Les Jeux de Sens de l'identité linguistique en France

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LES JEUX DE SENS DE L’IDENTITti LINGUISTIQUE EN FRANCE

GENEVIEVE VERMES*

La quasi totalite des pratiques langagikres se fait en France actuellement en francais (Brunot, 1937). * Les 4/5 de lapopulation sent monolingues en francais et un cinquiime, soit quelque, IO millions de personnes, fait en outre usage dune autre langue, soit rtgionale (alsacien, basque, breton, corse, creole, flamand, occitan), soit non territorialisee (langues des communaut~s juives, tsiganes, sourde) soit deterritorialiste, (les langues des immigr~s) (Vermes, 1988).

Si les revendications linguistiques regionalistes avaient tte d’une relative Constance depuis la fin du 19e sikcle dans certains regions, connaissant des moments marquants, elles ont connu depuis la fin de la colonisation un regain par un d&placement de leur argumentaire. C’est en effet &IS les ann&es 6Oque les luttes pour fe d~ve~oppement ~conomique des rkgions excentrkes se sont articulkes, comme dans les luttes anti colon&/es, ri la dimension cultureffe de ces rkgions. Les ressources humaines devaient servir d’appui au developpement; la langue locale ttait une d’entre elles.

Dans quelles conditions la langue est-elle utilisee comme ressource identitaire priviligiee? En plus des acteurs sociaux de ces revendications politiques et Cconomiques, exprimees en reference a une identitt lingu~tique des groupes regionaux, (P. Martel in Vermes et Boutet, 1987) la caractirisation progressiste de la specificit& linguistique des regions, la definition de cette sptciticite bCnificiaient depuis quelque 10 ans de nouveaux producteurs privilegits. Deux tcoles sociolinguistiques, l’une organiste autour de R. Lafont (1982) pour l’occitan, l’autre autour de Marcellesi (1975) pour le corse construisaient a la fois une identitC de ces langues et une analyse de la relation dynamique entre langue et socitte consider&es en prenant pour base d’analyse le ‘local’.

Deux autres ordres de determination ont aussi favorist la circulation et l’efficace de l’idbe d’identitb linguistiques. D’une part une nouvelle donne redtfinissait la port&e de cette id&e: 1’Europe. ’ L“assimilation’ de chacun a l’Etat-Nation, la fusion dans le creuset francais ne constituait plus la probl~matique id~ologique majeure pour la construction de la societe de demain. La question europPenne redistribuait ies rkgles du jeu entre local et national. Une nouvelle interpretation du territoire sociopolitique et Cconomique se mettait en place jouant entre le supra national, le national et l’infra national. D’autre part se posait la question de l’immigration. On parlait alors du d&fi que posait l’immigration, surtout maghrkbine, a la sock% francaise. L’immigration prenait une nouvelle forme: les front&es Ctaient fermees, le re~oupement familial seul

*UFR de Psychologie-Universiti: de Paris 8,2 rue de la LibertC F 93526 Saint Denis Ctdex, France.

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autorise allait conduire beacoup d’enfants d’origine etrangere sur les banes de l’ecole.3

Des discours democrates circulaient: pour accepter les differences il etait indispensable que la socitte franqaise reconnaisse sa diversitt, ses propres differences a la fois historiques et actuelles (H. Le Bras, E. Todd, 1981).

‘Dtveloppement local’ et ‘diversite’ rencontraient ‘tolerance’ et ‘integration’. Mais les situations linguistiques complexes des immigres constituaient un problkme. L’kcole ripondit aux questions non sans contradictions.’ Les elaborations d’identitts linguistiques repondaient et proposaient des reponses a toutes ces tensions.

Les significations de ces identitts sont complexes. Elles peuvent selon nous etre group&es selon deux grands axes. Le premier permet la mise en relation, autour du slogan de ‘reparation historique’, des travaux dune part sur l’histoire de la politique linguistique (D. Laporte, 1976), vue exclusivement comme logique implacable d’tradication de toutes les langues autres que le franGais, et d’autre part a la fois sur les litteratures populaires, jusqu’alors meconnues, devalorisees produites dans les differentes langues regionales et sur le statut et la definition sociale des langues, patois, dialecte . . . L’identite Iinguistique est ainsi concue comme une identitk historique d’une part, populaire, minorisee dautre part.

