les instances enoncantes dans l'oeuvre ecrite de kateb yacine.

673
UNIVERSITE PARIS VIII - VINCENNES A SAINT DENIS. LES INSTANCES ENONCANTES DANS L'OEUVRE ECRITE DE KATEB YACINE. THESE DE DOCTORAT NOUVEAU REGIME. PRESENTEE PAR : SOUS LA DIRECTION DE : Sabiha BOUKHELOUF. Jean-Claude COQUET. Année : 1997.

Transcript of les instances enoncantes dans l'oeuvre ecrite de kateb yacine.

UNIVERSITE PARIS VIII - VINCENNES A SAINT DENIS.

LES INSTANCES ENONCANTESDANS L'OEUVRE ECRITE

DE KATEB YACINE.

THESE DE DOCTORAT NOUVEAU REGIME.

PRESENTEE PAR : SOUS LA DIRECTION DE :

Sabiha BOUKHELOUF. Jean-Claude COQUET.

Anne : 1997.

TABLE DES MATIERES

TABLE DES MATIRES ............................................................................................................ 3

SIGNES ET ABREVIATIONS. ................................................................................................... 5

INTRODUCTION....................................................................................................................... 6

CHAPITRE I : L'INSTANCE ENONCANTE SUJET DANS NEDJMA ................................. 10

1. L'EMERGENCE DU SUJET CHEZ LES DOMINES. .......................................................... 112. LES RENCONTRES ET LE PROBLEME DE L'IDENTITE. ............................................... 493. LES PARCOURS DE RACHID ET DE SI MOKHTAR. ...................................................... 884. LE RAPPORT A L'ESPACE. ............................................................................................. 1315. L'ADOPTION FIGURE DU COLONIALISME.................................................................. 188NOTES DU CHAPITRE I. ..................................................................................................... 231

CHAPITRE II : L'INSTANCE ENONCANTE NON-SUJET................................................. 234

II. A. LE NON-SUJET DANS LE CADAVRE ENCERCLE..................................................... 234

1. L'IDENTITE ET L'HISTOIRE. .......................................................................................... 2342. IDENTITE ET GENERATION. ......................................................................................... 2583. L'IDENTITE A TRAVERS L'ACTION. ............................................................................. 2884. DE LA NEGATION ET DE L'IDENTITE. ......................................................................... 320

II. B. LE NON-SUJET DANS LE POLYGONE ETOILE......................................................... 335

1. VOYAGE AU DEDANS : LE MEME................................................................................ 3352. VOYAGE AU DEHORS : L'AUTRE. ................................................................................ 3593. L'ALIENATION. ............................................................................................................... 384

CHAPITRE III : L'INSTANCE ENONCANTE TIERS-ACTANT. ....................................... 441

III. A. LE TIERS-ACTANT DANS LES ANCETRES REDOUBLENT DE FEROCITE...... 441

1. LA RELATION TERNAIRE.............................................................................................. 4412. TAHAR DELEGUE DU TIERS-ACTANT LE COLON..................................................... 4463. LA FEMME TIERS-ACTANT EN DEVENIR. .................................................................. 4554. LE CONFLIT ARME. ........................................................................................................ 468

III. B. LE TIERS-ACTANT DANS L'HOMME AUX SANDALES DE CAOUTCHOUC. ... 481

1. LA RELATION D'HETERONOMIE (VIETNAM)............................................................. 4832. LA PSEUDO-RELATION D'EGALITE. ............................................................................ 5003. LE POUVOIR. ................................................................................................................... 5154. L'INSTABILITE DES INSTANCES. ................................................................................. 5385. LA RELATION TERNAIRE (AMERIQUE). ..................................................................... 561

III. C. LE TIERS-ACTANT DANS LA POUDRE D'INTELLIGENCE. ................................. 585

1. LA RELATION TERNAIRE.............................................................................................. 5882. PROBLEMATIQUE DE L'IDENTITE. .............................................................................. 597

3. DE L'OFFENSIVE FARCESQUE A L'ACTION REVOLUTIONNAIRE. .......................... 617NOTES DU CHAPITRE III. .................................................................................................. 634

CONCLUSION. ...................................................................................................................... 637

GLOSSAIRE. ........................................................................................................................... 643

BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................... 647

1. OUVRAGES GENERAUX : .............................................................................................. 6472. ARTICLES GENERAUX :................................................................................................. 6493. ECRITS DE KATEB YACINE EN LANGUE FRANCAISE : ............................................ 6524. ETUDES CRITIQUES SUR KATEB YACINE : ................................................................ 653

TABLE DTAILLE DE LA THSE D'ORIGINE AVANT ADAPTATION ..................... 657

SIGNES ET ABREVIATIONS.

N : Nedjma,

Le PE : Le Polygone toil,

L'HSC : L'Homme aux sandales de caoutchouc,

Les ARF : Les Anctres redoublent de frocit,

Le CE : Le Cadavre encercl.

/\ : conjonction,

\/ : disjonction.

S1 : sujet dominant,

S2 : sujet domin.

I.O. : instance d'origine,

I.P. : instance projete.

Vouloir : vouloir ngatif.

"..." : texte cit fidlement,

'...' : texte cit lgremnt remani.

* : renvoie au glossaire.

INTRODUCTION.

Le titre de cette thse correspond ses deux principaux objets : l'oeuvre de Kateb Yacine et

la valeur explicative de la smiotique subjectale.

Commenons par Kateb Yacine mme si les deux proccupations sont concomitantes. Le

choix de son oeuvre s'explique par l'attrait que nous ressentons pour son criture compare,

juste titre, au vif-argent, par Jacqueline Arnaud qui dit ce propos (1) :

"Prtendre lucider l'oeuvre de Kateb, prolifrante et retorse, en pleine fermentation,c'est essayer de crever les apparences, vouloir passer de l'autre ct du miroir. Entrepriseaussi dsesprante qu'exaltante : poursuivre, au risque de s'garer, les gouttes du vif-argent."

Cette espce de dfi a suscit et aviv notre curiosit. En outre, notre tude du Polygone

toil dans le cadre d'un Magistre n'a fait qu'accrotre notre intrt pour cet auteur qui est par

ailleurs le plus tudi par les universitaires. Jacqueline Arnaud lui a consacr sa thse de

Doctorat d'Etat o elle retrace fidlement les pripties de Kateb Yacine et de ses crits. C'est

l'une des thses les plus compltes notamment en ce qui concerne l'aspect autobiographique et

sociologique de l'oeuvre. Elle tente galement de percer le mystre des reprises-rcritures

caractrisant l'criture de Kateb Yacine dans l'introduction de L'Oeuvre en fragments. Elle y

recueille les indits de Kateb et essaie de les dater, ce qui est un travail de titan compte tenu des

prgrinations de notre auteur.

Pour prsenter Kateb Yacine, nous nous contenterons de faire de brefs rappels en guise de

repres.

Kateb Yacine est n le 6 Aot 1929 Constantine mais il est inscrit l'tat civil de Cond-

Smendou le 26 Aot. Adolescent, il est plac au lyce de Stif o il se trouve ml la

Manifestation du 8 mai 1945. Il sera arrt et expuls du lyce 16 ans. Il s'adonne au

journalisme comme reporter Alger rpublicain. Aprs quoi il partira pour la France o il fera

plusieurs mtiers. Il voyagera beaucoup travers le monde. Il sjournera en Allemagne, en

7

Russie, au Vietnam entre autres pays. Au dbut des annes soixante dix, il retournera en Algrie

pour diriger une troupe de thtre Sidi-Bel-Abbes en arabe dialectal. Le 23 Juin 1963, il reoit

le Prix Jean Amrouche au Congrs Mditerranen de la Culture Florence. En 1987, il obtient

le Grand Prix national des Lettres. Et en 1990 a t cre une association "Les amis de Kateb

Yacine" Paris.

L'criture de Kateb Yacine est droutante et "rvolutionnaire". Charles Bonn (2), autre

spcialiste de la littrature maghrbine, la dcrit comme suit :

"... criture rvolutionnaire par son innovation formelle, son utilisation du substratmythique et une drision dcapante."

L'criture de Kateb se caractrise, en outre, par la rptition et la fragmentation au point

que la critique qualifie ses crits d'"une seule oeuvre de longue haleine, toujours en gestation."

Cependant, cette mme critique a tendance rduire son oeuvre Nedjma qui, c'est un fait, fut

salu comme un vnement littraire et le demeure encore aujourd'hui. Dans Le Monde du 8

Juin 1996 Guy Herzlich dit :

"Quarante ans plus tard, le livre (Nedjma), rdit, n'a rien perdu de son tranget etde son clat."

Lorsque cet article est paru, notre analyse tait acheve et nous constatons avec joie que

l'intitul corrobore notre lecture : "Nedjma, l'Algrie faite femme". La plupart des lecteurs de ce

roman le confinent une idylle amoureuse malheureuse entre l'auteur et sa cousine, ce que nous

rcusons.

Mme si Kateb Yacine mle les genres et s'est consacr au thtre la fin de sa vie, c'est en

tant que pote qu'il se dfinit. Et ses textes posent des problmes de classement. Dans une

interview accorde au Petit matin, le 18 Aot 1956, il dclare :

"Pour moi, lorsqu'on commence crire, on n'est nullement oblig de se fixer ungenre ! roman, nouvelle, etc... Je suis de ceux qui lorsqu'ils se mettent l'oeuvre ne saventjamais si ce sera un pome, une tragdie ou un rcit."

Ce que nous pouvons avancer avec certitude, c'est qu'il s'est voulu le porte-parole des

opprims et pas seulement ceux de l'Algrie, mais de la terre entire. Aspect que Tahar Ben

Jelloun rsume trs bien dans Le Monde du 3 Novembre 1989 :

8

"Non seulement il est l'crivain maghrbin le plus puissant, celui dont l'oeuvredpasse les frontires locales pour atteindre une dimension universelle, mais il fut aussi unhomme populaire, c'est--dire proche de son peuple, vivant de l'intrieur sesproccupations et exprimant par l'criture -la posie - le roman - la parole - le thtre - sesaspirations profondes."

Kateb Yacine est pour beaucoup une sorte de fondateur de la littrature maghrbine de

langue franaise. En effet, tous lui reconnaissent ce statut, lui, qui a accord une grande place

l'Anctre fondateur dans son oeuvre. Ainsi, son itinraire d'crivain rejoint celui d'un de ses

personnages principaux. Signalons, cependant, que lui-mme rejette les systmes et le

conformisme. Son fer de lance a t la rvolution, apporter du nouveau. Et s'il bouleverse tout

par ses remises en question, il ne propose pas de solution, ce que lui reprochent certains

critiques comme F. Laouar, point que nous soulevons dans notre tude de La Poudre

d'intelligence. Il est heureux que la position de F. Laouar ne soit pas unanime. J. Arnaud voit en

lui (3) :

"Ce pote au chant bouleversant, soudainement merg de l'Algrie profonde l'avant-scne plantaire, (qui) a marqu de son "toile de sang" toute la gnration del'aprs-Seconde Guerre mondiale."

