IVe

République, les trois pouvoirs étant disso­ciés, les classes moyennes troublant le jeu élitaire par leur entrée en force dans la ge­stion parlementaire et municipale du pays, les chances d’une “élite du pouvoir” sont faibles. Elles sont tout aussi minces sous Gi­scard d’Estaing, quand l’élite économique se prête moins à la symbiose avec les hom­mes du service public. On imagine quelles réticences ces constructions peuvent faire le­ver chez les historiens. Comment peut-on négliger autant les étapes de l’histoire de l’Etat lui-même, les effets de freinage au sein même de l’administration, faire abstra- tion des batailles politiques et des revanches de la société civile dans les périodes de crise, évacuer ainsi la contingence? D’autant que “l’élite du pouvoir” peut se renouveler poli­tiquement tout en conservant les mêmes processus de sélection des meilleurs et les mêmes habitudes de gestion de l’Etat et de la société: la démonstration vient d’en être faite pour la France depuis le 10 mai 198 1 43. Le mérite de Birnbaum est de mettre en re­lief le rôle moteur de l’Etat dans l’histoire des élites et de nous sensibiliser aux rivalités de groupes et de classes dans la lutte pour l’hégémonie sociale et la conquête de pou­voir. Encore faut-il s’appuyer sur des sour­ces variées et sûres. Sa tentative d’observa­tion de la classe dirigeante à partir d’un échantillonnage sur le Who’s Who in France44 a été abondamment critiquée. D’autres cependant devront suivre pour pouvoir infirmer ou conforter un jour ses hypothèses de travail.

41 Voir une excellente in troduc tion politologique au débat: D . Gaxie, L es pro fessionnels de la p o litiq u e , Paris, P u f, 1973.42 Paris, Seuil, 1977.43 M . D agnaud et D . M ehl, L ’élite rose , P aris, R am say, 1982.44 P . B irnbaum d ir., L a classe dirigeante française: dissociation, interpénétration, intégration, P aris, P u f, 1978. V oir les argum ents de O. Lew andow ski, D ifférencia tion et m écanism es d ’intégration de la classe dirigeante. L 'im a ­ge sociale de l ’élite d ’après le W h o ’s W ho in France, “ Revue française de sociologie” , janv .-m ars 1974, pp. 43-74, de P . Favre, Sur une étude em pirique de la classe dirigeante française, “ Revue française de science po litique” , dé­cem bre 1978, pp . 1093-1110 et d ’A. D aum ard in H isto ire économ ique et sociale de la France, c it . , t . IV , vol. 3, pp. 1511-1514.

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Mon second exemple contribue à ruiner l’idée d’une cohérence de “l’élite au pouvoir” ou de l’élite tout court. Il est tiré d’un débat déjà ancien, engagé à l’autome 1963 au cours d’une table ronde de l’Association française de science politique sur La classe dirigeante: mythe ou réalité?*5. A l’issue d’une vive di­scussion, dominée par Jean Meynaud et Ray­mond Aron, et à laquelle des historiens parti­cipèrent, s’imposa la pluralité. Questions de vocabulaire, désaccords scientifiques et op­positions idéologiques ne furent pas tous dé­mêlés, mais un consensus minimal s’est in­stallé autour de la notion plus souple de “ca­tégories dirigeantes” . Elle permet en effet d’éviter les débats passionnés sur le concept de classe et préserve les droits d’une recher­che plus empirique fondée sur un répertoire minutieux des groupes. Mieux encore, elle to­lère une mise en perspective historique, les re­lations observables entre catégories dirigean­tes à une époque donnée l’emportant, pour une large part, sur les interrogations plus ha­sardeuses, on vient de le voir, sur la nature de l’Etat, la rigidité du système politique ou sur la singularité présumée de l’élite du pouvoir. Concept intermédiaire entre ceux de classe politique et d’élite, “catégories dirigeantes” invite à plonger dans la richesse du vécu, les origines sociales et les hasards de carrière, les conditions d’existence et les manières de pen­ser. Il dédramatise les empoignades idéologi­ques. Il permet enfin de tester sur l’histoire du XXe siècle une hypothèse féconde, énon­cée par Raymond Aron à partir d’exemples choisis à l’Est comme à l’Ouest: assistons- nous à une inévitable désintégration de la classe dirigeante sous l’effet d’une “guerre froide” permanente entre des catégories diri­geantes antagonistes?

