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DellyLes hiboux des Roches-Rouges

roman

La Bibliothèque électronique du QuébecCollection Classiques du 20e siècle

Volume 335 : version 1.0

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Delly est le nom de plume conjoint d’un frère et d’une sœur, Jeanne-Marie Petitjean de La Rosière, née à Avignon en 1875, et Frédéric Petitjean de La Rosière, né à Vannes en 1876, auteurs de romans d’amour populaires.

Les romans de Delly, peu connus des lecteurs actuels et ignorés par le monde universitaire, furent extrêmement populaires entre 1910 et 1950, et comptèrent parmi les plus grands succès de l’édition mondiale à cette époque.

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Des mêmes auteurs, à la Bibliothèque :

Entre deux âmesEsclave... ou reine ?

L’étincelleL’exilée

Le rubis de l’émirLa biche au bois

La vengeance de Ralph

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Les hiboux des Roches-Rouges

Édition de référence :Éditions Gautier-Languereau.

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I

La pluie très fine frappait les vitres du wagon, le paysage tout entier était noyé dans une brume épaisse... et Hermine, pelotonnée dans son coin, grelottait malgré le chaud manteau dont la Mère Supérieure l’avait munie pour ce voyage nocturne.

La fraîcheur humide de cette aube grise n’était pas seule responsable du tremblement qui agitait la jeune fille. Pour une âme de dix-huit ans, impressionnable et délicate, l’inconnu semble toujours terrifiant... Et Hermine s’en allait vers l’inconnu.

Hier, son cher couvent et ses bonnes Mères... Aujourd’hui, des étrangers...

Elle frissonna et serra plus étroitement son manteau autour d’elle.

En face, sa compagne, une bonne dame à qui

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l’avait confiée la Supérieure, ronflait bruyamment comme elle l’avait fait durant toute cette nuit qui avait semblé si longue à Hermine. Une sorte de fièvre avait constamment agité la jeune fille, et maintenant elle se sentait brisée.

Elle eût voulu reposer son esprit fatigué... et, malgré elle, voici qu’elle revoyait en ce moment toute sa vie...

Une vie bien calme, bien unie, dans ce couvent de Paris où elle était entrée si petite qu’elle ne se souvenait pas de ses débuts. Les vacances elles-mêmes se passaient là. Le cœur un peu gros, elle regardait partir avec leurs parents ses compagnes heureuses comme des oiseaux en liberté. Si choyée qu’elle fût de toutes, si attachée aux religieuses qui l’avaient élevée, son âme enfantine avait un désir imprécis d’horizons nouveaux. Les récits des autres élèves lui faisaient deviner les douces joies familiales qu’elle ne connaîtrait jamais... Personne ne venait la voir, personne ne lui écrivait ni ne la faisait sortir. Elle était orpheline, elle n’avait aucun parent, même éloigné, lui avait répondu avec une

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tendre compassion la Mère Supérieure, un jour où elle avait posé à ce sujet une question anxieuse.

Hermine était demeurée plusieurs jours après soucieuse et triste, puis sa gaieté naturelle avait repris le dessus. Mais elle avait, surtout aux jours de parloir, des moments de mélancolie que dissipait à grand-peine toute la tendresse des religieuses dont elle était l’enfant chérie.

Elle avait douze ans et venait de renouveler avec une ferveur d’ange sa première communion, lorsqu’une compagne, jalouse de ses succès de classe et peut-être aussi de ce charme naturel qui attirait vers Hermine l’affection de toutes, maîtresses et compagnes, lui lança, un jour, ce mot cruel :

– Vous ?... Vous n’êtes qu’une enfant trouvée !

Hermine, toute pâle, courut trouver une religieuse ; elle lui cria éperdument :

– Est-ce vrai, chère Mère ?... Est-ce vrai que je suis une enfant trouvée ?

Hélas ! il avait bien fallu apprendre à l’enfant

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la pénible vérité ! Doucement, avec de maternelles précautions, la Supérieure raconta à Hermine qu’elle avait été trouvée, un soir d’octobre, au seuil du château des Roches-Rouges, dans le Jura. Le baron de Vaumeyran, propriétaire de cette demeure, avait accueilli l’enfant et, comme toutes les recherches pour retrouver ses parents étaient demeurées vaines, il avait déclaré la prendre à sa charge. En conséquence, elle avait été mise en nourrice chez une paysanne de la Bresse, recommandée par le curé du bourg, dont dépendaient les Roches-Rouges. Plus tard, ses bienfaiteurs l’avaient fait entrer dans ce couvent de Paris.

– Je ne les ai jamais vus, je reçois seulement chaque trimestre l’argent de votre pension, plus une somme pour vos menus plaisirs, ajouta la Supérieure. Cet argent est accompagné d’un billet fort laconique, signé « Clarisse ou Savinie de Vaumeyran » – les filles du baron, je suppose – me recommandant toujours de ne rien négliger pour votre instruction et pour votre santé.

Ce fut ainsi qu’Hermine apprit qu’elle n’avait

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aucun droit à ce nom de Vaumeyran qu’on lui avait toujours donné.

Ce fut une dure épreuve pour l’enfant, déjà réfléchie et capable de comprendre l’amertume de sa situation. On la vit désormais plus grave, plus soucieuse de profiter de l’instruction qu’elle recevait. Le devoir de la reconnaissance semblait naturel à cette âme délicate... Mais elle souffrait de voir ses mystérieux bienfaiteurs se dérober et demeurer toujours pour elle des inconnus. Les lettres, qu’à dater de la révélation de la Supérieure elle leur écrivit à chaque nouvelle année, demeurèrent sans réponse... Dédaignaient-ils donc la petite créature qu’un sentiment de charité leur avait fait enlever à la misère ?

Hermine atteignit ainsi ses dix-huit ans – approximativement, puisqu’on ignorait la date de sa naissance – en devenant chaque jour plus finement jolie, mais en perdant aussi, sous l’influence d’une opiniâtre anémie, la bonne santé de son enfance... Et, au début de cette même année, la communauté reçut notification officielle d’avoir à cesser ses cours à Pâques et à

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se disperser.– Ma pauvre petite fille, il va falloir nous

séparer ! dit la Supérieure à Hermine qu’elle avait fait appeler pour lui communiquer la triste nouvelle.

– Oh ! non, non, ma Mère, gardez-moi !... gardez-moi ! s’écria la jeune fille en joignant les mains.

– Hélas ! ma pauvre enfant, impossible ! Nous allons nous trouver dispersées de côté et d’autre ; celles qui ont une famille – et si cette famille veut bien les recevoir – y chercheront un abri, les autres vivoteront, mourront de faim peut-être. Moi, je n’ai plus que des cousins éloignés et très indifférents. Je chercherai quelques leçons... Mais vous n’êtes pas sans protection, ma petite Hermine. Je vais écrire immédiatement au baron de Vaumeyran.

– Oh ! ma Mère, ces étrangers ! soupira douloureusement Hermine. Que n’ai-je une autre santé ! J’aurais travaillé de bon cœur, plutôt que d’avoir recours encore à leur générosité !

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– Il n’y faut pas songer, mon enfant ; vous avez, au contraire, besoin de très grands soins. J’écrirai dès aujourd’hui à votre tuteur.

Quelques jours plus tard arriva une lettre signée Savinie de Vaumeyran. Le baron, par l’intermédiaire de sa fille, déclarait qu’en présence des circonstances imprévues qui se présentaient et de l’état précaire de la santé d’Hermine, il croyait devoir, provisoirement, accueillir la jeune fille sous son toit.

Le climat est excellent ici pendant l’été, ajoutait Mlle de Vaumeyran, nous soignerons de notre mieux la jeune malade et nous tâcherons que son sort soit assuré le plus tôt possible, car les Roches-Rouges sont un séjour austère pour une jeune fille et le climat est ici d’une extrême rudesse pendant l’hiver... Vous voudrez bien. Madame la Supérieure, prendre les dispositions nécessaires pour faire accompagner Hermine jusqu’à Besançon, où je l’attendrai à la gare.

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– Que veut-elle dire par « assurer mon avenir » ? demanda Hermine, quand la Supérieure eut achevé la lecture de la lettre.

– Vous marier, probablement, mon enfant.– Oh ! mais je ne veux pas épouser n’importe

qui ! s’écria Hermine avec effroi.– Allons, ne vous mettez pas aussitôt martel en

tête ! dit la Supérieure en effleurant d’un geste caressant la chevelure blonde d’Hermine. J’espère que votre tuteur consultera votre goût, car, sur ce point si grave, il vous serait permis de manquer à la soumission que vous devez à votre bienfaiteur.

– Enfin, ils ne semblent pas désireux de me conserver longtemps chez eux ! conclut la pauvre Hermine avec un douloureux soupir.

Ce fut au début de mai qu’elle dit adieu à ses chères maîtresses et à ses compagnes. Une commerçante du quartier, dès longtemps connue de la Supérieure, et qui se rendait dans sa famille à Besançon, avait accepté la jeune fille comme compagne de voyage... Et la bonne Supérieure,

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après avoir embrassé une dernière fois le visage pâle et amaigri d’Hermine, multiplia les recommandations à Mme Ruau pour « sa pauvre petite qui était si délicate et si aisément fatiguée ».

L’excellente dame avait sincèrement promis... Mais le voyage se faisait la nuit, et Mme Ruau s’était bien vite endormie du sommeil du juste, de sorte qu’Hermine, émotionnée par ce départ et par la perspective de l’inconnu vers lequel elle s’en allait, fatiguée par le mouvement du train auquel elle n’était pas accoutumée, avait pu grelotter et trembler de fièvre sans que sa compagne s’en doutât.

Mais voici que Mme Ruau s’éveillait enfin. Ses yeux bouffis de sommeil s’ouvraient lentement, vagues d’abord...

– Oh ! encore de la pluie ! C’est amusant, pour arriver !... Avez-vous bien dormi, mademoiselle ?

– Pas un moment, madame.– Vraiment !... Pauvre petite !... Et vous

semblez avoir froid. Heureusement, nous arrivons

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dans une demi-heure... Tenez, prenez donc ce manteau... Si, si, il ne me sert pas du tout !

Rien que d’entendre quelqu’un lui parler, s’occuper d’elle, réconfortait un peu Hermine. Elle essaya d’avaler une brioche, mais dut y renoncer, sa gorge étant étroitement serrée. Une pénible appréhension l’étreignait à mesure qu’approchait l’instant où elle entrerait en contact avec ces étrangers, ses bienfaiteurs.

– Dans cinq minutes, nous serons à Besançon... Avec cette vilaine brume, pas moyen d’apercevoir la ville ! dit Mme Ruau qui rangeait le contenu de son sac.

Cinq minutes !... Hermine se redressa, ses petits doigts tremblants remirent un peu d’ordre dans les cheveux d’un blond délicieux, naturellement ondés, qui entouraient son fin visage tiré par la fatigue. Elle se coiffa de son modeste chapeau de pensionnaire, mit ses gants, rangea son petit bagage... Et, comme elle finissait, le train entrait en gare de Besançon.

Fort heureusement, Mme Ruau se trouvait là, car la jeune fille, singulièrement affaiblie,

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n’aurait pas eu la force de descendre seule. Une fois sur le quai, elle eut un bref étourdissement...

– Mademoiselle Hermine de Vaumeyran ? dit près d’elle une voix féminine.

Hermine se détourna. Elle se trouva en face d’une femme jeune dont le visage, un peu pâle, aux beaux traits réguliers, était criblé par la petite vérole.

– Oui, je suis Hermine..., balbutia la jeune fille.

– Moi, je suis Savinie de Vaumeyran... N’êtes-vous pas trop fatiguée ?

Tout en faisant cette question, l’étrangère tendait la main à Hermine, d’un geste un peu hésitant, et ses grands yeux bleus, tristes et froids, enveloppaient la jeune fille d’un rapide regard.

– Oh ! si, je suis fatiguée ! murmura Hermine, qui sentait ses idées la fuir complètement.

– Je crois bien, pauvre petite, elle ne tient pas debout ! dit Mme Ruau avec compassion. Et elle est glacée... Ah ! Seigneur !

Hermine, devenue toute blanche, venait de

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fermer les yeux et chancelait, prise de faiblesse. Mlle de Vaumeyran et Mme Ruau eurent tout juste le temps de la retenir...

– Qu’y a-t-il donc ?... Est-ce quelqu’un de malade ? demanda un jeune homme qui passait, en ce moment, sur le quai d’arrivée et s’arrêtait près du petit groupe.

Mlle de Vaumeyran leva les yeux, son regard eut une expression de soulagement...

– Ah ! docteur, vous tombez bien !... Cette pauvre enfant vient de perdre connaissance...

– Il faudrait tout d’abord la transporter à la salle d’attente...

Et le docteur enlevait comme une plume, dans ses bras vigoureux, la jeune fille inanimée. Suivi des deux femmes, il gagna la salle d’attente des premières et déposa Hermine sur le canapé. Presque aussitôt, elle ouvrit les yeux...

– Là, ce ne sera rien du tout, dit le jeune médecin qui tenait entre ses doigts le poignet de la malade. Mademoiselle doit avoir une anémie prononcée, et, de plus, elle semble en proie à une

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très vive émotion.Il avait remarqué, sans doute, l’expression

d’angoisse qui passait soudain dans les douces prunelles couleur de noisette, trop grandes pour ce visage amaigri, tandis qu’elles se dirigeaient vers Mlle de Vaumeyran, debout près de lui.

– Et vous avez dû avoir très froid, n’est-ce pas, mademoiselle ? Il vous faudrait prendre quelque chose de bien chaud.

– Je vais lui commander un consommé ! dit vivement Mlle de Vaumeyran, dont la physionomie exprimait une certaine inquiétude. Mais pensez-vous, docteur, que nous puissions, sans inconvénient, prendre tout à l’heure le train pour Bourg-d’Eylan ?

– Je le crois, mademoiselle. C’est une faiblesse passagère... Mais voulez-vous me permettre d’aller commander ce bouillon ? Vous n’aurez pas ainsi à vous déranger.

Sur la réponse affirmative de Mlle de Vaumeyran, il s’éloigna d’un pas souple et vif.

– Et moi, je vais vous dire adieu,

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mademoiselle Hermine, car on doit m’attendre à la sortie, dit Mlle Ruau.

Hermine tendit la main à sa compagne de voyage en la remerciant d’une voix émue ; elle la regarda s’en aller avec un serrement de cœur. Cette femme, une inconnue hier et qu’elle n’était peut-être pas destinée à revoir, était encore un lien avec son cher couvent. Maintenant, elle n’était plus entourée que d’étrangers.

Mlle de Vaumeyran s’était assise près d’elle, elle l’interrogeait sur le traitement médical qu’on lui avait fait suivre à Paris. Elle semblait mettre dans ces questions un certain intérêt, et cependant Hermine croyait sentir l’effort fait pour dominer une froideur extrême – une gêne, aurait-on pu penser, s’il avait été possible que ce sentiment existât de Mlle de Vaumeyran à Hermine, l’obligée de son père.

– Il faudra que nous vous confiions aux bons soins du docteur Dalney, conclut Mlle Savinie lorsque la jeune fille lui eut appris qu’aucun traitement n’avait donné de résultats appréciables.

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Dalney... Ce nom éveilla soudain un souvenir dans l’esprit d’Hermine. La veille, en lui faisant ses adieux, sa meilleure amie, Suzanne d’Orbes, lui avait dit au milieu de ses sanglots :

– À Bourg-d’Eylan, maman a une cousine dont le fils est médecin. Ils s’appellent Dalney. La sœur de mon cousin Félicien est de ton âge, et si gentille ! Maman leur écrira pour leur parler de toi, et j’espère qu’on te permettra de les voir.

Ce docteur Dalney, dont parlait Mlle de Vaumeyran, était sans doute le même que le parent de Suzanne... Mais la timidité empêcha Hermine d’interroger à ce sujet Mlle Savinie.

Le jeune médecin revint, apportant lui-même le bouillon. Tandis qu’Hermine le buvait lentement, il s’entretint un instant à l’écart avec Mlle de Vaumeyran. Pendant que celle-ci lui parlait, les yeux du docteur – des yeux gris sérieux et profonds qui éclairaient remarquablement son visage aux traits énergiques et au teint brun – ne quittaient pas la physionomie fatiguée de la jeune fille.

Les deux interlocuteurs se rapprochèrent

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d’elle, et Mlle de Vaumeyran dit avec une tranquille froideur :

– Nous venons de convenir, avec le docteur, qu’il viendrait vous voir un de ces jours, afin d’examiner ce qu’il sera possible de faire pour votre santé.

C’était donc le docteur Dalney ?... Une impression de contentement envahit Hermine. Elle se sentait réconfortée à la seule vue de cette sympathique et loyale physionomie.

– J’espère que nous arriverons à vous fortifier très vite, dit-il avec un sourire. L’air admirablement pur et vivifiant que l’on respire aux Roches-Rouges nous y aidera de puissante manière. Vous allez voir, mademoiselle, un des plus superbes coins de notre Jura... Mais peut-être le connaissez-vous déjà ?

– Non, c’est la première fois que je viens aux Roches-Rouges.

– Je crois que notre train ne va pas tarder à arriver, interrompit Mlle de Vaumeyran qui venait de consulter sa montre. Il nous faut passer sur

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l’autre quai... Croyez-vous pouvoir marcher, Hermine ?

– Oh ! Certainement, mademoiselle ! Les forces me sont un peu revenues.

– Vous allez me donner le bras... Docteur, prenez-vous aussi ce train ?

– Oui, mademoiselle, et, si vous le permettez, je vais vous installer dans un compartiment.

Malgré les protestations de Mlle Savinie, il prit les menus bagages d’Hermine et précéda les deux dames jusqu’au quai où le train s’arrêtait deux minutes plus tard. Il choisit un compartiment, aida les deux dames à y monter et, les ayant saluées, s’éloigna pour s’installer dans un wagon voisin.

Durant tout le trajet, les voyageuses se parlèrent peu. Mlle de Vaumeyran paraissait de naturel assez taciturne ; elle semblait faire effort pour demander de temps à autre à Hermine comment elle se trouvait, ou pour lui indiquer un point du paysage particulièrement curieux... Et la jeune fille, très lasse, répondait un peu

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vaguement et regardait par politesse.On changea une fois de train. Le docteur

Dalney se trouvait là encore pour aider les deux dames et les installer de nouveau, tout cela avec une courtoisie discrète et simple qui dénonçait l’homme bien élevé.

À partir de cette station, le train prenait une allure d’une lenteur désespérante. Hermine, lasse de sa nuit d’insomnie, essaya d’abord de lutter contre la somnolence qui l’envahissait ; puis, inconsciemment, elle y céda enfin.

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II

– Hermine, éveillez-vous... nous arrivons !La jeune fille sursauta un peu et ouvrit les

yeux, puis les referma subitement. Un rayon de soleil venait de la frapper en plein visage.

– Oh ! du soleil, enfin ! murmura-t-elle d’un ton joyeux.

Les rayons d’or avaient réussi à percer les nuages, ils éclairaient le beau paysage sévère qui entourait Bourg-d’Eylan... La petite gare apparaissait, toute blanche, très accueillante...

Au moment où le train s’arrêtait, un homme de haute taille, très mince, jeune encore, vêtu d’un costume correct, mais de coupe vieillie, parut sur le quai presque désert et s’avança vers le compartiment où se trouvaient les deux dames.

– Voici mon frère, dit Mlle Savinie.M. de Vaumeyran ouvrit la portière, il aida les

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voyageuses à descendre... Hermine rencontra le regard froid de deux yeux bleus semblables à ceux de Mlle Savinie, à qui le nouvel arrivant ressemblait d’ailleurs d’une manière frappante.

– Avez-vous fait un bon voyage, mademoiselle ? demanda-t-il en s’inclinant pour la saluer.

– Non, j’ai été malheureusement très fatiguée... Et je suis désolée d’avoir déjà donné tant de peine à Mlle de Vaumeyran ! dit Hermine avec une grâce timide.

Mlle Savinie eut un léger mouvement d’épaules.

– Laissez cela, enfant... Alban, voici son bulletin de bagages. Aussitôt la malle chargée, nous partirons, car cette enfant a besoin de repos.

M. de Vaumeyran s’éloigna, tandis que les voyageuses, plus lentement, gagnaient la sortie. Au passage, le docteur Dalney les salua...

– À un de ces jours, n’est-ce pas, docteur ? lui dit Mlle Savinie.

– Vous me verrez avant la fin de cette

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semaine, mademoiselle, répondit-il.Devant la gare, deux voitures attendaient :

l’une, un élégant petit break attelé d’un joli cheval gris pommelé.... l’autre, une vieille Victoria qui s’harmonisait fort bien avec la jument blanche d’âge vénérable.

Ce fut vers cette dernière que se dirigèrent M lle

de Vaumeyran et Hermine, tandis que le docteur, s’asseyant sur le siège du break, réunissait les guides et s’éloignait au trot vif de son cheval.

– Montez, Hermine, dit Mlle Savinie. Alban a eu la bonne idée de faire mettre des couvertures ; enveloppez-vous bien, car l’air toujours vif de là-haut vous surprendrait.

Peu après, M. de Vaumeyran reparut, précédant un homme d’équipe qui portait la malle d’Hermine. Le vieil équipage s’éloigna aussitôt, suivi par les regards curieux du chef de gare et des deux ou trois voyageurs qui étaient là.

– Ah çà ! les hiboux sortent donc en plein jour, maintenant ! dit avec un gros rire une sorte de maquignon à la carrure énorme.

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La gare était assez éloignée de Bourg-d’Eylan. La route montait, et à mesure les arbres d’essences différentes laissaient une plus large place aux sapins qui commençaient ici leur règne, jetant sur le paysage une note de sévère majesté. Au sortir du rude hiver, la nature s’épanouissait, les champs verdoyaient, la terre, chauffée par le soleil de mai, échappait au long sommeil sous la neige... mais eux, les sapins sombres, demeuraient toujours fidèles dans les bons et mauvais jours.

Bourg-d’Eylan apparut bientôt, éparpillant, au pied d’une hauteur abrupte couverte de sapins, ses maisons solides, au toit aigu descendant très bas, aux cheminées énormes faites pour résister au poids de la neige. Avec ses fenêtres ouvertes et garnies de fleurs, avec la jeune verdure de ses jardins et le gai soleil qui éclairait toutes choses, Bourg-d’Eylan avait un air accueillant et familial qui plut infiniment à Hermine.

La voiture, conduite par M. de Vaumeyran, ne fit que côtoyer le bourg pour prendre une route en corniche extrêmement montueuse, qui longeait

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une combe étroite, d’aspect sévère. Des sapins, partout des sapins... Hermine, dont l’âme était naturellement imprégnée de poésie, admirait en silence la superbe austérité de ces avalanches sombres couvrant les hautes pentes, le charme paisible des grandes prairies où évoluait lentement le bétail..., et cet air, exquis, parfumé, incomparablement vivifiant ! et ce soleil si doux qui caressait l’épiderme et répandait jusqu’au fond des étroites vallées un peu de sa lumière d’or, tandis qu’en haut il glissait, triomphant, entre les rangs pressés des sapins !

– Le soleil vous fait accueil, Hermine, fit observer Mlle de Vaumeyran. Voici quinze jours que nous ne l’avons vu. Les Roches-Rouges vous paraîtront moins sombres ainsi.

– Arrivons-nous bientôt, mademoiselle ? demanda Hermine, dont le cœur battit soudain d’appréhension.

– Oui, dans cinq minutes.Les sapins se pressaient, plus épais, dans les

combes sombres et au sommet des hauteurs abruptes ; ils formaient, en avant, une sorte de

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rideau... Et ce fut après l’avoir franchi qu’Hermine vit devant elle, à la suite d’une cour fermée par une grille rouillée, une vaste bâtisse ancienne aux murs noirâtres, accolée d’une énorme tour carrée.

Cette demeure, encore entourée de ses douves dépourvues d’eau, garnie de fenêtres étroites et pour la plupart grillées, n’offrait à l’esprit qu’une impression assez lugubre, malgré le soleil qui l’enveloppait de ses rayons... Mlle de Vaumeyran, qui observait sans en avoir l’air l’expressive physionomie d’Hermine, dit d’un ton hésitant :

– Je crains que vous ne vous ennuyiez beaucoup, ici. Je voudrais que nous trouvions une combinaison...

Elle s’interrompit et se pencha pour voir qui ouvrait la grille.

– Ah ! c’est Blandine !Elle se tourna vers Hermine... Un voile

d’intense tristesse semblait soudain couvrir son regard.

– Je crois préférable de vous prévenir.

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Hermine, que notre pauvre sœur Blandine a le cerveau un peu étrange, dit-elle d’une voix qui frémissait légèrement. Cela vous expliquera certaines bizarreries et de fréquentes absences de sa part.

La voiture venait de franchir la grille. Hermine vit, rangée sur le côté, une femme jeune encore, petite et frêle, dont le visage aux traits délicats s’encadrait d’une chevelure toute blanche. Un regard très doux, mais un peu vague, comme perdu, se leva sur Hermine...

– Quel dommage !... Pauvre demoiselle ! murmura la jeune fille avec compassion.

La voix de Mlle Savinie, un peu âpre, murmura :

– Faut-il vraiment la plaindre ?... Elle oublie peut-être mieux ainsi.

Devant le regard surpris de la jeune fille, Mlle

de Vaumeyran détourna un peu le sien. Elle dit d’une voix redevenue tranquille :

– Voici notre aînée, Clarisse de Vaumeyran.La voiture venait de s’arrêter devant le petit

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pont de pierre jeté en travers de la douve. Sur le seuil du château apparaissait une femme de haute taille et de forte corpulence. Son visage, aux traits irréguliers et presque masculins, avait une singulière expression de volonté et d’orgueilleuse assurance, encore accentuée par le regard dominateur... Devant cette majestueuse apparition toute vêtue de noir, la pauvre Hermine eut un petit tremblement.

Elle descendit de voiture, et, à la suite de sa compagne, elle s’avança vers l’aînée.

– Voilà une enfant bien fatiguée, Clarisse ! dit Mlle Savinie.

Mlle Clarisse tendit vers Hermine, qui s’inclinait timidement, une fort belle main un peu brunie.

– Nous allons lui procurer du repos... Soyez la bienvenue aux Roches-Rouges, Hermine.

Sa voix avait des intonations brèves et presque dures, qui tombèrent lourdement sur le cœur d’Hermine.

Alban, sans avoir prononcé une parole, s’en

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allait, emmenant voiture et cheval vers les écuries dont on apercevait à gauche le bâtiment... Mlle

Savinie se tourna vers Mlle Blandine, qui arrivait à petits pas pressés, les mains dans les larges poches de son tablier.

– Tout est prêt, là-haut, Blandine ?– Oui, Savinie, répondit une petite voix douce.– Entrez, Hermine, dit Mlle Clarisse. Nous

allons vous montrer votre chambre. Nous avons choisi la mieux exposée, afin que vous ayez beaucoup de soleil.

Le soleil !... Réussirait-il, vraiment, à pénétrer dans cette sombre demeure ? Le vestibule immense, aux murs formés de larges pierres grises, était presque obscur, à cette heure de midi... Et l’escalier si large, si imposant, les grands corridors du premier étage ne voyaient pas arriver plus de clarté...

Aussi Hermine dut-elle fermer un instant les yeux au seuil de la pièce qu’ouvrit Mlle Clarisse. Cette chambre, très vaste, était littéralement inondée par le soleil, que deux larges fenêtres

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laissaient pénétrer en toute liberté.– Ah ! quelle belle chambre ! s’écria la jeune

fille.Ses yeux, maintenant habitués à la vive

lumière, voyaient un ancien mobilier Louis XV, fort bien conservé, des tentures de soie à fleurettes, un peu fanées, mais fort jolies encore, une garniture de Sèvres sur la cheminée, un charmant miroir ovale au-dessus du petit bureau...

– Cette chambre vous plaît vraiment ? demanda Mlle Savinie.

– Oh ! certes !... Je vous remercie ! Vous êtes trop bonnes, mesdemoiselles !

Les lèvres pâles de Mlle Savinie eurent une légère contraction. Elle se détourna pour repousser un fauteuil, tandis que l’aînée disait de sa voix brève :

– Godard, le domestique, va vous apporter votre malle... Et, puisque vous êtes si fatiguée, vous préfèrerez sans doute prendre votre repas ici ?

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– Oh ! Mademoiselle, je ne voudrais pas vous déranger ainsi ! Déjà, je vais vous occasionner tant d’ennuis !

– Laissez donc cela, enfant ! interrompit un peu brusquement Mlle Savinie. Ce que nous faisons, nous le devons... On vous servira ici, ce soir. Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à le demander. Ma chambre est à côté, et vous avez une sonnette ici.

– Merci, mademoiselle... Mais qu’entend-on ainsi ?

Depuis son entrée dans cette chambre, Hermine percevait une sorte de bruit sourd, ininterrompu, tel que celui d’une chute d’eau éloignée.

– C’est la source Rouge, dit brièvement Mlle

Savinie. Allons, nous vous laissons, Hermine. Reposez-vous bien, couchez-vous tout de suite si vous le préférez...

– Et considérez-vous comme chez vous, acheva Mlle Clarisse.

Lorsque les deux soeurs furent sorties,

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Hermine fit du regard le tour de la chambre. Elle vit près du lit un antique crucifix de bronze... Et elle courut se jeter à genoux, elle joignit les mains et épancha son cœur dans une fervente prière.

Que serait sa vie, dans cette famille ? Ils paraissaient tous l’accueillir avec bonté et déjà Mlle Savinie lui semblait sympathique, malgré cette froideur – pourquoi donc le mot de gêne, revenait-il toujours à l’esprit d’Hermine ? – qu’elle montrait, de même que son frère et sa sœur, bien qu’à un degré moindre. Peut-être était-ce simplement un peu d’orgueil... Hermine devrait déployer beaucoup de tact dans ses rapports avec ses bienfaiteurs ; il ne lui faudrait pas, devant leurs bontés, oublier ce qu’elle était.

– Une enfant trouvée ! murmura-t-elle mélancoliquement. Comme ils ont été charitables et généreux ! Je voudrais voir le baron de Vaumeyran pour le remercier.

Mais ni Mlle Savinie ni son aînée n’avaient fait allusion à leur père, ni manifesté l’intention de lui présenter sa pupille... Et Hermine n’avait osé les

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questionner à ce sujet.Un frisson secoua tout à coup Hermine. Elle se

sentit soudain triste et lasse à mourir, et, tombant sur un fauteuil, elle laissa aller sa tête défaillante.

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III

Ce ne fut pas quelques jours plus tard, mais le lendemain même, que le docteur Dalney vint aux Roches-Rouges, appelé par les demoiselles de Vaumeyran. Hermine avait été toute la nuit en proie à une fièvre assez forte, après laquelle elle demeurait d’une faiblesse extrême.

Mlle Savinie assuma aussitôt la tâche de garde-malade : elle entoura la jeune fille de soins et d’attentions, s’occupa de lui préparer les remèdes prescrits par le docteur, tout cela avec une sollicitude paisible et froide qui laissait Hermine légèrement perplexe.

Mlle Clarisse venait de temps à autre, s’informait des nouvelles d’un air où elle essayait de mettre de l’intérêt, critiquait, sans avoir l’air d’y toucher, la manière dont s’y prenait sa sœur, puis s’éloignait majestueusement, au secret soulagement d’Hermine.

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Parfois aussi, venant apporter une tasse de tisane ou des bûches pour le feu, apparaissait une vieille servante au corps un peu courbé par l’âge, au visage ridé et austère. Ses yeux, très noirs, vifs encore, enveloppaient Hermine d’un regard grave où la jeune fille croyait lire un peu de compassion.

Le docteur revint les jours suivants. Il était extrêmement soigneux, intelligent et bon, cela se voyait aussitôt, et, bien que très sérieux, doué d’une agréable gaieté.

– Allons, cela va vraiment mieux ! dit-il, le troisième jour, d’un ton satisfait. Vous pourrez vous lever un peu aujourd’hui, mademoiselle, et, demain, j’autorise une petite promenade dans le parc. Ensuite, il vous faudra prendre chaque jour un exercice modéré, afin de perdre bien vite ce teint de Parisienne.

Mlle Savinie hocha lentement la tête.– Pauvre petite, ce ne sera pas gai pour elle,

ici, sans amie de son âge !Le docteur jeta un coup d’œil sur le pâle

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visage d’Hermine et dit en souriant :– À propos d’amie, il paraît que ma cousine

Suzanne vous est extrêmement attachée, mademoiselle ? Ma mère a reçu, ce matin, une lettre de Mme d’Orbes, où Suzanne avait glissé un mot. Toutes deux nous parlent de vous et de l’affection que vous leur avez inspirée.

Les joues d’Hermine se rosirent un peu.– Moi aussi, je les aime tant ! Mme d’Orbes est

si bonne ! Plusieurs fois elle m’a fait sortir, j’ai déjeuné chez elle... J’étais bien heureuse, ces jours-là, sauf quelques petits moments de tristesse...

– Pourquoi de la tristesse ? interrogea le jeune docteur avec intérêt.

Hermine murmura d’une voix tremblante :– Parce que, en voyant Suzanne tant aimée de

son père et de sa mère, je pensais davantage au malheur d’être orpheline.

Mlle Savinie se détourna si brusquement qu’elle heurta une petite table où se trouvaient plusieurs fioles de pharmacie. Tout roula à terre.

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– Laissez cela, docteur, je sonnerai tout à l’heure la servante, dit-elle d’un ton où passait une altération singulière.

Elle était d’une pâleur extrême et ses traits se crispaient légèrement.

– Vous ne m’aviez pas dit, Hermine, que vous connaissiez les parents du docteur ? reprit-elle avec une sorte d’effort.

– Je comptais vous en parler un de ces jours, mademoiselle...

– Vous me paraissez beaucoup trop timide, petite fille, dit Mlle Savinie avec une ombre de sourire. Il ne faut pas craindre de parler, de demander... Nous ne désirons qu’une chose : c’est que vous soyez heureuse, ici.

Elle respira avec effort et continua, en s’adressant au docteur :

– Puisque madame votre cousine vous a parlé de notre jeune pupille, Hermine ira rendre visite à Mme Dalney et à Mlle Marcelline.

– Mais certainement, ma mère et ma sœur seront charmées ! dit le jeune docteur avec

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empressement. Si notre espiègle Marcelline plaît à mademoiselle, elle pourra trouver en elle une compagne de promenade, très gaie, très boute-en-train.

– Ce sera fort bien, en effet, dit Mlle Savinie avec satisfaction. Votre sœur est charmante, docteur, et Hermine trouvera près d’elle cette gaieté qui lui manquerait ici. Aussitôt qu’elle sera remise, nous descendrons à Bourg-d’Eylan.

Lorsque le docteur se fut éloigné, Mlle Savinie vint s’asseoir près du lit d’Hermine et la considéra quelques instants.

– Vous semblez vraiment mieux aujourd’hui, enfant. Je crois que vous serez bientôt sur pied. Du bon air et de la distraction, voilà ce qu’il vous faut... Je suis très satisfaite de voir poindre cette relation avec la sœur du docteur. Cette famille Dalney est parfaitement bien, sous tous les rapports. Le docteur est un homme d’une grande valeur, sa mère, une femme sérieuse et bonne. La petite Marcelline était bien gentille, autrefois, et elle paraît être demeurée simple et aimable, autant que j’aie pu en juger en la croisant deux ou

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trois fois dans la forêt.– Vous ne les voyez pas souvent,

mademoiselle ?– Nous ne voyons jamais personne, répondit

Mlle de Vaumeyran d’un ton bref. Pour vous, je romprai avec une habitude de seize années en allant rendre visite à M. Dalney.

– Oh ! merci, mademoiselle ! s’écria spontanément Hermine.

Mlle Savinie tressaillit ; sa main, qui tremblait un peu, se posa sur celle de la jeune fille, ses lèvres frémissantes murmurèrent :

– Hermine, si vous voulez me faire plaisir... nous faire plaisir à tous, ne nous remerciez jamais..., jamais !

Le lendemain de ce jour, Hermine descendit pour la première fois dans la salle à manger. Un peu d’appréhension la serrait au cœur, car elle allait sans doute voir, cette fois, le baron de Vaumeyran. Pour peu qu’il fût aussi raide et imposant que sa fille aînée, la pauvre Hermine se

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sentait déjà devenir toute petite et craintive.Mlle Savinie vint la chercher, et toutes deux

descendirent lentement l’escalier. Dans le vestibule, elles rencontrèrent Mlle Blandine, qui tendit la main à Hermine d’un geste hésitant... Mlle Savinie ouvrit une porte et fit entrer la jeune fille dans une salle immense, mal éclairée par de hautes verrières, mais garnie de superbes meubles anciens et de fort belles pièces d’orfèvrerie.

Alban, debout dans une des profondes embrasures, causait avec sa sœur aînée. Il s’avança, s’inclina légèrement devant Hermine et s’informa de sa santé avec une froide politesse... Puis, sur l’invitation de Mlle Clarisse, la jeune fille s’assit entre Mlle Savinie et son frère.

De baron, point... En face de l’aînée, la place du maître de maison demeurait vide.

Mlle Savinie vit sans doute le regard surpris dirigé de ce côté par Hermine, car elle dit d’un ton paisible :

– Ne vous étonnez pas de l’absence de notre père, Hermine. Depuis bien des années, il ne

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quitte plus son appartement et ne veut voir personne, en dehors de nous.

Pendant le repas, Hermine se vit l’objet d’une discrète sollicitude. Mlle Blandine lui apporta une bouillotte, Alban mit dans son assiette les plus délicats morceaux du poulet, Mlle Savinie l’obligea à accepter une crème exquise faite pour elle par Céleste, la vieille servante, tandis que les châtelains se contentaient d’un modeste morceau de fromage et de quelques fruits. Ils semblaient, du reste, doués d’un fort mince appétit et avaient un peu l’air d’accomplir, en prenant quelque nourriture, une obligatoire, mais insupportable corvée.

Le service était fait par le vieux Godard, le mari de Céleste. Mais ces demoiselles se dérangeaient fréquemment pour l’aider... Lorsque Hermine voulut les imiter, Mlle Savinie dit d’un ton péremptoire :

– Demeurez tranquille, Hermine, nous ne voulons pas que vous vous occupiez de cela.

– Mais, mademoiselle, je n’accepterai jamais de me laisser servir par vous ! s’écria Hermine.

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– Il faudra pourtant bien que vous vous y accoutumiez, répliqua-t-elle paisiblement. Nous ne voulons pas augmenter notre personnel, ayant horreur de visages étrangers, et nous préférons travailler davantage par nous-mêmes. Mais nous ne souffririons pas que vous portiez la peine de cette... manie.

Cette explication laissa Hermine un peu perplexe. La raison ainsi donnée par Mlle de Vaumeyran ne cachait-elle pas une gêne matérielle que les châtelains, par une délicatesse extrême, ne voulaient pas faire connaître à celle qui leur devait tout ? Elle était peut-être pour eux une lourde charge ; mais, ayant assumé celle-ci, ils voulaient s’en acquitter jusqu’au bout avec une admirable générosité.

« Il faudra que je m’informe près des Dalney, songea Hermine. S’il en est ainsi, je revendiquerai hautement ma part de travail ici, et, aussitôt que possible, je chercherai un moyen de gagner ma vie. »

La conversation se traînait... Mlle Blandine ne parlait pas, les autres semblaient de naturel

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taciturne. On causa un peu des beautés du pays, un peu des Dalney...

– Félicien est un homme d’une remarquable intelligence, dit M. de Vaumeyran. Je m’étonne qu’il n’ait pas cherché à exercer sur une scène plus vaste.

