Les frères ennemis dans le roman, du XVIIè siècle à … · le cadre d'une rivalité amoureuse,...

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Mme Aurélie RENAULT, Lycée Emile ZOLA, Aix-en-Provence Les frères ennemis dans le roman, du XVIIè siècle à nos jours. Séquence réalisée par Mme Aurélie RENAULT, professeure agrégée au Lycée Emile Zola d’Aix-en-Provence : classe de 1 ère . Méthode appliquée : - Choix des textes en fonction du thème choisi (les frères ennemis) et dans l'optique de montrer l'évolution des personnages de roman du XVIIème siècle à nos jours. - Préparation des textes. - Lecture expressive par l'enseignant (lors de l'heure suivante, la lecture est prise en charge par un élève). - Construction du sens à partir des émotions, sensations, idées des élèves en ajoutant les procédés qui ont permis à l'auteur de leur faire comprendre telle idée ou ressentir telle émotion. → Lectures analytiques souvent linéaires ou composées, suivant les mots clés et idées dégagées par les élèves. - A la fin de chaque séance, recherche avec les élèves des questions possibles au bac (elles n'apparaissent donc pas ici), construction des plans à la maison ou ensemble. - Un élève peut, le cours suivant, développer en 10 minutes une question type bac. Problématique didactique : Comment les personnages de roman évoluent-ils alors même que les relations entre frères gardent, au cours des siècles, toute leur complexité ? Problématique littéraire : Comment le roman représente-t-il la rivalité entre frères ? Supports : - Scarron, Le roman comique, 1651 - Guy de Maupassant, Pierre et Jean, 1888 - Victor Hugo, L'homme qui rit, 1869 - Henri Bauchau, Antigone 1997 Textes complémentaires : - Guy de Maupassant, préface de Pierre et Jean - Victor Hugo, préface de Cromwell (le sublime et le grotesque) - Euripide, Les Phéniciennes - Jean Teulé, Charly IX, 2011 Images fixes : - Portrait de Gwynplaine par Victor Hugo - Photogramme issu du film L'homme qui rit ( 2012) de Jean-Pierre Améris - Titien, Abel et Caïn, 1542 - Rubens, Caïn tuant Abel, 1608-1609 - Giovanni Battista Tiepolo, Etéocle et Polynice, 1725-1730 Langue et culture de l'Antiquité : Abel et Caïn Romulus et Rémus Etéocle et Polynice Lecture cursive : lire au choix Pierre et Jean de Maupassant, L'homme qui rit de Hugo, Charly IX de Teulé ou Antigone de Bauchau. A noter que, pour les élèves les plus en difficulté, la lecture d'une version abrégée de L'Homme qui rit est acceptée. Evaluation de la lecture cursive : Sujet d’écriture d'invention Après avoir lu (titre de l’œuvre donnée en lecture cursive), vous écrivez une lettre à votre frère (réel ou fictif). Vous revenez sur les relations difficiles des frères que vous avez rencontrés dans le roman lu. Vous vous référez à des épisodes précis dont vous commentez la portée ; vous revenez sur ce que vous avez ressenti lors de ces scènes de confrontation entre deux frères.

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Mme Aurélie RENAULT, Lycée Emile ZOLA, Aix-en-Provence

Les frères ennemis dans le roman, du XVIIè siècle à nos jours. Séquence réalisée par Mme Aurélie RENAULT, professeure agrégée au Lycée Emile Zola d’Aix-en-Provence : classe de 1ère. Méthode appliquée : - Choix des textes en fonction du thème choisi (les frères ennemis) et dans l'optique de montrer l'évolution des personnages de roman du XVIIème siècle à nos jours. - Préparation des textes. - Lecture expressive par l'enseignant (lors de l'heure suivante, la lecture est prise en charge par un élève). - Construction du sens à partir des émotions, sensations, idées des élèves en ajoutant les procédés qui ont permis à l'auteur de leur faire comprendre telle idée ou ressentir telle émotion. → Lectures analytiques souvent linéaires ou composées, suivant les mots clés et idées dégagées par les élèves. - A la fin de chaque séance, recherche avec les élèves des questions possibles au bac (elles n'apparaissent donc pas ici), construction des plans à la maison ou ensemble. - Un élève peut, le cours suivant, développer en 10 minutes une question type bac. Problématique didactique : Comment les personnages de roman évoluent-ils alors même que les relations entre frères gardent, au cours des siècles, toute leur complexité ? Problématique littéraire : Comment le roman représente-t-il la rivalité entre frères ? Supports : - Scarron, Le roman comique, 1651 - Guy de Maupassant, Pierre et Jean, 1888 - Victor Hugo, L'homme qui rit, 1869 - Henri Bauchau, Antigone 1997 Textes complémentaires : - Guy de Maupassant, préface de Pierre et Jean - Victor Hugo, préface de Cromwell (le sublime et le grotesque) - Euripide, Les Phéniciennes - Jean Teulé, Charly IX, 2011 Images fixes : - Portrait de Gwynplaine par Victor Hugo - Photogramme issu du film L'homme qui rit ( 2012) de Jean-Pierre Améris - Titien, Abel et Caïn, 1542 - Rubens, Caïn tuant Abel, 1608-1609 - Giovanni Battista Tiepolo, Etéocle et Polynice, 1725-1730 Langue et culture de l'Antiquité : Abel et Caïn Romulus et Rémus Etéocle et Polynice Lecture cursive : lire au choix Pierre et Jean de Maupassant, L'homme qui rit de Hugo, Charly IX de Teulé ou Antigone de Bauchau. A noter que, pour les élèves les plus en difficulté, la lecture d'une version abrégée de L'Homme qui rit est acceptée. Evaluation de la lecture cursive : Sujet d’écriture d'invention Après avoir lu (titre de l’œuvre donnée en lecture cursive), vous écrivez une lettre à votre frère (réel ou fictif). Vous revenez sur les relations difficiles des frères que vous avez rencontrés dans le roman lu. Vous vous référez à des épisodes précis dont vous commentez la portée ; vous revenez sur ce que vous avez ressenti lors de ces scènes de confrontation entre deux frères.

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Préparation de l'entretien de l'EAF : Rédigez un carnet de lecture dans lequel vous notez vos impressions de lecture, vos sentiments, sensations, ce qui vous a plu, déplu afin de pouvoir tout revivre en juin en lisant votre carnet avant l'épreuve orale.

----------------------------------- Lacan, dans son séminaire "L'identification", le 14 mars 1962, insiste sur les relations paradoxales qui unissent les frères. Ils se définissent l'un par rapport à l'autre. Le frère est avant tout symbole du manque. Il est ce que je ne suis pas. Aussi Lacan peut-il écrire que c'est "le point de naissance du désir : il est mon image au sens où l'image dont il s'agit est fondatrice." Parce que le frère est fondamentalement autre, on se définit par rapport à lui. Mon frère est celui que je ne suis pas, celui que je voudrais ou pourrais être. C'est en cela qu'il est naissance du désir, désir d'être autre. C'est cette expérience que vit Pierre lors de la naissance de Jean - dans Pierre et Jean de Maupassant -, un Jean qui lui vole "son père et sa mère", un Jean qui est "tant caressé, tant aimé'" au point que l'énervement de Pierre résonne aux oreilles du lecteur. Cette jalousie, nombre de textes fondateurs ont pu déjà la présenter aux élèves en classe de 6è ou en cours de latin. Caïn tue Abel parce que Dieu a préféré son offrande, Romulus tue Rémus pour être seul fondateur de Rome, tandis qu'Etéocle et Polynice s'entretuent pour régner sur Thèbes. Les enjeux sont bien souvent des enjeux de pouvoir, que ce pouvoir soit politique ou encore, nous le verrons, amoureux car c'est bien une femme qui provoque l'opposition de deux frères dans Le Roman comique de Scarron. Face à tous les frères proposés par les romans, il a fallu choisir, dans le cadre de l'objet d'étude de première, "le personnage de roman, du XVIIe à nos jours", des personnages de frères qui permettent de mesurer pour les uns la charge comique qui peut être associée aux frères dans le cadre d'une rivalité amoureuse, et pour les autres la charge tragique dès lors que la rivalité peut conduire à la mort. Ces personnages devaient également permettre de réfléchir aux mouvements littéraires : le personnage de roman réaliste-naturaliste se fait "miroir" du lecteur en ce qu'il reflète une jalousie présentée comme universelle tandis que le personnage romantique témoigne de la dialectique du grotesque et du sublime inhérente au romantisme hugolien. Il s'agit alors bien de se demander comment s'exprime la rivalité des frères dans le roman. Aussi, afin de travailler sur cette thématique, avons-nous choisi d'aborder dans une première séance Le Roman comique de Scarron qui devrait permettre de revoir avec les élèves les caractéristiques du comique. Qui plus est, la rivalité des deux frères est désamorcée dès qu'ils prennent conscience de leurs liens de parenté. La seconde séance s'intéresse à deux frères ennemis, Gwynplaine et Lord David. Gwynplaine, enfant enlevé à la naissance et défiguré, dépossède malgré lui son demi-frère, Lord David, de son héritage et de la main de la duchesse Josiane. Propulsé à la chambre des Lords du jour au lendemain, Gwynplaine est la risée de tous. Or, Lord David tout en ne supportant pas que l'on se moque ainsi de son frère, le provoque en duel. Les relations entre frères sont pour le moins paradoxales. C'est pourquoi nous verrons, dans la troisième séance, que si, dans Pierre et Jean de Maupassant, Pierre aime Jean, il en est tout de même jaloux. Cette jalousie est renforcée par l'apparition d'une jeune femme. La rivalité peut être liée à l'amour mais elle peut également être liée au pouvoir que l'un des deux frères possède. C'est le cas dans la dernière œuvre étudiée, Antigone de Bauchau. Aussi la quatrième séance repose-t-elle sur le monologue d'Ismène, sœur d'Etéocle et Polynice, les enfants et frères d'Œdipe. Dans ce monologue, elle remonte aux origines de la rivalité des deux frères. Nous verrons ce que Bauchau, dans son analyse, doit à la psychanalyse. Enfin, une dissertation consacrée aux liens entretenus par le personnage de roman avec la réalité viendra clore cette séquence.