A travers l'oeuvre de Kateb Yacine, nous voudrions dgager comment se manifeste le statut

et l'identit du colonis. La relation colon/colonis permet de poser la question de l'altrit et de

ses formes. C'est alors que s'est impose nous l'efficacit de la smiotique.

Pour nous la lecture ne doit pas se limiter au biographique ni au fictionnel ou au

thmatique. L'analyse doit aller au-del du niveau manifeste. Elle doit dvoiler l'immanent et

saisir l'instabilit, les transformations, dgager les processus l'oeuvre dans les textes. En

somme notre attitude se rsume dans l'aphorisme suivant de J-C Coquet (4) :

"... le sens ne se prlve pas la surface du texte (...) Il se construit (...) il ne peut yavoir de vrit du texte."

Comme notre approche s'inscrit dans le paradigme smiotique, notre objectif est de cerner

les stratgies discursives qui supportent l'oeuvre de Kateb Yacine. Ce qui ne peut se concevoir

sans un certain nombre d'hypothses adopter et d'autres carter. En effet, nous nous

dmarquons de l'hypothse qui assimile l'nonciation aux conditions extralinguistiques de

production des noncs. Nous adhrons plutt celle de J-C Coquet qui considre l'nonciation

comme "une instance proprement linguistique logiquement prsuppose par l'nonc

concrtement ralis et qui en contient les traces." Il rejette l'nonciation comme oralit. Il la

replace dans le rel, c'est--dire dans le langage-ralit. Par l'tude des procdures d'nonciation,

nous cherchons dvoiler le systme gnratif de la signification, voire de l'criture mme.

9

Par ailleurs, l'examen des instances d'nonciation suppose une rflexion sur le statut du

sujet du discours qui est, pour nous la suite de J-C Coquet, une instance smiotique. Cette

instance est une entit ncessaire l'analyse et lui est prsuppose. Par consquent, notre

recherche permettra de rflchir sur la smiotique du sujet en voyant quelle place est faite au

sujet et quelles modalits lui sont ncessaires pour l'accomplissement des projets dont il est

investi.

Nous partons de l'hypothse que les structures polmiques prvalent dans les crits de

Kateb Yacine. La relation de dpendance est contrebalance par la relation du conflit.

Cependant, le sujet qui prdomine est cras par les devoirs. C'est un sujet htronome en raison

de la dfaillance des pres qu'il faut remplacer ou venger.

Par ailleurs, l'Histoire fait partie intgrante de l'criture de Kateb Yacine. Nous nous

interrogerons sur ses rapports la fiction.

Nous postulons, en outre, que la rptition n'est pas uniquement un effet de style. C'est

plutt un procd de signification sous-tendu par la rversibilit. Celle-ci traduit la rvolution et

se manifeste par le mouvement de renversement, entre autres, au niveau thmatique.

Un des buts de cette recherche est de vrifier la contribution de la smiotique une

meilleure comprhension de l'criture de Kateb Yacine en constituant un regard nouveau. Nous

appliquons des instruments de lecture "occidentaux" aux crits d'un auteur arabe avec le

principe que "la signification n'est pas un donn : elle se construit". Le texte construit donc sa

propre grammaire. Nous avons jug utile de lire toute l'oeuvre de Kateb Yacine pour mieux

rendre compte de son univers. Notre approche n'est pas une simple illustration de la thorie

smiotique. Nous privilgions le texte en en suivant le cours pour en dceler la spcificit. Et

notre plan reflte le mouvement de construction qu'a t notre analyse. Ce n'est pas une

laboration thorique impose de haut. Comme l'criture de Kateb Yacine se caractrise par le

dynamisme, ce que nous avons signal ci-dessus, nous pensons qu'il faut adopter une lecture

quelque peu linaire pour en saisir le mouvement. Cela permet de rendre compte des

transformations des lments. Autrement la rvolution, la rversibilit seraient perues et

rduites la simple figure du cercle, ce qu'ont fait, jusqu'ici, la plupart des critiques.

Rappelons que la smiotique a pour objet d'tablir une thorie gnrale des systmes de

signification et de suivre les processus de production de la signification. Selon J-C Coquet (5) :

"L'objet de la smiotique est d'expliciter les structures signifiantes qui modlent lediscours social et le discours individuel."

10

Le domaine de la smiotique est le texte comme pratique signifiante. Sur la scne de la

recherche, la smiotique n'est pas univoque. Il y a lieu de ne pas confondre la smiotique

subjectale et son ane la smiotique objectale. Nous nous rfrons aux crits et aux cours de J-

C Coquet pour les distinguer l'une de l'autre.

La smiotique subjectale est ne de la pense de Benveniste et de la phnomnologie. Elle

se dmarque de la smiotique objectale qui est marque du sceau de l'impersonnel et ne prend

pas en compte le sujet. Seul le rcit dont le"Il" est le symbole est considr. C'est une

smiotique du discontinu o prdomine l'nonc. Ce paradigme de l'nonc, du "Il", s'est

dvelopp dans les annes soixante avec l'importance accorde la taxinomie comme caractre

de la modernit. Le formalisme domine alors ; il se base sur le principe d'immanence rig par

Saussure avec l'implication que la langue est un objet abstrait o seules comptent les relations

entre les termes. L'objet est priv de toute substance, de toute ralit tangilble. Il est conceptuel

et relationnel car on ne le connat que par relation. Il est dlivr aussi de toute contingence. C'est

un systme formel sans sujet, sans histoire et sans chose.

Les annes soixante dix apportent un changement de perspective. On accepte bien l'ide

que le point de vue objectal soit utile, mais il ne couvre pas le champ tout entier. Dans le

nouveau paradigme apparat la prise en compte de l'ancrage du sujet dans un temps et dans un

espace donns. Et cet espace et ce temps sont subjectivs, htrognes. Par exemple, l'espace est

diffrent selon la position occupe par l'instance nonante. Et comme le prcise J-C Coquet (6)

:

"..."ancr" ne veut pas dire immobile, mais qui a son assise dans le rel."

Ces positions viennent de la phnomnologie et font prvaloir la signification sur la

communication. Le discours l'emporte sur le systme. Le grand tournant a t l'analyse de

l'nonciation dont le premier thoricien est Benveniste provoquant une fracture au sein du

structuralisme. On sort du principe de l'immanence. L'analyse du discours obit au principe de

ralit. Ainsi pour comprendre comment se construit la signification, il faut passer par

l'intermdiaire du langage, et notre manire d'tre-au-monde (Dasein). A ce propos nous citons

P. Ricoeur (7) :

"La comprhension que l'homme prend de lui-mme et de son monde s'articule ets'exprime dans le langage."

11

Les deux smiotiques sont aux antipodes l'une de l'autre et J-C Coquet le spcifie trs

nettement dans un de ses articles, disant (8) :

"Poser le rapport stabilit/instabilit, faire tat de la dimension du continu, en appelerau devenir, distinguer le sujet d'un non-sujet, lier la dfinition de l'actant un type derelation prdicative, c'est remettre en cause la validit d'une rflexion smiotique qui amis, l'poque structuraliste sur la stabilit, le discontinu, l'aspectualit, l'limination desrfrence nonciatives."

Notre approche porte plus prcisment sur les instances nonantes. "Instance" est une

notion introduite par Benveniste en 1956 dans un article reproduit dans ses Problmes de

linguistique gnrale. Et selon lui, elle renvoie d'abord un acte particulier, unique et discret du

discours. Pour J-C Coquet, l'instance nonante est dfinir en fonction des modalits. Elle

entre dans une relation d'autonomie ou une relation d'htronomie. Elle agit d'elle-mme ou en

fonction d'une force qui s'exerce sur elle. Et l'instance ne doit pas tre quivalente la notion de

sujet qui est problmatique. Le sujet est un tre de raison. Or il n'y a pas que des tres de raison

qui produisent des discours. Citons Irne Rosier qui, elle aussi, est sensible ces deux facettes

du sujet (9) :

"Parmi les actions effectues par l'me rationnelle, dote de libre arbitre, certainessont ralises sans que la raison et la volont interviennent, par exemple lorsque l'on rveou que l'on devient fou, alors que d'autres impliquent l'usage de la raison et de la volont."

En outre, la notion de sujet est englobe par celle d'instance et il n'y a pas de discours sans

auteur. Seulement on ne parle plus de sujet mais d'un centre producteur de discours. Pour pallier

l'ambigut, J-C Coquet a cr le concept d'"instance nonante" qui prend appui sur la

phnomnologie. On n'est plus dans une relation uniquement formelle, mais dans une double

relation formelle et substantielle. C'est le paradigme des instances o il n'y a plus de systme

clos mais des centres de discursivit dfinis les uns par rapport aux autres. L'actant passe par des

priodes de stabilit et des phases de transformations. J-C Coquet prcise que (10) :

"Le sujet se pense avec les choses. Occupant le mme champ positionnel et s'adaptant leur dure, il suit leur mouvement ; il cerne leurs transformations ; il peut se rapprocherd'elles, s'en loigner, les acqurir ou les perdre."

L'univers est dynamique. Ce n'est plus l'Etre qui est pris en compte mais le Devenir, le

continu, l'instabilit des instances, qui chappent compltement la smiotique objectale. Nous

faisons remarquer que "subjectale" contient aussi bien le sujet que la subjectivit. Ces facteurs

sparent les deux smiotiques comme le dit J-C Coquet (11) :

12

"Il est clair aujourd'hui que le chercheur "immanentiste" n'tait pas arm pour traiterdes problmes poss par le temps et le devenir (l'aspect lui convient mieux), le jugement(c'est le problme du sujet) ou la ralit (le corps propre), lui qui ne parle que de leurretemporel, d'illusion nonciative, d'illusion rfrentielle."

Dans cette perspective nous avons affaire des "discours", c'est--dire l'activit de

langage rapporte des instances nonantes productrices d'univers de signification. Et

l'instance de base est le corps. En effet, c'est le corps qui est le centre premier d'organisation du

discours. Gary Madison dclare sur ce point (12) :

"Il faut voir le corps comme notre lien vivant avec le monde et comme le cordonombilical qui nous rattache lui (...) le monde et le sujet se profilent l'un sur l'autre et pourainsi dire s'changent."

Et pour J-C Coquet si le corps opre une prdication, le sujet ajoute la prdication une

assertion. Le corps quivaut l'instance nonante non-sujet dfinie comme suit (13) :

"Le non-sujet n'asserte pas. Il prdique (...) (Quand il est hors structure) il chappe toute contrainte logique, son comportement est imprvisible et surprend par son tranget."