– Il aimait passionnément son Jura et n’a pas voulu le quitter, répliqua Mlle Savinie. Il a une jolie position par ici, et, d’ailleurs, les Dalney ont de la fortune.

Enfin, le repas prit fin, au secret contentement d’Hermine. Mlle Clarisse, en se levant de table, dit de sa voix mesurée :

– Vous pouvez profiter du soleil pour faire dans le parc une courte promenade, comme l’a permis le docteur. Mettez seulement un vêtement, et prenez une ombrelle.

– Restez là ; je vais vous chercher ce qu’il vous faut, dit Mlle Savinie.

Elle revint bientôt, apportant un châle dont elle enveloppa Hermine et une ombrelle qu’elle mit entre les mains de la jeune fille. Puis elle la

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conduisit dans un salon voisin, vaste pièce meublée sévèrement, mais éclairée par quatre larges portes-fenêtres qui laissaient pénétrer de chauds rayons de soleil.

– Vous pouvez sortir par ici, dit-elle en désignant l’une d’elles. Je vais vous rejoindre dans un instant, mais j’ai auparavant un mot à dire à Céleste.

Elle s’éloigna et Hermine franchit le seuil du salon.

Il n’y avait pas de jardin, le parc commençait tout près du château. Des clairières ensoleillées, des pelouses naturelles, entourées de frênes et de bouleaux, alternaient avec les bouquets de sapins et de mélèzes. L’atmosphère était admirablement pure, l’air, très vif, gardait encore un peu de la fraîcheur glacée des neiges qui venaient d’achever de fondre, et se parfumait des saines senteurs répandues par les sapins dont les Roches-Rouges étaient entourées comme d’un sombre et magnifique rempart.

Hermine respirait à pleins poumons ; il lui semblait qu’une vie nouvelle s’infiltrait en elle.

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Elle s’en allait tout droit, attiré par le bruit de cette chute d’eau qui augmentait d’intensité mesure qu’elle avançait. Maintenant, il était si fort que deux personnes parlant très haut ne se fussent pas entendues...

Hermine s’arrêta tout à coup... Elle venait de franchir un rideau de sapins et se trouvait subitement devant une balustrade de pierre noire rongée de mousse. Une pluie menue mouillait son visage, ses vêtements...

Elle fit quelques pas et se pencha...La balustrade reposait sur une énorme roche à

pic, couleur de sang, à la base de laquelle s’échappait, d’une ouverture creusée sans doute par l’érosion, une volumineuse masse d’eau teintée de rouge pâle, qui se précipitait aussitôt furieusement dans un abîme creusé au-dessous. Elle disparaissait ainsi, torrent souterrain alimentant sans doute mystérieusement quelque grande rivière, ou s’en allant, à travers les entrailles de la terre, jusqu’à la mer qui l’engloutissait.

Primitivement, cette eau écumante avait dû

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couler dans le lit qui s’étendait aux yeux émerveillés d’Hermine, large dépression semée de quartiers de rocs de cette même couleur rouge sombre, et qui formait une coulée superbe entre les deux falaises rocheuses aux sommets couverts de sapins. Au loin, des rocs tourmentés et des sapins, toujours des sapins, se détachant en masse sombre sur l’horizon bleu de cette après-midi printanière.

Hermine s’était accoudée à la balustrade, sans souci des embruns qui la mouillaient, elle contemplait avec admiration ce site superbement sauvage, cette étrange masse d’eau rougeâtre formant des remous d’écume sanglante, illuminée de feux splendides par le soleil qui la frappait, ces sous-bois, là-haut, où des rayons d’or semblaient danser entre les sapins...

Deux formes blanches, la tête couverte, paraissait-il, d’un capuchon également blanc, se tenaient au bord de la falaise de gauche. Elles faisaient les mouvements de personnes occupées à fendre du bois...

Hermine se pencha un peu plus pour mieux

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regarder la masse d’eau grondante. Elle vit alors que trois petites fenêtres garnies de barreaux étaient percées au-dessous d’elle, dans le roc rouge, à peu près à égale distance entre la balustrade et l’ouverture qui donnait passage à la source.

Elle sursauta tout à coup en sentant une main se poser sur son bras, et une haleine chaude lui frôler le visage... En tournant la tête, elle vit Mlle

Savinie, pâle, presque verdâtre, les traits changés...

– Venez..., ne restez pas ici...À travers le fracas de l’eau, Hermine entendit

à peine les paroles. Mais elle se laissa emmener par Mlle Savinie qui lui avait pris le bras.

– Quelle imprudente enfant vous êtes ! dit Mlle

de Vaumeyran lorsqu’elles se trouvèrent un peu éloignées et qu’il fut possible de s’entendre. Vous voilà toute mouillée !

– Oh ! c’était tellement beau, mademoiselle ! Si vous n’étiez, pas venue, je crois que je me serais oubliée là longtemps... Mais qui sont ces

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personnes vêtues de blanc que l’on aperçoit sur la falaise ? On dirait des religieux...

– Il y a, en effet, de ce côté, un prieuré de Cisterciens, dit brièvement Mlle de Vaumeyran.

– Ce bruit étourdit un peu, lorsqu’on n’y est pas habitué, reprit Hermine en portant la main à son oreille. Cette masse d’eau est effrayante et magnifique... Mais qu’est-ce donc que ces petites fenêtres dans le roc, mademoiselle ?

Mlle Savinie lâcha le bras d’Hermine qu’elle tenait encore, elle détourna la tête tandis que ses doigts, d’un geste nerveux, brisaient une branche qui lui frôlait le visage.

– Ce sont les fenêtres des souterrains qui s’étendent sous ce parc. Autrefois, dans les temps de guerre, ils ont servi de refuge ou de prison, selon les cas.

Quelle intonation altérée prenait tout à coup sa voix !

Comme elles arrivaient près du logis, la haute silhouette d’Alban apparut au détour d’une pelouse. M. de Vaumeyran fumait, tout en se

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promenant devant le château avec cette allure hautaine et un peu lasse qui s’alliait si bien à son air de froide réserve et de politesse légèrement altière. Il s’arrêta près des deux dames et jeta un regard surpris sur le châle mouillé d’Hermine.

– Elle a été voir la source Rouge, dit brièvement Mlle Savinie

Une contraction passa sur le visage d’Alban, ses lèvres se serrèrent nerveusement. Mais il ne dit rien et s’éloigna d’un pas tranquille.

Hermine crut voir dans cette attitude une muette désapprobation et se demanda avec un peu de perplexité ce que sa curiosité pouvait bien avoir eu de particulièrement répréhensible.

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IV

Le lendemain, la voiture des Roches-Rouges emmena Hermine à Bourg-d’Eylan pour la messe dominicale. Devant elle s’assit la vieille Céleste... Sans doute, les châtelaines s’étaient rendues à un office plus matinal. En route, Hermine s’informa près de la servante.

Céleste répondit laconiquement :– Ces demoiselles ne vont jamais à la messe. Il

n’y a que moi, au château.– Ah ! murmura Hermine.Cette découverte lui était extrêmement

pénible. Le fait que les Vaumeyran lui avaient procuré une éducation très chrétienne ne l’avait pas préparée à trouver chez eux l’absence totale de toute pratique religieuse.

Quand la jeune fille et Céleste entrèrent dans la vieille église, celle-ci se trouvait presque

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pleine. Hermine, un peu gênée par les regards curieux, suivit la servante qui la guidait vers le banc des châtelains des Roches-Rouges. Elle s’absorba longuement dans sa prière... Lorsqu’elle releva la tête, ses yeux tombèrent sur le banc placé de l’autre côté de l’allée. Elle vit là le docteur Dalney, agenouillé et recueilli, puis une dame en noir et une jeune fille très brune.

Un vif contentement passa dans l’âme d’Hermine. Eux, au moins, étaient des croyants ; ils sauraient la comprendre et la conseiller.

La jeune fille et la servante sortirent presque les dernières. Devant l’église, des groupes se formaient. On regardait beaucoup Hermine... Et elle se sentait le cœur serré à la pensée de cette solitude morale dans laquelle elle se trouvait.

Mais quelqu’un s’avança tout à coup... Le docteur Dalney s’inclina devant elle en disant de sa belle voix vibrante :

– Voulez-vous me permettre, mademoiselle, de vous faire connaître ma mère et ma sœur ?

Derrière lui se tenaient, souriantes, Mme et Mlle

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Dalney.– Oh ! bien volontiers, dit Hermine avec cette

grâce timide qui la rendait particulièrement séduisante. Je le désirais si vivement !

– Et nous aussi, je puis vous l’assurer, ma chère enfant, dit Mme Dalney en lui tendant la main. Suzanne nous a fait de vous d’enthousiastes éloges ; elle paraît vous aimer beaucoup...

– Et Suzanne ne prodigue pas indistinctement ses sympathies, ajouta Mlle Dalney en prenant l’autre main d’Hermine. D’autre part, mon frère disait qu’il craignait que vous n’ayez, aux Roches-Rouges, une existence bien triste, bien cloîtrée. Aussi, pour vous d’abord, pour faire plaisir à notre chère Suzanne ensuite, nous serons bien heureuses si nous pouvons vous être de quelque utilité.

Et Marcelline accentuait ces cordiales paroles d’un joli sourire qui donnait un grand charme à son visage très irrégulier, mais doué d’une expression extrêmement gaie et spirituelle.

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– Que vous êtes bonne, mademoiselle ! dit Hermine avec émotion. Il est vrai que je me sens là-haut un peu isolée, malgré la bonté si parfaite de ces demoiselles. Je me reproche même comme une ingratitude de sentir peser si lourdement sur moi ces murs épais...

– Rassurez votre conscience, mon enfant, dit Mme Dalney dont les yeux gris, semblables à ceux de son fils, considéraient la jeune fille avec une sympathie émue. Toute jeune comme vous l’êtes, et sortant d’une maison où vous étiez entourée de jeunesse, ce sentiment est bien légitime..., surtout étant donné le genre de vie des châtelains des Roches-Rouges. Peut-être pourrez-vous être, dans leur existence austère et retirée, un petit rayon de soleil, un élément de gaieté...

Hermine secoua la tête.– Je n’oserai jamais être gaie, là-haut !– Mais pourquoi donc ? dit le docteur. Il faut,

au contraire, faire votre possible pour enlever ces pauvres Vaumeyran à l’existence bizarre qui leur a fait donner, dans le pays, le surnom de « hiboux ».

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– Quelle chose singulière ! Mais ont-ils toujours été ainsi ?

– Oh ! pas du tout ! Ils étaient extrêmement fiers, le baron et sa fille aînée surtout ; mais le château était largement ouvert, on y recevait tout ce qui avait un nom ou une position un peu élevée aux alentours. Bien qu’Alban fût plus âgé que moi, nous faisions ensemble de joyeuses parties. C’était un charmant garçon, studieux et gai, auquel on ne pouvait reprocher qu’une trop grande fierté de son nom. Il me disait parfois : « Vois-tu, Félicien, pour protéger le blason des Vaumeyran de l’ombre d’une tache, nous donnerions tous plus que notre vie, s’il le fallait ! »

» Mais la baronne, dont la santé était délicate, mourut presque subitement d’une maladie que mon père, qui la soignait, avait déclaré pouvoir durer longtemps, sans présenter de réelle gravité.

» Dès lors – il y a de cela environ seize ans – tout fut changé aux Roches-Rouges. Les châtelains rompirent toutes relations et s’enfermèrent dans leur domaine ; on ne les vit

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pour ainsi dire jamais ; ils désertèrent même complètement l’église, où ils n’avaient jamais été très assidus, d’ailleurs. On en conclut que la mort de la baronne, qui était ardemment aimée de son mari et de ses enfants, leur avait un peu dérangé le cerveau – d’autant plus que la folie de M lle

Blandine date aussi de cette époque. Cependant, en dehors de leur étrange manie de solitude, il me paraît que les autres – je ne parle pas du baron, invisible – ont l’esprit parfaitement lucide.

– Oh ! tout à fait ! Non, eux ne sont pas fous !... Mais je m’oublie, et Céleste va s’impatienter. À bientôt, je l’espère, mesdames.

Elle serra les mains qui lui étaient tendues, et gagna la voiture où le docteur l’aida à monter. Puis le vieil équipage s’éloigna, emmena une Hermine tout heureuse, l’âme ensoleillée, parce qu’elle avait pressenti des sympathies profondes et qu’elle venait de se réconforter au sourire encourageant du docteur Dalney.

– Elle est délicieuse, l’amie de Suzanne ! dit Marcelline Dalney, tandis qu’elle reprenait, entre son frère et sa mère, le chemin de leur logis.

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C’est dommage de voir cette jolie fauvette obligée de vivre avec ces oiseaux de nuit, là-haut !

– Évidemment, ce n’est pas gai pour elle, pauvre petite ! répliqua pensivement le docteur. Mais ces demoiselles paraissent l’entourer des plus grands soins... Et il faut penser que si les Vaumeyran ne s’étaient pas occupés d’elle avec tant de générosité, elle aurait été mise tout simplement aux Enfants-Trouvés.

Marcelline demeura un instant silencieuse, paraissant réfléchir.

– C’est assez singulier, ne trouvez-vous pas, que ces Vaumeyran, qui ne s’occupaient jamais de rien ni de personne, aient eu l’idée de se charger de cette petite étrangère ?

– Et cela précisément au moment de leur grand chagrin, car l’enfant fut trouvée quelques jours seulement avant la mort de la baronne, ajouta Mme Dalney. Quelle chose étrange que l’on n’ait jamais rien pénétré du mystère qui entoure cette petite !... Suzanne n’avait pas exagéré, elle est tout à fait jolie et distinguée.

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– Elle sera pour moi une charmante amie, j’en suis certaine s’écria joyeusement Marcelline. Tu verras, Félicien, j’aurai plus tôt fait de la guérir que toi avec toutes tes pilules et tes élixirs !

Le docteur se mit à rire en répondant :– Je n’en doute pas, ma petite sœur, car il lui

faut surtout de la gaieté et de l’affection, et je crois que tu te chargeras à merveille de remplir l’ordonnance.

...Lorsque Hermine de retour aux Roches-Rouges eut fait part aux demoiselles de Vaumeyran de sa rencontre avec les Dalney, Mlle

Savinie dit, après un instant de réflexion :– Nous pourrons, je crois, descendre cet après-

midi à Bourg-d’Eylan pour rendre visite à Mme

Dalney. Je vais dire à Godard d’atteler pour deux heures.

Et, remarquant l’éclair joyeux qui passait dans les yeux d’Hermine, elle ajouta, avec le soupçon de sourire qu’elle avait parfois :

– Cela vous fait plaisir, enfant ! Allons, tant mieux !

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À deux heures, la voiture reprenait le chemin de Bourg-d’Eylan. Mlle Savinie avait revêtu une robe de lainage marron, fort démodée, et posé sur ses cheveux châtains le chapeau de paille noire, de forme sévère, qu’elle avait le jour de l’arrivée d’Hermine. La question de toilette ne semblait pas exister pour les châtelains, en dehors de la stricte nécessité.

Mais cette question ne leur semblait pas si négligeable pour Hermine, car Mlle Savinie déclara, après avoir jeté un coup d’œil sur la robe très simple que la Supérieure avait fait confectionner à la jeune fille avant son départ :

– Il faudra me montrer votre garde-robe, Hermine, afin que nous avisions à la compléter. Vous ferez bien de vous informer près de Mme

Dalney d’une bonne ouvrière..., car nous, là-haut, ne connaissons plus rien.

– Oh ! mademoiselle, c’est inutile !... Je n’ai besoin de rien ! protesta Hermine.

– Du moment que vous vous trouverez avez Mlle Dalney et les autres jeunes filles du Bourg-d’Eylan, il ne vous faut pas différer d’elles,

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répliqua péremptoirement Mlle Savinie.Hermine eut envie de s’écrier : « Mais je ne

veux pas que vous vous priviez pour moi ! » Elle ne l’osa devant l’air de calme décision de sa compagne.

Les Dalney habitaient, derrière l’église, une grande vieille maison qui avait vu passer bien des générations de leur race. Hermine, que la façade grise et sévère avait un peu impressionnée, se sentit charmée dès le seuil du grand vestibule éclairé par une haute fenêtre, très gai avec son sol dallé de marbre noir et blanc, ses murs peints en rouge sombre et garnis d’amusantes paysanneries, ses sièges rustiques et pittoresques, ses grandes vasques de vieille faïence d’où s’élançaient d’élégants palmiers...

– Oh ! mesdemoiselles, quelle bonne surprise !C’était Marcelline qui s’avançait, les mains

tendues... Et, derrière elle, apparaissaient le docteur et sa mère.

En gens de tact, ils ne dirent pas un mot à M lle

de Vaumeyran de la si longue rupture de leurs

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relations... Et Mlle Savinie, qui se raidissait tout d’abord pour dissimuler une gêne évidente, reprit aussitôt son attitude ordinaire devant leur accueil cordial et simple.

Les visiteuses furent introduites dans un vaste salon, meublé avec un confortable de bon goût et une hospitalière élégance. Une femme, petite et mince, aux cheveux blancs, qui lisait près d’une fenêtre ouverte, se leva à leur entrée et s’avança vers Mlle Savinie.

– Vraiment, mademoiselle, vous me faites un peu l’effet d’un revenant ! dit-elle, d’un ton d’aimable reproche, en lui tendant la main. Je n’osais vraiment croire à l’exclamation jetée tout à l’heure par Marcelline, postée près de la fenêtre : « Maman, voilà Mlle de Vaumeyran ! »

Mlle Savinie avait eu un léger froncement de sourcils, mais elle répondit avec tranquillité :

– En effet, il n’a fallu rien de moins que la nécessité de faire sortir un peu notre jeune pupille pour me décider à rompre avec de si vieilles habitudes.

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– Oh ! si vieilles ?... Il n’est d’ailleurs jamais trop tard pour en changer, et, puisque voilà le premier pas fait, j’espère que nous aurons le plaisir de vous revoir souvent.

Mme Dalney dit d’un ton où passait une légère impatience :

– Ma mère, voici Mlle Hermine de Vaumeyran... Mademoiselle, Mme Dalney, ma belle-mère.

Hermine vit se tourner vers elle un visage fin et flétri, à l’expression froide, à la lèvre dédaigneuse. L’amabilité relative qui s’y lisait tout à l’heure, tandis que Mme Dalney mère s’adressait à Mlle Savinie, avait complètement disparu. Elle tendit la main à Hermine d’un geste condescendant, lui adressa une phrase laconique et s’assit près de Mlle de Vaumeyran et de Mme

Dalney, tandis que les jeunes gens se groupaient un peu plus loin et entamaient une conversation qu’animèrent bien vite la gaieté du docteur et de Marcelline, et même bientôt celle d’Hermine.

Mais, si la jeune fille trouvait que les minutes s’écoulaient trop rapides, il n’en était

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probablement pas de même pour Mlle Savinie. La conversation était languissante, la châtelaine des Roches-Rouges ne se trouvant plus au courant des faits survenus depuis la claustration de sa famille. Aussi, un quart d’heure s’étant écoulé, elle se leva pour prendre congé.

– Oh ! déjà ! murmura Marcelline.Et le regard d’Hermine disait clairement la

même chose.– Si vous nous laissiez Mlle Hermine ? proposa

Mme Dalney. Nous irions faire une promenade en voiture dans la forêt, et, au retour, nous vous la reconduirions aux Roches-Rouges.

Mlle Savinie acquiesça sans difficulté, et même avec un certain empressement. Par contre, la physionomie de Mme Dalney mère se rembrunit, et, comme sa belle-fille rentrait dans le salon après avoir accompagné Mlle de Vaumeyran jusqu’à la porte, elle lui glissa à l’oreille quelques mots d’un air contrarié.

Mme Dalney fronça légèrement les sourcils et répliqua à voix basse :

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– Vraiment non, je n’ai pas de tels préjugés, ma mère ! Cette jeune fille est charmante, bien élevée, et la chaude recommandation de ma cousine d’Orbes m’est une garantie bien suffisante.

Sa belle-mère pinça les lèvres en murmurant :– Moi, je n’aime pas à introduire dans ma

société des gens sortis on ne sait d’où...– Venez-vous avec nous, grand-mère ?

demanda le docteur, qui rentrait dans le salon après avoir accompagné Mlle de Vaumeyran jusqu’à sa voiture.

– Non, merci, je rentre chez moi, répondit-elle sèchement en prenant son chapeau déposé sur un meuble.

Vingt minutes plus tard, les Dalney et Hermine s’éloignèrent de Bourg-d’Eylan dans le break conduit par le docteur, qui se trouvait libre pour tout l’après-midi. La voiture s’engagea sur la route montueuse qui traversait la forêt. Félicien, à demi tourné sur son siège, se mêlait fréquemment à la conversation. Hermine se

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sentait un peu grisée par les sympathies qui l’entouraient, par la senteur aromatique s’exhalant des sapins, par l’air vif et le soleil qui glissait en petites bandes lumineuses à travers le dôme des branches pressées.

– À la bonne heure ! Voilà déjà de jolies couleurs roses sur ce petit teint pâle ! fit remarquer joyeusement Marcelline. Vous verrez que notre Jura fera merveille ! L’hiver est dur, mais sain...

Hermine eut un mélancolique sourire.– Oh ! je ne serai peut-être plus là pour

l’hiver !– Et pourquoi donc, mademoiselle ? dit

vivement le docteur.– J’ai quelque idée que les Vaumeyran

chercheront à me marier le plus tôt possible. Je comprends bien que je les gêne beaucoup...

Sa voix tremblait un peu... Une même émotion s’exprima sur la physionomie de Mme Dalney et de ses enfants.

– Mais ils ne vous feront pas épouser

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n’importe qui, je présume ! s’écria Marcelline.– Je crois les Vaumeyran gens trop

consciencieux pour que Mlle Hermine ait à craindre pareille chose, répliqua Mme Dalney. Mais il est certain que ce serait là pour vous, mon enfant, la meilleure solution, s’il se présentait un bon parti, au point de vue moral, surtout.

– Je ne voudrais pas me marier encore... Je suis si jeune ! murmura pensivement Hermine.

– Rien ne presse, en effet... Allons, ne pensez plus à cela, petite fille, et regardez plutôt notre beau pays... Mais vous êtes gâtée, aux Roches-Rouges, avec ce point de vue superbe. Autrefois, lorsque la porte du château s’ouvrait facilement, les touristes ne manquaient jamais de solliciter la faveur d’aller contempler de près cette fantastique source Rouge.

– Mais, maintenant, c’est fini ! ajouta Marcelline. Pour l’apercevoir, il faut grimper par d’incommodes petits sentiers jusqu’à la falaise opposée à celle du prieuré des Trois-Saints. J’y suis allée une fois, c’est une excursion un peu fatigante, car ces sentiers sont affreusement

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glissants... Cependant, mon rêve serait de me trouver là-haut la nuit de la Saint-Christophe, ou celle de l’Épiphanie.

– Pourquoi donc ? demanda Hermine.– Parce que la source s’arrête de couler

pendant une heure. C’est un phénomène naturel dont on n’a pu expliquer l’origine... Et ce doit être si impressionnant d’entendre tout à coup ce bruit décroître, décroître rapidement... et puis le silence absolu !

– Très impressionnant, en effet, dit le docteur. Alban m’y a fait assister, autrefois. C’était environ un mois avant la mort de sa mère... Les Vaumeyran ont toujours été très fiers de leur source Rouge. Cependant, celle-ci a mauvais renom dans le pays. Vous a-t-on raconté la légende, mademoiselle ?... ou peut-être l’histoire vraie, après tout !

Sur la réponse négative d’Hermine, il reprit :– On prétend, dans le pays, qu’au temps où le

Comté était sous la suzeraineté du bon duc Philippe le Hardi, le baron Louis de Vaumeyran

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attira en traîtrise un parent dont il convoitait l’héritage et, avec l’aide de son fils aîné, le précipita du haut de la terrasse du parc dans l’abîme où se perd la source Rouge. La femme de la victime et son fils, un tout jeune enfant, furent enfermés dans les souterrains où ils moururent fous, par suite de l’ébranlement cérébral que leur causait le vacarme incessant de cette masse d’eau toute proche. Dans la nuit de la Saint-Christophe, un pâtre attardé sur la falaise entendit leurs gémissements...

– Oh ! c’est affreux !... Mais ce n’est qu’une légende, dites, docteur ?

– Je l’espère, mademoiselle. Il est vrai qu’à cette époque les aventures de ce genre étaient plus faciles qu’aujourd’hui... Ce fut le fils cadet de ce terrible baron Louis, Savinien de Vaumeyran, qui fonda le prieuré des Trois-Saints. On prétend, naturellement, que ce fut en expiation du crime dont il avait été, non l’auteur, mais le spectateur impuissant. Il prit l’habit dans ce monastère et y mourut plein de vertus.

– Aujourd’hui, c’est un cousin germain du

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châtelain des Roches-Rouges qui est prieur des Trois-Saints, ajouta Marcelline.

– Les Vaumeyran paraissent cependant bien indifférents au point de vue religieux ! fit observer Hermine.

– Oui, le baron a toujours été un voltairien irréductible. Sa femme se laissait à peu près guider par lui, et les enfants ont subi le contrecoup de cette insouciance, répliqua Mme

Dalney Cependant, Blandine et Savinie accomplissaient à peu près leurs devoirs religieux ; Alban, lui-même, jusqu’à ses seize ans, ne manquait pas la messe du dimanche. Mais la mort de la mère a produit dans cette famille une incompréhensible perturbation.

– Nous voici à la Valine ! annonça le docteur.La voiture débouchait dans une immense

clairière, au milieu de laquelle s’élevait un vaste chalet, très élégant avec sa galerie de bois clair joliment ajouré, ses sveltes pignons et son escalier extérieur garni d’une rampe légère. Une grande pelouse d’un vert doux s’étendait devant, et, à travers les troncs des sapins, un peu plus

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espacés ici, étincelait une large nappe d’eau.– Le lac de la Valine, où nous patinons

pendant l’hiver, dit Marcelline. Il est, de même que le chalet, la propriété du comte de Sorelles, qui fut le fiancé de Mlle Blandine de Vaumeyran.

– Mlle Blandine fut fiancée ? dit Hermine avec surprise.

– Mais oui, voici seize ans de cela, répondit Mme Dalney. Elle était extrêmement fine et jolie, toujours vêtue à ravir, très gracieuse, mais de naturel un peu faible et passif. Ils étaient très épris l’un de l’autre, et ce mariage paraissait réunir tout ce que peut désirer une famille, car, outre ses avantages physiques, ses hautes qualités morales et sa vieille noblesse, M. de Sorelles possédait une très grosse fortune. Ceci était fort appréciable pour une jeune fille n’ayant qu’une dot assez mince...

– Les Vaumeyran n’ont pas de fortune, n’est-ce pas ? murmura Hermine.

– Autrefois, en effet ; mais ils ont hérité, voilà une douzaine d’années, d’un oncle fort riche. À

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l’époque, on disait donc que Mlle Blandine faisait un beau rêve... Aussi vous jugez de la stupeur quand on apprit, un peu après la mort de la baronne, que le mariage était rompu.

– Mais peut-être ce M. de Sorelles s’était-il aperçu, dès lors, de quelques bizarreries dans la raison de sa fiancée ?

– Nous l’avons pensé... Pourtant, toutes les personnes qui voyaient alors Mlle Blandine n’avaient absolument rien remarqué d’anormal en elle. En tout cas, M. de Sorelles n’a jamais donné d’explication sur ce sujet. Il ferma la Valine et s’en alla voyager à l’étranger. Puis il revint, marié à une Espagnole, et partagea son temps entre le pays de sa femme et son cher Jura. La jeune comtesse mourut après six ans de mariage, laissant une petite fille qui a aujourd’hui une dizaine d’années. M. de Sorelles s’installa définitivement ici. Il ne s’est pas remarié et vit dans ce chalet avec sa fille et sa sœur, s’occupant d’études historiques et répandant beaucoup de bien autour de lui, car c’est un grand cœur et un excellent chrétien.

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– Et il ne voit plus les Vaumeyran ?– Non, jamais... D’ailleurs, ceux-ci ne

fréquentent personne, depuis la mort de la baronne.

– Quel vent étrange a donc soufflé alors sur cette famille ? dit pensivement Hermine. Et ce baron qui demeure obstinément invisible... N’avez-vous jamais été appelé pour le soigner, docteur ?

– Jamais, mademoiselle. Depuis seize ans, j’ai mis les pieds au château des Roches-Rouges pour la première fois l’année dernière, appelé près de Mlle Savinie atteinte de la petite vérole.

Le docteur s’interrompit en voyant apparaître, débouchant de la route, un élégant tilbury conduit par un homme d’une quarantaine d’années, de belle mine et de physionomie sympathique.

– Tenez, voilà M. de Sorelles, mademoiselle Hermine, murmura Marcelline.

Le comte arrêta sa voiture près de celle du docteur ; il se découvrit en disant avec courtoisie :

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– Mesdames, permettez-moi de vous offrir mes hommages. Venez-vous rendre visite à ma sœur ?

Tout en prononçant ces paroles, il effleurait Hermine d’un regard surpris.

– Non, pas aujourd’hui, monsieur, répondit Mlle Dalney. Il nous faut monter jusqu’aux Roches-Rouges pour reconduire... Mais il faut que je vous présente... Mademoiselle, le comte de Sorelles... Mlle Hermine de Vaumeyran.

– De Vaumeyran ? murmura le comte.Son regard interrogeait discrètement le docteur

Dalney. Ce fut Hermine qui répondit résolument :– Je suis la pupille du baron de Vaumeyran.Une brève lueur passa dans le regard de M. de

Sorelles ; les mains gantées qui tenaient les guides eurent un léger frémissement...

– Ah ! oui !... Eh bien, mademoiselle, comment trouvez-vous notre Jura ?

Instantanément, son aisance d’homme du monde chassait la gêne que chacun – lui comme les autres – avait une seconde sentie planer...

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Mais, tandis qu’Hermine lui répondait, elle avait l’impression d’être comme enveloppée de son regard grave et profond.

– Tant mieux si vous vous plaisez déjà ici, mademoiselle ! Cela prouve que vous êtes une jeune personne sérieuse. D’ailleurs, la compagnie de Mlle Marcelline vous égayera... J’espère que vous voudrez bien l’accompagner lorsqu’elle viendra voir ma sœur ? Celle-ci sera ravie de vous connaître, car elle adore la jeunesse, et ma petite Juanita ne se plaindra pas d’avoir une grande amie de plus.

– Si on me le permet, moi, je ne demande pas mieux ! dit Hermine, intérieurement charmée de cette bienveillance.

M. de Sorelles répliqua tranquillement :– Pourquoi ne vous permettrait-on pas ?... À

bientôt, je l’espère, mesdames.Il s’inclina et rendit la main à son cheval qui

prit l’allée contournant la pelouse pour aller rejoindre le chalet.

– Aux Roches-Rouges, maintenant, Félicien,

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dit Mme Dalney. Il ne faut pas faire rentrer trop tard Mlle Hermine, pour une première fois... Cet air un peu vif ne vous fatigue pas, ma chère enfant ?

– Il m’étourdit un peu, avoua Hermine. Mais, néanmoins, je me sens plus forte.

– Vous y serez accoutumée en quelques jours, dit le docteur en souriant. Bientôt, je l’espère, vous deviendrez une marcheuse intrépide comme Marcelline, et nous pourrons excursionner un peu aux alentours. Nous vous montrerons peu à peu en détail notre cher pays, et j’ose espérer que vous vous laisserez prendre à son charme austère.

Hermine rentra aux Roches-Rouges avec un peu de rose aux joues et un rayon joyeux au fond de ses grandes prunelles brunes. Son regard semblait renfermer encore un peu du soleil qui perçait les sapinières, ses vêtements exhalaient comme une légère senteur de résine et d’air frais lorsqu’elle pénétra dans la bibliothèque, vaste pièce, un peu sombre, qui était le lieu de réunion de la famille.

Alban, qui lisait dans la profonde embrasure

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d’une porte-fenêtre, leva la tête et l’enveloppa de son regard impénétrable. Mlle Savinie posa sa plume près de l’encrier, et l’aînée interrompit la tapisserie qu’elle confectionnait sans souci du précepte dominical.

– Eh bien ! cette promenade, Hermine ?– Charmante, mademoiselle ! Ils sont tous si

bons, si aimables !... Et ces dames m’ont invitée à venir les voir souvent.

Mlle Clarisse hocha la tête d’un air satisfait.– Allons, tant mieux ! Il faudra profiter

souvent de cette invitation, Hermine. Vous verrez ainsi un peu de monde. Ces dames sont très sociables, elles vous feront faire de nouvelles connaissances.

Hermine saisit la balle au bond.– J’en ai déjà fait une aujourd’hui,

mademoiselle, dit-elle timidement. Nous avons rencontré le comte de Sorelles, qui m’a invitée à rendre visite à sa sœur.

D’un même mouvement, Mlle Clarisse et sa cadette tournèrent la tête vers l’angle de la

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bibliothèque où tricotait, une partie du jour, Mlle

Blandine. Mais il n’y avait personne dans le vieux fauteuil de tapisserie – comme Hermine s’en était assurée, du reste, avant de prononcer le nom du maître de la Valine.

– Ah ! vous avez vu M. de Sorelles ! murmura Savinie.

Elle détournait les yeux et sa main tourmentait nerveusement le cahier ouvert devant elle.

Le front très haut de Mlle Clarisse s’était soudain barré d’un pli profond ; son regard, en se posant sur Hermine, eut une expression indéfinissable...

– Ah ! il vous a demandé... ? dit-elle lentement. Je ne sais trop si vous trouverez grand plaisir à la Valine. Mlle de Sorelles est une personne originale...

– Mais très bonne, très accueillante, m’ont dit les dames Dalney, qui la voient intimement. Et la petite Juanita est une enfant charmante... D’ailleurs, me trouvant en relations avec les Dalney, j’aurai certainement occasion de voir très

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souvent cette famille.Une contrariété difficilement contenue se lisait

sur la physionomie de Mlle Clarisse.– Je ne savais pas qu’il y eût tant d’intimité

entre eux... Enfin, allez voir Mlle de Sorelles si vous le voulez... Mais gardez-vous de prononcer jamais ce nom devant ma sœur Blandine. Il lui rappelle de pénibles souvenirs, ajouta-t-elle avec effort.

– Mademoiselle, si cela doit vous déplaire, croyez que je renoncerai sans hésiter à entrer en relations avec cette famille ! dit vivement Hermine.

Mlle Savinie tourna brusquement la tête vers la jeune fille. Ses yeux semblaient soudain creusés et entourés d’un cerne bleuâtre.

– Non pas ! dit-elle d’un ton bref. Il n’y a aucune raison pour que nous vous privions de la distraction que vous pourrez trouver à la Valine... Aucune, tu le sais bien, Clarisse, fit-elle en s’adressant à sa sœur avec une intonation un peu étrange.

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Mlle Clarisse crispa légèrement les lèvres et murmura d’un ton contraint :

– Oui, je sais qu’il est parfait gentilhomme.– Vous irez donc à la Valine, enfant, aussi

souvent que vous le voudrez, reprit Mlle Savinie avec une paisible décision. Je vous y accompagnerai même pour la première fois, c’est chose indispensable. Ensuite, je vous confierai aux bons soins de Mme Dalney.

Elle s’interrompit, car Mlle Blandine entrait, son éternel tricot à la main, ses yeux bleus perdus dans leur rêverie vague.

Hermine remonta dans sa chambre ; elle changea de robe et vint s’accouder à la fenêtre. Son regard distrait erra sur les sapins et les mélèzes du parc, dont le soleil tentait, non sans succès, de percer l’ombre mystérieuse...

Moins mystérieuse, certes, que les circonstances qui avaient bouleversé la vie de cette famille de Vaumeyran. Car, enfin, il n’était pas admissible que la mort de la baronne leur eût paru une catastrophe tellement irrémédiable que

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tous se fussent condamnés à une inaction, à une solitude qui datait de seize années !... Oui, tous, même Mlle Savinie, qui avait dû être une beauté ; même Alban, dont le regard et la conversation révélait une profonde intelligence, dont l’apparence et les manières étaient celles du plus accompli des gentilshommes. Comment expliquer cette singulière retraite et la tristesse morne, pesante, qui semblait les envelopper tous ?

« Certainement un grand malheur les a atteints, songeait Hermine en suivant d’un regard pensif de petits nuages qui filaient dans le ciel bleu pâle. Mais, à leur âge, on s’en relève, il me semble ; on ne se laisse pas abattre ainsi... Pauvres gens, si je pouvais donc, en échange de leurs bienfaits, leur donner un peu de bonheur ! »

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V

Sur la route menant à la Valine, Marcelline et Hermine s’en allaient sans se presser, causant gaiement, s’enivrant à la senteur des sapins, au rayonnement du soleil, à la brise tiède qui venait leur caresser le visage.

Hermine n’était déjà plus la frêle petite créature qui était arrivée un matin de mai à la gare de Besançon. Depuis un mois qu’elle se trouvait aux Roches-Rouges, elle s’était fortifiée singulièrement. Si l’air très vivifiant et si pur y était pour beaucoup, il fallait également mettre en ligne de compte les soins incessants de M lle

Savinie et l’amitié, chaque jour plus profonde, qui unissait Hermine à la famille Dalney. Il ne se passait guère de jours que Marcelline et elle ne se rencontrassent, soit chez Mme Dalney, soit à la Valine. Les demoiselles de Vaumeyran favorisaient de tout leur pouvoir ces relations.

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Mlle Savinie, malgré les souvenirs pénibles que cette démarche pouvait lui rappeler, avait accompagné la pupille de son père chez Mlle de Sorelles. Celle-ci les avait accueillies toutes deux avec une cordialité un peu brusque qui était sa caractéristique. Le comte n’avait pas paru : un domestique, envoyé par sa sœur pour le prévenir de l’arrivée des deux dames, était revenu annoncer que son maître était sorti... Hermine avait pourtant bien cru l’apercevoir, en arrivant, à un balcon du chalet. En tout cas, la réponse du domestique avait fait fuir du regard de Mlle

Savinie cette ombre de souci ou d’angoisse qui y flottait, depuis qu’elle avait quitté les Roches-Rouges pour la Valine.

Ce ne devait pas être pourtant Hermine que M. de Sorelles avait évitée ainsi – en admettant qu’il n’eût pas été réellement absent – car, toutes les fois que la jeune fille avait accompagné les dames Dalney à la Valine, il était venu dans le salon de sa sœur et avait montré à la jeune pupille des Vaumeyran la même bienveillance courtoise que le jour où elle l’avait rencontré pour la première fois. Instinctivement, elle sentait en lui

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une sympathie profonde, un intérêt qu’elle ne s’expliquait pas, mais qui lui inspirait à son égard une confiance singulière.

Vraiment, malgré la réserve et la tristesse de ses bienfaiteurs, malgré les incertitudes de l’avenir, Hermine était heureuse aux Roches-Rouges. Son apparence délicate et sa nature impressionnable cachaient une petite âme courageuse, qui savait fort bien que l’existence comporte force heurts et force blessures aux aspérités de la route. La gravité de l’anémie dont elle était atteinte lui avait, momentanément, enlevé quelque chose de son habituelle énergie ; mais, avec le retour de la santé, apparaissait de nouveau ce courage, fait de piété tendre, d’invincible attachement au devoir et de tranquille abandon à la Providence, qui faisait dire déjà à la Supérieure, en parlant de son élève chérie :

– Cette petite Hermine, je le crois, deviendra une véritable femme forte.

