Pourquoi il faut entendre les élites musulmanes de France

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MERCREDI 17 AOÛT 2016 72 E ANNÉE– N O 22267 2,40 – FRANCE MÉTROPOLITAINE WWW.LEMONDE.FRFONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO Algérie 200 DA, Allemagne 2,80 , Andorre 2,60 , Autriche 3,00 , Belgique 2,40 , Cameroun 2 000 F CFA, Canada 4,75 $, Chypre 2,70 , Côte d'Ivoire 2 000 F CFA, Danemark 32 KRD, Espagne 2,70 , Finlande 4,00 , Gabon 2 000 F CFA, Grande-Bretagne 2,00 £, Grèce 2,80 , Guadeloupe-Martinique 2,60 , Guyane 3,00 , Hongrie 990 HUF, Irlande 2,70 , Italie 2,70 , Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,40 , Malte 2,70 , Maroc 15 DH, Pays-Bas 2,80 , Portugal cont. 2,70 , La Réunion 2,60 , Sénégal 2 000 F CFA, Slovénie 2,70 , Saint-Martin 3,00 , Suisse 3,60 CHF, TOM Avion 480 XPF, Tunisie 2,80 DT, Turquie 11,50 TL, Afrique CFA autres 2 000 F CFA POURQUOI I L F AUT E NTENDRE LES É LITES MUSULMANES DE F RANCE Médecins, avocats, chercheurs, patrons... Après les attentats, ces Français musul- mans veulent désor- mais peser dans les débats publics « Le Monde » publie une sélection de leurs tribunes « Rendons visible un islam de connais- sance », écrit l’astro- physicien Abd-al-Haqq Guiderdoni P. 6-7 ET DÉBATS P. 14-15 LE REGARD DE PLANTU Politique La rentrée de la gauche en ordre dispersé D ans les familles en conflit, les enterrements sont souvent la seule occasion de réunir les membres fâchés, autour du cercueil du défunt. Il en va de même pour le Parti socia- liste : la dernière fois que tous ses dirigeants, ou presque, se sont re- trouvés côte à côte, c’était aux ob- sèques de Michel Rocard, début juillet », écrit notre journaliste Bastien Bonnefous. Un scénario hautement impro- bable pour la rentrée : le PS, plus divisé que jamais, ne cherche même plus à afficher une unité de façade. Le premier à ouvrir le bal est Arnaud Montebourg, le 21 août, à la fête de Frangy, en Saône-et-Loire. PAGE 8 Rio 2016 Renaud Lavillenie tombe du ciel olympique PAGES 11-12 Télévision « The Get Down », série à 120 millions de dollars PAGE 19 International Reportage dans les enclaves salafistes de Bosnie PAGE 2 Espagne Guerre du minerai chez Don Quichotte PAGE 5 Répéter aux jeunes qu’ils vivent dans une époque affreuse n’est que le reflet de l’obses- sion du déclin chez les adultes. Il faut appren- dre à nos enfants à être libres, et à penser que « la vie vaut la peine d’être vécue ». PAGE 24 Jusqu’où manipuler le vivant ? PAGE 22 Des trous noirs artificiels PAGE 23 D’Ormesson au « Figaro » comme chez lui PAGES 20-21 Les marchés avaient chuté au lendemain du Brexit. Ils ont, depuis, absorbé le choc. Sous l’effet des politiques menées par les banques centrales, les indices Euro Stoxx 50 et Stoxx Europe 600, réfé- rences des actions euro- péennes, ont retrouvé leur niveau du 23 juin. PAGE 9 Economie Les Bourses ont effacé les pertes dues au Brexit « Toni Erdmann », comédie de l’été La farce situationniste de Maren Ade avait fait sensation à Cannes L a comédie de Maren Ade avait fait sensation au Fes- tival de Cannes, en mai, mais la réalisatrice allemande, quasiment inconnue en France, n’avait pas obtenu la moindre ré- compense. Pourtant Toni Erdmann avait à la fois ému et fait rire, et c’est sans doute le film qu’il faut voir cet été. Il raconte l’histoire d’un père, Winfried, divorcé à la soixantaine fatiguée mais qui garde de ses années soixante- huitardes un zeste de sponta- néité et de subversion, une sorte de Daniel Cohn-Bendit recyclé dans les farces et attrapes. Il débarque ainsi chez sa vieille mère impotente déguisé en zombie en prétendant être payé par la maison de retraite pour faire mourir les vieux, sans que la vieille dame s’en émeuve. Sa fille, la blonde et impavide Ines, a construit sa vie à rebours de son potache de père et est devenue une executive woman dans un cabinet de consulting ou elle avale surtout des couleuvres. La farce mêle charge politique et tendre sensibilité, lors de la re- conquête poétique de la fille par son père – qui propose finale- ment à chacun de se réinventer. « Le personnage de Toni Erd- mann ouvrait une brèche dans le naturalisme, explique Maren Ade, les consultants sont tou- jours en train de jouer un rôle. Winfried sait bien que sa fille n’est jamais elle-même. J’aimais l’idée qu’il se trouve en jouant un rôle, et qu’elle se trouve en se dé- barrassant du sien. » Le film mar- che très bien en Allemagne, et pour Maren Ade n’avoir pas eu la palme « n’est pas un drame ». PAGES 16-17 1 ÉDITORIAL POUR UN ISLAM DANS LA RÉPUBLIQUE PAGE 25 Croire en nos ados pour leur permettre d’inventer l’avenir LOÏC VENANCE/AFP Par Marie Rose Moro Les dessins qui ont fait scandale PAGE 26 GRAND LITIER RIVE GAUCHE SUR 500M 2 (PARIS 15 e ) 66 rue de la Convention, 01 40 59 02 10 7j/7, M° Boucicaut, P. gratuit GRAND LITIER RIVE DROITE SUR 300M 2 (PARIS 12 e ) 56-60 cours de Vincennes, 01 43 41 80 93 6j/7, M° Pte de Vincennes ou Picpus OFFRES EXCEPTIONNELLES SUR LA COLLECTION TEMPUR : MATELAS, SOMMIERS, OREILLERS VENTES PRIVÉES 31-08 16-08

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MERCREDI 17 AOÛT 201672EANNÉE– NO 22267

2,40 €– FRANCE MÉTROPOLITAINEWWW.LEMONDE.FR―

FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRYDIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

Algérie 200 DA, Allemagne 2,80 €, Andorre 2,60 €, Autriche 3,00 €, Belgique 2,40 €, Cameroun 2 000 F CFA, Canada 4,75 $, Chypre 2,70 €, Côte d'Ivoire 2 000 F CFA, Danemark 32 KRD, Espagne 2,70 €, Finlande 4,00 €, Gabon 2 000 F CFA, Grande-Bretagne 2,00 £, Grèce 2,80 €, Guadeloupe-Martinique 2,60 €, Guyane 3,00 €, Hongrie 990 HUF, Irlande 2,70 €, Italie 2,70 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,40 €, Malte 2,70 €, Maroc 15 DH, Pays-Bas 2,80 €, Portugal cont. 2,70 €, La Réunion 2,60 €, Sénégal 2 000 F CFA, Slovénie 2,70 €, Saint-Martin 3,00 €, Suisse 3,60 CHF, TOM Avion 480 XPF, Tunisie 2,80 DT, Turquie 11,50 TL, Afrique CFA autres 2 000 F CFA

POURQUOI IL FAUT ENTENDRE

LES ÉLITES MUSULMANES

DE FRANCE

▶ Médecins, avocats, chercheurs, patrons... Après les attentats, ces Français musul-mans veulent désor-mais peser dans les débats publics

▶ « Le Monde » publie une sélection de leurstribunes

▶ « Rendons visibleun islam de connais-sance », écrit l’astro-physicien Abd-al-Haqq GuiderdoniP. 6-7 ET DÉBATS P. 14-15

LE REGARD DE PLANTU

Politique La rentrée de la gauche en ordre dispersé

D ans les familles en conflit,les enterrements sontsouvent la seule occasion

de réunir les membres fâchés, autour du cercueil du défunt. Il en va de même pour le Parti socia-liste : la dernière fois que tous ses

dirigeants, ou presque, se sont re-trouvés côte à côte, c’était aux ob-sèques de Michel Rocard, début juillet », écrit notre journalisteBastien Bonnefous.

Un scénario hautement impro-bable pour la rentrée : le PS, plus

divisé que jamais, ne cherche même plus à afficher une unité de façade. Le premier à ouvrir le bal est Arnaud Montebourg, le 21 août, à la fête de Frangy, en Saône-et-Loire.

PAGE 8

Rio 2016Renaud Lavillenie tombe du ciel olympiquePAGES 11-12

Télévision« The Get Down », série à 120 millions de dollars PAGE 19

InternationalReportage dans les enclaves salafistes de BosniePAGE 2

EspagneGuerredu minerai chezDon QuichottePAGE 5

Répéter aux jeunes qu’ils vivent dans uneépoque affreuse n’est que le reflet de l’obses-sion du déclin chez les adultes. Il faut appren-dre à nos enfants à être libres, et à penser que« la vie vaut la peine d’être vécue ».

PAGE 24

Jusqu’oùmanipuler

le vivant ?PAGE 22

Des trous noirs

artificielsPAGE 23

D’Ormesson au « Figaro »

commechez luiPAGES 20-21

Les marchés avaient chuté au lendemain du Brexit. Ils ont, depuis, absorbé le choc. Sous l’effet des politiques menées par les banques centrales, les indices Euro Stoxx 50 et Stoxx Europe 600, réfé-rences des actions euro-péennes, ont retrouvé leur niveau du 23 juin.PAGE 9

EconomieLes Bourses ont effacé les pertes dues au Brexit

« Toni Erdmann », comédie de l’étéLa farce situationniste de Maren Ade avait fait sensation à Cannes

L a comédie de Maren Adeavait fait sensation au Fes-tival de Cannes, en mai,

mais la réalisatrice allemande,quasiment inconnue en France, n’avait pas obtenu la moindre ré-compense.

