Qu'est ce que l'Identité Républicaine

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QU’ESTCE QUE L’IDENTITÉ RÉPUBLICAINE ? ÉLÉMENTS DE RÉFLEXION PROPOSÉS AUX RENCONTRES DE L’IDENTITÉ RÉPUBLICAINE (Paris 16 avril 2011) Par JeanMichel BAYLET et JeanFrançois HORY

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Eléments de réflexion proposés aux Rencontres de l'identité républicaine. Paris - 16 avril 2011

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QU’EST‐CE QUE L’IDENTITÉ RÉPUBLICAINE ? 

            

ÉLÉMENTS DE RÉFLEXION PROPOSÉS AUX  

RENCONTRES DE L’IDENTITÉ RÉPUBLICAINE  

(Paris ‐ 16 avril 2011)  

Par  

Jean‐Michel BAYLET   et   Jean‐François HORY 

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QU’EST‐CE QUE L’IDENTITÉ RÉPUBLICAINE ? 

 INTRODUCTION  Page 5 

 

• Identité, nationalité, élever le débat  Page 5  

I – PRÉCISER LES NOTIONS DE BASE  Page 13  

• Qu’est‐ce d’abord que l’identité ?  Page 13 • « Le choc des civilisations »  Page 15 • Une conception précieuse et singulière de la nationalité  Page 18 • Réhabiliter la nation  Page 20 

 II – HISTOIRE ET PATRIMOINE : UNE MÉMOIRE TOUJOURS RÉALIMENTÉE  Page 23 

 

• Une histoire singulière exceptionnelle  Page 23 • Les grands mythes nationaux  Page 25 • Une histoire vivante  Page 27 • Une langue et mille parlers  Page 29 • Quelques autres éléments du patrimoine  Page 31 

 III – LA RÉPUBLIQUE A L’ÉPREUVE DE L’IMMIGRATION  Page 35 

 

• La tradition française de l’accueil  Page 36 • Spécificités de l’immigration récente  Page 37 • Une culture aux racines diverses  Page 40 • Contre le communautarisme  Page 41 

 IV – UNE LAÏCITÉ AU SERVICE DE LA DEVISE RÉPUBLICAINE  Page 45 

 

• La Laïcité française  Page 46 • Qu’en est‐il de notre « identité chrétienne » ?  Page 48 • Islam et laïcité  Page 50 • Liberté, égalité, fraternité sous l’éclairage laïque  Page 54 

 V – UNE IDENTITÉ AUX MANIFESTATIONS MULTIPLES  Page 59 

 

• Les solidarités locales  Page 60 • Une nation républicaine toujours actuelle  Page 62 • La maison commune européenne  Page 65 • La France, Nation citoyenne du monde  Page 67 

 CONCLUSION PROVISOIRE  Page 71 

 

• Que la France se ressaisisse !  Page 71 

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INTRODUCTION   

IDENTITÉ, NATIONALITÉ, ÉLEVER LE DÉBAT      

A  l’heure  d’une  construction  européenne  encore  insuffisante,  au  fil  d’une mondialisation chaque  jour plus menaçante pour  les équilibres sociaux, alors qu’émergent de  nouvelles  puissances  économiques  hier  insoupçonnées,  tandis  que  d’importants mouvements  de  démocratisation  ébranlent  les  dictatures  les  mieux  établies  et  laissent présager  de  vastes  flux migratoires,  au moment  où  la  planète  s’interroge  sur  son  avenir environnemental,  toutes  ces  questions  cumulées  amènent  notre  pays  à  réfléchir légitimement à sa place dans l’Europe et dans le monde et donc à son identité collective. 

 Pour nous,  cette  réflexion n’est pas par elle‐même négative. Par  le passé, dans de 

nombreuses  séquences  de  son  Histoire  marquées  par  des  changements  importants,  la France a eu à se poser la question des éléments constitutifs de son identité. Ce grand débat – jamais achevé puisque, si la France elle‐même voulait, contre le meilleur de ses traditions, s’enfermer  dans  une  définition  héritée  du  passé,  elle  ne  pourrait  empêcher  le  monde d’évoluer – a presque toujours été fécond et il a permis à notre pays, souvent divisé par des clivages quelquefois artificiels ou meurtri par des conflits extérieurs, de retrouver son unité autour de valeurs structurantes et positives. Pour ne prendre qu’un exemple,  les divisions très  polémiques  autour  des  églises  et  de  l’Etat  ont  abouti,  grâce  au  principe  législatif  de séparation,  à  un  consensus  unanime, même  s’il  fut  douloureusement  acquis  et  s’il  reste fragile après un siècle d’usage, autour de la laïcité républicaine. 

 Le débat national sur l’identité est donc, répétons‐le, légitime et utile.  Il  ne  garde  cependant  ses  qualités  que  lorsqu’il  est  conduit  de  façon  honnête, 

positive et sur la base des principes essentiels qui sont au fondement de notre République. L’identité  collective  ne  peut  ni  ne  doit  être manipulée  ou  instrumentalisée  à  des  fins  de division et d’exclusion. Le beau et grand projet républicain de la France, lui non plus jamais achevé, est rassembleur. Pour la méthode, il est fait de tolérance, de dialogue, d’ouverture. Pour le fond, il tend à souder toujours plus la communauté nationale certes autour de ce qui la singularise mais aussi autour des apports qui, au fil des siècles, l’ont enrichie et viendront encore l’enrichir. La République, telle que la France la conçoit et telle qu’elle l’a, pour bonne partie, inventée, est la figure même de la fraternité. Elle est la fidélité en action aux principes de  la  Déclaration  des  Droits  de  l’Homme.  Elle  est  la  grande  aventure  collective  où  sont 

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garanties  la  liberté des  individus et  les  libertés publiques,  la  justice c’est‐à‐dire  l’égalité en droits,  ainsi  que  la  croyance  dans  le  progrès.  La  démocratie  est  un  état  tandis  que  la République est un mouvement. Cette République‐là,  la nôtre, celle à  laquelle  les radicaux sont  si  fortement  attachés,  ne  se  laisse  pas  enfermer  dans  une  définition  sommaire  et cadenassée. 

  

*   

Notre  vision  d’une  République  ouverte  et  progressiste  était  la  première  et  la meilleure  raison  des  radicaux  pour  ne  pas  participer  au  débat  que  le  Président  de  la République et sa majorité ont cru devoir ouvrir, à l’automne 2009, sur l’identité nationale. 

 L’action  de  l’actuel  président  dans  ses  précédentes  responsabilités 

gouvernementales  commandait  la  plus  grande  circonspection  tant  il  avait  semblé confondre,  sans  aucun  résultat  probant,  l’autoritarisme,  l’idéologie  sécuritaire  ou  les rodomontades à visées électorales avec  le simple principe de respect de  l’autorité  légitime qui  n’exige  ni  déclarations  martiales  ni  réprobation  de  catégories  entières  de  notre population. 

 Lors  de  la  campagne  présidentielle  de  2007,  Nicolas  Sarkozy  avait  renforcé  les 

inquiétudes  des  républicains  en  empruntant  à  l’extrême  droite  des  pans  entiers  de  son argumentation  et  de  sa  rhétorique  d’exclusion.  Les  exclamations  du  type  « La  France  on l’aime ou on  la quitte » venaient tout droit du Front National tandis que  les  incantations à une France rurale passéiste sans rapport aucun avec les réalités actuelles du monde paysan évoquaient irrésistiblement le pétainisme ou la nostalgie qui peut en survivre. 

 Dans  l’exercice  de  ses  fonctions,  le  Président  de  la  République  allait  continuer  un 

véritable  travail  de  sape  idéologique  contre  les  valeurs  républicaines  qui  semblaient  hors d’atteinte  des  débats  partisans. Dès  juillet  2007,  à Dakar,  entre  une  visite  à Mouammar Kadhafi et une autre à Omar Bongo, il prononçait le discours stupéfiant et infantilisant où il regrettait  que  l’Homme  africain  ne  soit  pas  encore  entré  dans  l’Histoire.  Au  cœur  d’une université fourmilière de talents, au pays de Blaise Diagne, de Léopold Senghor et d’Abdou Diouf,  le premier des  Français – par  la  fonction au moins –  venait administrer à  l’Afrique entière des leçons paternalistes de progressisme. C’était tout à la fois abjurer l’universalisme républicain et oublier trois siècles et demi d’une difficile histoire commune. 

 Cinq mois plus tard, à Latran cette fois, Nicolas Sarkozy donnait sa version étonnante 

d’une  laïcité  « ouverte »  et  « positive »  mais  totalement  régressive  dans  la  réalité.  En reconnaissant une sorte de « dette » collective de  la France à  l’égard de  l’Eglise catholique, 

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en soumettant dans l’imagerie nationale la figure de l’instituteur à celle du curé, le Président de  la  République  s’écartait  très  gravement  de  son  devoir  impératif  de  gardien  de  la neutralité de  l’Etat. Cette conception d’une  laïcité « ouverte » aux  influences religieuses et même respectueuse des plus fortes d’entre elles devait être plusieurs fois réitérée. 

 C’est cependant à l’automne 2009, et notamment par un discours tenu à La Chapelle‐

en‐Vercors en hommage aux maquis de la Résistance, que Nicolas Sarkozy allait apporter la plus  forte  caution  au  très  fameux débat  sur  « l’identité nationale »  lancé par un ministre transfuge  du  Parti  socialiste  –  ce  dernier  point  étant  anecdotique  –  avec  pour  prétexte d’aider  la  France  à  se  définir.  Les  nombreux  amalgames  contenus  dans  le  discours présidentiel  montraient  déjà  que  l’hommage  à  la  résistance  n’était  qu’une  occasion  de désigner  de  prétendus  ennemis  extérieurs  à  la  vindicte  d’une  communauté  nationale apeurée. Aurait‐il été de bonne  foi,  le Président de  la République posait une question qui montrait au moins son erreur : « Qui sommes‐nous à la fin ? » Pour les Radicaux la longue et complexe définition de  l’identité républicaine n’a précisément pas de  fin. Décidément ce débat n’était pas fait pour nous. 

  

*   

Mais le président n’était pas de bonne foi.  A  quelques  mois  des  élections  régionales,  l’objectif  de  ce  grand  déballage  sur 

l’identité nationale était double et parfaitement visible.  Il  s’agissait  d’abord  de  priver  l’extrême‐droite  d’une  partie  importante  de  ses 

arguments de campagne en  lançant des surenchères sur  les thèmes de  la sécurité et de  la lutte contre l’immigration. Les résultats électoraux ont clairement montré que ce calcul était faux  puisqu’il  passait  par  la  légitimation  des  discours  extrémistes.  Le  Front National  que Nicolas  Sarkozy  croyait avoir définitivement  réduit en 2007  s’est  renforcé dans  toutes  les régions où il a pu se maintenir et a trouvé dans cet épisode un souffle nouveau qui pourrait lui permettre de peser à nouveau très lourdement sur l’élection présidentielle. 

 L’autre  visée  était  à  peine  plus  subtile.  Tablant  sur  la  traditionnelle  timidité  de  la 

gauche quant aux questions de sécurité et de régulation de l’immigration, la droite espérait la voir affaiblie par  le débat sur  l’identité nationale et donc perdante sur  le front électoral. Même  si  la  timidité  de  la  gauche  est  une  réalité  et  qu’il  faudra  bien  pour  elle  sortir  de l’alternance  irrationnelle entre  l’angélisme humaniste et  les  accès de prurit  sécuritaire,  le calcul  a,  là  aussi,  échoué.  La  gauche  a  même  renforcé  ses  positions  dans  les  régions métropolitaines et utilement préparé les échéances électorales. 

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 C’est que, sitôt lancée, la vaste discussion sur l’identité nationale n’avait pas manqué 

de dégénérer vers  les  risques que nous avions alors dénoncés. Tenons pour négligeable  le choix  franchement  caporaliste  –  ce  serait  faire  insulte  à  la  Révolution  de  le  qualifier  de « jacobin » – d’organiser ce débat dans  les préfectures et  les sous‐préfectures comme si  la France  entière  était  convoquée  à  un  contrôle  d’identité.  Mais  surtout  les  différents débordements  constatés dans  cette phase de défoulement national ont montré que  les segments  les plus réactionnaires de  la droite qui se dit républicaine avaient  interprété  le grand débat national comme une autorisation délivrée au  racisme, à  la xénophobie et à l’islamophobie de se donner libre cours. De déballage en débondage, le gouvernement était obligé de constater  l’échec de ses calculs micro‐politiques et de mettre piteusement fin au débat avant même les élections régionales. 

 Les radicaux et la gauche avaient eu raison de ne pas participer à cette mascarade.   

*   

Après un épisode aussi calamiteux, nous étions tous en droit de penser que la droite avait  renoncé  à  la  tentation  d’agiter,  à  des  fins  électorales,  ces  chiffons  rouges  qui exacerbent la colère, la peur et les divisions du corps social. 

 Il n’en est rien.  Au plus mal dans les enquêtes d’opinion, balloté par des erreurs accumulées dans le 

champ diplomatique où il espérait lancer sa reconquête politique, encouragé et accompagné par une UMP passée sous la férule très droitière de M. Copé, privé des avantages escomptés d’une  ouverture  essentiellement  cosmétique, M.  Sarkozy  retourne  à  ses  vieux  démons.  Il ordonne à  son parti d’ouvrir un nouveau débat. Sur  la  laïcité en précisant qu’il  s’agira de vérifier la compatibilité de l’Islam et des règles laïques. En même temps, il somme l’UMP de dresser après lui l’acte de décès du multiculturalisme dans notre pays. 

 Tous  les  ingrédients  sont  à  nouveau  réunis  pour  obtenir  des  antagonismes 

artificiels parmi nos concitoyens, pour condamner plutôt que guérir, pour ostraciser plutôt que  dialoguer.  Les  thèmes  retenus  sont  si  manifestement  explosifs  que  nombre  de personnalités  de  droite  s’inquiètent  des  développements  potentiels  de  ces  débats programmés pour  les prochaines semaines. La  très démocrate chrétienne Christine Boutin elle‐même est obligée de rappeler que les observations directement reprises des discours de Marine Le Pen sur les prières publiques musulmanes (dans une seule rue, toujours la même) 

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posent  la question des  lieux de culte et que  la  laïcité  française s’accommode très bien des processions catholiques traditionnelles. 

 Nous reviendrons en détail sur  les questions – pas toutes dénuées de  fondement – 

que M.  Sarkozy  veut  ainsi  livrer  à  la délibération publique et,  si possible,  à  l’approbation sondagière. Mais il faut relever dès ici que l’un et l’autre des thèmes retenus est formulé en des termes qui sont autant d’erreurs de fond. La laïcité ne peut être définie, sauf à en renier l’essentiel, par rapport à une seule religion. Lorsque M. Fillon parle à l’Assemblée Nationale et  la main  sur  le  cœur de nos « concitoyens d’origine musulmane »  il  commet plus qu’un simple  lapsus,  il  s’écarte des  fondements de  la  laïcité. Une République  authentiquement laïque ne  se préoccupe pas plus d’une prétendue origine  religieuse des  citoyens que du dénombrement,  assez  aléatoire  au  demeurant,  des  adeptes  d’une  confession  ou  d’une autre. 

 De  la  même  façon,  quand  M.  Sarkozy  emboîte  avec  opportunisme  les  critiques 

adressées  par  les  gouvernements  allemand,  néerlandais  et  anglais  au modèle  très  anglo‐saxon du multiculturalisme, il procède volontairement à un amalgame entre la composante multiculturelle de notre  identité  collective  et  la  résignation  aux  communautarismes  qui tentent de se dissimuler derrière le vocable fourre‐tout de « multiculturalisme ». Fermement attachés à la diversité culturelle qui a fait, continue à faire et fera encore l’identité de notre pays,  les  radicaux sont  farouchement opposés à  toutes  les  formes de communautarisme qui sont autant d’échecs pour le grand projet républicain. 

  

*   

A  ce  stade, nous n’entendons pas  entrer dans  le détail des querelles  souvent  très obscures  qui  se  coalisent  autour  de  ces  différentes  notions.  L’exemple  des  interminables débats entre  les tenants de  l’assimilation (qui serait une sorte d’injonction) et  l’intégration (conçue comme une  invitation) nous paraissent assez stériles dans  la mesure où, aux yeux mêmes des vrais spécialistes (démographes, sociologues, éducateurs) les moyens de l’une et de l’autre sont souvent les mêmes dans les domaines de l’urbanisme ou de l’instruction. 

 Notre propos  sera donc  au  long de  ce  cahier de donner  aux débats qui  agitent  la 

classe  politique mais  intéressent  également  l’opinion  publique  une  base  plus  solide  que celles de la spéculation électorale à court terme et du déni des valeurs républicaines. 

 La  France  n’est  pas  la  Suisse.  On  ne  peut,  chez  nous,  livrer  par  referendum  des 

minorités  au  jugement  sans  nuances  d’une  majorité.  Notre  pays  s’est  construit  par l’agrégation  des  apports  extérieurs,  par  une  histoire  coloniale  spécifique,  par  de  terribles 

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épreuves  traversées dans  la  fraternité et par  l’invention  incessante des règles garantissant l’exercice libre de la volonté d’un avenir commun. Refermer la France, c’est tourner le dos à la plus grande et la meilleure idée de la France. 

 Voilà pourquoi nous entendons développer, plus comme un rappel que comme une 

innovation,  les  principes  qui  font  notre  identité  collective  sans  toutefois  renoncer  à  la mesurer à l’aune de la dernière modernité et de la plus récente actualité. 

 Nous  rappellerons donc d’abord ce que sont dans  la conception classique  française 

l’identité,  l’universalité  et  la  nationalité  (I) Nous  proposerons  ensuite  une  vision  orientée vers  l’avenir de notre mémoire, de notre patrimoine, de notre culture qui ne sont pas des objets  de  musée  (II).  Nous  essaierons  de  voir  également  quels  sont  les  liens  entre l’immigration,  le multiculturalisme  et  le  communautarisme  (III).  Ceci  nous  amènera  bien naturellement à souligner que  l’efficacité des principes de  liberté, d’égalité et de fraternité est  garantie  par  la  règle  centrale  de  laïcité  (IV).  Enfin,  sans  évidemment  clore  tous  ces débats,  nous  montrerons  que  l’identité  collective  de  notre  pays  est  faite  de  mille engagements, aux niveaux  locaux, dans  le cadre national, dans  la construction européenne et dans une mondialisation à éclairer (V). 

 En résumé, nous proposons de remplacer la problématique de l’identité nationale, 

trop propice aux dérives de  toute nature, par celle de  l’identité  républicaine, plus vaste, plus ouverte et plus conforme au génie spécifique et à la mission singulière de notre pays. 

 Pour mener ce débat,  sans  l’épuiser une  fois de plus, nous avons une méthode de 

travail et un objectif politique.   La méthode est, comme toujours, celle des radicaux ; elle est faite de tolérance, de 

dialogue et d’ouverture. C’est pourquoi ce cahier « Qu’est‐ce que l’identité républicaine ? » sera  adressé  à  tous  les  radicaux  de  gauche  naturellement  mais  aussi  à  toutes  les personnalités de droite et de gauche qui ont manifesté un intérêt sincère pour ces sujets et une connaissance expérimentée des  fondements de notre pensée politique. La République ne peut que gagner à  l’échange entre tous  les vrais républicains. Et  les certitudes, fussent‐elles radicales, ne perdront rien à être repassées au crible cartésien de la raison discursive et du doute méthodique. 

 Si  nos  différents  interlocuteurs  en  conviennent,  nous  nous  retrouverons  pour 

échanger par‐dessus ou au‐delà des barrières que les mécanismes électoraux – qu’il ne s’agit pas  ici de  remettre en  cause – ont dressé entre  les  républicains de  toutes origines. « Les rencontres de  l’identité  républicaine » permettront à  la  fois d’approfondir  collectivement les  éléments  constitutifs  du  socle  commun  et  d’en  vérifier  l’actualité ;  elles  permettront 

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aussi  à  chaque  participant  d’exprimer  très  librement  ses  différences  et  sa  singularité. L’identité collective n’est pas l’uniformité des pensées individuelles. 

 Nous espérons que ce vaste échange sera riche de conclusions communes. Sans nous 

attarder  aux nuances,  aux  sensibilités particulières,  aux détails qui dissimulent  l’essentiel, nous entreprendrons ensuite  l’élaboration d’un pacte de  l’identité républicaine exprimant les principes et  les valeurs de tous  les participants. C’est notre objectif politique. Sans rien renier de leurs engagements politiques, ni de leurs alliances électorales, les formations et les personnalités  qui  accepteraient  de  façon  transversale,  transpartisane pourrait‐on  dire,  de souscrire  au  pacte  de  l’identité  républicaine  auraient  ensuite  la  possibilité  de  placer  ce document au cœur du débat de  l’élection présidentielle et d’obtenir une clarification de  la position  des  différents  candidats  sur  les  principes  constitutifs  du  pacte.  Les  signataires resteraient,  répétons‐le,  libres  de  leurs  choix  respectifs  mais  le  grand  débat  politique pourrait se fixer sur des lignes fortes. 

 Le  projet  est  ambitieux,  dira‐t‐on.  Il  nous  semble  que  l’identité,  la  Nation,  la 

République  ne  sont  pas  des  sujets  indignes  d’intérêt.  Nous  croyons  seulement  que  ces thèmes  essentiels méritent  d’être  considérés  d’assez  haut  et  d’échapper  aux minuscules querelles du quotidien à quoi nos concitoyens résument trop souvent une vie politique qui ne s’honore pas toujours. 

 Pour nous le défi était d’élever le débat. Voici notre très modeste contribution à cet 

effort.  Elle  est  élaborée  avec  l’humble  fierté  de  qui  serait  amené  à  écrire  au  pied  d’une allégorie de la République. 

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I   

PRÉCISER LES NOTIONS DE BASE     

 Avant  de  préciser  ce  que  peut  être  l’identité  collective  d’une  Nation  comme  la 

France,  il  est  évidemment  nécessaire  de  s’entendre  sur  le  sens  réel  de mots  si  souvent employés qu’ils apparaissent comme abstraits, vides de signification concrète et quotidienne et, pour le dire ainsi, comme des figures imposées des discours publics. 

 Et  cependant,  les mots  identité,  universalité,  nationalité  et Nation  sont  lourds  de 

sens.  Ils peuvent d’ailleurs tous en avoir plusieurs et alimenter ainsi des ambiguïtés et des incompréhensions. 

 Pour  comprendre  ce  qu’apportent  ces mots  si  riches  à  la  définition  de  l’identité 

républicaine  française,  il  faut donc  en proposer une définition qui  apparaîtra  à beaucoup comme une évidence. Nous pourrions emprunter à Raoul Vaneigem le beau titre « Banalités de base » mais nous ne refusons pas le reproche implicite qu’il comporte tant il nous semble que dans un effort de  construction d’une maison  commune,  il est essentiel de  se mettre d’accord sur les matériaux qui en forment les fondations. 

  

QU’EST‐CE D’ABORD QUE L’IDENTITÉ ?   

  La lourde polysémie du mot « identité » n’est qu’apparente.    D’une part, l’identité est essentielle, philosophique pourrait‐on dire. Elle signale à l’attention publique  l’individu dans sa singularité, cet  individu que  l’étymologie nous aide à regarder  comme  unique  et  indivisible.  L’identité  dans  cette  acception,  est  le  total  des critères  significatifs  identifiant  un  individu  au  sein  d’une  foule.  De  là  découlent  la  carte d’identité, par exemple, ou a contrario  les contrôles d’identité. Ainsi conçue,  l’identité est regardée par chaque individu comme la preuve de sa singularité et, plus curieusement, de sa liberté. C’est l’ego ratifié par la société. A bien y regarder, la vérité serait plutôt inverse. Dans notre pays, la succession (la continuité) des registres paroissiaux pour l’Ancien Régime et des décrets  révolutionnaires  sur  l’immutabilité  patronymique  s’organise  autour  d’objectifs  de police  (conscription,  fiscalité,  etc.)  et  non  autour  d’une  volonté  d’émancipation  des individus.  Il n’empêche, beaucoup de citoyens estiment que  la connaissance par  le pouvoir (ou, pour  le dire plus explicitement, par  l’Etat) de toutes  leurs caractéristiques  individuelles serait une reconnaissance de leur identité irréductible. Soit.  

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  D’autre part,  l’identité est sociale. Elle secrète  l’identique. Au  lieu de désigner  la personnalité  singulière,  elle  vient  nommer  une  sorte  de  normalité  moutonnière. « Uniforme », chéri des militaires, est un mot qui souligne plus que d’autres cette aspiration à la ressemblance, au rabotage de toute aspérité. On pourrait convoquer ici mille exemples. Depuis  deux  siècles  environ,  dans  notre  pays,  les  discours  incantatoires  sur  « l’unité nationale » sont toujours ceux que  la droite adresse à  la gauche pour  la sommer d’abjurer, au  nom  de  l’uniformité,  ses  convictions  relatives  à  un  désordre  fécond  au  profit  d’une identité  régénératrice. Qu’il  s’agisse  de  s’unir  contre  le  roi  de  Prusse,  contre  la  reine  de Madagascar ou contre  la Commission européenne,  l’objurgation dissimulée est  toujours  la même :  soyez  identiques  et  faites  front  commun.  Ce  qui  signifie,  proprio  motu,  n’avoir qu’une seule tête et donc qu’un seul esprit. Cette vision de l’identité assimilée à l’uniformité est également respectable mais tout également discutable que la précédente. Soit.    A ce stade, il n’est pas encore indispensable de mobiliser Rousseau et son Contrat social pour démontrer que ces deux caricatures, celle de l’Unique et celle de l’uniforme, ne sont que les deux faces de la même erreur. La plus simple observation empirique, dépourvue de  toute  vanité  sociologique,  conduite à  l’étal d’un marché, à  l’écoute d’une délibération municipale ou – qu’on nous pardonne – au comptoir d’un bistrot, révèlera cette évidence : l’individu  n’est  parfaitement  heureux  que  lorsqu’il  se  distingue  en même  temps  qu’il  se conforme.  Ce  double  besoin  qui  est,  pour  le  coup,  proprement  identitaire  n’est  en  rien constitutif d’une contradiction interne. Il sera évoqué plus loin. Mais nous pouvons dire, sans aucun mépris et  avec  le  seul  souci d’illustrer notre propos, qu’à  ce  stade  l’individualisme humain  s’exprime  à  la  manière  d’un  documentaire  animalier.  Le  paon  a  besoin  de  se singulariser tandis que le gnou éprouve la nécessité de ressembler aux autres, ceux‐là même que nous appelons ses semblables.      Il  nous  paraît  donc  établi  que  le  double  sens  du mot  « identité »  n’est  qu’un trompe‐l’œil et que la réflexion politique ne trouvera aucune matière dans cette ambiguïté. Acceptons, pour commencer, que ce mot signifie tout et son contraire sans qu’on puisse rien en déduire.  Selon notre postulat,  ce  substantif ne  vaut  rien  s’il n’est éclairé par  l’adjectif idoine.     C’est un exercice  rhétorique des plus  faciles et des plus  souvent pratiqués que d’opposer  l’individu  à  la  communauté,  le  général  au  particulier,  l’homme  à  la  société,  la minuscule au Majuscule et, à la fin pour ne parler que de notre époque, la France au monde entier. Cette opposition a‐t‐elle un sens ? Entendez un sens politique. Aucun.      L’identité renvoie l’individu à ce qu’il est tandis que l’universalité lui propose ce qu’il peut. L’une et l’autre coexistent et se complètent.      Sans  même  invoquer  « nos  ancêtres  les  Gaulois »,  chacun  peut  voir  que l’identitarisme  est  constitutif  pour  tous  les  individus mais  aussi  agrégatif  pour  chaque société. Non  que  celle‐ci  soit  la  simple  addition  de  ceux‐là mais  parce  que  le  sentiment, l’exercice quotidien et l’expression politique de cette fameuse identité sont vitaux pour l’une et pour les autres.  