Elle envisageait donc, maintenant, l’avenir avec moins d’effroi. Plus forte moralement et

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physiquement, elle méditait de libérer bientôt ses bienfaiteurs de la charge qu’ils s’étaient imposée... Car elle ne pensait pas au mariage. Son âme était trop délicate, son cœur trop aimant pour accepter une union quelconque, et, connaissant maintenant les Vaumeyran, elle était à peu près certaine que Mlle Savinie, tout au moins, s’opposerait à toute tentative pour lui imposer un mariage contre son gré. D’ailleurs, il y avait peu à penser que personne songeât jamais à demander la main d’une jeune tille pauvre et sans famille connue. Le travail resterait donc la grande ressource morale et matérielle d’Hermine, et elle y songeait sérieusement. Quelques jours auparavant, elle en avait parlé au docteur Dalney, qu’elle voyait fréquemment chez sa mère, et dont la belle nature loyale, la bonté délicate et l’intelligence lui inspiraient une confiance absolue.

Il l’avait enveloppée d’un regard ému et grave, en répliquant :

– Laissez votre santé se fortifier, mademoiselle, nous songerons à cela plus tard. Je

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suis bien certain que vous ne gênez pas du tout les Vaumeyran, au contraire !

Elle avait hoché la tête en murmurant :– Moi, je crois que si !Et, de fait, sous la froide courtoisie d’Alban,

sous la sollicitude inlassable de Mlle Savinie, sous l’intérêt condescendant de l’aînée, Hermine sentait quelque chose, un sentiment qu’elle ne pouvait définir, mais qui mettait une barrière entre eux et elle.

... Aujourd’hui, les jeunes filles allaient « prendre la verveine » à la Valine... L’expression était de Marcelline, et elle avait cours, maintenant, parmi toutes les relations de Mlle de Sorelles. Celle-ci, qui chargeait le thé de tous les maux de l’humanité, et avait en outre une égale horreur du snobisme, servait à ses invités de l’infusion de verveine. L’innovation avait été trouvée charmante, on raffolait, à présent, du breuvage délicatement parfumé qui prenait droit de cité dans tous les salons des alentours... Et Mlle

de Sorelles se frottait les mains en prédisant le détrônement prochain du thé abhorré.

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À la porte du chalet, Juanita guettait ses bonnes amies. Elle se précipita vers elles et sauta au cou d’Hermine, « sa préférée », disait Marcelline sans aucune jalousie.

C’était une jolie enfant, très brune, très vigoureuse, qui avait les traits de son père et les beaux yeux noirs de sa mère, l’Espagnole.

– Venez vite, je vais vous montrer de jolies gravures que papa m’a apportées de Paris ! dit-elle après avoir embrassé Marcelline.

Elle se plaça entre les deux jeunes filles, prit la main de chacune d’elles et les entraîna à l’intérieur.

Le salon de Mlle Clémentine de Sorelles révélait assez bien l’originalité de son caractère et son horreur du convenu. C’était une grande pièce complètement garnie, du haut en bas, de boiseries de chêne clair. Quatre appliques de bronze ciselé, le portrait de son père et celui de sa mère, signés d’un maître, se faisant face, une tête de cerf et deux yatagans à la poignée enrichie de pierreries formaient l’ornement des deux principales parois. Sur le sol carrelé de marbre rouge, des peaux de

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chèvre d’un doux gris pâle en guise de tapis... Quelques beaux vieux meubles solides, parmi lesquels s’égarait une délicieuse petite table de laque rouge, des sièges confortables, mais tous dissemblables, de grands rideaux de mousseline à pois, et des fleurs, des fleurs partout où il avait été possible d’en mettre...

Tout cela formait un ensemble qui ne manquait pas de charme, loin de là... Et la maîtresse du logis participait également de cette impression. Très grande, très forte, un peu masculine au premier abord avec ses traits accentués, la moustache qui ombrageait ses lèvres, la brusquerie de son allure et sa voix extrêmement sonore, elle savait attirer et retenir par une bonté réelle, par une cordialité jamais démentie. On la disait un peu hurluberlue ; sa franchise et l’originalité de son esprit l’entraînaient, peut-être, parfois un peu plus loin qu’il n’eût fallu ; elle était même, à certains moments, une véritable enfant terrible à la langue quelque peu aiguisée lorsque les gens lui déplaisaient. Mais tout cela semblait peu de chose à Hermine, que charmait son amabilité et

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qu’amusaient ses boutades. – Allons, dépêchez-vous, petites filles, vous

faites attendre ma verveine... et mon frère, dit-elle en voyant entrer les jeunes filles et Juanita.

M. de Sorelles, qui parcourait distraitement une revue, se leva pour saluer les arrivantes.

– Vous vous êtes, sans doute, laissé retarder par le charme profond de notre forêt, en cette si belle après-midi, mesdemoiselles ? dit-il en souriant.

– Mais oui, nous sommes vraiment en retard ! s’écria Marcelline en jetant un coup d’œil sur la petite pendulette d’onyx posée sur la table de travail de Mlle de Sorelles. Nous adressons toutes nos excuses à votre verveine, mademoiselle... et à vous aussi, naturellement, monsieur.

– Alors, asseyez-vous vite, petite malicieuse ! dit Mlle Clémentine d’un air ravi. On vous pardonne pour cette fois... Mais quelle jolie mine fraîche, mademoiselle Hermine ! Voyez donc comme l’air de nos sapinières fait merveille ! Vous m’aviez fait un peu pitié, le jour où vous

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êtes venue avec Mlle de Vaumeyran. Je ne sais laquelle des deux était la plus pâle et la plus maigre.

– La santé de Mlle Savinie ne me paraît pas bien bonne, dit Hermine en hochant la tête. Elle me produit l’effet d’une personne que mine une secrète souffrance morale.

– Leur constitution à tous semblait cependant vigoureuse, autrefois. Blandine, elle-même, n’était jamais malade, malgré son apparence délicate.

Hermine jeta un coup d’œil discret vers le comte. Mais le nom de son ex-fiancée, jeté ainsi au milieu de la conversation, ne semblait avoir produit sur lui aucun effet. Il jouait négligemment avec son lorgnon, tout en suivant du regard les mouvements de sa fille, occupée à réunir ses gravures.

– Mais elle ne prenait jamais de thé, et elle adorait la verveine ! continua triomphalement Mlle Clémentine, tout en saisissant la théière d’une main ferme. C’était une petite nature bien sensée, bien séduisante, je ne comprends pas

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cette folie, jamais le moindre indice ne nous y avait préparés... Eh bien ! tu nous quittes, Lucien ?

– Je vais seulement faire expédier une lettre que j’ai laissée sur mon bureau, dit-il brièvement.

– Je vais avec vous, papa ! s’écria Juanita en saisissant la main de son père.

Lorsque la porte se fut refermée sur eux, Mlle

de Sorelles posa sa théière et dit d’un air confus :– Las ! j’ai encore fait une maladresse !...

Depuis seize ans, cependant ! Mais il n’a jamais pu supporter qu’on lui parlât de la folie de son ancienne fiancée.

– Elle devait être bien jolie ! dit pensivement Hermine. Ses traits sont restés si fins encore !

– Oh ! ravissante !... Et si aimable, si gentiment spirituelle ! Comment la pauvre enfant en est-elle arrivée là !... Lucien la quitte un après-midi comme à l’ordinaire, plus charmante, plus heureuse encore, s’il est possible. Tous les Vaumeyran semblaient satisfaits, on ne voyait vraiment poindre aucun nuage. Mon frère partait

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le lendemain pour Paris, où il allait choisir le mobilier de sa future demeure. Ce même jour, on apprenait que les châtelains des Roches-Rouges avaient trouvé à leur porte un petit enfant inconnu... Je courus aussitôt pour m’enquérir du fait. Ce fut Clarisse qui me reçut. Elle me montra l’enfant, qui paraissait avoir deux ans, puis elle m’apprit que sa mère était très malade. Je ne vis personne d’autre, ce jour-là, et la porte du château demeura fermée à tous, sauf au docteur Dalney – le père de Félicien – qui avait été appelé près de la baronne. Le surlendemain, celle-ci était morte. Mon frère, appelé par un télégramme de moi, arriva aussitôt : il courut au château... Quand il reparut ici, je jetai un cri devant son visage décomposé.

» – Lucien, qu’y a-t-il ?» Il répondit d’une voix qui avait peine à

sortir :» – Mon mariage est rompu... Au nom de

notre affection fraternelle, ne m’en reparle jamais, Clémentine !

» Je me le tins pour dit ; mais, comme il ne

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m’avait pas défendu de m’informer ailleurs, je m’en allais aux Roches-Rouges. Là, Godard refusa de m’introduire, en disant que ces demoiselles n’en pouvaient plus, de fatigue et de chagrin.

» Je les vis le lendemain à l’enterrement – c’est-à-dire Clarisse et Savinie seules, avec Alban. Blandine et son père étaient demeurés au château. Mais ce n’était pas à cette cérémonie que je pouvais tenter de savoir quelque chose. Je retournai donc, le lendemain, au château ; je fus encore reçue par Clarisse. Elle demeura impénétrable et se contenta de répondre :

» – M. de Sorelles et Blandine ont reconnu qu’il était raisonnable de ne pas donner suite à ce projet.

» J’aurais voulu voir Savinie, mais ce fut impossible : elle ne quittait pas Blandine, qui était malade, paraît-il, et ne voulait voir personne. Je m’en allai donc après avoir jeté un coup d’œil sur la petite étrangère que berçait doucement Céleste.

» Quelques jours plus tard, le bruit se répandit

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que Blandine était folle. J’allais m’informer près de Clarisse – la seule personne visible de la famille – et je reçus une réponse affirmative.

» Depuis lors, ils ont vécu comme vous les voyez aujourd’hui. Alban, seul, voyageait souvent ; mais, depuis deux ans, il ne bouge guère d’ici. Ils ont rompu avec toutes leurs relations, et mènent là-haut une existence de hiboux. On prétend même qu’ils choisissent la nuit pour faire leurs promenades. Herlou, le garde forestier, a rencontré un soir, très tard, Alban et Savinie.

– Et tout cela a commencé le jour où ils m’ont recueillie, murmura Hermine. On croirait vraiment que je leur ai porté malheur !

– Oh ! chérie, ne dites pas cela ! s’écria Marcelline en saisissant la main de son amie.

Mlle Clémentine se pencha pour donner une petite tape amicale sur la joue d’Hermine.

– En voilà une idée ! Avec cela qu’un acte de charité a jamais porté malheur !... Et encore bien moins lorsqu’il a pour objet un petit ange comme

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vous. Quelle jolie petite pouponne vous étiez !... Si frêle, si blanche ! Après que toutes les recherches furent demeurées sans résultat, on ne savait quel nom vous donner. Comme on ignorait si vous aviez été baptisée, M. le Curé vous donna le sacrement sous condition. Quand il vous vit entre les bras de Céleste qui vous avait apportée à l’église, il murmura : « Pauvre mignonne, elle est blanche comme une petite hermine !... » Et son frère, le fabricant d’horlogerie, qui avait accepté d’être parrain avec Clarisse, dit aussitôt : « Appelons-la donc Marie-Hermine, si Mlle de Vaumeyran n’y voit pas d’inconvénient. »

Le regard d’Hermine, songeur et mélancolique, se perdit quelques instants dans la profondeur de la sapinière que la fenêtre ouverte laissait apercevoir, toute rouge de soleil.

– Ainsi, on n’a jamais pu avoir aucun indice ? murmura-t-elle.

Mlle de Sorelles hocha la tête, tout en saisissant de nouveau sa théière.

– Non, vraiment ! Les employés de la gare de Bourg-d’Eylan ont bien assuré avoir vu arriver, à

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la tombée de la nuit, un homme de haute taille et une femme qui portait un enfant entre ses bras. Mais ces gens n’ont jamais été retrouvés... Faut-il penser – comme il y avait ce soir-là une violente tourmente de neige – qu’ils ont péri dans quelque coin ignoré ? Ce n’est pas impossible, après tout !

Elle se mit à verser lentement le breuvage parfumé dans les tasses de vieux japon, tandis que Marcelline serrait la main d’Hermine en murmurant affectueusement :

– Vous êtes toute triste, mon amie ! Ne pensez plus à cela, à tout ce mystérieux passé !

– C’est si dur de ne rien savoir, de se demander qui l’on est et d’où l’on sort ! dit Hermine avec un peu d’amertume.

– Allons, allons, laissons cela, petite fille ! dit Mlle Clémentine. J’ai eu tort de vous parler de ces choses ; c’est ma faute si ces beaux yeux sont tout assombris, maintenant... J’ai quelquefois la langue trop longue, je me laisse aller à raconter tous ces vieux souvenirs...

M. de Sorelles entrait, suivi de Juanita. Celle-

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ci entraîna Hermine vers la table où se trouvaient étalées ses gravures, et son babillage, la conversation intéressante du comte, la gaieté de Marcelline chassèrent un peu la tristesse qui avait envahi Hermine en entendant évoquer le passé.

Sur l’invitation de M. de Sorelles, les jeunes filles, avant de quitter la Valine, le suivirent dans la serre, où il voulait leur faire admirer une espèce de bégonia particulièrement superbe. Cette serre, qui longeait tout le rez-de-chaussée d’une façade du chalet, était fort bien aménagée et garnie de plusieurs collections de plantes rares.

Les jeunes filles admirèrent beaucoup l’énorme fleur de bégonia, d’un rose tendre bordé de jaune pâle, et reçurent chacune quelques-unes des plus belles roses qui ornaient une des parois de la serre.

Juanita entraîna Marcelline pour lui faire voir une plante exotique, beaucoup plus remarquable par sa bizarrerie que par sa beauté. Hermine demeura au milieu de la serre, le front un peu penché vers les roses qu’elle tenait entre ses doigts... Non loin d’elle, M. de Sorelles, le

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sécateur en main, cherchait à atteindre un délicat bouton à peine éclos.

Il se détourna tout à coup, et dit à voix basse :– Pourquoi aviez-vous l’air si triste lorsque je

suis entré, tout à l’heure, mademoiselle Hermine ?

Elle leva les yeux, et répondit d’un ton mélancolique :

– Nous parlions des Vaumeyran... et de la façon dont je suis entrée dans leur existence.

– Ah ! dit-il.Il se détourna, se pencha et manœuvra le

sécateur. Le bouton de rose tomba ; il le prit entre ses doigts et le tendit à Hermine.

– Oh ! qu’il est joli !... Vous dévalisez votre serre pour nous, monsieur !

– Vous voyez, il en reste encore... Ainsi donc, ma sœur a commis l’étourderie de réveiller de vieux souvenirs ?

Sa voix avait une légère altération, un pli se creusait sur son front dégarni...

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– Oh ! j’y pense souvent de moi-même ! dit lentement Hermine. Mais, malgré la tristesse qui en résulte pour moi, je n’ai pas été fâchée d’apprendre certains détails..., celui-ci, par exemple, qu’on avait aperçu un homme et une femme portant un enfant, et inconnus au pays, ce même jour où je fus trouvée aux Roches-Rouges. Peut-être, un jour..., peut-être...

Le comte détourna un peu la tête. Le jour qui traversait les vitres voilées de feuillage donnait sans doute à son teint cette pâleur particulière...

– Espérez !... Oui, il faut espérer toujours ! murmura-t-il.

Marcelline revenait vers son amie ; les deux jeunes filles prirent congé de M. de Sorelles et s’éloignèrent de la Valine.

Marcelline causait avec son animation coutumière, mais Hermine lui donnait faiblement la réplique. Le récit de Mlle de Sorelles l’avait profondément émue et agitait un peu son imagination.

Au détour d’un sentier, les jeunes filles virent

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tout à coup, arrêtés à quelques pas devant elles, le docteur Dalney et deux religieux en robe blanche.

– Le prieur des Trois-Saints, murmura Marcelline à l’oreille de son amie.

Le plus âgé des religieux avait tourné la tête. Hermine vit un maigre visage aux traits fins, à l’expression grave et un peu froide.

– Ah ! voilà ma sœur et Mlle de Vaumeyran ! dit vivement le docteur.

Un tressaillement passa sur la physionomie du religieux.

– Mlle de Vaumeyran ? dit-il d’un ton d’interrogation étonnée, tout en inclinant la tête pour répondre au respectueux salut des jeunes filles.

– Oui, la pupille du baron, la petite fille qui...– Je sais..., interrompit le prieur d’une voix

soudain étouffée.Son regard se posait sur Hermine... Ses yeux,

d’un bleu profond, adoucissaient singulièrement l’austérité de la physionomie ; ils exprimaient une bonté intense et une fermeté bienveillante. En

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ce moment, une lueur douloureuse les traversait.– Que Dieu vous bénisse, mon enfant ! dit-il

d’un ton légèrement altéré.Ses mains, un peu tremblantes, s’enfoncèrent

dans ses larges manches, et il reprit en s’adressant au docteur :

– Je vous attends donc demain, vous viendrez voir notre petit frère Bruno, Félicien. Que la paix du Seigneur soit avec vous tous !

Il inclina la tête et s’éloigna, suivi de son compagnon.

Marcelline se pendit au bras de son frère.– Quelle chance de te rencontrer ! Retournes-

tu à la maison ?– Non, j’allais voir Marielle Daulieu. Si vous

m’accompagniez, mesdemoiselles ?– Moi je veux bien !... Et vous, Hermine ?– Qui est Marielle Daulieu ? interrogea

Hermine, dont le regard pensif suivait la blanche silhouette des religieux s’enfonçant dans la sapinière.

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– Une jeune malade fort intéressante, répondit Félicien. Elle est atteinte de coxalgie, et à peu près incurable, je le crains. Son père, Anatole Daulieu, fabrique des pièces d’horlogerie. C’est un bonhomme assez bizarre, fort égoïste, et, dans cette bicoque isolée où ils logent, la pauvre enfant s’ennuie à mourir. Marcelline va la voir parfois. Mais il me semble que tu l’as un peu négligée, ce mois-ci, petite sœur ?

– Oui, c’est vrai ! s’écria Marcelline d’un ton de regret. Pauvre petite Marielle !... Voulez-vous venir la voir, Hermine ?

– Certes ! répondit avec empressement la jeune fille.

Ils se remirent tous trois en marche. Hermine était songeuse : la rencontre du prieur des Trois-Saints l’avait quelque peu impressionnée. Il lui semblait encore sentir sur elle ce regard grave et presque douloureux... Le comte de Sorelles l’avait regardée ainsi, lorsqu’elle l’avait rencontré pour la première fois.

– Vous êtes bien silencieuse, mademoiselle Hermine ! fit observer le docteur en souriant.

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Elle répondit gravement :– Je pensais... Ce religieux est le cousin du

baron de Vaumeyran, n’est-ce pas ?– Oui, le Père Benoît-Marie..., une nature

d’élite, une âme vraiment religieuse.– A-t-il des relations avec les Vaumeyran ?– Autrefois, oui, malgré la divergence de leurs

idées. Il y avait même une sérieuse amitié entre le baron et lui. Mais je crois qu’ils ne se voient plus depuis la mort de Mme de Vaumeyran.

– Toujours !... toujours ce point de départ de tout ! murmura Hermine.

– Voilà la maison d’Anatole Daulieu, annonça Marcelline.

Devant les promeneurs apparaissait un vieux petit logis au toit proéminent, en pente rapide. Sur le seuil, dont le double vantail était ouvert, un homme, debout, fumait une courte pipe. Un rayon de lumière tombait sur lui, éclairant un large visage blafard, à l’expression paisible et fermée.

– Bonjour, Anatole ! dit cordialement le docteur.

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L’homme enleva la pipe de sa bouche et fit quelques pas vers ses visiteurs.

– Bonjour, monsieur le Docteur ; bonjour, demoiselles, dit-il d’une voix lente. Venez-vous voir la petite ?

– Oui, monsieur Daulieu, répondit Marcelline. Comment va-t-elle ?

– Toujours de même, demoiselle... Entrez donc.

Ils pénétrèrent dans une petite salle garnie de meubles de bois brut. Une jeune fille, assise dans un vieux fauteuil de paille, tourna vers les arrivants un visage fatigué, au teint d’une blancheur excessive, encadré d’une opulente chevelure d’un rouge intense. Elle fit un mouvement pour prendre les béquilles déposées près d’elle...

– Non, ne bougez pas, Marielle ! s’écria vivement Marcelline. Mlle de Vaumeyran et moi avons accompagné le docteur pour venir vous distraire un peu...

– Vous êtes bonne, mademoiselle Marcelline,

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dit l’infirme avec une émotion qui adoucissait l’expression un peu amère de sa bouche et la froide tristesse de ses yeux bruns. Asseyez-vous donc, je vous prie.

Anatole Daulieu avançait des sièges, le docteur et les jeunes filles s’assirent près de Marielle, tandis que lui prenait place devant l’établi où s’étalaient ses outils et les pièces d’horlogerie auxquelles il travaillait pour une fabrique de Saint-Claude.

Hermine connaissait déjà la bonté du docteur Dalney ; elle put admirer de quelle manière délicate et gaie il savait encourager ses malades, et de quel intérêt il les entourait.

La physionomie lasse et un peu révoltée de Marielle s’éclairait, un sourire vint même à ses lèvres pâles, et elle se mit à causer presque gaiement.

– Ne nous retardons pas trop, ces demoiselles seraient inquiètes de vous, mademoiselle Hermine, dit Félicien en se levant bientôt.

Hermine se pencha vers l’infirme et posa sa

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main sur son bras.– Cela vous ferait-il plaisir si je venais

quelquefois vous voir, mademoiselle Marielle ?Le regard de Marielle enveloppa rapidement le

joli et si charmant visage d’Hermine.– Beaucoup, mademoiselle ! répondit-elle

gravement.– Eh bien ! je viendrai... Ce n’est pas très loin

d’ici aux Roches-Rouges, n’est-ce pas, docteur ?– Non, pas trop, mademoiselle. Je serai

vraiment très content de vous voir visiter ma petite malade, ajouta-t-il avec un regard ému qui fit un peu rougir Hermine, sans qu’elle sût pourquoi.

Anatole était demeuré presque étranger à la conversation. Sa pipe éteinte entre les doigts, il avait écouté d’un air distrait, en regardant de temps à autre Hermine, avec l’expression de quelqu’un qui cherche la solution d’un problème.

Quand les visiteurs se levèrent, il les imita. Lorsqu’ils eurent pris congé de Marielle, il les suivit au-dehors.

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– Bonsoir, Anatole, dit le docteur en lui tendant la main. Je reviendrai bientôt... Mais elle n’est vraiment pas plus mal, je vous assure.

Anatole hocha la tête en murmurant :– Elle s’en ira comme son frère, elle ne guérira

jamais... Merci tout de même, monsieur le Docteur..., et à vous aussi, demoiselles.

Ses petits yeux noirs, presque cachés sous la bouffissure des joues, se posèrent sur Hermine...

– Alors, vous êtes des Roches-Rouges, demoiselle ? interrogea-t-il.

Elle répondit affirmativement et, lui ayant souhaité le bonsoir s’éloigna avec Marcelline.

D’un geste, Anatole avait retenu le docteur.– Dites-moi..., la demoiselle est bien une

Vaumeyran ?– Pourquoi me demandez-vous cela ? dit le

docteur surpris.– Pour savoir, répliqua Anatole d’un ton

paisible. C’est qu’elle ne ressemble pas aux autres... Et comme ils ont recueilli une petite

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fille...– Qui est justement Mlle Hermine... Allons,

bonsoir, Anatole.Anatole les regarda s’éloigner tous trois, puis

il rentra dans la salle où Marielle, songeuse, suivait des yeux un rayon de soleil qui traversait les vitres de la petite fenêtre.

– C’est la petite fille que les Vaumeyran ont trouvée, dit-il sans préambule.

– Ah ! répondit Marielle d’un ton de calme surprise. Elle pencha la tête et se mit à caresser lentement un petit chat gris de lin qui se blottissait sur ses genoux.

Anatole s’était remis au travail... Au bout d’un moment, elle murmura :

– Vous auriez peut-être dû parler, père...Il leva les épaules et se courba sur son établi

en répliquant :– Je ne me suis jamais mêlé des affaires des

autres !

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VI

Une joyeuse animation régnait, cette après-midi-là, chez les Dalney. Marcelline avait aujourd’hui vingt ans, et sa mère donnait en son honneur une petite réunion. L’héroïne de la fête, aussi rose que sa robe, allait et venait, plus vive, plus souriante que jamais, répondant spirituellement aux souhaits, aux compliments des arrivants. Félicien, très gai aussi, aidait sa mère et sa sœur en maître de maison accompli. Mais, chaque fois qu’un groupe d’invités entrait, il avait un bref petit froncement de sourcils, comme quelqu’un de désappointé dans son attente.

Son regard s’éclaira tout à coup. Au seuil du salon apparaissait une délicate créature, vêtue de foulard blanc, vers laquelle s’élançait Marcelline.

– Hermine, vous voilà enfin ! Je me demandais vraiment si nous allions être privés de

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vous !– Mlle Savinie m’a un peu retardée, parce

qu’elle cherchait un bracelet qu’elle a absolument tenu à me mettre.

Et Hermine élevait son fin poignet qu’entourait un cercle d’or orné de perles fines.

– Mais il est ravissant !... et combien vous êtes jolie, Hermine !... N’est-ce pas, Félicien, qu’elle n’a jamais été si jolie ? dit Marcelline en se tournant vers son frère, qui venait d’apparaître près d’elle.

Félicien, tout en s’inclinant devant Hermine dont le teint délicat s’empourprait, répondit avec un léger sourire :

– Je n’ose appuyer ton dire, car je crains que Mlle Hermine n’aime pas les compliments...

– Oui, vous avez raison, docteur ! dit-elle vivement. C’est bon pour Marcelline de faire la flatteuse... Où est madame votre-mère, Marcelline ?

– Là-bas, près de grand-mère. Allez lui dire bonjour, chérie, je vous rejoins tout à l’heure.

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Hermine se dirigea vers le fond du salon. Elle salua Mme Dalney, puis sa belle-mère, raide et pincée comme elle l’était toujours vis-à-vis de la pupille de Vaumeyran.

– Mlle de Vaumeyran ne vous a pas accompagnée, mademoiselle ? interrogea Mme

Bruenne, la femme du notaire, grosse dame bienveillante et gaie qui montrait à Hermine une extrême sympathie.

– Oh ! non, madame, aucune de ces demoiselles ne va plus dans le monde !

– Bizarre ! dit Mme Dalney mère, du bout des lèvres. Je m’étonne qu’en ce cas elles vous laissent fréquenter ce monde qu’elles-mêmes, nobles, riches, bien pourvues de dons physiques, ont délaissé en pleine jeunesse !

– Cela prouve qu’elles ne sont pas égoïstes, dit Mme Bruenne. Il y a tant de gens qui prétendent couler sur le même moule qu’eux ceux qui dépendent de leur autorité !... Mais les Vaumeyran ont toujours été reconnus pour des gens de grand sens et d’une d’extrême probité morale.

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– Ah ! parlons-en ! ils le montrent bien, leur bon sens ! marmotta Mme Dalney mère.

Et comme Hermine s’éloignait, elle se pencha à l’oreille de sa voisine pour murmurer :

– Voyons, devraient-elles élever comme une petite princesse cette enfant inconnue ? Voyez cette toilette : sous sa simplicités elle vaut plus qu’aucune de celles de ces demoiselles... Avez-vous remarqué le bracelet quelle porte au bras ? Elle ne l’avait certainement pas sur elle le jour où on l’a trouvée dans la neige, au seuil des Roches-Rouges... Il paraît qu’on lui a donné au château la plus belle chambre, celle qu’occupa quelque temps Mme de Vaumeyran. Ma cuisinière a appris que, maintenant. Céleste achète les plus fins morceaux, et que l’on fait venir de petits colis de Paris... tout cela pour cette enfant trouvée !... Et vous appelez pareille exagération du sens commun !

Mme Bruenne appuya son large menton sur sa main grassouillette et répondit avec bonhommie :

– Je ne sais pas si c’est du sens commun ; mais, en tout cas, c’est une bien remarquable

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bonté.– Faiblesse !... stupide faiblesse ! répliqua Mme

Dalney avec un haussement d’épaules.Hermine avait été rejoindre le groupe des

jeunes filles. Quelques regards envieux l’accueillirent, quatre ou cinq bouches se pincèrent... Elle s’assit entre les deux demoiselles Bruenne, aimables personnes qui lui témoignaient en toute occasion une vive amitié.

Quelques jeunes gens papillonnaient aux alentours. Parmi eux se trouvait Pierre Bruenne, un gentil garçon blond qui devait succéder à son père et dissimulait fort peu son désir de devenir l’époux de Marcelline Dalney.

Le docteur vint presque aussitôt se joindre à eux. Une petite brune au long nez et aux lèvres minces s’écria :

– Félicien, allons-nous bientôt danser ?– Mais je le crois, Mathilde. Nous attendons

quelques invités retardataires...– Voilà la famille de Sorelles ! dit Hermine.Félicien Dalney alla saluer les arrivants, puis il

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revint, escortant Mlle Clémentine qui aimait se joindre à la jeunesse, non que la bonne demoiselle eût encore la prétention d’en faire partie, mais par goût de la gaieté et de l’entrain.

– Bonjour, mes chères petites ! dit-elle de sa voix sonore, en tendant successivement la main aux jeunes filles. Tiens, vous êtes gentiment coiffée, aujourd’hui, Claire !... Et vous avez tout à fait bien choisi cette fois la nuance de votre robe, Mathilde... Ciel ! la jolie petite fleur que je vois là ! Hermine de Vaumeyran, vous n’avez jamais mieux mérité votre nom !

Hermine était devenue toute rose sous les regards qui se posaient sur elle. Dans les yeux gris de Félicien s’exprimait une discrète admiration...

– N’est-ce pas qu’elle est exquise, mademoiselle ? s’écria Marcelline qui arrivait vers le groupe. Que je voudrais donc avoir un teint comme le vôtre, Hermine, et de si jolis cheveux blonds !

Pierre Bruenne protesta :

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– Oh ! Marcelline, ne croirait-on pas...Elle se tourna vivement vers lui :– Vous n’allez pas dire, en tout cas, que j’ai le

teint blanc et des cheveux couleur d’or ? Malgré votre habileté pour tourner les compliments, vous ne me ferez pas avaler celui-là, Pierre !

On éclata de rire, tandis que le futur notaire s’inclinait avec une gravité comique.

– Croyez, Marcelline, que j’ai une trop haute opinion de votre intelligence et de votre bon sens pour hasarder pareille assertion. Il n’en est pas besoin, du reste. Telle que Dieu vous a faite, vous pouvez encore être fière et heureuse.

– Et je le suis, Pierre ! dit-elle avec un rire qui montra les plus charmantes petites dents du monde. Je le suis vraiment...

– Et vous n’avez rien à envier à Mlle Hermine, dit Mathilde Saulan, la petite brune, en jetant un coup d’œil malveillant vers la pupille des Vaumeyran.

Hermine pâlit un peu et ses lèvres se serrèrent nerveusement. Non, oh ! non, aucune de ces

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jeunes filles, entourées de leur famille, ne pouvait envier le sort de l’enfant trouvée, élevée par charité !

En relevant les yeux, elle rencontra le regard du docteur Dalney. Il exprimait un encouragement si profond, si ardent, que l’âme d’Hermine en fut soudain rassérénée et réchauffée.

Une jeune femme se mit au piano, les cavaliers se précipitèrent vers les danseuses... Félicien s’inclina devant Hermine.

– Je suis un assez piètre danseur, mademoiselle ; mais, enfin, j’ose solliciter cette polka...

– Oh ! je ne danse peut-être pas très bien non plus ! dit Hermine avec son joli sourire, en se levant pour poser la main sur le bras du docteur.

– Je crois que si, au contraire. Vous devez avoir la légèreté d’un oiseau, dit-il en enveloppant d’un regard charmé la délicate créature.

Mme Dalney mère se leva brusquement et vint

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se pencher à l’oreille de sa bru.– Quelle idée a Félicien d’inviter la première

cette petite des Roches-Rouges ! dit-elle avec irritation.

Mme Dalney regarda sa belle-mère avec surprise.

– Mais, ma mère, elle ou une autre ?...– Comment, elle ou une autre !... Allez-vous la

mettre sur le même pied que les autres amies de votre fille ?

– Mais, vraiment, ma mère, je ne vois pas...Mme Dalney mère fronça brusquement les

sourcils.– En vérité, Juliette, je ne sais où vous avez

l’esprit ! On croirait, vraiment, que vous oubliez ce qu’est en réalité cette jeune fille..., une enfant venue on ne sait d’où, élevée par la charité des châtelains de là-haut...

– Et une charmante jeune fille, une belle petite âme courageuse et délicieusement bonne ! interrompit Mme Dalney d’un ton ferme. Raison de plus parce que la pauvre enfant se trouve dans

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cette position pour que nous l’entourions de plus d’attentions... Et Félicien, dont l’âme est si délicate, l’a fort bien compris.

Sa belle-mère pinça les lèvres et ouvrait la bouche pour répliquer ; mais elle se tut, car M. de Sorelles s’avançait vers la maîtresse du logis.

Hermine dansait d’une manière exquise, et le docteur s’était calomnié, car, unanimement, en déclara que personne ne les égalait. Lorsque Félicien reconduisit la danseuse à sa place, Mlle

de Sorelles s’écria en saisissant les mains de la jeune fille :

– Mignonne, vous êtes parfaite !... Est-ce donc au couvent que l’on vous a appris cela ?

– Un peu, mademoiselle ; mais j’ai fait des progrès pendant les dernières vacances. J’ai passé un mois à Villers-sur-Mer avec Mme d’Orbes et sa fille, et nous dansions presque chaque soir en petit comité.

– Ah ! bon, je m’explique que vous ayez tant d’aisance, tant de charme... Je n’ai jamais vu personne danser comme vous, hors Blandine de

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Vaumeyran. C’était un délice de la voir voltiger à travers les salons ! Aussi, depuis la rupture de ses fiançailles, mon pauvre Lucien, qui égalait vraiment Blandine sous ce rapport, n’a plus jamais voulu danser.

Le docteur demeura quelques instants près d’Hermine, causant gaiement avec elle et M lle

Clémentine. Mais, comme on attaquait une nouvelle danse, il dut s’éloigner, tandis que Pierre Bruenne s’inclinait devant Hermine.

M. de Sorelles, dédaignant la table à jeu autour de laquelle s’asseyaient trois ou quatre messieurs qui avaient accompagné leur femme et leurs filles, vint prendre place près de sa sœur et se mit à suivre d’un œil distrait les évolutions des danseurs. Près de lui, Mlle Clémentine causait avec trois demoiselles qui se trouvaient obligées à demeurer au repos, faute d’un nombre suffisant de cavaliers. Elle se tourna tout à coup vers son frère et dit à voix basse :

– As-tu vu, Lucien, le bracelet que cette jolie Hermine a au poignet ? C’est celui qui fut donné à Savinie par sa marraine... un cadeau de prix qui

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avait ravi Mlle de Vaumeyran, dont le goût pour les belles choses était connu. Je ne m’explique pas qu’elle en pare cette enfant qui n’est, après tout, qu’une étrangère pour eux tous !

– Elle a ses raisons, sans doute ! dit brièvement le comte.

– C’est un tort, à mon avis, continua Mlle

Clémentine en hochant la tête. Elle va donner des goûts de luxe à cette petite qui... À moins qu’eux tous, qui persistent à demeurer célibataires, ne la dotent très largement.

– Ce ne serait pas impossible, dit M. de Sorelles du même ton laconique.

– La fortune du vieux cousin de Bolangy était estimée à deux millions au moins. Eux n’ont aucun besoin, ils ne dépensent rien. Après leur mort, la famille s’éteint. Rien n’empêchera donc que la petite Hermine soit leur héritière.

– Non, rien absolument, dit encore le comte qui regardait pensivement le joli couple formé par Hermine et Pierre Bruenne.

– Et cela aidera puissamment l’enfant à

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s’établir... car, enfin, on ne peut nier, Lucien, que ce mystère planant sur son origine ne soit un obstacle pour beaucoup !

– C’est vrai ! murmura M. de Sorelles.Il se mit à caresser lentement sa barbe brune.

Une expression de profonde tristesse remplissait son regard.

Hermine revint à sa place, reconduite par Pierre Bruenne, qui s’éloigna aussitôt pour répondre à un appel de Marcelline, très affairée dans les préparatifs d’une charade.

M. de Sorelles rapprocha sa chaise de celle d’Hermine, et dit avec un demi-sourire :

– À la bonne heure ! Vous voilà toute gaie et animée, mademoiselle ! La danse ne vous fatigue-t-elle pas ?

– Un peu, car je ne suis pas encore bien vigoureuse. Aussi n’accepterai-je plus qu’une ou deux danses maintenant, pour obéir au docteur Dalney.

– Vous êtes, j’en suis sûr, une docile petite malade, et le docteur doit avoir peu de peine à

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vous faire exécuter ses ordonnances ?– Oh ! Il est si bon, si délicatement dévoué !

dit-elle avec élan.Le comte l’enveloppa d’un rapide regard et

demeura un instant silencieux, suivant des yeux les évolutions des jeunes filles qui se préparaient à exécuter la charade.

– Vous ne faites pas partie des jeunes artiste mademoiselle ? demanda-t-il.

Hermine secoua la tête.– Oh ! non, je n’ai pas assez d’aplomb !

Marcelline voulait me faire paraître dans un tableau vivant, représentant le si joli tableau que possède Mme Bruenne, et qui s’appelle Les Fées de l’Aube. Je devais être une des fées. Mais Mlle

Saulan a dissuadé Marcelline de choisir ce tableau... Je pense qu’elle ne voulait pas me voir jouer un rôle quelconque, ajouta Hermine d’un ton pensif, sans amertume. Je ne sais pourquoi certaines de ces dames et de ces demoiselles me font si grise mine.

Une lueur de compassion attristée traversa le

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regard de M. de Sorelles.– C’est une idée que vous vous faites,

mademoiselle, dit-il d’un ton légèrement contraint.

– Oh ! non ! répliqua-t-elle gravement. Elles ont l’air, voyez-vous, de me recevoir par condescendance au milieu d’elles... Mais sont-elles donc plus que les Dalney, plus que les Bruenne, plus que Mlle de Sorelles et que vous, monsieur, qui m’accueillez tous avec tant de bienveillance !

M. de Sorelles posa sur le visage un peu altéré d’Hermine son regard profond, plein de douceur.

– Elles ont au fond du cœur des sentiments ignorés de tous ceux que vous venez de nommer, mademoiselle : c’est, d’abord, l’envie, et ensuite un orgueil bas et stupide.

– L’envie ! répéta Hermine en ouvrant de grands yeux. Elles m’envient, moi ?... Et de quoi donc ?

Il déroba derrière ses moustaches un léger sourire, et répondit avec une imperceptible

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ironie :– Le sais-je ?... Peut-être, aujourd’hui, de ce si

joli bijou ?Il désignait le bracelet qui entourait le poignet

de la jeune fille.– C’est Mlle Savinie qui a absolument tenu à

me le donner. Vous ne sauriez imaginer combien elle est bonne et généreuse !... Et toujours cette interdiction de remercier, qui m’est si pénible, je l’avoue ! Ils sont vraiment d’une délicatesse rare, n’est-ce pas, monsieur ?