Pourtant Toni Erdmann avait àla fois ému et fait rire, et c’est sans doute le film qu’il faut voircet été. Il raconte l’histoire d’un père, Winfried, divorcé à la soixantaine fatiguée mais qui garde de ses années soixante-huitardes un zeste de sponta-néité et de subversion, une sorte de Daniel Cohn-Bendit recyclé dans les farces et attrapes.

Il débarque ainsi chez sa vieillemère impotente déguisé en

zombie en prétendant être payé par la maison de retraite pour faire mourir les vieux, sans que la vieille dame s’en émeuve. Sa fille, la blonde et impavide Ines, aconstruit sa vie à rebours de son potache de père et est devenue une executive woman dans uncabinet de consulting ou elle

avale surtout des couleuvres. La farce mêle charge politique ettendre sensibilité, lors de la re-conquête poétique de la fille par son père – qui propose finale-ment à chacun de se réinventer.

« Le personnage de Toni Erd-mann ouvrait une brèche dans lenaturalisme, explique MarenAde, les consultants sont tou-jours en train de jouer un rôle. Winfried sait bien que sa fille n’est jamais elle-même. J’aimaisl’idée qu’il se trouve en jouant unrôle, et qu’elle se trouve en se dé-barrassant du sien. » Le film mar-che très bien en Allemagne, et pour Maren Ade n’avoir pas eu la palme « n’est pas un drame ».

PAGES 16-17

1 ÉDITORIAL

POUR UN ISLAM DANS LA RÉPUBLIQUEPAGE 25

Croire en nos adospour leur permettre d’inventer l’avenir

LOÏC VENANCE/AFP

Par Marie Rose Moro

Les dessins qui ont fait scandale

PAGE 26

GRAND LITIER RIVE GAUCHE SUR 500M2 (PARIS 15e)66 rue de la Convention, 01 40 59 02 10

7j/7, M° Boucicaut, P. gratuit

GRAND LITIER RIVE DROITE SUR 300M2 (PARIS 12e)56-60 cours de Vincennes, 01 43 41 80 93

6j/7, M° Pte de Vincennes ou Picpus

OFFRES EXCEPTIONNELLES SUR LA COLLECTION TEMPUR :

MATELAS, SOMMIERS, OREILLERS

VENTESPRIVÉES

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C’est une génération deFrançais au parcoursd’excellence que le terro-risme pousse à un enga-gement auquel, sans lui,ils n’auraient pas songé.

Quarante et un médecins, chefs d’entre-prise, ingénieurs, universitaires, avocats, cadres supérieurs, hommes et femmes, « Français et musulmans » au curriculum vi-tae brillant, se sont déclarés « prêts à assu-mer [leurs] responsabilités » dans la gestion de l’islam, dans une tribune publiée par Le Journal du dimanche le 31 juillet.

Après la commotion de l’égorgement duprêtre catholique Jacques Hamel, qui leur a violemment renvoyé l’écho des moines de Tibéhirine, assassinés au printemps 1996 en Algérie, une évidence s’est imposée à eux : lesilence n’était plus une option.

Il était devenu urgent que leur générationprenne en main l’organisation de l’islam en France, cet islam dont ils ont hérité la culture. Eux, pratiquants ou non, qui ont in-tégré l’élite de leur domaine professionnel etpossèdent les codes de la République, ont ressenti le devoir de s’impliquer dans cette entreprise. De devenir des acteurs de l’islam.

« MAINTENANT, ON N’A PLUS LE CHOIX »

Leur engagement d’aujourd’hui, ils le décri-vent d’abord comme un « engagement pour la France quand la maison France est en trainde brûler », selon la formule de la sénatrice (Parti socialiste, PS) de Paris Bariza Khiari. « Le sujet, c’est la France, confirme Pap’Ama-dou Ngom, chef d’une entreprise de conseil en systèmes d’information. Je ne suis pas pratiquant. J’aurais pu dire : l’organisation del’islam, ce n’est pas mon sujet. Mais juste-ment pour cette raison, j’ai pensé qu’il fallait que je contribue, car je suis citoyen. Et l’objec-tif, c’est de mettre en place les dispositifs per-mettant à cette religion d’exister dans la République. »

La République, ils l’ont tous comme socleet comme boussole, mais une Républiquequi traiterait impartialement tous ses ci-toyens, les musulmans comme les autres.« La solution, c’est d’en appliquer les valeurs.Mais de les appliquer vraiment, et à tout lemonde », tranche Abdel Rahmène Azzouzi, chef du service urologie du centre hospita-lier universitaire (CHU) d’Angers. « Nous avons été biberonnés aux valeurs de la Répu-blique, nous les avons faites nôtres, confirme Madjid Si Hocine, médecin lui aussi. Mais onne nous les applique pas toujours. »

Beaucoup avaient intégré l’idée que la reli-gion, c’est de l’ordre du privé. Mais ils font leconstat que, pour les musulmans, cette af-firmation est aujourd’hui largement fictive.« Nous ne sommes pas les représentants desmusulmans de France, mais l’islam est de-venu une affaire publique, il fallait une voix »,explique Najoua Arduini-Elatfani, respon-sable du développement d’une entreprise de BTP.

« D’une certaine manière, ce n’est pas agréa-ble de parler comme musulman, mais main-tenant, on n’a plus le choix », témoigne Hakim El Karoui, chef d’entreprise, ancienconseiller de Jean-Pierre Raffarin à Mati-gnon, l’une des chevilles ouvrières de la tri-bune. « Nous avons le souci de ne pas usurper,nous n’avons pas la prétention de représenter les musulmans. Nous le faisons pour le pays »,ajoute Pap’Amadou Ngam.

Certains d’entre eux ont partagé des enga-gements associatifs, se sont fréquentés dans des organisations professionnelles, sont passés par le Club XXIe siècle, qui promeut ladiversité parmi les élites, et cela faisait déjàun certain temps qu’ils parlaient d’une ini-tiative. « Nous ne sommes pas un groupe. Nous sommes une génération témoin de la réalité qu’elle vit et qui aujourd’hui fait leconstat d’un échec de la gouvernance » de l’islam en France, résume Abdel Rahmène Azzouzi. Après le meurtre du prêtre, ils ont précipité le mouvement.

Ils insistent sur l’hétérogénéité des Fran-çais musulmans. « Il faut arrêter de regarderles musulmans comme un bloc. C’est un patchwork ! », s’agace Madjid Si Hocine. Maisils partagent le sentiment de faire partie de « la grande majorité silencieuse musul-mane », comme le formule Sadek Beloucif,chef du service d’anesthésie-réanimation de l’hôpital Avicenne, en Seine-Saint-Denis.

« TAIS-TOI QUAND TU PARLES ! »

Cette majorité pour qui la « religion est in-time », qui n’a pas accès aux médias, qui se sent « caricaturée » par ceux-ci lorsque, pour parler de l’islam, ils donnent la parole à quel-ques rares représentants mis en avant par lespolitiques et dans lesquels ils ne se recon-naissent pas, ou à « des spécialistes » qui lui sont étrangers, mais presque jamais à des musulmans qui leur ressemblent.

Cette majorité silencieuse, accusent-ils, estaujourd’hui prise au piège d’une injonction paradoxale, sommée de condamner les at-tentats en tant que musulmans et, dans le même temps, à ne surtout pas s’afficher

comme tel. « On nous dit : “Tais-toi quand tuparles !” », résume Amine Benyamina, psy-chiatre et addictologue. C’est de cette im-passe que les signataires ont décidé de sortir.« Il faut dépasser cette injonction paradoxale,car si on ne fait rien, on inquiète l’ensemble dela société. Il faut intervenir. Le silence gêné ne peut plus durer », tranche Hakim El Karoui.

Il est pour eux urgent de trouver lesmoyens de s’adresser aux jeunes généra-tions, auxquelles, déplorent-ils, plus per-sonne ne parle. « Je crois à la vertu de l’exem-ple. J’ai le sentiment d’être devenu une espèce d’aîné qui peut montrer le chemin. La jeu-

nesse, personne ne s’en occupe plus. Insulter l’avenir comme ça, c’est terrible ! », s’indigneMadjid Si Hocine. Ils plaident en faveurd’une véritable bataille culturelle.

« Il faut toucher les jeunes à travers leurspropres outils. Répondre aux fous par les moyens modernes. On ne fera pas l’impassed’une entreprise culturelle de grande enver-gure adossée à un discours idéologique », presse Bariza Khiari. « La jeunesse qui a grandi avec le traumatisme du 11-Septembre aurait eu grand besoin de ne pas être montréedu doigt mais incluse, plaide Marc Cheb Sun, auteur et directeur de la revue D’ailleurs et d’ici. Mais c’est tout le contraire qui s’est passé. Si ce qui fait votre colonne vertébrale, qui vous est si cher [votre religion], est cap-turé par des gens qui en font un crime et que lasociété française vous désigne comme le pro-blème, comment se construire ? »

Or il est évident à leurs yeux que les institu-tions actuelles de la deuxième religion du pays seront incapables de conduire ce com-bat culturel. Et que le premier responsable decette impuissance est le pouvoir politique. Paralysé par divers intérêts en conflit, leConseil français du culte musulman (CFCM),accusent-ils, est le fruit du choix fait par les gouvernements successifs de faire « sous-traiter » la gestion de ce culte aux Etats d’origine des migrants qui se sont installés en France, au premier rang desquels l’Algé-rie, le Maroc mais aussi la Turquie. « L’Etat français n’a jamais voulu un islam de France, accuse Abdel Rahmène Azzouzi. C’est le signeque [les politiques] considèrent toujours l’islam comme une religion étrangère à la

« LA JEUNESSE, PERSONNE NE S’EN

OCCUPE PLUS. INSULTER L’AVENIR COMME ÇA, C’EST

TERRIBLE ! »MADJID SI HOCINE

médecin

Musulmans, ils veulent s’engagerMédecins, patrons, avocats... une nouvelle génération de Français musulmans, pratiquants ou pas, a décidé de s’impliquer dans la gestion de l’islam après les attentats. Ils évoquent leur parcours, leurs idées, leur place dans la société

L’ I S L A M E N F R A N C E

à peine publié, le texte des quarante et un « Fran-çais et musulmans » a aussitôt été éclipsé par une omission manifeste et fâcheuse. Leur tribune com-mence par une liste de victimes des récents atten-tats, mais parmi elles ne figurent pas les victimes jui-ves de Mohamed Merah et de l’Hyper Cacher. Par lasuite, ils ont publié une « précision » pour tenter dedésamorcer ce qu’ils jugent être un « faux procès » : « Nous ne faisons aucune différence entre les victimes du terrorisme (…) Elèves juifs de Toulouse ou clients del’Hyper Cacher assassinés parce qu’ils étaient juifs, prêtre catholique martyrisé en son église, soldat ou policier musulman abattu en service… la liste des vic-times est terriblement longue », ont-ils alors écrit.