Le second axe quant ci lui tourne autour de la problkmatique de la ‘langue maternelle’,5 (E. Genouvrier, 1982) et de l’ancrage, considtrt comme incontournable, d’un individu, d’un groupe, dans sa langue, ainsi que de l’apport de la spitcificitt de celle-ci sur cet individu, ce groupe. Sur cet axe, ce sont les modbles de I’individu (de la psychologie et de la psychanalyse) et ceux de la production culturelle (litterature, art) qui sont sollicites. Les deux poles de cet axe peuvent &tre dtfinis. L’un, le culture1 -tel qu’il est presente par exemple dans les institutions de la francophonie’- focalise l’interet sur les acquis, les sources et les potentialitts de la langue maternelle. Le second portant sur la dynamique like au contact, au changement est plus probltmatique. 11 s’organise en reference a la situation des enfants des familles immigrees. La complexite linguistique de leurs situations est censee modeliser assez bien la complexite des changements sociaux que les individus dans nos societes ont a gerer. Ces enfants ‘ont’, ‘ont droit a’, ‘il leur faut’ pouvoir prendre appui sur leur ‘langue d’origine’7 (origine de leurs parents, du pays de leurs parents, de 1’Etat d’origine de ceux-ci, de leur religion,

sans trop de precision.. . toutes ces interpretations ont tti: don&es.. .). Le culturel, les reseaux de solidarid, l’origine et le maternel s’euphemisent mutuellement (E. Genouvrier, 1986). Identite culturelle et identitt personnelle et familiale constituent ainsi deux autres sens de l’identite linguistique compltmen- taires de ceux que nous avons present& plus haut.

Nous avons done cinq significations attach&es a l’idee d’identitt linguistique. Les deux dernikes, identite culturelle et identitt personnelle, valent aussi bien pour le franqais que pour les langues regionales et les langues immigrees. Si on fait jouer les significations entre elles, des categorisations et regroupements differents se produisent. Ainsi, le jeu peut porter sur la relation entre singulier et pluriel: une langue face a des langues. Si on joue sur le sens historique, le clivage va produire toutes les langues territoriales y compris le franCais contre les langues d’apport. Si on joue sur l’aspect minoritaire, opprime, on disjoint le franqais des

autres langues.

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Un sens, celui qui fait appel ci la diver-sit6 au pluralisme couvre la complexitt des jeux qu’entretiennent tous les autres pris deux a deux. Mais pour &tre apparemment le plus simple, il n’est pas le plus ais a soutenir, car il sous entend que l’identite linguistique repose sur une identitt de pratiques linguistiques. Or cette relation est loin d’&tre Cvidente. Parler occitan ne suffit pas a produire une identitt linguistique occitane, pas plus qu’une identitt linguistique occitane ntcessite de parler occitan. La situation des langues en France et des communautes linguistiques (Vermes, 1988) nous apprend que la revendication dune identite linguistique n’est pas une lecture de pratique linguistique. L’individu francais, la sociktt?francaise ne semblentpas avoir didentitk linguistique francaise du seul fait qu”on’ y parle francais.

Quand on considere que c’est parce qu’une r&alit& linguistique est en danger que se manifestent des positions identitaires comme defense, on soutient en m&me temps deux propositions. La premiere avance que le changement linguistique est exogtne et violent, que c’est ce type de changement qui a conduit au remplacement des langues regionales par le francais, et que c’est le type de changement qui prtvaut dans l’exigence d“assimilation’ des immigres. Le processus de francisation est maintenant relativement bien connu. 11 ne semble pas correspondre a cette interpretation. Les etudes de E. Weber (1983) sur la fin du 19e sibcle et le debut du 20e sikcle en France montrent en effet que loin d’avoir CtC impose, surtout dans le cadre de l’instruction primaire par les ‘Hussards noirs de la 3e Rtpublique’ (les instituteurs), le francais s’est ktendu sur tout le territoire, dans toutes Ies couches sociales avec Pensemble des changements qui vont alors structurer une soci2tt francaise globale.