Le comte eut une réponse inintelligible et parut s’absorber dans le spectacle qu’offraient les jeunes filles costumées pour la charade. Mais Hermine retrouva aussitôt un autre interlocuteur en Félicien, qui vint s’asseoir près d’elle et entama une de ces conversations à la fois spirituelles et élevées qui plaisaient à l’esprit très fin, très cultivé d’Hermine. Leurs idées s’accordaient si bien ! Ils se rencontraient si souvent dans les mêmes admirations pour le beau et le bien, dans les mêmes répulsions pour le mal !

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À la fin de la charade, Marcelline vint s’asseoir près de son frère.

– Ouf ! je me repose !... Pierre Bruenne va dire un monologue ; vous verrez comme il est amusant, Hermine !

– Qu’il choisisse la Saint-Christophe, c’est de circonstance ! dit en souriant le docteur.

– Tiens, c’est vrai !... Et c’est cette nuit, Hermine, que la source Rouge s’arrête.

– Ah ! Il faudra que je demande à me rendre sur la terrasse du parc pour ce moment-là ! dit Hermine.

M. de Sorelles réprima un brusque mouvement et tourna vers la jeune fille un visage légèrement contracté.

– Il est peu probable qu’on vous le permette, dit-il d’un ton calme, où passait cependant comme un frémissement.

– Pourquoi donc ? Les nuits sont chaudes, il n’y a vraiment rien à craindre... Pourquoi supposez-vous cela, monsieur ?

– Je ne suppose pas, je suis sûr ! dit-il avec

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une tranquille assurance.– Oh ! oh ! monsieur, vous voyez donc par

avance dans la volonté des châtelains des Roches-Rouges ? dit en riant Félicien.

– Précisément ! répondit-il d’un ton où Hermine, surprise et perplexe, ne sut définir si la plaisanterie l’emportait sur le sérieux.

Il était plus de sept heures lorsque Hermine prit place dans la voiture qui devait la ramener aux Roches-Rouges. Le docteur vint l’aider à monter... En s’asseyant sur les coussins du vieil équipage des Vaumeyran, Hermine jeta un involontaire et mélancolique coup d’œil vers les groupes qui s’en allaient, familles et amis, alors qu’elle partait seule. Ce coup d’œil, Félicien le vit, et sa voix émue et grave murmura :

– Vous avez ici de fidèles amis, ne l’oubliez jamais, mademoiselle Hermine !

Elle lui répondit par un regard reconnaissant, et la voiture s’éloigna, tandis que le docteur, immobile, la suivait du regard.

– Craignez-vous que le cocher des Roches-

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Rouges ne se trompe de route, Félicien ? dit près de lui une voix moqueuse.

Il se détourna, et vit derrière lui sa cousine, Mathilde Saulan.

– Pourquoi me demandez-vous cela ? dit-il d’un ton sec.

– Mais parce que vous la regardez avec tant d’attention !... On aurait cru, vraiment, que vous n’en pouviez détacher vos yeux !

Il eut un léger mouvement d’épaules et répliqua froidement :

– Votre imagination vous entraîne, Mathilde... Je songeais simplement combien est triste la position de Mlle de Vaumeyran, seule toujours au milieu de nous tous entourés de famille.

Mathilde secoua vivement sa tête brune.– Oh ! mon ami, gardez votre compassion

pour d’autres. Pour ma part, je ne plains aucunement Mlle Hermine, car vraiment, Félicien, je me demande à quel propos on lui donne toujours ce nom de Vaumeyran qui ne lui appartient d’aucune manière.

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– Il est assez logique de lui attribuer celui-là, puisqu’elle n’en possède pas d’autre ! dit brusquement le docteur.

– Eh bien ! qu’on l’appelle Hermine tout court !... Je disais donc que cette jeune fille avait de fortes compensations, comme, par exemple le bien-être et le luxe, ridicules à mon avis, dont ces demoiselles l’entourent...

– Ce seraient peut-être des compensations pour vous ; mais, une âme délicate telle que la sienne n’y trouve qu’une tristesse de plus, répliqua le docteur d’un ton glacé. Nous n’avons pas les mêmes idées, Mathilde ; nous n’avons jamais pu nous entendre !

– Viens-tu, Mathilde ? appela Mme Saulan, qui se trouvait déjà à une certaine distance.

– Bonsoir ! dit brusquement Mathilde sans tendre la main à son cousin. Tâchez de ne pas trop rêver à cette Hermine trouvée un soir dans la neige.

Elle souligna sa phrase d’un petit rire narquois et s’éloigna, tandis que Félicien, le front soudain

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rembruni, rentrait dans la maison.... Les Vaumeyran avaient attendu la jeune

fille pour dîner. En s’excusant de rentrer si tard, elle enleva dans le vestibule le vêtement qui couvrait ses épaules, et pénétra avec Mlle Savinie dans la salle à manger où Alban se promenait de long en large.

Il s’arrêta brusquement et enveloppa d’un regard rapide la ravissante apparition toute blanche, tout auréolée de cheveux dorés. Une indéfinissable expression traversa les yeux bleus de M. de Vaumeyran, et la froideur habituelle de sa physionomie parut s’atténuer un peu.

Pendant le repas, on interrogea Hermine sur son après-midi. Toutes les personnes dont elle parlait avaient été connues des Vaumeyran. Mlle

Clarisse, d’un mot bref, les définissait...– Mlle Saulan, une petite femme niaise, qui

teignait autrefois en noir ses cheveux blonds... Sa fille Mathilde promettait d’être une pimbêche de première catégorie. Qu’en dites-vous, Hermine ?

– Mais... je ne sais... un peu, je crois, dit

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Hermine, très embarrassée, car elle craignait de se laisser influencer par la petite rancune que lui causait l’attitude raide et distante des dames Saulan.

Une sorte de sourire souleva légèrement la moustache brune d’Alban.

– Laissez-la donc, Clarisse ; tu l’embarrasses avec tes questions ! Elle ne veut pas, par charité, te dire que cette demoiselle Saulan, que je me rappelle fort bien petite fille, est une insupportable péronnelle.

Le rire frais d’Hermine résonna pour la première fois dans l’austère salle à manger.

– Si elle vous entendait, monsieur ! Ce serait, contre vous, une rancune perpétuelle, car Marcelline Dalney m’a dit, un jour, que ces dames n’oubliaient jamais la plus légère injure.

– Charmante nature ! dit Mlle Savinie. Heureusement, les Dalney ne sont pas de cette trempe.

– Oh ! non, non, heureusement ! répéta Hermine avec chaleur. Eux sont si bienveillants,

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si charitables !... Oh ! non, ce n’est pas eux qui me feraient sentir la tristesse de ma position...

Mlle Savinie et Alban eurent un même mouvement brusque.

– On vous fait sentir ?... On vous a blessée ?... dit la première d’une voix changée.

– Quelques personnes..., les Saulan, la belle-mère de Mme Dalney. Mais je suis peut-être trop susceptible, trop orgueilleuse..., dit-elle avec humilité.

Alban avait baissé les yeux, sa main tourmentait nerveusement le manche de son couteau. Mlle Savinie, un peu plus pâle que de coutume, regardait avec une attention soutenue un antique tableau fort enfumé, appendu au mur en face d’elle...

– Oui. Il y a peut-être un peu d’imagination là-dedans, dit la voix mesurée de Mlle Clarisse. Ces personnes doivent être naturellement désagréables... Et vous, mon enfant, vous êtes une petite sensitive.

– C’est vrai ! murmura doucement Hermine.

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Le silence tomba dans la salle à manger. Rapidement, Alban et ses sœurs expédiaient la tranche de fromage déposée sur leur assiette. Hermine, elle, n’avait pas faim, ce soir, après les friandises absorbées dans l’après-midi.

Comme on se levait de table, elle posa sa main sur le bras de Mlle Savinie.

– Oh ! mademoiselle, voulez-vous me faire un grand plaisir ?

– Mais, mon enfant, je ne demande que cela ! De quoi s’agit-il ?

– Mademoiselle, permettez-moi d’aller cette nuit, pendant un petit moment, au bout du parc, à l’heure où la source Rouge s’arrêtera !

Mlle Savinie eut une violente commotion... Et, derrière Hermine un fracas se fit entendre. M. de Vaumeyran s’était reculé si brusquement que la lourde chaise au pesant dossier sculpté était tombée à terre.

– Aller là-bas ! dit Mlle Savinie d’une voix étranglée. Quelle idée, Hermine !

Elle était livide... et sur l’implacable visage de

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Mlle Clarisse, un émoi singulier s’exprimait cette fois.

– Oui, quelle idée ! répéta cette dernière en essayant de comprimer dans son accent une sorte d’agitation. Vous serez beaucoup mieux dans votre lit, enfant ; il n’y a rien d’intéressant pour vous, là-bas !

Le ton était péremptoire, Hermine comprit qu’il était inutile d’insister... Elle souhaita le bonsoir aux trois sœurs. La main que lui tendait Mlle Savinie tremblait extrêmement.

Alban s’était légèrement détourné ; son visage se trouvait ainsi hors du cercle de lumière répandu par l’énorme suspension de bronze ciselé...

– Bonsoir, monsieur, dit la voix douce d’Hermine.

– Bonsoir, mademoiselle, répond-il sans la regarder.

Quel accent changé avait sa voix !... Avait-elle donc, par son innocente demande, blessé en lui, en eux tous, quelque susceptibilité inconnue ?

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Mais, vraiment, elle ne pouvait comprendre... Sa curiosité lui semblait si naturelle !

Une fois dans sa chambre, Hermine prépara sa chevelure pour la nuit, puis elle vint s’accouder à sa fenêtre.

La nuit était superbe. Dans le ciel pur, les étoiles étincelaient, une brise chaude et parfumée venait caresser le visage d’Hermine. Le bruit ininterrompu de la source Rouge se faisait entendre, là-bas...

Il semblait cependant à Hermine qu’il s’affaiblissait... Oui, il n’y avait pas de doute. Maintenant, il n’était qu’un murmure...

Et, soudain, le silence absolu se fit.Silence impressionnant, comparable à la mort

s’emparant soudain de l’être plein de vie... Hermine, accoutumée maintenant à ce bruit qui l’avait gênée les premiers jours, en éprouvait une sensation bizarre...

Elle quitta enfin sa fenêtre, fit sa prière et se mit au lit. Elle s’endormit presque aussitôt et rêva que la cascade roulait des flots de sang qui

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rougissaient les pierres tout alentour. Des cris de désespoir se faisaient entendre... Elle s’éveilla, angoissée, et prêta l’oreille...

On n’entendait autre chose que la source Rouge qui avait repris son cours.

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VII

Une grande joie était réservée à Hermine, cet été-là. Les dames d’Orbes vinrent passer un mois chez les Dalney, et, presque chaque jour, Hermine put se rencontrer avec son amie Suzanne.

La société de Bourg-d’Eylan et des alentours organisait des réunions, des parties champêtres, des excursions dans les environs. Hermine passait, maintenant, une grande partie de ses journées hors des Roches-Rouges. Les demoiselles de Vaumeyran favorisaient visiblement cet état de choses. Était-ce contentement de voir Hermine se distraire et devenir chaque jour plus fraîche et plus jolie ?... Ou bien, malgré leur inépuisable dévouement, éprouvaient-elles quelque satisfaction à la voir plus souvent éloignée de leur demeure ?... Hermine, en ce moment, heureuse et occupée, ne

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songeait pas à se le demander. Elle jouissait simplement de l’été si beau et si court dans ces hautes régions, de la présence passagère de son amie, de l’affection chaque jour plus profonde de Marcelline, de la discrète sollicitude du docteur Dalney, de l’atmosphère élevée, toute chrétienne, qui était celle de la demeure des Dalney.

Les dames d’Orbes étaient venues rendre visite aux châtelaines des Roches-Rouges. Elles avaient été accueillies avec une politesse tranquille, sans cordialité, mais sans froideur. M lle

Savinie et Mlle Clarisse étaient descendues quelques jours plus tard chez Mme Dalney. Depuis seize ans, c’était la première fois que l’aînée paraissait à Bourg-d’Eylan.

Là se bornèrent, du reste, les dérogations des deux sœurs à leur étrange manie de solitude. Seules Marcelline et Suzanne vinrent parfois troubler leur tranquillité, bien peu du reste, car elles se contentaient de demander Hermine à la porte et refusaient généralement d’entrer au salon.

– Il ne faut pas ennuyer ces demoiselles, ce

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serait désagréable pour Hermine, disait la sage Suzanne.

Hermine, de son côté, usait d’une extrême discrétion ; elle évitait avec un soin scrupuleux – parfois à l’excès – tout ce qui eût pu causer le moindre ennui à ses bienfaiteurs. Mais elle trouvait toujours en eux – en Savinie surtout – une sollicitude, une générosité qui la confondaient un peu. En vain elle avait essayé de protester timidement, Mlle Savinie lui avait fermé la bouche par cette parole stupéfiante :

– Taisez-vous, enfant, nous ne pourrons jamais assez faire pour vous !

Félicien Dalney, à qui Hermine avait rapporté, quelques jours plus tard, cette singulière réponse, avait paru non moins surpris que la jeune fille.

– Peut-être a-t-elle voulu dire par là que rien n’était trop pour l’affection que vous leur avez inspirée !

Hermine avait répondu en hochant la tête :– Quand je suis arrivée, ils ne pouvaient pas

avoir d’affection pour moi, qu’ils ne

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connaissaient pas ; et cependant, aussitôt, ils m’ont comblée d’attentions incroyables... Du reste, je vois bien que je suis totalement indifférente à M. de Vaumeyran et à Mlle Clarisse. Ils me témoignent tous deux un intérêt forcé... Non, vraiment, je ne comprends pas !

Et elle demeurait perplexe, un peu confuse, devant les deux charmantes toilettes d’été commandées pour elle par Mlle Savinie, devant les mets choisis que déposait devant elle le vieux Godard.

Elle n’osait plus émettre une idée qui eût l’air d’un désir depuis qu’elle s’était aperçue que Mlle

Savinie ne perdait pas une occasion de lui causer la plus légère satisfaction.

Un jour, au dîner, elle parla de Marielle Daulieu, qu’elle visitait souvent, soit seule, soit avec Marcelline, de même que deux autres familles très éprouvées par la pauvreté et la maladie.

– Il leur manque bien des choses !... Ce doit être si bon de pouvoir donner quelques satisfactions à ces pauvres gens ! dit-elle

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pensivement.– Il ne faut pas vous en priver, Hermine ; nous

sommes tout prêts à vous en procurer les moyens ! dit aussitôt Mlle Savinie.

– Oh ! merci, mademoiselle ! dit Hermine, rougissant. Je me permets d’employer dans ce sens une partie de la somme que vous me donnez...

– Cela est pour vous, Hermine, pour votre plaisir, interrompit Mlle Savinie. Il ne faut rien en distraire pour vos charités. Celles-ci doivent faire l’objet d’une pension spéciale.

Et, le lendemain, Hermine trouva sur son petit bureau une enveloppe renfermant plusieurs billets, avec cette mention : « Pour les pauvres d’Hermine. »

Toute joyeuse, elle projeta aussitôt de se rendre chez Marielle. La jeune infirme faisait au fuseau de fort jolies dentelles, et Hermine, sachant qu’elle n’accepterait pas qu’on lui fît la charité, voulait lui en acheter à un prix très élevé, afin de mettre un peu d’aisance dans le petit

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ménage, fort gêné par suite des idées fantasques d’Anatole, qui travaillait deux jours et en demeurait huit inactif, fumant du matin au soir, en regardant béatement la voûte sombre des sapins.

Comme elle devait aller déjeuner ensuite chez les Dalney, elle revêtit une élégante chemisette d’un doux rose pâle, posa sur ses cheveux une grande charlotte garnie de broderies ; puis, ayant prévenu Mlle Savinie qu’elle rencontra en sortant de sa chambre, elle descendit le large escalier.

Comme elle atteignait le vestibule, la porte de la bibliothèque s’ouvrit, livrant passage à Alban porteur de volumineux et vénérables volumes.

Il s’inclina pour saluer la jeune fille et dit, avec ce demi-sourire qu’il avait parfois, maintenant, en présence d’Hermine :

– Allez-vous à la recherche du grand cyclamen, mademoiselle ?

Et, voyant se lever vers lui le regard surpris d’Hermine, il continua :

– Vos amis Dalney ne vous ont pas appris la

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légende qui se raconte dans le pays ? Il existe, dans un coin de cette forêt, un cyclamen merveilleux, unique, que nul n’a pu voir et ne verra jamais, sauf une fée blonde vêtue de rose.

Hermine se mit à rire gaiement.– Si personne ne l’a vu, comment sait-on qu’il

existe, monsieur ?... Non, je ne connaissais pas cette légende. Vous devez en savoir beaucoup, vous qui étudiez tant les vieilles chroniques !

– Mais oui, un certain nombre. Si cela pouvait vous intéresser, je vous les raconterais volontiers.

– Oh ! je serais si contente !... Et j’aimerais tant aussi à connaître l’histoire de la province !

– Eh bien ! nous verrons à vous satisfaire. Un de ces jours, nous reparlerons de cela... À ce soir, mademoiselle, et tâchez de trouver le grand cyclamen.

– Oh ! je ne suis pas si exigeante, il me suffirait d’en trouver beaucoup de petits ! répondit-elle en riant. J’aime cette fleur !... Oh ! je l’aime tant !

– Nous aussi, nous l’aimons, la belle fleur

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sacrée de nos forêts ! Nous l’aimons en fervents, nous n’en cueillons jamais. Quand Savinie et moi en rencontrons, nous les contemplons longuement, nous aspirons leur parfum et nous nous éloignons, les laissant à leur ombre mystique.

– Alors, vous me traiteriez de vandale si j’en rapportais un jour quelques-uns ? dit-elle avec un sourire.

– Oh ! vous n’êtes pas tenue aux mêmes scrupules que nous ! Vous n’êtes pas une enfant de nos sapinières...

– Qui sait ? murmura Hermine.M. de Vaumeyran eut un brusque

mouvement ; les lourds volumes échappèrent de ses mains et tombèrent à terre.

– Laissez cela ! dit-il brusquement en voyant Hermine faire un mouvement pour les ramasser. J’en emportais trop à la fois, cela ne pouvait manquer d’arriver.

Hermine sortit du château en se demandant, avec une certaine perplexité, pourquoi la

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physionomie de M. de Vaumeyran lui avait paru subitement toute changée, comme vieillie.

Ils étaient vraiment tous, parfois, d’une originalité déconcertante ! Alban, il fallait en convenir, paraissait moins froid, depuis quelque temps. Quand elle entrait dans la bibliothèque au retour de ses après-midi au-dehors, il ne demeurait plus la tête obstinément penchée sur ses parchemins et ses vieux volumes, comme il le faisait au début du séjour d’Hermine. Son regard, généralement triste et presque sombre, s’éclairait un peu, s’adoucissait presque, et il paraissait écouter avec intérêt le récit qu’Hermine faisait de sa journée... Mais la jeune fille avait remarqué que souvent un rien, le plus léger incident, un mot qui lui paraissait absolument insignifiant, produisait sur les Vaumeyran une impression étrange et tout à fait inexplicable.

En peu de temps, Hermine parvint au logis de Marielle. Assis devant sa porte, Anatole fumait, de l’air d’un homme qui se repose après avoir largement accompli son devoir.

– Bonjour, demoiselle, dit-il en se levant.

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Entrez donc... le docteur est là... Entrez donc, ça ne fait rien du tout ! ajouta-t-il en voyant le mouvement d’hésitation de la jeune fille.

En même temps, il poussait la porte et annonçait :

– Voilà Mlle Hermine !Le docteur, assis près de la malade, se leva

vivement et s’avança vers Hermine.– Quelle bonne surprise, mademoiselle ! Vous

arrivez à point : j’étais précisément en train de gronder cette jeune personne que j’ai trouvée nerveuse, sombre comme un vilain jour d’hiver. Il faut que vous m’aidiez à la raisonner.

Le blanc visage de Marielle était contracté ; ses yeux, profondément creusés, avaient cette expression de farouche tristesse qui révélait que la jeune fille était en proie à une crise de désespoir concentré.

Hermine s’assit près d’elle et se mit à lui parler doucement. Elle était attirée vers cette pauvre enfant de son âge, qu’un mal implacable réduisait à l’infirmité, et dont l’âme,

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singulièrement ardente sous une apparence plutôt froide, ne pouvait se résigner à cette infortune. Marielle avait une nature peu banale, qu’Hermine n’avait pu encore bien pénétrer. Elle montrait pour sa jeune visiteuse une sympathie paisible, mais très réservée, et gardait vis-à-vis d’elle, comme envers tous, son attitude de dignité égalitaire.

La voix persuasive d’Hermine calma bientôt la crise morale de la jeune infirme. Elle se mit à causer avec le docteur et Hermine, qui parlaient de la beauté de la forêt, sujet inépuisable pour tous deux, car Hermine, bien que nouvelle venue dans le pays, savait déjà apprécier la pure, sévère, mais enivrante beauté des sapinières.

– Docteur, dites-moi donc où je pourrais avoir l’espoir de découvrir ce mystérieux grand cyclamen de la légende ? demanda gaiement Hermine lorsque Félicien se leva après un coup d’œil jeté sur sa montre qui lui révélait combien il s’était attardé.

– Mademoiselle, si je le savais !... Mais, à défaut de celui-là, je connais un coin où d’autres,

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plus modestes, mais non moins charmants, croissent dans l’ombre solitaire, je vous en apporterai, mademoiselle.

– Oh ! monsieur le docteur, ne faites pas cela ! dit vivement Marielle. Laissez les cyclamens à la forêt ! Vous savez bien qu’il ne faut pas...

Le docteur se mit à rire en posant sa main sur celle de la malade.

– Ne vous agitez pas, enfant ! Je suis un respectueux admirateur de la chère fleur de nos forêts, menacée de disparaître comme tant d’autres ; mais, à l’occasion, je ne regarde pas à en dérober quelques-unes à l’ombre jalouse qui les protège.

– Vous êtes moins intransigeant que M. de Vaumeyran, docteur, fit observer Hermine. J’ai compris, d’après ce qu’il m’a dit tout à l’heure, qu’il considérait une telle action presque à l’égal d’un sacrilège.

– Oui, c’est un culte, chez les Vaumeyran. Cependant, il est un cas où cette intransigeance cède, et le voici résumé dans ce dicton que

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m’apprit autrefois Alban : « Cueille le cyclamen une fois dans ta vie, pour celle que tu aimeras jusqu’à la mort. »

Marielle dit lentement, en levant son regard pensif vers les sapins que laissait voir l’ouverture de la porte :

– Oui, cela est bien ainsi... Une fois, la fleur se laisse cueillir sans murmurer, par celui qui aime réellement, profondément. Une fois, elle se laisse offrir avec bonheur à la fiancée, à l’élue... Mais c’est assez. Il ne faut pas la traiter avec indifférence, la profaner...

– Allons, n’allez pas me faire de reproches, Marielle ! dit en souriant le docteur. Pour ma part, je n’en ai encore jamais cueilli... À tout à l’heure, mademoiselle Hermine... car je crois que vous déjeunez à la maison ?... Je serai peut-être un peu en retard, ayant encore à faire une visite assez lointaine. Vous voudrez bien prévenir ma mère qu’on ne m’attende pas ?

Il salua Hermine, serra la petite main maigre de Marielle, et s’éloigna après avoir jeté un cordial au revoir à Anatole, toujours assis devant

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sa porte.Hermine s’occupa alors de ses achats de

dentelle, et parvint à mener à bonne fin sa petite combinaison sans froisser l’ombrageuse fierté de Marielle. Cela fait, elle s’éloigna un peu rapidement, car elle aussi, comme Félicien, risquait d’arriver en retard.

Il aurait fait cependant si bon flâner dans les sentiers de la forêt, tout bordés de grandes fleurs roses, doucement éclairés par le soleil dont la chaleur était atténuée par l’air vif venu des sommets ! Hermine respirait avec délices... C’était peut-être à cette atmosphère exquise qu’elle devait attribuer l’intime allégresse de tout son être, le bonheur imprécis qu’elle sentait vibrer en elle.

Comme elle atteignait la maison Dalney, elle vit arriver devant elle le docteur qui marchait à grandes enjambées.

– Vous voyez, je me suis hâté ! dit-il gaiement. Nous serons en retard tous deux et recevrons de front les sanglants reproches d’Amélie, qui trouvera bien encore à nous

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exhiber pour la circonstance quelque chose de brûlé.

Ils entrèrent en riant dans le vestibule et se trouvèrent nez à nez avec Mme Dalney mère.

– Ah ! bonjour, grand-mère ! dit Félicien.Hermine, sur les lèvres de qui le rire s’était

figé instantanément, s’inclina pour la saluer. Mme

Dalney, plus raide que jamais, murmura un bref : « Bonjour, mademoiselle... »

– Déjeunez-vous avec nous, grand-mère ? demanda le docteur en posant son chapeau sur une patère.

Elle répondit affirmativement, tout en suivant de l’œil Hermine qui entrait dans le salon où travaillaient Mme Dalney et Marcelline.

Elle dit tout à coup à voix basse, d’un ton irrité :

– D’où venais-tu donc avec cette petite ?Il la regarda avec surprise.– Comment, d’où je venais ? Nous nous

sommes rencontrés à la porte, tout simplement.

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– Ah ! dit-elle sèchement. En tout cas, si cette jeune fille était bien élevée, elle se dispenserait de rire comme cela avec un jeune homme.

Une lueur d’impatience railleuse passa dans le regard du docteur.

– Faudrait-il donc empailler cette pauvre enfant ? La gaieté n’est pas défendue même avec un jeune homme, à condition d’y joindre la réserve nécessaire. Or, Mlle de Vaumeyran possède cette qualité à un degré exquis, que pourraient lui envier bien d’autres jeunes personnes que vous ne songez cependant pas à effleurer d’un blâme, grand-mère... Mais je me suis aperçu depuis longtemps qu’elle vous est antipathique. Quelles raisons avez-vous, voyons ?

– J’en ai, cela suffit ! dit-elle, d’un ton sec, en lui tournant le dos pour entrer au salon.

Félicien eut un vif mouvement de contrariété, ses sourcils se froncèrent, et il demeura un moment dans le vestibule avant d’entrer à son tour, sans doute pour laisser à son irritation le temps de se calmer.

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Le repas, grâce à la présence de Mme Dalney mère, se passa sans l’entrain accoutumé. Le docteur était devenu tout à coup taciturne et distrait, il montrait une froideur inaccoutumée envers sa grand-mère, elle-même plus pointue et plus sèche qu’à l’ordinaire. Hermine était gênée, comme d’habitude, par l’hostilité latente qu’elle devinait chez la vieille dame, sans parvenir à s’expliquer quelle en était la cause. Les dames d’Orbes, Mme Dalney et sa fille alimentaient seules la conversation, essayant, sans guère y parvenir, de mettre autour de la table un peu de la gaieté coutumière.

Hermine retint un soupir de soulagement lorsqu’on se leva de table, et surtout lorsqu’elle eut vu s’éloigner Mme Dalney mère. Le docteur s’en alla aussi, peu après, pour faire ses visites de l’après-midi, et les dames Dalney, leurs cousines et Hermine se dirigèrent vers la maison Bruenne, où elles devaient passer l’après-midi.

Il y avait là les dames Saulan, qui se montrèrent, envers Hermine, plus sourdement hostiles que jamais, et ne lui ménagèrent pas les

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piqûres sournoises, les humiliations voilées. Décidément, cette journée si bien commencée apportait à la jeune fille nombre d’amertumes.

– Suzanne et moi allons vous accompagner à mi-chemin des Roches-Rouges, Hermine, déclara Marcelline lorsqu’elles sortirent de chez les Bruenne.

Laissant les deux dames regagner la maison Dalney, elles prirent un raccourci pour rejoindre la route en corniche qui montait au château. Suzanne et Marcelline causaient gaiement, mais Hermine leur donnait faiblement la réplique. Elle avait été profondément attristée par l’animosité persistante, le dédain orgueilleux que laissaient si bien voir, sous des formes tout juste polies, la grand-mère du docteur, les Saulan et quelques autres personnes de leur cercle. Celles-là, elle l’avait remarqué, ne l’appelaient jamais Mlle de Vaumeyran. Pour eux, elle n’était que l’étrangère trouvée un soir d’hiver par les Vaumeyran, et élevée par charité : l’enfant sans nom !

Cette fin d’après-midi était cependant si belle ! Comment les hommes pouvaient-ils être si

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mauvais, devant les pures magnificences de la bonté divine ?

À droite, dans les pâturages entourés de sapins, de belles vaches blanches paissaient en faisant résonner leur clochette au son clair... Et, derrière les jeunes filles, d’autres sonnailles se faisaient entendre, se rapprochant de minute en minute.

– C’est une voiture, dit Marcelline. Si c’était seulement Félicien, il nous monterait jusqu’aux Roches-Rouges.

Elles s’arrêtèrent, et bientôt apparut, au tournant de la route, le petit break du docteur.

– Je vous rejoins enfin, mesdemoiselles ! s’écria-t-il en soulevant son chapeau. Vous marchiez d’un bon pas ; je pensais vous rencontrer plus tôt.

– Vous nous cherchiez, Félicien ? demanda Suzanne d’Orbes.

– Oui, j’avais quelque chose à remettre à Mlle

Hermine... Ma mère, que j’ai rencontrée près de la maison, m’a dit que vous montiez toutes trois

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là-haut...Tout en parlant, il avait sauté à terre et,

passant derrière le break, se penchait à l’intérieur pour chercher quelque chose...

– Dussè-je encourir toutes les malédictions de Marielle Daulieu, j’ai commis le sacrilège de violer la retraite des cyclamens, et je vous en rapporte, mademoiselle Hermine...

Il se détourna, et une odeur délicieuse, un peu grisante, monta aux narines des jeunes filles. Entre les mains de Félicien apparaissaient des fleurs veloutées, d’un violet rosé, entourées de leur ravissant feuillage.

– Oh ! combien elles sont jolies !... Et que vous êtes aimable, docteur ! s’écria Hermine dont les yeux brillaient joyeusement. Mais elles ne sont pas toutes pour moi... Suzanne, Marcelline...

– Non, chérie, garde-les ! dit vivement Suzanne. Félicien les a cueillies pour toi..., pour toi seule... N’est-il pas vrai, monsieur mon cousin ? ajouta-t-elle avec un malicieux sourire.

Il répliqua gaiement :

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– Vous avez raison, Suzanne : j’ai voulu faire à Mlle de Vaumeyran, nouvelle venue parmi nous, les honneurs de notre fleur sacrée... Et maintenant, mesdemoiselles, si vous voulez m’accorder l’honneur de vous reconduire ?...

Bientôt le cheval vif, agitant joyeusement ses sonnailles, reprenait la montée de la route sans paraître s’apercevoir de son surcroît de charge. Hermine, dont le regard, si mélancolique tout à l’heure, était maintenant comme éclairé d’un bonheur mystérieux, contemplait les cyclamens posés avec soin sur ses genoux. Le docteur, à demi tourné sur son siège, causait gaiement, et ses yeux gris se posaient fréquemment sur le délicat visage tout rose sous l’ombre de la grande charlotte.

Devant les Roches-Rouges, Hermine descendit et prit congé de ses amies et de Félicien. La porte lui fut ouverte par Céleste, dont le regard surpris se posa sur les fleurs que portait presque religieusement la jeune fille.

– Ah ! vous en avez trouvé aussi ? marmotta-t-elle. Il n’en est pas entré ici depuis bien

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longtemps...Hermine monta rapidement à sa chambre ; elle

ouvrit la porte et s’arrêta quelques instants à l’entrée. La pièce était remplie du parfum exquis, subtil, un peu troublant, qu’elle avait aspiré depuis que Félicien Dalney lui avait mis entre les mains les fleurs cueillies pour elle.

Sur la petite table, dans une corbeille d’osier, il y avait toute une jonchée de cyclamens, et d’autres encore étaient posés sur l’appui de la fenêtre.

« C’est Mlle Savinie qui m’aura fait cette surprise... Je lui ai dit l’autre jour combien je désirais en avoir, pensa la jeune fille. Comme elle est bonne ! Que pourrais-je donc faire pour la remercier, puisqu’elle ne veut pas que je lui dise ma reconnaissance ? »

Après avoir changé de robe, Hermine se mit en devoir d’arranger ses fleurs. Par un sentiment instinctif qu’elle ne chercha pas à définir, elle ne mêla pas aux autres celles du docteur Dalney. Plongées dans un joli vase de cristal, elles furent posées devant la statue de la Vierge qui s’élevait

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sur un socle de chêne, à la place d’honneur. Elle en garda une seule qu’elle attacha à son corsage.

Comme la jeune fille terminait, Mlle Savinie apparut et s’exclama :

– Quel parfum ! Ayez surtout bien soin d’enlever cela pour la nuit, enfant !... Je me demande ce qui a pris à Alban de dévaliser ainsi notre forêt !

– Ah ! c’est M. de Vaumeyran ? dit Hermine avec une intense surprise. J’avais cru comprendre qu’il considérait comme un sacrilège de cueillir ces fleurs ?

– Mais oui, à l’ordinaire. J’ai été fort surprise en le voyant arriver, tout à l’heure, avec cette moisson... Êtes-vous prête ? Descendons, alors ; le dîner va être servi.

Dans le vestibule, elles rencontrèrent Alban qui sortait de la bibliothèque. Hermine s’avança vers lui, et dit timidement :

– Combien vous êtes bon, monsieur, d’avoir bien voulu...

Il l’interrompit d’un geste légèrement

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impatient :– Je vous en prie, pas de remerciements !...

Considérez cela comme la bienvenue de nos sapinières... Car le cyclamen ne doit se cueillir qu’une fois dans la vie.

Son regard effleura la fleur, d’un violet profond, qui ornait le corsage d’Hermine. Une douceur pénétrante rayonna soudain dans ses yeux bleus, si froids d’ordinaire, et Hermine remarqua, pour la première fois, qu’il avait le regard et la physionomie du prieur des Trois-Saints.

Ce ne fut, d’ailleurs, qu’un éclair. Pendant le repas, il fut taciturne et sombre et, aussitôt après, s’enfonça dans le parc, son cigare aux lèvres.

Hermine, un peu fatiguée, monta chez elle d’assez bonne heure. Avant de se déshabiller, elle s’accouda quelques instants à sa fenêtre, pour repasser sa journée...

Peu à peu, cette réflexion dégénérait en songerie. Était-ce l’odeur grisante des cyclamens, flottant encore dans la chambre, qui incitait

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Hermine à cette rêverie inaccoutumée, qu’elle s’interdisait d’ordinaire sévèrement, d’après le conseil de la chère Supérieure, demeurée son guide et sa confidente ?

Elle prit la fleur demeurée à son corsage et la considéra longuement, en murmurant :

« Cueille le cyclamen une fois dans ta vie, pour celle que tu aimeras jusqu’à la mort ! »

Félicien l’avait cueilli pour la première fois... et pour elle.

Un bruit de pas au-dehors l’enleva à sa rêverie. C’était, sans doute, M. de Vaumeyran qui rentrait.

La nuit était venue, mais Hermine n’avait pas encore allumé sa lampe. Au-dehors, il faisait sombre, on ne distinguait qu’une vague silhouette...

Une seconde apparut tout à coup à côté ; une voix basse, inconnue d’Hermine, prononça :

– Tu te promènes, Alban ?– Oui, mon père... J’essaie d’oublier...

d’oublier que je ne puis être heureux !

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Une douleur immense vibrait dans cette voix, qui était celle d’Alban.

L’autre voix, toujours basse, mais un peu âpre et dure, répliqua :

– Parce que tu le veux bien... Rien ne t’empêche de jeter un voile sur le passé, de t’en aller loin d’ici, de nous laisser à notre chaîne.

La voix d’Alban, sourde et brisée, interrompit brusquement :

– Vous savez pourtant bien que je ne peux pas ! Vous le savez, voyons !

Le silence se fit, et les pas s’éloignèrent.Hermine demeurait immobile... Sans nul

doute, celui qu’elle venait d’entendre était le baron de Vaumeyran. Alban avait dit : « Mon père. » Quel être singulier était donc cet homme qui ne sortait qu’à la nuit et passait sa vie claustrée dans la grosse tour, complètement en dehors de l’existence des siens ?

Ses enfants n’en parlaient jamais, et Hermine finissait presque par oublier qu’il était là, tout près.

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Mais, ce soir, elle l’avait entendu... Et sa conviction qu’il avait, comme Blandine, le cerveau quelque peu dérangé s’affirmait en songeant aux paroles singulières échangées avec son fils.

Mais de quelle souffrance profonde témoignait l’accent d’Alban !

Elle s’endormit fort tard, d’un sommeil agité, semé de rêves. Elle se voyait couverte de cyclamens, leur parfum troublant lui montait au cerveau, et une voix douce et profonde murmurait : « Cueille le cyclamen une fois dans ta vie, pour celle que tu aimeras jusqu’à la mort ! »

Mais ce n’était pas la voix de Félicien Dalney... C’était celle d’Alban de Vaumeyran.

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VIII

La neige couvrait maintenant tout le haut pays ; les Roches-Rouges étaient environnées d’une parure que les pâles rayons du soleil parsemaient, à certains jours, de gemmes éblouissantes.

Les communications étaient devenues beaucoup moins faciles avec Bourg-d’Eylan ; mais Hermine, à mesure que sa santé se fortifiait, se montrait intrépide, et ses rapports avec les Dalney n’en demeuraient pas moins très fréquents. Les amies, munies de leurs cercles1, faisaient de longues promenades à travers la forêt, très souvent accompagnées de Mlle de Sorelles et de Juanita. Au retour, on prenait le thé chez les Dalney ou à la Valine. Il faisait délicieusement bon dans les salons bien clos, et, à

1 Larges disques de bois s’attachant comme des sandales et empêchant le pied de s’enfoncer dans la neige.

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travers les doubles vitres fleuries de jacinthes et de crocus, l’œil contemplait sans crainte la blanche fourrure glacée qui couvrait les rues et les toits de Bourg-d’Eylan, ou les sapins entourant la demeure du comte de Sorelles.

Au retour, Hermine trouvait bien sombre et presque froid le château des Roches-Rouges. Pourtant, on ne ménageait pas le combustible ; des calorifères, installés dans les caves, répandaient partout une chaleur égale... Et, dans la bibliothèque où se réunissait la famille, Mlle

Savinie allumait toujours un grand feu de bois lorsqu’elle voyait paraître Hermine.

C’était dans cette pièce que se faisait la veillée. Les demoiselles de Vaumeyran tricotaient ou cousaient. Hermine également, à moins qu’elle ne lût ou ne s’occupât à perfectionner les études faites au couvent. Ceci avait lieu sous la direction d’Alban. Tout d’abord, il avait été question seulement des légendes promises par M. de Vaumeyran. Puis étaient venues quelques causeries sur des matières historiques ou littéraires. Alban était un érudit ; il parlait avec

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clarté et agrément, et Hermine éprouvait un vif plaisir à l’écouter. Parfois, il lui faisait part de ses recherches dans les vieilles archives de famille ; il lui communiquait même le résultat de ses travaux, qui consistaient à exhumer et à coordonner d’antiques chroniques précieuses pour l’histoire du Comté.

Le temps passait vite ainsi pour Hermine... trop vite, car elle songeait qu’au printemps il lui faudrait prendre une décision pour libérer de leur charge les Vaumeyran.

Malgré ce qu’avait paru insinuer Mlle Savinie dans sa lettre à la Supérieure, lors du départ d’Hermine, personne, aux Roches-Rouges, ne semblait avoir la pensée d’en éloigner la jeune fille au moment de l’hiver. Mlle de Vaumeyran s’était simplement informée, près du docteur Dalney, si le climat très rude pouvait être défavorable à sa santé.