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  L’identité enracine. Elle entretient un rapport étroit avec  le terroir,  les origines, les  traditions,  les  religions,  une  vision  de  la  culture  et  in  fine  avec  l’ordre.  L’identité perpétue. Ce qui a été sera. Dans ses définitions  les plus quotidiennes et  les plus anodines, l’identité  est  aussi  faite  de  paysages,  de  généalogies  ininterrompues,  d’usages gastronomiques, de mémoire partagée.  L’identité est une  sorte d’hypermnésie et elle est bien  ramassée dans  la  formule prêtée à Barrès  :  la Nation est  la possession  immémoriale d’un  antique  cimetière  commun.  Ainsi  définie,  l’identité  qu’on  devine  source  de chauvinisme,  de  nationalisme  et,  s’il  est  besoin,  de  bellicisme,  n’est  pas  une  notion engageante. Et pourtant elle existe.  Il nous  faudra en  tenir compte car  il serait  insensé de croire que  les hommes et  leurs  sociétés peuvent  avoir une  imagination  s’ils n’ont pas de mémoire. Avant de la qualifier, il faut donc s’adosser à l’identité.      L’universalité bouscule. L’ordre du monde. Les certitudes  les mieux établies. Le partage  figé  des  territoires.  Les  barrières  des  langues,  des  religions,  et  même  des civilisations.  Elle  dérange  toutes  les  idées  reçues,  lesquelles  ne  sont  qu’une  somme  de préjugés mais  peuvent  être  aussi  la  transmission  d’un  legs  culturel  essentiel,  la mémoire partagée. L’universalité est ouverture, échange, voyage, communication. Elle est fondée sur un autre postulat  [qui est au  fond  le nôtre], celui de  l’unité  fondamentale de  la condition humaine. Tandis que l’identité se présentait comme un rappel à l’ordre, l’universalité est un appel  au  désordre,  une  soif  de  changement.  Est‐il  possible  de  dire,  sans  aucun  souci  de caricature,  qu’Isabelle  la  Catholique  fut  la même  souveraine  qui  soutint  sans  aucun  état d’âme le travail de l’Inquisition en même temps qu’elle envoyait un Génois –autant dire un pouilleux – conquérir les Indes par la voie de l’Ouest et mettre ainsi le monde à l’envers ? En chaque homme il existe un souci d’identité et une envie d’universalité. Cette dualité est tout également  constitutive  des  groupements  que  des  hommes  qui  les  ont  inventés.  Tout également. Il nous faudra donc tenir compte de la double aspiration à l’identité qui arrange et à l’universalité qui dérange pour proposer une définition moderne de l’une et de l’autre.      Quand on fait tourner à vitesse forcée  les couleurs de  l’arc‐en‐ciel, on obtient  le blanc. Mais  le blanc, qui n’est pas une couleur, peut‐il se définir si  l’on ne se prend pas de passion  pour  le  noir ?  Voyons maintenant  le  noir  et  blanc,  soit  encore  la  caricature  du monde. 

  

« LE CHOC DES CIVILISATIONS »   

  Nous aurions pu choisir ici comme intertitre, « Identité vs Universalité ».    L’état des  relations  internationales  tel qu’il  se donne à voir depuis  la  séquence 1989‐1991 (c.à.d. depuis l’effondrement du mur de Berlin jusqu’au faire‐part meurtrier de B. Eltsine concernant l’URSS) nous autoriserait cette facilité.    11  septembre  2001.  Voici,  accessoirement,  le  triomphe  de  la  communication universelle instantanée. Mieux que le mariage ou  la mort de Lady Diana,  le monde entier a vu  le deuxième avion. Un premier avion vient de  s’écraser dans  l’une des  tours du World Trade Center. Personne ne s’arrête alors à l’intitulé pourtant ouvertement impérialiste de ce 

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centre  commercial.  Il  faut  dénombrer  les  victimes.  Les  victimes  sont  déjà  innombrables. Alors  surgit  le  deuxième  avion.  Qui  s’écrase  dans  la  deuxième  tour.  Il  ne  s’agit  plus d’inventorier  les victimes. Bien sûr pas en  fonction de  leur  identité. Pas même à raison de leur nationalité puisqu’elles sont presque toutes américaines. La vraie question est alors de définir  l’événement  stupéfiant  qui  vient  de  se  produire  et  que  la  planète  entière  a  vu. Vraiment vu.    La première réaction vient de Gaza. On y voit des gamins affublés du koffieh de feu,  Yasser  Arafat  danser  de  façon  symbolique  sur  les  tombes  américaines  pas  encore creusées.  De  leur  côté,  les  journalistes  occidentaux  s’interrogent  sur  la  une  de  leurs quotidiens : « Déclaration de guerre », « C’est la guerre ! », « La Guerre ? » ou « La guerre » sans point d’interrogation ou d’exclamation.    Quelles qu’aient été  les réponses circonstancielles de  la presse à cet événement monumental,  il  allait  engendrer  une  vision  stratégique  nouvelle,  une  sorte  de  théorie politique  du  monde  moderne.  Il  est  revenu  à  Samuel  Huntington  de  la  formuler  dans l’intitulé du « choc des civilisations ».    Là encore,  il  faut  résumer au  risque de  simplifier. Depuis  la civilisation grecque opposée  aux  barbares  et  l’ordre romain  contrecarrant mille  désordres  à  ses marches,  le monde  s’est  habitué,  sous  l’aiguillon  de  ses  penseurs  politiques,  à  se  regarder  comme  le résultat de forces  inverses, comme un point d’équilibre entre des visions contradictoires.  Il s’est habitué aussi à ce que  les meilleurs  l’emportent. Pour Athènes,  la philosophie devait triompher  de  l’animalité  et  les  Perses  devaient  être  renvoyés  à  leur  veulerie.  Philippe  et Alexandre de Macédoine n’avaient pas d’autre projet que de passer du côté des Grecs qui les méprisaient.  Byzance,  héritière  de  Rome,  appelait  encore  son ministère  des  affaires étrangères « bureau des barbares ». Il serait lassant de multiplier les exemples redessinant le chemin qui nous a tous amenés, par mille propositions manichéennes de la vision du monde, jusqu’au XXème siècle qui allait être celui de Prométhée.    Hitler s’est suicidé et la bombe atomique a été expérimentée bien après que  les futurs vainqueurs eurent tracé, à Téhéran et Yalta, le plus cynique partage du monde qu’on ait  pu  imaginer.  Cependant,  le  procès  de Nuremberg  apportait  à  la  fois  un  nouvel  ordre moral et une nouvelle conception du droit. Dans  l’angle  juridique, toujours  le plus étroit,  il était établi que « la raison du plus fort est toujours la meilleure » et qu’une victoire militaire confère donc une  sorte de pouvoir normatif.  La norme peut être morale  aussi –  c’est un enseignement plus  important que celui qu’ont recueilli  les  juristes – et  la situation d’après 1945 est  totalement  inédite :  le Bien,  la vérité majuscule,  la morale à vocation universelle n’ont plus d’ennemi.  Leur  règne est établi  sans  contredit,  ce que notre monde n’a  jamais vécu.    Mais il faut absolument que le bien ait un mal. A quoi le reconnaître sans cette opposition, par ailleurs  fondation de  toutes  les  religions,  c’est‐à‐dire de  toutes  les  visions globalisantes de notre univers ? Chacun va donc inventer l’autre. Les frontières du vrai et du faux,  du mal  et  du  bien,  de  la  civilisation  et  de  la  barbarie, mais  aussi  des  populations soumises  à  l’un ou  l’autre diktat  vont donc être  abandonnées  aux efforts de délimitation conduits par Staline et par les successeurs de Roosevelt et de Churchill. Tel est le monde que 

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vont figer le général Mac Arthur (du Japon à la Corée) et le sénateur McCarthy. Il aura fait – bonne  ou mauvaise  figure  – mine  de modèle  pendant  quarante  années,  longues  comme quarante siècles.    Quand  M.  Gorbatchev  reprend,  entre  les  mains  épuisées  des  Khroutchev, Kossyguine ou Brejnev,  la  responsabilité de  cette vision d’une  société politique en noir et blanc, son  intelligence reçoit  les chocs concomitants de deux vérités d’ordres différents :  la vie  politique  est  peut‐être  plus  complexe  que  celle  dont  la  guerre  froide  nous  a  fait  les héritiers ; par ailleurs, il n’a plus les moyens d’assumer les frais de ce théâtre politique. Car la réalité des années 1985‐1990 est là : depuis deux décennies au moins, Russes et Américains font semblant, de Cuba à Kaboul, de s’opposer, comme ces costauds de bistrot qui se défient au bras de  fer et qui se refusent à pousser tellement  l’un a besoin de  l’autre pour exister. L’aveu des Russes, exprimé d’abord en Pologne sous  l’impulsion du catholicisme puis dans toute l’Europe de l’Est et jusqu’au sein de l’Empire soviétique, constituait en lui‐même un si terrible  aboutissement  qu’un  « philosophe »  américain,  Francis  Fukuyama,  –  disons « sociophilosophe » si  le mot existe – pouvait alors diagnostiquer « la fin de  l’Histoire ». Le monde était enfin unifié. Démocratie politique et libéralisme économique devaient régner indéfiniment en abreuvant la planète de leurs bienfaits conjugués.    C’est  sur ce  salmigondis de politique et d’économie  jeté  sur un brasier à peine refroidi que Samuel Huntington allait déverser une autre vision de  l’ordre futur. L’ordre,  le vrai,  ne  peut  résulter,  comme  aurait  dit Héraclite  d’Ephèse  que  de  l’harmonie  de  forces opposées, « ainsi de l’arc et de la lyre ». Si tutélaire, si bienveillante que soit Wall Street, une rue ne peut, à elle seule, être la géographie universelle. Même au marché souverain, il faut –et  c’est même  la  condition  essentielle  de  sa  souveraineté  –  un  adversaire.  Les  tours  de Manhattan tombent à pic, si l’on ose dire. On a tenté de crucifier la morale universelle, c’est une preuve de  l’existence du démon. [Ceux qui croient que nous exagérons pourront relire sous cet éclairage  tous  les discours de G.W. Bush.] Et Huntington de construire un nouvel ennemi  irréductible. Nous nous étions chamaillés sans rime ni raison autour de  la frontière entre  libre entreprise et collectivisation ; c’était une querelle sans objet puisque  les Russes eux‐mêmes  avaient  déjà  accepté  de  replacer  la  collectivité  au  service  de  la  liberté. Mais l’essentiel n’est plus là. D’un côté du monde, on croit à l’autonomie du sujet, à l’égalité des droits  (il  faudra revenir à ce pluriel), aux  formes démocratiques du pouvoir politique et au libéralisme comme aux Tables de  la Loi. De  l’autre côté, chez nos adversaires, on croit au primat de  la collectivité  sur  l’individu, aux  inégalités ontologiques, aux pouvoirs politiques acquis par la force et, c’est l’essentiel, à l’autarcie économique pourvoyeuse d’identité.  

En  vérité,  cette  vision  terriblement  simpliste  n’est  qu’une  grossière  caricature. L’universalisme  s’est  dévoyé  en  individualisme  forcené,  en matérialisme  sans  règles,  en marché souverain ;  il est devenu, si  l’on ose dire une sorte de  liberté universelle de choisir entre Pepsi et Coca dans  la grande vitrine que  l’Amérique a mise en place dans  le monde entier  avec  les  deux  leviers  de  sa  langue  impériale  et  de  sa  monnaie  longtemps omnipotente. Face à ce modèle d’une  insigne pauvreté,  l’identitarisme,  lui, s’est fourvoyé en ethnicisme, en tribalisme et en religiosité. Le monde était sommé de prendre parti pour G. W. Bush ou pour Ben Laden. 

 

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Si nous ne pouvons bien sûr empêcher la planète entière de céder aux séductions de l’une ou de  l’autre de ces figures caricaturales, nous pouvons au moins éviter d’importer – comme on a failli le faire dans le débat avorté sur l’identité nationale – ce grotesque face‐à‐face dans notre culture politique qui est, grâces en soient rendues aux Lumières, d’une autre altitude et d’une autre qualité. 

 Pour  nous,  répétons‐le,  il  n’y  a  pas  lieu  d’opposer  l’identité  à  l’universalité.  De 

même  qu’un  individu  a  besoin  de  racines,  de  sécurité,  de  repli  sur  soi  et  simultanément envie  d’ouverture  et  d’échanges,  les  sociétés  éprouvent  cette  double  pulsion  qui  les équilibre.  Parler  comme  l’a  fait M.  Longuet  à  propos  de  la  présidence  de  la HALDE  d’un « corps  social  français  traditionnel »,  et  par  là  même  valorisé,  pousse  au  déséquilibre. Réclamer des droits spécifiques pour une communauté dans  l’espace public est également une rupture de  l’équilibre social. Il s’agit en outre de graves méconnaissances de ce qu’est, en France, la notion de nationalité. 

  

UNE CONCEPTION PRÉCIEUSE ET SINGULIÈRE DE LA NATIONALITÉ   

Dans un discours sécuritaire particulièrement remarqué et tenu à Grenoble pendant l’été  2010  à  la  faveur  d’un  fait  divers,  Nicolas  Sarkozy  a menacé  de  déchéance  de  leur nationalité  les  délinquants  et  criminels  ayant  commis  des  actes  particulièrement  violents alors  qu’ils  avaient  été  naturalisés  français.  Quelques  jours  plus  tard,  son  ministre  de l’Intérieur a cru devoir ajouter, de  façon à mieux orienter encore  la  réprobation publique, aux cas de déchéance déjà évoqués par le Président de la République d’autres délits qui, par leur nature, ne peuvent guère être  imputés qu’à des Français  issus de  l’immigration et de confession musulmane. 

 MM. Sarkozy et Hortefeux ont ainsi franchi en les méprisant d’assez solides barrières 

juridiques.  La  première  tient  à  ce  que  la  loi  française  ne  prévoit  la  déchéance  de  la nationalité que pour une liste très restrictive d’actes spécialement graves et qu’elle ignore, à ce  propos,  toute  distinction  entre  les  Français  de  souche  ou  les  Français  ayant  acquis  la nationalité.  Le  deuxième  garde‐fou  juridique  a  été  voulu  par  Nicolas  Sarkozy  lui‐même lorsqu’il a institué le contrôle juridictionnel a posteriori de la constitutionnalité des lois ; nul doute en effet qu’une condamnation assortie de semblable déchéance aboutirait à constater que la loi instituant cette peine est contraire aux principes généraux de notre droit. 

 Depuis que cette funeste idée a été avancée, nous avons eu la satisfaction de la voir 

défaite  au  Sénat  par  la  coalition  républicaine  de  la  gauche  et  des  centristes,  puis  à l’Assemblée Nationale,  avant même  tout  débat,  grâce  à  la  ferme  opposition  des  députés radicaux valoisiens, de ceux du Nouveau Centre, de ceux du Modem et de quelques grandes voix de  l’UMP. Ce recul forcé d’une  initiative préjudiciable à nos valeurs est une excellente chose. 

 Car la transgression commise par le Président de la République n’est pas seulement 

juridique,  elle  touche  à  un  élément  essentiel  de  l’identité  républicaine,  c’est‐à‐dire  la conception française de la nationalité. Elle mérite un court rappel en quelques exemples. 

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 Le  24  août  1792,  Thomas  Paine,  qui  est  anglais  et  deviendra  américain,  est  fait 

citoyen  français par décret pour services rendus à  la Révolution. Seize  jours plus tard,  le 9 septembre, il est élu député à la Convention. 

 Le 20 septembre de  la même année, un général vénézuélien, Francisco de Miranda, 

participe  au  sein  de  l’armée  de  Dumouriez  à  la  bataille  de  Valmy.  Seules  ses  amitiés girondines  l’écarteront  du  double  privilège  de  la  naturalisation  et  de  l’élection mais  lui épargneront  les  tracasseries  judiciaires  qui  devaient  être  infligées  à  Paine,  le  philosophe humaniste. 

 On sait qu’après le désastre de 1870 et le siège de Paris, Léon Gambetta, né à Cahors 

de parents Italiens, fut élu député dans de nombreux départements. On sait moins que, lors du même  scrutin,  Garibaldi  fut  également  élu  dans  plusieurs  circonscriptions  où  il  avait contribué à  limiter  les effets de  la défaite. Ce natif du pays Niçois (rattaché à  la France dix ans plus tôt) qui se considérait comme un Italien ne voulant pas abjurer son irrédentisme, les autorités de  la république ne validèrent pas son élection ;  il ne souhaitait d’ailleurs pas  lui‐même siéger à la Chambre. 

 Ces  trois  exemples  montrent  assez  bien  ce  qu’est  la  conception  française  de  la 

nationalité  telle  qu’elle  s’est  forgée  certes  au  cours  des  siècles  mais  surtout  dans  les épreuves décisives qu’a traversées la République. La nationalité ne doit rien au sang (Dans ses  « Mémoires  interrompus »  François  Mitterrand  parle  de  l’occupation  allemande  en soulignant  « Nous n’étions pas  fait pour  cela  (…),  l’expression d’une  supériorité  inventée, tirée  de  l’obscure  aventure  du  sang »).  Elle  ne  doit  pas  plus  au  territoire  d’origine  et l’Histoire  aide  à  retracer  depuis  les  invasions,  les  guerres,  les  annexions  et  les  vagues successives  d’immigration  tous  les  grands  mouvements  qui  ont  constitué  une  identité collective formée à partir de tous les horizons. Cette conception de notre nationalité ne doit rien non plus à la religion depuis que la République s’est laïcisée. Elle ne dépend pas même de  la  langue même  si  celle‐ci,  élément  à  la  fois  du  patrimoine  et  de  la  culture,  est  un puissant facteur d’intégration, comme nous le redirons de façon plus détaillée. 

 L’exemple de Garibaldi montre bien que  la nationalité  française, c’est  la  traduction 

juridique d’une liberté simple, celle qui tient à la volonté d’un avenir commun.  Le XIXème et le XXème siècles européens ont été marqués de façon souvent violente 

par  l’opposition  entre  cette  conception  de  la  nationalité  adossée  à  la  liberté  et  la conception  allemande  qui  enferme  l’individu  dans  une  prison  de  contraintes  puisque  la nationalité dépend alors des critères objectifs du sang, de la race, du territoire, de la langue et de  la religion. A cette vision qu’on appelle romantique et que Fichte a énoncée dans ses « Discours à la nation allemande », nous avons opposé la vision classique et subjective d’une nationalité voulue, désirée, qui  fait  l’honneur de  la France et historiquement de  la gauche française. 

 La  nationalité  des  Français,  quelles  que  soient  leur  origine,  leur  couleur,  leur 

religion, n’est pas à la merci de l’arbitraire du pouvoir, des caprices de l’Etat ou des calculs électoraux de tel ou tel. Si elle a été acquise, elle n’en est pas plus fragile car elle n’est, par 

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définition,  révocable  que  par  la  volonté  de  celui  qui  la  détient.  C’est  cette  composante essentielle  de  l’identité  républicaine  que Nicolas  Sarkozy  a  oubliée  dans  son  discours  de Grenoble ;  il  l’a oubliée parce qu’il pense, peut‐être même de bonne  foi, que  la droite est dépositaire exclusive de la Nation. 

  

RÉHABILITER LA NATION   

En  2007,  Ségolène  Royal  soutenait,  à  juste  titre,  que  la  gauche  ne  devait  pas abandonner la Nation aux nationalistes. Il est vrai que le culte de la Nation peut facilement dégénérer en chauvinisme, en xénophobie, voire en bellicisme. Et si la nation française est la plus  vieille  des  nations  européennes,  l’attachement  légitime  qu’on  lui  porte  deviendra illégitime si le patriotisme exalté (on peut voir, à cet égard aussi, les excès contenus dans le discours  de  Nicolas  Sarkozy  à  la  Chapelle‐en‐Vercors)  n’est  qu’un  prétexte  à  désigner l’étranger comme un ennemi.  Il est donc  juste que  la gauche qui a, au  fil des républiques, restitué  la  Nation  au  peuple  alors  qu’elle  était  jusque‐là  soumise  à  la  transcendance religieuse  illustrée  par  la  cérémonie  du  sacre,  que  cette  gauche‐là  se  réapproprie  l’idée nationale. 

 Malheureusement,  la  gauche  entretient  avec  la  Nation  des  relations  complexes. 

D’une  part,  les  partis  socialistes  et  communistes  ainsi  que  les  groupes  gauchistes  ont longtemps entretenu  le mythe de  l’internationalisme ouvrier avec  lequel  l’URSS elle‐même avait pris de grandes libertés en 1917 avec la paix séparée de Brest‐Litovsk ou en 1939 avec le  pacte  Ribbentrop‐Molotov.  Ce  mythe  subsiste  cependant  jusqu’à  nos  jours  comme une moraine de  la glaciation communiste. D’autre part, une  fraction non négligeable de  la gauche ‐ et les radicaux sont nombreux dans ce camp ‐ s’est nourrie à l’inspiration girondine. Elle tend à confondre  la Nation, collectivité abstraite et fusionnelle, avec  l’Etat qui n’en est que le cadre juridique contraignant. Il est juste de dire que la tradition centralisatrice de ce pays – qu’on qualifie à tort de jacobine puisqu’elle va du sacre d’Hugues Capet à la création de  l’ENA en passant notamment par Richelieu, Colbert ou Napoléon – opère elle‐même  la confusion entre la Nation et l’Etat. 

 La  gauche n’a pourtant pas à  rougir devant  la Nation. Dans  les épreuves  les plus 

difficiles, celles des soldats de l’An II, de Ledru‐Rollin, de Gambetta, de Clemenceau, de Jean Moulin,  la  gauche  s’est  toujours  levée  pour  défendre  la  Nation  en  danger.  On  nous pardonnera de citer encore  les « Mémoires  interrompus » de François Mitterrand : « Notre génération aura fait cent détours avant de comprendre que la France était une personne ». 

 Nous  pensons  après  lui  que  la  Nation  demeure  le  point  le  plus  important  dans 

l’agrégation de  la  société  française.  Il ne  s’agit pas de  sous‐estimer  les autres niveaux de solidarité  vécue  (v.  infra  V)  qui  constituent,  avec  elle,  l’identité  républicaine mais  nous affirmons que l’idée nationale demeure le concept pertinent pour identifier nos concitoyens et que l’échelon national est celui de la communauté la plus intensément ressentie, même si  cette  identification et  ces émotions opèrent désormais dans un  champ essentiellement symbolique (hymne, drapeau, fête nationale, reconnaissance cocardière pour le dire ainsi). 

 

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Certes nous  savons que « le  culte du national est un nationalisme »  comme  l’écrit l’historien Vincent Duclert (Libération 6/11/2009). Nous n’oublions pas comment, lorsqu’elle est  dévoyée,  l’idée  de  nation  peut  faire  couler  le  sang  et  autoriser  le  totalitarisme,  le colonialisme, les génocides ethniques et religieux ; Mario Vargas Llosa qui parle de la nation comme  de  « l’exemple  privilégié  d’une  imagination maligne »,  le  dit mieux  que  nous  ne saurions le dire. 

 Tout  cela peut être vrai mais  il  restera qu’en France et  fans  la plupart des pays  (y 

compris ceux‐là même où  la Nation est de création récente et parfois artificielle)  la plupart des citoyens se reconnaissent dans la Nation regardée comme une vaste communauté, une « personne », c’est vrai, mais une grande personne, plus grande que la somme des individus qui  la  composent,  riche d’une  vaste mémoire qui  les nourrit et  surtout de grands projets d’avenir auxquels ils adhèrent. 

 Nous  n’hésitons  pas  à  dire,  spécialement  pour  la  France,  que  la  Nation  reste 

pourvoyeuse  d’identité même  si  nous  pensons  que  la  République  est  bien  plus  que  le simple constat d’un fait national évident. 

 Il faudrait bien sûr tout citer de la magnifique conférence donnée en 1882 par Ernest 

Renan pour répondre à  la question : qu’est‐ce qu’une nation ? Nous n’en extrairons que  la phrase la plus célèbre : « L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours comme l’existence  de  l’individu  est  une  affirmation  perpétuelle  de  la  vie ».  Cette  phrase  a  été souvent  reprise  car  elle  résume  tout  à  la  fois  la  conception  française  subjective  de  la nationalité  que  nous  avons  résumé  plus  haut  et  la  légitimité  d’une  nation  dans  cette conception : c’est d’abord un vaste projet commun. 

 Pour  leur part,  les  radicaux n’entretiennent pas  le culte de  la Nation ;  ils  sollicitent 

seulement qu’on la respecte car c’est encore dans ce cadre que l’avenir commun se dessine par priorité. 

 Avant d’évoquer les projets d’avenir proposés à l’identité républicaine de notre pays, 

il  nous  faut  cependant,  comme  dans  l’inventaire  des moyens mobilisés  pour  un  voyage, rappeler ce que nous apportent notre mémoire et notre patrimoine. 