Ainsi, J-C Coquet s'rige contre la position purement cartsienne quant la conception du

sujet. Le sujet, la ralit tout comme le devenir sont le fait de la recherche des annes soivante

dix, comme le prcise Roland Quilliot (14) :

"Il n'est pas difficile de reprer dans l'atmosphre intellectuelle actuelle toute unesrie de signes qui tmoignent d'un retour en grce de l'individu et de la subjectivit,volontiers dvaloriss par la gnration intellectuelle des annes soixante."

Compte tenu de ces diffrents paramtres, nous pensons que cette thorie est mme de

rendre compte de l'criture de Kateb Yacine qui se caractrise par la mouvance.

Pour J-C Coquet le sujet est scind : sujet/non-sujet. Sujet et non-sujet sont deux instances

distinctes formant ce que J-C Coquet appelle le prime actant qui englobe aussi les deux aspects

du sujet en tant qu'tre de raison et en tant qu'tre de chair, corps. Il note que (15) :

"..."les expriences de la chair" sont le mdium indispensable pour que se mette enplace le champ positionnel du sujet."

13

Les deux instances se prsupposent rciproquement. Le sujet est une instance qui fait

preuve de jugement c'est--dire qui se dit ego. Elle est dtermine par la modalit du vouloir. En

effet, le mta-vouloir est l'acte mme d'assertion, de jugement, que J-C Coquet synthtise sous

la formule : "J'affirme que je suis je". L'actant se reconnat engag par les actes qu'il accomplit.

Il s'affirme possesseur de son acte. Il peut tre dtermin par le vouloir en tant que sujet

autonome ou par le devoir en tant que sujet htronome. Son identit est soit en devenir lorsqu'il

accomplit un programme d'appropriation. Il est alors tourn vers le futur. Soit elle est tablie et

l, il est tourn vers le pass. Lorsque son identit est ngative il est disjoint des objets de

valeur.

Par contre, le non-sujet est une instance prive de jugement. Et c'est le sujet qui en rend

compte. Le non-sujet est sous l'emprise d'une force intrieure ou extrieure. Cette instance n'est

identifiable que par l'vnement auquel elle est associe.

Elle connat trois modes de jonction prdicative. Elle est lie l'imprvisible lorsqu'elle

n'est dfinie par aucun prdicat. Elle chappe toute structure.

L'actant peut tre rduit un simple oprateur grammatical, un oprateur de transformation.

Il est caractris par une fonction transitive de transformation impliquant un prdicat, le

pouvoir. L'actant est extrieur au procs qu'il enclenche.

Et enfin, l'actant peut tre assimil sa fonction. Dans ce cas il est dfini par deux

prdicats, le savoir et le pouvoir.

Nous consacrerons le premier chapitre l'instance nonante sujet dans Nedjma. L'identi

qui prdomine est le sujet contestataire. Et le deuxime chapitre sera rserv l'instance

nonante non-sujet travers Le Cadavre encercl et Le Polygone toil. La relation d'altrit

est essentiellement un rapport d'alination. L'actant est rduit une fonction instrumentale.

A ces deux instances sujet/non-sujet, J-C Coquet ajoute une troisime, le tiers-actant, soit

transcendant soit immanent, selon le contexte. Cette instance est dote d'un pouvoir irrversible.

Le tiers-actant transcendant soumet le sujet subordonn au devoir. Ce tiers-actant fera l'objet de

notre troisime chapitre. Nous l'tudierons dans Les Anctres redoublent de frocit, L'Homme

aux sandales de caoutchouc et La Poudre d'intelligence. L'instance nonante tiers-actant est

transforme en anti-sujet en raison des programmes conflictuels engags par le colonis qui vise

renverser la relation de domination.

En plus du prime-actant et du tiers-actant qui seuls sont des instances nonantes, J-C

Coquet dgage un second actant qui recouvre les objets et les personnes du monde, univers de

l'instance, "chair du monde".

14

De toute manire nous ne prtendons pas arriver une explication totalement satisfaisante

de l'oeuvre de Kateb Yacine mais simplement en donner un nouvel aperu. Tenant compte de

cette invitable limitation, nous avons voulu examiner la plus grande partie possible de la

production crite en langue franaise de Kateb Yacine (16) savoir :

- Nedjma (1956),

- Le Cercle des reprsailles (1959),

- Le Polygone toil (1966),

- L'Homme aux sandales de caoutchouc (1970).

L'ordre d'tude de ces textes n'est pas dtermin par leur date de publication. C'est plutt le

type d'instance implique qui est pris en considration, comme le montre la rpartition des

chapitres ci-dessus.

Par ailleurs, nous joignons, en annexe, un glossaire des concepts smiotiques utiliss dans

le corps du texte auquel nous renvoyons par un astrisque.

Les notes sont galement regroupes et sont places la fin de chaque chapitre.

Quant aux abrviations et signes employs, ils font l'objet d'une liste intercale en dbut de

thse.

Notre bibliographie est, dessein, trs succincte. Nous ne reproduisons pas tous les

ouvrages lus pour l'laboration de ce travail, ce qui serait fastidieux. Seuls les livres majeurs

sont retenus.

En ce qui concerne les travaux et articles consacrs Kateb Yacine, nous renvoyons le

lecteur LIMAG (fichier central de la Littrature Maghrbine) dont le responsable est Charles

Bonn Villetaneuse.

CHAPITRE I : L'INSTANCE ENONCANTE SUJET DANSNEDJMA

La premire lecture de Nedjma nous a rvl une composition bipartite du roman. Ce

dcoupage est dtermin par l'objet vis ou plus exactement ses deux aspects. Il s'agit de

l'identit qute sous deux formes diffrentes.

Le premier objet de valeur vis est Suzy qui est la figure de l'Algrie franaise. Le

programme projette une relation d'galit en vue d'une reconnaissance et enfin de l'alliance

prsupposant la conjonction.

Et le deuxime objet de valeur vis est Nedjma figurant l'Algrie libre. Il s'agit l d'un

programme de rappropriation enclenchant le conflit travers une relation quaternaire f(xyzt).

La premire partie va jusqu' la page 64. La qute de l'identit choue malgr les tentatives

multiples. Ce programme se dploie sous forme d'une structure complexe voire une imbrication

de structures l'une entranant l'autre. En effet, le pseudo-contrat d'change don/contre-don sera

transform en capture. Le don est confisqu par l'un des protagonistes qui ne le fait pas suivre

d'un contre-don. Ce dsquilibre dbouche sur un conflit qui se solde de nouveau par la capture.

Cette matrice structurelle sera reprise tous les niveaux comme une sorte de discours

obsessionnel organisant :

- l'Histoire : Manifestation du 8 mai 1945,

- la fiction : mariage de Ricard,

- le mta-discursif : chantier de M. Ernest.

11

A cette premire forme de rptition s'en ajoutent deux autres, l'une touchant la nature des

actants et l'autre le type du discours employ. En effet, le mme rcit est rcrit avec un actant

indfini d'abord, gnral ou pluriel ensuite et enfin particulier ou singulier. La ritration du

mme rcit se fait sur le mode du figur, du mtadiscursif et du rfrentiel. Marc Gontard (17)

relve cet aspect de l'criture de Kateb Yacine et le dcrit comme suit :

"Cette technique objectiviste, fonde sur l'autonomie des points de vue, a pourconsquence principale la cration de tout un systme d'quivoques : similitudes,alternatives et incertitudes, qui renforce l'hermtisme du roman."

1. L'EMERGENCE DU SUJET CHEZ LES DOMINES.

Dans la premire partie allant de l'incipit la page 64, trois types d'actants se sont imposs nous :

- l'actant polmique et contestataire savoir Lakhdar et Rachid en tant que sujets de qute

(*),

- l'actant de la conciliation, qui est Mourad. C'est un sujet pistmique du fait qu'il recourt

la persuasion,

- l'actant au pouvoir absolu et dominateur. Il s'agit de Ricard et de M. Ernest qui sont sujets

de droit (*).

1.1. Lakhdar sujet.

Le roman Nedjma dbute par un double procs. L'un est pos, l'vasion et l'autre

prsuppos, la capture. Les deux procs se rapportent Lakhdar qui est une instance projete

par l'instance d'origine, le narrateur. Celui-ci est lui-mme projet par l'auteur qui est la

premire instance d'origine extratextuelle et phnomnologique. Et c'est l'instance narratrice qui

relate le rcit. L'incipit dbute avec la phrase "Lakhdar s'est chapp de sa cellule." page 11, qui

est l'aspect accompli.

En actualisant le procs "s'est chapp", Lakhdar vient de russir une performance. Il est

l'agent d'une transformation rflchie. Son tat initial tait "tre captif". Maintenant, il "est

fugitif". Le texte ne dit pas comment il a russi changer de statut. Ce qui nous amne en

dduire que son savoir est pratique et son pouvoir empirique. En outre, ce pouvoir prsuppose

un vouloir. En effet, pour se conjoindre la libert, Lakhdar a affirm son vouloir. Ainsi, nous

12

pouvons dire que nous avons affaire un actant sujet (*) dont le vouloir est positif. Lakhdar

s'est conjoint un objet de valeur qui est "la libert". C'est un objet modal qui est le vouloir. Ce

que nous pouvons schmatiser comme suit : Lakhdar /\ libert. D'aprs J-C Coquet le vouloir,

dans son acception logique et philosophique, est une affirmation de l'tre et surtout du jugement.

Et selon G. Mury et T. Oriol (18)

"Le mot "volontaire" ne prend vraiment tout son sens que dans un acte ol'intelligence intervient pour juger..."

Au niveau de ce programme, Lakhdar est un sujet de droit du fait qu'il a affirm son vouloir

tre libre en mettant en chec le procs de captivit. Il a accd un nouveau statut, celui de

"fugitif". Par ailleurs, l'ancrage temporel "l'aurore" rvle l'actant sous la forme d'une

"silhouette". C'est une apparition avec l'ide de surgissement comme le suggre la phrase :

"A l'aurore, sa silhouette apparat sur le palier." page11.