Questions ouvertes

Que la pluralité s’impose ne suffit pas, me semble-t-il, à légitimer définitivement une hi­stoire des élites contemporaines, même si elle se rallie à bon compte l’empirisme instinctif des historiens. Ne négligeons pas les promes­ses si visibles depuis quelques années. Mais n’oublions pas la somnolence ancienne que je signalais en introduction. C’est un débat sur la légitimité 'de cette histoire qu’il faudra ou­vrir largement quelque jour. Voudrions-nous le lancer aujourd’hui que je me permettrais d’avancer, pour conclure, les questions qui me semblent les plus obsédantes:

1. Faut-il s’épuiser à trancher les a priori théoriques? On sait avec quelle monotonie se sont opposés tenants du pluralisme et te­nants du power elite dans les années 1950- 1960. Aucune structure constitutionnelle, aucune pratique démocratique, ne peuvent aux Etats-Unis, nous dit Mills, disloquer “l’élite du pouvoir” , politique, industrielle et militaire: elle constitue un groupe de sta­tus très webérien plus qu’une classe propre­ment dite. Cette oligarchie non élue vérouille son “triangle du pouvoir” et se moque des intrus de la politique: Floyd Hunter l’obser­ve avec une minutie d’entomologiste à Atlanta, Jean Meynaud croit la reconaître dans la patrie de Mosca vers I96045 46. A l’in­verse, Riesman, Galbraith ou Dahl peuvent décrire dans la même Amérique l’habileté des groupes de pression de la classe moyen­ne, les veto groups, à neutraliser l’adversaire plein d’ambitions hégémoniques, exalter cet­te “ faculté d’empêcher” qu’aurait saluée Montesquieu: une subtile polyarchie de l’équilibre spontané n’y laisse aucune chance

45 L ’essentiel en est repris dans tro is num éros de la “ Revue française de science po litique” en avril 1964, ao û t 1964 et février 1965. Voir to u t particulièrem ent R. A ron , Catégories dirigeantes ou Classe dirigeante?, ib id ., février 1965, pp . 7-27 et Classe sociale, classe politique, classe dirigeante, “A rchives européennes de sociologie” , 1960, n. 1, pp. 260-281.46 J. M eynaud, L es élites italiennes, “ Revue française de science po litique” , aoû t 1964.

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à une “élite du pouvoir”47. Plus habiles en­core, les “élitistes-pluralistes” admettent le rôle d’une élite politique distincte mais souli­gnent l’éclatement des élites sociales antago­nistes et l’efficacité de la pression multifor­me. Propres à tous les exercices de style, né­gligeant la durée et les ruptures, ces sophisti­cations de la sociologie politique américaine ont, dans leur ensemble, peu touché les his­toriens: ceux qui en étaient intrigués accueil­laient bien vite avec soulagement les arbitra­ges paisibles et plus indigènes d’un Raymond Aron.

En fait, le vrai blocage idéologique vient d ’ailleurs: de la forte influence du marxisme sur les historiens vers les années 1950 et des ambitions totalisantes d’une histoire régéné­rée par les “Annales” dans les années 1930. On en a signalé quelques traces à propos de la période pré-révolutionnaire: en fait la clas­se et la masse n ’ont jamais perdu leur pou­voir de fascination et leurs vertus opératoires face au concept d’élite. Les années 1960, avec leur légère teinture de pensée gramscien- ne, ont certes permis d’ouvrir des horizons en avançant les notions plus élaborées de “ fraction régnante” et de “fraction hégémo­nique” au sein du “bloc au pouvoir” , qui laisse du jeu au pouvoir et aux groupes: l’ap­port en Frace d’un Poulantzas a été impor­tant pour une génération d’historiens aux alentours de mai 196848. Est-ce dire qu’un vrai dialogue argumenté a suivi? C’était compter sans l’air du temps, qui fit souffler quelques désillusions sur le marxisme et sur les modélisations importées des Etats-Unis. Aujourd’hui, la faible appétence théorique des historiens hésite entre le “poulantzisme” tiède et l’“aronisme” las. Faut-il s’en déso­ler?