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II   

HISTOIRE ET PATRIMOINE : UNE MÉMOIRE TOUJOURS RÉALIMENTÉE 

     

  Les  arguments  les  plus  souvent mobilisés  par  les  défenseurs  d’une  vision  de l’identité nationale fermée, figée, restrictive, exclusive se trouvent dans le champ historique et dans le domaine patrimonial délimité en bonne partie par l’Histoire. Pour devenir Français ou pour vivre en France tout simplement,  il faudrait tout accepter, sans aucune discussion, de ce grand roman national, de ce magnifique récit collectif qui est notre histoire commune et définitivement dépassée. De la même façon, le patrimoine de la France, qu’il s’agisse tout simplement de nos paysages, de nos  terroirs, de notre architecture, de nos beaux‐arts, de « notre »  religion,  voire  de  notre  gastronomie,  tout  cela  serait,  de  surcroit, menacé  par l’irruption de populations venues d’autres horizons.    Cette  approche  est  fausse.  L’Histoire  n’est  pas  une  nostalgie.  Elle  n’est  pas seulement  faite de mémoire. Elle est vivante et constamment  réécrite. Elle s’écrira dans l’avenir  aussi.  Elle  peut,  dans  tous  les  cas,  être  lue  de  diverses manières.  Le  patrimoine français n’est pas non plus un musée. A l’opposé d’une succession de droit privé, il n’est pas à diviser entre des héritiers n’ayant que  la  légitimité de  leur ascendance.  Il est une  sorte d’indivision donnée à la Nation à charge pour elle d’en augmenter constamment la valeur. Et de fait, notre patrimoine, si vaste et si magnifique qu’il force  l’admiration de ceux qui nous visitent (la France demeure la première destination touristique du monde et le tourisme est, avant l’agriculture, le premier pourvoyeur en crédit de notre balance commerciale), ne cesse de s’enrichir à la mesure de l’élargissement de notre communauté.    Si  l’on veut  faire vivre  l’identité républicaine,  il est donc grand  temps de  laisser respirer  l’histoire  collective et de  regarder notre patrimoine  comme un espace de  liberté plutôt  que  de  le  voir  en  jardin  clos  et  protégé  du  vent  du  large.  Dans  cette  conception tournée vers l’avenir, il n’est pas pour autant interdit d’éprouver, comme tous les Français et quelles  que  soient  leurs  origines,  une  forte  fierté  devant  les  grandeurs  indiscutables  de l’histoire de ce pays.   

UNE HISTOIRE SINGULIÈRE EXCEPTIONNELLE   

  Pour  le meilleur et  le pire,  la géographie  française a prédisposé de  très  longue date notre territoire actuel à être un lieu de rencontres, d’échanges, d’ouverture mais aussi de conflits et de guerres.  

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  Au‐delà des attaches partisanes qui lient les uns aux autres, tous les républicains de bonne  foi peuvent  se  reconnaitre dans  la présentation épique de notre  saga nationale telle  qu’elle  a  été  faite  par Dominique  de  Villepin,  en  février  2003,  devant  le  Conseil  de sécurité de  l’ONU.  Il  s’agissait  alors de  refuser une  guerre en  invoquant  la mémoire d’un pays qui l’avait trop connue. Peu avant, lorsque l’Europe n’avait que quinze Etats‐membre, la France avait été en guerre, en un temps ou un autre, avec tous ses partenaires à l’exception presque exotique du Danemark.    Que  de  sang  versé  pour  la  défense  d’un  territoire  qui  n’était  pas  encore  celui d’une nation ! C’est le glaive de César qui unit par la force les cent nations celtes ou galates. C’est la barrière des Pyrénées qui arrête les Wisigoths pour en faire les pères de l’Occitanie. C’est le hasard du partage de Verdun qui crée trois états là où n’était qu’un empire. C’est la violence des Capétiens qui fait progresser la France à la mesure de la mutilation des identités régionales. C’est le rêve de gloire de la Bourgogne qui incendie Liège, la cité ardente. C’est la Saint‐Barthélemy et un siècle plus tard  l’édit de Fontainebleau qui dressent face‐à‐face des catégories qui  s’identifiaient par  leur  religion et non par une nation commune. C’est à un siècle d’intervalle, la vision impériale de Louis XIV et celle de Napoléon qui tentent d’étendre un territoire national encore incertain à une bonne partie de l’Europe. C’est par trois fois en 70  ans,  la  fureur  allemande  qui  se  déverse  par  nos  frontières  grandes  ouvertes.  C’est  la certitude du bien‐fondé de la colonisation qui annexe à la France une part considérable de la planète. Que de violences et que de haines !    Et  pourtant  de  ces  terribles  épreuves,  la  France  est  sortie  telle  que  nous  la connaissons  après mille  annexions  et  amputations.  C’est  peut‐être,  comme  le  livre  une tradition  assez  romantique, que notre pays possédait,  avant  la  lettre, une  sorte de  génie national qui allait dessiner notre territoire malgré toutes ces vicissitudes ; si cette vision est vraie,  il faut en déduire que  la nation française continuera à s’ouvrir et à se modeler. C’est sans doute aussi que notre pays  s’est  trouvé au point de  rencontre du monde  latin et du monde  saxon.  C’est  également  que  les  cours  capricieux  de  cinq  fleuves  nous  ont mis  en contact avec la Méditerranée, avec le monde ibérique, avec les étendues atlantiques, avec la Grande‐Bretagne,  avec  l’Allemagne. C’est  certainement que  l’immensité de nos  frontières maritimes  prédisposait  nos  navigateurs  et  nos  marchands  à  être  des  découvreurs  de mondes. C’est  surtout que nos visiteurs qu’ils soient venus pour notre prospérité ou pour notre malheur se trouvaient tellement bien dans un pays aussi riche de traditions diverses qu’ils y sont restés pour y faire souche.    Mais  la  grande  singularité,  l’exception  française,  c’est  le  mouvement  des Lumières et  la Révolution.  Les philosophes  français du XVIIIème  siècle, et au premier  rang Montesquieu, Rousseau, Voltaire et Diderot, ont donné un cours nouveau à l’Histoire. Ils ont soustrait  l’individu  au  carcan  des  systèmes  religieux,  autocratiques,  corporatifs  qui étouffaient la liberté. Ils ont inventé le progrès en substituant les destins choisis à la fatalité subie.  Et  ils  ont  donné  des  règles  démocratiques  à  leur  vision  du  monde.  Celle‐ci  a directement inspiré la déclaration d’indépendance américaine de 1776.    Elle a aussi et surtout permis d’écrire la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et de dicter  la devise qui  serait  celle de  la République.  Liberté, égalité, fraternité, n’étaient plus des  incantations ou de vagues  slogans  insurrectionnels ; ces  trois 

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mots devenaient des évidences proposées par  la France à tous  les peuples dont beaucoup les recevraient comme de précieuses injonctions.    Comme il devait y avoir un primat de la philosophie allemande au XIXème siècle ou un prestige particulier des littératures française et russe, on peut dire, sans aucune forme de chauvinisme, que  la pensée politique française du XVIIIème siècle a éclairé  le monde. Nous ne dressons pas ce constat pour en tirer une quelconque vanité mais pour qu’un passé aussi glorieux et une pensée aussi tolérante forment pour la France d’aujourd’hui des obligations impératives.    Il  importe  toutefois  de  préciser  ici  que  l’Histoire,  comme  toutes  les  grandes œuvres humaines, nait également de l’imagination des hommes et pas seulement de réalités objectivement  incontestables. Ce que  l’on appelle  l’Histoire n’est peut‐être que  la somme des victoires remportées par  la politique sur  la géographie, c’est‐à‐dire par  la volonté sur l’évidence.   

LES GRANDS MYTHES NATIONAUX     Pour parler de  l’Histoire, nous avons employé à dessein  l’expression de « grand roman national ». Nous entendons cette expression dans sa double signification : d’une part, les nations n’assurent  leur  cohésion que  si  elles  sont  capables de  transmettre  le  récit de leurs aventures collectives passées ; d’autre part, cette transmission n’est possible que si elle est portée par une capacité d’oubli (qui est aux sociétés ce que la prescription pénale est aux individus)  et un  véritable pouvoir romanesque d’enjoliver  les  événements ordinaires pour leur conférer une dimension épique.    Il y a dans cette question un problème qui doit être abordé en tout premier lieu : la mémoire  d’une  communauté  est  toujours  différente  de  la  somme  des  souvenirs  des individus qui la composent. 

   C’est  le  sens même des grands mythes que mobilise,  consomme et dépasse  la pensée  politique.  Nul  besoin  de  convoquer M.  Eliade  pour  exposer  ce  qu’est  un  grand mythe, au sens moderne du terme. Toutes les sociétés éprouvent le besoin de dépasser leur quotidien  et  la  somme  des  histoires  individuelles.  Elles  écrivent  de  grandes  et  belles histoires,  accessibles  par  plusieurs  niveaux  de  lecture.  Elles  comportent  leur  part  de malentendus  et  d’ambiguïtés,  mais  rassemblent  finalement,  dans  une  fonction  quasi‐totémique et autour d’une question presque toujours clivante à son origine, la communauté nationale.    Des exemples ? Prenons‐en quelques‐uns sur une période de  l’ordre d’un siècle. Quels ont été  les grands mythes républicains entre 1870 et 1980 ? Le premier combat de cette  période,  fruit  de  très  forts  antagonismes,  fut mené  pour  la  forme  républicaine  de l’Etat. Il y fallut presque trente années. Cette question est‐elle aujourd’hui encore en débat ? Le frontispice de toutes les mairies de France nous renvoie la réponse : notre République est – et sans doute à l’excès – de ce marbre où vont se graver les grandes histoires collectives. 

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Mais dans le temps où la République s’installait, les républicains imaginaient l’école gratuite et  obligatoire,  la  liberté  de  la  presse,  la  liberté  d’association  et  celle des  syndicats,  ou  la séparation des églises et de l’Etat.    Immédiatement ensuite, la communauté française fut mobilisée, c’était la célèbre « ligne bleue des Vosges », dans  le combat pour  l’intégrité territoriale. On connaît  la suite. Alsace  et  Moselle  reconquises,  le  mythe  de  la  frontière  sacrée  était  rétabli  dans  la conscience  collective.  A  l’heure  de  l’intensification  de  la  coopération  franco‐allemande, moteur de  la construction européenne et du  travail  transfrontalier, cette question  fait‐elle encore débat ?    Passée  la  première  guerre mondiale,  la  France,  forte  de  ses  vieilles  conquêtes mais  surtout de  celles de  la  fin du XIXème  siècle  (A.O.F., A.E.F., Madagascar,  Indochine)  se lançait dans l’aventure coloniale marquée plus que tout autre projet collectif par l’ambiguïté évoquée  ci‐dessus.  La  France  se  donnait  pour mission  de  répandre  la  civilisation  sur  son « empire »  et  le  faisait  effectivement  par  la  santé  publique,  l’éducation,  les  grandes infrastructures, mais sans trop d’égards pour  les civilisations préexistantes et sans non plus solliciter  l’avis  des  intéressés.  Cinquante  ans  après  Bandoeng  et  la  grande  vague  des indépendances, ce mythe n’est plus un sujet de débat sauf pour quelques doloristes mais la France  peut  constater  qu’une  bonne  partie  des  migrations  qu’elle  reçoit  n’est  que  la conséquence  logique de  sa politique  coloniale. Une autre page de  cette histoire est donc encore à écrire.    Le  mythe  peut‐être  le  plus  vivace  et  qui  survit  encore,  au  moins  de  façon commémorative  puisque,  dans  le  champ  politique,  il  a  été  en  quelque  sorte  enterré,  en 1974, par  l’élection de M. Giscard d’Estaing,  fut celui de  la France héroïque et  résistante. Chacun connaît la réalité historique : une infime minorité de collaborateurs actifs, une autre minorité de  résistants authentiques et une majorité de  Français  subissant  le malheur des temps. Mais des hommes et des partis, peu ou prou engagés dans la Résistance, l’ayant faite plus ou moins  tôt, ont écrit  cette belle et grande histoire que  les Français aiment encore entendre et se raconter. Ce n’est donc pas du tout par hasard que M. Sarkozy, soucieux de réanimer  le mythe, est allé  tenir  son discours  sur « l’identité nationale » à  la Chapelle‐en‐Vercors,  haut  lieu  de  la  Résistance,  le  12  novembre  2009 ;  il  s’agissait  pour  lui,  de  façon caricaturale, d’exalter ce qui serait  le cœur de  la France et que menaceraient des ennemis venus de l’étranger.    Plus près de nous encore, une génération entière de citoyennes et de citoyens de gauche  s’est  engagée  aux  côtés  de  François  Mitterrand  pour  « changer  la  vie ».  Tous croyaient‐ils vraiment qu’ils allaient changer la vie ou que du seul fait de l’élection de 1981, la France allait passer, comme le dirait Jack Lang, de la nuit à la lumière ? Évidemment non. Mais il y avait là un véritable horizon militant, mobilisateur et pourvoyeur de ces rêves qui, par la force d’une volonté politique collective, finissent par s’inscrire dans la réalité. Sans la puissance de ce mythe d’une vie entière à changer,  la France aurait‐elle, en 1981, aboli  la peine  de mort  alors  qu’une majorité  de  Français  étaient  hostiles  à  cette  abolition mais avaient mandaté François Mitterrand pour y procéder ?  

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  On voit dans ces différents exemples que les grands mythes républicains exercent une fonction puissamment agrégative. Il importe peu de pouvoir vérifier si les grands récits collectifs sont  factuellement  tout à  fait exacts. Mais  il  importe de savoir si,  tels qu’ils sont proposés à  l’ensemble de  la  collectivité,  ils peuvent être  lus par  tous  ses membres et  les associer en une sorte de grande geste nationale.    Il  est malheureusement  patent  que  la  vie  politique  française  actuelle  est  en panne,  en manque  de  grands mythes.  Peut‐être  faut‐il  voir  dans  cette  panne  l’une  des raisons de l’engouement français – qui s’est bien sûr manifesté ailleurs – lors de l’élection de Barack Obama avec ses slogans volontaristes qui faisaient revivre  le mythe américain de  la Nouvelle Frontière. On ne peut certes pas regretter  les conflits armés qui furent à  l’origine de  tant  d’histoires  épiques  dans  la mémoire  collective  française. Mais  on  est  obligé  de constater  que  l’inventaire  permanent  des  contraintes  et  des  raisons  de  ne  pas  faire  a annihilé  la  volonté  politique  et  préparé  le  gouvernement  des  comptables  placés  sous  la férule  des  conjoncturistes  et  sondeurs  d’opinion.  A  suivre  un  tel  exemple,  Helmut  Kohl aurait‐il réalisé la réunification allemande ? Les peuples arabes se seraient‐ils révoltés ?    Il  ne  sert  donc  à  rien  de  pétrifier  la  mémoire  collective  dans  une  sorte  de conservatoire  ou  même  de  sanctuaire.  On  ne  peut  penser  l’identité  républicaine  qu’en proposant  à  la  Nation  de  vastes  et  beaux  projets  qui  ne  se  développeront  plus nécessairement dans le cadre territorial national.   

UNE HISTOIRE VIVANTE     « On refait l’histoire ». C’est sous ce titre qu’un magazine évoquait récemment à la  signature de François‐Guillaume Lorrain  la diversité et  l’évolution de quelques‐unes des plus grandes figures de notre histoire (Le Point, 12/08/2010). Elles continuent à évoluer car l’Histoire ne cesse d’être réécrite, même dans ses aspects qui paraissent les plus irréfutables dans un temps donné. Nous y reviendrons car c’est une erreur dans la rhétorique identitaire de  la  droite  de  soutenir  que  notre  Histoire  collective  se  donne  en  partage  à  ceux  qui voudraient bien y adhérer sans réserve. L’histoire de  l’esclavage à Gorée n’est évidemment pas  la  même  pour  une  famille  d’armateurs  bordelais  ou  rochelais,  pour  un  intellectuel antillais ou pour un homme politique  sénégalais ;  ce  sont pourtant  trois  récits, également vrais et faux, livrés par des mémoires collectives vivantes.    On nous pardonnera d’avoir simplifié à  l’extrême  l’exemple de  l’esclavage. Nous aurions pu en mobiliser beaucoup d’autres.    L’Histoire, telle qu’elle  fut  longtemps enseignée aux écoliers, était une  imagerie d’Epinal, un kaléidoscope de vues instantanées sur des aventures individuelles. De la bataille d’Alésia  à  la  libération de Paris, défilaient  ainsi Clovis  sur  son pavois,  Jeanne d’Arc  sur  la route  de Domrémy  à  Vaucouleurs,  Richelieu  au  siège  de  la  Rochelle,  Bonaparte  au  pont d’Arcole, Savorgnan de Brazza en Afrique équatoriale, Joffre et les taxis de la Marne, etc. On n’en  finirait  pas  d’énumérer  les  épisodes  marquant  cette  conception  de  l’Histoire 

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évènementielle, glorieuse et faite par des individus dressés pour refuser la fatalité, dire non à l’inéluctable.    Par  la  suite,  la  discipline  historique  a  été  dominée  par  une  autre  conception. L’Histoire  aurait  été déterminée par des  causes purement objectives. Ainsi  le Moyen‐Age s’évaluait‐il au cours du blé dans le Limousin pendant le XIIème siècle. La peste noire devenait affaire de lutte des classes, de même que, plus tard, l’épopée révolutionnaire ne servait que l’émergence de la bourgeoisie. A notre époque, le conflit du Moyen‐Orient ne résulterait que du problème de partage de l’eau potable. Cette conception – qui a vécu, au moins dans ses excès – transformait  l’Histoire en une addition d’évidences géographiques et économiques. Elle n’était pas plus exacte que la précédente, et beaucoup moins séduisante.    Car  ces  deux  visions  de  l’Histoire  sont  partiellement  vraies mais  globalement fausses dans la mesure où elles enferment toutes deux le passé dans une lecture figée. Nous emprunterons à un romancier de droite, J. Laurent, une formule apparemment paradoxale : contrairement à une  idée reçue, « c’est  le passé qui est  imprévisible ». Par  les résurgences du souvenir, par les modifications de la mémoire, par les diverses exploitations politiques, l’Histoire ne cesse d’évoluer. En veut‐on quelques preuves ?    Nous avons évoqué deux grandes figures de  la geste héroïque française, Jeanne d’Arc et Napoléon. Pour  la première,  les curieux d’Histoire pourront consulter  les manuels scolaires du XIXème pour constater qu’en un siècle  la présentation de  la bergère  inspirée et martyre  n’a  cessé  d’évoluer  et  que  c’est  seulement  dans  la  période  récente  que  ce personnage a été définitivement sécularisé malgré les tentatives de confiscation menées par l’extrême droite. Quant  à Napoléon,  la  France  finit  à peine de  célébrer dans  l’admiration recueillie l’inventeur du Code civil et le vainqueur d’Austerlitz que déjà nombre d’historiens le  présentent  comme  l’un  des  pires  bouchers  que  l’Europe  ait  connus.  Le  cadavre  bouge encore.    Si les histoires qu’on croyait définitivement écrites s’éclairent encore et toujours de  lectures  nouvelles  on  peut  prévoir  sans  grand  risque  qu’elles  continueront  à  évoluer. L’Histoire de France n’est donc pas une sorte de trésor enfermé et que les seuls Français de souche seraient autorisés à voir et à toucher, littéralement à manipuler.    Tous  les  individus,  tous  les  groupes,  toutes  les  collectivités qui  composent et composeront  l’ensemble  républicain  doivent  avoir  accès  à  ce  trésor  et  obtenir  la permission d’en restituer l’image qu’ils en ont. Un exemple montrera, pour ponctuer ce récit jamais  achevé,  comment  une  immigration  parfaitement  réussie  par  l’intégration  peut cependant sécréter des lectures différentes selon les angles de vue existant simultanément. Si  l’on parle de  la Pologne,  la plupart des  Français pensent à  cette arrivée  importante de travailleurs fixés dans  les années 30 autour des grands bassins miniers. On parlait alors des « Polaks »  qu’on  disait  arriérés,  sauvages  et  ombrageux.  Quand  on  évoque  la  même immigration  dans  le Nord‐Pas‐de‐Calais,  le  regard  est  déjà  différent.  Les  Français  de  plus vieille souche notent que  la communauté polonaise est riche de traditions très vivantes et d’une  forte  solidarité ; on dit encore,  à  juste  titre, que  cette  solidarité  a  généré bien des pouvoirs  politiques  locaux ;  on  cite  aussi,  avec  pour  le  coup  une  vraie  fierté  nationale, quelques  très  grands  noms  du  sport  français.  Le  Polak  est  devenu  Kopa.  Si,  à  la  fin,  on 

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interroge  les  Français  venus  de  Pologne  sur  les  relations  entre  leur  pays  et  la  France,  la réponse  est  tout  autre.  Ils  rappellent  volontiers  que  les  rois  Jagellon  de  Pologne  et  de Lituanie sont venus sauver l’Europe assiégée à Vienne des invasions turques. Ils parlent aussi du mariage  de  Louis  XV  et  du  duché  de  Lorraine  dévolu  à  leur  roi.  Ils  ont  leurs  propres images de  l’épopée napoléonienne et peuvent évoquer aussi bien  le maréchal Poniatowski que les régiments embarqués dans la guerre en Haïti.    Il  est  bien  que,  dans  l’histoire  nationale  d’un  pays,  chaque  composante  de  la collectivité  républicaine  puisse  ainsi  proposer  d’elle‐même  l’image  la  plus  flatteuse.  La stricte vérité historique n’y trouvera pas toujours son compte mais  la cohésion sociale s’en trouvera renforcée. Nul ne peut empêcher cette vie permanente qui caractérise l’Histoire. Si les momies délivrées de leurs sarcophages continuent à délivrer presque chaque jour des enseignements nouveaux, chacun peut bien en déduire que l’aventure collective vécue hier et  aujourd’hui  continuera demain  à  s’élargir dans  son  récit historique pour que  la nation française continue à accueillir dans sa mémoire vivante les récits particuliers de toutes ses composantes.   

UNE LANGUE ET MILLE PARLERS     Au  tout  premier  rang  des  éléments  de  patrimoine  que  nous  a  confiés  cette Histoire vivante figure la langue française.    On peut bien sûr aimer Villon et Rabelais mais noter que  la superposition quasi‐totale d’un territoire et d’une langue n’est qu’un phénomène assez récent et, pour tout dire, assez artificiel aussi.    En  simplifiant,  on  peut  dire  que  l’affaire  remonte  à  Condorcet  guère  avant puisque  le  français,  s’il était parlé à  la  cour de Berlin ou à  celle de  Saint‐Petersbourg,  s’il irriguait  grâce  aux  œuvres  des  grands  philosophes  déjà  cités  toute  la  pensée  politique européenne, n’était pratiqué dans notre pays que dans quelques régions (Val de Loire,  Ile‐de‐France) et par  les catégories sociales  les plus aisées. Pour  le reste, on parlait autant de dialectes  qu’il  y  avait  de  provinces.  Ce  rappel  n’est  opéré  que  pour  désavouer  ceux  qui prétendent aujourd’hui  juger  la nationalité à  la pratique de  la  langue. La nation  française existait bien avant l’établissement d’une suprématie de la langue française.    Condorcet  déclara  donc  la  guerre  aux  patois.  Pour  ce  brillant  avocat  de l’instruction publique,  il ne  s’agissait pas d’humilier  les patoisants, de  les désigner comme des  inférieurs. Le défi était celui de  l’unification de  la Nation, de  la République encore en gestation  contre  les  convulsions  des  pouvoirs  agonisants,  contre  les  excès  des  anciens parlements provinciaux contre les prisons des corporations qui formaient aussi des barrières lexicales. Bref, il fallait favoriser tous les éléments unificateurs contre les forces centrifuges.    Ce  travail  fut  conduit,  il  est  vrai,  sans  trop  de ménagements.  Il  fut  poursuivi pendant un siècle et demi par tous  les dépositaires successifs de  la tradition centralisatrice française notamment par Napoléon  Ier dont chacun sait qu’il parlait très mal notre  langue 

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avant  de  nourrir  le  projet  de  l’imposer  à  toute  l’Europe…  Aussi  longtemps  que  l’unité nationale  fut menacée  dans  sa  dimension  territoriale,  soit  jusqu’à  la  fin  de  la  2e  guerre mondiale,  la  langue  française  joua  le  rôle ambigu de  l’indispensable outil d’échange et de corset  imposé à  la diversité. Toute  l’Occitanie souffrait de cette uniformité, et avec elle  la Bretagne, la Savoie, le pays niçois et bien d’autres encore. Ces régions souffraient de se voir imposer  une  seule  langue  à  l’heure  même  où  les  immigrés  venus  d’Italie,  de  Pologne, d’Espagne, du Portugal  interdisaient  à  leurs enfants de  s’exprimer dans  la  langue de  leur pays d’origine, belle illustration du caractère subjectif, volontariste de notre nationalité.    Ces  temps  sont  révolus.  Les  dangers  extérieurs  faisant  la  place  aux  idées nouvelles  de  coopération  européenne,  en  même  temps  que  commençait  la  véritable scolarisation  de masse,  il  devint  tout  à  fait  courant  d’apprendre  et  de  pratiquer  par  les échanges  internationaux  une  ou  plusieurs  langues  étrangères.  Les  spécialistes  de  la pédagogie peuvent constater que les individus les plus agiles dans ces langues étaient aussi ceux qui utilisaient le mieux la langue française. Simultanément et bien avant les débuts de la  décentralisation  juridique,  les  fiertés  régionales  longtemps  bridées  relevaient  la  tête. Souvent animés par des zélateurs sincères, les mouvements régionalistes allaient réhabiliter leur héritage  linguistique. C’était autrefois une hérésie très répréhensible que de pratiquer le  breton,  l’alsacien  ou  l’un  des  parlers  d’oc.  On  peut  aujourd’hui  en  faire  l’option  au baccalauréat  et  il  ne  semble  pas  que  la  langue  française  en  ait  souffert.  Le  Sénat  de  la République a décidé par un amendement récent, d’aménager  la  loi Toubon consacrée à  la sauvegarde de notre  langue pour autoriser  le double affichage des noms de bourgades et des noms de rue en français et en langue locale, ce qui était, il y a peu de temps encore, un sujet disons explosif dans les deux départements corses.    Pendant tout ce  long cheminement de  la  langue,  l’outre‐mer français n’a  jamais cessé  d’organiser  la  cohabitation  entre  la  langue  de  la métropole  et  les  langues  locales qu’elles  soient créoles, mahoraises, polynésiennes ou calédoniennes. Là encore,  l’exemple d’intellectuels aussi considérables qu’Aimé Césaire ou Edouard Glissant montre assez bien que cette cohabitation,  loin d’être un danger pour  l’un ou  l’autre parler, est une véritable source d’enrichissement pour  l’une et  l’autre. Car  les  langues créoles mais aussi  les parlers francophones  québécois,  africains,  belges  ou  suisses,  ne  cessent  de  féconder  la  langue initiale à l’image d’affluents venant abonder un courant. L’extraordinaire inventivité lexicale et  même  syntaxique  de  la  littérature  francophone  d’Afrique  centrale  est  une  parfaite illustration de ces apports et de leur importance.    Au reste, la langue vit aussi de l’intérieur. Seules les langues mortes peuvent être éternellement  figées.  Les  beaux  esprits  pourront  toujours  regretter  qu’on  ne  parle  plus comme  à  la  cour  de  Louis  XIV,  rien  n’y  fera.  Lorsqu’un ministre  –  c’était  René  Haby  – s’autorise à supprimer  l’imparfait du subjonctif, pourquoi un rappeur, un émetteur de SMS ne pourrait‐il pas prendre ses libertés avec la langue ? A l’heure où l’anglais basique envahit le monde  grâce  à  la « world music » et  Internet, pourquoi  les  jeunes  Français  seraient‐ils privés du plaisir d’inventer  leur propre façon de pianoter sur  leur  langue ? Si  l’on veut bien prendre garde au syndrome de Babel qui se rencontre lorsque le langage des groupes ou des bandes ne sert plus à communiquer mais à exclure,  la  langue française elle‐même autorise toutes ces libertés qui la font vivre.  