« Nous les signataires avons été les premiers à nousprendre la tête entre les mains, témoigne Pap’Ama-dou Ngom, chef d’une entreprise de conseils en ré-seaux d’information et l’une des personnalités con-

cernées. Mais de là à faire de nous des antisémites, c’est bon, quoi ! » « C’est une grande maladresse », se désole Abdel Rahmène Azzouzi, chef du serviced’urologie au CHU d’Angers. « Je fais partie de ceux qui ont lu sans voir », regrette Amine Benyamina, psychiatre et addictologue. « J’ai zappé, j’ai lu en lec-ture rapide », affirme Sadek Beloucif, chef du serviced’anesthésie-réanimation de l’hôpital Avicenne. « Notre tribune a été écrite en quelques heures seule-ment, le jour même de la mort du prêtre », plaide la sénatrice (PS) de Paris Bariza Khiari.

Certains, comme Madjid Si Hocine, récusent un« mauvais procès » et se plaignent de devoir « tou-jours montrer patte blanche et prouver qu’on n’estpas antisémite » lorsqu’on est musulman. « Person-nellement affecté » par cette omission, Hakim ElKaroui, normalien, ancien conseiller de Jean-Pierre Raffarin à Matignon, l’une des chevilles ouvrières

du texte, observe que celui-ci « ne fait pas la recen-sion exhaustive de toutes les victimes » (n’y figurentpas celles des terrasses de restaurants, celles du Stade de France ni les policiers de janvier 2015, pasplus que les militaires tués par Mohamed Merah en 2012). « Il faut comprendre » les réactions, affir-me-t-il, mais « pas entrer dans la polémique. L’his-toire des uns et des autres montre qu’il n’y a pas de soupçon » à avoir.

Haïm Korsia, le grand rabbin de France, connaîtcertains d’entre eux et leur a parlé dès la publica-tion du texte. « Individuellement, ce sont des gens ir-réprochables. Mais dans cette affaire, ils n’osent pasdire les choses comme elles sont. Leur initiative est bonne, mais pourquoi, dix jours après, n’ont-ils paschangé le texte lui-même et se sont-ils contentés d’une précision ? » p

cé. c.

Oubli des victimes juives des attentats : retour sur un lapsus dommageable

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De gauche à droite et de haut en bas : Bariza Khiari, sénatrice (PS) de Paris, Hakim El Karoui, chef d’entreprise et ancien conseiller de Jean-Pierre Raffarin à Matignon, Amine Benyamina, psychiatre et addictologue, et Najoua Arduini-Elatfani, responsable du développement d’une entreprise de BTP. JACQUES DEMARTHON/AFP, ÉRIC PIERMONT/AFP, FRÉDÉRIC PITCHAL/DIVERGENCE ET JEAN-CLAUDE

COUTAUSSE/DIVERGENCE

République. » Bariza Khiari n’est pas la seule à y voir « des miasmes coloniaux ». « On nous dit : ces gens ne sont pas comme nous, ils n’arrivent pas à s’entendre, ils ont besoin qu’on les organise », enchérit Marc Cheb Sun,de la revue D’ailleurs et d’ici.

« BUREAU DES AFFAIRES INDIENNES »

Ils demandent la création d’une fondation de l’islam qui devrait prendre en main cetteentreprise et être émancipée des Etats d’ori-gine. « Je ne veux plus voir une seule âme étrangère rôder autour du CFCM. L’islam deFrance doit être géré par des Français unique-ment. La maison commune, c’est la France, pas le Maghreb ! », assène Abdel RahmèneAzzouzi. La gestion du culte par le CFCM,sous le parrainage de l’Etat, avec des imams formés à l’étranger, parlant parfois mal le français, étrangers aux codes des Français, ne parvient pas à toucher suffisamment les jeunes, déplorent-ils. Selon Madjid Si Ho-cine, « il faut totalement rebooter le logiciel dela gestion de l’islam de France ».

Les signataires de la tribune ne rejettentpas tout rôle de l’Etat. Ils veulent que « lacommunauté s’organise en bonne intelli-gence avec les pouvoirs publics », selon la for-mule de Pap’Amadou Ngom. Une fondation répondrait au besoin de « professionna-lisme » pour gérer efficacement les flux fi-nanciers liés à la construction de mosquées, par exemple. Elle ne s’occuperait pas seule-ment de la dimension cultuelle, mais aussi de projets culturels, de recherche, de com-munication moderne. Objectif prioritaire : les jeunes générations.

Mais le nom de Jean-Pierre Chevènementévoqué par le président de la République,François Hollande, pour prendre la tête decette fondation les fait douter des intentionsdu gouvernement. « C’est terrible ! Ça nous renvoie à l’indigénat. On n’est pas des majeursincapables ! », s’insurge Amine Benyamina. « Ça fait un peu bureau des affaires indien-nes », relève Madjid Si Hocine.

Le gouvernement voudra-t-il saisir la mainqu’ils tendent ? En tout cas, eux qui, comme Abdel Rahmène Azzouzi, estiment « avoir fait une synthèse entre les valeurs de la Répu-blique et celles de l’islam », sont prêts à parti-ciper à une sorte de « constituante » qui per-mettrait de donner un nouveau départ auxinstitutions de la deuxième religion de France. Et, pourquoi pas, s’enflamme AbdelRahmène Azzouzi, faire de ce modèle un ar-ticle d’exportation capable de « rayonnerdans le monde entier ! » p

cécile chambraud

« Il est faux de parler de communauté en général »Pour le sociologue Hicham Benaïssa, un fossé s’est creusé entre les générations de Français d’origine musulmane

ENTRETIEN

H icham Benaïssa, docto-rant à l’Ecole pratiquedes hautes études, pré-

pare une thèse sur les entrepre-neurs musulmans en France. Ilconstate la relative diversificationsociale des descendants de l’im-migration africaine, mais aussi lesobstacles qu’ils rencontrent pourse faire entendre.

Les signataires de la tribune dans « Le Journal du diman-che » illustrent la réussite so-ciale d’une partie des Français musulmans. Que sait-on aujourd’hui de ces musulmans ayant intégré les classes moyennes et supérieures ?

C’est souvent peu perçu, maisune partie non négligeable desmusulmans – entendons par là ceux qui se désignent commetels – accèdent aux classes moyennes et supérieures. Par exemple, l’enquête TEO [« Trajec-toires et origines », une enquête surla diversité des populations enFrance réalisée par l’Ined et l’Insee]comme les données que j’ai pu re-cueillir montrent que, parmi la ca-tégorie des entrepreneurs, lesmusulmans sont surreprésentésde manière significative. Or une modification même légère de la structure sociale peut avoir des ef-fets sociaux important.

La majorité reste inscrite dansles classes sociales défavorisées. Un Français sur cinq vivant sousle seuil de pauvreté est un descen-dant de l’immigration africaine, d’où sont issus la majorité des musulmans. C’est une réalitémassive trop souvent ignorée quand on parle de musulmans. Oron ne peut comprendre les réussi-tes sociales exceptionnelles d’unepartie d’entre eux et leur pro-fonde volonté de réussite qu’à la

condition de bien voir le niveau social d’où ils proviennent.

Comment dater cette évolution ?Les musulmans sont majoritai-

rement issus de familles prove-nant de pays maghrébins. Jusqu’à la fin des années 1970, ils for-maient un groupe social assez ho-mogène, constitué d’abord de main-d’œuvre peu qualifiée, do-tée d’un faible capital social et cul-turel. A partir des années 1980-1990, ce groupe a commencé à se diversifier. La nouvelle généra-tion est par exemple beaucoupplus diplômée que celle de ses pa-rents. Cela crée une distance so-ciale irréversible entre les deux générations. C’est aussi pour celaqu’il est faux de parler de commu-nauté musulmane en général.

Dans quels secteurs sociaux les trouve-t-on ?

On en trouve beaucoup dans larestauration ou le bâtiment, mais je dirais que ceux-ci sont souvent issus de la première génération.Les descendants investissent les services, les professions libérales, et d’autres secteurs que leur ni-veau de diplôme leur ouvre.

En quoi cela peut-il expliquer le « silence » que certains leur reprochent après les attentats ?

Pour pouvoir accéder à la parolepublique, il faut avoir les ressour-ces sociales et symboliques néces-saires. Il est significatif que les si-gnataires de l’appel mentionnent leur profession et leur qualité so-ciale. Les musulmans encore enra-cinés dans une réalité sociale défa-vorisée n’ont pas les ressources nécessaires pour pouvoir accéder à la parole publique. Ceux qui s’étonnent de ce silence sont sou-vent ceux qui ont un rapport na-turalisé à la parole publique, c’est-à-dire évident et comme allant de

soi, comme si c’était simple pourtout le monde. Remarquons que les signataires sont dans des ré-seaux déjà constitués, ils gravitentdéjà plus ou moins près du champdu pouvoir au sens large.