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La séance d'introduction destinée aux élèves consiste à : - leur demander quels sont les frères célèbres qu'ils connaissent - leur demander de caractériser les relations entre ces frères - leur donner un travail de recherches : trouvez des tableaux représentant des frères célèbres ; comparez l'approche des peintres ; utilisez le vocabulaire d'analyse iconographique vu en AP. Quelques travaux sont ramassés ; un élève volontaire présente avec un powerpoint le fruit de ses travaux. Séance 1: La réconciliation des frères rivaux. Le Roman comique de Scarron Dorothée s'adresse à Dom Juan, espérant lui faire comprendre qu'elle aime un autre homme, Don Sanche. "Que n'est-il en ta présence ce cavalier dont l'amour m'importune! tu connaîtrais, par ce que je lui dirais, si jamais il a pu me dire qu'il m'aimât et si j'ai jamais voulu lire les lettres qu'il m'a écrites. Mais mon malheur, qui me l'a toujours fait voir quand sa vue m'a pu nuire, m'empêche de le voir quand il me pourrait servir à te désabuser." Dom Juan eut la patience de laisser parler Dorothée sans l'interrompre pour en apprendre encore davantage qu'elle ne lui en venait de découvrir. Enfin il allait peut-être la quereller quand dom Sanche, qui cherchait de chambre en chambre le chemin du jardin qu'il avait manqué, et qui ouït la voix de Dorothée qui parlait à dom Juan, s'approcha d'elle avec le moindre bruit qu'il put et fut pourtant ouï de dom Juan et des deux sœurs. Dans ce même temps, dom Manuel1 entra dans la même chambre avec de la lumière que portaient devant lui quelques-uns de ses domestiques. Les deux frères rivaux se virent et furent vus se regardant fièrement l'un l'autre, la main sur la garde de leurs épées. Dom Manuel se mit au milieu d'eux et commanda à sa fille d'en choisir un pour mari afin qu'il se battît contre l'autre. Dom Juan prit la parole et dit que, pour lui, il cédait toutes sortes de prétentions, s'il en pouvait avoir, au cavalier qu'il voyait devant lui. Dom Sanche dit la même chose et ajouta que, puisque dom Juan avait été introduit chez dom Manuel par sa fille, il y avait apparence qu'elle l'aimait et en était aimée et que, pour lui, il mourrait mille fois plutôt que de se marier avec le moindre scrupule. Dorothée se jeta aux pieds de son père et le conjura de l'entendre. Elle lui conta tout ce qui s'était passé entre elle et dom Sanche de Silva devant qu'il eût tué dom Diegue pour l'amour d'elle. Elle lui apprit que dom Juan de Péralte était ensuite devenu amoureux d'elle, le dessein qu'elle avait eu de le désabuser et de lui proposer de demander sa sœur en mariage, et elle conclut que, si elle ne pouvait persuader son innocence à dom Sanche, elle voulait, dès le jour suivant, entrer dans un couvent pour n'en sortir jamais. Par sa relation les deux frères se reconnurent; dom Sanche se raccommoda avec Dorothée qu'il demanda en mariage à dom Manuel; don Juan lui demanda aussi Féliciane2, et dom Manuel les reçut pour ses gendres avec une satisfaction qui ne se peut exprimer. La première lecture est faite par l'enseignant mais ensuite le texte est mis en scène par les élèves, ce qui permet d'insister sur sa théâtralité. Cette première séance peut être l'occasion de revenir sur le topos des frères ennemis à partir des figures sanglantes issues de la mythologie et de la Bible. Après quoi, le texte de Scarron fait figure de contrepoint en ce que le traitement du thème des frères ennemis est délibérément comique. Il s'agit alors de montrer d'abord que ce passage constitue, dans son premier mouvement, une parodie de tragédie, puis dans son second, une véritable comédie. La parodie - dont on rappellera ici l'origine grecque para + odos, le contre-chant, autrement dit chanter faux - se voit dans la façon dont s'exprime Dorothée. Elle veut faire figure d'héroïne tragique en se présentant comme prisonnière d'un destin qu'il lui est impossible de fuir. Elle convoque alors son "malheur", origine même de ses maux. Cependant, elle ne saurait être crédible pour le lecteur tant ses propos sont exagérés du fait de la présence de plusieurs

1 Père de Dorothée

2 Sœur de Dorothée

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répétitions - ""si jamais", "si j'ai jamais", "voir". Ses phrases sont surchargées : Dorothée n'hésite pas à utiliser l'emphase en précisant d'emblée quel est le référent du pronom personnel "il", à savoir "ce cavalier dont l'amour m'importune." Cette périphrase désigne Don Sanche et insiste sur la relation singulière qui lie les deux personnages. Entendant ceci, Don Juan semble sur le point de réagir, lorsqu'il est interrompu par l'arrivée de Don Sanche. Là encore, la scène est parodique : les deux hommes sont sur le point de combattre mais leur échange de regard et leurs mains sur la garde de leurs épées donne un effet mécanique à la scène qui ne peut, à en croire Bergson pour qui le rire naît du mécanique plaqué sur du vivant, que déclencher le rire du lecteur. Qui plus est, un véritable dispositif visuel se met en place, comme le montre la présence de la voix active et de la voix passive, "ils se virent et furent vus". Don Juan et Don Sanche ont des spectateurs intradiégétiques. Ils ont conscience d'avoir un rôle à jouer, celui de l'homme outragé de voir que quelqu'un d'autre convoite la femme qu'ils aiment. Scarron joue avec un autre topos, celui du gentilhomme espagnol. Ces deux hommes ne peuvent que se toiser "fièrement". Le roman de Scarron est bel et bien comique et l'extrait semble utiliser toutes les ficelles du monde du théâtre. Contemporain de Corneille et prédécesseur de Molière, Scarron est en effet également dramaturge. Il écrit essentiellement des comédies à l'espagnole dont on retrouve la veine ici. En outre, son roman porte sur la vie de comédiens. Aussi Scarron entend-il révolutionner le genre du roman - qui jusqu'ici était essentiellement écrit en style élevé - en l'associant à un style bas, celui du comique. Cette révolution littéraire est visible dans un titre qui fait alors figure d'oxymore, Le Roman comique. Scarron a certes des modèles, comme Sorel ou encore Pétrone, mais nul avant lui n'avait dès le titre montré de telles intentions subversives vis-à-vis du genre romanesque. Nous retrouvons donc plusieurs ficelles de la comédie : - tous les personnages arrivent en même temps, comme le souligne le complément circonstanciel de temps, "dans ce même temps" et l'utilisation du déterminant indéfini "même" dans "même chambre". - Le discours indirect révèle que les deux personnages se renvoient Dorothée l'un à l'autre alors même que quelques secondes avant ils étaient prêts à se battre pour elle. Le discours de Dom Sanche est quelque peu hyperbolique : il se dit prêt à mourir "mille fois" plutôt que d'épouser Dorothée. - Le comique de situation est renforcé par le phénomène de reconnaissance des deux frères : en écoutant Dorothée, ils comprennent qui ils sont vraiment l'un pour l'autre. Là encore, la reconnaissance renvoie à la comédie. - Comme au terme de toute bonne comédie, Scarron propose un dénouement heureux. Dom Sanche épouse Dorothée, tandis que Dom Juan obtient la main de la sœur de Dorothée. Pour souligner cette dimension comique de l'extrait, on n'hésitera pas à faire jouer ce qui fait bel et bien office de scène, ce qui suppose une part d'improvisation de la part de Dom Juan et de Dom Sanche au moment où ils se toisent. Ce traitement comique des frères ennemis permet d'entrer de façon ludique dans un thème qui va s'avérer, au fur et à mesure que l'on avance dans le temps, être abordé de façon de plus en plus sombre par les écrivains.