– Bien au contraire, rien ne pourra mieux fortifier cette cure, déjà à peu près parfaite ! avait répondu le jeune médecin.

Mlle Savinie avait paru fort satisfaite, et s’était

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occupée aussitôt de munir Hermine pour l’hiver... Elle l’avait fait avec sa générosité habituelle, et la jeune fille avait eu peine à se retenir de protester devant les riches fourrures et les costumes si élégants dans leur sobriété qui étaient arrivés un jour aux Roches-Rouges.

– Oh ! mademoiselle, pourquoi tout cela ? avait-elle murmuré timidement. Aucune de ces demoiselles n’est aussi bien habillée.

– Aucune de ces demoiselles n’aura votre dot, Hermine, interrompit Mlle Savinie. Il convient que chacun soit vêtu selon sa fortune.

– Ma dot ? balbutia la jeune fille en la regardant avec stupéfaction.

– Oui... Vous aurez six cent mille francs, et autant après notre mort à tous... Car vous serez notre unique héritière, Hermine.

– Mademoiselle !... Mais cela ne doit pas être !... Je ne suis qu’une étrangère, et je n’accepterai jamais...

– Si, vous accepterez, il le faut ! dit Mlle

Savinie avec effort. Vous accepterez... Et nous ne

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reparlerons plus jamais de cela, Hermine, car ce sujet m’est réellement pénible !

Ce fut ainsi qu’Hermine apprit qu’elle était la plus riche héritière de la contrée.

Elle n’en éprouva qu’une satisfaction modérée. Ses goûts étaient fort simples, elle n’avait aucune ambition. Le seul avantage de cette fortune future serait de lui procurer les moyens de faire beaucoup de bien.

Comme elle n’avait rien de caché pour les dames Dalney, elle leur parla un jour de cette révélation de Mlle de Vaumeyran. Marcelline dit joyeusement :

– J’en suis contente pour vous, chérie ! Après tout, c’est assez naturel. Les Vaumeyran n’ont plus que des parents très éloignés, et ils vous ont pour ainsi dire adoptée... N’est-ce pas, maman, que c’est fort bien ainsi ?

– Oh ! très bien, certainement ! dit Mme Dalney d’un ton légèrement contraint.

Hermine ne remarqua pas qu’une contrariété ou une tristesse passait dans son regard... À dater

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de ce jour, Mme Dalney parut moins empressée à attirer l’amie de sa fille, à mesure que les demoiselles de Vaumeyran, au contraire, semblaient chercher toutes les occasions de la faire descendre à Bourg-d’Eylan.

Elles paraissaient s’intéresser beaucoup aux Dalney, et surtout au docteur, mais chacune d’une manière différente. Mlle Clarisse montrait, malgré sa froideur, une satisfaction non déguisée lorsque Hermine laissait voir, dans ses récits, l’empressement discret de Félicien Dalney, la sympathie de plus en plus accentuée qu’elle rencontrait en lui ; elle avait un soupçon de sourire en remarquant la teinte rose qui couvrait les joues d’Hermine chaque fois qu’était prononcé le nom du jeune docteur... Mlle Savinie, au contraire, semblait accomplir un devoir strict et pesant, qui laissait sur son front un pli douloureux et dans ses beaux yeux bleus une lueur de tristesse immense. Mais, plus encore que son aînée, elle encourageait les relations d’Hermine avec les dames Dalney et veillait avec un soin scrupuleux à la toilette de la jeune fille, comme une mère l’eût fait envers son enfant.

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Quant à Alban, lorsque le nom de Félicien Dalney était prononcé devant lui, il ne se passait pas longtemps avant qu’il quittât la pièce, les traits contractés et le regard assombri. S’il se trouvait à table, il ne parlait plus de tout le repas et disparaissait aussitôt après, s’enfonçant dans le parc, quelque temps qu’il fît, comme le soir où Hermine l’avait entendu parler à son père.

Une après-midi du commencement de décembre, Hermine descendit à la Valine. Elle s’y rendait fort souvent pour patiner sur le lac avec la jeunesse de Bourg-d’Eylan. Au début de l’hiver, le docteur ne manquait pas d’y venir aussi, dès que son devoir professionnel lui laissait quelque liberté. Mais, depuis quelque temps, Hermine ne le voyait presque plus, et encore, lors de ces rares rencontres, ne se montrait-il plus tout à fait comme auparavant. Il était un peu froid, beaucoup moins gai et causeur, et Hermine ne rencontrait plus ce loyal et pénétrant regard où passaient des lueurs pleines de douceur. Le docteur semblait, toujours maintenant pressé de s’éloigner, et Hermine cherchait avec une sourde angoisse le motif de ce changement d’attitude.

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Elle était toute mélancolique aujourd’hui, et avançait sans hâte sur la neige qui craquait doucement sous ses pas. Son délicat visage, rosé par le froid, ressortait harmonieusement sur la fourrure claire qui entourait son cou... Et Marcelline, en la voyant paraître au bord du lac, s’écria gaiement :

– Venez, ma jolie fée des neiges, venez que nous vous admirions !

Mathilde Saulan, qui patinait avec une des demoiselles Bruenne, jeta un noir regard vers l’arrivante et murmura aigrement :

– Cette pauvre Marcelline, est-elle ridicule avec ses enthousiasmes à propos de tout et de rien !

– De rien ?... Mais elle a raison ! Mlle Hermine est ravissante, aujourd’hui, répliqua bonnement Jeanne Bruenne.

Une lueur de colère passa dans le regard de Mathilde, et elle laissa échapper un petit rire sarcastique.

– Gageons qu’elle perdrait quatre-vingts pour

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cent, si sa petite personne n’était si bien dorée !Jeanne Bruenne ralentit et leva sur elle un

regard de vive surprise.– Si bien dorée ?... Que voulez-vous dire,

Mathilde ?– Oui, elle aura une dot superbe... Et les

demoiselles de Vaumeyran ont pris le soin de le faire savoir, afin que nul n’en ignore, et que les prétendants se pressent, nombreux, autour de leur pupille et héritière.

– Ah ! vraiment !... Je pensais bien qu’elle serait dotée, mais de là à avoir tout... Les Vaumeyran ont sans doute une grande affection pour elle... Et elle le mérite d’ailleurs.

Mathilde eut un impatient mouvement d’épaules, et, laissant là sa compagne, s’en alla au-devant d’un petit groupe qui arrivait près du lac.

Pendant ce temps, Hermine chaussait ses patins, tout en écoutant Marcelline qui lui confiait que son frère était au chalet, appelé pour Juanita qui avait un gros rhume, menaçant de dégénérer

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en bronchite.– Il a beaucoup de travail en ce moment, disait

Marcelline ; c’est probablement pour cela qu’il paraît fatigué et soucieux – je dirais presque triste si vraiment je voyais une. Peut-être, après tout, en a-t-il une qu’il ne veut pas dire, ajouta la jeune fille en secouant sa tête brune.

Elle prit la main de son amie, et toutes deux s’élancèrent sur la glace. Hermine patinait à ravir, elle semblait quelque fée légère effleurant à peine la surface étincelante du lac. Elle reçut les compliments enthousiastes du meilleur patineur de la région, M. des Aublancs, fils d’un châtelain du voisinage, qu’elle avait déjà rencontré plusieurs fois dans les familles de Bourg-d’Eylan.

On disait son père ruiné, et lui-même incapable de faire autre chose que des sports en tous genres. Il avait essayé de flirter avec Hermine, mais s’était heurté à sa réserve tranquille et froide qui l’avait quelque peu découragé.

Aujourd’hui, cependant, il semblait très empressé, et, sous peine d’impolitesse, Hermine

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dut accepter la main qu’il lui offrait pour exécuter ensemble sur la glace un pas fort gracieux... Des applaudissements les saluèrent lorsqu’ils revinrent vers la berge où s’étaient réunis les autres patineurs.

Le plaisir de cet exercice faisait briller les beaux yeux couleur de noisette, la petite bouche d’Hermine s’ouvrait dans un sourire joyeux... Mais les yeux se voilèrent, le sourire disparut subitement. Hermine venait de rencontrer un regard empreint de tristesse profonde, d’irritation, de regret douloureux...

– Oh ! comme vous patinez bien, tous deux ! s’écria Marcelline. N’est-il pas vrai, Félicien, que c’était parfait ?

– Absolument parfait ! dit la voix calme du docteur Dalney.

Il avait sa physionomie accoutumée, et son regard, en s’attachant sur Hermine, ne reflétait plus qu’une tranquille indifférence.

– Alors, vous nous quittez, docteur ? Vous ne voulez absolument pas accepter une tasse de thé ?

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dit M. de Sorelles qui l’avait accompagné.– Impossible, monsieur, mes malades me

réclament.– Mais c’est qu’on ne vous voit plus,

positivement, mon cher ami ! Je n’ai jamais ouï dire qu’il y eût tant de malades par ici, à cette époque de l’année.

Une ombre d’embarras passa dans le regard du docteur.

– En dehors de mes visites, je travaille beaucoup... Le travail est bon à l’âme...

– Si on ne l’exagère pas ! s’écria Marcelline. Mais je crois que tu dépasses les bornes, Félicien !

Il eut un léger mouvement d’épaules en murmurant :

– Bah ! Qu’importe !Il prit rapidement congé de tous et s’éloigna,

accompagné par M. de Sorelles.– Qu’a donc ton frère, Marcelline ? demanda

Mme Saulan. On ne le reconnaît plus... Lui, si gai,

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si en train, toujours !... et cette manie de travail à outrance...

– Je ne sais vraiment, tante... Mais il est bien certain qu’il n’est plus le même. On croirait vraiment qu’il souffre...

Toute l’animation d’Hermine était tombée soudain. Elle se sentait maintenant lasse et triste, et, dans le salon de la Valine où se réunirent peu après les patineurs autour de la « table à verveine » de Mlle de Sorelles, elle eut peine à soutenir la conversation avec les demoiselles Bruenne et M. des Aublancs, décidément fort assidu près d’elle aujourd’hui.

– Êtes-vous fatiguée, mademoiselle Hermine ? demanda M. de Sorelles en retenant un instant la main qu’elle lui tendait au moment du départ.

Son regard, rempli d’un intérêt grave et mélancolique, s’était fréquemment posé sur la jeune fille.

– Un peu, je crois...Elle rougissait sans savoir pourquoi... Le

comte n’insista pas et la regarda s’éloigner d’un

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air soucieux.– Je vais vous accompagner jusqu’aux

Roches-Rouges, Hermine, déclara Marcelline tout en traversant la pelouse de la Valine, couverte d’une fourrure immaculée.

– Non, Marcelline, je ne le veux pas ! Je sais que vous avez quelqu’un à dîner ce soir. Madame votre mère aura besoin de vous de bonne heure. Laissez-moi retourner seule. En prenant par le sentier Vert, je serai là-haut à la tombée du jour... Et, d’ailleurs, il n’y a rien à craindre.

– Oh ! rien, absolument !... Je n’insiste pas, car vraiment je crois que maman m’attendrait. Au revoir donc, chérie, et à bientôt !

Le sentier Vert commençait à peu de distance de la Valine. C’était un étroit passage ménagé entre les sapins, et qui, s’élevant peu à peu, surplombait bientôt de haut, pendant une centaine de mètres, la route plus praticable qui descendait à Bourg-d’Eylan. Après quoi, par un brusque détour, le sentier montait, fort raide, vers les Roches-Rouges,

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Il était bien connu d’Hermine qui s’en servait fréquemment comme raccourci. À la nuit tombante, et sur ce sol couvert de neige gelée, il y avait peut-être bien un certain danger ; mais Hermine n’avait jamais songé qu’un mouvement trop brusque, une glissade pussent occasionner un accident à peu près sûrement mortel.

Elle marchait lentement, pensive, les yeux perdus dans la blancheur qui s’étendait autour d’elle... À sa gauche, elle entendait depuis un instant comme un murmure de voix. Quelqu’un suivait la route au-dessous d’elle.

Maintenant, elle reconnaissait l’organe net et froid de Mme Dalney mère. Une autre voix, douce et chantante, devait être celle de Mme Bruenne... Et les mots arrivèrent soudain, très distincts, aux oreilles d’Hermine...

– Réellement, et toute question de dot mise à part, elle est charmante... Et je crois que le docteur est tout à fait de cet avis...

– Félicien !... Vous imaginez-vous que mon petit-fils épouserait une enfant trouvée ? Si jamais il avait pareille idée, il pourrait attendre

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longtemps mon consentement !... Mais non, il est trop sérieux pour faire cette sottise. Je m’aperçois, du reste, depuis quelque temps, qu’il la voit fort peu, et que ma belle-fille évite les rencontres entre eux. Je l’ai prévenue, il y a quelques temps, en remarquant cette sympathie grandissante...

Les voix s’éloignaient, et Hermine s’arrêta quelques secondes.

Une oppression étrange montait en elle, il lui semblait que toute cette neige qui l’environnait l’étouffait... et aussi que quelque chose venait de se briser en elle.

Elle se força à faire quelques pas... Mais, au détour tout proche du sentier, elle eut une sourde exclamation en voyant, appuyé au tronc d’un sapin, Alban de Vaumeyran, très pâle, les traits crispés.

Il la regardait, et elle pensa soudain que lui aussi avait entendu. Elle se raidit, elle tenta, par un héroïque effort de volonté, de faire disparaître de son visage les traces de l’émotion poignante qui venait de la serrer au cœur.

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– Je ne pensais pas vous rencontrer ici, monsieur, dit sa voix douce où passaient des vibrations altérées.

– Je suis venu au-devant de vous, un peu au hasard. Le jour tombe déjà, et Savinie craignait que vous ne vous attardiez.

Tout en parlant, il ne quittait pas du regard les yeux bruns où demeurait une désolation infinie.

– Oh ! il n’y avait rien à craindre, dit-elle du même ton doux, mais singulièrement lassé. Je connais très bien le sentier, maintenant... Je regrette que vous vous soyez dérangé, monsieur.

Ils se remirent en marche, silencieusement. M. de Vaumeyran était sombre ; il regardait à la dérobée le visage subitement creusé et pâli de sa compagne.

Dans le vestibule du château, ils se séparèrent sans avoir échangé un mot... Alban entra dans la bibliothèque où ses sœurs travaillaient. Sa voix brève, aux intonations un peu changées, les fit légèrement tressaillir...

– Vous pouvez renoncer au projet de mariage

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que vous caressiez pour Hermine, mes sœurs.– Et pourquoi donc ? s’écria vivement Mlle

Clarisse.– Parce que le docteur Dalney n’épousera

jamais une enfant trouvée.Mlle Savinie eut une exclamation douloureuse,

tandis qu’Alban se laissait tomber sur un fauteuil et cachait son visage entre ses mains.

– C’est odieux..., odieux, ce que nous sommes obligés de faire là ! dit-il sourdement. Voilà une enfant qui souffre... qui va souffrir longtemps... toujours peut-être !

– Comment as-tu su, Alban ? murmura Mlle

Savinie.En quelques mots, il répéta la substance des

paroles de Mlle Dalney mère.– Pauvre petite Hermine !... Elle l’aimait, je

m’en suis aperçue, dit Mlle Savinie d’une voix tremblante.

L’aînée leva légèrement les épaules.– Avec sa dot, elle trouvera d’autres

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prétendants, et qui seront toujours aussi bien que ce Dalney ! Après tout, je ne sais pas pourquoi tu tenais tant à ce mariage, Savinie ?

Le visage de Mlle Savinie se contracta un peu, mais elle répondit d’un ton ferme :

– C’est que je voyais, dans le caractère de Félicien Dalney, de sûres garanties pour le bonheur d’Hermine ; c’est que je m’étais aperçue, dès le commencement, combien tous deux sympathisaient déjà... Et je veux... et nous voulons tous qu’Hermine soit heureuse... quand même nous devrions pour cela souffrir encore davantage.

– Oui, quand même..., murmura la voix étouffée d’Alban.

– Eh bien ! elle le sera, avec un autre, voilà tout ! déclara Mlle Clarisse d’un ton péremptoire. Vous exagérez tout ce qui a trait à cette petite. J’admets parfaitement qu’il y ait pour nous un devoir d’honneur à l’entourer de soins et à lui procurer un établissement convenable. J’ai été la première à déclarer qu’elle devait être notre héritière, en compensation de... Mais il ne faut

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pas en arriver à se mettre martel en tête pour une petite déception sentimentale qui atteint cette enfant. Oui, je dis bien, une enfant, qui oublie vite...

Alban se leva brusquement ; ses yeux, sombres et presque durs, se posèrent sur le froid visage de l’aînée...

– Tu ne sais pas ce que c’est que d’aimer : tu n’as au cœur que l’idolâtrie de ton nom, que ce culte du passé de ta race !... Ceux qui aiment réellement n’oublient pas, n’oublient jamais !...

La voix eut une sorte de brisement, et il sortit brusquement de la bibliothèque.

– Devient-il fou aussi ? s’écria Mlle Clarisse avec un olympien froncement de sourcils. Que lui prend-il, Savinie ?

Mlle Savinie passa lentement la main sur son front où s’entrecroisaient les rides précoces, et dit avec effort :

– Il souffre... et sans remède... Oui, sans autre remède que la mort ! murmura-t-elle d’un ton

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pensif où passait comme un souffle de calme douleur...

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IX

À dater de ce jour, un changement se fit dans les habitudes d’Hermine. Elle continua à voir Marcelline Dalney, mais en espaçant ses visites, de même qu’à la Valine, malgré les réclamations de Mlle Clémentine. En revanche, elle se rendait fréquemment chez Marielle ou chez quelqu’une des familles malheureuses qu’elle visitait, et ses stations à l’église étaient plus fréquentes, plus longues... Elle restait aussi davantage aux Roches-Rouges ; elle travaillait beaucoup, se montrait invariablement sereine, mais plus grave qu’autrefois, avec, au fond de ses douces prunelles, une mélancolie qui ne s’effaçait pas.

Elle se rencontrait inévitablement, parfois, avec le docteur Dalney. L’un et l’autre rivalisaient maintenant de froideur polie ; ils avaient, décidément, abandonné le ton de charmante cordialité dont ils usaient autrefois.

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Dalney mère pouvait être satisfaite, Hermine et Félicien ne riraient plus, maintenant, s’ils se rencontraient encore quelque jour à la porte de la maison Dalney.

– Mais qu’avez-vous, Hermine chérie ? disait Marcelline avec une surprise inquiète. Vous n’êtes plus la même... Et vous avez l’air en froid avec Félicien.

– Mais aucunement... Je n’ai vraiment aucune raison pour cela, disait Hermine avec calme. Vous vous faites des idées, Marcelline.

– Des idées, des idées !... D’autres l’ont remarqué, croyez-le. Vous avez l’air de nous fuir un peu, Hermine !

– Vous voyez bien que non, puisque me voici chez vous, répliquait Hermine avec son joli sourire, toujours légèrement mélancolique, maintenant.

Marcelline secouait la tête, non convaincue. Elle s’apercevait que son amie pâlissait, maigrissait...

Et les Vaumeyran le voyaient aussi. Alban,

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plus sombre que jamais, suivait d’un regard plein d’une énigmatique souffrance la mince silhouette qui allait et venait à travers le château, d’un pas chaque jour un peu plus lassé. Mlle Savinie, visiblement anxieuse, cherchait tous les moyens d’exciter l’appétit de plus en plus languissant d’Hermine. Mlle Clarisse elle-même finit par hocher la tête en remarquant enfin le réel changement de la jeune fille.

– Cette anémie n’était vraiment pas tout à fait guérie ! Il va falloir vous soigner de nouveau, Hermine. Nous ferons appeler, un de ces jours, le docteur Dalney, dit-elle, un matin, en voyant la jeune fille à demi étendue dans un fauteuil près de la cheminée, au retour d’une promenade dans la forêt.

Hermine eut un brusque sursaut, une teinte pourpre monta à ses joues trop blanches...

– Non, non, c’est inutile !... Non, je n’ai vraiment pas besoin du docteur, murmura-t-elle d’une voix frémissante.

– Cependant, vous avez besoin d’être soignée, Hermine.

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– Oui..., mais je me soignerai toute seule, mademoiselle... Oui, je vous assure. Ce n’est pas la peine de faire venir le docteur.

De fait, elle se força dès lors un peu plus pour manger, elle prit davantage sur elle pour faire de l’exercice, elle lutta énergiquement, et non sans succès, contre l’anémie envahissante. Un peu de mieux se manifesta, et Mlle Clarisse ne parla plus d’envoyer chercher le docteur Dalney.

... Le surlendemain de Noël, Céleste entra dans la bibliothèque où Mlle Savinie travaillait à un raccommodage, tandis qu’Hermine, le regard fixé sur les bûches incandescentes, écoutait la lecture d’une curieuse chronique faite par Alban.

– Mademoiselle Savinie, c’est M. Miollens qui demande à vous voir...

– M. Miollens ? dit Mlle de Vaumeyran d’un ton interrogateur.

– Oui, le fabricant d’horlogerie..., le parrain de la petite..., de Mlle Hermine. Il dit qu’étant de passage à Bourg-d’Eylan, il n’a pas voulu manquer de venir faire connaissance avec sa

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filleule.– C’est bien, faites entrer ! interrompit Mlle

Savinie.Alban avait brusquement posé ses parchemins

sur la table placée près de lui. Il dit d’un ton irrité :

– Ce brave homme aurait pu s’éviter cette peine... Oui, vraiment, c’était chose inutile...

Hermine tourna vers lui son calme regard, où ne demeurait plus rien de la gaieté, de l’entrain d’auparavant.

– Mais si, je serai contente de connaître mon parrain ! dit-elle tranquillement. On m’a dit que c’était un très brave homme...

– Certes oui ! dit Mlle Savinie, les Miollens sont tous d’excellentes gens, et le frère de celui-ci, notre défunt curé, était un saint.

Céleste introduisit un petit homme maigre et fort brun de teint, aux cheveux très gris, à la physionomie paisible et douce, aux mouvements compassés. Il s’inclina cérémonieusement dès le seuil de la porte, puis s’avança vers Mlle Savinie

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et s’inclina de nouveau.– Soyez le bienvenu, monsieur ! dit Mlle

Savinie.– Mademoiselle, merci... Vous m’excuserez,

n’est-ce pas ? Mais ma cousine Gélovien m’a beaucoup parlé de ma filleule, et j’avais le plus vif désir de la connaître...

– Désir fort légitime... Voici Hermine ! dit Mlle

Savinie.Le petit homme fit une sorte de demi-tour et se

trouva en face de la jeune fille.– Ah ! très bien !... Ah ! très bien ! dit-il d’un

air absolument stupéfait. Avez-vous changé, tout de même !... Ma cousine Régina m’avait bien prévenu... Mais penser que vous êtes ce petit poupon de rien du tout qui dormait dans les bras de Mme Céleste !...

Il prit la main que lui tendait aimablement Hermine et continua :

– Vous étiez déjà gentille, à ce moment-là... Moi, ça m’a fait plaisir d’être votre parrain, parce que c’était si triste de vous voir toute seule, tout

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abandonnée !... Et il tombait tant de neige, ce jour-là, que j’ai cru qu’elle vous ensevelirait, avec Mme Céleste, avant que vous ayez atteint les Roches-Rouges. Oui, il en tombait presque autant que le jour où on vous a trouvée, pauvre petit paquet vivant, à la porte de cette demeure...

– Asseyez-vous donc, monsieur Miollens ! interrompit la voix brève d’Alban.

M. Miollens fit un nouveau demi-tour et posa son regard un peu effaré sur le jeune châtelain, dont il s’apercevait seulement de la présence.

– Ah ! monsieur, pardon !... M. Alban de Vaumeyran, n’est-ce pas ? Vous étiez si jeune, la dernière fois que je vous ai vu ! Seize ans ! C’était un jour comme celui-ci, à Bourg-d’Eylan. Vous étiez fort gai...

– Asseyez-vous donc ! dit impérieusement M. de Vaumeyran en désignant un siège devant lui. Et cette horlogerie marche bien ?

M. Miollens se lança sur ce nouveau terrain. Mais, toujours, il revenait avec complaisance sur les détails du baptême d’Hermine... et toujours

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M. de Vaumeyran, les sourcils froncés, faisait brusquement dévier la conversation.

Mlle Clarisse apparut : elle invita M. Miollens à déjeuner. Mais il était attendu à Bourg-d’Eylan, et remercia en se levant pour prendre congé.

Hermine accompagna son parrain jusqu’à la porte du vestibule. Lorsqu’elle eut disparu, M. de Vaumeyran se tourna vers ses sœurs :

– Une autre fois, nous nous dispenserons de recevoir cette visite ! dit-il sèchement.

– Hein ! pourquoi ? interrogea Mlle Clarisse.– Parce qu’il n’est aucunement nécessaire,

étant donné l’état d’esprit d’Hermine, de lui retourner le fer dans la plaie en lui parlant de ces circonstances..., de ces tristes histoires d’autrefois. J’ai vu qu’elle en éprouvait une pénible impression... D’ailleurs, la seule vue de cet homme, de cet étranger racolé, en quelque sorte, pour lui servir de parrain...

– Laisse-moi te dire, Alban, que tu as, dès qu’il s’agit de cette petite, des délicatesses ridicules. M. Miollens est un étranger, c’est vrai,

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mais des plus honorables... D’ailleurs, tu peux croire que je n’aurais pas accepté comme compère le premier venu ! ajouta-t-elle orgueilleusement. Mais il y avait un moyen bien simple d’éviter qu’un étranger quelconque ne devînt le parrain d’Hermine : c’était d’accepter toi-même ce rôle, comme je te l’avais offert...

– Cela, non ! dit Alban en se levant brusquement. J’étais obligé de me taire... oui, il le fallait absolument ; mais je n’aurais pas eu la force d’aller jusque-là..., pas plus que Savinie, d’ailleurs.

– Non, je n’ai pas pu, dit lentement Mlle

Savinie. Le... l’événement était tout proche... et nous n’avons pas ta force d’esprit, Clarisse.

L’aînée eut un hautain mouvement de tête qui signifiait clairement : « Je le sais depuis longtemps ! »

Hermine rentra, elle s’assit de nouveau en face d’Alban et dit tranquillement :

– Mon parrain a l’air d’un excellent homme. Il m’a invitée à aller le voir à Saint-Claude, au

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printemps.– Cela se pourra, dit Mlle Clarisse. Vous

trouverez dans ce voyage une petite distraction...– En attendant, reprenons la lecture de notre

chronique, interrompit son frère de ce ton d’autorité hautaine qui en imposait même à l’orgueilleuse aînée.

...C’était décidément aujourd’hui le jour aux visites, bien que celles-ci fussent à l’ordinaire un fait inaccoutumé dans l’existence des châtelaines des Roches-Rouges. Comme Hermine descendait lentement l’escalier afin d’aller faire sa promenade quotidienne, elle s’arrêta tout à coup en atteignant les dernières marches... Céleste introduisait quelqu’un dans le salon, et la jeune fille se dit qu’elle rêvait en croyant reconnaître l’allure décidée et les cheveux blond pâle très plaqués de M. des Aublancs.

C’était une illusion, évidemment, car le jeune homme lui avait dit un jour qu’il n’avait jamais connu les Vaumeyran.

En sortant, Hermine jeta au passage un coup

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d’œil sur le traîneau qui avait amené le visiteur. Il ressemblait bien aussi à celui de M. des Aublancs ; mais le jeune sportsman ne devait pas avoir un modèle unique, et cette similitude ne signifiait rien.

Du reste, que ce fût M. des Aublancs ou un autre, peu importait à Hermine !

Elle fit une courte promenade aux alentours des Roches-Rouges et revint lentement vers le château. Elle se sentait très lasse aujourd’hui, elle ressentait jusqu’au fond de l’âme la tristesse de cette journée sombre, le froid âpre de la bise qui soufflait à travers la forêt.

Le traîneau n’était plus dans la cour... Mais il y avait pourtant encore quelqu’un d’étranger aux Roches-Rouges. Au moment où Hermine franchissait le seuil, une voix inconnue, grave et douce, s’élevait...

– C’est un devoir de justice... et il ne veut pas le comprendre, Alban.

– Non, il ne veut pas... Et moi, que voulez-vous que je fasse ? Je ne peux pourtant pas aller

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dire que mon père...C’était la voix d’Alban, frémissante de

douleur, qui prononçait ces mots. Elle s’étrangla subitement dans la gorge de M. de Vaumeyran lorsque Hermine apparut au seuil du sombre vestibule.

La jeune fille retint un mouvement de stupeur en voyant près d’Alban le prieur des Trois-Saints.

Le profond regard du religieux se posa sur elle, comme le jour de leur première rencontre. Elle s’inclina profondément... et, tout à coup, d’un mouvement spontané, elle se mit à genoux.

– Mon Père, bénissez-moi, je vous en prie ! murmura-t-elle en courbant la tête.

– Volontiers, mon enfant..., ma pauvre petite enfant ! dit la voix étrangement émue du prieur.

Il leva lentement la main, prononça les paroles de la bénédiction... Hermine se releva, elle s’inclina de nouveau et s’éloigna, l’âme dilatée soudain, une mystérieuse douceur remplaçant la sourde mélancolie de tout à l’heure.

Le prieur leva les yeux vers Alban, il

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considéra longuement cette physionomie empreinte d’une sombre douleur, ce regard qui suivait la mince silhouette d’Hermine...

– Viens avec moi, Alban, dit-il en posant sa main sur le bras du jeune châtelain. Tu perds ta vie dans une stérile souffrance..., chaque jour de nouvelles épines s’enfonceront dans ton cœur. Viens avec moi, tu auras la paix, tu calmeras ton regret amer dans le pur amour de Dieu.

Alban secoua la tête.– Non, pas encore, dit-il d’une voix rauque.

Peut-être, un jour, quand je serai plus fort... Mais je vais quitter les Roches-Rouges, je n’ai plus la force de rester ici, de la voir chaque jour... et surtout de la voir souffrir !

– Oui, voyage, étudie, réfléchis... et viens ensuite me trouver, mon enfant. Nous verrons alors ce que nous pourrons faire pour donner la paix à ta pauvre chère âme.

– Bénissez-moi..., comme elle ! murmura Alban.

Il plia le genou, et une seconde fois la main du

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religieux se leva, la bénédiction de la Sainte-Trinité tomba sur le front incliné d’Alban.

– Au revoir, n’est-ce pas ? dit le prieur en tendant la main à son cousin.

– Oui, au revoir, je l’espère, répondit Alban d’une voix ferme.

... Hermine avait quitté ses vêtements de sortie, et maintenant, assise devant son petit bureau Louis XV, elle commençait une lettre pour sa chère Supérieure, entrée en qualité d’institutrice dans une famille bretonne.

Mais elle avait à peine tracé les premières lignes qu’un coup fut frappé à sa porte. Mlle

Clarisse et Mlle Savinie entrèrent, et la jeune fille se leva, surprise.

– Nous avons une communication à vous faire, Hermine, dit l’aînée.

Elle prit un fauteuil, et Mlle Savinie l’imita.– Nous venons de recevoir pour vous une

demande en mariage, continua Mlle Clarisse.

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Hermine tressaillit et devint toute blanche.– Ah ! murmura-t-elle d’une voix étouffée.– M. Raoul des Aublancs sollicite votre main.

Il est venu lui-même, nous apportant une lettre de son père, empêché par les rhumatismes qui le clouent au logis. Ce jeune homme est fort bien : vous le connaissez, du reste. La famille est de vieille noblesse de robe, très considérée dans le pays. La fortune doit être médiocre ; cependant, il y a le domaine où ils vivent, et qui est fort considérable. Du reste, vous aurez une assez belle dot pour n’avoir pas à rechercher beaucoup d’argent... Et je crois vraiment, Hermine, que ce mariage présente de très sérieux avantages.

Hermine, la tête baissée, avait écouté sans interrompre ; mais le tremblement de ses mains indiquait l’émotion qui l’agitait.

– Peut-être... mais je ne veux pas me marier, dit-elle avec un calme forcé.

– Quoi donc ?... Qu’est-ce que cette idée ? s’exclama Mlle Clarisse avec un froncement de sourcils. Avez-vous fait vœu de célibat ?

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– Je ne veux pas me marier, répéta fermement Hermine en levant son regard vers la physionomie contrariée de Mlle Clarisse. Vous remercierez M. des Aublancs.

– Certes non ! j’entends que vous réfléchissiez davantage... On ne refuse pas ainsi un parti réellement très avantageux..., on pourrait dire inespéré, étant donné votre situation...

– Clarisse ! dit Mlle Savinie d’une voix rauque, en se levant brusquement et en couvrant sa sœur d’un regard indigné.

Un frisson secoua Hermine, ses lèvres pâles tremblèrent et elle baissa les yeux. Sa voix, frémissante de douleur, murmura :

– Je ne veux pas être plus longtemps une gêne pour vous ; je vais demander à Mère Élisabeth de me chercher une position.

Mlle Savinie s’avança d’un mouvement vif, elle prit entre ses mains la tête d’Hermine et l’attira contre sa poitrine...

– Hermine, mon enfant, ma petite fille, taisez-vous ! Cette maison est la vôtre, vous ne la

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quitterez que pour suivre un époux..., un époux de votre choix, entendez-vous, enfant ? Qu’il ne soit donc plus question de M. des Aublancs. J’ai bien compris, en le voyant, qu’il ne pouvait pas plaire à notre petite Hermine.

Les lèvres d’Hermine se posèrent doucement sur les doigts minces de Mlle Savinie.

– Merci, mademoiselle ! murmura-t-elle avec une ardeur contenue.

Puis elle regarda Mlle Clarisse. L’aînée pinçait les lèvres et semblait fort mécontente.

– Mademoiselle, pardonnez-moi !... Mais je vous assure que je n’aurais pas pu ! dit Hermine d’un ton suppliant.

Mlle Clarisse eut un geste d’impatience irritée.– Je vous crois ridiculement sentimentale,

Hermine... Et Savinie a grand tort de vous encourager dans cette voie. Enfin, arrangez-vous ; mais je vous déclare que vous commettez une folie en refusant ce mariage.

Elle sortit majestueusement... Hermine leva un regard anxieux vers Mlle Savinie.

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– Mademoiselle, je crains qu’elle ne soit très fâchée contre moi...

– Ce ne sera rien, enfant, je vous assure. Clarisse, comme moi, comme nous tous, a seulement en vue votre bonheur. Mais, étant donné son caractère, elle met ce bonheur dans les biens matériels, dans la position sociale, dans les avantages extérieurs..., tandis que moi, Hermine, je comprends qu’il vous faut autre chose.

Elle se pencha, mit un baiser léger au front de la jeune fille et sortit rapidement.

Hermine demeura quelques instants immobile. Ce premier baiser de Mlle Savinie lui causait une impression étrange. En dépit de sa sollicitude sans cesse en éveil et d’une bonté délicate qui se manifestait en cent occasions, la plus jeune des demoiselles de Vaumeyran demeurait toujours vis-à-vis d’Hermine un peu froide et gênée – oui, gênée, décidément Hermine était obligée de reconnaître que c’était le terme qui convenait... Mais, aujourd’hui, la jeune fille venait de sentir que ce cœur battait pour elle d’une affection profonde, chaude et protectrice, qui la pénétrait

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de douceur.Et comme elle l’avait bien comprise aussitôt !

Comme elle avait su, délicatement, la défendre contre les impérieuses tentatives de persuasion de son aînée !... Peut-être avait-elle souffert aussi comme souffrait maintenant Hermine ? Peut-être avait-elle connu un espoir radieux, pour le voir sombrer ensuite dans une douloureuse désillusion ?

Pourquoi donc ce M. des Aublancs était-il venu troubler de nouveau la paix dont Hermine essayait d’envelopper son cœur meurtri ?... Et comment ce jeune homme, appartenant à une des meilleures familles du pays, avait-il eu la pensée de s’unir à une jeune fille d’origine inconnue, qui ne lui avait montré toujours que la plus profonde indifférence ?

« Ah ! c’est vrai, je serai riche, très riche ! » pensa-t-elle tout à coup.

Ses lèvres pâles s’entrouvrirent en un sourire de mépris amer. Oui, elle voyait maintenant la raison de cette démarche matrimoniale.

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– Lui n’aurait pas agi ainsi ! murmura-t-elle.Ses yeux, où brillaient soudain des larmes, se

levèrent vers la Vierge de marbre. Là, au pied de la blanche statue, se desséchait le cyclamen qui avait pendant une soirée orné son corsage – un des cyclamens cueillis pour elle par Félicien Dalney.

– Obtenez-moi la résignation et l’oubli. Mère chérie ! dit-elle en joignant les mains dans un élan d’ardente supplication.

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X

Quelques jours plus tard, Alban annonça son intention de faire un long voyage en Algérie.

C’était la veille du 1er janvier. Dans la bibliothèque bien chauffée, les demoiselles de Vaumeyran et Hermine travaillaient à la lueur de deux grosses lampes. La clarté adoucie par les globes dépolis atténuait la pâleur d’Hermine, et donnait une teinte exquise à ses cheveux blonds qui se doraient si bien au soleil.

À la déclaration d’Alban, Mlle Clarisse et la jeune fille levèrent la tête, et la première dit avec un léger étonnement :

– La tarentule des voyages te pique de nouveau, Alban ?

– Oui, répondit-il laconiquement.Hermine abaissa la tête sur son ouvrage. Cette

nouvelle lui causait une réelle tristesse. La

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froideur un peu altière dont Alban s’enveloppait, les premiers temps de son séjour aux Roches-Rouges, s’était fondue légèrement, elle savait qu’il avait du cœur... beaucoup plus peut-être qu’il n’en laissait voir. Plusieurs fois, elle avait eu des preuves de son intérêt, de son tact, de sa sollicitude, même. Elle appréciait la noblesse de ses sentiments, la profondeur de son intelligence ; elle se demandait comment un tel homme pouvait demeurer dans l’inaction, dans la morne et abrutissante existence des Roches-Rouges.

Mais elle avait remarqué combien il s’assombrissait chaque jour, et quelle tristesse apparaissait dans les prunelles bleues où elle retrouvait, parfois, quelque chose de l’expression grave et pensive du prieur des Trois-Saints.

Après son départ, les Roches-Rouges paraîtraient plus mornes que jamais. Mlle Savinie serait plus triste encore en voyant s’éloigner le frère qui avait évidemment, avec la pauvre Blandine, la très grande part de son affection...

Elle n’avait rien dit en entendant annoncer par Alban sa résolution. Ses doigts frêles

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continuaient à faire marcher l’aiguille... Hermine posa un instant sur elle son regard affectueux et fut frappée tout à coup de sa maigreur plus grande, et de la teinte un peu terreuse de son visage. Serait-elle donc malade ? Elle semblait si énergique, si forte moralement, qu’elle ne se plaindrait pas.

Le soir, en remontant pour regagner sa chambre, Hermine, en lui souhaitant le bonsoir, lui demanda :

– Êtes-vous fatiguée, chère mademoiselle ?– Un peu... Allons, bonsoir, mon enfant.Hermine retint la main qui pressait la sienne.– Mademoiselle, il faut vous soigner... Vous

vous occupez trop de moi, il faut penser aussi à vous...

Un demi-sourire ému entrouvrit les lèvres de Mlle Savinie.

– Ce ne sera rien, enfant. Depuis cette petite vérole, je suis seulement un peu moins vigoureuse qu’autrefois... Mais, vraiment, cette fatigue n’est rien du tout. Bonsoir, ma petite fille,

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passez en paix cette dernière nuit de l’année.