Les dirigeants du Conseil fran-çais du culte musulman (CFCM)condamnent sans équivoque à chaque fois les attentats, mais tout se passe comme si leur pa-role n’avait pas l’impact suffisant. Un groupe social ne parle pas de lui-même. Il lui faut des porte-pa-role. Ici, le porte-parole officiel, le CFCM, n’a pas l’impact social et politique suffisant.

Pourquoi ?Cela a à voir avec la question de

la légitimité. Une prise de parole publique, dès lors qu’elle prétend se faire au nom d’un groupe, nepourra se rendre légitime que sielle est reconnue comme telle parles membres du groupe qu’elle estcensée représenter. Un porte-pa-role ne peut être efficace que parla force sociale et politique dugroupe qui parle à travers lui. Le CFCM ayant peu de légitimité aux yeux des mandants, il n’a pas la force qu’il pourrait avoir.

La diversification sociale des musulmans induit-elle un rap-port différent au religieux ?

Ces nouvelles élites ont un rap-port au monde plus distancié, pluscritique, plus universaliste, sans doute plus spiritualiste à l’islam. Par exemple certains entrepre-neurs que j’ai étudiés construisentun rapport plus critique vis-à-vis de leur héritage religieux, filtré parle savoir académique qu’ils ont ac-quis. Ils s’intéressent à la construc-tion historique de l’islam, à ses dif-férents courants. C’est une trans-mission plus construite, maîtrisée par le capital culturel accumulé. p

propos recueillis par cé.c.

Une représentation en question dans les romans de la rentréeTrois romanciers et un essayiste français de culture musulmane s’intéressent au djihad, au terrorisme et aux problèmes identitaires

L a rentrée littéraire voit cetteannée au moins une es-sayiste et trois romanciers

français d’origine maghrébinequestionner la représentation desFrançais de culture musulmane, dans le contexte des attentats. De leur côté, deux Marocains pren-nent la plume contre l’islamisme.

Mohamed Nedali et Fouad La-roui mettent en scène des garçonsattirés par le djihad. Francophone et néerlandophone, auteuren 2006 d’un De l’islamisme. Uneréfutation personnelle du totalita-risme religieux (Robert Laffont), M. Laroui brosse, dans Ce vain combat que tu livres au monde (Julliard), le portrait d’un djiha-diste franco-marocain vivant à Paris, sur fond d’actualité terro-riste. Quant à M. Nedali, il ridicu-lise un recruteur de l’organisationEtat islamique dans Evelyne ou ledjihad ? (Editions de l’Aube).

Chez les Français d’origine ma-ghrébine, la dénonciation de l’is-lamisme se double d’une interro-gation sur l’image que les autres Français ont d’eux. Ainsi Magyd

Cherfi raconte, dans Ma part de Gaulois (Actes Sud), « une fêlureidentitaire, un rendez-vous man-qué » entre la France et ses ban-lieues en 1981.

ConspirationnismeL’identité française de culture

musulmane est aussi au cœur de Bleu Blanc Noir (l’Aube), de KarimAmellal, liée cette fois aux atten-tats et à l’élection présidentielle de 2017, puisqu’une certaine Mireille Le Faecq y est élue et applique son programme de « re-dressement national ». Le narrateur, français d’originemaghrébine « intégré », comme on dit, aura à en souffrir, ainsi quesa famille. M. Amellal, fondateur en 2007 du collectif d’écrivains et d’artistes Qui fait la France ?,fustige entre autres dans son ro-man la confusion entre musul-mans et islamistes, et s’amuse de personnages d’origine maghré-bine qui collaborent avec enthou-siasme au nouvel ordre ou som-brent dans le conspirationnisme antisémite.

Enfin, deux auteurs se penchentsur la représentation de « l’Arabe » dans le champ littéraire hexago-nal. Le romancier Omar Benlaala reprend, dans L’Effraction (Ed. de l’Aube), l’intrigue du romand’Edouard Louis, Histoire de la vio-lence (Gallimard), paru en jan-vier 2015. Edouard Louis y racon-tait comment il s’était fait violer etétrangler par un jeune Maghrébinavec qui il avait couché. En redi-sant la même histoire du point de vue d’un « jeune Français d’origine kabyle confronté à la difficulté de vivre sa sexualité dans une sociétédéchirée par son passé colonial », M. Benlaala tente l’« analyse desmécanismes de la domination ensituation postcoloniale » qui pour-raient éclairer le récit d’EdouardLouis d’un jour différent.

La sociologue Kaoutar Harchi,enfin, avec son essai Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne (Pau-vert), examine la réception fran-çaise de cinq écrivains algériens contemporains, entre fétichisa-tion et instrumentalisation. p

éric loret

Chevènement et la « discrétion »Jean-Pierre Chevènement, dont le nom a été évoqué pour prendre la présidence de la future Fondation pour l’islam de France, a affirmé lundi 15 août au Parisien : « Je ne me déroberai pas. » Interrogé sur les controver-ses sur le voile, le halal et le « burkini », il a conseillé aux musulmans « la discrétion » dans l’espace public. Ses propos ont fait polémique sur les réseaux sociaux avec le mot-clé #MusulmanDiscret. L’ancien ministre est re-venu sur le sujet mardi 16 août sur Europe 1 : « Il faut que chacun cherche à s’intégrer à la société française. Chacun doit faire un effort pour que, dans le cadre de la République laïque, ce soit la paix civile qui l’emporte. »

14 | DÉBATS & ANALYSES MERCREDI 17 AOÛT 2016

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¶Abd-al-Haqq Guiderdoni, astrophysicienet directeur de recherches au CNRS, est directeur de l’Institut des hautes études islamiqueset vice-président du projet de l’Institut français de civilisation musulmane à Lyon

Rendons visible un islam de connaissance

Par ABD-AL-HAQQ GUIDERDONI

L es terribles attentats ayant frappé notre pays,parmi d’autres, ont fait resurgir la question ré-currente des rapports de la société française

avec l’islam. Dans ce contexte, les « élites républicaineset musulmanes » sont sommées de prendre position pour dénoncer la violence, et pour contribuer à fairecesser l’état de désorganisation plus ou moins chroni-que qui règne au sein de l’islam de France.

Mais comment être musulman et républicain ?Quelles lois sont à placer au-dessus des autres : les« lois de Dieu » ou les « lois de la République » ? Mêmesi les responsables religieux musulmans n’ont eu de cesse de dénoncer les attentats, et de mettre en gardecontre les amalgames, il reste toujours, dans l’esprit de nombre de nos concitoyens, la suspicion selon la-quelle l’islam violent serait finalement le « vrai is-lam », et les défenseurs d’un islam pacifique, desnaïfs ou des hypocrites. On nous dit : mais lisez le Co-ran, il est plein de versets appelant à la guerre ! Et cette violence n’est-elle pas la preuve qu’au fond, la religion et l’islam en particulier restent, comme l’as-sène le philosophe Yvon Quiniou, « une imposture morale, intellectuelle et politique » ?

Et pourtant, ces élites musulmanes et républicainesexistent. Justement parce qu’elles sont républicaines, elles ne mettent pas en avant leur appartenance reli-gieuse, et elles ont « joué le jeu » au sein de la société française en s’élevant, d’abord grâce à l’école, vers des positions élevées dans les corps intermédiaires : uni-versitaires, médecins hospitaliers, chefs d’entreprise, élus nationaux et locaux… Nos concitoyens musul-mans ont adhéré à l’idéal républicain de l’égalité et dumérite. Et contrairement à l’opinion reçue, cette ad-hésion ne s’est pas faite au détriment de notre foi.

Qu’on nous permette un témoignage : notre appar-tenance à la communauté nationale et notre adhé-sion à l’islam, une adhésion de choix pour certains d’entre nous, nous apparaissent tout à fait compati-bles. L’identité de chacun d’entre nous est faite de

cette appartenance, de cette adhésion, et des con-fluences de son histoire personnelle. Notre apparte-nance citoyenne nous fait adhérer aux valeurs de la République : liberté – et au premier titre la liberté de conscience –, égalité, fraternité. Nous le comprenons comme le prolongement de nos valeurs religieuses. Nous adhérons aussi au principe de laïcité qui rend possible la pratique de notre culte. Quant à notre en-gagement spirituel, il nous enjoint l’amour d’autrui et le souci de travailler pour le bien commun.

Le Coran, qui constitue pour les musulmans « la pa-role de Dieu », doit, justement parce qu’il apparaît sous une forme très déroutante, être sujet à exégèse et à interprétation, car le texte doit, d’une part, êtrecompris dans ses sens multiples, d’autre part, être re-placé dans son contexte, celui de l’Arabie du VIIe siè-cle. Ce qui est en jeu, c’est l’articulation du messageuniversel du texte, et un exemple d’adaptation parti-

culière de ces messages universels au contexte de la révélation, la chronique de la prédication dans la so-ciété païenne de La Mecque puis de la constitution dela première société musulmane à Médine. Comme « nous n’avons rien omis dans le Livre », le Coran con-tient bien de l’universel, et un particulier, qui ne peut pas être universalisé sans cesser d’être un particulier.

L’ÉCOLE A UN RÔLE ESSENTIELDans ce particulier se trouve la relation des événe-ments de l’époque de la révélation. Ces événements ont été pour partie guerriers, et donc violents. Il ne s’agit pas de les supprimer du texte – il est absurde devouloir « réformer » le Coran comme on en a lu la pro-position – mais de les placer dans cette perspective re-lative, où ils ne peuvent pas devenir des normes, si-non des normes symboliques, celles du combat con-tre soi-même pour s’améliorer, ce que le Prophète ap-

pelait la « guerre sainte contre l’âme » (djihad an-nafs).Plus d’un siècle et demi après la fin de la révélation,

une nouvelle adaptation à des circonstances différen-tes, celles de l’Empire abbasside, a été élaborée, à une période où les enjeux étaient complètement diffé-rents de ceux des sociétés modernes, et où les mœurspolitiques et sociales étaient autres, notamment le rapport à la violence d’Etat après les différentes guer-res civiles que l’Empire musulman avait connues. C’est cette codification, somme toute tardive, que l’onappelle la charia classique. Elle contient des prescrip-tions liturgiques et rituelles, mais aussi la normalisa-tion des rapports sociaux. Une telle normalisation était adaptée à son temps. Mais nous avons désor-mais un autre regard sur le monde, sur la personne humaine, sur la diversité des religions et croyances, sur l’organisation de la société. Les lois de Dieu sont d’abord des lois éthiques et spirituelles, qu’il s’agit de vivre dans la société où nous sommes placés.