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Séance 2 : Les paradoxes de la fraternité Support : L'homme qui rit, 1869

Victor Hugo (1805-1885)

Lord David prend la défense de Gwynplaine auprès des Lords

- (...) Toi, John Campbell, comte de Greemvich, je te tuerai comme Achon tua Matas, mais d’un coup franc, et non par derrière, ayant coutume de montrer mon cœur et non mon dos à la pointe de l’espadon. Et c’est dit, milords. Sur ce, usez de maléfices, si bon vous semble, consultez des tireuses de cartes, graissez-vous la peau avec les onguents et les drogues qui font invulnérable, pendez-vous au cou des sachets du diable ou de la vierge, je vous combattrai bénits ou maudits, et je ne vous ferai point tâter pour savoir si vous avez sur vous des sorcelleries. A pied ou cheval. En plein carrefour, si vous voulez, à Piccadilly ou Charing-Cross, et l’on dépavera la rue pour notre rencontre comme on a dépavé la cour du Louvre pour le duel de Guise et de Bassompierre. Tous, entendez-vous ? je vous veux tous. Dorme, comte de Caërnarvon, je te ferai avaler ma lame jusqu’à la coquille, comme fit Marolles à Lisle-Marivaux ; et nous verrons ensuite, milord, si tu riras. Toi, Burlington, qui as l’air d’une fille avec tes dix-sept ans, tu auras le choix entre les pelouses de ta maison de Middlesex et ton beau jardin de Londesburg en Yorkshire pour te faire enterrer. J’informe vos seigneuries qu’il ne me convient pas qu’on soit insolent devant moi. Et je vous châtierai, milords. Je trouve mauvais que vous ayez bafoué lord Fermain Clancharlie. Il vaut mieux que vous. Comme Clancharlie, il a la noblesse, que vous avez, et comme Gwynplaine, il a l’esprit, que vous n’avez pas. Je fais de sa cause ma cause, de son injure mon injure, et de vos ricanements ma colère. Nous verrons qui sortira de cette affaire vivant, car je vous provoque à outrance, entendez-vous bien ? et à toute arme et de toute façon, et choisissez la mort qui vous plaira, et puisque vous êtes des manants en même temps que des gentilshommes, je proportionne le défi à vos qualités, et je vous offre toutes les manières qu’ont les hommes de se tuer, depuis l’épée comme les princes jusqu’à la boxe comme les goujats !

A ce jet furieux de paroles tout le groupe hautain des jeunes lords répondit par un sourire.--Convenu, dirent-ils.

— Je choisis le pistolet, dit Burlington.

— Moi, dit Escrick, l’ancien combat de champ clos à la masse d’armes et au poignard.

— Moi, dit Holderness, le duel aux deux couteaux, le long et le court, torses nus, et corps à corps.

— Lord David, dit le comte de Thanet, tu es écossais. Je prends la claymore3.

— Moi, l’épée, dit Rockingham.

— Moi, dit le duc Ralph, je préfère la boxe. C’est plus noble.

3 Grande épée à deux mains des anciens soldats écossais.

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Gwynplaine sortit de l’ombre.

Il se dirigea vers celui qu’il avait jusque-là nommé Tom-Jim-Jack, et en qui maintenant il commençait à entrevoir autre chose.

— Je vous remercie, dit-il. Mais ceci me regarde. Toutes les tètes se tournèrent.

Gwynplaine avança. Il se sentait poussé vers cet homme qu’il entendait appeler lord David, et qui était son défenseur, et plus encore peut-être. Lord David recula.

— Tiens ! dit lord David, c’est vous ! vous voilà ! Cela se trouve bien. J’avais aussi un mot à vous dire. Vous avez tout l’heure parlé d’une femme qui, après avoir aimé lord Linnaeus Claucharlie, a aimé le roi Charles II.

— C’est vrai.

— Monsieur, vous avez insulté ma mère.

— Votre mère ? s’écria Gwynplaine. En ce cas, je le devinais, nous sommes…

— Frères, répondit lord David.

Et il donna un soufflet à Gwynplaine.

— Nous sommes frères, reprit-il. Ce qui fait que nous pouvons nous battre. On ne se bat qu’entre égaux. Qui est plus notre égal que notre frère ? Je vous enverrai mes parrains. Demain, nous nous couperons la gorge.

Dessin de Gwynplaine par Victor Hugo

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Si les tensions entre frères se sont bien vite apaisées dans le roman de Scarron, tel n'est pas le cas dans L'homme qui rit de Victor Hugo où les relations entre Gwynplaine et Lord David sont pour le moins complexes. Les deux hommes se sont connus avant d'apprendre quels sont leurs liens de parenté. Gwynplaine, enlevé à la naissance et déformé par des comprachicos, s'exhibe dans une foire. Il y obtient un succès tel que certains nobles viennent le voir, que ce soit à découvert, comme la duchesse Josiane, ou caché sous un faux nom, Tom-Jim-Jack, comme le faisait Lord David. Or, voilà que Gwynplaine s'avère être le fils de Lord Clancharlie et qu'à ce titre il hérite de tous les avantages que devait avoir Lord David. Propulsé à la chambre des pairs, Gwynplaine pense pouvoir faire prendre conscience aux lords du scandale que constituent leurs privilèges : "Je viens vous dénoncer votre bonheur. Il est fait du malheur d'autrui. Vous avez tout, et ce tout se compose du rien des autres." Or, l'assemblée lui rit au nez, chose que ne supporte pas Lord David qui, aussitôt, va prendre la défense de son frère pour, au terme de cette défense, le provoquer en duel. C'est peut-être là l'illustration de ce que certains psychanalystes nomment "la frérocité". L'extrait choisi se décompose en trois mouvements : - la tirade de Lord David - les répliques des nobles - L'altercation Gwynplaine Lord David Il s'agira cependant pour souligner les relations paradoxales qui unissent Lord David à Gwynplaine de montrer d'abord comment Lord David se fait le héraut de son frère avant de réfléchir à ce qu'éprouve Lord David pour Gwynplaine. I/ Lord David, construction de la figure du héros La tirade de Lord David s'ouvre sur une provocation en duel adressée à l'ensemble des Lords. Aussi, en plus du pronom personnel globalisant "vous", trouve-t-on certains noms propres et titres comme "John Campbell, comte de Greemwich", "Dorme, comte de Caërnarvon", "Burlington". Le pronom indéfini "tous" est répété à de nombreuses reprises, ce qui nous permet de mesurer la rage de Lord David. Il utilise le futur, temps de la certitude, pour montrer à ses ennemis à quel point il est certain de sa victoire - "je te tuerai". L'image que construit progressivement de lui Lord David est celle d'un héros. Cette héroïsation de soi passe par une comparaison avec un certain Achon mais au terme de cette comparaison c'est pour Lord David que nous éprouvons de l'admiration car il tue "d'un coup franc, et non par derrière". Il serait alors l'antithèse du lâche. Être un héros suppose également un certain respect de la part des autres hommes. Ce respect est à l'origine d'une vision fantasmatique : "l'on dépavera la rue pour notre rencontre comme on a dépavé la cour du Louvre pour le duel de Guise et de Bassompierre". De Guise avait offert de se battre en duel contre Bassompierre car ce dernier était favori, devant le roi, dans le cœur de Mlle d'Entragues. Le roi avait un intérêt à ce duel, d'où le désir de retirer les pavés qui pouvaient entraver les pieds des duellistes. Là, Lord David ne combat pas pour le roi; les pavés seraient retirés en son honneur seulement. Rien ne semble pouvoir aller contre le désir de Lord David de tuer ces hommes. L'énumération des impératifs, comme "usez de maléfices", "consultez des tireuses de cartes", "graissez-vous la peau", "pendez-vous au cou des sachets" montre bien que ses ennemis auront beau faire, ils ne pourront pas lutter contre lui, même en usant de sorcellerie - dont le champ lexical est déployé ici. Le registre est polémique : la guerre est déclarée dans les paroles avant de l'être de manière plus physique… Lord David se présente comme un grand seigneur qui laisse le choix des armes à ses ennemis, que ces armes soient légales - "depuis l'épée comme les princes jusqu'à la boxe comme les goujats" - ou illégales en ce qu'elles feraient intervenir une force extérieure - les onguents", "les drogues", les "sachets du diable ou de la vierge". Lord David se montre particulièrement violent dans les images qu'il utilise : "je te ferai avaler ma lame jusqu'à la coquille", façon symbolique de faire taire ces lords qui ont tant ri de Gwynplaine. Dans le second mouvement de l'extrait, les Lords répondent à Lord David en disant de quelles armes ils veulent user. Leur variété - "masse d'armes", "poignard", "couteaux", "claymore", "épée", "boxe"- impressionne le lecteur mais peut aussi l'amuser dès lors que le duc Ralph choisit la boxe en prétendant que "c'est plus noble" alors même que Lord David avait dit que c'étaient les goujats qui choisissaient la boxe…Les adversaires de Lord David sont régulièrement ridiculisés par ce dernier, que ce soit lorsqu'on les imagine cherchant des onguents pour devenir invincibles ou lorsque Lord