L’autre proposition conceit que l’identitt linguistique est de man&e tvidente une identite de groupe de locuteurs, une identitit collective. Or les travaux de M. de Certeau (1975), de R. Balibar (1974) sur la Revolution francaise et la langue, de R. Balibar (1985) sur l’institution du francais comme langue parlte par le pouvrir royal face a d’autres langues aussi institutes puis 100 ans nous permettent de mettre en evidence que la ‘nature’ de l’identite linguistique ne correspond a l’identite de pratiques linguistiques que si une socittk de locuteurs est instituke. Ce serait l’institution de la langue qui donnerait ‘la nature’ de l’identite. Ainsi l’institution de la langue a d’abord ttt inscrite dans le contexte d’un partage territorial entre les htritiers de Charlemagne, l’identitt linguistique allait porter dts lors sur la ltgitimitt dynastique. A I’identitt du pouvoir royal s’est adjointe par la suite I’identitt: linguistique de l’organisation administrative et juridique centralisee. Les grammairiens du XVIe et XVIIe sitcle ont quant a eux construit l’identite de la langue francaise cultivte, port&e par la tour et les elites. Avec la Revolution francaise c’est I’idCal monolingue de communication sans entrave, et &instruction generalisee pour l’emancipation qui se Porte sur la nation, union de tous les citoyens, sur le peuple francais concu comme union des peuples de France. Les lois organiques mettant en place I’instruction publique gratuite, obligatoire allaient, comme nous l’avons dit, participer au phtnomkne general de francisation de la societe qui se creait. Ce n’est qu’au terme de cette skie &institutions que Pidentitk linguistique devint celle de Pindividu.

Ne pouvons-nous pas dbs lors avancer que la nature de l’identitt linguistique correspondrait en France sur de la longue duree a la nature de I’acteurpolitique majeur. Elle changerait dans le mouvement mSme des changements de celui-ci.

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Ce serait B la reprise de cette valeur politique de l’identitt linguistique, dans le cadre strict des institutions qui peuvent la dkfinir actuellement, que nous

assisterions, au travers de la question des identitts linguistiques. L’individu instruit, en tant qu’acteurpolitique majeur, relanceraitpubliquement la question des groupes symboliques auxquels il se refere.

Universite de Paris 8 Genevikve Vermes

NOTES

1. 11 n’existe ni d’enquste globale, ni de recensement sur les langues parltes en France. 2. Parlement europten-16 octobre 1981, resolution sur une charte communautaire des

langues et cultures regionales et sur une charte des droits des minorites ethniques. Assemblte parlementaire du conseil de l’Europe-7 octobre 198 1, Recommendation

928 pour l’adoption progressive de la langue maternelle dans l’iducation des enfants. Commission des affaires culturelles et sociales de la Conference Permanente des Pouvoirs Locaux et Regionaux de l’Europe-198.5, projet de charte des langues

rtgionales et minoritaires en Europe. 3. Le nombre des tlkves ‘etrangers’ en France s’tlevait en 1985 a 1 025 300, soit 10% des

effectifs du premier degrt et 6% des effectifs du second degre. 4. Notons ici que cet inter&t pour ces petites litttratures se developpait dans le m&me

temps dans des disciplines telles que l’ethnologie, l’histoire des mentalitis. 5. Cette idte a deja eu une fonction au moyen age en France en des temps marques par

une pensee religieuse et par l’organisation feodale de la societt (Decrosse in Vermes et J. Boutet, 1987).

6. ComitC consultatif de la langue francaise 1984 Commissariat general de la langue francaise 1984 Haut conseil de la francophonie 1983 Agence de cooperation culturelle et technique 1970

7. La langue dans la politique de scolarisation des enfants de travailleurs immigrh. Enseignement du francais langue ttrangere: mise en place de structures specifiques- circulaire 1970, 1973. Enseignement des langues nationales: Politique d’incitation au retour-circulaire 1975, 1976, 1977. Des tours de langue et culture d’origine ont ttt mis en place dans le cadre d’accord entre les gouvernements des pays d’origine, et le gouvernement francais. En outre le Fonds d’Action Sociale (nourri par les allocations familiales verstes a un taux inferieur aux familles rest&es dans les pays d’origine) soutient les tours de langue d’origine donnes dans le secteur associatif. Ptdagogie interculturelle: valorisation des langues et cultures ttrangkres-circulaire 1978, 1979. Luttes contre les inegalites socio culturelles: ptdagogique du projet, contre l’echec scolaire-circulaire 1981, 1982.

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Fayard, 1983).