Il nous semble que l’aspiration de l’immense majo-rité des musulmans vivant en France est de retrouverla grande tradition intellectuelle, scientifique, philo-sophique, éthique et mystique de l’islam, et de l’ouvriraux échanges entre les êtres humains dans leur diver-sité culturelle et religieuse, et à l’urgence de cons-truire un avenir commun sur une planète dont les ressources apparaissent désormais limitées.

Œuvrons donc à une meilleure connaissance de l’is-lam dans sa richesse, comme un questionnement et non un endoctrinement. L’école a un rôle essentiel dans ce domaine, en présentant non seulement les règles du vivre-ensemble (ce qu’on a voulu appeler la « morale laïque », qui est en fait très proche des « mo-rales religieuses » dans leur acception ouverte), mais aussi le fait religieux dans sa dimension originelle (« les débuts de l’islam ») et intellectuelle. Et il fautaussi d’autres instances qui puissent participer à une formation continue de nos concitoyens aux enjeux d’un monde qui se transforme si vite.

Ce que nous attendons des pouvoirs publics, c’estde rendre visibles, sous diverses formes et dans lestrict respect du principe de laïcité, les initiatives de celles et ceux qui promeuvent un islam de connais-sance, à la fois citoyen et spirituel. p

Etre musulman et républicain, c’est possible. Aux élites musulmanes de favoriser l’islam intellectuel et spirituel contre la radicalisation

Pour faire contre-feu face à la menace du terrorisme islamiste, des citoyens musulmans, pratiquants ou non mais ayant fait leur chemin dans la société française, s’engagent

Quel rôle pour les élites musulmanes de France ?

Que les musulmans soient invisibles !

Par OMERO MARONGIU-PERRIA

L a « France » interpelle ses « mu-sulmans », afin qu’ils prennentposition, publiquement, pour

condamner de manière claire et ferme les terroristes revendiquant leurs actesau nom de l’islam. Aux plans symboli-que et affectif, une telle demande peut se comprendre dans le climat délétère actuel, pour apaiser les tensions autourde la crainte du développement, en France, d’un islam conquérant. Cette demande de prise de parole publique pose cependant question sur ce qui re-lève désormais d’une « injonction à ap-paraître en bon musulman ».

Il faut en effet interroger la notionmême de « prise de parole publique » ; elle sous-entend que les musulmansauraient d’emblée une capacité à s’ex-primer sur des événements et des idéo-logies meurtrières sur lesquels ils n’ontabsolument aucune emprise, commeelle laisse supposer qu’il serait très fa-

cile d’accéder aux médias nationaux dès lors qu’on serait un musulman dé-sireux de porter une parole publique, cequi est doublement faux.

J’ai pu moi-même constater toute ladifficulté d’accès aux grands quoti-diens lorsque, l’an dernier, dans la fou-lée des attentats du 7 janvier 2015, je co-signais une tribune intitulée « Françaisde confession musulmane : Khlass [çasuffit] le silence ! » Ce texte, au contenuon ne peut plus clair en termes d’adhé-sion aux principes républicains et decondamnation des dérives de l’islam contemporain, était signé à l’origine par près de quarante Français musul-mans représentatifs de la diversité desaffiliations à l’islam. Or, il nous a étéopposé que la liste des cosignataires était trop longue, donc non publiableen l’état, et qu’en tête de tribune il étaitbon d’avoir une « tête d’affiche » mu-sulmane. Les musulmans doivent donc s’exprimer, certes, mais en res-pectant les canons des médias, l’objec-tif de vente oblige.

Au même moment, alors que les ré-seaux sociaux relayaient les initiatives de dialogue – pas uniquement interreli-gieux d’ailleurs –, sur le terrain, qui pre-naient une tournure exponentielle,l’écrivain et chroniqueur Yann Moixpubliait, le 10 janvier 2015, sa « Lettre unpeu désagréable à l’intention de mes amis musulmans », dans laquelle, de manière très maladroite, il leur deman-dait de se désavouer du terrorisme isla-mique pour (re)gagner la confiance deleurs concitoyens. Son confrère YvanRioufol sera beaucoup plus expéditif sur les ondes radio lorsque, participant à l’émission « On refait le monde », sur RTL, il sommera les musulmans de ma-nifester massivement pour se désolida-riser des terroristes, provoquant un fortémoi chez les autres participants. Cetype d’injonction avait déjà connu un précédent avec la « Lettre à un jeune compatriote musulman », publiée parNatacha Polony le 28 juillet 2014, ainsiqu’avec les propos des représentants politiques allant dans le même sens.

CONTRADICTION RÉPUBLICAINEIl faut bien comprendre toute la vio-lence symbolique qui se dégage de cetteincitation insistante à la prise de parolepublique pour des générations de Fran-çais issus de familles musulmanes. J’en-tends par là des citoyens éduqués auxidéaux de l’égalité républicaine, quifont partie des classes sociales moyen-

nes et supérieures, ayant réussi à accé-der à l’invisibilité confessionnelle dans leur vie sociale, et à qui l’on intime aujourd’hui l’ordre d’apparaître sur la scène publique à partir de leur identité musulmane.

On requiert donc d’une majorité demusulmans, sécularisés, qui avaient rangé le Coran, symboliquement, sur les étagères hautes de leur salon, de de-venir des exégètes ex cathedra pour ex-pliquer ce que devrait être le « bon is-lam », tout en faisant fi de ce qu’ils prouvent au quotidien par la profon-deur de leur identité citoyenne. De même, cette injonction à la désolidari-sation des terroristes ne peut être inter-prétée autrement que comme une ac-cusation sous-jacente de « culpabilitécollective a priori », en faisant égale-ment fi du fait que les terroristes ne font aucune distinction entre les victi-mes dans leurs massacres, dont une bonne part sont musulmanes.

Après les attentats du 13 novem-bre 2015, certains acteurs associatifs musulmans, dans leur volonté de se dé-douaner des meurtres perpétrés aunom de leur religion, relayaient, par exemple, et bien maladroitement à mon sens, les noms des victimes suppo-sées de confession musulmane. La con-séquence de cette pression sociale, je l’airemarquée à mon étonnement depuis l’an dernier ; des citoyens français, qui avaient relégué leur identité confession-

nelle à un second plan pour s’intégrer dans la « communauté des citoyens », apprennent à gérer une nouvelle con-tradiction républicaine : agir publique-ment au nom d’une communauté tout en maintenant, à titre personnel, une quasi-invisibilité confessionnelle pour ne pas être taxé d’intégrisme.

On imagine aisément toute la diffi-culté que rencontrent, de leur côté,nombre de musulmans dotés d’une« islamité visible » plus prononcée, dès lors qu’ils doivent être visibles dans leurprise de parole collective, alors que leur est dénié le droit de vivre librement leurindividualité musulmane comme ils l’entendent, dans le respect de la loi – aumotif de faire le lit du terrorisme. Danscette tension entre la visibilité et l’invi-sibilité musulmane, il nous faut main-tenant prendre acte de la présence ac-tive, effective et citoyenne des musul-mans dans leur diversité et dans leurs rapports multiples à l’islam, à l’instar detous les autres citoyens français. De même, il faut les ranger définitivement dans « l’invisibilité républicaine » en cessant de les renvoyer continuelle-ment dans le champ de l’altérité et de l’assignation à être qui engendre, de fait, les replis communautaires. p

L’injonction, faite par quelques personnes publiques,aux Français musulmans, élites ou non,de se désolidariser des terroristes ne peut être interprétée autrement que comme une accusation sous-jacente de « culpabilité collective a priori »

¶Omero Marongiu-Perria, sociolo-gue, est spécialiste de l’islam français

L’ I S L A M E N F R A N C E

ISABEL ESPANOL

0123MERCREDI 17 AOÛT 2016 débats & analyses | 15

Valorisons les exemples féminins !

Par INÈS SAFI

AHarvard, je devais sans cesseexpliquer que, oui, j’avais ledroit d’entrer à l’université enIran », nous dit Maryam Mir-zakhani, première femme,après 52 mathématiciens, à

être récompensée par la médaille Fields en 2014, et ce depuis sa création en 1936. Cetteprofesseure de Stanford était passionnée par la littérature, avant que son grand frère ne dé-clenche son premier « éblouissement mathé-matique ». Non seulement Maryam avait le droit d’aller à l’université, mais les étudiantesy sont majoritaires, tout comme dans d’autres pays « arabo-musulmans ».

Un grand nombre de lycéennes ou étu-diantes dans diverses disciplines finissentpar s’expatrier. J’en connais un certain nom-bre ayant des responsabilités de premierplan ou menant des recherches de pointe re-connues. J’éviterai cependant de les « ran-ger » dans « l’élite musulmane », deux motsqu’il serait impossible de définir d’une façonunivoque, à l’abri de toute manipulation ou essentialisation. D’abord, sans être sociolo-gue, une élite ne peut se restreindre au suc-cès professionnel. Relative à un groupe so-cial, ethnique ou religieux, elle peut aussi se métamorphoser en une caste jalouse de ses privilèges, qui impose même sa définition de l’élite pour assurer sa pérennité. Ensuite, le terme « musulmane » est mal défini,d’autant plus que l’islam se déploie et se vit selon une multiplicité de degrés d’engage-ment, de tendances, de nuances.