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David compare Burlington à une fille. Il s'agit de fâcher ses adversaires, les blesser comme ils ont blessé Gwynplaine. II/ Lord David, ou la frérocité C'est que Gwynplaine est son frère : "Je fais de sa cause ma cause, de son injure mon injure, et de vos ricanements ma colère". Le déterminant possessif de troisième personne laisse place à celui de première personne, soulignant l'interchangeabilité des deux frères. Parce que les nobles se sont moqués de Gwynplaine, ils encourent la colère de Lord David. Ce dernier utilise une comparative de supériorité - "il vaut mieux que vous" - qu'il va justifier aussitôt en montrant qu'en tant que descendant de Clancharlie, Gwynplaine est noble et qu'en tant qu'individu, "il a l'esprit que vous n'avez pas." Une véritable antithèse se met en place entre Gwynplaine et les nobles. Nous en venons même à assister à un véritable renversement puisque ce sont les nobles qui sont qualifiés péjorativement de "manants". Ainsi une véritable dialectique de l'être et du paraître surgit au terme de cette tirade. Les nobles paraissent supérieurs à Gwynplaine mais ne le sont pas, tandis que celui dont tout le monde rit est noble d'esprit. Cette dialectique recoupe celle du grotesque et du sublime si chère à Hugo : la poésie doit "mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit", peut-on lire dans la préface de Comwell. C'est ce que fait Hugo ici. Les personnages qui se croient sublimes, élevés, sont grotesques, tandis que celui dont l'apparence est grotesque est en fait sublime - sub -limis, il s'élève du bas vers le haut par ses propos. A cette occasion, on peut se pencher sur les deux illustrations de Gwynplaine faites par Victor Hugo. Là, le "rire" de Gwynplaine se veut déformant, source d'une laideur renforcée par les yeux du personnage dans le second dessin. Si l'on devait faire de la physiognomonie balzacienne, on considérerait Gwynplaine comme un être mauvais. Gwynplaine assiste en spectateur de l'ombre à l'altercation qui oppose Lord David aux nobles. Lord David est désigné par plusieurs périphrases : "celui qu'il avait nommé jusque-là Tom-Jim-Jack", "autre chose", "son défenseur et plus encore peut-être"…Cet autre chose, cet indéfini recoupe la notion de frère. Les liens de la fraternité sont tels qu'Hugo écrit : "il se sentait poussé vers cet homme". La reconnaissance n'est plus très loin. Cette force d'attraction se voit associée à une force de répulsion, à en croire Lord David : "On ne se bat qu'entre égaux. Qui est plus égal que notre frère?" La fraternité justifierait paradoxalement le duel. On peut alors parler de la frérocité de Lord David : parce que Gwynplaine est son frère, il peut prétendre le combattre. L'échange de paroles au discours direct montre la colère de Lord David, Gwynplaine ayant, bien malgré lui, insulté sa mère, ce qui va être l'origine de la demande de duel. Lord David fait de la cause de Gwynplaine sa cause. Il provoque l'assemblée des Lords en duel, faisant alors figure de héros. Qui plus est, il n'hésite pas à insulter tous ces hommes, montrant à quel point ce sont eux qui sont grotesques et non Gwynplaine. S'il fait l'éloge de ce dernier devant les Lords, il n'hésite pas pour autant à proposer un duel à son propre frère, arguant que les liens du sang justifient d'autant plus un combat. Figure de la frérocité, Lord David n'aura pas l'occasion de combattre contre celui qu'il a souffleté. Etude des images liées à Gwynplaine Analyse des notions de sublime et de grotesque à partir de la préface de Cromwell.

Mme Aurélie RENAULT, Lycée Emile ZOLA, Aix-en-Provence

Séance 4 : De l'opposition sourde entre deux frères. Pierre et Jean de Maupassant.

Maupassant évoque au début du roman une partie de pêche qui réunit toute la famille Roland

sur le petit bateau familial. Sont présents M. et Mme Roland, Mme Rosémilly (une amie de la

famille) et les deux fils, Pierre et Jean. Tout semble aller bien, mais…

Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent presque invisibles entre frères ou entre sœurs jusqu’à la maturité et qui éclatent à l’occasion d’un mariage ou d’un bonheur tombant sur l’un, les tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive inimitié. Certes ils s’aimaient, mais ils s’épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la naissance de Jean, avait regardé avec une hostilité de petite bête gâtée cette autre petite bête apparue tout à coup dans les bras de son père et de sa mère, et tant aimée, tant caressée par eux. Jean, dès son enfance, avait été un modèle de douceur, de bonté et de caractère égal ; et Pierre s’était énervé, peu à peu, à entendre vanter sans cesse ce gros garçon dont la douceur lui semblait être de la mollesse, la bonté de la niaiserie et la bienveillance de l’aveuglement. Ses parents, gens placides, qui rêvaient pour leurs fils des situations honorables et médiocres, lui reprochaient ses indécisions, ses enthousiasmes, ses tentatives avortées, tous ses élans impuissants vers des idées généreuses et vers des professions décoratives.

Depuis qu’il était homme, on ne lui disait plus : « Regarde Jean et imite-le ! » mais chaque fois qu’il entendait répéter : « Jean a fait ceci, Jean a fait cela, » il comprenait bien le sens et l’allusion cachés sous ces paroles. Leur mère, une femme d’ordre, une économe bourgeoise un peu sentimentale, douée d’une âme tendre de caissière, apaisait sans cesse les petites rivalités nées chaque jour entre ses deux grands fils, de tous les menus faits de la vie commune. Un léger événement, d’ailleurs, troublait en ce moment sa quiétude9, et elle craignait une complication, car elle avait fait la connaissance pendant l’hiver, pendant que ses enfants achevaient l’un et l’autre leurs études spéciales, d’une voisine, Mme Rosémilly, veuve d’un capitaine au long cours, mort à la mer deux ans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois ans, une maîtresse femme10, qui connaissait l’existence d’instinct, comme un animal libre, comme si elle eût vu, subi, compris et pesé tous les événements possibles, qu’elle jugeait avec un esprit sain, étroit et bienveillant, avait pris l’habitude de venir faire un bout de tapisserie et de causette, le soir, chez ces voisins aimables qui lui offraient une tasse de thé.

Le père Roland, que sa manie de pose marine11, aiguillonnait12, sans cesse, interrogeait leur nouvelle amie sur le défunt capitaine, et elle parlait de lui, de ses voyages, de ses anciens récits, sans embarras, en femme raisonnable et résignée qui aime la vie et respecte la mort.

Les deux fils, à leur retour, trouvant cette jolie veuve installée dans la maison, avaient aussitôt commencé à la courtiser, moins par désir de lui plaire que par envie de se supplanter13.

Leur mère, prudente et pratique, espérait vivement qu’un des deux triompherait, car la jeune femme était riche, mais elle aurait aussi bien voulu que l’autre n’en eût point de chagrin.

Mme Rosémilly était blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux follets14, envolés à la moindre brise et un petit air crâne15, hardi, batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sage méthode de son esprit.

Déjà elle semblait préférer Jean, portée vers lui par une similitude de nature. Cette préférence d’ailleurs ne se montrait que par une presque insensible différence dans la voix et le regard, et en ceci encore qu’elle prenait quelquefois son avis.