2. Si la légitimité d’une histoire des élites n’est plus mise en cause aujourd’hui, sous l’effet positif de cette sorte de trêve par le dé­sarmement général au plan théorique; si, en conséquence, les travaux ont pris leur envol dans l’excitation d’une fraîche curiosité, ne faut-il pas néanmoins s’interroger sur les promesses de ce renouveau? Autrement dit, examiner la société française du XXe siècle à travers ses élites est-il topique et fructueux? L’histoire des élites est-elle fonctionnelle, et compatible avec l’histoire générale?

Car la tendance séculaire est claire: quelles que soient les parts respectives de l’hérédité, de la fortune et de la compétence dans la cir­culation des élites et dans leurs hiérarchisa­tions au rythme des prospérités et des crises du siècle, l’élite ou les élites y sont en expec­tative ou en sursis chroniques. En effet, sous le choc de ce qu’à la Belle Epoque on nom­mait parfois “la dictature du Nombre et du Travail” , la France s’est démocratisée en profondeur, par la République et le suffrage universel, par l’essor de la production de masse et, cahin-caha, par la diffusion du mieux-être. Massification de l’expression po­litique par l’émergence des partis, vieux tro­pismes de la géographie et de la sociologie électorales, faible amplitude des mouve­ments de voix entre droite et gauche, sont les signes évidents d’une immersion totale de la société française dans l’idéologie minimale de la République, malgré les crises de con­sensus, les accidents de l’histoire et les ava­tars constitutionnels. La République des co­mités, des boursiers, des professeurs ou des énarques a su garantir le contrat social passe- partout: celui qui pose en arbitre des desti­nées nationales les classes moyennes, des “couches nouvelles” de Gambetta aux fran-

47 Voir en particulier D. Riesm an, L a fo u le solitaire, G renoble, A rthaud , 1964, qui eut un vif succès en France.48 En particulier, N . Poulan tzas, P ouvoir p o litique et classes sociales, Paris, M aspero , 2 vol., 1968 et 1971 (trad , ita ­liana, Potere po litico e classi sociali, R om a, E ditori R iuniti, 1971).

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ges éclairées du salariat aujourd’hui, en pas­sant par “cette élite véritable non de naissan­ce mais de mérite et constamment renouvel- lée par les apports populaires” que voulait installer le programme d’action du CNR en 1944. Ainsi, sous la poussée du salariat, dans la course aux diplômes et la chasse aux com­pétences, dans l’ascension des cadres et des experts du tertiaire49 et l’urbanisation accélé­rée, qui tarit les vieux réservoirs ruraux des héritages et des valeurs d’un autre temps, la notion d’élite entre en léthargie sociale. Dé­mocratie, méritocratie, multiplication des biens et des services n’ont certes pas brisé le monopole de l’argent, ni sans doute accéléré la mobilité sociale dans une société large­ment bloquée. Ces mouvements de fond ont toutefois ruiné la notion d’aristocratie.

A moins qu’il ne faille retrouver nos éli­tes du côté du pouvoir. Et poser la question de l’Etat, en allant à la rencontre de ces nombreuses études de sociologie politique que j ’ai citées plus haut. L’Etat, avec ses mutations, son irrigation du corps social et de la vie des individus, serait-il à la fois le conservatoire et le creuset, le lieu où le prin­cipe aristocratique se perpétue, la meilleure forme instrumentale de la suprématie socia­le, le laboratoire où s’élaborent les élite nouvelles?