Pourquoi évoquer ces femmes brillantes ?Indépendamment de leur religion, et du de-gré de leur foi ou de son absence, elles pro-viennent d’un univers marqué par la cul-ture et l’imaginaire de l’islam. En crise,celui-ci souffre en plus de discours essentia-listes, que leur exemple est susceptible de déconstruire. S’adresser à un présupposébloc homogène musulman régi par des« lois » déterministes, telle une misogynieinstitutionnelle, c’est aussi prendre le risquede résonner et raisonner avec les intégris-mes. Cela nourrit aussi l’amertume, la victi-misation et des réactions défensives deceux qui ne se reconnaissent pas dans ces« lois » réductrices. Ce qui élève les murs etaggrave la méconnaissance mutuelle en en-fermant chaque « clan » dans ses stéréoty-pes et ses ressentiments. La dévalorisationde l’image de « la femme musulmane » mène, de surcroît, à ternir l’image qu’elle se fait d’elle-même. Son manque de confiance en ses potentialités à créer, à construire, ainsi qu’à aimer et à cultiver l’amour de la vie, s’en trouve attisé. Les prédictions auto-réalisatrices contribuent ainsi à l’enfermerdans un cercle vicieux.

PROMESSE D’ÉCLOSIONEn revanche, valoriser des parcours de « réus-site », c’est se servir de la force de la suggestionpositive afin de briser ce cercle, c’est répandreles bonnes nouvelles. Cela ne doit en aucun cas occulter l’oppression d’ordre social, politi-que et économique, ni des formes d’endoctri-nement qui font renoncer les femmes à leur liberté de leur propre gré. Il ne s’agit pas non plus d’ignorer les embûches le long de par-cours même brillants ni le plafond de verre souvent infranchissable. Il s’agit de mobiliserles exemples individuels et collectifs comme sources d’inspiration, des porteurs d’espoir, des moteurs d’émancipation.

La mémoire collective recèle aussid’exemples positifs encore méconnus : sa-vantes, mathématiciennes, mécènes, sou-veraines. Orientons les projecteurs vers cesbrillantes figures produites par le génie dela civilisation arabo-musulmane, sans vou-loir pour autant lui arracher ses pages obs-cures. Sans lui attribuer une source exclu-sive, l’amour de la connaissance chez tantde femmes issues d’un univers « musul-man », et que j’ai reçu de ma propre mère, est porteur d’une bonne nouvelle : il survit sur certains îlots malgré le naufrage sous lesflots. Un amour à l’image de graines de tour-nesol tombées de fleurs ancestrales, se-couées alors par les vents du sud et du nord.Dispersées et enfouies, ces graines atten-dent d’être arrosées et choyées afin de

s’éclore en fleurs tournées vers le soleil.Or la confiance en cette promesse d’éclo-

sion se renforcerait en contemplant leursfleurs ancestrales, et leur talent à métamor-phoser leur jardin. Ce jardin s’étant étendu jusqu’en Occident, la hauteur de nos murs seréduirait alors par une contemplation parta-gée. Celle de ces femmes qui ont fait aboutir l’amour de la connaissance à son terme : la connaissance de l’amour et de la beauté. Ellesont déployé leur créativité et leur imaginaire,et joui de leur liberté de penser, de s’expri-mer, d’aimer.

Et si nous nous en inspirions, comme s’enétait inspiré l’amour courtois chanté en prose en Europe ? Oui, ces femmes sont desétoiles dans le ciel de notre humanité assom-brie. Elles ont transmis leur savoir de façon li-vresque ou orale, ainsi qu’à travers leur expé-rience partagée et les supports de réalisationspirituelle littéraires et artistiques, partici-pant à l’essor de la poésie, de la musique, de lacalligraphie, de la tapisserie, des contes et dessciences. Plusieurs érudits mentionnent leurs maîtres liés à la gente féminine, secomptant parfois par dizaines. Le maître égyptien Dhul Nun rend hommage à Fatima de Nishapur (IXe siècle), qui lui a appris à « percevoir dans la nature les chants de louange à la gloire de Dieu ». Ces femmessont encore célébrées dans les innombrablesmausolées qui leur sont dédiés, quoique laprofondeur de leur héritage soit moins ac-cessible de nos jours.

Or, une belle fenêtre sur cet héritage nousest ouverte : Les Mille et Une Nuits. A la fois œuvre universelle qui a imprégné l’imagi-naire occidental, et expression symboliquede la spiritualité musulmane, elle offre uneopportunité précieuse de réconciliation.Shéhérazade y est présentée comme « sa-vante, perspicace, sage, lettrée », « pleine de savoir à délivrer », ayant « lu des milliers de li-vres de divers peuples anciens et même depeuples disparus », ce qui fait le pilier de sa beauté. Portant le flambeau de la connais-sance salvatrice, elle extirpe la violence du cœur du roi Shahryar. Aux Shahryar moder-nes manquent des Shéhérazade qui enchan-teraient leurs nuits, les irradiant par la lu-mière de leur connaissance de l’amour. p

Des parcours qui réactualisent le rêve républicainDans une France marquée par l’esprit colonial, le succès professionnel des Français issus de l’immigration est une preuve de bravoure

Par NADIA HENNI-MOULAÏ

L’ heure de l’élite a-t-ellesonné ? Au moment où lepays traverse une crise

protéiforme, la question peut pa-raître impertinente. Si l’élite ausens du modèle et de l’excellencejoue un rôle-clé dans l’élévation d’une société, elle brille surtout par ses « rapports incestueux et malsains », pour paraphraser Peter Gumbel, auteur du fameuxElite Academy (Denöel, 2013).

Dans cet esprit, que penser alorsde l’émergence – réelle ou suppo-sée – d’une « élite » dite « musul-mane » ? A rappeler la provenancehistorique de ces Français nés de descendants de colonisés, il s’agit d’une avancée certaine. Reste que le concept même d’« élite musul-mane » soulève des contradic-tions. D’abord parce qu’il renvoieaux fantasmes accolés au groupe religieux auquel il est censé se rat-tacher. La communauté musul-mane de France est un mythe,tant la pluralité des trajectoires et des cheminements spirituels quila traverse saute aux yeux.

Ensuite parce qu’en terre sécula-risée une élite ne s’envisage pasen termes religieux mais sociaux.Finalement, cette « élite » n’est musulmane qu’à travers le regard de l’autre, ravivant, si l’on ose, lesrésidus d’un vocable colonial en-foui mais bien présent. Les citésont été les incubateurs de ces nou-velles figures, qu’elles aient mené des parcours académiques ou non. La vie en cité vous marque demanière indélébile. Musulman ou non. C’est un fait.

CHEMINS DE VIE DIFFÉRENTSSi la croyance d’« une élite musul-mane » se répand, il est alors im-portant d’en élargir les contours à sa dimension populaire. D’aucunsvoient un point commun entre Dalil Boubakeur, ex-président du Conseil français du culte musul-man (CFCM), issu d’une famille de notables algériens, assimilé parl’opinion publique à cette caste privilégiée musulmane, et un jeune cadre musulman né dans une province modeste française. L’islam étant un dénominateur commun, vidé de son sens, face à des chemins de vie différents.

L’« élite musulmane », elle estdonc aussi populaire. Occupant des positions désormais grati-fiantes dans la société française, elle bouleverse la nature mêmede la caste modèle, jacobine, blan-che, héritière ou vieillissante, re-pliée sur un conservatisme te-nace. Ces musulmans écrivent un nouveau chapitre du roman del’élitisme à la française. Cettejeune « caste » symbolise « une gé-nération spontanée » dont l’école de la République et ses promessesd’égalité ont été les points cardi-naux. Elle puise ses racines, nonpas dans les codes biaisés du pou-voir et des privilèges, mais dansles ambitions brandies par la de-vise républicaine.

« Immunisée » contre les passe-droits, elle n’a pas reproduit sonélite. Elle l’a produite. Une nuance de taille qui permet demesurer le caractère particulierde ces Français d’exception. Cetteélite « musulmane » et « popu-laire » a jailli, de cette populationde l’immigration, à l’ombre de la République, nourrie de ses va-leurs, à peine consciente de ce

statut naissant. Aujourd’hui, ladonne a changé. Capable de s’ap-proprier son image médiatique,cette nouvelle élite s’autodéter-mine, rompant avec la fausse bienveillance venue d’en haut etassumant la pluralité des voix quila composent. A l’heure où mé-dias et politiques regardent cesFrançais issus de l’immigration avec toute la hauteur d’un regardpaternaliste, eux ont emprunté lechemin de l’ascension sociale, re-troussant leurs manches.

Cette capacité à dépasser sa con-dition, cette élite en a fait l’expé-rience. Chirurgiens, avocats, en-trepreneurs, financiers, intellec-tuels… Ce parcours relève de la bravoure. S’il est douloureuxvoire impensable de l’admettre, cette « nouvelle élite » représente ce que la France a engendré de plus beau ces trente dernières an-nées. Des héros ordinaires, incar-nation de la République.

L’« élite musulmane » instilleun nouveau souffle dans une so-ciété française ankylosée dans sescertitudes. Preuve de son dyna-misme débordant, la divergencequi l’anime. L’affirmation ces dernières années du féminismemusulman illustre bien la capa-cité de cette élite à penser l’inno-vation. Pas étonnant de voir com-ment les femmes incarnent levent du changement et poussent les musulmans à affronter leursinsuffisances…

Si la classe dominante préserveses privilèges à travers une « poli-tique de maintien », qui se dé-ploie implicitement par une sé-rie de mécanismes de survie, lesmusulmanes se sont, par exem-ple, approprié la question de l’égalité, n’hésitant pas à ques-tionner une lecture des textes ju-gée par les fers de lance du mou-vement trop patriarcale. Une ré-volution intracommunautaire,au forceps, mais qui symbolise lacapacité réformatrice de cesnouveaux cercles. Une remise encause des enjeux de pouvoirencore inexistante dans l’éliteclassique.