D'autre part, son nouveau statut est donn comme le commencement d'une vie nouvelle. Sa

nouvelle identit est celle d'un fugitif sans papiers. Il dit : "J'ai pas de carte

d'identit.". L'aspect accompli du procs et l'ancrage temporel enveloppent Lakhdar d'une

espce de mystre, donn d'emble et assez brutalement. Et paradoxalement ce statut identitaire

nouveau est aussi un retour. Lakhdar retrouve ses amis. Mais la proprit "fugitif" voque un

tre qui fuit le prsent et qui est tendu vers l'avenir, avec comme programme principal, celui

d'viter la rencontre de l'anti-sujet impliquant la capture. Et y regarder de plus prs, nous

constatons que loin d'avoir affirm son identit en s'chappant de sa cellule, Lakhdar a plutt

manifest son mta-vouloir et son vouloir. La reconnaissance ne s'ensuit pas. De ce fait, nous

n'avons pas affaire un actant sujet de droit, mais un sujet de qute. En acqurant le statut de

fugitif, Lakhdar instaure un programme qui est celui de la qute de l'identit. Ainsi, au procs

pos de fuite du statut pass, se superpose un procs prsuppos qui est la recherhe d'une

identit nouvelle. Lakhdar est jet dans l'action sans aucune prparation. Rien n'est dit sur son

savoir ni sur son pouvoir. Seul son vouloir est positif. "Fermez-l. Ne me dcouragez

pas." page 11, dit-il ses amis qui tentent de lui faire comprendre la porte de son acte. Par

ailleurs, le nouveau statut de fugitif est une autre forme de capture. C'est vrai que Lakhdar est

hors de porte de l'anti-sujet, mais ce dernier dtermine son comportement et ses actes. Il doit

rester cach et en continuelle fuite. A cet gard, est-il judicieux de parler de capture directe et de

capture indirecte ? Ce que nous pouvons avancer avec certitude, c'est que cette fuite vers l'avant

est une mise en place d'un conflit futur. En effet, la fuite est une forme de contestation de l'ordre

tabli. D'ailleurs ce procs va entraner une certaine reconnaissance de la part des amis de

Lakhdar et mme de compatriotes inconnus. On lui dit :

13

"Tu as bien fait, frre." (...)

"Voil notre ami Lakhdar qui a rgl son compte M.Ernest." page 12.

Et mme l'instance narratrice le qualifie de "vieux leader". Comme actant bnficiant d'une

reconnaissance, Lakhdar est dans une relation d'intersubjectivit avec ses amis et les siens. C'est

une relation d'galit avec les marques formelles "je"/"tu" relevant du systme personnel.

D'autre part, il est dans une relation de domination et de hirarchie qu'il essaie de renverser ou

du moins de remettre en question. Et ce niveau il n'est pas reconnu.

Cependant, la ngation de l'Autre n'est pas totale puisque pour clbrer le retour ou l'acte

quelque peu hroque de Lakhdar, ils vont boire du vin en cachette. C'est une sorte de

dngation de l'Autre dans l'Autre par l'appropriation de ses coutumes. Et l'incorporation des

attributs de l'Autre est un geste initiatique du procs de la capture. Remarquons que les premiers

gestes sont primitifs. Les quatre amis vont troquer leur arme, le "couteau", pour avoir du vin

qu'ils boiront ensemble. Ils partagent tout. En outre, leur rapport l'avoir et aux biens n'est pas

structur. L'valuation des objets est approximative comme le montrent les affirmations

suivantes :

"Le couteau valait bien cent cinquante francs. Moitiprix. C'est rgulier." (...)

Ce qui va dans ta poche va dans la ntre." page 12.

L'avoir circule et il est partag. Il n'est pas conserv ni amass. Mourad vend son couteau

pour qu'ils puissent tous boire. Tout est partag mme la chambre. L'instance narratrice affirme

qu'"Ils boivent jusqu'au matin dans la chambre commune." page 12. Et relativement au

nouveau statut de Lakhdar, nous relevons une contradiction qui est la vente de l'arme, "le

couteau". Ceci implique qu'il n'y a pas de projet de lutte. Mais soulignons que c'est le couteau de

Mourad et c'est ce dernier qui a dcid de le vendre. Car Lakhdar ne veut pas retourner au

chantier. Il campe sur sa position de refus. Il se scinde de l'actant collectif "les manoeuvres".

Mais ce qui est le plus significatif, c'est qu'il met fin au contrat de travail qui le liait M. Ernest.

Ce qui nous amne poser la question : pourquoi ce contrat a-t-il chou ?

1.1.1. Le contrat.

C'est un contrat qui tablit une relation hirarchique de domination :

14

"chef d'quipe" colon

"les manoeuvres" coloniss.

L'oeuvre de Kateb Yacine est une critique du pouvoir qui est trait dans Nedjma travers

la figure du pre et celle du patron (Ernest). La contrepartie est la passion, la drogue et l'ivresse.

Les termes 'colon' 'coloniss' ne sont pas employs dans le texte. Le fait est que les

conditions d'tablissement d'un contrat c'est--dire l'change des objets de valeur et du mta-

vouloir (*) ne sont pas runies. En effet, aucune confiance ne rgne entre les deux actants. C'est

la suspicion rciproque comme le montre le passage suivant :

"... ils se demandent si le chef d'quipe ne prpare pasun mauvais coup." (...)

"Si c'est un pige, nous sommes l." page 12.

Il n'y a pas de contrat fiduciaire ni de reconnaissance, ce qui est la base de tout contrat. Au

contraire, une mfiance rciproque dgnrera en dfiance mme si le conflit n'est pas encore

ouvert. La structure polmique est immanente. L'instance narratrice dit : " Il recommence

les pier..." page 13. Le face--face apparent est en ralit un dos dos. Pour examiner de

plus prs ce contrat de travail, il faut se reporter la page 45, chapitre II. Nous sommes devant

deux actants : le chef d'quipe et les ouvriers qui sont en train d'essayer de se mettre d'accord

pour tablir un contrat de travail et d'change : travail contre salaire. Rappelons que seuls les

sujets de droit sont en mesure de signer un contrat. Landowski (19) dfinit le contrat comme suit

:

"Le contrat s'analysera alors comme un don rciproque, impliquant la circulationcroise de deux objets distincts, mais considrs comme de mme "valeur"."

Dans notre texte, M. Ernest impose ses conditions. Il dit : "Y a qu' faire ce que

je dis." page 45. Sa position de chef lui confre un pouvoir grce auquel il dicte son

vouloir comme seule alternative. Notons au passage sa posture imposante. Son corps fait corps

avec la carrire qui lui sert de carrure. L'instance narratrice l'ancre dans le paysage. Elle le

prsente comme suit :

"M. Ernest attend devant un tas de pierres amonceles envrac, au flanc de la carrire qui domine le village l'est."page 45.

15

Il est sur son terrain, ce qui le met en position de force. En outre, c'est lui qui fait l'offre dutravail. Ses propositions sont des ordres. Il dit :

"Vous travaillez dix heures. On vient le samedi." page 45.

C'est lui qui dtermine le faire des ouvriers en recourant l'argument d'autorit c'est--dire

la persuasion par la force. Il dtient son pouvoir de son statut de colon. Il n'y a pas un change

rel des vouloirs. Le contrat est unilatral. Les ouvriers sont contraints d'accepter. L'un d'entre

eux dit :

"Du moment qu'on travaille, c'est dj beaucoup." page 45

Ils sont tromps dans leur esprance. Aussi leur vouloir est comprim. Il est refoul en

quelque sorte. Ils ragissent diffremment.

"Mustapha se montre tout de suite du.

Lakhdar l'oblige se taire, et Rachid prche le calme."page 45.

C'est pourquoi leur engagement ne sera pas total. "On rclamera si on est srs de

rester, pas avant." page 45, dit l'un d'entre eux. Il n'y a pas de dialogue ni de dlibrations

propos des conditions du contrat. La parole ne va que dans un sens. Par consquent, il n'est pas

question de confiance ni de reconnaissance. L'insatisfaction est due au fait que les objets

changs ne sont pas de mme valeur. L'actant "ouvriers" a un vouloir qui est tu, un pouvoir nul

et un savoir qui est rduit la mfiance. "Il faut se mfier" dit un des ouvriers. Et pour ces

derniers, l'amabilit de M. Ernest n'est qu'apparente. "Il s'efforce d'tre aimable"

dit l'instance narratrice. Ameziane compare son caractre une "corchure envenime." Ce qui

revient dduire que ce pseudo-contrat relevant du paratre sert de prtexte pour poser au

niveau de l'tre les jalons d'un conflit. Ce procd du double opre tout au long du roman.

L'opposition est explicite dans l'intervention d'Ameziane qui s'exclame :

"Perd rien pour attendre... Je suis l pour sortir monpre de prison." page 45.

Ce contrat sera d'ailleurs qualifi de "pacte obscur". Chacun des deux camps sait quoi

s'attendre de la part de l'autre. La communication est comme code. Comme ils sont la bonne

distance le conflit n'clate pas encore. Mais il reste l'tat latent comme une menace. Michel

Foucault (20) rend bien compte de cette situation. Il dit :

16

"Si le pouvoir n'tait jamais que rpressif, s'il ne faisait jamais rien d'autre que de direnon, est-ce que vous croyez vraiment qu'on arriverait lui obir ?"

L'instance narratrice dcrit clairement la posture des actants antagonistes qui est d'tre sur

la dfensive :

"Les ouvriers et le contrematre semblent avoir conclu unpacte obscur, fait de dtails multiples et prcis, parlesquels ils communiquent constamment, tout en gardant lesdistances, ainsi que deux camps qui se connaissent depuislongtemps, se permettant parfois une trve injustifie,quitte se prendre en faute la premire occasion." page46.

A ce titre ne peut-on pas considrer ce simulacre de contrat comme une trve ? Trve

pendant laquelle les deux actants se traquent mutuellement chacun sachant quoi s'en tenir au

sujet de l'Autre. C'est la premire phase de la structure conflictuelle qui consiste /s'observer/.

Les ouvriers :

"veulent se taire, pas trop brusquement, afin de pouvoirobserver leur tour, observer M. Ernest, et quter sonsignal, peut-tre le prvenir..." page 46.

"M. Ernest s'approche, pas de loup.

Alors, qu'est-ce qu'on raconte ?" page 47.

Les deux structures contractuelle et conflictuelle ne portent pas sur les mmes objets.

Cependant, l'une sous-tend l'autre. En ce qui concerne la tentative d'change, il s'agit de la

circulation des biens : "salaire", heures de travail. Les actants doivent en principe entretenir des

relations d'autonomie. Par contre, au niveau de la structure polmique l'objet vis est l'identit,

c'est--dire un objet modal qui est le vouloir. C'est ce que met en avant Ameziane qui s'auto-

mandate pour librer son pre. Ce dernier t emprisonn pour avoir tu un colon qui lui a

confisqu son troupeau. Le programme permettra de rhabiliter le pre et son identit en

renversant la relation de domination. Ainsi, l'actant "les manoeuvres" est du ct du

syntagmatique (*) et du dynamique alors que M. Ernest est du ct du paradigmatique (*) et du

statique. C'est cette opposition qui va donner lieu une certaine dialectique entre deux vouloirs

contradictoires. D'autre part, il y a dsquilibre au niveau des pouvoirs. M. Ernest se pose

comme un pouvoir absolu et indiscutable face un pouvoir zro des ouvriers. Sa fonction est de

surveiller et de punir s'il y a lieu. C'est une prsence physique par son corps, son regard, sa voix

et "la fume dense" de son cigare derrire laquelle il se cache. C'est aussi un sujet qui

consomme pendant que les autres travaillent, "il djeune au chantier." En outre, son acte de

surveillance n'est pas un contrle du travail, mais une interdiction de parler. D'autant plus que le

17

thme des discussions des manoeuvres est un savoir sur son identit. Nous avons pu remarquer

dans les pages prcdentes que l'avoir circule et il est partag dans le clan des ouvriers. Le

savoir sur l'anti-sujet est lui aussi partag et mis en circulation. Ce savoir concerne l'identit des

ouvriers eux-mmes, qui voquent l'histoire du pre d'Ameziane tout comme celle de M. Ernest.