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  Dans  les débats  récents  sur  l’identité nationale,  comme dans l’amorce de  ceux qui  s’annoncent,  il  s’est  trouvé  des  censeurs  (pas  toujours  orfèvres  du  français  le mieux ciselé)  pour  subordonner  l’acquisition  de  la  nationalité  et même  le  droit  au  séjour  des étrangers à la maîtrise de la langue vérifiée par examen. Il est remarquable que nul parmi les caporaux de notre  langue n’ait proposé un  financement public pour  l’alphabétisation des adultes d’origine étrangère. A  les suivre, nous aurions vite, comme  le notait drôlement un intellectuel, une « carte d’identité à points ». (François Sureau, Avocat et écrivain, Libération 21/02/2011)    Ces empêcheurs de parler en rond font fausse route. La littérature qu’il nous faut maintenant évoquer,  fournit de  très beaux  exemples, de Kundera  à Makine, d’une  vérité simple et lumineuse : une langue vivante est une invitation et non une injonction.   

QUELQUES AUTRES ÉLÉMENTS DU PATRIMOINE     Il n’est évidemment pas question d’inventorier ici comme autant de briques d’un mur  national  tous  les  éléments  patrimoniaux  qui  constituent  une  identité  française spécifique mais d’isoler quelques‐uns d’entre eux pour illustrer le fait que notre patrimoine sert d’abord à échanger et pas à se renfermer.    Revenons donc à  la  littérature qui est  le domaine où  se  laisse  le mieux voir  la double fonction de la langue : recevoir et émettre. Les plus grands écrivains français ont été traduits dans la plupart des langues du monde. C’est ce kaléidoscope linguistique qui leur a donné  un  écho  que  leurs  œuvres  n’auraient  jamais  rencontré  si  elles  étaient  restées confinées dans les limites de la francophonie. Il existe aujourd’hui un courant très important de  philosophie  française  aux  Etats‐Unis.  On  sait moins  qu’Alexandre  Dumas  est  un  des auteurs  les plus  lus dans  le monde et que  son œuvre  le doit  au  fait que  les  autorités de l’URSS avaient estimé, à tort ou à raison, c’est une autre histoire, qu’Edmond Dantès était un héros  socialiste  typique.  De  là  résulte  que  le  déploiement  de  la  renommée  littéraire  de Dumas doit aujourd’hui plus au russe qu’au français.    A  l’inverse,  la  langue  française peut  servir de premier  réceptacle à des œuvres enfermées dans des limites linguistiques trop étroites. L’exemple le plus saisissant est peut‐être  celui  de  l’Albanais  Ismail  Kadaré  qui  a  créé  dans  une  langue  confidentielle,  et mystérieuse même pour les linguistes, avant que la traduction en français le fasse accéder à une notoriété mondiale. Même si cet auteur est francophile et francophone, ce miracle ne se serait pas accompli sans le truchement de ses traductions vers le français.    Sans agiter le fanion d’un quelconque chauvinisme littéraire, il nous faut rappeler que  de  sa  création  en  1901  jusqu’en  1964,  le  prix Nobel  de  littérature  a  couronné  onze auteurs français et que depuis cette dernière date nos auteurs n’ont été distingués que deux fois.  Ce  reflux  correspond  certes  à  l’émergence  de  nouveaux  pays,  voire  de  continents entiers, dans  la  littérature mondiale, mais  il traduit aussi  la perte relative d’influence de  la langue  française.  Cette  disparition  n’est  pas  inéluctable  comme  le  montre  la  ferme résistance des latino‐américain à l’impérialisme de la langue anglaise. Il est simplement plus 

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urgent de  revitaliser, par une politique appropriée,  les  réseaux de  la  francophonie que de donner des leçons de français comminatoires.    On pourrait faire bien sûr  les mêmes observations pour  la musique classique ou moderne  et  pour  tous  les  beaux‐arts. Qui  peut  soutenir  que  le  Belge  Jacques  Brel  ou  le Canadien Robert Charlebois n’ont pas à leur manière contribué à forger notre identité ? Qui n’a  été  ému  en  découvrant,  à  Saint‐Pétersbourg,  l’extraordinaire  collection d’impressionnistes  français  exposée  au musée  de  l’Ermitage ?  Ou  par  le  retentissement international de  l’œuvre de JM Basquiat, français et espagnol par ses origines haïtiennes et portoricaines mais  américain  par  le merveilleux  hasard  du  droit  du  sol ?  A multiplier  les exemples on  retrouverait  toujours  la même évidence :  le patrimoine d’une nation ne doit pas être l’objet d’une possession jalouse mais la matière des échanges les plus ouverts.    On pardonnera  sans doute  à des  radicaux de ne pas négliger une  composante essentielle  de  notre  patrimoine,  à  savoir  la  gastronomie.  Sans  énumérer  les milliers  de spécialités qui font  la fierté nationale et parfois  l’orgueil d’un seul village,  il faut s’arrêter à un système très important, celui des appellations d’origine contrôlée. Associant étroitement un produit naturel, un terroir et un savoir‐faire parfois millénaire, le mécanisme français des AOC  paraît  illustratif  de  cette  « terre  qui  ne  ment  pas »  chère  au  maréchal  Pétain  et, désormais, au Président de  la République. C’est faux. D’abord parce que  la France a réussi, avec  quelques  alliés,  à  faire  transposer  ce mécanisme  dans  le  droit  européen  contre  les tenants  du  libéralisme  à  tout  crin.  Ensuite  et  surtout  parce  que  nos  AOC,  synonymes d’authenticité,  de  qualité  et  de  traçabilité  sont  la meilleure  garantie  de  nos  exportations dans  le monde. C’est, dans ce domaine, en signant de son  identité que  la France accède à l’universalité.    On ne peut, par ailleurs, traiter de ces questions sans évoquer notre patrimoine architectural qui est considérable. Là encore,  il faudrait tout citer depuis  les vestiges gallo‐romains (autant dire franco‐italiens), les forteresses médiévales nées de l’esprit guerrier, les châteaux  de  la  Loire  où  Léonard  de  Vinci  s’en  vint  travailler  et mourir,  les  formidables mutations  de  la  ville  de  Paris  jusqu’au  triomphe  orgueilleux  de  nos  grands  bâtisseurs industriels. Qu’on  le doive  aux  conflits militaires ou  à  l’inégalité  sociale,  il n’est  guère de bourgade française qui ne soit dotée d’un château remarquable. Plus près de nous, Gustave Eiffel a planté ses magnifiques  réalisations de  la Hongrie  jusqu’au Portugal, mais aussi des Philippines  ou  de  l’Indonésie  jusqu’en  Afrique  et  au  Chili.  Et  ce  n’est  sans  doute  pas  un hasard si la statue de la liberté, symbole précieux pour le monde, a été édifiée par ses soins et ceux d’un autre Français, Frédéric Bartholdi.    Le patrimoine architectural d’un  seul département  français ne peut  jamais être enfermé dans un seul ouvrage, dans un seul film. C’est plus qu’une richesse, une profusion qui nous vaut des milliers de visiteurs. Il est juste, et important dans le cadre de ce cahier, de faire  une  place  particulière  à  l’architecture  religieuse.  Cathédrales,  églises,  modestes chapelles,  abbayes,  monastères,  ils  sont  innombrables  ces  témoignages  d’une  ferveur religieuse qui appartient aujourd’hui à tous, même à ceux qui n’ont pas de religion. Quel que soit  le culte,  les monuments religieux prouvent toujours et dans  le monde entier, qu’avant de  libérer  sa  conscience  l’homme  a  répondu  à  ses  propres  questions métaphysiques  en tâchant  de  s’élever  en  direction  du  ciel  au‐dessus  de  sa  condition.  Les  grands  réseaux 

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européens  d’abbayes  bénédictines,  qu’elles  soient  inspirées  par  Cluny  ou  par  Cîteaux, montrent aussi que, bien avant  l’affermissement ou même  la création des Etats,  les grands ordres monastiques détenaient avec le Vatican la réalité du pouvoir temporel. Elles prouvent enfin qu’un système social injuste était, au nom du ciel, peu économe du travail et parfois de la vie du peuple qu’il s’agisse des pyramides, des moais ou des cathédrales.    Il  reste  que  ces  édifices  magnifiques  existent  et  qu’ils  appartiennent  à  tous, croyants  ou  non‐croyants,  Français  ou  étrangers.  Et  s’ils  incitent  incontestablement  à  la méditation et à  la réflexion, cette  inspiration est également offerte aux agnostiques et aux athées  tant  il est vrai que  la  spiritualité n’a pas besoin de  la  foi.  Il est donc parfaitement abusif  –  et  nous  y  reviendrons  –  d’aller,  comme  a  décidé  de  le  faire Nicolas  Sarkozy,  de Vézelay au Puy‐en‐Velay pour déduire de ces merveilles architecturales la conclusion hâtive que l’identité française serait essentiellement chrétienne. Ces monuments appartiennent à la République et ils contribuent, à leur juste part, à son identité. 

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III   

LA RÉPUBLIQUE À L’ÉPREUVE DE L’IMMIGRATION   

     L’évocation du patrimoine d’origine religieuse nous amène naturellement à aborder ici  les  questions  liées  aux migrations  pour  traiter  ensuite  (infra  IV)  de  la  laïcité  et  de  ses relations étroites avec les autres valeurs républicaines.    D’une  façon  générale,  les  phénomènes migratoires  sont,  dans  le monde,  une  des caractéristiques de notre époque et l’on peut dire que ce mouvement des peuples, s’il pose de  très  réelles  questions,  constitue  globalement  une  forme  de  l’émancipation moderne. Dans un passé pas  très ancien,  les hasards de  la naissance suffisaient à enfermer à vie  les individus dans des cadres géographiques,  sociaux et culturels extrêmement contraignants. Dans  notre  pays  lui‐même,  l’exaltation  des  racines  souvent  rurales  d’une  société  sans mobilité n’est qu’un discours que  les  individus ont désavoué  lors de  l’exode vers  les villes dicté parfois par les nécessités du travail mais aussi par un véritable attrait de la vie urbaine. La publicité ne cesse d’exalter, aux prétextes  les plus  futiles, cette nostalgie d’un âge d’or définitivement révolu.  

Quoi qu’il en résulte par ailleurs en termes d’équilibres sociaux, la liberté désormais donnée  aux  hommes  de  sortir  de  leurs  cadres  d’origine  doit  être  regardée  comme  un progrès. Du reste, les nantis des pays développés, et parfois ceux qui sont les plus prompts à dénoncer  les migrations,  s’offrent désormais  les charmes d’un  tourisme planétaire qui est trop souvent une sorte de prédation, voire une déambulation obscène, même s’il apporte des avantages économiques aux pays qui  l’accueillent. Certains villages de  l’Ardèche ou du Lot sont aujourd’hui la propriété du tourisme hollandais ou britannique sans que les hérauts de l’identité nationale ni les pourfendeurs de l’immigration s’en émeuvent. 

   Ce  droit  nouveau  des  peuples  à  la mobilité  constitue  un  fait  positif  et  des  pays entiers, tels que les pétromonarchies du Golfe, s’écrouleraient s’ils étaient subitement privés de  la main d’œuvre étrangère quelquefois plus  importante en nombre que  leur population de nationaux.    Pour autant, l’ampleur des phénomènes migratoires pose des questions délicates, la principale étant que les flux les plus importants sont liés à l’inégalité entre les nations : on va du Mexique vers les Etats‐Unis, du Bangladesh ou des Philippines vers les pays arabes riches, ou encore de  l’Afrique vers  les pays d’Europe  les plus développés. A  l’intérieur de  l’Union européenne elle‐même,  les déplacements s’orientent de  l’est vers  l’ouest par une sorte de magnétisme émis par notre prospérité. Sans tomber dans les fantasmes d’invasion exprimés dans « Le camp des saints » par Jean Raspail, auteur très proche de l’extrême‐droite, il faut bien convenir,  si  l’on  refuse  la vision égoïste d’une Europe  fortifiée, cadenassée et par  là‐

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même affaiblie, que  les phénomènes migratoires ne peuvent pas être  traités qu’avec des bons  sentiments.  Une  régulation  est  sans  doute  nécessaire,  voire  indispensable.  Nous n’avons ni les moyens ni les pouvoirs de la concevoir pour d’autres pays mais nous avons le devoir d’exposer la situation française et d’avancer quelques solutions aux problèmes posés.    

LA TRADITION FRANÇAISE DE L’ACCUEIL  

   Nous avons déjà souligné que, par ses attraits naturels et par sa géographie, la France avait été de longue date ouverte à des mouvements de population plus ou moins pacifiques. Le  fait  n’est  pas  récent.  Il  serait  inutile  de  chercher  aujourd’hui  les  traces  des  invasions barbares dans l’ADN de la trop française identité nationale. Le très beau livre de Pierre Pelot « C’est  ainsi que  les hommes  vivent »,  chronique des  affrontements meurtriers entre des bandes de mercenaires et de pillards dans les Hautes Vosges, alors même que la Renaissance commence à s’épanouir entre la France et l’Italie, montre que, dans ce pays, aux confins de la Comté espagnole, du royaume de France et des petits Etats allemands, rien n’était moins certain  que  la  nationalité  des  personnes  ainsi  ballottées  si  ce  n’est  leurs  ralliements  très fluctuants  à  tel  ou  tel  des  éternels  belligérants.  (Pour  les  Balkans,  Ivo  Andrič  a  tracé  un tableau comparable et embrassant plusieurs siècles dans « Le Pont sur la Drina »).    Heureusement, les habitudes des peuples se sont policées, au moins dans l’intervalle des guerres. Pour  la période récente,  l’immigration vers  la France a d’abord résulté d’une sorte d’appel d’air démographique et économique. Les grands mouvements de population de  l’Italie  vers  la  France  se  sont  produits  dans  les  premières  décennies  de  la  IIIème République. Affaiblie par  la guerre de 1870 puis un peu plus dépeuplée par  l’appel de ses nouvelles colonies, la France manquait de bras alors même que la culture du progrès par la science  et  la  technique,  démontrée  lors  de  l’exposition  universelle  de  1889,  y  était extrêmement brillante. Un peu comme en météorologie,  les basses pressions attirent  l’air plus comprimé. L’Italie pauvre envoyait alors ses maçons désœuvrés vers la France. Celle‐ci manquait aussi de futurs conscrits pour reconquérir, c’était l’obsession du moment, l’Alsace et  la  Lorraine. C’est  la  raison précise pour  laquelle  le droit du  sol  fut alors définitivement fixé : un enfant d’immigré devenait français, s’il était né en France.    Il  a déjà été  indiqué que  la deuxième  grande  vague migratoire nous est  venue de Pologne pour des raisons économiques comparables mais aussi par le fait intégré dans leur culture que les Polonais avaient de bonnes et anciennes raisons de se méfier de la Russie ou de l’Allemagne et donc de ne pas s’y transporter.    En  1939,  la  défaite  des  républicains  espagnols  a  provoqué  une  vague migratoire contrainte. La France était un refuge même si la IIIème République expirante et plus encore le régime de Vichy n’ont pas  toujours  réservé  l’accueil  le plus  fraternel  à  ces  réfugiés. C’est cependant l’honneur des régions de notre Midi républicain que d’avoir reçu les Espagnols en voisins placés par le malheur des temps dans un état de nécessité. Le pli était pris, pour ainsi dire,  et  l’immigration  venue  d’Espagne  allait  se  poursuivre  presque  jusqu’à  la  fin  du franquisme. Aspirée par  le besoin de main‐d’œuvre du secteur du bâtiment et des travaux publics,  l’immigration  partie  du  Portugal  devait  prendre  les mêmes  chemins,  et  pour  les 

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mêmes  raisons,  celles de  la  survie d’une dictature maintenant  cette ancienne  très grande nation à l’écart de l’Europe et dans un sous‐développement relatif.    Les  nombreux  procès  faits  à  la  IVème  République  à  des motifs  d’inégale  valeur  ne peuvent  dissimuler  une  réalité :  pendant  cette  courte  période,  jamais  les  progrès économiques  et  sociaux  de  la  France  n’ont  été  aussi  rapides.  C’était  l’époque  de  la reconstruction  du  pays  et  la main‐d’œuvre  étrangère  était  la  bienvenue.  (L’Allemagne  a connu, avec un léger décalage, la même implantation de communautés venues de Turquie).    Aujourd’hui,  les apôtres de  la fraternité à géométrie variable se félicitent volontiers de  la  parfaite  intégration  des  populations  venues  d’Italie,  de  Pologne,  d’Espagne  ou  du Portugal.  Ils  l’expliquent  par  la  double  raison  que  ces  immigrants  étaient  d’origine européenne  –  entendons  qu’ils  étaient  blancs  –  et  de  religion  catholique.  Cette  thèse méconnaît trois faits bien réels. D’abord la cohabitation avec les Français dits de souche n’a pas  toujours été  idyllique et  les communautés nouvellement arrivées ont souvent servi de boucs émissaires aux peurs  sociales. Ensuite,  la pseudo‐unité  formée autour de  la  religion est  totalement  imaginaire ;  il  n’y  a  pas  grand‐chose  de  commun  entre  la  conception distendue  et  indisciplinée  que  les  Français  ont  du  catholicisme  et  la  quasi‐unanimité mystique  des  Polonais.  Fort  heureusement,  Français  et  immigrés  se  sont  plus  souvent rencontrés  au  travail,  dans  les  clubs  sportifs,  voire  dans  les  bistrots  que  dans  les  églises. Enfin et surtout, c’est  la configuration du paysage français qui a changé. Jusqu’au triomphe de  l’urbanisme  opérationnel  des  années  60‐75,  la  France  vivait  dans  un  autre  équilibre territorial entre ses campagnes, ses petites villes et ses métropoles. L’immigration se  fixait de façon diffuse dans ce maillage ancien. Ensuite, la concentration de 85% de la population dans  les villes a produit sur  la nouvelle  immigration un phénomène de magnétisme urbain alors même  que  nos  grandes  cités  par  leurs  inégalités  affichées  (foncier,  infrastructures, logement, services publics, etc) poussaient à la création de ghettos « offerts » aux immigrés.    

SPÉCIFICITÉS DE L’IMMIGRATION RÉCENTE   

Dans les années 1960‐2010, l’immigration vers la France s’est modifiée aussi bien en volume que pour ce qui concerne les pays d’origine. 

 De 1960 à 1975, la demande de main d’œuvre de l’économie française ne cesse de 

s’accroître. Dans le secteur du BTP, les anciens arrivés venus de l’Europe du Sud ont souvent créé  leurs  propres  entreprises  et  leurs  enfants,  intégrés  par  l’école  républicaine, s’investissent dans tous les domaines économiques. Cependant, le besoin de bras est accru, avec  l’élévation  générale  des  niveaux  de  vie,  dans  l’industrie,  en  particulier  dans l’automobile. Dans le même temps, l’essor des économies du sud‐européen tarit les sources traditionnelles  de main‐d’œuvre  et  la  France  doit  accueillir  des  travailleurs  nouveaux.  Ce besoin est très  important, au moins  jusqu’aux chocs pétroliers et aux premières tentatives de régulation de l’administration Giscard (circulaire Stoléru). 

 Très  naturellement,  les  flux  migratoires  vont  s’organiser  depuis  les  anciennes 

colonies françaises vers l’ancienne métropole. L’immigration venue du Maghreb est certes 

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déjà  ancienne,  notamment  dans  la  région  marseillaise  et  pour  les  besoins  de  l’activité portuaire et de l’industrie pétrolière. Cette première vague de migrants maghrébins, encore imprégnée  de  valeurs  communes  mises  à  l’épreuve  des  deux  guerres  mondiales  est relativement vite et bien intégrée ; des noms comme ceux de Mouloudji, d’Alain Mimoun, de Kader Firoud en témoignent. 

 Mais  la  nouvelle  immigration massive  en  provenance  du Maghreb  et  de  l’Afrique 

sahélienne est, nous  l’avons dit, plus  importante en volume et elle présente des caractères spécifiques facilitant l’intégration pour certains et la compliquant pour d’autres. 

 Les  circuits de  l’ancienne  colonisation  étant  inversés,  il  faut dire  tout d’abord que 

l’immigration  venue  des  ex‐colonies  comporte  en  elle‐même  une  sorte  de  légitimité historique. Nul  n’a  souvenir  du  fait  que  la  France  impériale  avait,  d’une  façon  ou  d’une autre, sollicité l’avis des peuples qu’elle colonisait. Il y a donc une sorte de juste retour des choses  dans  l’immigration  venue  de  ces  pays  autrefois  soumis. On  pourra  constater,  par similitude,  qu’il  existe  à  Bruxelles  une  sorte  d’enclave  zaïroise,  le  quartier  de Matongué d’une extraordinaire vitalité. 

 Relevons  ensuite  que  la  France  et  les  pays  de  la  nouvelle  immigration  ont,  quoi 

qu’en  pensent  l’une  et  les  autres,  une  histoire  commune.  Il  s’agit  certes  d’une  histoire coloniale mais  l’Histoire est  tragique par nature et  souvent violente.  Il nous  semble, à cet égard, qu’il ne sert à rien d’inculper  le passé comme si  les générations présentes devaient être écrasées  sous  la  culpabilité  (ce que Pascal Bruckner  appelle « le  sanglot de  l’homme blanc ») de même qu’il est  inutile,  souvent  inexact et, dans  tous  les  cas,  contre‐productif d’exalter « les bienfaits de la colonisation ». L’Histoire est écrite ; on pourra, nous l’avons dit, en modifier la lecture mais on ne l’effacera pas. Les troupes africaines de la France et de son empire  colonial  se partageaient en  spahis et en  tirailleurs  sénégalais.  La  réalité était plus complexe mais aujourd’hui une autre vérité s’impose : par les épreuves que l’Histoire leur a imposées,  la  France est plus proche du Maroc ou du  Sénégal qu’elle ne peut  l’être de  la Finlande ou de la Bulgarie dont les nationaux, s’ils résident chez nous, sont admis à voter aux élections locales. 

 Il  convient  de  rappeler  aussi  que,  contrairement  à  l’Angleterre,  la  France  s’était 

assigné  une  double  mission  de  civilisation  et  d’intégration  des  peuples  coloniaux.  Si arrogant que puisse paraître  aujourd’hui  l’énoncé d’un  tel projet qui dissimulait bien des intérêts économiques et beaucoup d’inégalités sociales derrière  la rhétorique humaniste,  il en reste au moins un acquis :  la France et  les pays d’Afrique émancipés ont une  langue en partage ce qui n’était pas le cas des précédentes vagues d’immigration. L’intégration devrait s’en trouver facilitée… la capacité revendicative également. 

   Tous ces facteurs d’intégration ne peuvent dissimuler une réalité commune aux pays africains pourvoyeurs de migrants : par  la  colonisation,  ils ont été humiliés, meurtris et parfois  niés  dans  leur  dignité  ou  leur  simple  humanité.  Cette  réalité  toujours  vive  est spécialement douloureuse pour  l’Algérie  jamais véritablement soumise et qui a connu une guerre ouverte et sanglante de huit années contre la France. Les plaies de cet affrontement terrible ne sont pas encore cicatrisées et il est puéril de se draper de façon indignée dans les couleurs  tricolores  lorsqu’à  la  faveur  d’un  simple match  de  football,  les  jeunes  d’origine 

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algérienne sifflent notre hymne national. Si la décolonisation a été moins douloureuse pour les autres jeunes nations, le roi du Maroc n’a sans doute pas oublié l’humiliante captivité de son grand‐père à Madagascar  tandis que  tous  les autres pays  savent qu’ils doivent moins leur  indépendance à quelque volonté émancipatrice française qu’à  la pression de  l’Histoire qui  cheminait  depuis  le  retour  à  la  souveraineté  de  l’Inde  et  la  conférence  de Bandoeng jusqu’aux résolutions de l’ONU sur la décolonisation.    Autre trait caractéristique commun à tous  les pays africains décolonisés et contraire au discours officiel de  la colonisation, ces nouveaux Etats ont été abandonnés à un grave sous‐développement et, faute d’une  large formation de  leurs futures élites, à des pouvoirs souvent  dictatoriaux  qui  faisaient  obstacle  au  développement même  dans  les  nouveaux Etats  les plus  riches.  Les  cas du Gabon et du Congo pour  la  France ou de  la RDC pour  la Belgique  sont  à  cet égard  très  révélateurs. Dès 1960,  l’Afrique  fraîchement  indépendante était déjà potentiellement exportatrice de main d’œuvre localement inutilisée.    Il ne faut par ailleurs pas dissimuler au nom d’un angélisme de gauche parfaitement inopérant que les nouveaux migrants ont importé en France des références culturelles qui font obstacle à  leur  intégration. Pour  l’essentiel,  l’immigration  récente provient des  trois pays du Maghreb, du Mali et du Sénégal.  Si  ces pays ont  l’islam en  commun  (la minorité chrétienne du Sénégal étant toutefois significative), ce n’est pas, comme on l’entend et nous y reviendrons,  leur religion qui  forme cet obstacle sauf  lorsqu’il est caricaturé par certains extrémistes.  Mais  le  sociologue  Hugues  Lagrange,  peu  suspect  de  racisme  ou d’islamophobie, a montré dans une étude consacrée à l’immigration sub‐sahelienne et à ses deuxième et troisième générations que, dans ce segment de la population, la survalorisation des figures d’autorité virile et la dépréciation de l’autorité maternelle produisaient des effets mécaniques  de  déscolarisation  et,  dans  certains  cas,  d’entrée  en  délinquance.  Comme  le note  H.  Lagrange  dans  le  titre  de  son  ouvrage,  l’ignorance  de  cette  réalité  constitue  un « déni des cultures ».    Ceci nous amène à présenter une observation dont nous n’ignorons pas qu’elle peut faire  l’objet  d’une  lecture  polémique,  surtout  si  le  lecteur  est  de  mauvaise  foi :  notre conception de  l’universalisme et des Droits de  l’Homme ne peut  aboutir,  au nom de  la tolérance, à un relativisme culturel qui constitue par rapport à l’idéal républicain le début de  tous  les  abandons.  Nous  avons  vu  plus  haut,  à  propos  d’Isabelle  la  Catholique,  que chacun, historien ou simple citoyen, était autorisé à comparer et juger  les civilisations dans la  profondeur  du  champ  historique.  Nous  estimons  que  cette  liberté  doit  être  ouverte aujourd’hui à tous  les républicains. Si, par  l’immigration ou d’autres voies qui peuvent être celles de la propagande que porte parfois la communication universelle instantanée (v. pour un exemple, l’église de scientologie), une communauté tente de faire vivre et prospérer dans notre pays des valeurs ouvertement contraires aux principes hérités des Lumières et de  la Révolution,  les  républicains  ont  le  devoir  de  s’y  opposer  avec  la  dernière  fermeté mais également  de  proposer  concrètement  des  voies  d’intégration  valorisant  les  individus originaires de l’immigration.    C’est assez dire que nous  sommes extrêmement circonspects devant  la notion  très ambiguë de multiculturalisme et  résolument hostiles à  toute  forme de  communautarisme inscrite dans la loi.  