L’« élite » dite « musulmane »regorge de modèles qui n’ont rien à envier à la crème de lacrème. Encore faut-il un miroir capable de refléter le réel avecl’acuité de l’honnêteté. Plus queles politiques, les médias ont,alors, un rôle d’avant-garde à jouer, pour dénicher et mettre enlumière des parcours ordinaire-ment héroïques. p

¶Nadia Henni-Moulaï, entrepreneuse, est la fonda-trice du site MeltingBook. Elle est l’auteure de Portrait des musulmans de France : une communauté plurielle (Fondapol, 52 pages, 3 euros)

Elles sont savantes, mécènes, souveraines, scientifiques… Orientons les projecteurs vers ces brillantes figures produites par le génie de la civilisation arabo-musulmane

LA DÉVALORISATION DE L’IMAGE DE « LA

FEMME MUSULMANE » MÈNE À TERNIR

L’IMAGE QU’ELLE SE FAIT D’ELLE-MÊME

L’« ÉLITE MUSULMANE »

INSTILLE UN NOUVEAU SOUFFLE DANS UNE SOCIÉTÉ FRANÇAISE

ANKYLOSÉE DANS SES CERTITUDES

Par HAOUES SENIGUER

D epuis des mois, nous vivons à unrythme aussi troublant qu’angois-sant en raison d’attentats comman-

dés par une idéologie mortifère se récla-mant de l’islam. Cette situation déstabili-sante pour la collectivité l’est à un triple titrepour les musulmans de notre pays. D’abord,les auteurs d’attentats visent indistincte-ment musulmans et non-musulmans ; en-suite, les auteurs des crimes sont souvent français d’origine maghrébine, comme beaucoup de nos concitoyens ; et enfin ilsont l’islam en commun.

Longtemps, il était possible, pour les mu-sulmans français ou de France, d’affirmer,dans un mécanisme d’autodéfense qui se comprenait alors, que ces violences ne lesconcernaient pas. En un sens, ils avaient rai-son, car celles-ci se produisaient pour l’es-sentiel hors de l’Hexagone. Un individu etplus encore une communauté diversifiée nesont en rien comptables des dérives de bre-bis égarées, car les êtres sont singuliers,libres et agissent en leur nom propre. C’est ainsi l’occasion de pointer un paradoxe bien

français : la République est, par principe, laï-que, en ce sens qu’elle ne reconnaît pas les communautés, mais des individus à égalité de droits et de devoirs. Or, force est de cons-tater que les origines culturelles ou religieu-ses des personnes sont souvent exhuméesdans un certain discours politique et média-tique, notamment lorsque des événements violents sévissent, comme si l’on se refusaità admettre une coresponsabilité bien fran-çaise dans leur genèse, étant entendu qu’ex-pliquer n’est jamais justifier.

Par ailleurs, les appels réitérés en directiondes musulmans afin qu’ils prennent posi-tion contre les agissements de l’organisationEtat islamique créent un lien insidieux entremusulmans ordinaires et musulmans vio-lents. Enfin, c’est postuler pour les fidèles del’islam l’existence d’une communauté uneet homogène au sein de laquelle jouerait à plein une solidarité de type mécanique ; autrement dit, le tout serait tributaire des ac-tions de la partie, et la partie engagerait laresponsabilité du tout.

L’EFFORT DOIT ÊTRE COLLECTIFToutefois, la mondialisation et le déplace-ment des violences de leurs foyers habituels vers la France ont fait péricliter les anciens cloisonnements, qui rendaient jusqu’alors tout à fait compréhensible, sans qu’elle soit pour autant acceptable, une forme d’inertieou de silence de la part des musulmans, en particulier de la part de ceux qui exercent unmagistère religieux, en tant que prédicateurspar exemple, ou qui s’expriment au nom de l’islam dans l’espace public au titre de cadre associatif ou de militant. Le rapport à la vio-lence n’a été jusqu’à présent qu’effleuré et donc très peu pensé et débattu par les ac-

teurs du champ islamique français, tant que celle-ci touchait d’autres contrées. Quel ac-teur religieux musulman français a pris posi-tion contre les appels au djihad en Syrie for-mulés en 2012 par l’Union internationale dessavants musulmans, qui est une référence théologique pour nombre de sunnites d’iciet d’ailleurs ? A notre connaissance, aucun.

S’il est bienvenu que des musulmans, à lamobilité sociale ascendante, prennent posi-tion contre les actes de terreur commis aunom de leur foi par de fanatiques « damnés de la terre », il ne faudrait pas considérer, a contrario, que les musulmans appartenant aux classes populaires représenteraient par excellence les classes dangereuses où setrouveraient les racines du mal.

L’effort consenti pour conjurer les mauxde notre société doit être collectif. Oui, les élites religieuses musulmanes ont une res-ponsabilité dans le type d’islam qu’elles dis-pensent ; elles doivent de surcroît cesser de prétendre au monopole exclusif de la paroleislamique légitime. La politique étrangère française mérite d’être interrogée sur ses er-rements verbalisés, de la même manière queles non-musulmans doivent aussi faire l’ef-fort de ne pas associer l’islam à une mise en cause de la laïcité et du vivre-ensemble. Etre musulman pratiquant ne doit plus être source d’opprobre ou de reproche. Extir-pons-nous au plus vite de la logique du soupçon et de l’anathème réciproque. p

Ne recréons pas des « classes dangereuses »La mobilisation des élites musulmanes ne doit pas se faire sur le dos des musulmansissus des milieux populaires, premières victimes des logiques de soupçon

¶Inès Safi, polytechnicienne et physicienne au CNRS, s’investit dans le dialogue entre sciences et foi. Elle interviendra au Monde Festival, lors de la rencontre sur la place des femmes dans l’islam, samedi 17 sep-tembre, de 10 heures à 11 h 30 à l’Opéra Bastille (Studio)

¶Haoues Seniguer, maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon, est chercheur au la-boratoire Triangle UMR 5206 de Lyon

0123MERCREDI 17 AOÛT 2016 débats & analyses | 25

I ls sont citoyennes ou citoyens français.Issus de l’immigration, ils ont connudes parcours d’excellence et ont accédé

à l’élite dans leur domaine professionnel.L’école et le talent ont fait d’eux des chefsd’entreprise, des universitaires, des méde-cins chefs de service hospitalier, des ingé-nieurs, des cadres supérieurs, des avocats, parfois des élus. Ils ont aussi reçu en héri-tage la culture ou la foi musulmanes, qu’ils soient pratiquants ou non. Nourris aux va-leurs de la République et de la laïcité, ils ontlongtemps, pour la plupart, considéré la religion comme une affaire privée.

Ils s’engagent à travers des tribunes pu-bliées dans nos colonnes comme ils l’avaient fait collectivement dans un texte publié le 31 juillet par Le Journal du diman-

che. Les attentats djihadistes qui ont frappéla France depuis janvier 2015 les ont con-vaincus que l’islam est devenu « une affaire publique » qui ne pouvait les laisser silen-cieux, encore moins indifférents, tant estdésormais inquiétant le risque de fracture de la société française. Ils se disent donc« prêts à assumer leurs responsabilités » dans la représentation et l’organisation del’islam, en France.

Comment ? En engageant, d’abord, unebataille culturelle pugnace contre l’isla-misme radical. En menant, pour cela, un travail historique, théologique, anthropo-logique, mais aussi social, permettant dedémontrer qu’islam et République ne sont pas antagonistes. En faisant de cette con-viction une pédagogie vigoureuse et mo-derne – notamment auprès des jeunes. Enconduisant enfin cette bataille grâce à la Fondation pour l’islam de France, crééeen 2005, restée lettre morte depuis et que legouvernement entend désormais faire vi-vre effectivement et efficacement.

Cette initiative, comme en témoigne l’en-quête que nous publions aujourd’hui, est aussi salutaire qu’instructive. Salutaire,parce que les signataires donnent, avecl’autorité que leur confère leur réussite, une voix à cette large majorité silencieusede Français musulmans qui souhaitent vivre en paix. Et qui refusent les amal-games dévastateurs entre islam et djiha-

disme que tentent d’imposer, symétrique-ment, les démagogues de tout poil et les thuriféraires de l’islamisme radical, du salafisme ou, plus encore, de l’organisation Etat islamique.

Salutaire, également, parce qu’ils dres-sent un constat lucide sur l’échec actuel de l’organisation de l’islam en France, malgréles efforts des gouvernements successifs depuis un quart de siècle. Cet islam « con-sulaire », étroitement dépendant des paysd’origine, avait sa logique lorsque les mu-sulmans de France étaient pour la plupartdes immigrés. Dès lors que la grande majo-rité d’entre eux sont aujourd’hui français etque leur avenir est en France, ce mode de représentation est déconnecté de la réalité et obsolète. L’enlisement du Conseil fran-çais du culte musulman (CFCM) le démon-tre depuis une dizaine d’années.

Mais l’engagement de cette générationn’est pas moins instructif de la difficulté et de la complexité des enjeux. D’un côté, eneffet, la société la somme de condamner, en tant que musulmane, le terrorisme djihadiste. De l’autre, elle attend d’elle– comme beaucoup des signataires en avaient fait le choix – de ne pas afficher sa religion et de la vivre dans la discrétion. C’est de ce paradoxe, de cette impasse, que les élites musulmanes qui ont pris la paroleveulent sortir. Il faut les écouter. Mieux, lesentendre. p

POURUN ISLAM DANSLA RÉPUBLIQUE

« M. Sarkozy, la France n’a pas besoin de vos mesquines angoisses »L’écrivain Julien Suaudeau répond à l’ex-président de la République sur ses prises de position concernant le droit du sol

Par JULIEN SUAUDEAU

V ous voici donc en campa-gne, Bonaparte au petitpied, Churchill d’un siè-

cle pauvre en panache, arc-bouté sur vos truismes belliqueux et ces « 237 Français assassinés » dont vous enrôlez, obscène, la mé-moire et la douleur des proches.