Elle semblait deviner que l’opinion de Jean fortifierait la sienne propre, tandis que l’opinion de Pierre devait fatalement être différente. Quand elle parlait des idées du docteur, de ses idées politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disait par moments : « Vos billevesées16. » Alors, il la regardait d’un regard froid de magistrat qui instruit le procès des femmes, de toutes les femmes, ces pauvres êtres.

Maupassant, Pierre et Jean, chapitre I (1888)

Mme Aurélie RENAULT, Lycée Emile ZOLA, Aix-en-Provence

En publiant Pierre et Jean, en 1888, Maupassant fait précéder son roman d'une préface considérée comme le manifeste du roman réaliste : le romancier y est défini avant tout comme un "illusionniste" au sens où il parvient à donner l'illusion de la réalité. C'est ce que fait Maupassant ici alors qu'il pénètre dans l'intériorité de Pierre et qu'il décrit la jalousie qu'il ressent à l'égard de Jean. D'ailleurs, notre extrait s'ouvre sur une phrase à visée générale qui concerne les frères en général et non pas seulement Pierre et Jean. Nous verrons comment s’exprime la rivalité entre les deux frères en suivant les mouvements du texte. Maupassant commence par montrer que la rivalité, ancrée dès l'enfance, est accentuée par le regard que portent les parents sur leurs enfants, puis il met en place le thème de la rivalité amoureuse qui sera en partie filé durant le reste de l'œuvre. I/ Une rivalité ancrée dès l’enfance

1. Un exemplum Pierre et Jean constituent un exemplum des relations entre frères. Maupassant présente leur jalousie comme symptomatique de la jalousie entre frères avec l'utilisation du présent de vérité générale ("grandissent"," éclatent"…). L’adjectif « invisibles » permet de voir que la jalousie est latente : elle est présente mais ne se manifeste pas nécessairement. Aussi Maupassant finit-il par parler de « fraternelle et inoffensive inimitié », un oxymore qui souligne leur relation paradoxale : bien que frères, ils sont rivaux. L’adversatif « mais » introduit une opposition entre leurs sentiments (ils s’aimaient) et leurs relations (ils s’épiaient).

2. La jalousie de Pierre Pierre est l’aîné. La périphrase « petite bête gâtée » insiste sur la relation privilégiée qu’il avait avec ses parents. La naissance de Jean, cinq ans plus tard, remet en cause les privilèges de Pierre. Jean est perçu comme fondamentalement autre (« autre petite bête »), différent. L’autre est la personne qu’on rejette, qu'on exclut. La focalisation semble ici interne à Pierre : la locution « tout à coup » montre qu’il ne comprend pas d’où sort ce petit être qui lui vole sa place et que ses parents vont soudain « aimer » et « caresser ». La jalousie de Jean se voit avec l’utilisation de l’adverbe « tant » qui implique une certaine exagération de la part des parents - ils aiment trop Jean - et du déterminant possessif « son » qui marque bien la propriété : ce sont les parents de Pierre et pas nécessairement ceux de Jean, aux yeux de Pierre. Une véritable antithèse se met en place entre les deux frères dès le second paragraphe. Le registre épidictique se déploie dans la description de Jean. Ce regard si positif que posent les parents sur Jean s'oppose à celui de Pierre. Ce dernier reprend chaque qualité de Jean et la transforme en défaut par trois fois. La "bonté" fait ainsi figure de niaiserie et l'on sent bien que le sens étymologique de "niais", "nidax", l'oiseau sorti du nid, est réactivée ici. Le regard des parents sur Pierre n’est pas positif : ils lui « reprochaient » son indécision quant au métier à choisir. Il vient seulement de valider son diplôme de médecin après maintes hésitations quant à la carrière à suivre. Les adjectifs péjoratifs « avortées » et « impuissants » montrent les difficultés qu'a eues Pierre à trouver sa voie. Le fait que ses parents le comparent à Jean attise encore plus sa jalousie. Le discours direct permet au lecteur de comprendre et de décrypter les propos des parents qui utilisent la fonction performative du langage : puisque Jean a fait ceci, Pierre doit faire pareil. La rivalité entre les deux frères semble cachée, du moins jusqu'à l'arrivée d'une femme, Mme Rosemilly. II/ La naissance de la rivalité amoureuse

1. Changement de point de vue : point de vue de la mère sur ses fils Maupassant commence par décrire la mère. C’est une femme simple (« un peu sentimentale, douée d’une âme tendre de caissière » = elle s’apitoie sur n’importe quoi). Son objectif consiste à réconcilier ses fils. Cependant, elle ne peut qu'être inquiète du fait de leur rencontre avec Mme Rosemilly, veuve, jeune, jolie et riche, une femme comparée à un « animal libre ». Cette comparaison est justifiée par le fait qu'elle soit instinctive. Son instinct lui permettrait en effet de comprendre la vie. On sent l'enthousiasme du narrateur par rapport à cette femme grâce à la gradation « comme si elle eût vu, subi, compris et pesé » et au déterminant indéfini « tous ». Cependant, son portrait n’est

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pas que mélioratif : son esprit est certes qualifié de « sain » et de bienveillant » mais il est aussi « étroit » , c'est-à-dire limité, étriqué. La mère entretient une relation amicale avec Mme Rosemilly avec qui elle boit du thé. La complicité de Mme de Rosemilly avec l'ensemble de la famille provient du fait que cette dernière leur rapporte des récits sur la mer qu'elle tient de son défunt mari. L'énumération " elle parlait de lui, de ses voyages, de ses anciens récits …." souligne la richesse des conversations entretenues par Mme de Rosemilly avec la famille. A noter tout de même la touche d'humour de Maupassant lorsqu'il évoque la "pose marine" de M. Roland.

2. La rencontre Maupassant continue de s'amuser alors qu'il raconte la rencontre des deux frères avec la jeune

veuve : s'ils cherchent à la séduire c'est avant tout "par envie de se supplanter". C'est leur éternelle rivalité qui les conduit à vouloir chacun être l'élu de Mme Rosemilly. Ce mariage présente un intérêt financier certain pour la famille Roland. Aussi la mère de Pierre et de Jean est-elle tiraillée entre son envie de voir Mme Rosemilly intégrer la famille et la peur de voir l'un de ses fils souffrir. L'utilisation du conditionnel marque ici moins le futur dans le passé que le souhait de la mère de voir ses fils heureux. Elle ne peut choisir entre eux, contrairement à ce qu'avait pu nous laisser penser le début de l'extrait.

Maupassant décrit ensuite la jeune femme pour montrer qu'elle est tout de même attirante : les adjectifs utilisés sont pour le moins mélioratifs, que ce soit "blonds", "bleus", "crâne", "hardi", "batailleur"….Un certain contraste est souligné entre l'apparence de Mme Rosemilly et son esprit : l'air batailleur ne traduit aucunement sa personnalité. Nous ne sommes plus face à un roman réaliste à la façon de Balzac où était appliquée la physiognomonie mais face à un roman naturaliste.

3. La victoire de Jean Jean, rapidement - comme le marque l'adverbe temporel "déjà" - semble être le favori de la

jeune femme, comme le souligne le polyptote "préférer"-"préférence". Cette préférence se traduit essentiellement dans des signes para-verbaux - la voix, le regard.

Jean est perçu par la jeune femme comme une sorte de double, contrairement à Pierre qui se pose en véritable antithèse de la jeune femme, ainsi que le traduit la locution conjonctive "tandis que" qui souligne bien l'opposition entre les personnages. Pierre et Mme Rosemilly semblent ne jamais pouvoir se comprendre. L'énumération les "idées politiques, artistiques, philosophiques, morales", se voit résumée de façon extrêmement négative par la jeune femme qui parle de "billevesées", ce qui lui vaut le mépris le plus profond de Pierre, un mépris qui passe par un "regard froid" et par l'association des femmes à de "pauvres êtres".

Maupassant, dans Pierre et Jean, analyse de façon précise le motif de la rivalité fraternelle. Si

celle-ci remonte à l'enfance, elle peut s'accentuer à l'âge adulte lorsque surgit un nouveau sujet de discorde, l'amour. A partir des cas particuliers de Pierre et Jean, Maupassant nous fait réfléchir à ce qu'est l'homme en général. Il nous permet de mieux nous connaître. En cela, la littérature est en prise avec la réalité. Extrait de la préface de Pierre et Jean.