Pour Hermine, ce premier jour de l’an nouveau, qui est la grande fête familiale, revêtait un caractère plutôt pénible en lui rappelant plus nettement sa situation. Cependant, cette impression se trouva un peu adoucie par les délicates attentions des Vaumeyran. Mlle Savinie, en lui remettant un charmant cadeau, effleura de nouveau son front de ses lèvres un peu tremblantes. Mlle Clarisse lui dit avec condescendance :

– Allons, petite fille, j’ai oublié votre folie du mois dernier.

Mlle Blandine, sortant un peu de son engourdissement, l’embrassa en murmurant :

– Bonne année... bonne année, Hermine.Quant à Alban, elle ne le vit qu’au moment du

déjeuner. Il lui offrit une admirable gerbe de fleurs, arrivée le matin même de Nice, et lui dit d’une voix qui frémissait légèrement :

– Je vous souhaite une heureuse année,

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mademoiselle Hermine.Elle le remercia avec une reconnaissance

émue, et demeura un peu interdite en le voyant porter à ses lèvres la main qu’elle lui tendait.

Le matin, elle avait assisté à la messe. À la sortie de l’église, elle s’était rencontrée avec les Dalney, à qui elle avait présenté ses souhaits. Le docteur n’était pas là, il avait assisté à une messe plus matinale, comme il le faisait presque toujours maintenant.

Mme Dalney et Marcelline avaient fortement insisté pour garder Hermine à déjeuner ; mais elle avait refusé, en alléguant son désir de ne pas avoir l’air de délaisser en ce jour de fête les Vaumeyran, qui se montraient en toutes circonstances si parfaitement bons à son égard.

En sortant de table, Mlle Savinie demanda à Hermine :

– Que faites-vous, cette après-midi, mon enfant ?

– Mademoiselle, je compte aller voir Marielle Daulieu, puis j’irai jusqu’à la Valine pour offrir

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mes vœux à Mlle Clémentine que son frère m’a dit, ce matin, être souffrante.

Mlle Blandine, qui pliait sa serviette d’un air absorbé, sursauta un peu et regarda Hermine avec effarement.

– Ah ! j’ai oublié..., murmura la jeune fille. A-t-elle compris, mademoiselle ?

– Peut-être... Ces noms familiers l’ont toujours frappée... Mais cela n’a pas grande importance, Hermine, elle aura oublié tout à l’heure.

Hermine alla mettre sa pelisse fourrée et sa petite toque, enfouit ses mains dans de gros gants laineux, et, bien équipée, elle descendit... Mais, à la dernière marche, une main se posa sur son bras.

– Vous allez à la Valine ? dit la voix hésitante de Mlle Blandine.

– Mais... peut-être, répondit la jeune fille, embarrassée sur la réponse à faire pour ne pas trop émouvoir la pauvre folle.

– Je ne veux pas ! dit sourdement Mlle

Blandine. Je ne veux pas que vous alliez chez

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lui... Il est mon fiancé, vous ne devez pas... Non, non ! dit-elle en crispant sa main sur le bras d’Hermine dans un soudain mouvement de colère.

Ses yeux bleus, si vagues et si doux d’ordinaire, étincelaient d’une sorte de fureur. Hermine, un peu effrayée, dit avec douceur :

– Non, mademoiselle, ne craignez rien, je n’irai pas... Je vais me promener dans la forêt...

Mlle Blandine lâcha son bras et la regarda en murmurant :

– Alors, partez... Oui, si vous n’allez pas chez lui, je veux bien...

Elle s’éloigna de ce pas glissant et silencieux qui la faisait ressembler à une ombre. Mais Hermine ne vit pas qu’elle se retournait encore pour la regarder au moment où elle franchissait le seuil du château.

Ce réveil inopiné de la pauvre folle avait quelque peu émotionné Hermine, d’autant plus qu’elle en était cause par son étourderie. Derrière le voile que jetait sur elle sa tranquille démence,

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Blandine de Vaumeyran conservait intact le souvenir de celui qui avait été son fiancé, qui l’était toujours à ses yeux, car, pour elle, le temps et les événements passés n’existaient pas. Son existence consciente s’était close le jour où sa raison s’était voilée sous le souffle de quelque cruelle épreuve.

Hermine, en songeant ainsi, atteignit la demeure des Daulieu. Elle frappa et entra dans la petite salle où Marielle, le front soucieux, faisait marcher rapidement ses fuseaux.

– Je vous attendais, mademoiselle Hermine, dit-elle avec un léger sourire. J’avais grande hâte de vous souhaiter... Oh ! tant de choses ! Je voudrais tellement vous voir heureuse !

Hermine se pencha et baisa les joues pâles de la jeune infirme.

– Merci, Marielle... Souhaitons-nous surtout, toutes deux, d’être courageuses et fortes dans l’épreuve !

Marielle prit la main d’Hermine et posa sur la jeune fille son regard grave, où passait une

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douceur inaccoutumée.– Pour moi, oui... mais à vous, la vie peut

donner encore du bonheur... Elle doit vous en donner, mademoiselle Hermine.

Hermine secoua doucement la tête en essayant de sourire.

– Il en sera ce que Dieu voudra, Marielle. Vous trouvez-vous mieux de ce remède que vous fait essayer le docteur ?

– Un peu mieux, oui, mademoiselle... Et le docteur Dalney est si encourageant, si bon ! Mais il n’est plus tout à fait aussi gai. On croirait vraiment qu’il fait effort pour le paraître encore un peu.

Les lèvres d’Hermine tremblèrent légèrement, ses cils s’abaissèrent un instant, voilant la lueur attristée de son regard... Elle dit, en essayant d’affirmer sa voix :

– Il a sans doute des soucis... Il travaille beaucoup...

– Pour oublier qu’il souffre, peut-être... Je connais cela ; quand je suis dans mes jours noirs,

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l’ouvrage avance, avance... Mais je ne voudrais pas le voir malheureux... et vous non plus, mademoiselle Hermine ?

– Bah ! laissons cela, Marielle, dit vivement la jeune fille. Parlez-moi plutôt de votre père. Travaille-t-il un peu, en ce moment ?

Les sourcils de Marielle se froncèrent.– Guère, mademoiselle ! Il se promène, il va

chez l’un et chez l’autre. Aujourd’hui, il est parti chez son frère qui est fruitier1 par-delà Montanant. Ç’a toujours été son plaisir de passer ses journées hors de la maison. Autrefois, il rentrait souvent très tard dans la nuit... Et quelquefois, mademoiselle Hermine, on voit des choses singulières, en se promenant un soir d’hiver.

Le ton énigmatique de Marielle, le soudain éclat de ses yeux bruns surprirent Hermine.

– Vraiment ? Et que voit-on, Marielle ?La main de Marielle pressa fortement celle

1 On appelle fruitier, dans le Jura, celui qui centralise toute la production laitière des environs pour fabriquer les fromages.

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d’Hermine.– Écoutez, je vais vous raconter quelque

chose... Un soir de décembre où soufflait une tourmente, comme mon père débouchait d’un sentier sur la route près des Roches-Rouges, il aperçut devant lui un homme et une femme qui marchaient vite, malgré la neige aveuglante. Il les vit s’arrêter devant le château, agiter la cloche de la grille... Par curiosité, il s’arrêta un moment. Un domestique vint ouvrir et, à la lueur de la lanterne qu’il projetait sur les arrivants, mon père vit que la femme tenait un enfant entre ses bras...

– Un enfant ! dit Hermine avec un tressaillement.

– Ces personnes furent introduites dans le château, et mon père prit le chemin de son logis... Quelques jours plus tard, il apprit, à Bourg-d’Eylan, que les Vaumeyran avaient trouvé un enfant au seuil de leur demeure.

– Et il n’a rien dit ! s’écria Hermine en voyant que Marielle s’arrêtait.

– Non, il n’a rien dit... Mon père a un

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caractère un peu singulier, mademoiselle, il a des idées arrêtées et assez bizarres parfois. Dans les visites qu’il fait aux uns et aux autres, il écoute beaucoup, parle peu, et seulement si on l’interroge... Or, à propos de ce qu’il vit cette nuit-là, on ne l’a jamais interrogé.

– Mais puisqu’il savait !... puisqu’il savait !.., dit Hermine frémissante.

– Oui, il aurait dû... Je le lui ai dit lorsque, l’année dernière, dans un de ses rares moments d’expansion, il me parla de ce qu’il avait vu autrefois. Mais il m’a répondu : « Je ne me suis jamais mêlé des affaires des autres. Si on m’avait demandé quelque chose, j’aurais dit la vérité. Autrement, cela ne me regarde pas. »

Hermine ferma un instant les yeux. Il lui semblait soudain que quelque chose venait de s’écrouler en elle...

Les Vaumeyran avaient donc menti en disant que l’enfant avait été trouvée à la porte de leur demeure ? Ils avaient menti en prétendant ignorer qui elle était, d’où elle venait ?...

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Et qui étaient ces étrangers aperçus par Anatole ? Le père et la mère d’Hermine, peut-être...

Mais, alors, qu’étaient-ils devenus ?C’était dans le cerveau d’Hermine un chaos

d’angoisse, de stupeur, de vague espoir, de douloureuse désillusion...

Car elle avait eu, jusqu’ici, dans les Vaumeyran une confiance absolue, et voici que les paroles de Marielle lui ouvraient de sombres horizons de doute...

Cette existence singulière, cette tristesse qui pesait sur eux tous, la rupture inexpliquée des fiançailles de Mlle Blandine, les attentions tout à fait incompréhensibles dont ils entouraient Hermine... autant d’énigmes qui laissaient place à d’angoissantes questions...

« Et pourtant, ils sont si bons !... ils semblent si pleins de loyauté ! » pensait Hermine en essayant de lutter contre le doute envahissant.

Marielle, silencieuse, regardait pensivement le joli visage où se lisait toute l’angoisse de l’âme

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d’Hermine...– Je vous ai bien bouleversée, mademoiselle

Hermine ! dit-elle enfin. Mais je devais vous apprendre cela... Peut-être cet indice pourra-t-il vous aider à retrouver quelqu’un des vôtres.

– J’en doute !... Mais je vous remercie, Marielle, dit Hermine en faisant un violent effort sur elle-même. Maintenant, je vais vous dire au revoir, car il faut que j’aille jusqu’à la Valine.

Elle serra la main de Marielle et sortit de la maison. Au bout de quelques pas, elle croisa Anatole Daulieu qui la salua et lui dit :

– Ne vous retardez pas, demoiselle, je crois bien qu’il va y avoir une tourmente !

Le calme était si profond qu’Hermine, tout agitée par la révélation de Marielle, ne prêta pas grande attention à l’avertissement d’Anatole. Elle prit un sentier qui devait la conduire directement à la route de la Valine... Et, insensiblement, elle ralentissait le pas, tout entière aux angoissantes perplexités qui s’agitaient en elle...

Tout à coup, une rafale subite l’enveloppa...

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Elle venait d’atteindre la route et s’y engagea d’un pas plus hâtif...

Mais la tourmente se déchaînait, la neige, soulevée en tourbillons, cinglait la jeune fille qui essayait de lutter, d’avancer...

Le vent, avec un bruit d’orgue d’une puissance extraordinaire, passait furieusement entre les sapins, les rafales s’acharnaient sur la frêle personne d’Hermine, la secouaient comme une feuille... Et la jeune fille, aveuglée, assourdie, les membres raidis, comprit qu’elle ne serait pas la plus forte, qu’elle allait s’arrêter, tomber vaincue, qu’elle mourrait là, seule...

– Mon Dieu, sauvez-moi ! murmura-t-elle.Dans une accalmie relative, elle crut entendre

un bruit de sonnailles. Un traîneau allait-il passer sur cette route ?... Mais les tourbillons de neige qui la frappaient au visage l’empêchaient de rien distinguer, et ses cris d’appel ne seraient pas entendus dans l’infernal tapage du vent.

De nouveau, les rafales faisaient rage. Hermine s’arrêta. Cette fois, il lui était

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impossible de continuer...Un cri, où elle mit le reste de ses forces, jaillit

de ses lèvres :– Au secours !Une minute – un siècle ! – s’écoula. Puis elle

sentit une main qui saisissait à tâtons son bras, une voix étouffée par la tempête dit :

– Suivez-moi !Elle se laissa entraîner, presque inconsciente.

Elle se rendit à peine compte qu’on la faisait asseoir dans un traîneau, qu’on jetait sur elle fourrures et couvertures, et que le traîneau reprenait sa course...

Il s’arrêta bientôt devant la Valine. Le conducteur sauta à terre, enleva la jeune fille entre ses bras et agita avec frénésie la sonnette du chalet... Le domestique, accouru pour ouvrir, recula avec une exclamation d’effroi qui fut répétée par M. de Sorelles apparaissant dans le vestibule :

– Docteur, un accident ?– Mlle Hermine a été prise par la tourmente. La

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Providence a permis que je fusse sur la route et tout près d’elle au moment où elle jetait un cri d’appel que le vent a, heureusement, porté à mes oreilles... Mais il faudrait la réchauffer...

– Clémentine... Clémentine !À l’appel de son frère, Mlle de Sorelles

apparut, et, tout en s’exclamant, aida le docteur Dalney à installer sur un fauteuil, dans le salon bien chaud, Hermine à demi évanouie. La chaleur opéra aussitôt son bienfaisant effet, Hermine ouvrit les yeux, son teint se colora soudain légèrement lorsqu’elle vit devant elle le docteur Dalney, dont la physionomie témoignait d’une profonde anxiété.

Félicien lâcha la petite main glacée qu’il avait tenue jusque-là, et demanda d’un ton qu’il essayait de rendre froid et tranquille :

– Comment vous trouvez-vous, mademoiselle ?

– Mieux... beaucoup mieux surtout que là-bas, où vous m’avez trouvée ! dit-elle avec un frisson. Je me préparais à mourir... Je vous remercie,

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docteur !... Car c’est bien vous, n’est-ce pas, qui m’avez sauvée ?... Oui, vous êtes tout mouillé, et vous avez froid aussi !

Il eut un geste d’insouciance.– J’en vois de toutes sortes, dans mes courses

chez mes malades ! Mais il n’en est pas de même pour vous, mademoiselle, et il faudrait vraiment vous ménager davantage...

Son regard inquiet effleurait le pâle visage qu’il trouvait peut-être changé encore depuis qu’il ne l’avait vu.

Une expression d’intraduisible tristesse passa dans le regard d’Hermine.

– Me ménager !... Pour qui ? murmura-t-elle d’un ton lassé.

Le docteur détourna la tête et ses lèvres eurent une fugitive crispation.

– Comment, pour qui ? s’écria Mlle de Sorelles en lui saisissant les mains. Mais pour nous tous, qui vous aimons tant, petite méchante !... Voyez-vous cette façon de nous dire que nous ne nous intéressons pas à elle !

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– Oh ! mademoiselle !– Et que nous n’aurions pas eu le moindre

chagrin si elle était restée étendue sur la route, dans la neige, comme une petite hermine qu’elle est !... Taisez-vous, petite folle, le docteur ne vous permet pas de parler pour dire de pareilles sornettes ! Vous allez prendre bien gentiment une bonne tasse de verveine, et puis vous vous reposerez après avoir changé vos vêtements mouillés... N’est-ce pas, docteur ?

– Mais certainement, mademoiselle... Vous faites l’ordonnance nécessaire, je n’ai plus qu’à me retirer, répondit Félicien avec un sourire forcé.

– Quand la tourmente sera passée, dit M. de Sorelles. Venez donc dans le fumoir, docteur. On nous y apportera une tasse de café... car vous savez, pour moi, la verveine...

Il se mit à rire et, prenant le bras du jeune homme, s’éloigna avec lui pour gagner le fumoir.

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XI

Pendant qu’Hermine buvait lentement l’infusion très sucrée et additionnée de rhum. Mlle

de Sorelles s’en alla à la recherche de vêtements, afin que la jeune fille pût changer les siens... Lorsque Hermine, vêtue d’un peignoir de la maîtresse du logis, fut de nouveau assise près de la cheminée où pétillait un gai feu de bois, M lle

Clémentine remarqua que ses yeux devenaient très brillants, que son teint s’empourprait, tandis qu’un frisson la secouait de temps à autre. En lui prenant les mains, elle constata qu’elles étaient brûlantes... Sous un prétexte quelconque, elle sortit du salon et entra dans le fumoir.

– Docteur, allez donc voir un peu la petite. Je crois qu’elle a la fièvre.

Félicien se leva vivement.– Cela ne m’étonne pas, elle semble redevenir

délicate comme à son arrivée ici ! fit observer M.

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de Sorelles.Le docteur suivit Mlle Clémentine. Il

s’approcha d’Hermine et prit sa main entre les siennes, en posant sur son visage altéré un regard investigateur.

– Vous avez un petit mouvement de fièvre, mademoiselle. Il ne faudra pas songer à rentrer ce soir aux Roches-Rouges...

Hermine sursauta un peu.– Mais il le faut ! Que penseraient ces

demoiselles ?– Nous les ferons prévenir..., n’est-ce pas,

Lucien ? dit Mlle Clémentine en s’adressant à son frère, qui apparaissait à la porte du salon, demeurée ouverte.

– Mais naturellement !... Ne vous inquiétez de rien, mademoiselle Hermine. Voici que la tourmente a cessé, je vais envoyer quelqu’un aux Roches-Rouges.

– Et vous allez vous coucher aussitôt, mademoiselle, après quoi Mlle de Sorelles voudra bien vous donner un peu de quinine, dit le

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docteur. Demain matin, je reviendrai voir ce qu’il en est... Et maintenant, je pars, car un malade m’attend encore.

– On dit que les chemins sont si dangereux après les tourmentes ! murmura Hermine.

Une émotion douce passa dans le regard du docteur. Mais il dit d’un ton de tranquille indifférence :

– Dans ma profession, je ne puis me préoccuper de cela.

Je me confie en Dieu, et je vais où mon devoir m’appelle... À demain, donc, mesdemoiselles.

Il s’éloigna, accompagné par M. de Sorelles.– Restez bien tranquille là, je vais vous faire

préparer une chambre et chauffer votre lit, dit Mlle

Clémentine.Hermine se laissa aller à une sorte de

somnolence. Dans son cerveau engourdi passaient de vagues et douloureuses pensées, des visions étranges. Les paroles de Marielle vibraient à ses oreilles... et une interrogation martelait son esprit : « Les Vaumeyran savent-ils

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donc qui je suis, qui étaient mes parents ? »– Allons, enfant, tout est prêt, venez ! dit la

voix sonore de Mlle Clémentine.Hermine se leva en chancelant un peu... Mais

un violent coup de sonnette retentit, faisant sursauter Mlle de Sorelles et la jeune fille.

– Voyons, qu’arrive-t-il donc encore ? s’écria Mlle Clémentine en se précipitant vers la porte.

Son frère l’avait précédée dans le vestibule, il fut à la porte avant le domestique et ouvrit vivement.

Une exclamation lui échappa à la vue du docteur Dalney, portant une femme entre ses bras.

– Une malheureuse que je viens de trouver sur la route couverte de neige, et à peu près sûrement morte, dit brièvement le jeune médecin.

D’un même mouvement, Mlle de Sorelles et son frère se penchèrent sur le visage rigide qu’entouraient de longs cheveux dénoués, d’un blond grisonnant.

– Blandine ! murmura la voix étouffée du

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comte.– Blandine ! répéta Mlle Clémentine avec

stupeur.Hermine, qui s’était avancée aussi, eut un cri

d’effroi.– Oh ! Mlle Blandine... Vit-elle, docteur ?– Je ne sais... je l’espère...– Mettez-la ici, docteur, dans ce salon, dit Mlle

Clémentine en ouvrant une porte. Ne venez pas, ma petite Hermine, vous n’avez pas besoin de toutes ces émotions.

La jeune fille, se sentant inutile, obéit sans discuter. Toute frissonnante, elle retourna se blottir dans un fauteuil et appuya son front brûlant sur sa main.

Pourquoi la pauvre folle, si tranquille toujours et qui ne franchissait jamais le seuil des Roches-Rouges, se trouvait-elle aujourd’hui sur la route de la Valine ?... Fallait-il penser que les paroles étourdiment prononcées par Hermine avaient bouleversé à ce point son cerveau malade ?

« Ce serait donc ma faute ? pensait la jeune

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fille avec désolation. Pauvre demoiselle Savinie, que va-t-elle devenir en apprenant l’affreuse nouvelle ?... Oh ! mon Dieu, mon Dieu, faites qu’elle vive ! »

Elle prêtait l’oreille, écoutant si quelque bruit venant du salon voisin ne lui apprendrait pas qu’il restait un peu d’espoir...

La porte s’ouvrit tout à coup, M. de Sorelles apparut, très pâle...

– Eh bien ? interrogea Hermine en se levant à demi.

– C’est bien fini ! répondit-il d’une voix sourde.

Il se laissa tomber sur un fauteuil, en face d’Hermine, et prit son front entre ses mains.

– Oh ! mon Dieu ! murmura Hermine. C’est moi qui suis cause...

Il releva la tête et la regarda avec surprise.– Que voulez-vous dire, mademoiselle ?Elle lui raconta alors, d’une voix entrecoupée,

le fait qui devait avoir motivé cette résolution de

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la pauvre démente.M. de Sorelles secoua la tête.– Cela aurait pu se produire un jour ou l’autre.

Elle sommeillait, mais un rien pouvait l’éveiller... Pauvre Blandine !... pauvre petite Blandine ! dit-il d’une voix altérée.

Il laissa retomber sa tête, et Hermine, le cœur serré, se tut, respectant cette douleur qu’elle devinait profonde, malgré les années écoulées, malgré l’absolue séparation de ces deux êtres qui s’étaient ardemment aimés.

Le docteur Dalney entra et dit d’un ton attristé :

– Je crois que je n’ai plus, maintenant, qu’à aller prévenir les Vaumeyran.

– Vous-même, docteur ? dit le comte en relevant la tête.

– Oui, ce sera mieux... D’ailleurs, mon malade n’est pas très loin de là... Soignez-vous bien, mademoiselle Hermine, allez vite vous reposer...

– Oh ! non, docteur, je vais les attendre !... Je veux être là quand ils arriveront. Mlle Savinie

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aimait tant sa pauvre sœur ! Elle l’entourait d’une telle sollicitude, sans en avoir l’air ! Quel chagrin sera le sien !

– Oui, elle avait du cœur, beaucoup de cœur, dit lentement M. de Sorelles. Ils en avaient tous, sauf l’aînée. Celle-là immolerait tout à son orgueil de race !

Il passa la main sur son front où se creusaient des plis profonds.

– Je crois vraiment plus raisonnable que vous vous mettiez dès maintenant au lit, mademoiselle, dit le docteur avec une calme autorité. La pauvre demoiselle Savinie montera vous voir.

Mais, comme la jeune fille s’agitait un peu en répétant : « Non, non, je vous assure que je peux attendre... et je m’énerverai bien plus en haut ! » il déclara :

– Eh bien ! j’autorise que vous attendiez leur arrivée ; mais promettez-moi qu’ensuite vous monterez aussitôt !

– Oui, je promets... Merci, docteur !... Et je vais prier pour vous, afin qu’il ne vous arrive rien

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en chemin.Il prit la main qu’elle lui tendait et dit avec

émotion :– Je vous remercie, mademoiselle Hermine.Après son départ, les instants s’écoulèrent

longs et mornes. Mlle Clémentine, aidée d’une femme de chambre, s’occupait de la funèbre toilette de Mlle de Vaumeyran... M. de Sorelles, assis en face d’Hermine, se leva tout à coup en disant :

– Je vais lui chercher des fleurs.Hermine demeura seule, accablée par une

prostration grandissante, les tempes serrées, le cerveau brisé par les tragiques événements de cette journée.

Un bruit de porte qui s’ouvrait, de pas et de voix dans le vestibule, la fit tout à coup tressaillir. Elle se leva, sortit du salon et se trouva en face d’Alban et de Savinie qu’accueillait Mlle

Clémentine.Devant les visages mortellement pâles,

presque décomposés du frère et de la sœur, le

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cœur d’Hermine eut un sursaut de douleur. Elle s’avança vers Mlle Savinie, lui saisit les mains... Mais Mlle de Vaumeyran l’attira contre elle et la serra silencieusement contre sa poitrine.

– Où est-elle ? demanda la voix frémissante d’Alban.

Mlle de Sorelles ouvrit une porte... Blandine de Vaumeyran était là, étendue sur un lit de repos, les mains jointes sur un crucifix. La lueur des bougies, brûlant dans les candélabres posés près d’elle, éclairait son fin visage où la mort semblait avoir effacé les traces des années et des souffrances morales.

Alban et sa sœur s’avancèrent, tombèrent à genoux et baisèrent longuement le front glacé...

Une porte au fond du salon s’ouvrit tout à coup. M. de Sorelles entra, les bras chargés de fleurs...

M. de Vaumeyran se redressa brusquement, tandis que sa sœur, demeurant agenouillée, levait sur le comte un regard noyé de larmes.

M. de Sorelles s’avança, il répandit sur le lit la

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moisson de fleurs enlevée à sa serre. Un parfum délicieux se répandit soudain dans la vaste pièce... Le comte se tourna vers Alban, son regard grave et douloureux se posa sur la physionomie du jeune châtelain, sa main se tendit vers lui... Alban y mit la sienne, après un imperceptible mouvement d’hésitation.

Aucune parole ne fut échangée... M. de Sorelles, un peu courbé, pria un instant près du lit funèbre de Blandine ; il se pencha et posa ses lèvres sur les mains glacées de son ancienne fiancée, puis il sortit, le regard voilé d’émotion, tandis que Mlle Clémentine entraînait Hermine en disant d’un ton péremptoire :

– Maintenant, ma petite, au lit !Cette fois, Hermine se laissa faire, et bientôt,

couchée dans un lit moelleux et chaud, elle tomba dans un sommeil pénible que traversèrent des rêves douloureux où reparaissait sans cesse la figure de Mlle Blandine, irritée et manifestement jalouse, telle qu’elle l’avait vue, cette après-midi, en sortant des Roches-Rouges.

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On emporta le lendemain Blandine de Vaumeyran à la demeure qu’elle avait quittée la veille secrètement, et pour la première fois depuis seize ans. Hermine, suffisamment remise de son aventure de la veille, fut autorisée par le docteur Dalney à regagner les Roches-Rouges. Elle y arriva l’après-midi, dans le traîneau que conduisait M. de Sorelles. En même temps qu’elle, partirent de la Valine les dames Dalney, qui avaient passé plusieurs heures chez les Sorelles, en prières près du lit funèbre, ou occupées à réconforter Hermine. Leur traîneau, conduit par Félicien, se sépara de celui de M. de Sorelles un peu avant d’arriver aux Roches-Rouges.

Dans la cour du château, Hermine mit pied à terre et demanda :

– Vous n’entrez pas, monsieur ?– Non, merci, mademoiselle... Au revoir, et à

bientôt !Il serra doucement la main qu’elle lui tendait,

souleva son chapeau et fit tourner son attelage, tandis qu’Hermine entrait dans le vestibule.

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Elle monta, sans rencontrer personne, jusqu’au premier étage et s’arrêta devant la porte de la chambre de Mlle Blandine. Elle était entrouverte, laissant passer un peu de lumière.

Hermine la poussa doucement et fit quelques pas au-delà du seuil

La morte reposait sur son grand lit drapé de tentures fanées. Comme à la Valine, la lueur des nombreuses bougies éclairait son calme visage...

Mlle Clarisse, un peu courbée, regardait sa sœur... Près d’elle, Alban, la physionomie altérée, appuyait son front sur sa main...

Et il y avait là un second personnage masculin, un homme au crâne dénudé, enveloppé dans une robe de chambre, affaissé dans un fauteuil, la tête entre ses mains.

Tandis qu’Hermine demeurait là, hésitante, ne sachant si elle devait avancer, l’inconnu laissa tomber ses mains et tourna les yeux vers la porte... Une sorte d’exclamation rauque sortit de sa gorge, tandis qu’il se levait, les mains étendues comme pour repousser un spectre...

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Alban et sa sœur se détournèrent brusquement. Le premier se leva, marcha vers Hermine, et, lui prenant les mains, l’entraîna au-dehors.

– Je vous demande pardon..., mais mon père ne pourrait supporter la vue..., dit-il d’un ton altéré.

– C’est moi qui vous dois des excuses... J’ai été indiscrète...

Mais je voulais prier encore près d’elle... Mlle

Savinie est-elle dans sa chambre, monsieur ?– Oui, elle se repose un peu. Elle est anéantie,

ma pauvre Savinie !Sa physionomie, à lui, portait les traces d’une

douleur concentrée, mais profonde. Il murmura : « Priez pour nous ! » et rentra dans la chambre mortuaire.

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XII

Le surlendemain eurent lieu les funérailles de Blandine de Vaumeyran. Bien que les Vaumeyran eussent rompu autrefois avec toutes leurs relations, une grande partie de la société de Bourg-d’Eylan et des alentours y assista, tant était grande la considération dont jouissait le nom des Vaumeyran.

Les Sorelles étaient là aussi. Sur la physionomie du comte, fatiguée et un peu vieillie, semblait-il, se lisait une tristesse profonde. En passant devant les demoiselles de Vaumeyran, il s’inclina sans mot dire. Elles ne lui tendirent pas la main, mais Hermine vit que l’aînée redressait superbement la tête en lui jetant un regard de défi orgueilleux.

La cérémonie terminée, les Vaumeyran et Hermine remontèrent en traîneau aux Roches-Rouges... Mais, en entrant dans le vestibule, Mlle

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Savinie, dont la physionomie était ce matin-là affreusement altérée, s’affaissa si subitement que son frère n’eut pas le temps de la retenir.

Pendant qu’Alban et Mlle Clarisse la relevaient et la portaient à sa chambre, Hermine courut prévenir Godard afin qu’il allât en hâte chercher le médecin. Puis elle monta pour aider Mlle

Clarisse.La syncope se prolongeait d’une manière

inquiétante. La malade reprit ses sens seulement cinq minutes avant l’arrivée du docteur Dalney... Celui-ci l’examina minutieusement, prescrivit quelques remèdes... Mais Hermine crut discerner sur sa physionomie une profonde inquiétude.

– Eh bien ? demanda Alban en accompagnant le docteur jusqu’au vestibule.

Félicien secoua la tête.– Je ne dois pas vous dissimuler que l’état me

paraît grave ! Mlle de Vaumeyran n’a jamais dû se remettre entièrement, depuis cette petite vérole. Sous une apparence de santé passable, elle était usée par une cause morale ou physique, je ne

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sais. Une grande secousse, telle que vient de l’être la mort de sa sœur, a brisé le frêle ressort qui marchait encore par la force de l’habitude... Cependant, elle est assez jeune pour que nous puissions espérer lui faire surmonter cette crise, ajouta-t-il en voyant la douleur qui s’exprimait sur le visage d’Alban.

– Non, c’est impossible ! murmura sourdement M. de Vaumeyran. C’est impossible, puisque la cause qui la tue existe toujours !

Le regard de Félicien, surpris et interrogateur, se posa sur lui. Mais il détourna un peu son visage altéré, et le docteur, par discrétion, s’abstint de la question qui lui brûlait pourtant les lèvres.

Hermine s’installa au chevet de Mlle Savinie ; elle lui prodigua les soins les plus affectueux, et une sollicitude sans cesse en éveil. La malade, dont la faiblesse était extrême, la remerciait d’une pression de main, d’un mot prononcé d’une voix éteinte, et son visage creusé s’éclairait un peu lorsque les lèvres douces de la jeune fille se

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posaient sur son front.Alban ne quittait pas sa sœur ; il l’entourait

d’attentions et de tendresse. Mais Hermine surprit plusieurs fois, dans le regard qu’il attachait sur elle, une douleur contenue, mais intense, et elle comprit que Mlle Savinie devait être bien malade.

Cependant, un mieux sensible se manifesta le lendemain matin. Sur les instances réitérées de Mlle Savinie, Hermine consentit à descendre à Bourg-d’Eylan pour la messe, car on était aujourd’hui au dimanche. À la sortie, elle se rencontra avec les Dalney et les habitants de la Valine, qui s’informèrent de la malade avec un intérêt très vif.

– La meilleure de toutes, Savinie !... et cependant la pauvre petite Blandine était bien charmante ! dit Mlle de Sorelles. Alban promettait aussi d’être un noble caractère... Mais il n’a pu devenir qu’une sorte de misanthrope, dans cette bizarre existence qu’il s’est faite.

Elle se tourna vers son frère qui demeurait silencieux et pensif, et ajouta avec véhémence :

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– Tu auras beau dire, mon ami, jamais tu ne me feras accroire qu’il ne s’est pas passé dans cette famille quelque fait mystérieux ! Je t’assure que tu ne me le feras jamais accroire, Lucien !

Il tressaillit un peu...– Bah ! que veux-tu qu’il leur soit arrivé,

Clémentine ? Tu te montes toujours l’imagination, ma chère sœur.

Il essayait de parler en plaisantant ; mais Hermine, dont l’attention s’aiguisait singulièrement depuis quelques jours, ne put s’empêcher de songer tout à coup qu’il savait peut-être quelque chose de plus que les autres sur la cause du changement des Vaumeyran.

Le traîneau conduit par Godard la ramena aux Roches-Rouges. Dans la chambre de la malade, elle trouva le docteur Dalney. Qu’il eût ou non réellement de l’espoir, le jeune médecin réussit à en rendre un peu aux autres, sauf peut-être à Savinie elle-même, dont le regard révélait une mélancolique résignation, et, par instants, une sorte de tranquille allégresse.

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La journée fut donc un peu moins sombre pour Hermine, mais son esprit, délivré de ses plus vives inquiétudes au sujet de Mlle Savinie, se mit à songer avec angoisse à la révélation de Marielle que les préoccupations, les pénibles événements de ces derniers jours avaient un peu laissée dans l’ombre.

Que devait-elle faire ? Interroger franchement les Vaumeyran, leur répéter les paroles de la fille d’Anatole ?... S’ils avaient pendant tant d’années caché la vérité, ils ne la révéleraient pas aujourd’hui. D’autre part, si Anatole avait été dupe d’une illusion, si cette visite nocturne, en admettant qu’elle eût existé, ne se rapportait en aucune façon à la découverte de l’enfant inconnue, Hermine risquait de blesser profondément ses bienfaiteurs qui comprendraient aussitôt qu’une pensée de défiance à leur égard avait germé chez celle qu’ils comblaient de bontés.

Alors, tâcher de savoir si M. de Sorelles... ?Mais, dans le cas où il n’aurait aucun soupçon,

devait-elle risquer de lui en insuffler un ?

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Et pourtant, entre lui et les Vaumeyran, il y avait certainement quelque chose. Il savait, lui, des faits que les autres ignoraient.

« Je consulterai M. le Curé », pensa Hermine.Et cette décision mit fin aux perplexités qui la

torturaient et se reflétaient un peu, sans qu’elle s’en doutât, sur son visage si expressif.

– Êtes-vous fatiguée, enfant ? lui demanda, vers la fin de l’après-midi, Mlle Savinie qui attachait fréquemment sur elle son beau regard triste et affectueux.

Elle répondit négativement, et la malade n’insista pas. Mais elle continua de regarder la jeune fille, jusqu’au moment où celle-ci se leva, cédant la place à Alban afin d’aller rejoindre à la salle à manger Mlle Clarisse.

Lorsque Hermine rentra dans la chambre de Mlle Savinie, elle trouva celle-ci un peu agitée, et comme saisie d’une sorte d’angoisse. Hermine lui prit les mains, lui parla avec une douce affection, et peu à peu elle parut se calmer.

Comme neuf heures sonnaient, Mlle Clarisse

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entra et dit :– Il est l’heure d’aller vous reposer, Hermine.– Oh ! mademoiselle, permettez-moi de veiller

un peu, cette nuit ! dit la jeune fille d’un ton suppliant.

– Inutile, Céleste s’en charge d’abord, et moi après. Vous n’avez pas une santé à faire pareille chose, ma petite. Allons, dites bonsoir à Savinie et rentrez dans votre chambre.

– Oui, ma chérie, soyez raisonnable ! dit la voix faible de Mlle Savinie. Vous m’avez déjà si bien soignée, aujourd’hui !

– Oh ! Mademoiselle, je voudrais tant vous rendre un peu de ce que vous faites pour moi ! s’écria Hermine avec élan, en se penchant pour baiser le front de la malade.

Une sorte de sanglot s’étouffa dans la gorge de Mlle Savinie, ses doigts se crispèrent sur le drap...

– Taisez-vous..., vous me faites mal ! murmura-t-elle sourdement.

La jeune fille, un peu saisie, se recula ; elle rencontra le regard d’Alban, assis au pied du lit.

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Ce regard sombre, douloureux, la fit frémir d’un instinctif moi... Elle lui tendit la main avec un faible : « Bonsoir, monsieur ! » auquel il répondit d’une voix indistincte.

Une fois dans sa chambre, elle s’assit près de sa table à ouvrage et, appuyant sa tête sur sa main, elle s’absorba dans les réflexions que lui suggérait ce petit incident venant en renforcer d’autres du même genre.

Les Vaumeyran n’avaient jamais voulu de sa reconnaissance ; ils lui avaient toujours dit qu’elle ne leur devait rien – parole prise par elle pour une manière délicate de lui alléger le poids de leurs bienfaits, mais qui n’était peut-être, réellement, que l’expression de la vérité. En ce cas, il fallait conclure qu’ils lui avaient fait quelque tort.

Lequel ?... Hermine l’ignorait encore.Peu à peu, ses pensées se faisaient un peu

vagues... La somnolence la gagnait, puis le sommeil...

Quand elle s’éveilla, elle éprouva une

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sensation bizarre. Un silence absolu, inaccoutumé, régnait...

La source Rouge avait cessé de couler ; c’était son grondement familier qui manquait à Hermine.

– La nuit de l’Épiphanie... Oui, c’est aujourd’hui ! murmura la jeune fille.

Elle se leva et ouvrit doucement la fenêtre.La nuit était superbe, admirablement éclairée

par la lune qui inondait de clarté le parc couvert de sa lourde parure de neige... Cette blancheur intense, ce silence étaient impressionnants au plus haut point, et Hermine demeura quelques instants immobile, saisie par la solennité qui l’environnait...

Mais un désir irrésistible s’emparait d’elle : celui d’assister au mystérieux retour de la source, de contempler l’énorme masse d’eau sous la clarté de la lune.

Sans réfléchir davantage, elle prit le grand manteau fourré jeté ce matin sur un fauteuil en revenant de Bourg-d’Eylan, elle s’enveloppa la

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tête d’un châle et sortit sans bruit.Les portes-fenêtres du salon étaient fermées

par des volets très faciles à ouvrir... Bientôt, Hermine se trouva dehors, foulant la neige épaisse qui crissait un peu sous ses pas.

Combien étaient émouvants ce silence absolu, et la sérénité de cette nuit claire, et l’éblouissante blancheur qui couvrait toutes choses autour d’Hermine !... Elle avançait d’un pas hâtif, l’âme prise par une sorte d’angoisse mystérieuse, de trouble imprécis...

Elle était à quelques mètres de la balustrade, lorsqu’un gémissement retentit..., puis une sorte de cri déchirant...

Elle s’arrêta brusquement, tremblante d’effroi.Un nouveau cri..., puis un autre encore...En quelques pas, elle était à la balustrade et se

penchait au-dessus de l’abîme où l’eau bouillonnante avait cessé de se précipiter...