Ce dernier, qui est le prototype du colon veille ce que l'identit n'advienne pas. A. Memmi

(21) rend bien compte de ce point :

Aprs avoir exclu le colonis de l'histoire, lui avoir interdit tout devenir, lecolonisateur affirme son immobilit foncire, passe et dfinitive."

C'est un actant qui est contre le changement comme le confirme l'instance (*) narratrice

dans le passage suivant :

"M. Ernest est contrematre du mme chantier, pour le mmepatron, depuis dix ans ; la guerre ne l'a pas beaucoupchang. Tout juste si on s'est aperu qu'il en revenait lejour o on l'a vu rassembler son ancienne quipe lacarrire, sans parler des salaires, sans voquer lesmanquants, comme s'il ne s'tait rien pass depuis dix ans."page 47.

La remise en question du contrat de travail est explicite ici. Mais elle ne fait pas l'objet

d'une discussion. C'est l'instance narratrice qui relve le fait. Malgr la guerre et le temps coul

aucun changement n'est survenu. M. Ernest est hors du temps tandis que les ouvriers sont dans

une espce de dynamique entre prsent-pass. La "guerre" marque la rupture. Ils se situent soit

dans le pass pour comprendre le prsent, soit dans le prsent pour exhumer le pass. Et la

phrase :

"C'est un march couvert qu'on est en train deconstruire." page 47.

est mtatextuelle et donc fonctionne deux niveaux :

- au niveau de la fiction qui se rapporte au prsent de l'instance d'nonciation "ouvriers", les

termes "march couvert" veulent dire btiment en cours de construction,

- au niveau historique, c'est--dire le pass, allusion est faite la seconde guerre mondiale

et l'accord conclu entre la France et les Algriens sur l'galit des droits en cas de victoire. Et

"march couvert" signifie ce moment-l parole honore ou programme de lutte ralis aux

cts de la France.

Le niveau fictionnel sert de support au niveau historique. Ce qui rapproche les deux

niveaux, c'est une transformation de quelque chose ou de quelqu'un en "rien". La mort tout

18

comme l'ouvrier sont valus ngativement. Ils sont quivalents "rien" comme l'exprime si

bien l'une des instances nonantes (*) :

"Le contrematre donne les ordres ; nous, la main-d'oeuvre, on n'y est pour rien. Y en a qui sont morts sanstre srs d'avoir vraiment travaill quelque chose ; supposer que le projet soit rel, qui sait si le marchcouvert ne se transformera pas en commissariat de police ?"pages 47-48.

La rduction s'opre mme au niveau textuel. Les marques formelles reprsentant l'actant

"manoeuvres" disparaissent progressivement. Les dsignateurs sont d'abord dfinis puis

compltement absents :

"nous"--> "la main-d'oeuvre"--> "on"--> 0 : -"Y en a"...

Ce qui est redout par les ouvriers, c'est d'tre pigs c'est--dire de travailler leur propre

ngation et ce par la transformation du contrat en capture. Ceci est figur par la transformation

du "march" lieu d'change en un lieu de captivit qui est "le commissariat de police". En effet,

un contrat qui n'est rempli que par l'un des partenaires est en fait une capture. Car le don est

transform en prise par l'interruption du processus d'change, ce qui aboutit un dsquilibre.

La lecture s'effectue deux niveaux. Celui de la fiction et celui de l'Histoire. La fiction

soulve un problme d'valuation des objets changs. Et l'Histoire rvle une non-

reconnaissance de dette. C'est une non-reconnaissance de l'Autre par la promesse non tenue. La

parole donne est reprise. M. Ernest n'est pas un actant de don. C'est un actant de prise. C'est

une figure du colon qui amasse une fortune et tient la conserver sans partage. L'objet vis est

donc total. M. Ernest veut se conjoindre "tout". Et paradoxalement ce tout quivaut "rien",

car l'excs dclenche le rversible comme l'explicite l'opposition "ruine"/"tout" dans le passage

suivant :

"Dans le fond, il est convaincu de courir la ruine. Ilconomise tout, y compris le sable de la carrire." page 48.

M. Ernest sujet dominant se caractrise par les procs /possder/ et /conserver/. Ces deux

procs se retournent en quelque sorte contre leur agent. C'est une transformation par mauvaise

valuation :

"tout"-----tr.-----> "rien" : ("courir la ruine").

Ce qui induit la ngation du protagoniste. D'o la raction de Lakhdar. Nous avons vu qu'il

est le sujet de l'opposition et de la rupture. Contrairement lui un autre actant va merger au

19

cours d'une deuxime scission de l'actant collectif "manoeuvre". Il s'agit de Mourad qui est un

actant de la conciliation.

1.2. L'alliance.

1.2.1. L'alliance : Mourad-l'Autre.

Mourad se dcoupe du groupe et se voudra actant de la conciliation. Il se mandatera lui

mme dlgu de Lakhdar auprs de M. Ernest, page 18. Mais ce qui dterminera surtout son

comportement c'est qu'il tombera amoureux de la fille de ce dernier. A ce niveau l, il sera un

sujet de qute. Son programme de conjonction avec l'objet de son dsir qui est Suzy ncessite

l'instauration et la russite de la structure d'alliance, structure dont le prsuppos fondamental

est la reconnaissance. Ainsi, Mourad devra renverser le tiers-actant (*) qui est le systme figur

par M. Ernest, pre de Suzy. Il doit remplacer la relation de domination S1/S2 par une relation

d'galit S1 = S2 :

S1 dominant chef M. Ernest

S2 domin manoeuvre Mourad

Comment y arrivera-t-il ? Rappelons qu'il a vendu son couteau qui est un instrument de

pouvoir et de destruction. Ce qui revient dire qu'il carte la lutte et l'usage de la force. Il

tentera la sduction de Suzy. Quant M. Ernest, il pense recourir la persuasion. Mais nous

verrons que les circonstances donneront une autre tournure son programme. Il fera l'objet

d'une transformation entranant un changement de son statut. Il tait instance nonante sujet, il

deviendra instance nonante non-sujet. Et cette instabilit conduira l'chec de son

programme.

Les problmes essentiels que soulve le programme de Mourad sont ceux :

- de la bonne distance de l'objet du dsir,

- de la reconnaissance,

- et de la stabilit de l'instance nonante.

Nous verrons que le changement de statut s'il a men avec Suzy un espoir de la russite,

avec M. Ernest l'issue est ngative. Nous examinerons les deux cas l'un aprs l'autre.

1.2.1.1. La relation intersubjective : Mourad/Suzy.

20

Mourad est un sujet de la passion. En Arabe ce nom signifie dsir et vouloir. Ainsi, le

dsignateur se superpose aux programmes de l'actant. Ce dernier est comme dtermin par son

nom. Sur le chantier, "effleur par la robe de la jeune fille", Mourad est transform en

mcanique "en train de cribler du gravier" et en sujet de jouissance avec "la bouche ouverte

dans une expression de chanteur clandestin". C'est un actant sujet du dsir et de la passion.

Ses motions sont tellement fortes qu'il perd le contrle de lui-mme. Lorsque les actants sont

disjoints c'est--dire qu'ils sont la bonne distance, ils ont le statut de sujets :

- distance normale : Suzy) (Mourad = sujets.

Mais avec l'intensit du dsir en cas de contigut, de proximit ou de contact les actants

deviennent quasi-sujets (*) ou non-sujets (*) :

- distance exceptionnelle ou occasionnelle :

Suzy Mourad ---> = quasi-sujets ou non-sujets.

Cette exprience d'abolition des distances, aussi minime soit-elle, fait perdre Mourad la

facult de jugement du moins en partie. Au contraire l'actant collectif peroit Suzy autrement.

Ce dernier en fait un objet insaisissable mi-humain, mi-animal. En effet, la description

synecdochique la rduit des "yeux" et des "griffes" qui sont des instruments de destruction.

L'instance narratrice en fait un "oiseau" dans la description suivante :

"La jeune fille porte, malgr le froid, une robe lgre,haute au genou, gonfle de bise ; elle a les cils longs ethumides ; elle carquille ses yeux ronds, verts, jaunes,gris, -des yeux d'oiseau. Elle marche en se rengorgeant,toujours comme les oiseaux, et l'on aperoit ses petitesgriffes roses travers les chaussures tresses." page 49.

Suzy est transforme en objet merveilleux qui n'inspire pas la jouissance mais plutt la

crainte et la mfiance. La bonne distance permet l'observation et la connaissance par

l'apprhension. Attitude que ne peut adopter Mourad, qui est sduit et dont le vouloir est de se

conjoindre Suzy. Elle est pour lui mouvements et sensations. Effectivement, elle est donne

voir comme un actant pour qui dynamisme, mouvement signifient la vie, et statisme, arrt

galent la mort. Son parcours smiotique sera rvl par son parcours spatial. Elle passe de

l'espace construit et habit : "march", "maison", "cuisine", l'espace sauvage : "terrain vague",

"pturage", "au plus pais de l'herbe". Le premier espace est celui du /faire/ et le second est

celui de /l'tre/. Suivons son itinraire :

"... elle passe en coup de vent au march, pose le panierdans la cuisine et reprend la grand-route, coupe par unterrain vague ; un pturage s'tend assez loin de l ; ellecourt au plus pais de l'herbe, se laisse choir parmi lesnarcisses ; le soleil chauffe dur ; elle ferme les yeuxl'espace de quelques secondes, se redresse avec un frisson,et s'en retourne perdument vers le village, comme si un

21

monstre l'avait surprise et mordue la cheville sans qu'ellepuisse ni s'en dtacher ni en ressentir la morsure." pages18-19.

La conjonction de Suzy avec la nature est une brve fusion. C'est une opration

dysphorique. La terre est un "monstre" qui dvore. Suzy est "mordue". Elle perd son pouvoir et

la force qui la fait se mouvoir. Elle change de statut. De sujet elle est transforme en corps

bless. A chaque espace correspond un statut :

- "maison", "march", "cuisine" : Suzy = sujet,

- "au plus pais de l'herbe" : Suzy = corps mortifi

- "vers le village" : Suzy = sujet.