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UNE CULTURE AUX RACINES DIVERSES   

On nous autorisera sans doute à revenir aux « Mémoires  interrompus » de François Mitterrand  qui  écrivait,  dans  ses  souvenirs  de  prisonnier  de  guerre  évadé,  cette  belle phrase : « Mon amitié pour mon pays (était) l’attache ignorée toute‐puissante, libre de peur et  de  déchirement  qui  n’a  besoin,  pour  se  révéler,  que  de  la  facilité  de  nouvelles rencontres ». 

   Dans cette vision de notre communauté nationale et comme  le note  le philosophe Jean‐Claude Monod, « La  France n’est pas une  souche mais un projet, pas une  race mais l’adhésion à des valeurs d’égalité, de fraternité, à la laïcité et aux droits de l’homme ». Cette simple adhésion constitue une sorte de passeport républicain : chacun est libre d’apporter sa singularité individuelle et son originalité culturelle au projet commun.    Qu’on nous comprenne bien,  la culture  républicaine n’est pas un  tronc  identitaire sur  lequel  seraient  hâtivement  greffées  des  branches  rapportées  comme  autant  d’ajouts disparates irréductibles à la croissance d’un bel arbre culturel tendant toujours vers le haut et vers  le mieux. Notre  identité culturelle plonge au contraire ses racines dans  les cultures les plus diverses, elle se nourrit de cette diversité et s’épanouit plus encore lorsque d’autres apports  viennent  accroître  sa  richesse,  non  comme  des  greffons mais  comme  un  terreau supplémentaire.  Un  seul  et  simple  exemple  suffira  à  désavouer  Nicolas  Sarkozy  lorsqu’il insiste, à des  fins électorales mais aussi par  croyance personnelle,  sur  le primat actuel de notre  identité chrétienne collective : chaque Français,  fût‐il catholique  fervent, utilise mille fois plus souvent les chiffres apportés par les Arabes que les prières proposées par le clergé (v. infra IV).    Nous avons vu, en évoquant  l’histoire de notre pays, qu’au  fil des siècles  la France avait  reçu  les  influences  culturelles  les  plus  diverses.  Ce  mouvement  d’intégration permanente ne s’arrêtera jamais, comme le montre par exemple l’incorporation massive de vocables  anglais  dans  la  langue  quotidiennement  parlée. Quoi  qu’en  pensent  les  puristes d’une  langue  française en  armure,  cet échange  correspond  au mouvement de  la  vie elle‐même. La simple consultation d’un dictionnaire d’étymologie suffit à prouver qu’au delà du fonds  commun  aux  langues  romanes,  le  français  a  assimilé  de  nombreux  autres  apports, qu’ils soient alémaniques ou arabes.    Plus  généralement,  il  est  du  destin  d’un  pays  qui  veut  croire  encore  à  son rayonnement  malgré  son  affaiblissement  international  relatif  de  recevoir  en  retour, comme un écho, l’influence des peuples qu’il a voulu éclairer.    Il y a, plus qu’un paradoxe politique, une  simple erreur  logique pour  les dirigeants français  qui  prétendent  aujourd’hui  redonner  à  notre  pays  une  voix  audible  et  même dominante dans le concert international à s’effrayer simultanément ‐ ou à tenter d’effrayer les citoyens – dès que le monde qui nous entoure montre sa mobilité. Dominique Jamet, peu suspect de gauchisme, ne dit rien d’autre lorsqu’il écrit : « Au secours, immigrants à bâbord ! Gare  devant,  islamistes  à  tribord !  Sommes‐nous  à  ce  point  dégénérés  que  le  vent  de  la 

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liberté nous semble si redoutable » (à propos des révolutions arabes, dans divers quotidiens régionaux du 5.3.2011).     Par sa géographie et ses plus grandes traditions, la France est le réceptacle de mille courants culturels qui ne cessent de modeler notre  identité en devenir.  Il  serait  facile et presque  fastidieux de montrer à quel point  la France s’est ouverte au métissage dans tous les domaines. Langue et littérature, nous l’avons dit, mais encore musique, cinéma et tout ce qui  contribue  à  un  art  de  vivre.  Evoquant  le  patrimoine,  nous  avons,  radicalisme  oblige, souligné la richesse de la gastronomie française, émanation de nos terroirs et de nos climats. En  retour,  la France accessible pour  le monde entier a  intégré dans sa vie quotidienne  les contributions  les  plus  exotiques. Nos  villes, même  si  elles  sont  de  taille modeste,  voient s’ouvrir des  restaurants  japonais, vietnamiens ou mexicains.  Il ne semble pas que  la  façon qu’a notre pays de manger  ‐ cette « frivolité » de si haute culture qu’elle a été  inscrite par l’UNESCO au patrimoine de  l’humanité – en ait été altérée. Et  il nous plaît de noter que  le couscous  des  repas  familiaux  et  les merguez  des  barbecues  estivaux  ont  été  introduits simultanément par  les  immigrants maghrébins et par  les pieds‐noirs  ayant quitté,  racines arrachées, leur Algérie native.    Cette France à la culture métissée, bigarrée, nous l’aimons. La France n’est jamais si belle que lorsqu’elle se donne en partage et reconnaît par là même que les racines de son identité sont trop multiples pour que notre culture se laisse enfermer dans un conservatoire réfrigéré.    Pour autant, nous n’adhérons pas aux mots d’ordre du multiculturalisme. Le terme serait acceptable s’il renvoyait précisément à la diversité des influences culturelles anciennes et à l’ouverture de notre pays à des apports nouveaux. Mais il est d’un usage dangereux. Les défenseurs du multiculturalisme sont en effet très souvent des zélateurs de la juxtaposition des communautés.    Le projet républicain est un brassage permanent. Il est le contraire d’un quadrillage territorial et culturel par des communautés affranchies des devoirs civiques et oublieuses de l’avenir commun qui fonde le pacte français.   

CONTRE LE COMMUNAUTARISME   

  Désormais,  le multiculturalisme et  le communautarisme recouvrent, dans  le  langage politique  au moins,  une  seule  réalité,  celle  de  pays  ayant  toléré  que  les  communautés, qu’elles  soient  locales  ou  nourries  par  l’immigration,  se  barricadent  et  viennent même  à exiger que  la  loi commune  leur réserve des droits particuliers. Ce mode d’organisation est celui des Anglo‐saxons de façon générale et se laisse voir mieux qu’ailleurs dans la législation canadienne. On en a un autre exemple lorsqu’aux Etats‐Unis une tribu indienne, dotée d’un territoire propre et certainement frustrée par l’histoire de ce pays, expulse comme des corps étrangers les non‐Indiens qui veulent vivre chez elle et même ceux qui sont mariés avec un Indien.  

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  Une  société  ainsi  conçue  comme  un  parcellaire  cadastral  où  les  droits  et  devoirs seraient  différents  d’un  canton  à  l’autre  et  où  la  loi  ne  serait  plus  que  la  traduction  du pouvoir  des  groupes  ne  peut  fonctionner  dès  lors  qu’elle  est  confrontée  à  des  pressions migratoires  fortes.  C’est  ce  constat  qu’ont  dressé  récemment  les  dirigeants  allemands, néerlandais et britanniques. Leur modèle est en échec car  il n’est pas fondé sur un vouloir‐vivre ensemble mais  sur une  règle de cohabitation  réduite au minimum et qu’on pourrait dénommer « soft apartheid ».    Cependant, le Président de la République française a bien tort d’emboîter le pas des éditorialistes du Figaro Magazine qui saluent le constat d’échec du modèle communautariste comme un rappel à l’évidence. Selon l’un et les autres, une nation serait menacée dans son identité par l’afflux de personnes dotées d’une autre race, d’une autre langue et d’une autre religion.  Ce  qui  est  peut  être  vrai  pour  la  Grande‐Bretagne  dont  la  monarchie  accepte l’existence  de  micro‐républiques  closes  indiennes,  pakistanaises,  sri‐lankaises  ou ghanéennes ne saurait être appliqué à la France dont la tradition est totalement différente.    Que  le Figaro Magazine et Madame  le Pen se rassurent,  la France et sa culture ne sont menacées d’aucune forme de submersion. Qu’elle soit gouvernée par la gauche ou par la droite, elle applique, au‐delà des différences de discours une politique assez constante de régulation des flux migratoires. Au demeurant et contre  les anathèmes construits avec des fantasmes pour exploiter le désarroi social qui a bien d’autres causes, nul étranger n’a envie de venir en France s’il n’est assuré d’y trouver, par  le travail et par  le respect de sa propre identité, une vie digne de ce nom.    Il est juste cependant de reconnaître que le communautarisme tente toujours de se frayer un chemin pour dépasser les règles républicaines. Cette réalité qu’on peut observer notamment dans nos banlieues, signale plus l’échec de nos politiques de mixité sociale dans le logement, d’intégration par l’école républicaine et d’égal accès aux services publics qu’une volonté des communautés immigrées de faire en somme « France à part ». De plus, quand la solidarité nationale  s’efface,  chacun et  chacune  recherchent de nouvelles  solidarités pour faire  face  à  l’avenir.  Les  tableaux  vivants  et multicolores  qu’offrent  à  Paris  le marché  du métro Château Rouge ou à Marseille la sortie de la mosquée le vendredi à la porte d’Aix sont à nos yeux des preuves de la capacité d’accueil d’un pays sûr de lui en ce qu’il est fort dans sa  tradition  républicaine.  En  revanche,  lorsque  tous  les  Africains  de  la  région  parisienne appellent  les  quartiers  nord  de  Montreuil  « Bamako  sous  Bois »,  lorsque  les  Chinois dénomment « Chinatown » le 13ème arrondissement de Paris, ils nous disent que nous avons laissé se constituer des ghettos et donné une sorte d’autorisation tacite à l’édiction de règles qui leur seraient propres.    L’esprit communautaire,  souvent  très  fort dans  les milieux de  l’immigration, est un atout  lorsqu’il  est  synonyme  de  solidarité.  A  l’inverse,  le  communautarisme  deviendra  la pente naturelle et dangereuse qu’emprunteront  les  immigrés mais  aussi  tous  les  groupes sociaux qui doutent de  l’intégration républicaine si  la République elle‐même ne se montre pas fidèle à ses principes et en particulier si elle ne garantit pas l’égalité en droits.    Dans  toutes  les  générations  précédentes,  la  France  a  démontré  que  son modèle d’intégration  permettait  à  toutes  les  composantes  du  pays  de  se  rapprocher  tout  en 

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obtenant  le  respect  de  leurs  singularités.  A  rechercher  constamment  des  ennemis extérieurs ou « infiltrés » pour  tenter de  rassembler  les Français autour des  réflexes de  la peur et du rejet, on aboutirait à alimenter en retour  la tendance communautariste assortie des médiocres défouloirs que  sont, pour  les  individus,  la  transgression  sociale et, pour  les groupes, la révolte dont on sent le souffle dans les émeutes urbaines.    Il faut relire « Salammbô » de G. Flaubert qui commence, chacun le sait, par le festin des mercenaires à Mégara dans les faubourgs de Carthage. Le repas offert par Hamilcar n’est qu’une maigre compensation puisque  la ville phénicienne qui a appelé des étrangers pour réaliser  le  travail, militaire  en  l’occurrence,  qu’elle  ne  voulait  pas  faire  se  refuse  après  la guerre à payer ses soldats. La rébellion des mercenaires sera finalement matée mais on sait aussi qu’à la fin des guerres puniques Carthage sera détruite et que même ses ruines seront plus  tard  renversées  par  les  Vandales.  Si  l’on  veut  bien  aujourd’hui  considérer  la  région parisienne, regarder la réalité de ses banlieues hors les quartiers chics de l’ouest, mesurer la réprobation  et  les  inégalités  que  subissent  leurs  habitants,  on  verra  clairement  la ressemblance avec Mégara où campaient les étrangers désœuvrés et non payés. On pourra en  tirer  la  conclusion que  les  civilisations bâties  sur  l’ouverture,  l’échange  (à Carthage,  la navigation et le commerce) qui croient se sauver en se repliant sur leurs intérêts égoïstes ne font que programmer leur ruine.    En  conclusion  toute  provisoire  de  ces  développements  sur  l’identité  républicaine confrontée à  l’importante question de  l’immigration, nous estimons que  celle‐ci doit bien évidemment être régulée à  la mesure de notre capacité d’accueil mais que  la plus grande urgence est celle de la remise en marche des moteurs de l’intégration républicaine et donc du travail politique à conduire pour donner un sens concret aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. 

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IV   

UNE LAÏCITÉ AU SERVICE DE LA DEVISE RÉPUBLICAINE     

   Il est désormais banal de faire le constat que la devise républicaine n’est pas toujours respectée par la France dans sa vie quotidienne. De fait chacun peut voir que si la Révolution a inventé, pour résumer le projet républicain, le beau triptyque liberté‐égalité‐fraternité, ces valeurs ne se retrouvent pas toujours dans les rapports entre les pouvoirs et les individus ou leurs groupements, pas plus que dans les relations que les groupes sociaux entretiennent.    C’est pourtant  le  combat pour  la  liberté qui a placé  la France aux avant‐postes du mouvement  d’émancipation  dans  une  Europe  alors  dominée  par  des monarchies  plus  ou moins  éclairées  mais  toujours  autocratiques.  Aujourd’hui  encore,  la  permanence  des surenchères  sécuritaires ne  cesse de menacer  les  libertés  individuelles et publiques. Nous verrons que la lutte pour la liberté n’est jamais achevée et que l’évolution des sociétés elles‐mêmes ouvre à cet égard de nouveaux terrains pour le militantisme.    Quant à l’égalité, les radicaux ne  la voient pas comme une uniformité des situations mais comme l’équité dans les droits et les chances. C’est pourquoi ils préfèrent à une notion parfois  ambiguë  le  concept  de  justice  qui  désigne  clairement  l’objectif  de  renforcement permanent de  la cohésion sociale dans un ensemble  républicain où chacun  trouverait à  la fois la récompense de son mérite et le réconfort de la solidarité.    C’est à  l’évidence  la valeur de  fraternité qui est aujourd’hui  la plus manifestement menacée  par  les  faux  débats  sur  une  identité  nationale  peureuse,  sur  une  immigration considérée comme une pathologie sociale ou sur la compatibilité plus ou moins grande entre les religions et le projet républicain qui leur est pourtant étranger.    Plus  d’un  siècle  après  la  Révolution,  la  République  s’est  en  effet  enrichie  d’un principe  vertébral,  la  règle  laïque.  C’est  désormais  ce  principe  qui  éclaire  notre  devise nationale, qui  lui donne tout son sens et  impose des devoirs à notre communauté et à ses diverses  représentations  juridiques. Or  la  laïcité est aujourd’hui menacée.  Il convient donc de faire un bref rappel du principe et une analyse des attaques qu’il subit.   

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LA LAÏCITÉ FRANÇAISE     Sous  l’influence  des  Jacobins,  la  Révolution  Française,  bien  que  faite  notamment contre  le  pouvoir  du  clergé,  s’était  orientée  vers  une  sorte  de  déisme  théoriquement rassembleur,  le  culte  de  l’être  suprême.  Ce mouvement  qui  revenait  à  subordonner  les individus à peine émancipés à une nouvelle forme de transcendance, parfaitement abstraite au demeurant, n’a guère prospéré.    Napoléon a mis fin à cette dérive vers une sorte de paganisme d’Etat en renouvelant les  relations  privilégiées  de  la  France  et  du Vatican  par  l’établissement  du  concordat.  Ce régime, qui  inscrivait dans notre droit, un primat autrefois purement factuel, de  la religion catholique  romaine a duré un  siècle.  Il dure encore en Alsace‐Moselle même  si  ses effets sont tempérés par la force relativement importante des religions protestante et juive.    La Restauration, bien sûr, mais la Monarchie de Juillet et le Second Empire n’ont fait qu’aggraver le système concordataire par la multiplication des contrats passés entre l’Etat et les  congrégations.  A  ses  débuts,  la  IIIème  République  elle‐même  a  quelquefois  favorisé  la religion catholique, notamment en l’associant, à des prétextes civilisateurs, à ses entreprises coloniales.    Il  est  revenu  aux  radicaux  –  et  pour  notre  part,  nous  sommes  très  fiers  de  cette ascendance politique – de poser par la loi de 1905 la règle de séparation des églises et de l’Etat,  le  principe  de  liberté  des  consciences  et  des  cultes  ainsi  que  l’impératif  de  stricte délimitation entre la sphère publique totalement neutre et la sphère privée abandonnée à la liberté des  individus. La  loi de 1905 était devenue d’une grande urgence politique puisque les  congrégations  religieuses  prétendaient  détourner  à  leur  profit  la  loi  de  1901  sur  les associations,  texte  de  grande  liberté  totalement  étranger  à  toute  préoccupation confessionnelle.    Après  quelques  années  de  disputes  locales  entre  les  élus  qui  entendaient  faire respecter la nouvelle règle législative et le clergé qui s’y opposait, la loi de 1905 est devenue la règle admise de façon quasi unanime pour la séparation des pouvoirs publics et de toutes les manifestations  des  choix  confessionnels.  Du  reste,  en  dehors  de  quelques  querelles durables mais  anecdotiques  sur  les  sonneries  de  cloches,  les  vifs  débats  des  premières années portaient pour l’essentiel sur la propriété des lieux de culte catholiques dévolue par la  loi  à  l’Etat  ou  aux  collectivités  locales  à  l’excellent motif  que  leur  édification  avait  été payée par  les recettes de  l’impôt ou par  l’effort contraint des citoyens.  Il arrive cependant que  les  meilleures  lois  produisent  des  effets  éloignés  des  intentions  fondatrices.  En l’occurrence,  la  volonté  des  radicaux  de  1905  était  clairement  confiscatoire.  Mais l’éloignement progressif des catholiques par rapport à l’ancienne religion officielle nationale devait  produire  une  conséquence  inattendue :  l’insuffisance  des  revenus  propres  des conseils de fabrique allait amener  l’Etat et  les communes à financer par  l’impôt  l’entretien ou  la  restauration  des  édifices  religieux,  ce  qui  nous  autorise  à  critiquer  sévèrement  les récentes  déclarations  du  Président  de  la  République  associant  le  prestige  de  notre patrimoine  architectural  religieux  à  l’importance  de  notre  prétendue  identité  chrétienne collective. 

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   Revenons cependant à  la définition de  la  laïcité française telle quelle apparaît après ce rappel historique.    La  laïcité républicaine n’est pas une  idéologie anti‐religieuse, une sorte de dogme dirigé contre la liberté de conscience. Tout au contraire, elle est la garantie de cette liberté. En protégeant l’exercice libre des cultes et en n’en favorisant aucun, la loi de la République protège non pas  les religions mais  le  libre choix de chaque  individu.  Imaginons comme un contraste théorique la situation qui serait aujourd’hui celle de notre pays s’il était toujours, après des  flux migratoires  inchangés,  lié de  façon exclusive au Vatican. C’est pour  le coup, réfléchissons‐y, qu’il serait nécessaire d’inventer de nouvelles règles juridiques, notamment pour régler les rapports entre l’islam et les pouvoirs publics. Ce n’est pas nécessaire et nous ne voyons nul besoin d’ouvrir ou de moderniser notre laïcité.    Non que la laïcité républicaine soit un dogme. Elle en est l’inverse exact. Venue des Lumières et de l’esprit de tolérance voltairien, elle a été portée par l’influence philosophique et  scientifique,  très  forte  à  la  fin  du  XIXème  siècle,  du  rationalisme,  du  positivisme  et  du scientisme. Elle n’a donc rien à voir avec une quelconque vérité républicaine révélée. Elle est certes  essentiellement  différente  des  pensées  religieuses  car  elle  est  fille  de  la  raison, laquelle s’applique à douter. La  foi se doit d’être aveugle et simple ; c’est, dit‐on, celle du charbonnier.  La pensée  laïque, qui n’est pas  à mettre  sur  le même plan que  les pensées religieuses, mesure, s’interroge et  laisse  l’individu  faire,  face aux questions métaphysiques irréductibles à la raison, les choix qui lui apportent les réponses les plus rassurantes.    Si  elle  protège  ce  libre  choix,  la  laïcité  interdit  cependant  que  les  options confessionnelles  pèsent  sur  la  délibération  publique.  Elle  n’est  pas,  répétons‐le,  anti‐religieuse mais elle est délibérément  anti‐cléricale.  Elle  s’érige en  rempart de neutralité absolue contre les influences des religions sur les institutions publiques et, en premier lieu, sur  l’école  républicaine  puisque  cette  école  est  précisément  le  creuset  où  se  forge  la liberté de conscience et où se fait l’intégration républicaine.    Pour  autant,  les  radicaux  ne  sont  pas  absolument  hostiles  à  l’existence  d’un enseignement privé. C’est le vieux débat entre Clemenceau et Jaurès. Nous comprenons que certains parents  veuillent offrir plusieurs  chances  à  leurs enfants. Mais notre position est simple :  l’argent public ne doit  jamais aller à  l’école privée puisqu’il appartient à tous. Pour nous, la seule école libre est celle de la République.    La  laïcité n’est pas non plus une sorte de trébuchet où se pèseraient  les différentes influences  religieuses,  charge  à  la  loi  d’en  dégager  la  résultante  et  de  définir  ainsi  les différentes  règles  de  la  vie  publique  comme  le  plus  petit  dénominateur  commun  des croyances privées. Une telle conception peut orienter les modèles sociaux communautaires mais ne saurait être  le repère, devenu par nature fluctuant, de notre  identité républicaine. Dans l’espace public, la laïcité est souveraine ; les choix privés lui sont indifférents dès lors que leurs manifestations ou leurs conditions d’exercice ne troublent pas l’ordre républicain.    C’est pourquoi une république laïque n’a pas à se préoccuper du recensement et du classement des  religions selon  le nombre de  leurs adeptes ou  leur degré de  tolérance. Au 

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reste,  la tolérance, qui est  la méthode du dialogue républicain, est étrangère par définition aux religions, que leur expression soit modérée ou intégriste, ce qui est un autre problème. Les  grandes  religions  du  livre  affirment  leur  vocation  à  l’universalité.  Leur  nature  et  leur projet  fondateur débouchent donc en  toute  logique  sur  le prosélytisme qui  s’est  souvent opéré, au moins dans  le passé, par  le fer et par  le sang. Quant au classement des religions sur  une  échelle  numérique  des  croyances  les  plus  répandues,  c’est  une  statistique  qui échappe manifestement aux devoirs de la République.    Nous avons dit que le principe laïque érigeait un rempart de neutralité. Cette règle ne signifie pas que la neutralité de l’Etat serait passive et limitée au respect d’un armistice déjà ancien  comme  s’il était archivé. Elle est active.  L’école, pour  reprendre  cet exemple, doit être protégée bien  sûr des empiètements  confessionnels mais également des  influences économiques et partisanes. Elle est le bien commun car elle est la matrice plus que séculaire de notre identité. Il s’ensuit que l’argent n’a pas sa place comme facteur discriminant au sein de  l’école ‐ et  la marchandisation en cours des universités publiques doit être combattue – pas  plus  que  la  propagande  politique  ne  peut  y  être  admise.  Et  lorsque  la  société  est agressée dans son attachement aux Droits de l’Homme par des pratiques sectaires, elle doit réagir en les combattant énergiquement.    Il nous est  facile, à ce stade, d’adopter  le mot d’ordre que  le député UMP Laurent Hénart proposait récemment : « Tout le principe de laïcité, rien que le principe de laïcité. Et sans  épithète.  Arrêtons  de  parler  de  nouvelle  laïcité,  de  laïcité  revisitée  ou  active » (entretien avec Libération, le 5 mars 2011). Nous souscrivons également à la proposition de François Baroin de rassembler en un code de  la  laïcité  la  loi de 1905, à  la condition qu’elle reste inchangée, et tous les autres textes traitant de ce sujet.    Pour notre part, nous proposons un résumé simple : la loi doit respecter la foi et la foi ne doit pas dicter la loi.   

QU’EN EST‐IL DE NOTRE « IDENTITÉ CHRÉTIENNE » ?     A chaque station de son chemin de croix, à chaque étape qu’il fait et qu’il fera sur les chemins de Saint Jacques de Compostelle,  le chef de  l’Etat, théoriquement garant de notre laïcité  constitutive  et  constitutionnelle,  ne manque  pas  une  occasion  de  parler  de  notre identité  chrétienne  et  d’inscrire  dans  sa  comptabilité  de  la Nation  française  la  dette  que nous  aurions  à  l’égard  de  la  chrétienté  (qu’il  prononce  d’ailleurs  bizarrement « chrétienneté »).     Soyons brutaux, cette identité chrétienne est une foutaise. Evidemment, nul ne peut soutenir sérieusement que notre mémoire n’a pas enregistré un fort apport  judéo‐chrétien pas plus que nous ne pouvons prétendre  renier nos  racines grecques et  romaines. Mais si Nicolas Sarkozy  fait demain  le  tour de France des châteaux‐forts, devra‐t‐il  faire en même temps l’éloge de la féodalité ?  