Rien, elle n’entendait rien...Si, une voix s’élevait, plaintive, comme brisée,

des mots décousus arrivaient aux oreilles de la

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jeune fille haletante...– Marie..., ma petite Marie... Oh ! tu es si

jolie, ma petite fille !... Dors, mon amour...Un ricanement strident retentit, puis des cris

de rage s’échappant d’un gosier contracté...Et la voix, rauque et douloureuse, cria :– Claude !... Claude !... Mon Claude, ils t’ont

tué !Hermine, le visage couvert d’une sueur froide,

crispait ses doigts sur la pierre à tel point que ses ongles de brisaient...

Une voix brève, dure, la voix de Clarisse de Vaumeyran, venait de s’élever :

– Seigneur ! cette source ne va-t-elle pas bientôt couler de nouveau ? Je n’en puis plus !... Alban, est-ce l’heure enfin ?

– Oui, c’est l’heure ! dit la voix d’Alban, lassée et presque méconnaissable.

Un bruit léger, tel que celui d’un bouillonnement souterrain, se faisait entendre. De seconde en seconde, il augmentait d’intensité...

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Bientôt, un peu d’eau commença de couler, puis le volume s’enfla rapidement, avec un grondement profond... Et bientôt la source Rouge, éblouissante sous le rayonnement de la lune, avait repris son cours normal et emplissait de nouveau l’air de son fracas accoutumé.

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XIII

Combien de temps s’écoula avant qu’Hermine, anéantie par la stupéfaction, s’arrachât enfin à la balustrade où elle se cramponnait, essayant encore follement de percevoir un son dans le bruit assourdissant de la masse d’eau ? Cinq minutes ou une heure ?... Elle ne s’en rendit jamais compte. Elle revint comme un automate, les jambes tremblantes, le cerveau bouleversé ; elle entra dans le salon, ferma les volets avec des mouvements de somnambule et se glissa dans le vestibule pour gagner l’escalier.

Mais elle s’arrêta, clouée au sol...Tout au fond du vestibule, la porte conduisant

aux immenses caves du château s’ouvrait lentement, un homme et une femme, le premier porteur d’une lanterne, apparaissaient... Et Hermine devina plutôt qu’elle ne reconnut Alban et Clarisse.

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Elle essaya de reculer pour n’être pas aperçue... Mais M. de Vaumeyran dirigeait précisément la lanterne de son côté. Il eut une sourde exclamation et s’élança vers elle.

– C’est vous, Hermine ?... D’où venez-vous ? dit-il d’une voix étranglée.

Elle se raidit et redressa la tête pour le regarder en face.

– De la source Rouge, répondit-elle fermement.

Elle le vit frémir de tout son être, tandis qu’une sorte d’exclamation furieuse s’échappait des lèvres de Mlle Clarisse :

– Vous avez... Pourquoi ?Les mots sortaient, hachés par l’émotion, des

lèvres tremblantes de l’aînée.– Je voulais assister au retour de la source... Et

j’ai entendu...Mlle Clarisse bondit et saisit brusquement le

bras de la jeune fille.– Vous avez entendu ?... Quoi donc ?

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– Des cris, des plaintes... Qui donc enfermez-vous là ?

Dominant l’émotion poignante qui la faisait frémir des pieds à la tête, Hermine posait un regard de sévère et anxieuse interrogation sur le frère et la sœur.

Alban avait abaissé la lanterne, son visage demeurait dans l’ombre. Mais la voix qui s’éleva était si changée, si douloureuse, que le cœur d’Hermine se serra d’angoisse :

– Je ne puis vous le dire..., j’ai juré...– Oui, nous n’avons rien à vous apprendre, dit

Mlle Clarisse, se ressaisissant soudain. Vous avez surpris un secret, je vous crois assez discrète pour le garder envers tous...

– Comme vous avez gardé pour vous le secret de la visite que vous firent, une nuit d’hiver, un homme et une femme dont on n’eut plus jamais de nouvelles !... dit la voix tremblante d’Hermine.

Ils reculèrent tous deux d’un même mouvement.

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– Qui vous a dit... ? bégaya Mlle Clarisse.– Peu importe, je le sais !... Et, depuis ce

moment, je me demande si ces inconnus n’étaient pas mon père et ma mère... et si vous ne m’avez pas trompée en me faisant croire que vous ne saviez rien de mon origine.

Dans le vestibule, on n’entendit, pendant quelques secondes, que la respiration haletante d’Alban.

– Vous êtes folle ! dit enfin Mlle Clarisse avec effort. Vous avez réellement une façon de reconnaître notre bonté...

La main d’Alban tomba lourdement sur l’épaule de sa sœur.

– Pas d’hypocrisie, Clarisse ! dit-il impérieusement. Nous l’avons déjà dit, et je le répète : Hermine ne nous doit rien, elle peut tout nous demander et jamais nous ne lui donnerons assez...

– Je vous demande seulement de me dire qui étaient cet homme et cette femme, et ce qu’ils sont devenus ! s’écria Hermine.

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Il baissa la tête et répondit sourdement :– Cela, je ne le puis... Même pour vous,

Hermine, je ne puis trahir la parole donnée et manquer au respect filial... Ici, une seule personne a le pouvoir de vous faire connaître la vérité...

– Et c’est ?... dit-elle en faisant un pas vers lui, un espoir ardent éclairant soudain son regard.

– C’est mon père !– Eh bien ! j’irai la lui demander ! dit-elle

résolument. Il me la doit, je veux la connaître... Oui, dût-elle m’amener les pires souffrances !

Elle s’élança vers l’escalier, courut à sa chambre et, une fois enfermée, se laissa tomber sur un fauteuil en éclatant en sanglots.

Ses nerfs contenus jusque-là se détendaient enfin. L’effort fait sur sa faiblesse physique tombait, la laissant brisée, en même temps que surexcitée par l’angoisse du mystère qu’elle sentait planer autour d’elle – du mystère si bien entretenu par les Vaumeyran.

Car ils n’avaient pas nié. Bien mieux, Alban

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avait tacitement avoué en lui disant que son père seul pouvait lui apprendre la vérité...

Mais, si le baron avait fermé la bouche jusqu’ici, l’ouvrirait-il à la demande d’Hermine ?

Et qui était donc cette créature humaine enfermée dans les souterrains, condamnée à subir le fracas affolant de la source Rouge ? Que faisaient près d’elle Clarisse et Alban ?

Dans la chambre séparée de celle d’Hermine seulement par une petite pièce servant de cabinet de toilette, Mlle Savinie sortait d’une somnolence fiévreuse. Près d’elle, Céleste, enfoncée dans un fauteuil, faisait glisser lentement entre ses doigts les grains d’un rosaire... Le silence était rompu seulement par le crépitement de la flamme léchant les bûches du foyer, car le sourd grondement de la source Rouge était un bruit si familier qu’il passait inaperçu pour les habitants des Roches-Rouges.

Mlle Savinie leva les yeux, son regard rencontra un grand crucifix et s’y attacha

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longuement. Son pâle visage, tourmenté par une mystérieuse angoisse, se calma lentement ; son regard las et suppliant sembla refléter quelque chose de la paix douloureuse, mais ineffable, qui émanait du visage du divin Crucifié !...

Elle eut un tressaillement en entendant s’ouvrir une porte au pied de son lit. Un homme, enveloppé d’une robe de chambre, et dont la haute taille se courbait, entra à pas lents et s’avança vers le lit.

– C’est vous, père ? murmura Mlle Savinie. Pourquoi vous dérangez-vous, à cette heure ?

– Celle-là ou une autre, tu sais que c’est pour moi la même chose, puisque je ne puis trouver le sommeil... Allez dormir. Céleste, je me charge de veiller Mlle Savinie.

La vieille femme se leva et disparut, tandis que le baron prenait place sur le fauteuil qu’elle venait de quitter. La lueur de la veilleuse, tombant sur son visage, éclairait des traits irréguliers, semblables à ceux de Clarisse, une physionomie ravagée par la souffrance, mais hautaine et ferme.

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– Comment te trouves-tu, Savinie ?– Bien faible, père... Je crois que c’est fini,

cette fois !Il sursauta.– Que me racontes-tu là ? Parce que tu as eu

une petite faiblesse, s’ensuit-il que tu sois réellement malade ?

Elle secoua la tête.– Je sens que c’est fini, père !... Voyez-vous,

je n’ai jamais pu prendre le dessus, comme Clarisse...

Il posa brusquement sa main sur celle de sa fille.

– Tais-toi !... Ne va pas me dire que c’est moi qui te tue ! fit-il d’une voix rauque.

– Non, je ne le dirai pas ! murmura-t-elle avec une poignante douceur.

Un long silence plana entre eux. Savinie regardait de nouveau le crucifix.

– Père, demain, je ferai prier M. le Curé de venir, dit-elle au bout d’un instant.

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Il répliqua avec une sourde irritation :– Allons donc, quelle idée ! Tu es malade en

imagination, tout simplement.Elle se souleva un peu et posa sur lui ses

grands yeux où semblait déjà planer la solennité de l’heure dernière.

– Je vous dis que je vais mourir... Il faut que je répare toutes ces années passées loin de Dieu ! Étrange aberration que la mienne ! C’est au moment où j’endurais les pires souffrances que je me suis complètement éloignée de la religion. Mais j’étais une si tiède chrétienne !...

Elle s’interrompit et enveloppa d’un long et douloureux regard la physionomie concentrée de son père.

– J’aurais cependant moins souffert en m’appuyant sur Dieu... Nous aurions tous moins souffert, père... Mais il est temps encore de réparer. L’enfant souffre, et un loyal aveu de votre part peut lui donner le bonheur.

Le baron se dressa debout, les traits crispés...– Tu veux que ton père aille s’accuser ?... qu’il

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jette lui-même le déshonneur sur son nom, sur lui-même ?

– Les choses en seront-elles changées ? murmura-t-elle. Devant Dieu – ô père, pardonnez à votre fille de vous dire cela – devant Dieu, vous êtes coupable, et vous ne pouvez réparer votre faute qu’en avouant. Que vous importe l’opinion des hommes ? Ils vous jugeront, vous condamneront peut-être ; mais Dieu pardonnera à votre repentir et à votre réparation.

– Tu veux que je m’accuse !... toi, ma fille ! répéta-t-il d’une voix tremblante d’irritation.

Elle lui prit les mains et les serra fortement.– Pour votre salut éternel, père !... Dans cette

solitude à laquelle vous vous êtes condamné depuis... depuis le malheur, n’avez-vous pas réfléchi ? N’avez-vous pas compris quel tort vous aviez causé, par votre silence, à une innocente enfant ?... Et ne vous êtes-vous pas demandé aussi, père, si vous n’aviez pas erré dans votre incrédulité, dans votre négation d’un Dieu tout-puissant, infiniment bon, infiniment juste ?

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Il retira brusquement ses mains de celles de sa fille.

– Tais-toi, je ne te reconnais pas le droit de me juger !... Et, après tout, je trouve que l’enfant a reçu et recevra assez de compensations...

– Tout ce que nous pourrons faire n’empêchera pas qu’elle ne passe pour une enfant trouvée, et que le docteur Dalney ne s’éloigne d’elle pour ce motif.

Il eut un impatient mouvement d’épaules.– Elle en trouvera un autre, ne crains rien !– Ne parlez pas ainsi, père ! Le cœur

d’Hermine s’est donné, je l’ai compris, et l’enfant souffrira longtemps.

– Allons donc !... Et qu’en sais-tu, d’abord ? Tu ne connais rien à un sentiment de ce genre.

Savinie ferma les yeux, et ses lèvres pâles eurent une crispation douloureuse...

– Du reste, ce n’est pas pour le contentement d’une petite fille que j’irai jeter mon nom en pâture au public...

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Savinie se souleva sur son lit dans un sursaut de révolte :

– Mais c’est un devoir de justice !... Père, ne comprenez-vous pas que c’est la stricte honnêteté ?

Elle avait mis, dans ce cri de son âme déchirée, ses dernières forces... Elle retomba sur ses oreillers, livide et inanimée.

Le baron se pencha vers elle, essaya de la ranimer... Puis, effrayé de cette immobilité, il s’élança vers une sonnette et l’agita violemment.

Bientôt, Clarisse et Alban arrivaient, puis Céleste et même Godard. Hermine aussi était là, entrée en même temps qu’Alban, qui n’avait pas fait un geste pour l’éloigner de la présence de son père. Le baron, anxieusement penché vers la malade, n’avait pas aperçu la jeune fille.

Après de longs efforts, Clarisse réussit à ranimer sa sœur. Mais la faiblesse de Savinie était si grande, que l’oreille des siens perçut à peine cette parole :

– Un prêtre !

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Le baron se tourna brusquement vers Godard.– Il faut descendre à Bourg-d’Eylan... tout de

suite. Godard ! dit-il d’une voix rauque. Vous ramènerez le curé et le docteur.

Le vieux serviteur sortit de la chambre et Céleste le suivit.

M. de Vaumeyran recula tout à coup... Hermine venait de s’avancer ; elle se pencha vers Mlle Savinie et baisa sa main brûlante.

– Ma chérie ! murmura la malade.Ses grands yeux bleus, empreints d’une

ardente supplication, se posèrent sur le visage contracté du baron.

– Père !Il détourna son regard.La malade eut un gémissement et essaya de

presser la main d’Hermine.– Allez vous reposer, enfant ! dit Mlle Clarisse,

occupée à chercher une fiole dans le tiroir du chiffonnier.

La jeune fille se pencha, effleura de ses lèvres

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le front de Mlle Savinie et se détourna pour gagner la porte.

Mais Alban s’avança, il se pencha vers son père.

– Hermine désirerait avoir avec vous un entretien, mon père ! dit-il à voix basse, de façon à n’être pas entendu de la malade.

Le baron recula en balbutiant :– Un entretien ?... À quel propos ?– Elle était tout à l’heure à la source Rouge...

Elle a entendu.Le baron chancela... Sa main chercha un

appui, se retint à un bras secourable qui s’étendait... Mais elle se retira brusquement. C’était Hermine qui avait offert son aide à M. de Vaumeyran.

– Je n’ai rien à vous dire... rien du tout ! dit-il d’un ton étouffé.

– Si ! Vous savez !... Vous devez m’apprendre qui étaient mes parents, ce qu’ils sont devenus ! murmura Hermine en le couvrant d’un regard résolu.

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– Vous le devez, père ! dit à son tour Alban. S’il ne s’agissait que de nous, certes, jamais pareille demande ne serait sortie de nos lèvres ! Mais cette enfant réclame justice.

– Voudrais-tu obliger notre père à... à je ne sais quel acte fou ? s’écria violemment Mlle

Clarisse. Il sait ce qu’il convient de faire, il continuera à suivre la ligne de conduite qu’il a adoptée, voilà seize ans...

Mais le baron, soudainement, se redressa...– Eh bien ! soit ! dit-il d’une voix rauque.

Qu’on lui apprenne tout... Oui, raconte-lui, Alban, le malheur... notre malheur...

Et, sa haute taille de nouveau courbée, il sortit de la chambre.

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XIV

Le docteur Dalney ne songea pas, cette fois, à diminuer la gravité de la situation. La malade pouvait vivre encore quelques jours, et c’était tout.

Mlle Savinie reçut les sacrements avec une ferveur contenue qui éclairait son beau regard. Tous les habitants des Roches-Rouges l’entouraient, même son père qui était entré comme une ombre et demeura debout, les bras croisés, la physionomie impénétrable.

Un peu de mieux vint donner un léger espoir à Hermine. Elle s’était installée près du lit de la malade et comptait y demeurer toute la matinée, lorsqu’elle vit entrer Céleste qui lui dit :

– M. Alban vous attend à la bibliothèque, mademoiselle. Il a à vous parler, m’a-t-il dit.

Le cœur d’Hermine se mit à battre avec force.

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Au moment d’entendre la révélation promise, une sorte de terreur l’étreignait. Qu’allait lui apprendre M. de Vaumeyran ?

– Allez, chérie, allez ! dit la voix faible de Mlle

Savinie. Tâchez de ne pas trop vous émotionner. Votre santé n’avait pas besoin de tous ces événements ! Quelle pauvre petite mine vous avez, ce matin !

Ce fut la réflexion que fit également Alban, en voyant entrer Hermine dans la bibliothèque où il se promenait de long en large.

– Il serait grand temps que vous trouviez un peu de tranquillité morale... Et malheureusement ce que je vais vous apprendre n’est pas de nature à vous en donner !

Hermine eut un petit frisson à ce préambule qui s’associait trop bien à ses craintes intimes.

Elle prit place en silence sur le fauteuil que lui avançait M. de Vaumeyran, tandis que lui-même s’asseyait en face d’elle, le dos tourné contre la fenêtre.

– Je dois vous faire remonter un peu haut, à

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l’époque où mon père n’était encore qu’un enfant. Sa famille ne résidait ici qu’un ou deux mois de l’année, et préférait le séjour d’une grande maison de campagne toute proche de la petite ville de Selmont... Mon père était fils unique, mais ses parents avaient accueilli et quasi adopté un orphelin, leur parent très éloigné, Claude d’Eyblis, qui avait quatre ou cinq ans de moins que mon père.

» Les deux enfants ne sympathisaient guère. Mon père était autoritaire ; Claude, très fier et susceptible. Il y avait entre eux de fréquentes altercations, qui se renouvelèrent même au collège de Besançon où on les mit internes tous deux.

» Tandis que mon père faisait son droit à Paris, Claude finissait ses études dans ce collège. Riche, indépendant, il ne songeait pas à jouir de la liberté de la même façon que la plupart des jeunes gens. La passion de la science le possédait tout entier, et, sa majorité sonnée, il alla s’établir en Suède, près du célèbre mathématicien Nichelsen, dont il voulait devenir le disciple.

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» Plusieurs fois, les deux cousins se revirent à Paris, où mon père s’était marié. Les relations étaient assez froides, aucune sympathie ne rapprochait décidément ces deux hommes. Cependant, Claude, pendant son séjour à Paris, était toujours invité à dîner une ou deux fois chez mes parents. Grâce au tact de ma mère, les chocs trop vifs étaient évités – et cependant les occasions ne manquaient pas, mon père et son cousin ayant les vues les plus opposées en tout : politique, littérature, science, morale même.

» Un jour, mon père, sachant son parent arrivé depuis quelques jours dans le petit pied-à-terre qu’il possédait à Paris, se rendit chez lui afin de lui faire son invitation accoutumée. M. d’Eyblis n’y était pas ; mais son domestique assura qu’il reviendrait bientôt et fit attendre mon père dans le cabinet de travail du jeune savant.

» L’attente se prolongeait, le domestique reparut en disant que son maître était sans doute parti pour Vincennes, où il avait un ami très cher. En ce cas, il ne rentrerait que le lendemain. Ces décisions subites étaient assez coutumières à M.

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d’Eyblis, qui ne jugeait jamais à propos d’en prévenir son serviteur.

» Mon père se retira... Le lendemain, il vit apparaître son cousin le visage défait, presque hagard.

» – Je suis déshonoré !... Le professeur Nichelsen avait confié à mon honneur un travail d’une importance capitale, qui devait révolutionner le monde de la science. Nous étions seuls à le connaître... Et ces feuilles ont disparu, en même temps que mon domestique !

» Mon père essaya de le calmer ; il l’aida dans ses recherches, mais inutilement. Le domestique demeura introuvable.

» L’affaire fit du bruit. Le professeur Nichelsen, en proie à la plus furieuse irritation, accabla son disciple du poids de son mépris, et alla jusqu’à l’accuser d’avoir détruit lui-même, par jalousie, les précieux papiers. On le crut. M. d’Eyblis fut mis au ban de la société, toutes les portes de fermèrent devant lui, toutes les revues scientifiques lui refusèrent leurs colonnes.

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» Pour une nature telle que la sienne, cette réprobation était le pire martyre. Il se réfugia dans un village de Suède et se cloîtra farouchement dans une pauvre demeure, où une vieille femme venait lui rendre les services indispensables. Il s’absorba dans un travail acharné, négligeant tous ses intérêts, à tel point que sa fortune, confiée à un mandataire peu scrupuleux, diminuait chaque année sans qu’il s’en aperçût.

» Sa demeure était voisine de celle du pasteur luthérien. Celui-ci avait deux filles, dont l’une, Ebba, était une créature charmante. Dans une de ses rares sorties, M. d’Eyblis l’avait rencontrée, et son cœur, jusque-là absorbé par la science, s’était enfin ému. Peu de temps après, un incendie éclata chez le pasteur. Celui-ci périt avec sa fille aînée ; la cadette seule, la jolie Ebba, fut sauvée grâce à Claude d’Eyblis.

» Elle était seule et sans fortune. Claude l’épousa et ils s’installèrent dans une petite ville de Suède... Le bonheur familial semblait avoir enlevé M. d’Eyblis à sa farouche tristesse, car il

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écrivit à mon père une lettre assez cordiale, lui annonçant son mariage et lui narrant les détails. Il ajoutait qu’il espérait venir bientôt en France, où l’appelaient ses intérêts très en souffrance, et qu’il pousserait jusqu’à Selmont afin de présenter à sa famille sa chère Ebba.

» Près de deux ans s’écoulèrent cependant. Nous n’avions plus de nouvelles de lui. Mon père disait : « Il est si original ! Un de ces jours, il nous tombera sur le dos sans crier gare. »

» Nous avions presque délaissé Paris, et, le plus souvent, nous résidions aux Roches-Rouges. Or, un soir de décembre...

Alban s’interrompit, ses mains eurent une sorte de tremblement...

– Un soir de décembre, on sonna ici. Godard vint dans la bibliothèque et annonça à mon père que M. d’Eyblis demandait à l’entretenir seul.

» – Que vous disais-je ? s’écria mon père. Il n’y a que Claude pour avoir des idées pareilles. Faites-le entrer ici, Godard.

» – Il y a aussi une jeune dame et un petit

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enfant, dit Godard.» – Aurait-il amené sa femme... par ce temps !

s’écria ma mère.» – Faites-les entrer tous, Godard, et apportez

du thé.» Peu après, ils paraissaient tous deux. La

jeune femme serrait un enfant contre sa poitrine... Mon père s’avança, les mains tendues. Mais, avant qu’il eût pu prononcer un mot, M. d’Eyblis, dont les yeux étincelaient d’une sorte de fureur, dit d’une voix frémissante :

» – Je veux vous parler... seul, entendez-vous ?

» Mon père, un moment abasourdi, se ressaisit aussitôt et dit froidement :

» – C’est bien facile, venez !» Ils entrèrent tous deux dans le cabinet de

travail de mon père, qui se trouve ici...Et le doigt d’Alban désignait une porte de la

bibliothèque qu’Hermine avait toujours vue close.

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– La jeune femme était demeurée au milieu de nous, elle semblait harassée de fatigue et transie de froid. Cependant, elle refusa le thé que lui offrait ma mère. L’oreille tendue, une expression d’effroi sur son visage pâle, elle écoutait le bruit des voix irritées qui résonnaient derrière la porte...

» Tout à coup, une détonation retentit. Mme

d’Eyblis se dressa avec un cri de terreur, s’élança vers la porte et l’ouvrit. Elle eut un nouveau cri, déchirant cette fois...

De nouveau, Alban s’interrompit et passa sur son front une main qui tremblait violemment. Hermine, haletante, l’interrogeait avidement du regard...

– Au milieu du cabinet de travail était étendu M. d’Eyblis. Mon père, debout, les yeux hagards, tenait à la main un révolver. La jeune femme se précipita sur son mari, elle appuya son oreille contre sa poitrine où commençait à couler un filet de sang...

» – Il est mort !... Il est mort !... dit-elle d’une voix rauque.

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» Elle s’affaissa près de lui, tenant toujours l’enfant serré d’une main contre elle.

» – Appelez Godard... relevez-le, qu’on le soigne ! dit mon père d’une voix qui s’étranglait dans sa gorge contractée.

» Sortant de l’anéantissement où nous avait jetés ce spectacle, nous entrâmes, et, dominant l’émotion qui m’étreignait, je me penchai vers le blessé... Hélas ! Il n’y avait rien à tenter : il était mort !

– Mort ! murmura la voix altérée d’Hermine.– Nous demeurions là, anéantis devant ce

cadavre et cette femme évanouie. L’enfant, jusque-là silencieuse et immobile, commençait à pleurer... Et ma mère, livide, se tordait les mains sans pouvoir quitter du regard ce spectacle épouvantable.

» Ce fut Clarisse qui parla la première. Notre aînée a toujours eu un caractère énergique et peu sensible, en même temps que l’idolâtrie de son nom portée jusqu’aux dernières limites.

» – Il faut arranger les choses..., faire croire à

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un accident, dit-elle résolument.» À ce moment, la jeune femme parut revenir

à elle. Ses yeux hagards se posèrent sur nous, puis sur le cadavre de son mari, et elle se mit à rire, d’un rire strident, inextinguible, affreux à entendre !

» – Elle est folle ! balbutia ma mère.» Mon père parut alors sortir de l’état de

stupeur qui le faisait demeurer immobile, son révolver à la main. Il se tourna vers nous et dit d’une voix rauque :

» – Aidez-moi, mes enfants, à sauver l’honneur de notre nom !

» La première, Clarisse avait compris. Elle répliqua sans hésiter :

» – Nous allons nous y employer, mon père. La folie de Mlle d’Eyblis simplifie les choses. Nous ferons disparaître le corps dans le gouffre de la source Rouge, nous garderons la pauvre femme dans une pièce du château, et nous dirons que l’enfant a été trouvée à notre porte...

» – Clarisse, c’est affreux ! s’écria ma mère.

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» – Oh ! non, pas cela, pas cela ! s’écria Savinie, à qui je fis écho.

» – D’ailleurs, ils ne sont pas passés inaperçus, et on aura vite fait de tout savoir ! ajoutai-je.

» – Par ce temps, il y a beaucoup de chances pour qu’il n’en soit pas ainsi... D’ailleurs, nous n’avons que cela à tenter ! dit froidement Clarisse. Quel est votre avis, mon père ?

» – Essayons ! dit-il sourdement. Tout pour l’honneur du nom !... J’ai été emporté par l’indignation devant les accusations dont me chargeait ce... cet homme... Mais la justice me considérera comme un vulgaire meurtrier...

– D’autant plus, ajouta Clarisse, dont rien n’altérait la puissante faculté de réflexion, d’autant plus que vous étiez tous deux les seuls héritiers du vieil oncle de Bolangy.

» Nous nous regardâmes, terrifiés... Mon père, livide, murmura :

» – Oui, il le faut !... Appelle Godard et Céleste, Clarisse !

» Lorsque nos deux fidèles serviteurs furent là,

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mon père leur apprit l’effroyable aventure qui venait, en si peu de temps, de bouleverser notre existence. Puis, sur la proposition de Clarisse, nous fîmes tous le serment de ne rien révéler de ce qui s’était passé ce soir... tous, sauf Blandine que l’on trouva évanouie près de la porte de la bibliothèque.

» Il fut donc fait comme l’avait proposé Clarisse. Mais une folie furieuse agitait la jeune femme, ses cris menaçaient d’être entendus du dehors... Toujours sur la proposition de Clarisse, dont le sang-froid imperturbable dominait nos esprits désemparés, elle fut transportée dans les souterrains, et aussitôt elle devint calme et docile. On l’installa le mieux possible, elle y vit depuis seize ans, passant ses journées à d’interminables broderies. Il n’y a, pour elle, que deux époques pénibles dans l’année : c’est le moment où la source Rouge s’arrête. Alors, la pauvre femme est reprise de ses terribles crises, et nous devons demeurer deux près d’elle pour l’empêcher de se briser la tête contre les murs.

– C’est ma mère ? murmura la voix tremblante

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d’Hermine.– Oui, c’est votre mère. Vous vous appelez

Marie d’Eyblis... Et comprenez-vous, maintenant, pourquoi vous ne nous devez pas de reconnaissance, pourquoi nous ne pourrons jamais assez faire pour vous ? dit Alban d’un ton où passait une indescriptible souffrance.

– Ma mère..., ma mère ! dit lentement Hermine, comme si elle cherchait à se pénétrer de cette réalité.

Elle cacha son visage entre ses mains et se mit à sangloter.

– Hermine !... dit la voix frémissante d’Alban.Elle écarta les mains et le vit debout, la

physionomie bouleversée.– Hermine, c’est nous qui sommes cause de

votre souffrance... Pourrez-vous jamais nous pardonner ? Ah ! quel maudit orgueil nous a donc fait adopter ce mensonge odieux, cette injustice de tous les instants ! Ma mère en est morte, Blandine, obligée de rompre ses fiançailles, n’a pu supporter cette épreuve...

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– Le comte de Sorelles ne savait-il pas la vérité ? demanda Hermine.

– Oui, Blandine, devant son désespoir et ses instances, la lui révéla. C’était un secret confié à son honneur, il l’a strictement gardé... Ce secret, quelqu’un d’autre le possédait : le prieur des Trois-Saints, alors simple religieux, avait vu mon père et Godard précipiter le corps sans vie de Claude d’Eyblis dans le gouffre. Il vint, quelques jours plus tard, adjurer mon père de dire la vérité... ; il est revenu, il y a quelque temps encore, mais en vain. Il a fallu ces deux morts frappant sa famille pour décider notre malheureux père à accomplir l’acte que Savinie et moi appelions de tous nos vœux... Car, le premier moment passé, nous avons compris l’épouvantable situation morale que nous créait cette décision destinée à sauvegarder l’honneur du nom. Jeunes comme nous l’étions, Savinie et moi – elle avait quinze ans et moi seize – nous n’y avions pas songé tout d’abord. Pour nous, il n’y avait pas d’avenir possible ; nous étions les geôliers de Mme d’Eyblis, les fils d’un homme qui, sans préméditation aucune – oh ! jamais

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aucun de nous n’en a douté ! – mais, dans un mouvement de colère, avait blessé mortellement son cousin... Et, surtout, nous ne devions jamais nous habituer au mensonge qui enlevait à une innocente enfant le nom de ses pères, qui en faisait une pauvre créature, sans famille, d’origine inconnue.

– Mais qu’y avait-il eu entre mon père et M. de Vaumeyran ? demanda Hermine.

Combien ce mot « père » lui semblait à la fois étrange et doux à prononcer !

– M. d’Eyblis avait rencontré un jour inopinément son ancien domestique. Cet homme, accusé par lui, s’était défendu en prétendant que mon père, demeuré seul quelque temps dans le bureau de son cousin, était l’auteur du larcin. Lui l’avait surpris et avait longtemps hésité à accepter une forte somme pour prix de son silence et de la fuite qui devait égarer sur lui les soupçons. M. d’Eyblis, aigri par de pénibles soucis matériels, et d’ailleurs n’ayant toujours qu’une sympathie très limitée pour son parent, avait cru aussitôt les accusations de cet homme et était parti pour le

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Jura, emmenant sa femme qui refusait de se séparer de lui. Vous concevez ce que dut être la scène entre deux hommes également violents, également indignés... À une parole plus blessante de M. d’Eyblis, mon père ne put se contenir...

Alban s’arrêta et promena sur son front une main tremblante.

– Nous avons passé des moments terribles, nous avons souffert un lent martyre de seize années. Quoi d’étonnant à ce que la santé de notre pauvre Savinie en ait été minée ? Un sourd désir d’expiation la tourmentait – peut-être aussi l’espoir de voir finir une vie d’intime souffrance. C’est ainsi que, l’année dernière, elle soigna assidument une vieille femme atteinte de la petite vérole et contracta cette maladie. Mais, cette fois, elle fut sauvée... Aujourd’hui, hélas ! Je crois que Dieu veut enfin écouter le souhait de ma pauvre chère sœur !

La petite main d’Hermine saisit celle d’Alban.– Oh ! non, non, elle guérira !... Je veux

l’espérer encore ! Pauvre demoiselle Savinie, si bonne, si dévouée !

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– Vous ne nous en voulez donc pas trop, Hermine ? demanda Alban avec émotion.

– Vous en vouloir ? Mais non, car vous n’étiez pas coupables. Vous avez subi une situation affreuse que vous imposait la volonté de votre père. Le respect filial vous liait... Mais, à votre place, ajouta pensivement Hermine, j’aurais fui cette demeure, j’aurais cherché une occupation utile et absorbante... et, surtout, je me serais rapprochée plus étroitement que jamais de la religion.

– C’est vrai, dit sourdement Alban, nous avons été lâches, nous avons cédé au découragement, nous avons dit : « À quoi bon ?...» J’ai essayé, pourtant, j’ai voyagé, j’ai tenté de me distraire dans le travail. Mais je ne pouvais chasser de mon esprit la vision de cette malheureuse femme, de cette toute petite fille à qui nous enlevions son nom, après lui avoir pris son père... Et un jour, en rencontrant à Vienne une jeune fille réunissant toutes les qualités rêvées par moi pour la compagne de ma vie, je compris mieux encore quelle situation était la mienne. Loyalement, je ne

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pouvais solliciter la main d’une femme sans lui révéler notre triste secret et la menace toujours pendante au-dessus de nos têtes – car tout pouvait se découvrir. En ces conditions, la réponse ne faisait pas de doute... D’ailleurs, nous avions tous déclaré qu’en compensation du tort que nous vous causions, notre fortune vous reviendrait intégralement. En constatant ainsi que tout espoir de bonheur terrestre m’était interdit, je me sentis saisi d’un immense découragement, et, aussitôt, je réintégrai les Roches-Rouges dont je ne suis plus sorti... Mais vous avez raison, Hermine, nous avons été des fous et des ingrats de ne pas nous réfugier dans la religion, qui seule pouvait adoucir notre pénible existence.

Il passa de nouveau la main sur son front où se creusaient plusieurs rides profondes et reprit :

– Quand vous voudrez voir votre mère. Hermine, je vous conduirai près d’elle... Mais combien cette entrevue sera triste pour vous, ma pauvre enfant !

– Ma vue lui fera peut-être du bien... Ne le pensez-vous pas, monsieur ?

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– Pourquoi m’appelez-vous monsieur ? dit-il avec douceur. Je viens de vous révéler que nous étions parents, un peu éloignés, mais bien réels... Et si vraiment vous nous pardonnez...

– Oui, mon cousin, oui, Alban, dit-elle vivement en lui tendant les deux mains.

Il les prit et les garda entre les siennes, en enveloppant la jeune fille d’un regard mélancolique et grave.

– Merci, Hermine... Pour répondre à votre question, je vous dirai qu’il n’est pas impossible, en effet, que votre vue produise sur votre pauvre mère une heureuse impression. Ce qu’il faudrait, voyez-vous, Hermine, ce serait d’obtenir qu’elle s’habituât progressivement à supporter l’absence de ce bruit tout proche et incessant de la source Rouge qui rend fous les gens sains d’esprit, et qui la calme, elle, si bizarrement !

Ils demeurèrent un instant silencieux... Puis Alban murmura, d’une voix altérée :

– Mon père m’a dit qu’il signerait une révélation en due forme et qu’il vous remettrait

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les papiers trouvés sur M. d’Eyblis.– Oh ! mon Dieu, faut-il que vous soyez

obligés à cela ! dit douloureusement Hermine. Ne peut-on, sans que tout le monde sache... ?

– Non, c’est impossible... Mais je vous assure que la réprobation publique sera moins dure à supporter que ce terrible secret, et cette harcelante pensée de l’injustice dont vous étiez victime. Oui, la révélation est indispensable, mon père l’a compris comme nous, et peut-être, comme nous aussi, éprouve-t-il un immense soulagement de pouvoir enfin réparer... Maintenant, je vous laisse, Hermine, je retourne près de ma pauvre Savinie.

Hermine resta seule..., seule avec les pensées qui tourbillonnaient dans son cerveau fatigué. Elle retrouvait sa mère..., mais sa mère folle. Comme l’avait dit Alban, une nouvelle cause de tristesse et d’angoisse ressortait pour elle de la révélation qui venait de lui être faite.

Et, pourtant, elle remercia Dieu avec une ferveur ardente, car elle savait maintenant qui elle était, elle avait un nom, comme toutes les jeunes

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filles de Bourg-d’Eylan, comme Marcelline, comme Mathilde Saulan.

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XV

Près du lit de Mlle Savinie, le docteur Dalney venait de s’asseoir. La malade avait dit à sa sœur aînée et à Hermine qui se trouvaient près d’elle :

– Voulez-vous me laisser un instant seule avec le docteur ?

Mlle Clarisse, dont le front hautain ne se déridait pas depuis la veille, était sortie majestueusement avec Hermine. Félicien, qui suivait la jeune fille d’un regard plein d’intérêt anxieux, dit avec émotion :

– Mlle Hermine paraît vraiment très fatiguée.– N’est-ce pas, docteur ?... Pauvre chérie, son

âme si délicate, si sensible, ressent tout au centuple !... Et elle vient d’avoir de si surprenantes révélations !

– Des révélations ? dit le docteur d’un ton surpris.

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– Oui... Approchez-vous, docteur, je parle si difficilement !

– Mais, mademoiselle, peut-être serait-il préférable...

– Pourquoi userais-je de ménagements ? Je sais que je suis perdue, et, avant de m’en aller, je voudrais donner un peu de bonheur à mon Hermine... Docteur, vous pardonnerez à une mourante d’être indiscrète, peut-être ; mais je voudrais savoir si... vous aimez Hermine ?

Le docteur eut un brusque mouvement et pâlit un peu.

Les grands yeux bleus de la malade se posaient sur lui, graves et un peu douloureux.

– Oui, je l’aime au point que la seule pensée d’un autre mariage m’est insoutenable.

– Alors, pourquoi ?...Le docteur se leva et fit quelques pas dans la

chambre avec agitation. Puis il revint sur le lit et dit avec un calme forcé :

– Il m’a paru impossible de songer à Mlle

Hermine dans la situation qui est la sienne.

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– Parce qu’elle était sans famille et sans nom ?– Oui, et parce qu’elle était riche, beaucoup

plus riche que moi. Pauvre, je l’aimais assez pour lui demander de devenir ma compagne malgré ce mystère qui plane autour d’elle. Ma parenté m’aurait désapprouvé, mais je me sentais disposé à lutter contre elle pour conquérir la créature charmante qui a si vite pris mon cœur... Mais Mlle

Hermine aura une grande fortune, et on m’a fait comprendre que, si elle devenait ma femme, on m’accuserait d’avoir, par cupidité seulement, passé sur la situation anormale qui est la sienne.

– Et c’est pour cette question d’amour-propre que vous vous torturez le cœur, et que vous faites souffrir cette pauvre petite Hermine ?

– Souffrir ? dit-il d’une voix étouffée.– Ne voyez-vous pas combien elle est

changée ? Cela date du jour où elle entendit votre grand-mère déclarer à Mlle Bruenne que vous n’épouseriez jamais une enfant trouvée. Alban était là, il avait entendu aussi, et en rentrant il me dit : « Hermine vient de recevoir un coup dont elle se remettra difficilement... » De fait, il en

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aurait été ainsi, elle aurait souffert longtemps et profondément, s’il n’était survenu depuis des événements...

Elle s’interrompit un instant, à bout de souffle.– Mademoiselle, je ne puis vous permettre de

continuer, dit Félicien.– Laissez donc ! murmura-t-elle. Quelques

heures de plus ou de moins ne signifient rien... Docteur, Hermine vous dira elle-même la vérité. Mais je voudrais savoir si, l’enfant ayant un nom et une famille, et tous les voiles étant écartés, vous accepteriez de devenir son époux !

– Oui, oh ! oui ! dit-il vivement. Et, même autrement, je crois que... oui, je marcherais sur l’amour-propre, sur ce que le monde pourra dire et penser ; je lui demanderais de devenir ma femme, car je ne pourrais supporter de la voir souffrir !

La main frêle de Mlle Savinie saisit celle du jeune médecin.

– À la bonne heure, docteur !... Mais vous n’aurez pas besoin de braver l’opinion publique.