Dans son univers, le mouvement et la disjonction sauvent de la capture. D'ailleurs, "la

morsure" atteint "la cheville" qui est un organe de mobilit. Le second espace o le statut de

Suzy est ngatif est celui des "paysans" et de Mourad. Elle les rencontrera sur son chemin du

retour au village. Et la conjonction avec eux ou leur croisement suivra le mme processus que

celui qu'elle a eu avec l'espace :

disjonction contigut disjonction

Suzy) (paysans, Mourad Suzy Mourad Suzy) (Mourad.

Le rcit connat trois versions avec la rptition du mme procs et pourtant une variable.

La premire occurrence est relate avec des figures notamment celle de l'espace. La deuxime

est un passage avec un actant pluriel les "paysans". Et la troisime est nominative et singulire

avec Mourad. Ce que nous rsumons comme suit :

- Suzy---dans la nature : "au plus pais de l'herbe",

- Suzy---avec les paysans et Mourad,

- Suzy---avec Mourad seul.

Ce procd d'criture srielle est prsent dans toute l'oeuvre de Kateb Yacine.

La rencontre de Suzy et de Mourad est fortuite. Et si elle est dsire par Mourad, elle est

redoute et subie par Suzy car pour elle c'est une capture. Elle dira Mourad aprs quelques pas

: "laisse-moi". En effet, /laisser/ prsuppose la prise. Leur parcours connat trois brefs moments

:

/tre avec/ /tre le mme/ /tre loin/

"elle est si prs "ils pressent "laisse-moi."

de lui qu'il a un le pas."

22

mouvement de recul"

Suzy et Mourad sont dans une relation d'intersubjectivit qu'on appelle aussi binaire (*)

dans la smiotique subjectale. Mais c'est un rapport, qui peine effleur, s'estompe. La relation

hirarchique se substitue la relation d'galit. Mourad interprte ce changement inattendu dans

le comportement de Suzy comme une intrusion du tiers-actant qui est le pre. Il dit "je

redeviens le manoeuvre de son pre." La passion qui relve de la dimension du vouloir

s'efface devant le professionnel qui implique la dimension du pouvoir.

pre

Suzy>

23

un monde o il n'y a pas de hirarchie ni de barrires. Pour raliser ce projet il est

ncessaire de /dtruire/. Et c'est un procs qui touchera mme son acteur vu l'autodestruction.

Ainsi, le fantasme est un moyen de dpassement de l'aporie dans laquelle se trouve Mourad. Il

projette un programme contraire son dsir. Il se dit :

"Si je lui pressais les seins ?" Puis sa pense n'est plusque de la frapper, de la voir par terre, de la relever peut-tre, et l'abattre nouveau - "jusqu' ce qu'elle serveille, somnambule tombe de haut, avec toutes sessuperstitions..." pages 19-20.

Notons le procs /frapper/ et le mouvement de chute projets par Mourad. Nous

remarquons que l'objet du dsir est tritur comme un pantin. La violence du contact fantasm est

la mesure de la passion refoule. Et l'instance est prte mourir pour que le monde rv

advienne. Mourad dit "quitte mourir sans avoir reconnu qu'il y a un monde..." page 20.

Mourad est accul. Il n'a pas d'autre moyen pour rtablir la relation intersubjective que par le

fantasme. Ce dernier lui permet de dpasser son dsespoir et de dcharger la tension qui

l'abattait. En effet, son lan t bris net. Le processus du dsir a t interrompu. Et cette

coupure intensifie la passion. En lui donnant libre cours travers le fantasme Mourad change de

statut. Il devient quasi-sujet. Il perd le contrle de lui-mme. Et il substitue l'imaginaire au rel.

Par contagion mme Suzy est transforme :

" prsent, toute rouge, les nerfs fleur de peau commene peut l'tre qu'une jeune fille ; a le dsarme." page 20.

Les deux actants se conjoignent dans le procs /rougir/ avec un statut de quasi-sujet pendant

un bref instant. Il y a transformation rciproque. Ce laps de temps est rapproch de celui de la

fusion de Suzy avec la nature. Pendant ces deux moments Suzy n'est pas tout fait elle-mme.

Ce que l'instance narratrice relve dans le passage suivant :

""Elle regarde du ct des narcisses, l o elle taitcouche tout l'heure, humide, solitaire, entr'ouverte" etMourad rougit, et le visage rougissant de Suzy se ferme nouveau ; elle s'en va en courant." page 20.

Et si pour Mourad cette conjonction phmre est une forme d'espoir, pour ses compatriotes

c'est un chec. La conjonction avec l'trangre relve pour eux de l'impossible. Mourad dira :

"J'ai failli l'avoir" et ils lui rpondront : "Comment, comment, hein, aouah ?" page 20.

"Aouah" est une expression de l'Arabe dialectal voulant dire impossible ou du moins signifiant

la ngation. Et pour justifier cette position, l'actant collectif invoquera la hirarchie et la race.

Ameziane dit :

24

"Qu'est-ce qu'on peut dire une jeune fille debout surune route, et encore : la fille du chef d'quipe ! Et d'uneautre race par-dessus le march... Vaut mieux rester entreamis..." page 20.

Et comme c'est un univers o il n'y a pas de femmes, sauf quelques europennes qui sont l

pour figurer l'Algrie franaise et pas vraiment comme femmes, Ameziane suggre comme

palliatif le vin et le haschich pour satisfaire les plaisirs. Il dit : "Je vais vous raconter

comment je m'amusais..." page 20. Par l'ivresse la ralit devient supportable. C'est un moyen

de transformation. Mme le cadre change comme le montre le schma suivant :

avant transformation aprs

- la nuit - ce n'est pas tout

fait la nuit.

- la patronne moyen : vin - un vrai sourire

de 50 ans haschich de jeune fille.

- bar peine - il brille comme

clair un arodrome

- poulailler - n'a plus rien

au crpuscule d'un poulailler.

Les repres disparaissent, les limites s'estompent et les lments fusionnent par imbrication

comme "les prunelles", "la bouteille" et "le ciel". En outre, il y a dans la citation suivante

passage de la lumire de la nature l'homme. Le "soleil assombri" et le "ciel en train

de s'teindre" alors que "les prunelles" sont "rayonnantes" et la "bouteille" est "pleine de

lumire". Le mouvement de la lumire va du dehors vers le dedans. Ce parcours illustre

comment les actants se coupent et se dtachent de la ralit environnante :

"... seulement le soleil assombri, le ciel en train des'teindre ainsi qu'un tas de cendres ravives dans lesprunelles rayonnantes de chaque consommateur, et lestincelles captives de la bouteille qui rend gorge, la tteen bas, pleine de lumire cumante et glace." page 21.

Mais l'ivresse n'opre pas seulement une transformation sur l'environnement et sur la

ralit, elle modifie galement le statut de l'actant qui de sujet devient non-sujet. L'actant perd la

facult du jugement et mme le contrle de son corps. Ameziane rend compte de cette

exprience :

25

"... je ne pouvais plus tenir, comme si j'avais mang avecle nez..." page 22.

"A la fin on tait morts." page 23.

Il y a non seulement perte des contours du corps mais l'instance nonante non-sujet fait

l'exprience du drglement du jugement et des sens d'o la prdication de propos insenss

comme "Le bon Dieu sont du sucre." page 22. L'nonc est asmantique mais aussi

agrammatical.

1.2.1.2. Projet de conciliation avec Ernest.

La deuxime tentative d'alliance de Mourad sera la rconciliation de Lakhdar et de M.

Ernest. Mourad se mandate lui-mme et se met dans la posture d'un dlgu. Lakhdar ne sera

pas d'accord avec sa dmarche. L'un est un actant de la conciliation et l'autre celui de la

contestation, l'un visant la conjonction et l'autre instaurant la structure du conflit.

La premire phase du programme de Mourad est une demande. Mais son projet est double.

Au niveau manifeste et avou, Mourad va au mariage de Ricard pour parler de Lakhdar M.

Ernest. Et au niveau implicite et personnel il y va peut-tre pour librer Suzy qui est l'objet de sa

qute. Le lien entre les deux programmes ne sera tabli qu'aprs coup par l'instance narratrice.

En partant, Mourad n'avait qu'un projet : parler M. Ernest. Cependant, son arrive imprvue va

concider avec un programme relevant non pas de son bon vouloir, mais du pouvoir du tiers-

actant. Il agira sous la force du devoir patriotique. En effet, Mourad arrive au moment o Ricard

bat mort sa bonne arabe. Ce procs transformera Mourad en non-sujet alors qu'il se voulait

sujet d'un dire persuasif. Les circonstances feront qu'il ne sera pas sujet, mais anti-sujet parce

qu'il va arrter un procs en cours : /battre/ la bonne actualis par Ricard. Il ralisera ce procs

en tant que mcanique comme l'affirme l'instance narratrice :

"Mourad son tour s'acharna, ne put retenir ses coups.Lorsqu'il reprit conscience, il tait solidement attach prsdes deux corps qui semblaient fchs pour l'ternit..." page28.

Le programme d'alliance projet par Mourad est supplant par l'vnementiel qui est le

conflit et ce dans sa phase extrme c'est--dire la capture. Il s'agit de la destruction de l'anti-sujet

: la mort de Ricard. Mourad visait le statut de sujet autonome (*). Il deviendra sujet htronome

(*). En outre, il ne sera pas le dlgu de Lakhdar, mais celui de toute la communaut puisqu'il

dfendra l'arabit par solidarit. Le tiers-actant est l'Identit Arabo-musulmane car "la bonne"

est la figure de l'Algrie occupe. Par ailleurs, en tuant Ricard, Mourad libre Suzy qui aime le

26

gendarme. Et pourtant c'est ce dernier qui mettra Mourad en prison et qui enterrera Ricard.

Mourad n'aura t en fin de compte qu'un instrument circonstanciel. L'histoire personnelle passe

au second plan par rapport l'Histoire. Nous dduisons que l'Histoire est un obstacle par rapport

la fiction et la vie au quotidien. D'autre part, l'Histoire contient l'identit des actants. Et

comme celle-ci n'est pas reconnue, l'histoire personnelle n'advient pas. La vie de Mourad et

celle de Ricard sera dtermine par le tiers-actant. Le geste de Mourad est loin d'tre une

"erreur" comme l'affirme Mansour M'henni (22) :

"Rachid a beau crier : "Le crime de Mourad n'en est pas un, il n'aimait pas Suzy",personne ne le comprend, encore moins l'crivain public. C'tait l l'erreur de Mourad,celle d'avoir agi dans un cadre individuel et irrflchi, indpendamment de toute stratgie."