Mme Aurélie RENAULT, Lycée Emile ZOLA, Aix-en-Provence

Séance 4 : De l'origine de la colère. Support : Antigone de Bauchau, chapitre, "le monologue d'Ismène" Antigone a demandé à Ismène de lui parler d'Eteocle, son frère qu'elle cherche à sculpter. Pour que la sculpture soit ressemblante, il faut qu'Antigone ressente ce qu'a pu ressentir son frère. "Pendant mes deux années de détresse après ton départ de Thèbes, Eudoxia et sa fille Gaïa m'ont beaucoup parlé des jumeaux. Leurs batailles avaient été un des grands sujets de conversation et de doutes entre elles et notre mère. Œdipe et Jocaste n'avaient attendu et préparé en eux que la naissance de Polynice. La naissance des jumeaux a bouleversé leurs plans, c'est alors qu'ils ont engagé Gaïa pour s'occuper de celui qu'on n'attendait pas. Après quelques jours Eudoxia a vu que notre mère ne donnait le sein qu'à Polynice et faisait allaiter Etéocle par Gaïa. Elle a dit à Jocaste: "Il faut allaiter les deux ou aucun. On dirait que tu préfères le premier-né. Ce n'est pas bon ça." Jocaste est devenue très rouge, et a fini par dire: "J'aime les deux mais je ne peux pas allaiter le second. Polynice m'appelle si fort et il ne veut pas de partage." Eudoxia a répondu: "Alors n'allaite ni l'un ni l'autre sinon Etéocle ne grandira pas bien. Ce sera mieux d'ailleurs pour tes seins dont tu es si fière." Jocaste a beaucoup pleuré, mais Œdipe n'en a rien su car c'était le moment où, poussé par notre mère, il commençait à élargir et hausser les remparts." Je m'arrête, tu pousses un grand soupir, Antigone, et tu dis, comme tu faisais dans notre enfance quand Œdipe ou Jocaste nous racontaient des histoires: "Et alors?" Tu ne peux pas me regarder, toute ton attention est requise par le bois que tu entames doucement et ta volonté obéit à l'impérieuse nécessité de ne pas laisser tes yeux se brouiller de larmes. La voix aiguë de petite fille avec laquelle tu as dit cela me donne un grand plaisir et je reprends: "Et alors, a dit Eudoxia, est arrivé ce qu'on pouvait prévoir. Ne pouvant plus donner de préférence son lait à Polynice, , Jocaste lui a donné de préférence ses caresses, sa lumière et des tas de petits noms ou de petites chansons qu'il adorait. Elle ne les refusait pas à Etéocle mais le pauvre n'attrapait de tout cela que ce qu'il pouvait, toujours après et dans l'ombre de son frère. Cela a fini par indigner ma Gaïa qui s'est prise de passion pour Etéocle. C'est qu'elle était belle aussi, Gaïa, et elle a inventé pour Etéocle des jeux, des noms tendres ou amusants. Il en était heureux mais il savait très bien qu'ils ne venaient pas de la reine. Quand ils ont commencé à se battre, c'est Polynice qui provoquait son frère, et c'est lui, qui avait sucé le lait du soleil, qui finissait toujours par l'emporter." Henry Bauchau, Antigone, pp.109-110 Henry Bauchau, dans Antigone, reprend le mythe des Labdacide. Œdipe est mort. Antigone revient à Thèbes et assiste à la rivalité entre ses deux frères. Etéocle s'est emparé du pouvoir, aux dépends de son frère, Polynice. Ismène cherche à faire comprendre à sa sœur les raisons de la rivalité des deux frères. Antigone sculpte Etéocle et pense ne pouvoir montrer comment son frère est qu'en ressentant ce qu'il a pu ressentir. Pour mieux le connaître, elle doit écouter sa sœur. Ismène, dans son discours, remonte aux origines de la rivalité fraternelle. Elle tient son récit de la nourrice d'Etéocle elle-même et de la mère de cette dernière. Nous verrons comment ce discours des origines se veut réflexion ontologique. Aussi commencerons-nous par mesurer la responsabilité de Jocaste dans l'apparition de la rivalité entre Etéocle et Polynice avant de voir en Gaïa une mère de substitution. Enfin, nous verrons en quoi ce récit s'inscrit dans l'élaboration d'un mythe. I/ La responsabilité de Jocaste dans la rivalité des jumeaux 1. La guerre Etéocle / Polynice Etéocle et Polynice, au moment du récit d'Ismène, luttent pour s'emparer du pouvoir. Ils sont d'abord désignés comme les "jumeaux". Cette gémellité pose d'autant plus problème que,

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nous le verrons, ils sont loin d'être traités à égalité par leur mère. Aussi "leurs batailles" sont-elles devenues un sujet "de conversation et de doute" entre la nourrice et Jocaste. Autant dire que la lutte pour le pouvoir était prévisible. Cette guerre remonte à la toute petite enfance, à en croire Jocaste qui rapportait ceci à la mère de la nourrice, Eudoxia : "Polynice m'appelle si fort et il ne veut pas de partage." Cette proposition négative présente Polynice comme un enfant exclusif. Refuser de partager le sein de sa mère, c'est aussi, symboliquement, refuser de partager le pouvoir. Peut-être Bauchau a-t-il en tête Les Tragiques d'Agrippa D'Aubigné (1601) : deux bébés s'entredéchirent sur les seins de leur mère. Ces bébés représentent les catholiques et les protestants qui ont refusé de vivre en paix les uns les autres, ce qui a conduit au massacre de la Saint-Barthélémy. Etéocle et Polynice refusent également de vivre sereinement ensemble, ce qui les mènera à leur perte. Leurs parents ont leur responsabilité dans la haine que se vouent les deux frères. 2. Un fils qu'Œdipe et Jocaste n'attendaient pas Jocaste accouche de jumeaux mais elle pensait n'attendre qu'un enfant, Polynice. D'où la proposition restrictive "Œdipe et Jocaste n'avaient attendu et préparé en eux que la naissance de Polynice." Le complément circonstanciel de lieu est clair : c'est "en eux" que s'opère initialement le rejet d'Etéocle. Etéocle est celui qui n'a pas sa place dans le cœur de ses parents. Aussi sa naissance est-elle présentée comme un "bouleversement". Il en vient même à être désigné à l'aide de la périphrase "celui qu'on n'attendait pas". Ses parents engagent une nourrice pour lui, tandis que Jocaste s'occupe de Polynice. 3. Un allaitement exclusif et une préférence marquée Jocaste allaite Polynice, alors que Gaïa est chargée d'allaiter Etéocle, ce qu'Eudoxia - la mère de Gaïa - reproche fort justement à Jocaste. Notons qu'Eudoxia est un prénom grec composé du préfixe "eu" - qui signifie "bien", "juste - et "doxa" - "l'opinion". Eudoxia est celle qui a une opinion juste, celle qui va donc mettre en avant les erreurs de Jocaste, des erreurs qui conduiront à la perte des deux frères. Eudoxia véhicule l'opinion commune : "On dirait que tu préfères le premier-né. Ce n'est pas bon ça." Jocaste sait que c'est vrai, d'où sa réaction physiologique - elle rougit. Eudoxia parvient à convaincre Jocaste d'arrêter cet allaitement exclusif. Elle utilise d'abord un verbe déontique, "il faut", puis l'impératif "n'allaite". Elle utilise le futur pour montrer à quel point elle est sûre de ce qu'elle avance : "il ne grandira", "ce sera". Enfin, Eudoxia ajoute un argument supplémentaire en utilisant une comparative de supériorité : "ce sera mieux pour tes seins". Jocaste cesse donc d'allaiter Polynice. Cependant, elle continue à lui marquer une certaine préférence. Ce mot est répété plusieurs fois. Une énumération vient préciser ce que Jocaste donne de préférence à son fils aîné : "ses caresses, sa lumière, et des tas de petits noms ou de petites chansons qu'il adorait." On comprend alors que le langage hypocoristique ne se déploie dans la bouche de Jocaste que lorsqu'elle est confrontée à Polynice. Etéocle ne peut qu'en souffrir, c'est pourquoi sa nourrice, Gaïa, décide d'agir. II/ Une mère de substitution : Gaïa 1. Une nourrice Gaïa, la nourrice d'Etéocle, va faire figure de mère de substitution pour Etéocle. Son prénom est d'ailleurs relié à la mère, aux origines car il signifie "la terre" en grec. Pourtant, même si Gaïa fait tout pour remplacer Jocaste pour Etéocle, Etéocle n'a pas grandi dans les mêmes conditions que Polynice car il n'a pu bénéficier du lait de sa mère. Ce serait ce qui l'aurait rendu moins fort : "c'est Polynice qui provoquait son frère, et c'est lui, qui avait sucé le lait du soleil, qui finissait toujours par l'emporter". Le lait de Jocaste devient "le lait du soleil", un lait d'origine quasi-divine. Bauchau insiste, à plusieurs reprises, sur la beauté solaire de Jocaste. Elle communique une certaine puissance à Polynice. Le récit rapporté par Ismène provient d'Eudoxia, la mère de