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Veuillez sonner, je vous prie.Ce fut Hermine qui apparut. D’un geste, Mlle

Savinie l’appela près du lit. Sa main tremblante se posa sur la tête blonde qui s’inclinait vers elle.

– Hermine... non, Marie d’Eyblis, voulez-vous devenir la femme du docteur Dalney ?

La jeune fille devint pourpre et regarda Félicien. Une émotion mêlée d’intense surprise se lisait sur la physionomie du jeune docteur.

– Voulez-vous, mademoiselle Hermine ? dit-il en inclinant vers elle sa haute taille.

Elle lui tendit la main, sans mot dire. La joie, l’émotion l’étouffaient... Et Félicien éprouvait sans doute la même impression, car il demeura silencieux, pressant avec une force éloquente, entre ses mains vigoureuses, cette petite main fine et amaigrie où il venait de mettre son baiser de fiançailles. Mlle Savinie les contemplait, une expression indéfinissable dans son regard où semblait déjà flotter un peu de l’au-delà tout proche pour elle...

– Hermine, il vous faut expliquer maintenant à

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votre fiancé ce qui s’est passé... Et lui vous dira pourquoi, quelque temps, il a semblé vous fuir. Descendez tous deux dans le salon, personne ne vous y dérangera... À demain, docteur..., si je suis encore là !

Il posa respectueusement ses lèvres sur la main qu’elle lui tendait et suivit Hermine... Au passage, la jeune fille prévint Céleste que M lle

Savinie se trouvait seule ; puis elle introduisit le docteur dans le grand salon déjà assombri par le jour tombant.

Elle s’assit sur un fauteuil, tandis que Félicien, attirant à lui une chaise, prenait place près d’elle et lui saisissait la main en disant doucement :

– Maintenant, éclaircissez pour moi ce mystère, mademoiselle Hermine.

Elle lui raconta tout... Le docteur l’interrompait de temps à autre par des exclamations.

– Mais c’est inouï !... Et je comprends l’étrange existence de ces malheureux Vaumeyran, obligés de se taire pour ne pas

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accuser leur père. C’était pour eux une torture de chaque instant... Et votre malheureuse mère, Hermine ! Mais qui sait si nous ne parviendrons pas à la guérir ?

– Oh ! nous essaierons !... Nous essaierons tous deux ! s’écria Hermine. Ma mère !... Oh ! combien ce nom me semble délicieux à prononcer !... Mais, fit-elle, saisie d’une inquiétude soudaine, accepterez-vous cette pénible charge, si... elle ne guérit pas ?

– En doutez-vous, Hermine ? dit-il avec une gravité douce. Elle sera ma mère, je l’entourerai de soins et de respect... Mais j’ai confiance, voyez-vous, qu’une heureuse réaction se produira lorsqu’elle sentira battre près de son cœur celui de sa fille.

– Que Dieu vous entende ! dit-elle avec ferveur. Et maintenant, docteur, qu’aviez-vous à me dire ?

Loyalement, il lui avoua la cause de son changement d’attitude des derniers mois...

– Me pardonnerez-vous, Hermine, de vous

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avoir fait souffrir par ce semblant de froideur et d’indifférence ? demanda-t-il en terminant.

– Oui, je pardonne ! dit-elle avec un joli sourire. Je pardonne d’autant plus volontiers que vous ne pouviez agir autrement, car votre parenté n’aurait jamais accepté...

– Ma grand-mère, non ; ma mère, oui, je le crois. Mais, enfin, tout obstacle est écarté. C’est vous qui êtes maintenant d’un rang social un peu supérieur au mien...

– Oh ! qu’importe tout cela ? dit-elle en secouant vivement sa tête blonde. Vous allez donc apprendre toutes ces grandes nouvelles à Mme Dalney, à ma chère Marcelline... Et vous reviendrez bientôt me dire si elles ratifient nos fiançailles ! ajouta-t-elle en voyant que Félicien se levait.

– Demain matin, je serai ici de bonne heure. J’espère que notre pauvre demoiselle Savinie sera encore en vie... Quelle belle âme, quel cœur affectueux et délicat !

– Oh ! oui ! soupira Hermine dont les yeux se

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remplirent de larmes. Alban et elle sont si bons, si nobles !... Et vous ne sauriez croire, docteur, combien il m’est pénible de penser que mon bonheur est acheté par une révélation si dure pour leur respect filial et pour la fierté de leur nom qu’ils avaient à un si haut degré !

– Je vous comprends, Hermine... Et cependant, comment expliquer autrement ?...

– Non, c’est impossible ! dit-elle avec tristesse.

Elle accompagna son fiancé jusqu’à la porte du vestibule, puis remonta lentement et entra dans la chambre de Mlle Savinie.

Alban était seul près de la malade. À l’entrée d’Hermine, il se leva, et la jeune fille remarqua combien son visage était très pâle et altéré.

– Permettez-moi de féliciter la nouvelle fiancée, dit-il avec une tranquille courtoisie. Nous serons tous heureux de voir votre avenir fixé selon vos désirs, Hermine !

– Je vous remercie, mon cousin... Oui, je sais que Mlle Savinie et vous me portez un réel intérêt.

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Alban se détourna un peu, tandis que la faible voix de sa sœur murmurait :

– Oui, nous vous aimons... nous vous aimons, Hermine, au point de marcher avec joie sur notre propre cœur pour vous voir heureuse sous nos yeux !

Mme Dalney mère dînait, ce soir-là, chez sa belle-fille. En attendant Félicien, dont le retour tardait un peu, les deux dames, assises dans le salon, lisaient en face l’une de l’autre, tandis que Marcelline feuilletait des morceaux de musique en chantonnant à mi-voix.

Amélie, la cuisinière, entrouvrit la porte et dit d’un ton solennel :

– Je préviens ces dames que, dans cinq minutes, le rôti ne sera plus mangeable.

– C’est bien, Amélie, nous ne vous ferons pas de reproches ! répondit gravement Mme Dalney.

– Et les légumes seront en bouillie...– Ils seront plus faciles à manger, dit

philosophiquement Marcelline.

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– La sauce sera trop réduite...– Ajoutez-y du bouillon, Amélie.– Et, enfin, M. le Docteur finira par attraper

une maladie d’estomac ! dit Amélie d’un ton prophétique, concluant ainsi la série des catastrophes qui menaçaient, ce soir, la maison Dalney.

– Vous lui ferez de bons petits plats pour le guérir, Amélie... Écoutez, on dirait que le voici !

Un bruit de sonnailles se faisait entendre et s’arrêta devant la maison Dalney. Quelques instants plus tard, le docteur, débarrassé de sa pelisse, entrait dans le salon.

– Tu as donc eu beaucoup de malades, aujourd’hui ? demanda sa grand-mère en baisant le front qu’il inclinait vers elle.

– Non, pas plus qu’à l’ordinaire, grand-mère ; mais j’ai été retenu longuement aux Roches-Rouges.

– Mlle Savinie est-elle plus mal ? demanda Mme

Dalney.– Plus mal, non ; mais la vie s’en va

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lentement, sans remède possible... Cependant, ce n’est pas à cause d’elle que je me suis attardé aux Roches-Rouges.

– Hermine serait-elle malade ? s’écria vivement Marcelline.

– Malade, non ; très fatiguée seulement. Mais il ne s’agissait pas du tout de question médicale...

– Si Monsieur le Docteur veut avoir un dîner passable, il serait grand temps qu’il se mît à table, dit Amélie en apparaissant de nouveau dans l’encadrement de la porte.

– Ah ! c’est vrai, ne plaisantons pas avec le dîner d’Amélie ! dit gaiement le docteur en présentant son bras à sa grand-mère. Je vous raconterai ensuite quelque chose de stupéfiant...

– Oh ! dis-le tout de suite, Félicien ! s’écria Marcelline.

– Non, jeune curieuse... Pour vous faire prendre patience, je vous dirai seulement qu’il s’agit d’un grand bonheur pour notre amie Hermine.

– Je ne pourrai pas dîner avant de savoir,

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Félicien ! déclara la jeune fille.– Eh bien ! alors, j’attendrai jusqu’à demain...– Comme tu es taquin !... Tu le redeviens,

c’est bon signe. On dirait que le bonheur d’Hermine a jeté son reflet sur toi ! dit malicieusement la jeune fille.

Mlle Dalney mère leva les yeux vers son petit-fils et pinça les lèvres en remarquant l’expression heureuse qui éclairait la physionomie du docteur.

Le dîner fut presque silencieux, et expédié beaucoup plus vite qu’à l’ordinaire. Le docteur, occupé tout le jour, aimait généralement à prolonger ce repas du soir ; mais, aujourd’hui, il était visiblement distrait et préoccupé – presque autant que Marcelline, qui avalait les bouchées doubles et buvait sans sourciller son vin pur, au grand scandale de sa grand-mère.

– Je n’y faisais pas attention, je croyais vraiment avoir mis de l’eau, grand-mère... Ce Félicien, avec tous ses mystères, me met la tête à l’envers !

– Elle se replacera tout à l’heure dans la

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position normale, je l’espère ! dit Félicien en pliant sa serviette. Il est vrai que je vais vous apprendre des choses si étranges...

– Dis... dis vite, Félicien !Il indiqua d’un léger signe de tête la femme de

service qui allait et venait.Mlle Dalney se leva, sa belle-mère l’imita et

tous passèrent au salon.– Voyons, qu’y a-t-il, Félicien ? demanda Mme

Dalney en montrant à son fils la place libre près d’elle sur la causeuse.

– Il y a, chère mère, que, sauf votre consentement, je suis fiancé !

Trois exclamations lui répondirent.– Fiancé ? dit brusquement Mme Dalney mère.

Et à qui donc ?– À une jeune fille charmante, Mlle Marie

d’Eyblis, cousine des Vaumeyran.– Marie d’Eyblis ? répétèrent avec stupeur

Marcelline et sa grand-mère.– Voyons, Félicien, que veut dire ceci ?

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demanda Mme Dalney en posant sa main sur le bras de son fils.

Il leur répéta le récit d’Hermine, puis l’intervention de Mlle Savinie qui avait voulu voir assuré, avant de mourir, l’avenir de sa chère petite Hermine.

– J’ai pensé, ma mère, que, maintenant surtout, vous accepteriez ce mariage avec bonheur.

– Certes, mon enfant ! Hermine est une créature délicieuse, au moral et au physique, et cette extraordinaire révélation enlève tous les points noirs...

– Et moi, je suis si, si heureuse, mon Félicien ! s’écria Marcelline en se jetant au cou de son frère.

– Ma chère petite sœur ! dit-il avec émotion. Et vous, grand-mère, que pensez-vous de cela ?

Sur la physionomie de Mme Dalney mère se mélangeaient une sorte d’irritation et la satisfaction que lui causait, malgré tout, la perspective d’une union si relevée au point de

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vue de la fortune et de la position sociale.– Je dis que tu t’es bien hâté pour t’engager

ainsi ! dit-elle froidement. Il aurait fallu attendre, s’informer...

Il interrompit vivement, avec quelque impatience :

– Je me confie en Hermine, en Mlle Savinie, âmes loyales s’il en fut... D’ailleurs, M lle de Vaumeyran attendait pour s’en aller d’être rassurée à l’égard de sa jeune pupille. Le baron écrira son aveu, nous tâcherons de retrouver la trace de Claude d’Eyblis avant ce fatal voyage. Mais, en tout cas, les papiers relatifs à son voyage et à la naissance de l’enfant existent, ils ont été retrouvés dans un petit sac que portait la jeune femme.

– Mais, à propos, voilà, il me semble, un formidable point noir ! dit vivement Mme Dalney mère. La folie se transmet...

– Il s’agit là, évidemment, d’un cas particulier. La mort tragique de M. d’Eyblis a produit sur cette délicate constitution, minée par les soucis,

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une commotion terrible qui a déterminé la folie. En ce cas, il n’y a rien à craindre.

– Qu’en sais-tu ? Tu ne connais pas sa famille, tu ignores s’il y a eu des antécédents !...

– Eh bien ! pour vous rassurer, je tâcherai de prendre des informations ! dit-il avec une sorte d’impatience. Je vais maintenant vous demander la permission de vous quitter, car je me sens harassé de fatigue. Nous causerons plus longuement demain de tous ces faits inattendus...

Il s’interrompit et prêta l’oreille à un bruit de voix venant du vestibule. La porte s’ouvrit, Amélie apparut, son tablier relevé sur le côté, la physionomie solennelle et sombre...

– Le domestique des Roches-Rouges est là, il vient chercher Monsieur le Docteur. Il paraît que le baron est tombé raide, tout à l’heure.

– Le baron !... Pauvres gens, ils reçoivent tous les coups à la fois ! s’écria Félicien. Au revoir, grand-mère... Ne vous inquiétez pas, maman, si je rentre très tard.

Tout en parlant, il constatait la présence de sa

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trousse dans son vêtement. Marcelline se précipita dans le vestibule et en rapporta la pelisse que Félicien endossa rapidement. Puis, ayant serré les mains qui se tendaient vers lui, il s’élança au-dehors.

Dans le traîneau, quelqu’un se trouvait déjà installé. Une voix paisible dit au jeune docteur :

– Allons, mon bon enfant, nous voilà encore une fois de plus appelés tous les deux là-haut ! Que Dieu me fasse la grâce d’arriver à temps !

– Oui, monsieur le Curé, car, en vérité, je crois que le malheureux baron a bien besoin de votre ministère !

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XVI

– Mademoiselle Hermine, il y a en bas M. et Mlle de Sorelles qui demandent à vous voir.

– Merci, Céleste, je descends.Et Hermine, se levant, posa sur un meuble le

livre qu’elle parcourait distraitement.Sa robe noire accentuait la pâleur de son teint,

sur laquelle tranchait le cerne bleuâtre qui entourait ses yeux. Des traces de larmes se voyaient encore sur son visage... Ce matin, elle avait conduit à sa dernière demeure la chère demoiselle Savinie, en même temps que le baron de Vaumeyran. Le docteur Dalney avait réussi à ramener chez ce dernier une lueur de connaissance, pendant laquelle il avait pu recevoir l’absolution. Il était mort dans la nuit, et sa fille ne lui avait survécu que quelques heures.

Maintenant, toute la vérité était connue. La

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considération dont on entourait jusque-là le nom de Vaumeyran avait sombré dans le mépris. On eût pardonné le crime jusqu’à un certain point involontaire du baron, on ne passait pas sur le mensonge et l’injustice qui avaient suivi. Aux funérailles, on s’était incliné devant Hermine, on avait paru ignorer Alban et Clarisse de Vaumeyran.

Cette dernière, la tête redressée, défiait orgueilleusement cette opinion publique qui osait s’élever contre elle. Alban, lui, semblait indifférent et absorbé dans quelque rêve austère... Mais il eut un tressaillement quand, au sortir du cimetière, la douce voix d’Hermine dit bien haut :

– Voulez-vous me donner l’appui de votre bras, mon cousin ?

Elle s’était aperçue de l’ostracisme jeté sur lui par les gens de Bourg-d’Eylan, et voulait montrer à tous qu’elle le tenait pour innocent.

Il le comprit ainsi, car il murmura avec émotion :

– Merci, Hermine... Mais, maintenant, que

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m’importe l’opinion du monde ? Demain, il ne sera plus rien pour moi !

Elle n’osa l’interroger ; mais cette phrase n’avait pas quitté son esprit, et elle y pensait encore lorsque Céleste était entrée.

Dans la bibliothèque, M. de Sorelles et sa sœur s’entretenaient avec Alban. Mlle Clémentine s’élança vers Hermine avec son expansion habituelle.

– Pauvre mignonne, quelle extraordinaire histoire ! On ne parle plus que de cela dans Bourg-d’Eylan !... Et ces émotions vous ont fait une petite mine toute fatiguée ! Heureusement que votre fiancé sera là pour vous soigner !

– Permettez-moi de vous offrir mes félicitations, mademoiselle Hermine, dit la voix grave de M. de Sorelles. Je vous appelle Hermine par habitude...

– Mais oui, je serai toujours Hermine pour vous tous ! dit-elle en lui tendant la main. Laissez-moi vous remercier, monsieur, de l’intérêt que j’ai toujours senti en vous et dont je

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comprends maintenant le motif.– Oui, dit lentement Alban. M. de Sorelles

savait tout, il déplorait la situation qui était la vôtre, mais son honneur lui interdisait de parler.

– Je l’ai regretté surtout en devinant que cette situation anormale allait devenir pour vous une cause de souffrance, mon enfant ! dit le comte en pressant la main d’Hermine. Mais Dieu a bien arrangé toutes choses... Si, au moins, vous ne deviez pas tant en souffrir, mon pauvre Alban !

M. de Vaumeyran eut un geste d’indifférence.– Moi, peu importe !... D’ailleurs, j’ai plus

souffert de la feinte de ces seize années que de la révélation d’aujourd’hui. Il me semble qu’un poids énorme m’est enlevé... Je vous laisse avec vos amis, Hermine, j’ai nombre d’affaires à mettre au courant avant...

Il s’interrompit, passa la main sur son front et reprit :

– Vous voudrez bien me faire prévenir lorsque le docteur Dalney arrivera. S’il autorise pour vous cette pénible émotion, nous descendrons

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aux souterrains.– Pauvre Alban ! dit M. de Sorelles lorsque le

jeune châtelain eut disparu. Une si noble nature !... La voilà finie, leur vieille race ! Qui aurait dit pareille chose à l’adolescent si vif, si fier, si confiant en l’existence que j’ai connu jadis ici ?

Et M. de Sorelles se mit à rappeler les souvenirs d’autrefois, à évoquer les Roches-Rouges gaies et animées, éclairées par la grâce délicate de Blandine, par la beauté précoce de Savinie. Ici, dans cette bibliothèque, avaient lieu de charmantes réunions ; Savinie était déjà une remarquable musicienne.

– Je ne lui ai jamais entendu jouer une note ! dit Hermine.

– Non, ce fut fini sans doute au moment de la catastrophe... Ce malheureux Claude ! Je me rappelle, étant tout enfant, l’avoir vu à Selmont. Vous avez ses yeux, mademoiselle.

Comme trois heures sonnaient, Céleste introduisit le docteur, sa mère et sa sœur. Tous

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ces derniers jours, Mme et Mlle Dalney étaient venues passer plusieurs heures près d’Hermine, l’entourant d’une délicate sympathie qui avait un peu atténué, chez la jeune fille, la douleur que lui causait la perte de Mlle Savinie.

M. de Vaumeyran reparut, et on discuta aussitôt la question de savoir si Hermine devait descendre pour la première fois auprès de sa mère.

– Je crains que cette émotion ne soit encore trop forte pour vous ! dit Félicien qui tenait la main de sa fiancée et regardait avec un affectueux intérêt le pâle visage fatigué.

– Si, oh ! si, laissez-moi y aller !... Je vous assure que je la supporterai !... J’ai tellement hâte de connaître ma pauvre maman !

Après quelques hésitations, le docteur et Alban cédèrent enfin. Laissant les dames Dalney en compagnie de M. de Sorelles et de sa sœur, ils gagnèrent avec Hermine les caves du château.

La porte des souterrains s’ouvrait dans le sombre enfoncement d’un couloir. En l’entendant

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grincer sur ses gonds, Hermine pensa avec un serrement de cœur que sa mère ne l’avait pas franchie depuis seize années.

Au bout d’un large corridor dallé, Alban et ses compagnons pénétrèrent dans une salle creusée dans le roc, et garnie de quelques meubles disparates, puis dans une seconde pièce, éclairée par deux petites fenêtres grillées, probablement celles aperçues par Hermine au-dessus de la source Rouge. Le fracas de la chute d’eau, qui avait augmenté à mesure qu’Hermine avançait, était ici assourdissant.

Les murailles faites de roc brut étaient en partie cachées par des tentures, plusieurs tapis couvraient le sol dallé, des meubles confortables ornaient cette pièce où un poêle de porcelaine répandait une douce chaleur.

Près d’une fenêtre était assise une femme à la taille frêle, aux abondants cheveux blancs. Elle brodait, en soies aux teintes passées, une longue bande de drap blanc.

Au bruit de la porte qui s’ouvrait, elle tourna vers les arrivants un délicat visage semé de rides

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légères, où brillaient des yeux très grands, d’un bleu pâle.

Ces yeux se posèrent sur Hermine, s’y attachèrent avidement.

Hermine s’était arrêtée, le cœur battant.Mme d’Eyblis se leva, elle s’avança lentement

et s’approcha de la jeune fille, sans la quitter du regard... Ses longs doigts maigres se posèrent sur le bras d’Hermine, puis touchèrent ses cheveux blonds, son visage...

– Qui êtes-vous ? dit-elle d’une voix lente, sans inflexions, et qui s’entendait difficilement dans le fracas de la chute d’eau.

– Je m’appelle Marie d’Eyblis...– Marie d’Eyblis ?Elle passa la main sur son front en répétant :– Qui êtes-vous ?D’un mouvement spontané, Hermine lui

entoura le cou de son bras, appuya la tête contre sa poitrine en s’écriant :

– Je suis votre fille !... Maman ! Ma chère

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maman !Une commotion agita le corps de Mme

d’Eyblis. Ses lèvres se posèrent sur les cheveux de la jeune fille, s’y attachèrent longuement, passionnément...

– Marie !... Marie ! dit-elle d’un ton d’extase.Hermine l’entraîna vers la fenêtre, elle la fit

asseoir et s’agenouilla près d’elle. Mme d’Eyblis lui prit la tête entre ses mains et se mit à la regarder avec une sorte d’adoration silencieuse.

Hermine, dominant l’émotion immense qui l’étreignait, lui disait de tendres paroles, l’enveloppait du regard charmeur de ses grands yeux. Un calme radieux transformait cette physionomie fatiguée, vieillie par la claustration et les souffrances morales.

– Tâchez de la faire sortir d’ici, mademoiselle Hermine, dit le docteur Dalney qui s’était approché et considérait avec une attention compatissante la mère de sa fiancée.

Hermine prit une des mains de Mme d’Eyblis et la baisa tendrement.

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– Venez, maman chérie ! Venez avec moi...Docilement. Mme d’Eyblis se leva. Elle suivit

Hermine que précédaient Félicien et Alban.Mais, dans le couloir qui desservait les caves,

et où ne parvenait plus qu’assourdi le bruit de la source Rouge, elle s’arrêta tout à coup, inquiète et agitée...

– Attention, voilà le moment critique ! murmura M. de Vaumeyran.

– Où suis-je, ici ?... Je ne veux pas... Claude n’est pas ici... Marie non plus...

Hermine appuya sa tête sur l’épaule de sa mère en répliquant doucement :

– Mais si, maman, je suis là ! Nous allons remonter, vous verrez comme on est bien là-haut, et comme nous serons heureuses ensemble !

– Tu ne me quitteras plus ? dit-elle d’un air soupçonneux.

– Mais non, maman, jamais plus ! Votre petite fille sera toujours près de vous, pour vous soigner, vous aimer.

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– Ma petite Marie ! Ma petite Marie ! murmura Mme d’Eyblis en la couvrant de baisers passionnés.

Doucement, Hermine l’entraîna. Dans le vestibule, quelques symptômes d’agitation se manifestèrent encore. Un baiser d’Hermine les calma de nouveau...

– Installez-la dans la chambre de Savinie, Hermine, dit M. de Vaumeyran. Vous serez ainsi assez près d’elle, et moi-même je ne me trouverais pas trop éloigné dans le cas où vous auriez besoin de mon aide. D’ailleurs, Céleste et Godard demeureront à proximité pendant la nuit, tant qu’il nous restera quelques craintes...

– Oui, il faut prendre des précautions, ajouta le docteur. Je vais vous accompagner, si vous me le permettez, mademoiselle Hermine, afin de surveiller encore un peu notre malade.

– Je ne demande pas mieux, docteur... Venez, ma chère maman.

Dans la chambre de Mlle Savinie, Mme d’Eyblis s’assit près de la fenêtre, et Hermine prit place à

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ses pieds, en appuyant sa tête sur ses genoux. Sa mère se mit à caresser ses cheveux, tout en regardant Félicien qui s’était assis en face d’elle.

– Qui est-il ? demanda-t-elle tout à coup en abaissant son regard vers sa fille.

– Maman, c’est le docteur Dalney... Il sera votre fils, si vous le voulez...

– Mon fils ?– Oui, l’époux de votre petite Marie... Il est si

bon, maman ! Il vous aimera tant !Le regard de Mme d’Eyblis, devenu soudain un

peu farouche, enveloppa le docteur, et elle murmura :

– Non, toi seulement !... Toi, Marie !

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XVII

Le lendemain, aucune agitation ne s’étant manifestée chez Mme d’Eyblis, le docteur se déclara on ne peut plus satisfait, surtout lorsqu’il eut remarqué l’expression presque lucide que prenait, par instants, le regard de la malade.

– Vous avez déterminé chez elle une bienfaisante commotion qui sera, j’en suis persuadé, le début de la guérison, dit-il à sa fiancée. Si, pour notre mariage, votre chère mère pouvait avoir recouvré toute sa lucidité !

– Oh ! quelle joie ! Elle est si tendre pour moi, docteur ! Hier, je n’ai pu la quitter d’un moment, elle ne voulait pas me perdre des yeux. Aujourd’hui, j’ai pu m’éloigner quelques instants ; mais elle est inquiète, elle s’agite...

– Elle s’accoutumera peu à peu, lorsqu’elle verra que vous revenez toujours... Je le répète, j’ai la plus grande confiance dans la guérison très

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proche.Mlle d’Eyblis semblait, aujourd’hui, se

familiariser avec la présence du jeune médecin. La loyale et sympathique physionomie de Félicien produisait sur elle son effet accoutumé auprès des malades. Elle répondit d’un ton hésitant, mais d’une façon presque sensée, à quelques questions qu’il lui adressa avec douceur, et écouta ensuite avec une sorte d’intérêt la conversation des fiancés, qui s’entretenaient de Marielle dont la santé s’altérait beaucoup.

– Je ne puis aller la voir en ce moment, dit Hermine avec regret. Ma pauvre maman ne supporterait pas une absence si prolongée.

– Mais nous allons, progressivement, l’habituer à l’air du dehors, et bientôt, je l’espère, je pourrai vous emmener toutes deux faire un tour en traîneau du côté de chez Anatole... Il me faut maintenant vous quitter, ma petite fiancée, j’ai encore quelques malades à voir.

– Maman, voulez-vous que nous accompagnions le docteur Dalney jusqu’au vestibule ? demanda câlinement Hermine.

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Mme d’Eyblis fit une sorte de signe d’assentiment et, glissant son bras sous celui de sa fille, elle sortit avec elle de la chambre.

Comme elles atteignaient le vestibule, une porte s’ouvrit lentement : celle du cabinet de travail du défunt baron, où son fils s’enfermait depuis deux jours.

Une silhouette vêtue de blanc apparut d’abord. C’était le prieur des Trois-Saints. Derrière lui se montrait le visage très grave d’Alban.

Mme d’Eyblis s’arrêta brusquement ; elle murmura :

– Qu’est-ce que cela ?Et son doigt s’étendait vers le religieux.Hermine se rappela soudain, pour la première

fois, que sa mère était luthérienne, et quelque chose s’émut en elle à la pensée que, si Mme

d’Eyblis revenait à la raison, il existerait entre la mère et la fille, sur ce point capital, une divergence d’idées et de croyances.

– C’est un religieux, mère chérie, dit-elle doucement. Il est très bon, il s’est intéressé à

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votre petite fille...M. de Vaumeyran et le prieur s’avançaient. Ce

dernier posa tour à tour son calme et profond regard sur Mme d’Eyblis et sur Hermine.

– Dieu a écouté nos prières, enfant, dit-il lentement. Voilà enfin réparée l’injustice qui pesait si lourdement sur cette maison. Bientôt, s’il plaît à Dieu, tous seront entrés dans la voie providentielle...

– Non, il restera Clarisse, dit Alban avec tristesse. Clarisse veut résister à tout, elle demeurera ici, cloîtrée dans son inaction et son défi orgueilleux. Clarisse ne plie pas, ne veut pas plier sous la main de Dieu !

– Mais vous, Alban, que ferez-vous ? demanda Hermine.

M. de Vaumeyran tourna les yeux vers le prieur, et dit avec calme :

– Moi, j’aurai une part privilégiée... Le Père Benoît-Marie veut bien m’accepter au nombre de ses enfants.

Une même exclamation s’échappa des lèvres

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d’Hermine et de Félicien.– Vous religieux, Alban ?– Mais pourquoi pas ? dit-il avec la même

tranquillité. Si je n’avais été si lâche, j’aurais depuis longtemps suivi l’attrait qui me poussait vers cette retraite d’expiation et de paix. Aujourd’hui, rien ne me retient plus, j’ai hâte.

Sa voix s’étouffait soudain légèrement ; ses traits avaient une sorte de contraction...

Le prieur posa la main sur son épaule.– Oui, viens, mon enfant, nous te la ferons

connaître, cette paix qui est notre partage. Tu seras notre frère bien-aimé, tu oublieras près de nous les amertumes et les désillusions de cette vie.

Il semblait qu’un reflet de cette paix promise descendait soudain sur le visage d’Alban. Il regarda Félicien et Hermine, debout l’un près de l’autre, et dit d’un ton très doux, où passait comme une légère vibration de souffrance :

– La bénédiction du Père Benoît-Marie vous a porté bonheur, Hermine. Demandez-lui de

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l’accorder encore à vos fiançailles.D’un mouvement spontané, le docteur et

Hermine mirent un genou à terre. La main du prieur s’étendit sur leurs têtes courbées... Et, en se relevant, ils s’aperçurent que Mme d’Eyblis s’était agenouillée aussi.

– Mon père, vous prierez pour elle ?... pour sa guérison et sa conversion ? demanda Hermine.

– De tout mon cœur, ma petite enfant !... Et nous serons deux, bientôt, à penser plus spécialement à vous et aux vôtres.

– Quand donc nous quitterez-vous, Alban ? demanda Félicien en prenant la main de M. de Vaumeyran.

– Je n’ai pas encore fixé de date, mais ce sera bientôt, je pense, aussitôt que j’aurai terminé tous mes arrangements.

– Quoi ! vous n’attendrez pas notre mariage ? dit Hermine d’un ton de reproche.

Alban eut un imperceptible frémissement, mais il répondit avec calme :

– Non, je serai déjà à cette époque l’hôte des

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Trois-Saints. Je prierai mieux là-bas pour vous, Hermine... N’insistez pas, je vous en prie ! dit-il en voyant la protestation toute prête sur les lèvres des fiancés. Tout est arrangé avec mon cousin, je ne tarderai pas à entrer au noviciat.

– C’est très mal de ne pas attendre un peu ! dit Hermine d’un ton fâché. Je vais vous garder rancune, Alban !

Il eut un demi-sourire mélancolique en répliquant :

– Pensez-vous que ma présence aurait ajouté quelque chose à votre jeune bonheur, Hermine ?

– Mais certainement ! Croyez-vous que je n’aie pas conservé une vive reconnaissance de votre bonté, de la sollicitude dont vous m’entouriez ? Pensez-vous qu’il me sera indifférent d’être conduite à l’autel par un étranger, au lieu de m’appuyer à votre bras ?... En ce cas, vous me connaissez bien peu, Alban !

– Oh ! si, je vous connais ! dit-il sourdement. Je sais que, chez vous, le cœur vibre et sent comme chez nulle autre. Mais je ne puis...

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Le prieur posa la main sur l’épaule de son cousin.

– L’enfant a raison, Alban ; nous n’avions pas réfléchi que tu ne peux te soustraire à ce devoir.

– Mon Père !...Une supplication poignante passait dans la

voix altérée d’Alban, dans le regard qu’il attachait sur le prieur.

– Tu le dois ! dit fermement le Père Benoît-Marie. Il faut sacrifier beaucoup à son devoir, mon fils !

Pour qui eût observé en ce moment Alban, la lutte douloureuse qui l’agitait aurait été visible... Il dit enfin d’un ton résolu :

– Je vous accompagnerai le jour de votre mariage, Hermine.

– Et je t’attendrai ensuite, mon enfant, ajouta le religieux. Ce même jour, tu viendras te réfugier près de moi. Ne crains rien, Dieu aime les âmes courageuses... Que sa grâce soit avec vous tous, mes enfants !

Il s’éloigna, suivi de son jeune parent. Le

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docteur prit rapidement congé d’Hermine et la jeune fille remonta lentement, en tenant la main de sa mère.

Sur le palier du premier étage, elles croisèrent Mlle Clarisse. Mme d’Eyblis eut un sursaut de crainte. L’aînée des Vaumeyran lui produisait toujours cette impression, tandis que la vue d’Alban la laissait fort tranquille.

– Le prieur des Trois-Saints est-il parti ? demanda Mlle Clarisse d’un ton bref.

– Il part, mademoiselle.– Il n’emmène pas Alban, par hasard ?– Oh ! pas encore, mademoiselle !Mlle Clarisse eut un rire sarcastique.– C’est que mon frère, en m’apprenant sa

décision, avait l’air si pressé de fuir cette demeure !... Je vais y demeurer seule... Mais ce sera assez, puisque tous ont déserté ! dit-elle avec une sourde colère. Je serai là, moi, pour garder nos Roches-Rouges ; je ne les fuirai pas, comme eux tous, qui se sont laissé prendre par la mort, sans vouloir lutter... Oui, même Alban, car c’est

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la mort, c’est le tombeau qu’il a choisi.Son visage aux traits heurtés s’animait d’une

colère tragique, ses yeux, assombris et farouches, enveloppaient la mère et la fille...

– Et c’est vous qui êtes cause de tout... C’est vous qui avez fait mourir Blandine. Savinie, mon père..., vous qui conduisez Alban à une mort anticipée. Maudit soit le jour où vous avez mis le pied dans cette demeure !

Elle s’éloigna brusquement, les épaules secouées d’une sorte de spasme, et la porte de sa chambre retomba avec violence.

Mme d’Eyblis tremblait de tous ses membres, une lueur d’égarement passait dans son regard. Hermine, dominant son propre saisissement, l’entraîna vers sa chambre, la fit asseoir, lui murmura de douces paroles. Elle se calma bientôt ; mais, au moindre bruit extérieur, elle avait un tressaillement et tournait les yeux vers la porte, comme si elle craignait de voir apparaître cette Clarisse dont le cœur glacé n’avait jamais battu que sous une pensée d’orgueil, dont l’esprit ingénieux avait imaginé sans hésitation le

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stratagème qui devait préserver aux yeux du monde l’honneur du nom de Vaumeyran.

Le mariage d’Hermine fut célébré au début de février. Les gens de Bourg-d’Eylan, offusqués d’abord à la pensée qu’Alban de Vaumeyran, le fils du meurtrier de Claude d’Eyblis, conduirait à l’autel la jeune fiancée, changèrent d’avis en apprenant que le châtelain des Roches-Rouges allait disparaître du monde, sans doute dans un désir d’expiation pour les fautes des siens, et beaucoup louèrent Hermine de la pensée délicate qui l’avait dirigée en cette circonstance, pour bien prouver à son cousin qu’elle le tenait absolument innocent des fautes de son père.

Clarisse ne parut pas. Elle s’enfermait farouchement aux Roches-Rouges, où elle serait seule, maintenant.

De l’avis des habitants de Bourg-d’Eylan, qui ne passaient pas pour être facilement admirateurs, on n’avait jamais vu plus jolie mariée entrer dans la vieille église, ni jeunes époux plus radieux qu’Hermine et Félicien lorsqu’ils sortirent, à

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l’issue de la cérémonie. On se montrait aussi Marcelline, tout heureuse au bras de Pierre Bruenne, et Mathilde Saulan, raide et pincée, qui suivait d’un œil morne les ondulations de la longue traîne d’Hermine... et surtout Mme

d’Eyblis, dont la raison revenait lentement, mais sûrement.

Le prieur des Trois-Saints donna la bénédiction nuptiale ; il fit une courte allocution dont la forme et le fond eurent l’approbation unanime des assistants... Tandis que le cortège sortait de l’église, il demeura dans le chœur, agenouillé, immobile sous sa coule blanche.

Peu après, un pas ferme retentit sur les dalles. Un homme, vêtu d’une pelisse, gravit les marches du chœur et vint s’agenouiller près du religieux.

Ils prièrent quelques instants, une même expression de foi tranquille dans leurs yeux bleus semblables. Puis ils sortirent ensemble et, traversant le village, s’engagèrent dans un étroit sentier.

– Tu leur as dit adieu, Alban ? demanda le prieur, rompant le silence.

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– Non, car ils auraient voulu me retenir encore. Je me suis glissé au-dehors, profitant du premier brouhaha de l’arrivée... Enfin, c’est fini, c’est fini ! dit-il d’un ton d’allégresse.

Ses yeux se levèrent et embrassèrent d’un long regard les Roches-Rouges que l’on apercevait d’ici, dans une échappée entre les sapins. La neige semblait écraser les vieux toits, elle accentuait l’aspect sombre, presque lugubre, des antiques murailles qui avaient abrité bien des générations de Vaumeyran.

– J’ai tant souffert là, mon Père ! dit-il d’un ton étouffé.

La main du religieux se leva et traça une croix sur le front d’Alban.

– Que la paix soit désormais en toi, mon fils ! dit-il avec émotion.

Bientôt, au détour du sentier, leurs silhouettes disparurent. Alban de Vaumeyran venait de dire son adieu au monde.

...À cette même heure, on s’apercevait, chez les Dalney, de la disparition du jeune châtelain.

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Félicien, très ému, vint l’apprendre à sa femme au moment où l’on allait passer dans la salle à manger.

– Oh ! pauvre Alban, j’aurais tant voulu lui dire adieu ! s’écria-t-elle, les larmes aux yeux. Quelle hâte il avait de nous quitter !... Au moins aurait-il pu nous accorder encore toute cette journée, n’est-ce pas, monsieur ?

Ces mots s’adressaient à M. de Sorelles, qui se tenait à quelques pas des mariés.

Il enveloppa d’un regard énigmatique la jeune femme si jolie dans sa toilette virginale, et dit gravement :

– Ne lui reprochez rien, madame ; il vous a donné, aujourd’hui, une des plus grandes preuves de dévouement que puisse concevoir un cœur d’homme. Il a gagné le droit de s’en aller dès maintenant vers l’asile de la paix, vers le seul bien qui ne manque jamais. Je savais Alban un très grand cœur, je ne pensais pas que son âme pût se hausser à cet héroïsme !

Hermine et Félicien le regardèrent avec un peu

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de surprise, et Mlle Clémentine, qui avait entendu, s’écria d’un ton légèrement ironique :

– Voilà de bien grands mots, il me semble, Lucien ! Tout cela parce que M. de Vaumeyran a retardé quelque peu son entrée aux Trois-Saints pour conduire à l’autel sa cousine... Ma petite Hermine – aujourd’hui plus que jamais la bien-nommée – je suis ravie de penser que vous ne rentrerez plus là-haut, dans ce triste nid de hiboux. J’avais toujours un serrement de cœur en vous en voyant reprendre le chemin.

– J’y ai eu quelques consolations, et on m’y a aimée ! dit Hermine avec émotion.

Son regard s’abaissa sur son corsage où s’attachait une croix de perles fines qui avait orné la toilette de mariée de la mère d’Alban. Il la lui avait donné la veille... Et, au milieu du bruit produit par les conversations des invités, il lui sembla entendre de nouveau sa voix, un peu tremblante, qui murmurait :

– Quand je ne serai plus là, Hermine, priez quelquefois pour le frère Colomban !

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Cet ouvrage est le 335e publiédans la collection Classiques du 20e siècle

par la Bibliothèque électronique du Québec.

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Jean-Yves Dupuis.

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