Ce type de lecture ne prend pas en compte l'aspect immanent et logico-syntaxique du texte.

Et la remarque de Marc Gontard vient propos : Il faut tudier la structure profonde immanente

qui sous-tend le rcit pour ne pas tomber dans des non-sens vu l'instabilit des objets et des

actants.

Nous avons examin comment s'est opr le changement de statut de Mourad. Nous allons

voir maintenant ce qu'il en est pour Ricard.

1.2.2. L'alliance entre colons.

Ricard est la figure du colon par excellence. C'est un sujet de droit dont le programme

principal consiste amasser de l'argent et surtout de le conserver. Il dtient son pouvoir de son

avoir. C'est un actant situ sur la vise paradigmatique (*) dont la proccupation essentielle est

de maintenir l'ordre des choses tel qu'il est. Il obit donc la logique des places (*). Cependant,

cette volont inflexible mnera indniablement au dsquilibre qui a pour consquence le

conflit, c'est--dire la transformation de la logique des places en logique des forces (*).

Comment ? C'est ce que nous allons voir.

Pour dpenser moins, Ricard subvertira la structure d'change en structure de capture. En

effet, il demande journellement, sinon chaque voyage, des cigarettes un actant, les

"voyageurs", qu'il ne reconnat pas et par consquent auquel il ne rend pas le contre-don. Nous

schmatisons comme suit l'opration :

Ricard/\ l'avoir (cigarette) / "Voyageurs"\/de l'avoir

De ce fait, il n'y a pas partage de la convivialit mais abus de pouvoir. Ce qui entrane un

dsquilibre. Rappelons que ces deux actants sont dans une relation de hirarchie et non une

relation d'galit, celle qui est requise par l'change.

27

Ricard russit ce programme en transformant l'ordre en requte et le vouloir ngatif des

voyageurs en devoir. Et ce procd de subversion des structures sera repris mme au niveau des

relations entre sujets de droit : Ernest - Ricard. La structure d'alliance qu'est le mariage se

transformera en structure de capture.

Tout comme l'actant Ricard, l'actant Ernest est sujet de droit et prototype du colon. Lui

aussi vise devenir plus puissant encore en grossissant son avoir. Ce dernier a une fille en ge

de se marier. Apparemment rien n'empche la russite d'une alliance entre les deux actants.

Tous les deux sont sujets de droit, ce que requiert la structure contractuelle. Le problme de

reconnaissance ne se pose pas. Tous les deux sont de riches colons appartenant la mme

culture. Cependant, l aussi il n'y aura pas change des vouloirs car d'une part les deux sujets

sont anims par la rivalit et d'autre part ils agiront sous l'impulsion du devoir et du tiers-actant

qui est la socit.

Le jour de la "fte", par essence procs de partage de la convivialit, la socit se

transforme en actant anti-sujet du fait de l'excs de prise. Les invits ne partagent pas les biens

de Ricard mais ils les dtruisent. Cet acte renvoie une phase du procs de capture. Mais l'anti-

sujet ne mnera pas ce programme jusqu' son terme. Il substituera la relation trois termes

(sujet, anti-sujet, objet) une relation quatre termes f(xyzt) par le recours un actant instrument.

L'anti-sujet se distingue par son pouvoir transformateur et de surcrot transitif. Non seulement il

dtruit les biens de Ricard, mais il le poussera dclencher son autodestruction et ce en

dplaant le conflit qui opposera Ricard sa bonne et ensuite Mourad. Ricard, la bonne et

Mourad seront tour de rle des instruments utiliss par l'anti-sujet. Cependant, la configuration

des actants changera chaque fois qu'interviendra l'un ou l'autre des instruments. Lorsque l'anti-

sujet mettra en oeuvre le programme : /faire boire la bonne/, les actants seront structurs comme

suit

- sujet : Ricard,

- anti-sujet : la socit, les convives,

- objet : la bonne, en tant que bien de Ricard.

La bonne ragira et insultera les personnes prsentes. Elle dira : "Vous tes des

mcrants." Cette rplique rorganisera les actants en deux clans : chrtiens/musulmans avec

une opration de conjonction des contraires qui sont le sujet et l'anti-sujet c'est--dire Ricard et

les convives. Le nouveau programme sera /battre la bonne/ avec comme agent d'excution

Ricard qui n'est en fait qu'un instrument de sa propre destruction. En effet, en s'en prenant sa

propre bonne, l'autodestruction est dj enclenche. La bonne est considre comme un de ses

biens. Le programme de destruction sera achev par Mourad qui tuera Ricard en prenant la

dfense de la bonne, une musulmane comme lui.

Les instruments sont anantis ou dtruits aprs usage. La bonne sera mortellement battue,

Ricard sera tu et Mourad emprisonn. Ainsi, l'anti-sujet reprend l'objet promis qui est Suzy et

28

capture les biens de Ricard tout comme Mourad. Ce dernier aura dfendu la bonne, libr Suzy

au profit d'un autre. Par son geste, il aura t en position de donneur. Mais cet aspect de son

action ne sera pas reconnu et de ce fait le contre-don confisqu. Mourad a donc jou le rle

d'instrument dans un conflit qui n'est pas le sien. Et l'objet de sa qute, Suzy, dont il est

amoureux, choira un autre, "le gendarme" qui le mettra en prison au lieu de le remercier ou

de le rcompenser. A ce niveau aussi la structure d'change don/contre-don est transforme en

capture. Cette structuration du procs rvle une conception transitive de l'action : dvoiler la

cause du conflit. Ce rcit figure l'accord franco-algrien durant la seconde guerre mondiale, par

lequel la France a promis aux Algriens l'galit, prmices de la structure d'change, s'ils

combattent avec elle les Allemands. Mais aprs la victoire, la France ne tiendra pas sa promesse

et elle transformera par l-mme l'objet de don en objet de capture entranant un dsquilibre et

par voie de consquence le conflit qui a dbut avec les Manifestations du 8 mai 1945. Nous

pouvons en dduire l'chec du sujet de la conciliation tout comme celui du contrat et de

l'alliance. Cet aspect politique de Nedjma a t relev par Marc Gontard (23) qui dit :

"... l'auteur de Nedjma s'engage totalement dans la lutte pour l'indpendance (...)Nedjma est l'une des toutes premires oeuvres profondment engages dans le processusrvolutionnaire qui aboutira l'indpendance de l'Algrie. (...) ... qu'il ait su dfendre unecause par l'intermdiaire d'une forme romanesque qui devient l'expression mme de cettecause, c'est l un second paradoxe ou plutt, c'est l le propre de l'artiste vritable car,qu'est-ce que l'art, sinon une criture qui s'informe de son propre sens."

1.3. Le sujet contestataire (Lakhdar-Rachid).

1.3.1. Lakhdar.

Contrairement Mourad, Lakhdar est un sujet polmique. C'est un actant qui refuse de

reprendre sa place au chantier, introduisant par cette attitude conflictuelle une dynamique. Le

systme des places qu'il rejette est un espace o l'change de la parole est exclu. Il occupait une

place de manoeuvre sans pour autant tre reconnu. Et il sera battu pour avoir os dire "Loin de

l" en rpondant au chef d'quipe, M. Ernest. Sujet domin, le manoeuvre est sujet au sens

second du terme c'est--dire une personne domine par une autorit souveraine. Cette relation

de sujtion a pour second terme un actant rduit un objet de possession auquel aucune facult

de jugement n'est reconnue. Nous schmatisons la relation comme suit :

Dominant Ernest = censeur de la parole

Domin manoeuvre = objet, instrument.

Les "manoeuvres" sont transforms en machines. Lakhdar se situera en marge de ce

systme injuste o les uns triment tandis que l'Autre jouit. En effet, pendant que les ouvriers

s'chinent l'ouvrage, M. Ernest est soit en train de fumer, soit en train de manger. Suzy, sa fille

29

lui apporte son repas au chantier. Et ce sera elle aussi qui alimentera le conflit entre son pre et

Lakhdar. Elle aura deux statuts essentiellement :

- soit objet de dsir pour les manoeuvres,

- soit tiers-actant vis--vis de son pre.

Mais dans sa perspective elle, c'est une jeune fille dont le vouloir principal est d'tre

dsire, c'est--dire qui on reconnatrait le statut de femme. L'inverse la contrarie comme on

peut le constater dans le passage suivant :

"(ses) prunelles s'enflamment et se chargent de rancoeur,probablement cause du mutisme gnral, de ces regards quin'osent ou ne veulent pas se poser sur elle, et du bruitnervant, ridicule, humiliant que font les semelles neuves deson pre qui va vers le baquet d'eau nettoyer la marmite."page 50.

Suzy est un centre de passions : "haine", "rancoeur", mais aussi amour, parental d'abord, et

passionnel pour le gendarme ensuite. L'autre aspect de Suzy est d'avoir les traits et les attraits

d'un oiseau : "yeux ronds" aux couleurs changeantes et des "griffes". Et son pre parlera de

"desseins sanglants" son propos. En effet :

"Il repousse sa fille d'un geste, dtournant les yeuxdevant le corps gracieux, dress sur le chantier, et quisemble en pareil moment, nourrir des desseins lubriques etsanglants dans son quipe." page 50.

L'agacement du pre provient surtout des regards mles d'envie des manoeuvres qui

transforment sa fille en objet de dsir. Cette opration a une autre porte au niveau de l'Histoire

o Suzy est une figure de l'Algrie franaise et l elle est plutt tiers-actant. Le pre, de sujet

dominant, devient sujet htronome comme l'affirme l'instance narratrice :

"M. Ernest marche vers Lakhdar ; cette fois,l'interpellation de sa fille l'ayant lev aux sommets del'hrosme..." page 50.

Si on ne lui reconnat pas le statut de tiers-actant, elle est nanmoins mta-sujet (*)

puisqu'elle fait agir son pre. Elle joue le rle d'arbitre. Elle dit son pre : "Il n'est pas

content, celui-l !", "Il n'a pas son compte." page 50. Ces propos impliquent un 'encore'. Par

ce programme qu'elle dlimite pour son pre, elle actualise une transformation qui est un

dplacement de conflit de l'intrieur vers l'extrieur. Son dilemme devient celui des autres. En

effet, Suzy est le centre d'une tension. Elle prouve de la "rancoeur" vis--vis des ouvriers et de

30

la "colre" vis--vis de son pre. Elle est une sorte de conjonction des contraires. Les oxymores

suivants expriment son dsordre intrieur : "adoucir"/"crier" - "fou rire"/"larmes". Elle est la

fois adulte et enfant, comme on peut le lire dans la phrase suivante :

"... comme si elle allait s'adoucir aprs avoir cri,ainsi qu'un enfant simulateur au bord des larmes et du fourire." page 50.