Vous n’avez pas encore présentévotre candidature à la primaire de votre parti que déjà vous clamez partout votre grandeur et à quel point elle manque à notre pays. Vous nous faites comprendre, re-tenez-moi ou je fais un malheur, que les choses ne se seraient pas passées de la sorte avec vous aux affaires. Vous « sentez », un peumédium, un peu pneumologue, que la République suffoque. Som-mes-nous condamnés à vous imaginer sans fin au chevet de Marianne, rebouteux de ces temps cruels – l’homme qui mur-murait à l’oreille des Français ?

Faux modeste, vous vous com-parez à De Gaulle qui lui aussi, di-tes-vous, fut détesté par l’opinion publique. L’histoire n’a jamais été votre fort, mais tout de même : que fit De Gaulle lorsqu’il comprit que le peuple ne voulait plus de lui ? Ce que vous étiez censé faire, un soir de mai 2012, après nous avoir expliqué qu’il n’y a pas que la politique dans la vie.

RENGAINE PATHÉTIQUELes hommes d’Etat passent leur temps à changer d’avis et à men-tir – c’est la règle du jeu en politi-que. Mais seuls les petits, les am-bitieux, les opportunistes, osent mentir sur leur propre destin. Les grands, eux, veulent pouvoir se regarder dans la glace même si leur reflet a le visage honni de l’impopularité et de l’échec.

Les Américains, que vous admi-rez tant, parlent de « chicken hawks » pour désigner les va-t-en-guerre qui roulent des mécani-ques face au danger, bien à l’abri dans leur bureau. Pourquoi êtes-vous si généreux avec le sacrifice des autres ? « La France », affir-mez-vous, « doit faire changer la

peur de côté » ; « une guerre ne se gagne pas seulement à 10 000 mè-tres d’altitude » ; « la République ne reculera plus sur rien ». La ren-gaine est d’un tel pathétique, à la lumière de ce qui se passe dans le monde réel, celui où meurent les victimes du terrorisme, que l’on est presque tenté d’y croire. Et peut-être vous y voyez-vous aussi,la tête haute et l’étendard au poing à l’entrée du pont d’Arcole, guidant la nation sous la mitraille des « barbares » ?

LES BARBARES N’EXISTENT PASComment pouvez-vous ne pas avoir encore compris que le djiha-disme est un cancer, et non ce virus venu du Levant que la my-thologie néoconservatrice nous dépeint ? Les barbares n’existent pas, c’est ça qui nous fait le plus mal ; il n’y a que des paumés, des vauriens et des desperados, dont la plupart sont aussi français que vous et moi – parfois même da-vantage (Petitjean).

Vous avez raison, ces pantinsaux yeux vides et leurs marion-nettistes voient en nous des fai-bles. Mais pensez-vous sérieuse-ment que c’est en piétinant nos valeurs, en reniant notre histoire, que nous leur apparaîtrons plus forts ? En relativisant comme vous le faites l’Etat de droit et le droit du sol ? En inventant cette délirante « présomption de natio-nalité » qu’on croirait sortie de Minority Report, le film orwellien de Steven Spielberg ?

Monsieur Sarkozy, ces proposi-tions enlaidissent et rapetissent l’idée que d’autres se sont fait de la France. Peu importe qu’elles soient de pure démagogie ou qu’elles expriment le fond de vo-tre pensée. Vous ne serez ni De Gaulle, ni Jeanne d’Arc, ni hé-ros, ni sauveur. Laissez la France tranquille : elle n’a pas besoin de vos mesquines angoisses. p

Moscovici : « Ne laissons pas l’Europe aux défaitistes »

Par PIERRE MOSCOVICI

Q ue peut-on encore attendre del’Union européenne (UE) ? Rienou si peu, répondent nombre deresponsables politiques. C’est de-

venu la nouvelle réponse à la mode, contaminant jusqu’à certains pans de la gauche de gouvernement. Je n’accepte pascette tentation du rejet ou du retrait. Notre tâche, et d’abord celle des sociaux-démocrates européens, est au contraire deréinventer un projet communautaire convaincant et entraînant pour nos peu-ples, parce que fort et juste.

Je suis lucide : l’Europe a incontestable-ment connu des jours meilleurs. Elle est durement attaquée par les populistes. Elle

peine à faire preuve de son efficacité. Maisles crises qu’elle traverse, et auxquelles aucun pays ne peut faire face seul – crise économique et sociale, crise des réfugiés, Brexit, menace terroriste – ne doivent pas faire oublier à quel point elle demeure une nécessité absolue pour chacune de ses nations et pour le monde.

Je ne sous-estime pas ces turbulences niles déceptions engendrées par l’Europe. Mais elles nous rappellent aussi que c’est collectivement que nous sommes effica-ces. Y compris et d’abord dans le champ économique. Le temps est venu de déve-lopper, enfin, une véritable politique éco-nomique européenne, reposant sur trois piliers : protéger, dynamiser, refonder.

LAISSÉS-POUR-COMPTEProtéger, tout d’abord. Les citoyens se dé-tournent de l’Europe, certes parce que lacroissance y reste décevante, mais aussiparce que ses fruits sont mal partagés et que les inégalités les indignent. La dé-fiance des opinions à l’égard du com-merce mondial trouve ici sa source. Il a faittrop de laissés-pour-compte. Il faut répon-dre à cette demande de protection à trois niveaux. D’abord, en fournissant à chacun

¶Julien Suaudeau est écrivain, auteur de « Le Français » et « Dawa », chez Robert Laffont (2015 et 2014).

Les sociaux-démocrates européens ont les ressources pour redonner l’impulsion à une véritable politique économique européenne

LA ZONE EURO À 19EST L’ESPACE D’ACTION LE PLUS PERTINENT ET

LE PLUS EFFICACE DONT NOUS DISPOSONS

la sécurité individuelle à laquelle il aspire légitimement. Aujourd’hui, le meilleur bouclier individuel antichômage, c’est le capital humain, qui améliore la capacité de chacun à accéder à l’emploi. Investir massivement dans l’éducation – y com-pris la petite enfance – ou la formation professionnelle est donc un impératif ab-solu. Il faut aussi lancer un nouveau pro-gramme de mobilité – « Erasmus pro » – pour permettre aux jeunes Européens de partir en apprentissage dans un autre Etat membre.

Protéger, c’est aussi déployer des réfor-mes structurelles de « nouvelle géné-ration », des réformes progressistes et porteuses d’avenir, autour de deux axes phares : définir une approche rénovée de la « flexibilité » remettant en cause la doc-trine implicite de la dévaluation interne par la seule réduction du coût du travail, qui a longtemps prévalu en Europe, et améliorer drastiquement la qualité de la dépense publique pour faire mieux avec chaque euro versé par les contribuables.

Protéger, enfin, c’est avancer vers unefiscalité européenne qui contribue à ren-forcer les normes internationales, au lieu de subir les pratiques déloyales des para-dis fiscaux. L’Europe, qui a déjà fait beau-coup depuis deux ans pour lutter contre lafraude et l’évasion fiscale, va accélérer sestravaux sur ce plan dans les prochains mois, pour reconquérir une souverainetéfiscale mise à mal. Après les « Panama

papers », la coupe est pleine. C’est pour-quoi je travaille à l’élaboration d’une liste noire paneuropéenne des paradis fiscaux,avec des critères communs et des sanc-tions partagées.

Deuxième pilier, dynamiser. L’Europed’aujourd’hui est une voiture équipée d’un moteur à six cylindres, mais qui ne tourne que sur trois. Elle doit accélérer et recouvrer toute sa puissance. C’est pour-quoi il faut donc donner la priorité à l’investissement, en amplifiant le plan Juncker, qui permet déjà de réaliser 315 milliards d’euros sur trois ans, afin de mobiliser 1 000 milliards d’euros supplé-mentaires sur cinq ans. La France est le premier bénéficiaire de ce plan, lancé il y a un an. 14,5 milliards d’euros d’inves-tissement ont déjà été mobilisés. Les pro-jets soutenus devraient créer près de 32 000 emplois. Et 20 accords de finance-ment devraient bénéficier à plus de 38 000 PME. C’est un début encourageant.Il faut transformer l’essai.

LA ZONE EURO À L’AVANT-GARDE

L’Europe doit, demain, continuer de cana-liser cet investissement dans les secteurs d’avenir – transition énergétique, secteur numérique et des télécommunications, « mobilité intelligente » – afin d’amener nos économies à la « frontière technologi-que ». C’est le prix à payer pour ne pas jouer la deuxième mi-temps du XXIe siè-cle en deuxième division mondiale.

Troisième pilier, refonder. Les change-ments profonds que j’évoque devront cer-tes être accessibles aux 27 Etats membres que comptera notre Union après la sor-tie du Royaume-Uni. Mais ils devront d’abord être portés par l’avant-garde de droit et de fait que constitue la zone euro à19, qui est l’espace d’action le plus perti-nent et le plus efficace dont nous dispo-sons. Il faudra pour cela la doter d’un nou-vel ensemble institutionnel permettant d’exprimer l’intérêt général de ses mem-bres, en créant un budget de la zone euro, voué à l’investissement et à la lutte contreles inégalités, instrument central d’une vraie politique économique, pilotée par un ministre des finances responsable devant le Parlement européen.

Ne cédons pas à la nouvelle pensée uni-que sur l’Europe, paresseuse et défaitiste. A l’aube d’une année de confrontations électorales décisives – en France, en Alle-magne, aux Pays-Bas, en Italie – il est temps pour les pro-européens, et d’abordpour les progressistes, de contre-attaquer. L’Europe a des ressources et du ressort. Activons-les. p

¶Pierre Moscovici est commissaire européen aux affaires économiques et financières, à la fiscalité et à l’union douanière, ancien ministrede l’économie et des finances français.

Témoin | par serguei