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  Le Président de  la République oublie que  la Révolution française s’est faite contre les privilèges de  l’aristocratie et du clergé avant même d’être braquée en 1792 contre  le principe monarchique et de substituer, en 1793, le peuple souverain au monarque souverain déjà  privé  de  royaume.  C’est  que  les  révolutionnaires,  les  représentants  du  Tiers‐Etat n’avaient  pas  du  clergé  la  vision  idyllique  aujourd’hui  proposée  par M.  Sarkozy  qui  voit encore  de  nos  jours  un  rôle  plus  important  pour  le  curé  que  pour  l’instituteur  dans l’instruction morale. Le peuple français supportait depuis des siècles la dîme, l’accaparement des terres,  le pouvoir séculier bien réel des évêques et des abbés ainsi que tout  l’arbitraire ecclésiastique qui se donne  libre carrière dès qu’il peut s’exprimer sans contredit. Pendant tous ces siècles, le pouvoir de l’église catholique s’est bâti contre les libertés et même par l’asservissement des individus.    Il  importe peu que  le message  initial d’une  religion  soit un message de  liberté, de tolérance et de fraternité. A cet égard, on peut juger à la même aune l’ancien testament, les évangiles  et  le  coran.  Quelle  que  soit  l’intention  fondatrice,  souvent  louable  dans  son expression mais parfaitement critiquable en ce qu’elle exige la soumission à l’autorité divine, cette  intention disparaît  lorsqu’elle est confisquée par  les clergés qui ne manquent  jamais d’échanger aux  individus  leur  liberté souvent difficile à assumer contre  la prise en charge, qui est d’essence  totalitaire, de  leurs  responsabilités avec en viatique des promesses pour l’au‐delà. Ceux qui douteraient de  la  réalité de  ce processus de  confiscation  reliront  avec profit « Les  frères Karamazov »de Dostoïevski et particulièrement  le  chapitre  intitulé «   Le grand Inquisiteur ». Quand une religion avance un projet « libérateur », elle se dote toujours d’un clergé qui se nourrit de la disparition des libertés.    Décidément non, nous n’éprouvons pas, pour notre part, le sentiment d’une dette à l’égard de la chrétienté ni celui d’avoir été modelé par une quelconque identité chrétienne même si, une fois de plus, nous savons prendre la mesure de cet apport dans notre histoire et dans notre patrimoine.    Il s’agit, en vérité, d’un apport sédimenté. Des spécialistes autoproclamés nous disent que  60%  des  Français  se  présenteraient  comme  catholiques.  Soit. Mais  de  quoi  s’agit‐il vraiment ?  Sommes‐nous  autorisés  à  soutenir,  d’une  façon  qui  n’est  qu’apparemment paradoxale, qu’une  religion peut  se  séculariser  et  passer  en  quelque  sorte  d’un  principe transcendantal à une série de comportements culturels ? Certes  la moraine est bien visible de ce que nous appelons la glaciation chrétienne. Les jours de fêtes initialement catholiques sont  intégrés à notre calendrier et chacun,  fût‐il parfaitement athée, en profite sans états d’âme. La  liste des prénoms « officiels » ne cesse de nous renvoyer aux évangiles mais  leur usage s’opère sans aucune conscience de ce lien. Combien de Jean‐Baptiste ont‐ils été libres‐penseurs ? Allons plus loin. Lorsqu’un Français se dit catholique, il signifie dans la très grande majorité des cas, qu’il a été baptisé, souvent marié à l’église et que, le moment venu, il sera enterré avec  la bénédiction d’un prêtre. Entend‐il afficher par  là  son  appartenance à une communauté de croyants de plus en plus réduite ? Aucunement. Il veut dire que sa famille et lui‐même observent un certain nombre de  rites d’agrégation  sociale devenus avant  tout culturels.    D’ailleurs,  la  plupart  des  Français  ainsi  décomptés  comme  des  catholiques condamnent  avec  la  dernière  énergie  la  rigueur  rétrograde  avec  laquelle  la  propagande 

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vaticane refuse toujours  la contraception,  le droit à  l’avortement ou  la  lutte contre  le sida. Est‐on  catholique  lorsqu’on  n’observe  pas  avec  respect  le  dogme  de  l’infaillibilité pontificale ?    Monsieur  Sarkozy  fait  tort  à  notre  République  lorsqu’il  va  s’agenouiller  devant  le pape en sa qualité de chanoine de Latran. Il outrepasse ses droits lorsqu’il fait approuver par décret  le  pouvoir  du  Vatican  d’admettre  ou  de  refuser  la  validation  de  nos  diplômes,  y compris  ceux  que  délivrent  les  universités  catholiques  où  l’on  est  souvent  très  critique  à l’égard de Rome.    Le Président de la République nous fait du tort et il fait fausse route.    Il  est  bien  certain  en  effet  qu’au‐delà  de  ses  croyances  personnelles,  qui  sont parfaitement  respectables  mais  n’ont  pas  à  porter  leur  ombre  sur  son  discours  public, l’objectif véritable de M. Sarkozy lorsqu’il encense, si l’on ose dire, notre identité chrétienne est bien de désigner a contrario des non‐chrétiens comme des ennemis d’une communauté nationale  ainsi  réduite  à  son  expression  la  plus  pauvre.  Les  critiques  des membres  de  la majorité  contre  le  « cosmopolitisme »  attribué  à D.  Strauss‐Kahn  ne  sont  que  le mauvais masque  derrière  lequel  on  se  cache  pour  réanimer  l’antisémitisme  toujours  latent.  Et lorsque  le nouveau ministre des affaires européennes signe une tribune de presse  intitulée « Assumons l’Europe des clochers ! » (6 février 2011, le Figaro), il ne dit pas autre chose que nos voisins suisses avec leur extravagante votation contre les minarets.   

ISLAM ET LAÏCITÉ     Dans son entreprise de reconquête d’un électorat désabusé et lassé de l’absence de réponses aux véritables interrogations sociales, la majorité de l’UMP, pressée en ce sens par le Président de  la République, a décidé de  relancer  le débat qu’on  croyait abandonné  sur l’identité nationale et de le faire porter plus précisément sur la question de la compatibilité de  l’islam  et  de  la  laïcité.  Cette  nouvelle  discussion  intervenant  peu  après  les  débats parlementaires  sur  l’immigration  et  les  dispositions  relatives  à  la  déchéance  de  la nationalité,  l’ennemi  est  clairement  désigné :  l’immigration  équivaudrait  à  l’importation d’islamistes, voire de terroristes et criminels de droits communs.    En agissant ainsi, la droite, qui prétend de surcroît défendre la laïcité républicaine, ne fait que se placer dans la course au racisme et à l’islamophobie lancée par Madame Le Pen, devenue  elle  aussi,  avec  la  ferveur  des  nouveaux  convertis,  avocate  de  la  laïcité.  Avant même l’ouverture de ce nouveau débat, la sanction de l’opinion ne s’est pas fait attendre. A courir derrière Madame Le Pen, on se  retrouve en effet… derrière elle. Pour  l’heure,  il ne s’agit encore que de sondages d’opinion dans la perspective de l’élection présidentielle mais il  est  d’ores  et  déjà  patent  que  le  chef  de  l’Etat  et  sa majorité  (dont  certaines  figures éminentes  renâclent  devant  cette  émulation malsaine)  font  courir  un  grave  danger  à  la démocratie en tentant de focaliser la préparation de cette élection capitale sur des sujets de division alors que  leur  responsabilité, au moins pour  ce qui  concerne  le Président, est de rassembler. 

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   A  ce  stade,  les  voix  dominantes  de  l’UMP  s’expriment  pour  se  poser,  à  partir  des singularités prêtées à l’islam et dont certaines sont bien réelles, une question apparemment candide : l’islam est‐il soluble dans notre laïcité ? Pour leur part, les radicaux ne veulent rien dissoudre  des  religions  dès  lors  qu’elles  respectent  la  loi  républicaine.  L’objectif  du dispositif laïque n’est pas de raboter les différences, mais au contraire de les protéger dans un corps social à la cohérence accrue par ce respect lui‐même.  

Rien  ne  permet  aujourd’hui  de  dire  que  l’islam  poserait  un  problème  global d’incompatibilité avec  la  laïcité. Ceci ne nous empêche pas de  remarquer que  la  religion musulmane présente des particularités qui sont autant de difficultés dans l’application des règles laïques. Pour être réelles, ces difficultés ne sont pas insurmontables. 

 La première tient au fait que l’islam ignore la distinction entre le profane et le sacré 

et  donc  la  délimitation  qui  en  résulte  entre  l’espace  public  et  la  sphère  privée.  Les principaux supports de  la théologie  islamique, coran et commentaires, mêlent d’ailleurs  les prescriptions religieuses et les règles juridiques. Il y a là une difficulté sérieuse que des Etats musulmans ont réussi à résoudre. La Turquie d’Atatürk (ainsi que celle des actuels dirigeants islamistes dits  « modérés ») et la Tunisie de Bourguiba ont imposé la séparation du religieux et  du  juridique  et  ont  livré  leur  version  de  ce  que  pourraient  être  des  nations  à  la  fois musulmanes et  laïques.  Il est nécessaire pour nous de faire ce que Abdenour Bidar appelle « une pédagogie de la laïcité » (Le Monde 22.12.2010) en montrant aux musulmans qu’elle est  au  cœur  de  notre  progrès  social  et  qu’elle  n’est  donc  pas  négociable,  faute  de  quoi, comme  le  souligne  le même auteur,  fondamentalistes d’un côté et xénophobes de  l’autre seraient  autorisés  à  tester en permanence par des provocations  la  résistance du principe laïque s’il leur apparaissait trop élastique. 

 La deuxième difficulté importante réside dans l’absence d’organisation hiérarchique 

de  la religion musulmane. L’Etat, habitué à  la centralisation et  la stricte hiérarchie par une pratique séculaire, a rodé des méthodes de dialogue avec les cultes organisés comme lui sur un mode vertical. Il n’en est pas ainsi pour l’Islam sauf dans de rares pays – le Maroc en est un – où  l’autorité temporelle se confond avec  l’autorité spirituelle. Or  le dialogue entre  les pouvoirs publics et les autorités religieuses est absolument nécessaire, notamment pour que soit convenablement garantie  la  liberté du culte. Jusque  là,  les tentatives de mise en place d’institutions  représentatives  des  musulmans  (ce  qu’on  désigne  de  la  curieuse  formule « Islam de France ») ont échoué soit qu’elles aient été  investies par des  fondamentalistes, soit  qu’elles  aient  été  manipulées  par  des  Etats  étrangers  instrumentalisant  leurs communautés de migrants, soit encore qu’elles aient été mises en échec de  l’extérieur par des groupes, tels les salafistes, qui leur dénient tout droit en vertu d’un prétendu défaut de rigorisme. Il y a bien là un véritable problème pour la République qui sera peut‐être obligée de renoncer à ses propres habitudes centralisatrices. On peut en effet concevoir que, dans le strict respect de la loi de 1905 et dans le cadre d’instructions ou d’indications données par le ministre  de  l’intérieur  et  des  cultes,  les  préfets  et  les maires  soient  autorisés  à  discuter localement,  avec  des  responsables  locaux  qui  seraient  les  imams  des  mosquées,  des questions pratiques relatives à l’exercice du culte musulman. Un tel dispositif n’empêcherait nullement  l’Etat  de  conserver  l’instance  consultative  que  serait  un  Conseil  national authentiquement représentatif. 

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 La troisième difficulté, sans doute la plus délicate à surmonter, est à rechercher dans 

ce que Rama Yade appelle de  façon  très parlante « l’assignation à  résidence  religieuse ». Nous entendons dire qu’il y aurait dans ce pays six millions de musulmans. On exprime ainsi une autre réalité statistique :  les  immigrés venus de pays musulmans et  leurs descendants seraient six millions, ce qui est, sous une lecture laïque, une tout autre réalité. Dans les pays d’islam, on ne saurait échapper à sa condition religieuse, hors les très rares cas d’apostasie. Celui qui naît dans  la communauté musulmane,  l’umma, y reste attaché quelles que soient ses  convictions  et  sa  pratique  quotidienne. Mais  cette  vision  du monde  est  totalement contraire  au  principe  d’autonomie  du  sujet  qui  est,  dans  la  conception  universaliste,  le premier des droits de  l’homme. Elle n’est du reste pas toujours conforme à  la volonté des intéressés,  spécialement  des  jeunes  et  plus  particulièrement  encore  des  jeunes  filles,  qui regardent l’installation dans un pays laïque et moderne comme une occasion de s’émanciper de  règles  communautaires  très  contraignantes.  La  juxtaposition  des  deux  systèmes  de pensée,  l’un universaliste et  l’autre communautariste, ne manque pas de générer, toujours plus  précisément  dans  la  jeunesse,  une  sorte  de  crise  d’identité. Aux  règles  souvent  très contraignantes de leur famille ou de leur communauté, les jeunes gens concernés opposent leurs  droits  individuels.  Mais  lorsque  la  République  les  rappelle  à  leurs  devoirs,  ils  ne manquent pas de rappeler  les manquements à  la devise républicaine et de se draper dans une  identité  collective  qu’ils  estiment  bafouée.  Pour  dire  le  vrai,  il  n’y  a  pas  de  solution simple à  ce problème  très général. On ne peut espérer offrir aux  intéressés  le  choix d’un destin  voulu  qu’au  prix  d’un  très  vigoureux  effort  d’intégration,  notamment  par  la compensation  des  handicaps  scolaires,  par  la  dévolution  de  responsabilités  sociales  aux jeunes  femmes musulmanes, par  l’arrêt de  la  ségrégation de  fait que produit  le  logement prétendument  social,  bref  par  une  politique  d’égalité  effective  devant  le  service  public, égalité  qui  suppose,  quoi  qu’il  nous  en  coûte,  des  politiques  volontaristes  pour  rétablir l’équité dans les chances de chacun. 

 Dès  lors qu’on a repéré ces grandes difficultés, sans aucune  intention de brimer ou 

d’humilier une communauté,  les autres questions aujourd’hui agitées comme des chiffons rouges devant  l’électorat conservateur nous paraissent  justiciables de  solutions  simples et pratiques. 

 Faut‐il accorder des financements publics pour la construction des lieux de culte ? A 

priori  non  car  il  ne  nous  semble  pas, même  si  l’on montre mille  fois  la  rue Myrrha  à  la télévision,  que  l’insuffisance  de mosquées  soit  réelle.  Ceci  posé,  l’inventaire  des  lieux  de cultes et des besoins éventuels peut être conduit selon la procédure décentralisée que nous avons proposée. S’il apparaît une  insuffisance d’édifices religieux réelle, nous devrons nous rappeler  d’une  part  que  l’argent  public  sert  quotidiennement  à  l’entretien  des  lieux d’exercice des autres cultes pour les raisons historiques rappelées plus haut et, d’autre part, qu’il  existe mille  façons  juridiques  d’accompagner  la  construction  d’un  lieu  de  culte  sans déroger à la loi de 1905. 

 Doit‐on  autoriser  la  construction de minarets ? Oui, bien  sûr, dès  lors qu’elle  est 

conforme aux documents d’urbanisme. La première mosquée française n’a pas été comme on  le croit celle de Paris mais celle de Saint‐Denis‐de‐la‐Réunion qui comporte un minaret sans  que  nul,  chrétien,  tamoul  ou  agnostique,  n’en  prenne  ombrage.  Le  rythme des  cinq 

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prières quotidiennes nous parait en revanche interdire les appels des muezzins car il y aurait là un véritable risque d’envahissement de  l’espace public par une manifestation de nature privée. De toutes les manières un Etat laïque n’a pas à imposer des règles architecturales à des bâtiments religieux. 

 Y  a‐t‐il  lieu  précisément  d’autoriser  les  prières  publiques ?  Selon  nous,  leur 

généralisation doit être proscrite mais  il nous semble que  le problème est très circonscrit. Nous avons évoqué la situation du XVIIIème arrondissement de Paris qui choque surtout ceux qui ont  envie de  trouver prétexte  à  s’offusquer.  Le  fait,  véritablement préoccupant  car  il constitue une image de ce que nous avons appelé la mosaïque communautaire, bien réel est que l’est de cet arrondissement est presque exclusivement peuplé de populations immigrées ou  issues  de  l’immigration.  Il  appartient  donc  aux  autorités  municipales  concernées  de vérifier  si  l’usage  privatif  d’une  voie  publique  constitue  un  véritable  trouble  à  l’ordre républicain (nous  l’avons dit, C. Boutin elle‐même a rappelé qu’on ne faisait pas autant de ramdam,  si  l’on  nous  permet,  à  propos  des  très  nombreuses  processions  catholiques traditionnelles) et d’étudier si, dans le cadre de la loi, il est possible d’apporter une réponse positive  au  besoin  d’un  lieu  de  culte  approprié.  Dans  les  très  grandes  entreprises  (par exemple Renault à Flins) ou dans les aéroports, la question a été résolue sans fracas par de simples règlements d’entreprises ou aménagements de locaux. 

 Peut‐on  tolérer  que,  dans  les  mosquées,  le  prêche  soit  donné  en  arabe ? 

Evidemment oui, n’en déplaise à M. Copé qui ne pense pas à vérifier  le contenu  latin des messes  traditionalistes. Dès  lors  que  les manifestations  religieuses  se  déroulent dans  des lieux  clos,  elles  ont  un  caractère  privé  dont  seules  les menaces  avérées  à  l’ordre  public permettraient  aux maires,  ou  à  défaut  aux  préfets,  de  les  limiter  dans  le  cadre  de  leur pouvoir de police. 

 Est‐il nécessaire de prévoir des secteurs ou des menus spécifiquement halal dans 

les cantines scolaires ? Non. Même si les grandes compagnies aériennes – Air France parmi les premières – ont  fait à  leur  clientèle  fortunée  la bonne manière de garantir  leur  repas « sans viande de porc », il nous semble qu’une trop grande tolérance sur ce point aboutirait à  un  incessant  déferlement  de  revendications,  végétariens  ou  végétaliens  n’étant  pas  les derniers  à  se  joindre  dans  cette  hypothèse  aux  parents musulmans,  juifs,  catholiques  ou témoins  de  Jéhovah.  Si  elle  est  heureusement  assez  généralisée,  la  restauration  scolaire n’appartient pas à l’impératif public de scolarisation. Certaines écoles ou certains élèves sont de  fait privés de  toute  cantine.  Les parents qui en auraient  la possibilité  sont donc  libres d’organiser eux‐mêmes  les  repas de  leurs enfants ;  les autres peuvent compléter  le menu scolaire par des plats apportés par leurs enfants. Du reste, le coran quand il n’est pas lu par des  intégristes,  autorise mille  dérogations  aux  règles  religieuses  pour  le malade,  pour  le voyageur, pour les petits enfants qui ne sont tenus, ni à l’obligation du jeûne du ramadan ni, lorsqu’elles sont  impossibles, aux cinq prières.  Il arrive que  les  religions  fassent preuve de raison. 

 La  règle  générale de mixité des équipements  sportifs publics  et particulièrement 

des piscines doit‐elle être maintenue ? Oui, absolument oui. Toute exception organisée par les  pouvoirs  publics  locaux  équivaut  là  encore  à  une  assignation  à  résidence  forcée  des jeunes filles musulmanes qui n’auraient plus que le choix d’être « putes » ou soumises. 

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 Devra‐t‐on accéder aux exigences des femmes musulmanes – mais plus souvent de 

leurs  maris,  pères  ou  frères  –  de  voir  les  soins  hospitaliers  que  leur  santé  réclame exclusivement pratiqués par des  femmes ?  Il n’en est pas question. Quelles que soient  la compétence  et  la  compréhension  des  femmes  médecins,  le  fait  de  céder  sur  ce  point équivaudrait à donner une prime à l’obscurantisme, comme si le corps médical consentait au rigorisme des sectes qui refusent vaccinations et transfusions. Si chacun et chacune est libre de choisir son médecin au quotidien, on ne peut pas accepter une attitude discriminatoire en situation d’urgence et surtout pas à l’hôpital public.    

LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ SOUS L’ÉCLAIRAGE LAÏQUE   

Notre laïcité apparaît, à ce stade, comme une exigence républicaine. Allons plus loin : nous estimons que c’est elle qui depuis un  siècle a donné une  signification plus  forte à  la devise de la République. 

 Elle sert évidemment la liberté des choix de conscience, nous l’avons dit. Elle la sert 

doublement puisque les religions bénéficient de la double protection des lois de 1901 et de 1905 :  la  loi  de  séparation  protège  directement  la  liberté  des  cultes  alors même  que  les associations  d’inspiration  religieuse  bénéficient,  dans  la  limite  du  droit  commun,  de  la grande loi de 1901. La laïcité est encore une protection pour la liberté d’enseignement. Quoi que nous en pensions par ailleurs, et nous n’y sommes guère favorables dans le principe, les dispositions  de  la  loi  Falloux  ou  le  système  du  contrat  d’association  au  service  public éducatif, deux mécanismes qui profitent à  l’enseignement  religieux, peuvent être étendus demain à tous les établissements musulmans. 

 Nous  avons  vu  aussi que  lorsque  les  immigrés ou  leurs  enfants  sont  désignés  à  la 

vindicte publique, quand on les range avec violence sous le vocable « racaille », c’est encore la laïcité qui vient au secours de la liberté et qui doit inspirer tous ceux qui militent contre les  surenchères  sécuritaires dictées par  le  racisme et par  la  xénophobie. Ce  combat n’est jamais  terminé.  La  liberté,  notre  bien  le  plus  précieux,  doit  être  toujours  défendue  et toujours étendue. 

 Mais  les  libertés  les  plus  modernes  sont  également  protégées  par  la  laïcité, 

notamment dans le domaine de la bioéthique. Rappelons‐le, la laïcité républicaine est une pensée de  l’émancipation  individuelle ; elle est fondée sur  l’autonomie du sujet soustrait à toutes  les  formes  d’autorité  qui  ne  seraient  pas  d’essence  républicaine.  Le  philosophe Michel Onfray, athée et militant laïque, a montré dans son ouvrage « Fééries anatomiques » à quel point le principe laïque s’opposait à la pensée chrétienne en autorisant des progrès de société sur le droit à l’avortement, sur la contraception, sur le génie génétique, la sélection des embryons,  la transgénèse,  le clonage à but thérapeutique ou encore  le droit de mourir dans  la dignité  (voir  sa  tribune dans  Le Monde du 7.03.2011). On  voit par  ces nombreux exemples que la laïcité est synonyme de libération. 

 

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Le  deuxième  terme  de  notre  devise  nationale,  l’égalité,  est  sans  doute  celui  que l’exigence laïque éclaire de la lumière la plus forte. Et nous sommes contraints de dire que, pour ce qui concerne le principe de justice, la République est bien loin de se conformer à ses  devoirs.  Nous  ne  sommes  évidemment  pas  défenseurs  d’une  égalité  des  situations individuelles,  de  cet  égalitarisme  qui  suppose,  l’Histoire  l’a  démontré,  nivellement, collectivisme et, à la fin, totalitarisme. Pour les radicaux l’égalité est celle des droits et des chances  et  c’est  pourquoi  ils  estiment  que  le moteur  du  progrès  n’est  pas  la  lutte  des classes mais la mobilité sociale fondée sur le mérite. 

 Ceci  posé,  il  reste  que,  dans  le  grand  chantier  de  luttes  contre  les  inégalités,  la 

République est en échec. Elle accuse, nous l’avons vu, toute une partie du corps social d’être tentée  par  une  recherche  d’identité  du  côté  des  pratiques  religieuses  extrémistes  alors même  qu’elle  pousse  à  cette  marginalisation  et  à  ce  découpage  communautariste  en refusant  de  créer  ou  de  recréer  les  conditions  de  l’égalité.  Le  choix  d’un  urbanisme concentrationnaire fondé sur le tout locatif (les pauvres n’auraient pas les moyens d’accéder à  la  propriété)  a  rejeté  des  pans  entiers  de  notre  population,  nationaux  et  immigrés confondus dans les marges d’une société où ils ne se reconnaissent plus. Contre ce véritable chancre  social,  les  innombrables  annonces  sur  une  véritable  politique  des  banlieues (logement donc mais aussi et peut‐être surtout égalité devant les services publics) n’ont été suivies  d’aucun  effet  et  les  derniers  remaniements ministériels  semblent même  présager d’un abandon total des projets de réhabilitations des banlieues. Le calcul est clair et se laisse bien voir dans les politiques fiscales : les habitants des quartiers en difficulté sont au pire des opposants  irréductibles,  au  mieux  des  abstentionnistes  que  le  mépris  de  l’Etat  a découragés ;  il  est  donc  infiniment  plus  payant  de  flatter  les  beaux  quartiers  et  de concentrer le discours public sur la reconquête des classes moyennes. C’est une fois de plus la politique de la division qui l’emporte contre l’impératif de rassemblement. 

 Le domaine le plus préoccupant  lorsque  l’on fait  le constat de  la désertion de  l’Etat 

dans  le combat pour  l’égalité  reste  toutefois celui de  l’école puisque c’est précisément  là que se mesure  la capacité de  la République à se  régénérer et à s’enrichir en permanence. D’innombrables  auteurs dont  le  talentueux  François Bégaudeau  avec  son  livre  « Entre  les murs » ont montré que ce chantier était immense mais que le combat pour l’école publique n’était  pas  perdu  d’avance.  Même  si  nous  avons  quelques  réserves  quant  à  la dénomination, nous estimons  indispensable une politique volontariste de correction des inégalités.  Il  ne  s’agit  au  demeurant  pas  d’adopter  la  conception  américaine  de  droits supérieurs  pour  combler  un  handicap ;  nous  voulons  rétablir  l’égalité  des  chances.  Un exemple simple l’illustre ; il est fondé sur la comparaison entre les établissements de grand prestige tels que Louis le Grand ou Henri IV et n’importe quel collège ou lycée de banlieue. Si l’on développe dans cette comparaison les rapprochements strictement budgétaires portant sur  le  coût  du  foncier,  sur  la  valeur  des  constructions  et  de  leurs  équipements  ou  sur  la rémunération  des  professeurs  (concentration  d’agrégés  d’un  côté,  affectation massive  de débutants ou de  remplaçants dans  l’autre),  la disproportion  financière apparaitra pour  ce qu’elle  est,  une  intolérable  inégalité.  Nous  pensons,  dans  ce  cas,  que  la  politique d’autonomie tellement vantée par ailleurs et notamment pour les universités, doit aboutir à l’allocation  aux  différents  établissements  de  crédits  rétablissant  une  équité  simple  et impérative :  chaque  élève  doit  bénéficier,  dans  un  niveau  scolaire  donné,  de  la  même contribution en argent public. Dans le même esprit, il nous apparaît que le renchérissement 

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du coût des études universitaires, spécialement dans les filières dites « professionnalisées » en  ce  qu’elles  sont  d’ores  et  déjà  ouvertes  à  l’appétit  des  entreprises,  est  extrêmement discriminant pour les populations défavorisées, pour les jeunes orientés vers des formations dépourvues de débouchés. C’est aussi dans le rétablissement de l’égalité universitaire que la République sera  jugée. Nous  sommes par ailleurs  favorables à  l’expérience, apparemment heureuse, des  internats d’excellence et à  leur généralisation ; nous approuvons également, avec certes des réticences de principe que  le pragmatisme oblige à oublier,  les procédures d’admission sur dossier dans les grandes écoles républicaines.  

L’exigence laïque ne serait pas satisfaite si nous venions à oublier une autre inégalité, plus vaste encore. La laïcité interdit à la République de distinguer les citoyens en fonction de leur religion ou de leur race mais également à raison de leur sexe. Or l’inégalité de fait entre les  hommes  et  les  femmes  demeure  l’un  des  plus  graves  échecs  de  notre  pays ;  il  se laisse voir par la faiblesse des effectifs féminins dans la représentation politique. Là encore, les laïques de stricte observance nourrissaient quelques réserves à propos de l’introduction de  quotas.  Force  est  cependant  de  constater  qu’à  moins  d’une  improbable  révolution culturelle,  le mécanisme des quotas féminins est à court terme  le seul efficace et doit être étendu à d’autres secteurs de la vie sociale tels que l’encadrement des entreprises publiques ou  la  composition  des  conseils  d’administration  des  entreprises  privées.  Il  n’y  a  pas  de miracles à attendre d’une prise de conscience spontanée dans un domaine où nous héritons d’un sexisme plurimillénaire. 