Son pouvoir consiste exacerber les sentiments et comme "son corps se dresse"

au milieu du chantier, elle dressera son pre contre Lakhdar : "M. Ernest marche vers

Lakhdar." Son pouvoir est transitif et dynamique. Et son savoir procde de son pouvoir. Elle

est consciente de l'effet qu'elle produit et sur son pre et sur les manoeuvres, d'o son "sourire".

En effet :

"L'ombre d'un sourire passe sur ses lvres molles, et ellemarche de nouveau vers son pre, hautaine et fire d'avoircompris d'elle-mme que le manoeuvre a t battu, qu'il nes'agit pas d'un accident." page 50.

L'aspect tensif de l'actant Suzy rsulte de l'ambigut de sa nature. En tant que "fille", elle

est un simple actant domin, deuxime terme d'une relation de hirarchie :

pre Ernest

fille Suzy

Par contre comme "jeune fille", elle est second actant (*) en tant qu'objet de dsir des

ouvriers. Et l, c'est une instance entrant dans une relation binaire. Mais le "mutisme" et

l'absence "des regards" des manoeuvres sera une forme d'chec de cette relation. Alors, elle

transformera la relation hirarchique du pre dont elle se servira comme instrument, jetant loin

d'elle la ngation. Elle dclenchera un procs de destruction qui consiste "blesser" Lakhdar.

Elle est un actant source de conflit qui passe du statut d'objet vis celui de mta-sujet. Cette

lecture n'est valable qu'au niveau fictionnel car au niveau de l'Histoire, Suzy est la figure de

l'Algrie franaise et ce titre elle est objet vis par les manoeuvres, mais tiers-actant pour M.

Ernest. Les actants n'auront pas le mme statut selon qu'on se situe un niveau ou un autre.

Mais revenons Lakhdar qui de toutes les faons ne vise pas Suzy en tant que femme.

Par sa nouvelle posture, Lakhdar introduit un dsquilibre au niveau des places. Il

manifeste un vouloir oppos celui de M. Ernest qui est dispos le reprendre au chantier. Son

dsir c'est de se procurer de l'argent pour partir du village. Il dit : "Je voudrais me tirer d'ici."

page 29.

Comment a clat la discorde ?

31

Nous avons vu dans les pages prcdentes que la fonction de M. Ernest est de surveiller les

ouvriers pour les empcher de parler. C'est un anti-sujet qui ne veut pas que les actants partagent

entre eux un savoir portant sur l'identit. Comme il ne russit pas son programme, il aura

recours au pige qui est une forme de capture. Il posera une question se rapportant justement, au

niveau descriptif son tre, mais au niveau modal son identit. Il dit :

"Mais pourquoi vous taisez-vous quand j'arrive ? Alors jesuis un imbcile ?" page 49.

Le vouloir implicite prsuppose un savoir et un pouvoir qui sont le support mme de la

question, support du procd de capture car Lakhdar sera pris au pige en rpondant. En effet, il

sera puni pour avoir os prendre la parole. En termes smiotiques, le statut de sujet qu'il a

manifest sera rprim. M. Ernest emploiera la violence comme s'il avait en face de lui un

enfant. Ceci est la consquence d'une non-reconnaissance du protagoniste comme le lecteur peut

s'en rendre compte par lui-mme ci-dessous :

"Loin de l, susurre Lakhdar.

M. Ernest frappe Lakhdar la tte, avec le mtre qu'il aen main." page 49.

Lakhdar a exprim un jugement. C'est un actant sujet. M. Ernest lui refusant ce statut le

"frappe". Il s'agit d'une transformation d'annulation dcoulant du procs archtype /destruction/.

La parole est abolie. Cette scne du chantier reconstitue une situation coloniale o le sujet

domin est dpossd de son autorit, rduit au silence. Il est agi : frapp et puni. Il n'y a pas de

place pour lui. Lakhdar, par sa prise de parole, transgresse l'interdit. Il ne ragira pas sur le

moment. Il est chang en non-sujet par la passion. En effet :

"la haine le fige, debout devant la pierre, mais il s'estpeu peu tourn de ct, et il reste ainsi..." page 50.

C'est lorsqu'il sera battu nouveau en prsence et sous l'impulsion d'une femme en

l'occurrence Suzy qu'il frappera son tour.

"Lakhdar fait un tour sur lui-mme, prend le contrematre la gorge, et, d'un coup de tte, lui ouvre l'arcadesourcillire." page 50.

Lakhdar qui tait sujet domin, simple objet de possession, se hausse au statut de sujet dot

d'un vouloir et d'un savoir-pouvoir se dfendre. Les actants se reconnaissent comme ennemis et

changent par consquent des coups. Le procs de destruction est rciproque. Avec le conflit et

le procs de destruction rciproque, la configuration des actants change. Suzy appelle les

"gendarmes". Elle-mme, son pre et ces derniers ne font qu'un. La conjonction de ces actants

32

discontinus va jusqu' la fusion reprsentant le pouvoir en place. L'ide de la cohsion de ce

nouvel actant est illustre par 'l'enlacement' et "les bras nous" de Suzy et du brigadier. Nous

avons ainsi deux clans opposs : les ouvriers algriens face aux colons. Revenons au texte :

"... prsent la jeune fille et le brigadier sont enlacs; ils soutiennent ensemble M. Ernest de leurs bras nous etl'encouragent, l'empchent de faire demi-tour." page 51.

Les actants singuliers forment un actant collectif d'o les figures de l'alliance et de l'unit

relevs ci-dessus.

1.3.1.1. La capture de Lakhdar.

Les manoeuvres sont comme absents face la capture de Lakhdar. Le "gendarme

emmne Lakhdar" et ils restent l comme ptrifis. Ils :

"ne soufflent mot, ne font aucun signe en direction deLakhdar..." page 52.

Celui-ci trouvera le rconfort dans sa mmoire. En effet, pour vacuer le prsent parce que

trop douloureux, il se fait une carapace partir du pass. Et c'est en sujet de droit qu'il subit

l'vnementiel. Il a dj support l'preuve de l'emprisonnement. Il dira : "C'est pas la

premire fois." page 51. Le savoir qu'il a acquis lui confre un pouvoir de dpassement. C'est

par ce travail sur la mmoire, reconstitution rtrospective que l'actant se donne une identit qui

est elle-mme historique. Lakhdar simple manoeuvre est remplac par Lakhdar politique. Le

pass supplante le prsent comme l'affirme l'instance narratrice :

""Ca fait un peu plus d'un an"... Lakhdar se voit dans laprison, avant mme d'y arriver, il est en cellule, avec uneimpression de dj vcu..." page 52.

L'emprisonnement inclut mme le parcours sparant le chantier de la prison. Habit par la

peur, l'actant perd progressivement ses facults de perception. Ceci est figur par l'avnement

graduel de l'obscurit dcrit ci-dessous :

"... le dernier faisceau de lumire, disparu au soleilcouchant, fait sentir son absence sur la route devenue grise,troite ; Lakhdar y retrouve l'atmosphre, perdue dans sammoire, de la premire arrestation." page 52.

33

Par ce retour au pass, la fiction rejoint l'Histoire. En effet, l'vocation de la premire

capture n'est pas seulement une certaine exprience de la prison, mais elle est surtout le rcit des

vnements du 8 mai 1945 dont Lakhdar a un savoir pratique pour les avoir vcus. Cette

stratgie de refuge dans le pass nous livre un Lakhdar actant sujet de qute et non pas un actant

sujet de droit. Et encore l, nous retrouvons une constante de l'identit de Lakhdar qui est la

contestation.

Lakhdar tait alors un "tudiant" c'est--dire un sujet de qute situ sur la vise

syntagmatique (*). Son vouloir, son savoir et son pouvoir taient engags dans un procs en

cours. Ce dernier fut interrompu par la Manifestation du 8 mai 1945. A la suite de quoi Lakhdar

devint manoeuvre. Il ne se remettra jamais de ce changement de statut :

"tudiant"------> tr. ------> "manoeuvre"

Il en est rsult une transformation seconde qui fait de lui un actant contestataire. Mais il est

aussi un actant rong par le remords et le regret. Ce qui se traduit en smiotique par un vouloir

ngatif. Si nous examinons son parcours smiotique nous remarquons, selon ses dires, qu'il

n'tait pas dispos prendre part au procs /manifester/. En effet, il dit :

"... le jour mme, le 8 mai, je suis parti pied. Quelbesoin de partir ?" page 52.

Lakhdar se trouve ainsi ml la foule sans l'avoir voulu. C'est un procs involontaire.

Nous pouvons dire qu'il n'y a pas assomption, mais seulement prdication, car le rcit nous

restitue un actant qui n'assume pas son acte. Lors de la Manifestation, il n'tait pas sujet puisque

ni son mta-vouloir et encore moins son vouloir n'taient affirms. Sa prsence l'vnement

est un accident. Et ce sera en tant que non-sujet qu'il prendra part la Manifestation. Ecoutons-

le relater les faits :

"Je ne voulais pas croire ; j'avais les oreillessemblables des tamis, engorges de dtonations ; je nevoulais pas croire. Je ne croyais pas qu'il s'tait passtant et tant de choses." page 52.

C'est seulement par son corps qu'il vivra l'vnement. Le corps est transform en "tamis"

comme transperc par le bruit des "dtonations". Le vouloir est dpass par la force de ce qui

arrive. L'actant n'a aucune comptence pour apprhender les faits. Son pouvoir est nul. Il est

happ par une force dont il n'a aucune connaissance. Le procs /regarder/ devient /loucher/ avec

une note dysphorique. Cette activit du corps est dcrite comme suit par Gary Madison (24) :

34

"Il y a des moments o le corps se surprend lui-mme de l'extrieur en train d'exercerune fonction de connaissance."

Lakhdar dcrit son malaise et cet tat second dans lequel il se trouve. Il poursuit :

"Je ne comprenais toujours pas. Je louchais du ct de lafentre, sans monter au dortoir ; je ne voulais pas non plusrder dans les cours, ni me dcider sauter par la fentrede l'tude." page 52.

Que ce soit Mourad ou Lakhdar, les actants sont prcipits dans l'action. Il n'y a pas de

choix dlibr. Le conflit est vcu comme une fatalit. Les deux actants ont en fait l'exprience

en tant que non-sujets et toujours d'une manire accidentelle. Le tiers-actant jusque l absent

apparat. Et la fin est identique. Ils se retrouvent prisonniers.

Lakhdar est un actant sujet zro (*). Mais alors comment expliquer le programme qu'il doit

accomplir ? Il dit :

"Fallait absolument forcer la case de Mustapha, prendreles tracts..." pages 52-53.

Le texte ne nous dit pas si l'ide de ce programme lui est venue spontanment pour protger

un ami dont il connaissait les activits ou s'il s'agit d'un programme prvu par Lakhdar avant la

Manife