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Gaïa. On sent qu'elle prend le parti d'Etéocle et regrette que Jocaste ait pu mettre une telle différence entre les deux frères. 2. Faire comme Jocaste Gaïa a pourtant voulu remplacer Jocaste en agissant comme elle : "elle a inventé pour Etéocle des jeux, des noms tendres ou amusants". Elle utilise également le langage hypocoristique pour s'adresser à l'enfant. Etéocle et Polynice semblent avoir été élevés séparément : Etéocle a joué aux jeux inventés par Gaïa, tandis que Polynice bénéficie de ceux inventés par la Reine en personne. Le jeune Etéocle perçoit cette différence. A propos des jeux inventés par Gaïa, on peut en effet lire : "il savait très bien qu'ils ne venaient pas de la reine." Malgré le parallélisme éducatif voulu par Gaïa, Etéocle en vient à se percevoir, on le comprend, comme un enfant rejeté, celui dont ne veut pas la reine. Il est l'antithèse de Polynice, tout comme Gaïa, malgré sa beauté, est l'antithèse de Jocaste. 3. Relater Afin de remettre en cause les différences établies entre les deux garçons par Jocaste, il reste à Gaïa et à Eudoxia la parole. Cette parole se déploie dès la naissance des jumeaux, alors qu'Eudoxia demande à Jocaste de ne pas allaiter seulement Polynice mais elle continue de se déployer bien plus tard alors que les deux Princes bataillent pour régner sur Thèbes. Les deux femmes racontent les douleurs d'Etéocle : "Eudoxia et sa fille Gaïa m'ont beaucoup parlé des jumeaux". Cette parole, Ismène la rapporte, la fait entendre : "Et alors, a dit Eudoxia, est arrivé ce qu'on pouvait prévoir." L'incise rend la parole à une Eudoxia qui ne peut que déplorer les conséquences des choix éducatifs de Jocaste. Quand bien même Etéocle et Polynice sont jumeaux, Etéocle semble n'avoir bénéficié que d'un pâle reflet de l'éducation reçue par son frère. Jocaste ne s'occupe que de Polynice, laissant à Gaïa le soin d'élever Etéocle. Ce récit, en nous faisant réfléchir aux origines de la rivalité fraternelle, se veut mythique. III / Forger le mythe 1. La transmission du récit Un mythe, étymologiquement "muthos", "le discours faux", est un récit des origines qui véhicule des vérités qui se veulent universelles. Bauchau puise son inspiration dans l'œuvre de Sophocle. Il reprend ici le mythe des Labdacide. Ismène commence son récit en insistant sur la "détresse" qu'elle a ressentie suite au départ d'Antigone. Ce substantif, très fort, traduit un sentiment d'abandon chez la jeune femme qui apparaît alors complètement désorientée. Elle se retrouve en effet privée de mère - Jocaste s'est suicidée quand elle a compris qu'elle était incestueuse -, de père - Œdipe s'est crevé les yeux puis est parti sur les routes mendier avec Antigone, comme le raconte par ailleurs Bauchau dans Œdipe sur la route -, de sa sœur mais surtout confrontée à ses deux frères qui se déchirent pour régner. Dans cet extrait, elle se veut passeuse d'histoires : elle rapporte à Antigone un récit qu'elle tient d'Eudoxia et de Gaïa. Elle contribue à forger le mythe et nous encourage à réfléchir sur ce qui peut conduire deux frères à se battre. 2. Mythe et réflexion sur la rivalité Nous avons insisté sur le rôle joué par Jocaste dans l'opposition des deux frères. Bauchau s'inscrit ici dans la lignée de Freud : il fait remonter l'origine de la rivalité à la petite enfance alors que Jocaste donnait son lait exclusivement à Polynice. Les deux frères sont rivaux face au pouvoir - pouvoir sur la mère puis sur la ville. Une autre figure a son importance pour expliquer la rivalité. Il s'agit de celle du père. Où est Œdipe? Pourquoi ne demande-t-il pas à Jocaste de traiter ses deux fils de la même façon? "Œdipe n'en a rien su car c'était le moment où, poussé par notre mère, il commençait à élargir et hausser les remparts." Œdipe est présenté comme un père

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absent, indifférent au sort de ses fils, seulement soucieux de hausser les murs de sa cité pour mieux la protéger. Œdipe est bien ce personnage orgueilleux, démesuré - il hausse symboliquement les remparts - qui court d'autant plus à sa perte que son ennemi n'est pas à l'extérieur de Thèbes. Il est à lui-même son propre ennemi. Ses actes semblent vains. Cette structure familiale - un père absent, une mère qui favorise l'un de ses fils - explique la rivalité d'Etéocle et de Polynice. Bauchau, en plus d'être écrivain, était un psychanalyste. Il a voulu intégrer au mythe la grille de lecture proposée par cette discipline. Le mythe d'Etéocle et Polynice devrait permettre aux parents de voir quelle attitude ne surtout pas adopter à l'égard de leurs enfants. 3. La duplication symbolique du récit : la sculpture. Ressentir ce qu'a ressenti Eteocle Le mythe des frères ennemis n'est pas seulement raconté, il est sculpté. La sculpture duplique symboliquement le récit : ce que raconte Ismène sera traduit dans le bois par Antigone. Cette dernière n'est pas simple double du lecteur. On ne peut pas parler de simple mise en abyme du lecteur car Antigone est concernée par le récit dès lors qu'il s'agit de ses frères et qu'elle entend le transposer, le dupliquer dans le bois. Deux types de récits sont alors à distinguer : ceux que faisaient Œdipe et Jocaste à Antigone enfant d'une part et ce récit d'Ismène d'autre part. Les récits qui berçaient l'enfance d'Antigone la tenaient en haleine, comme le montre sa réaction, "et alors", tout comme ce récit que lui fait Ismène mais là Antigone est touchée par ce qu'elle entend car ses yeux sont sur le point de se "brouiller de larmes", ce qui risque de l'empêcher de sculpter correctement. Antigone s'identifie à Etéocle, elle ressent la souffrance qu'il a pu ressentir et comprend mieux pourquoi il a voulu voler le pouvoir à Polynice : à défaut d'avoir eu Jocaste, il aura Thèbes. Sculpter Etéocle et donc le comprendre apparaît comme une "impérieuse nécessité" pour Antigone. Le récit d'Eudoxia et de Gaïa trouve un écho dans celui d'Ismène qui à son tour se reflétera dans une sculpture de bois. Les récits s'enchâssent et contribuent à forger le mythe des frères ennemis. En tant que psychanalyste, Bauchau ne peut que reprendre ce mythe pour réfléchir aux origines de la rivalité fraternelle et montrer le rôle joué par les parents dans la naissance de la rivalité. Un père absent et une mère qui favorise l'un de ses fils au détriment de l'autre forment la structure familiale dans laquelle peut naître un conflit entre deux frères qui deviennent ennemis. La nourrice a beau chercher à rétablir un semblant d'égalité en favorisant Etéocle, ce dernier se perçoit comme le fils mal-aimé de Jocaste. S'il n'a pas eu sa mère pour lui tout seul, il entend bien avoir la ville de Thèbes. Cette rivalité conduira les deux frères à leur perte : Etéocle et Polynice s'entretueront. Antigone mourra à son tour pour avoir voulu enterrer l'un de ses frères. Etude de l'image fixe : Tiepolo, Eteocle et Polynice

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Séance 5 : Dissertation Pour Mauriac, "les personnages de roman naissent du mariage que les romanciers contractent avec la réalité" Vous justifierez ce propos en vous appuyant sur votre culture personnelle et les œuvres lues durant l'année.

Plan suivi :

I/ Des héros issus de la réalité

1. Personne/ personnage

2. Personnage type

3. Personnage ordinaire

Mais il arrive que les personnages de roman fonctionnent comme des miroirs

grossissants ou déformants du réel.