 La  fraternité  républicaine  est mise,  elle  aussi,  au  défi  de  la  laïcité.  Elle  signifie 

tolérance  à  la  différence,  ouverture  à  l’autre.  Qu’en  est‐il  dans  la  réalité  vécue  par  nos concitoyens ? 

 Les médias nous proposent  jusqu’à  la  saturation  le  spectacle  caricatural d’un pays 

frileux,  replié,  peureux  et  volontiers  porté  à  désigner  des  boucs  émissaires  porteurs  de toutes ces inquiétudes. La France ressemble‐t‐elle vraiment à ce portrait ? 

 Sont‐ils  racistes  ou  xénophobes  ces  Français  qui  font  état  régulièrement  de  leurs 

préférences :  leur  personnalité  favorite ?  Yannick  Noah ;  leur  sportif  préféré ?  Zinedine Zidane ;  le présentateur  le plus  intéressant ? Harry Roselmack ;  l’animateur  le plus doué ? Nagui.  Où  sont  donc  passés  le  chauvinisme  petit  blanc  et  le  racisme  supposé  de  nos concitoyens ?  

Si  l’on veut bien ne pas s’arrêter au cas,  intéressant mais marginal, des footballeurs d’origine africaine, des sprinteuses guadeloupéennes ou des rappeurs d’origine maghrébine, on peut  faire  le constat que  la France sait être un pays de haute  fraternité. Elle est belle, cette France qui donne à  l’Antillais Félix Eboué  l’occasion d’enraciner  la  résistance dans  le dispositif  colonial  Pétainiste.  Elle  est  belle,  cette  nation  qui  confie  au  Guyanais  Gaston Monnerville  la présidence du Sénat. Elle est belle, cette République qui  se  reconnaît dans l’actrice  Isabelle Adjani, qu’elle  incarne  la  reine Margot ou qu’elle porte  la  lutte contre  le sexisme et l’intégrisme en exigeant une « journée nationale de la jupe ». Elle est belle, cette opinion publique nationale qui porte Rama Yade au pinacle des sondages. Non, la France ne ressemble pas à sa caricature. 

 

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Nous  ne  sommes  pas  pour  autant  de  ceux  qui  condamnent  la  vision  nostalgique proposée quotidiennement par le journal de TF1. De métiers disparus en résistances rurales ou  en  révoltes  individuelles  contre  les  bureaucraties,  le  tableau  ainsi  dessiné  correspond bien  à  la mémoire  d’une  France  qui  aime  aussi  à  vivre  dans  ses  souvenirs. Mais  face  à l’urbanisation et aux défis de la modernité, cette peinture fonctionne en réalité comme ces écomusées où les touristes viennent chercher la photo jaunie de leur passé collectif. 

 On peut avoir toutes les sympathies pour le boulanger en tournée dans la Creuse ou 

pour  le dernier sabotier de Savoie. On peut même attendre des pouvoirs publics des aides au maintien des activités en milieu rural, puisque c’est là encore une des concrétisations du principe d’égalité.  Il  reste que  la vie quotidienne des Français est désormais organisée de façon  différente.  Elle  est  établie  dans  ce milieu  urbain  où  la  prétendue  unité  nationale comprise dans son sens restrictif est confrontée à chaque instant à l’altérité, à la différence sociale ou religieuse. 

 D’ailleurs, ces Français que  l’on voudrait prompts à  l’ostracisme répondent, chaque 

fois qu’ils sont sollicités, que leur existence quotidienne dépend en bonne partie de l’activité développée par  les populations  immigrées. Celles‐ci ne  se  laissent pas  réduire  à  la  figure désormais bien ancrée dans  le paysage urbain de  l’épicier arabe.  Les  Français  savent que dans d’innombrables domaines (cueillettes agricoles, industrie automobile, services urbains, etc.) ils dépendent de cette activité, sans même évoquer les effets chaque jour plus visibles du métissage dont nous savons tous qu’il fait aujourd’hui  la puissance d’un pays comme  le Brésil. 

 Enfin,  nous  ne  serions  pas  complets  sur  cette  question  de  la  fraternité  si  nous 

oubliions de souligner que le racisme prêté aux Français serait, s’il était avéré, une insulte à tous nos compatriotes d’outre‐mer qui  illustrent, par  leur engagement constant au service du  pays  et  par  leur  attachement  sans  cesse manifesté  à  la  nation  dont  ils  sont  l’un  des multiples visages, le meilleur de la conception française de la nationalité. 

 C’est pourquoi nous est venue une sorte de colère quand nous avons vu que de très 

médiocres spéculations électorales amenaient des responsables politiques éminents à lancer des débats dont la peur et la haine deviennent inévitablement les moteurs. Que la droite, si elle  est  républicaine,  abandonne  ces  thèmes  à  l’extrême  droite,  sinon  elle  récoltera  le mauvais  grain  qu’elle  a  semé.  Elle  aura  surtout  compromis  la  vision  collective  élevée  et exigeante de l’identité de notre République. 

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V   

UNE IDENTITÉ AUX MANIFESTATIONS MULTIPLES        Il n’était pas question pour nous de traiter ici la totalité des questions que posent les notions constitutives de  l’identité,  les sujets  liés à  la mémoire collective ou au patrimoine, les réflexions publiques sur les migrations ou encore les retentissements de l’idée laïque sur les  valeurs  fondatrices  de  la  République.  Cependant,  le  survol  que  nous  en  avons  fait montre, s’il en était besoin, que l’identité de notre pays est riche et complexe et ne se laisse pas enfermer dans le strict corset d’une vision restrictive de la communauté nationale.    Avant de revenir aux différents étages où se manifeste l’identité républicaine, il nous faut  rappeler  une  vérité  basique  souvent  perdue  de  vue  lorsqu’on  veut  faire  émerger  la figure d’une identité compacte et essentiellement différente d’autres ensembles nationaux. Cette  vérité  élémentaire  tient  en  un  constat :  si  séduisante  que  puisse  être  l’idée  assez abstraite d’une Nation homogène et  soudée, nul ne doit oublier que  l’ensemble national est  d’abord  composé  d’individus.  Quand  d’autres  philosophies  politiques  privilégient  la collectivité  par  rapport  aux  hommes  et  aux  femmes  qui  en  font  la  réalité  charnelle,  le radicalisme  s’est  toujours  présenté  comme  la  gauche  qui  défend  l’individu  libre, responsable  et  solidaire.  Nulle  collectivité  n’a  la  légitimité  de  détruire  un  seul  individu. C’était le sens même de l’abolition de l’esclavage puis de la peine de mort.    Nous  savons  ce  que  la  République  doit  à  l’invention  révolutionnaire  du  « peuple souverain ».  Il  s’agissait par  la  réanimation du principe de  souveraineté de  substituer à  la monarchie  une  force  juridique  supérieure  dans  sa manifestation  collective mais  similaire dans son appellation. Cette vision du nouveau monde impliquait presque mécaniquement la décapitation de  l’ancien monarque afin qu’advienne  le  règne du nouveau  souverain. Tout considéré,  et  même  si  nous  assumons  la  prise  en  charge  de  l’intégralité  de  l’héritage révolutionnaire,  il nous semble que  la notion de peuple souverain est relativement pauvre surtout  si  elle  est  comparée  aux  prescriptions  des  philosophes  des  Lumières.  Nous n’oublions  pas  qu’au  frontispice  de  son  « Léviathan »,  Thomas  Hobbes  représentait  le monstre  du  pouvoir  comme  une  immense  silhouette  dessinée  seulement  par  l’addition uniforme  des  individus. Nous  constatons  aussi  que  la  fiction  du  peuple  souverain  n’a  pu devenir opérationnelle dans  le  champ politique que par  les mécanismes de  la démocratie représentative dont chacun – même ceux qui la portent en estime, et nous sommes de ceux‐là  –  peut  voir  aujourd’hui  les  limites  telles  qu’elles  sont  tracées  par  l’appel  de  nos concitoyens à des  formes de démocratie directe et participative qui  leur  restitueraient un pouvoir permanent de contrôle des élus. Enfin, nous voyons fondamentalement que l’unité irréductible de la condition humaine suppose que l’Homme, c’est‐à‐dire l’individu et non une statue désincarnée de  l’humanité, puisse à  chaque  instant  faire  valoir  sa  liberté  contre  la 

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puissance de  la collectivité. Nous croyons avec  le philosophe Alain que  la démocratie n’est pas le pouvoir de la majorité mais le règne du droit.    Cette conception, spécifique aux radicaux dans la gauche française, nous amène ici à souligner le fait que l’identité républicaine passe avant tout par le respect de chaque identité individuelle et que ce respect est par lui‐même la condition du maintien et de la solidité du contrat social.   

LES SOLIDARITÉS LOCALES     Nous avons déjà  indiqué que  l’identité républicaine n’était pas seulement nationale mais que par l’histoire de nos paroisses devenues des communes, de nos départements, de nos  provinces  devenues  régions,  l’identité  du  pays  était  constituée  aussi  de  milliers d’identités locales, toutes singulières, toutes compatibles et même complémentaires.    Dans  les  années  70  (avec  notamment  la  loi  du  16  juillet  1971  sur  les  fusions autoritaires  des  communes)  et  même  au  début  des  années  80  et  de  la  gauche  de gouvernement, la mode était à la suppression des petites communes sous la suggestion des théoriciens de la DATAR alors encore tout‐puissants. Le modèle proposé dans cette période était  la  nouvelle  organisation  administrative  belge  où  l’on  avait,  d’un  coup  de  baguette bureaucratique,  supprimé 80% des  communes. On peut  voir  aujourd’hui où en est  rendu l’Etat belge, nous y reviendrons dans un instant.    A  cette  époque,  François Mitterrand,  leader  de  l’opposition  puis  Président  de  la République  opposait  à  cette  volonté  de  « modernisation »  une  résistance  farouche  que beaucoup,  à  gauche  notamment,  jugeaient  passéiste.  La  simplicité  n’est  pas  toujours  un simplisme et son raisonnement était simple : avec plus de 36. 000 communes, la France était dotée  d’un  réseau  irremplaçable  de  quelque  550.000  élus  locaux  bénévoles  ou  quasi‐bénévoles qui veillaient dans  leurs collectivités parfois minuscules, à  renouer  le  lien  social distendu  ou  déchiré  par  les  nouveaux modes  de  vie,  par  la  disparition  progressive  des services publics en milieu rural et, plus généralement par  la désaffection à  l’égard du bien public. Les trente années écoulées depuis ces débats lui ont donné entièrement raison. Plus que jamais, les communes sont, comme on l’a dit souvent, les écoles de la démocratie mais aussi les collectivités de base de l’édifice républicain. Ne touchons pas à ce bien précieux. Les communes ont  su organiser, par  leurs  syndicats ou  leurs  communautés,  le  regroupement des  fonctions mieux assurées à un niveau  supérieur. Mais pour  le  reste, elles demeurent, grâce  pour  les  petites  d’entre  elles  aux  figures  associées  du  maire  et  de  l’instituteur‐secrétaire  de  mairie,  le  niveau  où,  d’une  part,  chaque  individu  a  la  satisfaction  d’être clairement  identifié  et  où,  d’autre  part,  chaque  citoyen  peut  présenter  aux  pouvoirs  ses propres  revendications.  Les  communes  de  France  sont  une  richesse  magnifiquement protéiforme.    En  1970  encore,  les  penseurs  de  l’aménagement  du  territoire  développaient  leurs très ambitieux projets de villes nouvelles avec un argument parfaitement  technocratique : en deçà de 250.000 habitants, une ville ne « fonctionnait » pas… Auraient‐ils consulté  leur 

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grand‐mère ou  le maire de  leur village d’origine qu’ils en auraient reçu  la  réponse du bon sens : c’est plutôt au‐delà de 25.000 habitants qu’apparaissent  les pathologies urbaines. Le bon sens l’a emporté dans les faits et il a bien fallu à Cergy, à St Quentin, à Melun‐Sénart et plus  encore  à  l’Isle  d’Abeau  réduire  la  voilure  qu’avaient  déployée  les  aménageurs‐déménageurs.    Nous sommes tentés de dresser le même constat pour les départements si vivement décriés dans les débats actuels sur la prétendue complexité excessive de notre organisation territoriale. Nés du souci révolutionnaire et napoléonien d’une administration efficace par sa déconcentration,  ils ont acquis avec  la  loi de 1871 et  les  lois de décentralisation de 1982‐1983,  une  légitimité  politique  dépassant  l’ancien  cadre  juridique.  Quoi  que  pensent  les populations  urbaines  d’un  découpage  cantonal  souvent  peu  visible,  le  canton, circonscription électorale et niveau de base de  l’administration d’Etat,  constitue, bien  sûr pour  le monde  rural mais  aussi pour  les départements moins massivement urbanisés, un étage  fort  de  la  solidarité  républicaine.  Avant  les  abandons  récents  de  pans  entiers  de l’administration  d’Etat,  le  canton  accueillait  le  subdivisionnaire  de  l’équipement,  la  poste principale, la gare très souvent, la perception, le médecin, le pharmacien, le notaire, tous ces services  et  métiers  de  proximité  indispensables  à  la  cohésion  sociale.  Quant  aux départements  eux‐mêmes,  ils  demeurent  des  cadres  pertinents  quoi  qu’en  pensent  les pseudo‐modernistes. Les Français sont attachés à  leur  identité départementale même dans ses manifestations  les  plus  anodines  et même  dans  les  régions  les  plus  homogènes.  En Savoie,  française  depuis  cent  cinquante  ans  seulement  et  où  siégeaient  ces  comtes  qui allaient devenir rois de Piémont Sardaigne, on se juge encore différent selon qu’on est de la Savoie proprement dite tournée vers  l’Italie ou de  la Haute‐Savoie ouverte sur  la Suisse, et dans les communes partagées entre la Savoie et l’Isère, ancien Dauphiné, les vieux savoyards lorsqu’ils  traversent un  simple pont disent encore : « Je vais en France ». C’est une erreur face à l’Histoire et au regard de la cohésion nationale de vouloir contraindre, comme l’a fait la majorité  ces  dernières  années,  à  la  disparition  de  départements  qui  ont  su,  eux  aussi, inventer  des  coopérations  interdépartementales  et  même  transrégionales  chaque  fois qu’une telle association était utile.    L’exemple de la réunion au niveau départemental des missions d’aide sociale montre que ce secteur essentiel a gagné à être animé à une échelle territoriale où  la connaissance du terrain et les relations humaines sont capitales.    Un dernier argument, qui paraîtra peut‐être anecdotique, en faveur du département. Même en milieu très urbanisé,  le département contribue à  l’identité. N’importe quel  jeune de Seine‐Saint‐Denis ou du Val d’Oise pourtant  limitrophes pourra témoigner du fait que  le « 9.3 » ou le « 9.5 » sont des entités extrêmement différentes.    Si elles  sont de création plus  récente dans  leur configuration politique actuelle,  les régions méritent les mêmes égards. Nous estimons certes que les grandes régions telles que l’Ile‐de‐France, Rhône‐Alpes, PACA ou Midi‐Pyrénées ou les régions très homogènes comme l’Alsace,  la  Bretagne  ou  la  Corse  sont mieux  armées  notamment  pour  l’accès  direct,  peu encouragé par  l’Etat  français, aux  instances européennes.  Il demeure que d’autres  régions plus  petites  ou  apparemment  composites  sont  peuplées  de  citoyens  qui  vivent  de  façon positive  leur  identité  régionale  souvent  issue  de  l’ancien maillage  provincial.  Quand  les 

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bureaux  parisiens menacent  de  diviser  la  Picardie  entre  Nord‐Pas‐de‐Calais,  Champagne Ardennes  et  Ile‐de‐France,  on  peut  assister  à  une  éruption  de  « patriotisme »  picard  très farouche et très sympathique.    Aujourd’hui,  les  compétences  entre  les  différents  étages  de  la  construction républicaine sont assez clairement réparties. Dans le seul domaine de l’instruction publique, les  communes avec  leurs écoles,  les départements avec  leurs  collèges et  les  régions avec leurs  lycées  ont  montré  qu’elles  étaient  mieux  à  même  que  l’Etat  d’assumer  cette responsabilité essentielle, même si  les  impératifs d’égalité et de cohésion  imposent que  la gestion  des  personnels  et  la  dévolution  des  diplômes  demeurent  dans  la  compétence étatique.    La décentralisation devra toutefois être approfondie et une nouvelle approche de la fiscalité devra être étudiée au profit des collectivités territoriales et au détriment de  l’Etat alors que nous avons assisté récemment à un mouvement inverse.    Plus  largement,  à  l’heure  où  plus  aucun  danger  extérieur  ni  aucune  force  locale centrifuge  (pas même en Corse, quoi qu’on en dise) ne menace  l’unité nationale,  il nous paraît  vital  pour  l’identité  républicaine  que  l’Etat  laisse  respirer  les  libertés  locales  et profite de la riche addition des identités singulières de nos collectivités.   

UNE NATION RÉPUBLICAINE TOUJOURS ACTUELLE   

Les débats sur l’identité nationale, s’ils sont dévoyés, ne peuvent pas déboucher sur la conclusion que la Nation, cadre forgé par l’Histoire mais également ouvert sur l’avenir, serait devenue sans intérêt collectif. 

 Nous observons que même les organisations internationales mondiales, la Société des 

Nations,  voulue  par  le  radical  Léon  Bourgeois  et  l’Américain  Woodrow  Wilson,  ou l’organisation des Nations‐Unies n’ont pas voulu renoncer à ce concept qui permet à  leurs membres de s’identifier de façon forte et qui place chaque Etat sur un pied d’égalité en ce que  la volonté de se représenter comme une nation est plus  importante que  les formes de représentation politique empruntées par cette volonté. Quels que soient  leurs régimes,  les nations sont égales, en  théorie du moins, dans  le concert  international.  Il serait donc sans intérêt et même nocif pour la France de jeter en quelque sorte la Nation avec l’eau du bain nationaliste. 

 Les  Français  sont  d’autant  plus  attachés  à  leur  idée  nationale  que  la  construction 

européenne (v. infra) et la mondialisation (v. infra), si elles apportent de fortes espérances, génèrent  de  réelles  inquiétudes.  Dans  ce  contexte,  la  Nation  apporte  un  ensemble  de repères stables. Elle permet de surcroît de consolider en permanence la cohésion sociale par les  comparaisons  identifiantes  qu’on  opère  avec  les  nations  voisines.  Pour  le  dire simplement,  l’amitié  franco‐allemande  est  d’autant  plus  forte  que  la  France  est  plus française et  l’Allemagne plus  allemande. Dans  ces  comparaisons,  les  Français  aiment  à  se reconnaître dans une image collective qu’ils jugent positive, même si ce jugement n’est pas 

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dénué  de  chauvinisme  comme  le  signalent  les  appréciations  un  peu  différentes  de  nos voisins. 

 La France est de surcroît un Etat mono‐national puisque la conception française de la 

nationalité est intégrative et non exclusive. L’exemple, qu’il vienne de la grande querelle des nationalités en Europe centrale au XIXème siècle ou du démembrement de  l’Etat yougoslave pluri‐national dans un passé récent, de  la désagrégation des pays qui ne sont pas riches de cette  identité  commune  renforce  naturellement  les  Français  dans  la  volonté  d’offrir  au monde  l’image d’une Nation  soudée et  forte. A nos portes,  les  citoyens belges, dans  leur majorité,  montrent,  au‐delà  des  querelles  qui  opposent  leurs  factions  politiques,  leur attachement à un Etat et à une nationalité qui sont pourtant de fraîche extraction pour avoir été  créés  par  des  puissances  extérieures  et  de  façon  artificielle  en  1830  seulement. Dédaignant  le débat  linguistique, puissante résurgence des critères objectifs de nationalité, les Belges souhaitent continuer d’appartenir à la même nation. Le pronostic est réservé. 

 Rapprochée de ces exemples,  la France, plus ancienne nation du continent européen 

est  bien  fondée  à  regarder  cette  ancienneté  et  cette  permanence  comme  de  puissants atouts. 

 Pour avoir évoqué ci‐dessus  l’importance des  identités  individuelles et des solidarités 

locales, nous pensons cependant que la Nation est plus que l’addition de ses composantes. Elle est, dans le temps, une longue mémoire historique, ainsi qu’un vaste projet d’avenir. Dans  l’espace, elle transcende  les communautés qui se sont agglomérées pour  la former et se trouve, de ce fait identifiée à l’étranger comme une puissance plus considérable que ne le serait la simple juxtaposition de collectivités non cimentées par l’idée nationale. 

 Bref,  à  nos  yeux,  lorsque  la  Nation  n’est  pas  érigée  en  statue  monolithique 

commandant  le  respect,  lorsqu’elle  reste  une  forme  vivante  et  ouverte,  lorsqu’elle n’alimente aucun nationalisme, aucun bellicisme dirigé contre les autres nations, lorsqu’elle honore  ses  principes  et  qu’elle  tolère  les  différences,  lorsque  cette  nation‐là  demeure républicaine, elle nous paraît susceptible d’assurer longtemps encore l’ancrage des individus dans une belle vision de leur peuple. 

 La Nation ne  restera  cependant un  concept  pertinent  et  fort  que  si  elle  assure  sa 

cohésion par une solidarité active et par la justice sociale. Nous pensons qu’il est plus que jamais  utile  d’actualiser  la  doctrine  radicale  solidariste  en  favorisant  le mutualisme  et  le capitalisme coopératif. La fiscalité devra également traduire cet objectif par une répartition beaucoup plus  juste de  l’effort civique dans  la  lignée,  radicale elle aussi, de  l’invention de l’impôt progressif sur le revenu à une époque, celle de Joseph Caillaux, où l’on ne parlait pas de bouclier pour dissimuler les privilèges. 

 Une  question  importante  reste  également  posée.  Si  elle  demeure  effectivement 

vivante, la Nation ne peut rester éternellement figée dans les formes autrefois mouvantes que l’Histoire lui a données. Une des caractéristiques essentielles de la nationalité française – beaucoup d’autres nations étant pareillement organisées – réside dans l’association totale entre  la nationalité et  la  citoyenneté. Nous  avons pourtant évoqué  le  cas de  ces grandes figures  étrangères  venues  contribuer  à  l’Histoire  de  France  et  ayant  ainsi  gagné  leurs 

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« galons » de  citoyens de  la République. Nous  aurions pu,  à  l’inverse, évoquer  la période coloniale où, jusqu’à la constitution de la IVème République et plus complètement jusqu’à la loi‐cadre  dite  Deferre,  la  nationalité  n’était  pas  synonyme  d’entière  citoyenneté.  Le mécanisme du double collège électoral a longtemps contribué à déformer la représentation politique. Au Sénégal, seules  les cinq anciennes communes colonisées dès  le XVIIème siècle connaissaient des droits civiques pleins. En Guyane aujourd’hui encore,  les Amérindiens ne bénéficient  pas  d’une  pleine  citoyenneté.  En  Alsace‐Moselle,  comme  à Wallis‐et‐Futuna, l’enseignement  est  pour  bonne  partie  placé  sous  l’autorité  des  églises.  En  Nouvelle‐Calédonie comme à Mayotte, les lois civiles et les statuts personnels ne sont pas ceux de la métropole. 

 Ces  exemples  ne  sont  mobilisés  que  pour  démontrer  à  quel  point  le  principe 

fondamental d’une équation parfaite entre nationalité et citoyenneté a souffert et souffre encore de très nombreuses exceptions. Nous en avons créé une autre, parfaitement logique au demeurant, en donnant par traité et donc avec réciprocité le droit de vote aux élections locales aux nationaux des Etats membres de l’Union Européenne résidant en France de façon durable. Loin de nous  l’idée de critiquer ce progrès évident ;  il s’agit seulement de montrer que  l’alliance  de  la  nationalité  et  de  la  citoyenneté  n’est  pas  en  airain.  L’exemple  des citoyens  qui  possèdent  deux  nationalités,  voire  plus,  à  l’image  d’une  des  candidates déclarées  à  l’élection  présidentielle,  démontre  également  qu’il  n’y  a  pas  entre  les  deux notions de lien logique indépassable. 

 Il  est  temps,  nous  semble‐t‐il,  d’aller  plus  loin.  Sans  méconnaître  la  dimension 

polémique de  la question et  l’exploitation que  la mauvaise foi peut en faire, nous pensons nécessaire et particulièrement utile en ces temps d’interrogation sur l’identité nationale, de répondre de façon clairement positive à l’éternel problème du vote des étrangers résidant durablement et bien sûr  légalement dans notre pays. Alors que beaucoup de ces étrangers ressentent  comme  la  preuve  d’une  hostilité  du  « corps  français  traditionnel »  (Gérard Longuet dixit) ou même d’une  franche agressivité  les débats  sur  l’Islam,  sur  la  laïcité,  sur l’identité  chrétienne,  il  y  aurait  là  un  signal  fort :  la  nation  française  reste  fidèle  à  l’idéal républicain.  Nous  ne  sommes  pas  même  certains  que  le  droit  de  vote  des  étrangers, Européens et autres, doive être dans l’avenir limité aux scrutins locaux. Le premier jalon de la démocratie moderne a été posé en Angleterre  lorsque  le Parlement a reçu  le pouvoir de délivrer  des  autorisations  budgétaires.  Par  leurs  représentants,  les  électeurs  pouvaient décider de  la recette fiscale et de son affectation. Il nous semble donc que toute personne acquittant des impôts même indirects doit être admise à voter pour ceux qui délibèrent sur leur  utilisation. Nous  n’avons,  par  cette  proposition,  aucun  souci  de  provocation, mais  la simple  volonté  d’enregistrer  une  évolution  de  la  notion  de  citoyenneté  et  d’ouvrir,  pour l’avenir, un débat dont les termes devront bien sûr être longuement mûris. 

 En montrant qu’elle est  toujours capable de s’ouvrir et de  tolérer  l’altérité,  la nation 

française  renforcera  sa  légitimité. Elle  l’affaiblira  chaque  fois qu’elle  s’organisera de  façon défensive  en  se  cherchant  toujours,  à  l’extérieur  mais  aussi  à  l’intérieur,  de  nouveaux ennemis.    

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 LA MAISON COMMUNE EUROPÉENNE 

  

Le  projet  d’une  Europe  surplombant  ou  dépassant  les  nations  ou  les  Etats  est ancien.  C’était  l’orientation  du  Saint‐Empire  et,  nous  l’avons  dit,  celle  des  grands  ordres monastiques  transnationaux.  C’était  le  rêve  des  ducs  de  Bourgogne  et  de  Charles Quint avant d’être celui des Habsbourg. C’était la folie de l’Allemagne Hitlérienne. 