3. D’aussi vastes interrogations, incitent les historiens à la fermeté et à la prudence. Prudence théorique: poser le principe d’une pluralité des élites ouvre l’horizon et ne fait

craindre aucun démenti cinglant par le réel. Mais fermeté dans les objectifs. Pour ma part, j ’en privilégierais trois: a. Développer les études sur la circulation des élites. Leur mobilité verticale peut être analysée, grâce à l’énorme matériau statistique accessible sur les revenus, les patrimoines ou les diplômes. Mais cette quantification ne devrait pas né­gliger les multiples usages de ce que Pierre Bourdieu nomme le “capital social”50: mo­des de vie, signes de reconnaissance de la réussite sociale, dans la suite des travaux d’Alain Girard et de Marguerite Perrot51, vertus de “la distinction” . L’examen de la mobilité horizontale des mêmes élites pour­rait aussi être tenté, malgré les redoutables problèmes d’échantillonnage qu’il pose: bien circonscrites, des études sur les transferts en­tre les divers types d’élites au cours du siècle déboucheraient peut-être enfin sur une typo­logie vivante et débarrassée des a priori poli- tologiques ou sociologiques52, b. Rassembler une vaste prosopographie des élites françai­ses. L’IHMC, on l’a vu, s’est lancé dans cet­te nécessaire exploration des filiations et des carrières. Voici sans doute l’étape première, l’expérimentation concrète d’une histoire des élites contemporaines, c. Enfin, dans cette respiration multi-séculaire des élites françai­ses, réhabiliter la conjoncture. Les convul­sions du XXe siècle sont assez fortes, conve­nons-en, pour légitimer l’interrogation qui nous rassemble aujourd’hui: autant que les mutations lentes de la société, seraient-ce les crises et les guerres qui ont infléchi et rythmé

49 V oir L. B oltanski, L es cadres: la fo rm a tio n d ’un groupe socia l, P aris , E d. de M inuit, 1982 et O . Burgelin, P o u ­voir de l ’expert et com m unica tion de m asse, dans Une nouvelle civilisation. H o m m a g e à G. F riedm ann, P aris, G alli­m ard , 1973, pp. 367-393.50 V oir P . B ourdieu, L a d istinction , P aris, E d . de M inuit, 1979 et L e C apital social, “Actes de la recherche en scien­ces sociales” , janvier 1980, n. 31.51 A . G irard , L a réussite sociale en France, P aris, P u f, 1961 et M . P erro t, L e m o d e de vie des fa m ille s bourgeoises, Paris, C olin, 1961, et Presses de la Fnsp, 1982.52 V oir les rem arques de bon sens de M. D ogan, Q uelques aperçus su r l ’évo lu tion de la stra tifica tion des élites en France, dans A c te s du Ve Congrès m ondia l de sociologie, P aris, A ssociation in ternationa le de sociologie, 1964, pp. 275-282.

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cette histoire des élites? Des hécatombes de la Grande Guerre aux espoirs déçus de la Li­bération, des interrogations des années 1930 aux revanches de Vichy, l’événement provo­que les élites: a-t-il contribué à les remodeler durablement?53

Notre débat aujourd’hui parie, pour la pre­mière fois, sur les vertus de la chronologie

courte. Puisse ce pari être tenu et gagné. Pour que, de rencontres en enquêtes, l’histoire des élite au XXe siècle sorte enfin de cette position inconfortable où Raymond Aron installait avec quelque mélancolie la pensée de Pareto en France: ni reconnue, ni méconnue.

Jean-Pierre Rioux

53 U n simple recension des ouvrages du fichier m atière de la B ibliothèque N ationale donne un aperçu des rythm es de l’in terrogation collective sur les élites: 18 titres pour la période 1896-1929, 17 titres po u r les années 1950-1983, m ais 27 par contre pour 1929-1950, avec une poin te significative pendan t la Deuxième G uerre m ondiale (5 titres po u r la seule année 1943).