 Mais  les Européens n’ont pas que de mauvais souvenirs communs. L’Europe existait 

déjà  lorsque s’établissaient, à  la fin du Moyen Age,  les réseaux de  la connaissance diffusée par  les universités de Londres à Milan, de Madrid et Lisbonne  jusqu’à Cracovie, en passant toujours par Paris. Elle s’esquissait aussi dans  les échanges philosophiques ou scientifiques entre  Léonard  de  Vinci,  Erasme  ou  Copernic  et,  plus  tard,  Giordano  Bruno  et  Galilée ; l’Europe pensait alors contre le cléricalisme. L’Europe s’inventait lorsque les découvertes des Nouveaux Mondes se donnaient en partage à Sagres, à Venise, ou à Saint‐Dié‐des‐Vosges. Et l’Europe allait rayonner de toutes ses forces retrouvées et de sa culture ouverte pendant la Renaissance  alors  même  que  les  marchands  génois,  pisans,  anversois,  hollandais  ou allemands avaient déjà tracé les chemins européens en inventant le commerce international et le crédit. 

 Le dessein d’une Europe politique devait ensuite s’affaiblir durablement à la mesure 

du  renforcement  des  Etats‐nations  plus  préoccupés  d’élargir  leurs  marches  par  des conquêtes  territoriales  que  de  constituer  une  grande  communauté  des  peuples.  Les égoïsmes  français,  anglais,  espagnols,  portugais,  puis  au  fil  de  l’effacement  de  ces  deux derniers, autrichiens, russes et allemands faisaient et défaisaient  leurs alliances sans aucun autre souci que celui de leurs guerres incessantes. 

 La  parenthèse  révolutionnaire  française  allait  certes  relancer  l’idée  de  la  liberté 

exportée, proposée aux  citoyens européens. Napoléon, à  sa manière qui  consistait plus à imposer qu’à proposer, a lui aussi concouru à faire vivre cette idée d’une Europe politique et aujourd’hui  encore,  si  les  Espagnols  gardent  la  mémoire  des  horreurs  de  la  guerre d’Espagne,  les  Napolitains  ou  les  Dalmates  conservent  le  souvenir  d’une  France émancipatrice. 

 Il faudra cependant deux terribles guerres mondiales et probablement la ponctuation 

de  la seconde par  la bombe atomique pour que ressurgisse  le projet d’une Europe unifiée, projet  puissamment  aidé  par  la menace  que  la mainmise  russe  sur  l’est  européen  faisait peser sur tout le continent. 

 Les  temps  ne  voulaient  malheureusement  pas  d’une  construction  européenne 

directement politique et c’est  la  raison de  l’échec du projet de CED, auquel  il est  juste de reconnaitre que  les  radicaux  français ont  contribué.  Ils ont aussi  la  fierté qu’un des  leurs, Maurice Faure, ait signé pour la France le traité de Rome. 

 On peut valablement déplorer aujourd’hui qu’ait alors prévalu le projet d’un marché 

commun devenu bien plus tard marché unique. Ce choix, qui était celui du pragmatisme, a 

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durablement  ancré  le  projet  européen  sur  des  bases  où  l’économie,  le  libre‐échange  et désormais  le  rigorisme d’une monnaie unique  l’emportent  sur  la politique et  la  culture. Même  la  politique  étrangère  de  l’Europe  est  invisible  et  inaudible  tandis  que  la mutualisation des forces militaires n’en est qu’à ses balbutiements. 

 Les  radicaux  restent  résolument  fédéralistes.  Pour  autant,  ils  n’entendent  pas 

tourner le dos à la Nation ainsi que nous l’avons dit. Ils savent en revanche que l’Europe ne peut  accéder  à  l’existence  politique  qu’au  détriment  de  l’omnipotence  étatique.  Ils relèvent  d’ailleurs  comme  un  double  paradoxe  le  fait,  que  dans  la  tradition  de  la  haute fonction  publique  française,  la  conduite  des  deux  grands  mouvements,  celui  de  la décentralisation et celui de la construction européenne où se dissout et s’évapore le pouvoir de l’Etat, soit confiée à ceux qui forment le cœur même de l’appareil d’Etat. 

 L’Europe est devenue, à force de spécificité de ses institutions, de complexité de ses 

réglementations,  étrangère  à  ses  citoyens  comme  l’a  montré,  dans  notre  pays,  le referendum de 2005. 

 On ne remettra pas l’Europe sur des rails véritablement politiques si l’on ne repasse 

pas  par  des  schémas  éprouvés :  états  généraux  des  peuples  européens,  assemblée constituante représentative, établissement des règles classiques de séparation des pouvoirs et  consécration  du  vote  majoritaire  simple.  Cet  effort  suppose  encore  que  la  prise  de conscience d’une citoyenneté européenne soit facilitée, d’une part par la création d’impôts directs  communautaires  et,  d’autre  part,  par  la  création  de  grands  services  publics européens  (eau, énergie,  transports  ferroviaires, postes, etc.) alors que  la  logique de  libre concurrence a fortement contribué au démantèlement des services publics nationaux. 

 Nombre de grandes questions ne peuvent à l’évidence plus être réglées dans le cadre 

étatique.  L’Europe  fédérale  s’emparerait  de  ces  grands  sujets :  diplomatie  et  défense, économie et monnaie (avec une  latitude budgétaire c’est‐à‐dire un contrôle politique de  la BCE), politiques  industrielles, politique  agricole générale,  fixation progressiste des minima sociaux et grands problèmes environnementaux. Pour le reste, tout le reste, l’Europe, si elle veut être admise et comprise, a l’obligation de laisser aux Etats et à leurs collectivités locales le  soin  de  régler  les  problèmes  au  plus  près  des  citoyens. Nous  avons  plus  besoin  d’une Europe  qui  impose  sa  voix  dans  les  discussions  internationales  ou  l’euro  dans  les mécanismes d’arbitrage des échanges  internationaux que d’une Europe anonyme dont  les bureaux  invisibles  et  par  là  irresponsables  (on  se  reportera  à  Alain  sur  ce  « pouvoir  des bureaux »)  imposent  un  calibrage  des  fruits  et  légumes  ou  les  graisses  végétales  dans  le chocolat. 

 L’Europe doit en un mot s’élever à sa dimension continentale et lui faire honneur. Elle 

en  a  l’occasion.  Même  si  elle  suscite  de  nombreuses  controverses  l’idée  de  l’émission d’eurobonds, ou pour simplifier de grands emprunts européens, nous paraît appropriée en ce qu’elle applique le meilleur du keynésianisme et réhabilite la volonté politique contre les arguments de la prétendue impossibilité économique. 

 La  France  et  son  identité  républicaine ne peuvent  toutefois pas  se  contenter d’un 

sursaut  de  volonté  politique  si  l’Union  Européenne  demeure  gérée  en  application  d’un 

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consensus minimal que l’on pourrait qualifier de « social‐démocrate‐chrétien ». Nous savons évidemment que  l’Europe  compte un  certain nombre de monarchies et que certains pays d’Europe orientale ont de la démocratie une vision éloignée de la nôtre. Il ne s’agit donc pas d’exporter de force la forme républicaine de l’Etat mais d’en proposer l’inspiration au niveau européen. 

 Nous  ne  prendrons  qu’un  exemple  celui  de  la  laïcité,  qui  n’est  pour  nous  ni  une 

marotte  ni  une  obsession  passéiste mais  une  préoccupation  constante  pour  l’avenir.  On entend  souvent dire que  la  laïcité  française n’aurait pas d’équivalent  à  l’étranger, qu’elle serait  incompréhensible et que  le mot  lui‐même serait  impossible à traduire. Cela est faux. Nombre d’Etats fonctionnent selon le principe laïque de séparation des églises et de l’Etat ; c’est le cas, nous l’avons dit, de pays musulmans et l’on trouve des militants laïques jusque dans  l’Etat  confessionnel  d’Israël  ou  dans  le  Liban  voisin  pourtant  organisé  sur  la  règle d’équilibre du multiconfessionalisme avec tous ses excès (les chantres de l’identité nationale catholique pourraient d’ailleurs s’interroger sur les alliances de circonstances passées entre des  chrétiens  libanais  et  les  extrémistes  du  Hezbollah  en  application  du  système multiconfessionnel). 

 Les  radicaux,  qui  avaient  constitué  leur  propre  groupe  au  Parlement  européen  de 

1994  à  1999,  ont  démontré  par  la  création  d’un  intergroupe  laïque  fort  de  110  députés venus de dix nations sur quinze et de cinq groupes sur huit que la laïcité n’est pas une idée indifférente aux Européens. Cet effort ponctuel mérite d’être repris car  il est certain que la France  ne  trouverait  pas  son  compte  de  valeurs  dans  une  Union  Européenne  où  sa singularité républicaine ne serait plus repérable. 

  

LA FRANCE, NATION CITOYENNE DU MONDE   

Depuis  son  humiliante  défaite  de  1940,  depuis  l’échec  de  l’expédition  de  Suez  en 1956, depuis  les  indépendances de ses « possessions » entre 1958 et 1962,  la France a dû réviser  sa vision du monde passablement autocentrée et  réviser à  la baisse  ses ambitions internationales.  Ce  phénomène  d’affaiblissement  relatif  est  aujourd’hui  accéléré  par l’émergence de nouvelles puissances  fortes de  leur économie et de  leur démographie.  Le mythe  de  la  puissance  moyenne  à  vocation  mondiale  s’est  effondré.  Autant  dire  que l’influence  française  dans  le  monde  a  été  revue  à  la  baisse,  au  moins  par  tous  nos partenaires et les injonctions adressées par Nicolas Sarkozy à la communauté internationale n’ont pour résultat que de souligner cette dévaluation. 

 Est‐ce  à  dire  que  la  France  devrait  se  résigner  à  la  disparition  totale  de  son 

rayonnement  international ? Nous  ne  le  pensons  pas.  La  France  a  été  historiquement  la première nation à envoyer un message de liberté et d’universalisme au monde entier. Ce fait  lui  donne  des  devoirs  mais  lui  confère  aussi  une  sorte  d’autorité  morale.  Elle  a également  sauvegardé,  malgré  bien  des  accrocs,  le  lien  de  solidarité  particulière  qui l’unissait aux pays de son empire colonial. Là également, il en résulte une double réalité de devoirs et de pouvoirs.  La France a encore donné  sa  langue en partage à de nombreuses 

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nations et  il y a dans  la  communauté  francophone dont  les membres doivent être  traités avec égards, une légitimité internationale particulière. 

 Quand elle aura opéré  la mesure exacte de  ses  forces et  faiblesses et qu’elle aura 

renoncé  aux  gesticulations  comminatoires  sur  la  scène  internationale,  la  France devra  se persuader que la réévaluation de son influence passe nécessairement par l’Europe. La mise en commun des diplomaties européennes et des moyens militaires qui  les concrétisent est une  des  conditions  pour  que  l’Europe  et  les  nations  qui  la  composent  puissent contrebalancer la puissance internationale des USA, de la Russie ou de la Chine. Dans l’actuel débat sur l’immigration que suscitent les révolutions arabes, la France, pays méditerranéen, devra peser pour faire adopter par l’Union Européenne une autre approche que celle d’une fortification se défendant tant bien que mal par les barbacanes de Ceuta, de Lampedusa ou d’Edirne.  A Marseille,  fondée  par  les  Grecs,  en  Corse  longtemps  génoise,  dans  toute  la Tunisie, amie de  la France malgré  la colonisation, on attend de notre pays autre chose que des discours de rejet au sens littéral du terme. Il n’est bien sûr pas possible d’ouvrir grandes les portes de l’Europe à une immigration que cette politique ne manquerait pas d’alimenter au détriment des équilibres sociaux des pays d’origine et des pays d’accueil. Mais on est en droit d’attendre de  la France qu’elle  tienne, au  sein de  l’Europe, un discours  fondé  sur  le meilleur  de  ses  traditions  et  donc  qu’elle  rappelle  la  très  ancienne  solidarité méditerranéenne, qu’elle milite en faveur de l’accueil transitoire des réfugiés à la recherche de  la  liberté et qu’elle propose un vigoureux effort de développement susceptible de  fixer les candidats à la migration dans leurs pays respectifs.  

Pour  parvenir  à  cet  objectif  dans  le  champ  européen,  la  France  doit  renoncer  au bilatéralisme qui n’est qu’une survivance coloniale et accepter là encore la mutualisation – qui est  aussi une optimisation – des moyens d’aide au développement. Ce  renoncement s’applique évidemment, au‐delà de  la vague d’émancipation des pays arabes, à  l’ensemble de  la politique de coopération française. Il faut abandonner cette « Françafrique » toujours décriée  et  toujours  renaissante.  Les  progrès  des  diplomaties  américaine  et  chinoise  en Afrique  montrent  que  nous  n’y  avons  plus  d’autre  pré  carré  que  celui  des  petites compromissions avec quelques dictateurs. Notre aide au développement  serait autrement efficace si elle était mise en œuvre dans  le cadre des accords de Lomé et de Cotonou qui lient l’Union Européenne aux pays des zones Afrique‐Caraïbe‐Pacifique. 

 Cette mise  en  commun  de  nos moyens  ne  ruinerait  pas  l’influence  de  la  France 

puisque,  même  dans  un  cadre  multilatéral,  notre  pays  disposerait  encore  d’atouts spécifiques.  La  francophonie  en  est  un,  nous  l’avons  dit ;  elle  doit  être  réactivée  et alimentée  par  des moyens matériels  et  financiers  décuplés. Que  penserait  aujourd’hui  le plus parisien des écrivains égyptiens, Albert Cossery, s’il considérait notre promiscuité avec le raïs Moubarak et notre frayeur de la submersion migratoire face au souffle de la liberté ? La francophonie n’est pas le seul vecteur de notre influence dans ces domaines ; le prestige culturel de  la France reste grand malgré des cafouillages aussi  lamentables que ceux de  la grande agence qui devait regrouper nos services culturels ou de  la chaîne France 24 si mal engagée. Mais  la  France  ne  doit  pas  non  plus  renoncer  à  faire  entendre  son message spécifiquement laïque dans le champ international. L’Histoire a tracé, grâce aux réseaux de l’humanisme philosophique bien des  liens  autour de  la  laïcité,  spécialement en Amérique latine  et  en  Afrique.  Inlassablement,  et  pour  le  coup même  dans  l’isolement  au  sein  de 

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l’Europe,  la France doit  continuer à porter  les principes de  laïcité qui  forment  le  socle de solutions dont  le monde, déchiré en maints endroits par des guerres confessionnelles, a  le plus urgent besoin. 

 La France dispose d’un autre atout, celui de sa vitalité démographique, la plus forte 

en Europe. Elle est, de ce  fait,  riche d’une  force  inemployée, celle de  sa  jeunesse.  Il nous semble qu’au prix très fort d’une large amplification de l’actuel service civique, nombre de jeunes  chômeurs ou même de grands adolescents en déshérence  scolaire pourraient être affectés, pour leur grand profit mais aussi au bénéfice des pays d’affectation, à des missions de coopération. Pour notre pays, il sera toujours moins coûteux du point de vue budgétaire et surtout du point de vue social de financer  l’activité que de payer au prix fort  l’inactivité. Ainsi pourrait revivre cet esprit d’aventure qui avait porté depuis le XVIème siècle les Français à  toutes  les  « fins »  du monde,  un  esprit  dont  nous  déplorons  l’actuelle  anémie. Ainsi  la jeunesse  française pourrait‐elle  aussi  comprendre que  l’aide  au développement, bien  loin d’être  compassion  ou  charité,  est  la  traduction  concrète  des  idéaux  d’humanisme, d’universalisme, de solidarité et de fraternité. 

 Dans  tous  les  autres  grands  domaines  des  relations  internationales,  les  chantiers 

ouverts  sont  évidemment  nombreux  et  complexes :  désarmement,  régulation monétaire, taxation des  transactions  financières, modernisation des organisations  internationales, etc. Répétons  que  la  France  ne  peut  y  peser  que  par  son  audience  forte  au  sein  de  l’Union européenne.  La  présidence  tournante  du  G20  n’y  changera  rien :  seule,  la  France  est impuissante.  Il  nous  apparaît  que,  parmi  ces  chantiers,  il  est  un  devoir  prioritaire  pour l’Europe et donc pour notre pays :  il  faut d’urgence  remanier  l’Organisation Mondiale du Commerce par la révision du Traité de Marrakech car ce sujet englobe tous les autres. Il est indispensable  d’introduire  dans  les  règles  de  l’OMC  de  véritables  clauses  sociales  et environnementales  et  d’imposer  à  tous  les  pays  exportateurs,  d’une  part,  le  respect,  au moins dans les productions minières et industrielles, des droits de l’homme et, d’autre part, un  système  de  mise  préalable  de  leurs  produits  sur  leur  marché  intérieur  de  façon  à accélérer la démocratisation qui suit toujours la hausse du niveau de vie. 

 Il est bien sûr  impossible de traiter  ici de toutes  les orientations qui s’offrent à une 

France dont  le désarroi et  les peurs sociales pourraient, par  l’alchimie politique des valeurs de  la  République,  se  transformer  en  autant  de  forces.  Nous  avons  simplement  voulu démontrer qu’à tous  les étages allant de  l’individu  libre, responsable et solidaire  jusqu’à  la scène mondiale,  l’identité républicaine demeure une singularité précieuse et  forte de  tous les horizons où elle peut se manifester. Notre  identité n’est ni rabougrie ni peureuse mais elle peut devenir beaucoup plus rayonnante encore. 

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CONCLUSION PROVISOIRE   

QUE LA FRANCE SE RESSAISISSE !     

Au sens habituel, se ressaisir signifie que l’on retrouve son calme et son sang‐froid. Il nous semble que  la France  ‐ et surtout ceux qui parlent en son nom  ‐  trouverait bénéfice aujourd’hui à revenir à un discours moins exalté et à des actions moins agressives tant dans le  souci  d’assurer  la  cohésion  sociale  intérieure  que  dans  la  pratique  quotidienne  de  nos relations  extérieures.  La  France  est  en  termes métaphoriques  un  fleuve  large,  profond, puissant  qui  vient  de  très  loin ;  ce  n’est  pas  un  ruisseau  épisodique  agité  par  des  sautes d’humeur  comme  le  serait  un  torrent  et  tari  l’instant  d’après  par  le moindre  caprice  du temps. Du calme donc, tel était notre premier message. 

 Mais se ressaisir, c’est aussi se rassembler, mobiliser tous ses moyens et ses atouts. 

La première responsabilité des dirigeants français doit être la mise en œuvre de toutes les politiques de solidarité qui rassembleront  la Nation plutôt que d’inciter par des discours extrémistes  et  par  des  actes  discriminatoires  au  renforcement  de  divisions  déjà  trop visibles.  Se  rassembler  signifie  encore  que  l’on  fait  appel  à  toutes  les  valeurs  qui  ont contribué à l’édification de la République pour donner à celle‐ci son visage le plus ouvert, le plus tolérant et son  image  la plus rayonnante. Empruntons à Jean‐Noël Jeanneney sa belle formule, « l’avenir vient de loin », pour signifier que nous croyons aux forces de la mémoire si  elles  nous  aident  à  prospecter  le  futur  et  à  peser  pour  le  rendre  meilleur  dans  le mouvement sans fin du progrès et de la justice. 

 * 

 Notre  deuxième  souhait, manifeste  dans  l’élaboration  de  notre  contribution,  était 

d’opérer  un  déminage  idéologique  des  débats  en  cours  autour  de  l’immigration,  de  la laïcité et de l’identité nationale. Nous avons clairement dit que nous étions attachés à l’idée de Nation, que nous respections toutes les religions respectueuses de la loi commune et que nous étions conscients du  fait que  l’immigration doit être régulée de  façon responsable et pragmatique  plutôt  que  par  des  postures  candides  où  la  générosité  du  discours  est contredite par  les  réalités  sociales. Cela devait être  réaffirmé.  Il  reste que nous avons eu, comme beaucoup de républicains,  le sentiment que des concepts essentiels dans  la  longue maturation  de  notre  République  –  identité,  nationalité,  citoyenneté,  laïcité  –  étaient manipulés, vidés de  leur sens ou employés à contre‐sens avec des buts peu honorables. A marauder sur les terres de l’extrême‐droite en instrumentalisant et en déformant les valeurs républicaines,  on  ne  fait  que  donner  un  consentement  inacceptable  des  plus  hautes autorités de  l’Etat à  la problématique exposée par  les extrémistes et  in  fine aux  solutions 

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que l’extrême droite propose. Un peu comme le disait Churchill de Chamberlain et Daladier, en sacrifiant l’honneur pour avoir la paix, on est déshonoré et l’on récolte la guerre. C’est ce qu’indiquent  les enquêtes d’opinion parues depuis que nous avons entrepris ce  travail. La droite soi‐disant républicaine n’a rien à gagner en se jetant dans les marécages du racisme et de l’islamophobie. La République, elle, a tout à perdre dans cette capitulation où de pauvres masques prétendument républicains ne dissimulent pas  le visage trouble,  figure d’un  futur potentiellement proche, d’une droite réconciliée avec les extrémistes, ce qu’annoncent déjà les discours de certains membres de l’UMP ou les pronostics d’un A. Minc qui voit l’alliance Sarkozy‐Le Pen comme une sorte de CDU‐CSU à  la  française. Si  tel est  le chemin que veut emprunter  la majorité de  la droite, nous  le déplorons tout en disant, somme toute,  libre à elle ! Mais nous ne tolérons pas que, pour justifier ce cheminement vers le pire, on utilise dans une terrible distorsion les principes républicains qui nous sont les plus chers. 

 * 

 Notre troisième objectif était non pas de provoquer, nous n’avons pas cette vanité, 

mais  d’accompagner  l’inévitable  sursaut  des  républicains.  Nous  avons  eu  la  joie  de constater que des voix très éminentes de  l’actuelle majorité avaient mis  le Président de  la République  et  leur  propre  parti  en  garde  contre  les  dangers  de  dérive,  de  divisions  que portaient  inévitablement  des  discours  et  des  projets  qui  sont  comme  un  souffle  sur  les braises  jamais  totalement éteintes des haines nationales. Et nous avons eu aussi  le plaisir d’enregistrer  le  fait  que  l’incantation  républicaine  avait  fait  reculer  de  façon  significative ceux qui étaient engagés dans cette funeste voie. Le sursaut doit s’amplifier. 

 * 

 C’est pourquoi nous avons comme troisième objectif de réunir pour un vaste échange 

tous  ceux  que  nous  regardons,  au‐delà  des  systèmes  d’alliances  et  du  mur  de  la bipolarisation, comme d’authentiques républicains. Nous souhaitons dialoguer bien sûr car notre vision de notre pays et de son identité n’est pas figée en une forme dogmatique. Nous savons que beaucoup de sujets n’ont pas été évoqués dans ce cahier et que, même sur  les questions  traitées,  les  radicaux  ont  aussi  à  apprendre  de  tous  les  défenseurs  de  la République.  Cependant,  cette  défense  n’est  pas  une  activité  de  club  ou  une  quelconque halte commémorative. Nous espérons que les rencontres imaginées par les radicaux seront suivies  d’effets  politiques.  Il  ne  s’agit  pas  de  constituer  une  sorte  de  front  ou  d’arc républicain qui serait en tout état de cause prématuré. Il s’agit moins encore de bouleverser les  alliances  existantes  à  l’issue  d’un  dialogue  sur  nos  valeurs  communes.  L’identité républicaine  ne  saurait  être  prétexte  à  nous  dépouiller  de  nos  identités  politiques respectives. Le véritable objectif est donc de parvenir à énoncer  les termes – qui peuvent être  rassemblés autour de quelques propositions  concrètes et  susceptibles de produire  le plus  large  consensus  –  d’un  véritable  pacte  républicain.  Si  cette  définition minimale  de notre  conception de  la République peut être élaborée, elle pourra ensuite être  adressée, sous  l’autorité  des  formations  politiques  participantes mais  aussi  des  personnalités  ayant 

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contribué à sa mise au point, à tous  les partis qui concourent à  l’élection présidentielle. Ce ne  serait  pas  une  sommation  ou  une  injonction  et  chacun  des  destinataires  aurait  toute liberté pour se prononcer sur  les propositions du pacte républicain. Nous dirons, en toute humilité, que ce pacte serait en quelque sorte  l’ordre du  jour de Valmy adapté à un temps de paix sociale compromise. 

 * 

 Pour organiser  les échanges,  les  rencontres et pour élaborer  le pacte, nous  avons 

choisi de rassembler autour de l’identité républicaine. Cette formulation n’est peut être pas la meilleure mais elle nous a paru appropriée en  ce qu’elle est débarrassée de  toutes  les ambiguïtés qui encombrent d’autres notions. L’identité républicaine n’est pas un état, une photographie et pas plus un moment. C’est une exigence forte et vivante par laquelle notre passé  trace notre  chemin  futur. Telle qu’elle est,  la  formule  sera également  soumise  à  la délibération  commune  lors  de  nos  rencontres  du  16  avril.  A  ce  stade,  elle  nous  a  paru capable de rassembler les républicains. 

 Nous avons enfin à cœur de préciser ici que les nécessaires mises au point relatives à 

l’identité  républicaine  ne  doivent  aveugler  personne  sur  l’intensité  et  l’acuité  des problèmes sociaux du moment. Ce  fut un des graves défauts  fondateurs du pseudo‐débat sur l’identité nationale que d’avoir été lancé avec le souci principal de faire diversion. Nous voyons  au  contraire  que  la  réflexion  sur  l’identité  de  notre  République,  loin  d’être  pure spéculation philosophique, est  le nécessaire préalable à des  réflexions  sur  les politiques à mener  pour  renforcer  la  cohésion  sociale.  Chacun  de  nos  interlocuteurs  restera  libre d’avancer ses propres solutions dans ce domaine même si notre accord sur  la délimitation du socle républicain s’avère solide. 

 Pour  leur  part,  les  radicaux,  quand  ils  auront  salué  les  Lumières,  la  Révolution 

française,  les  combattants  de  juillet  1830,  la  République  de  1848,  la  Commune  ou  la Résistance,  seront  d’autant  plus  persuadés  que  les  lourdes  interrogations  de  nos concitoyens  sur  le  chômage,  le  pouvoir  d’achat,  le  logement,  la  santé,  l’éducation, l’affaiblissement des autres services publics et  l’évidente  iniquité de notre système fiscal sont les véritables priorités de tous les progressistes. 

 La  réflexion  sur  l’identité  républicaine  n’aura  donc  pas  été  une  pause  ou  une 

évocation nostalgique. Elle fournira des arguments une fois de plus vérifiés pour reprendre le chemin de la justice et du progrès. 

     

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