II/ Des héros qui dénoncent le réel

1. Par leur écart avec la réalité

2. Par leur langage

2. Par leurs actions < importance du narrateur

II/ Des héros qui permettent de réfléchir sur la réalité

1. Le personnage comme miroir réfléchissant

2. Réflexion critique (Marivaux)

3. Réflexion existentielle et ontologique

Il arrive que ces "êtres de papier" que sont les personnages de roman soient

inspirés de la réalité, soit qu'ils aient des modèles, identifiables par la suite par la

critique littéraire, soit que le lecteur les considère comme vraisemblables parce que

correspondant à des personnes qu'il peut croiser dans le monde réel. Aussi Mauriac a-t-

il pu affirmer que "les personnages de roman naissent du mariage que les romanciers

contractent avec la réalité." Mauriac met en place une réflexion d'ordre génétique selon

laquelle le personnage de roman serait issu de la réalité sensible, historique, qui nous

entoure. Nous pouvons cependant nous arrêter sur la métaphore du mariage qu'utilise

Mauriac et la filer de la sorte: si le mariage contracté entre le romancier et la réalité

est solide, alors le personnage de roman ne pourra qu'être réaliste; si ce mariage ne

l'est pas, le personnage s'éloigne de la réalité, devient invraisemblable. S'il s'agit d'un

mariage d'amour, le personnage ne devrait pas servir de support à une quelconque

critique; si au contraire ce mariage est pure convenance, il peut donner lieu à une

violente critique de la réalité. Dès lors, nous ne pouvons qu'interroger les liens du

personnage de roman avec la réalité.

Aussi commencerons-nous par travailler sur les personnages réalistes qui

nourrissent certains romans avant de montrer qu'ils peuvent, comme d'autres

personnages, servir de supports pour dénoncer la réalité. Enfin, nous verrons qu'en tant

que véhicules d'une vision du monde, les personnages de roman nous permettent de

réfléchir à la réalité qui nous entoure.

Si les personnages de roman naissent du mariage contracté par leurs auteurs

avec la réalité, selon Mauriac, c'est peut-être avant tout parce que de nombreux

personnages de roman sont inspirés de personnes ayant existé. Il en est ainsi, par

Mme Aurélie RENAULT, Lycée Emile ZOLA, Aix-en-Provence

exemple, de Julien Sorel, personnage du Rouge et le Noir de Stendhal: dans son "projet

d'article", Stendhal affirmait qu’une "chose étonnera(it) le lecteur: ce roman n'en est

pas un." Julien se veut en effet traduction romanesque d'Antoine Berthet, fils d'un

maréchal-ferrant, qui est parvenu à séduire Mme Michou alors qu'il était le précepteur

de ses enfants. Envoyé au séminaire, il entre au service d'un aristocrate dont il séduit la

fille. Mme Michoud envoie alors une lettre à son protecteur accusant Antoine Berthet

d'être un arriviste. Fou de rage, il lui tire dessus dans une église. L'histoire de Julien

reproduit les grandes lignes du fait divers et, comme Antoine Berthet, il finira

guillotiné. Stendhal n'est pas le seul à avoir transposé le matériau issu du réel dans le

champ de la fiction. M. de Charlus, dans A la Recherche du temps perdu de Proust,

serait inspiré du comte de Montesquiou. Il arrive que certains personnages de roman

soient des personnes ayant vraiment existé, à l'instar de Charles X, qui apparaît

furtivement dans Le Rouge et le Noir, ou de personnes plus sombres, comme Hitler ou

Himmler que l'on rencontre dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell ou dans Le

Tambour de Günter Grass.

Le personnage de roman peut aussi être la synthèse de plusieurs personnes

rencontrées dans la réalité, comme Aurélia de Gérard de Nerval, ou se faire

représentatif d'une classe sociale, comme Etienne Lantier dans Germinal de Zola:

Etienne se veut représentatif des mineurs dont la révolte sourde, gronde, germine à la

fin de l'œuvre. Le personnage de roman peut aussi renvoyer à un type que l'on rencontre

dans le réel, comme Gobsek, personnage éponyme de Balzac qui se fait figure de

l'avarice, ou encore Bouvard et Pécuchet de Flaubert: ces deux personnages incarnent la

bêtise. Ayant hérité d'une certaine somme d'argent, ils la dilapident de manière

grotesque ne voyant pas, qui plus est, qu'ils deviennent la risée du village. Ils s'essaient

ainsi successivement à la médecine, à la botanique, à l'Histoire, à l'éducation….mais, ainsi

que le dit le narrateur, "tout croule". Leurs expériences sont des successions d'échecs.

La bêtise est certes grossie avec ces deux personnages mais le lecteur voit bien que la

succession des essais suivis d'échecs se veut symbole de l'éternelle répétition de la

bêtise, Flaubert ne croyant pas la perfectibilité possible pour les êtres atteints de

cette tare.

La vie de nombreux personnages de roman est pour le moins ordinaire, ou du

moins vraisemblable. Ainsi de celle de Mme Bovary de Flaubert qui, s'ennuyant auprès de

son mari, le trompe. Ainsi de celle de Jeanne, l'héroïne d'Une Vie de Maupassant qui

stoïque, accepte les tromperies de son époux à une époque où le mariage n'était que

pure convention. De même, la vie d'Anne Desbaresdes, dans Moderato Cantabile de

Marguerite Duras, semble bien ordinaire, rythmée qu'elle est, au début du roman, par

les leçons de piano prises par son fils. Les romans enregistrent les réalités d'une

époque, qu'elles soient historiques - comme la Restauration dans Le Rouge et le Noir ou

encore la guerre dans La Nausée de Sartre - ou socio-culturelles - comme dans Aurélien

d'Aragon ou dans L'Ecume des jours de Boris Vian où nous voyons évoluer de jeunes

intellectuels passionnés par le jazz. Le personnage se fait symptôme de son temps. Que

l'on songe, par exemple, à René, personnage inventé par Chateaubriand et exploité par

son créateur dans René puis dans Les Natchez. Atteint du mal du siècle, il symbolise le

mal-être d'une génération qui a des rêves qu'elle ne peut assouvir. Que l'on songe aussi

à Roquentin, dans La Nausée de Sartre: traumatisé par ce qu'il a vu dans les tranchées,

il véhicule avec lui les angoisses de toute une génération. Mais que dire de ces

personnages de romans fantastiques, ou de science-fiction, ou encore d'heroïc-fantasy

Mme Aurélie RENAULT, Lycée Emile ZOLA, Aix-en-Provence

qui nous semblent impossibles dans le monde réel? Ils mettent en scène une réalité

parallèle, souvent utopique ou dystopique, permettant surtout de nous faire réfléchir au

monde dans lequel nous vivons. Ils n'en peuvent pas moins être rattachés à notre réalité

dès lors qu'ils ressentent des sentiments qui les rendent, malgré eux, humains, à l'instar

de la petite âme des Âmes vagabondes de S. Meyer.

Les personnages de roman semblent bien issus du mariage de leur créateur avec

la réalité, dès lors qu'ils sont la traduction de personnes existantes, de types ou les

reflets d'une génération, d'une période ou encore de sentiments. Ils sont alors souvent

un support de dénonciation d'une réalité qui dérange leurs créateurs.

Le mariage des romanciers avec la réalité semble en effet pour le moins

tumultueux. Ceci peut s'exprimer, dans le corps du roman, par l'utilisation d'un langage

qui bouscule la réalité. Dans Voyage au bout de la nuit de Céline, le personnage de

Bardamu mélange les niveaux de langue. Engagé volontairement lors de la 1ère guerre

mondiale, il a brutalement l'impression d'être "perdu parmi deux millions de fous

héroïques et déchaînés et armés jusqu'au cheveux ? Avec casques, sans casques , sans

chevaux, sur motos, hurlants, en auto, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à

genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la

terre comme dans un cabanon 1, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents,

tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (….)" La

phrase ne s'arrête plus, envahie par la colère du narrateur homodiégétique face à des

hommes qu'il ne comprend pas, des hommes qu'il décrit au sein d'une énumération

tournant en dérision les motifs traditionnels de l'héroïsme. La répétition du verbe

"détruire" met en avant l'objectif de ces hommes, à savoir détruire la réalité qui les

entoure. Les nouveaux romanciers, comme Michel Simon dans La Route des Flandres,

bouleversent quant à eux la ponctuation pour mieux traduire leur désaccord face à une

réalité qui les dérange.

Certains romanciers dénoncent le réel en mettant en scène des personnages

qu'ils idéalisent pour mieux faire ressortir les failles de la réalité. Aussi la perfection

de la princesse de Clèves n'est-elle peut-être là que pour dénoncer à l'inverse la

frivolité des personnes du XVIIe. Peut-être un personnage comme Michel Strogoff de

Jules Verne n'a-t-il été inventé que pour introduire du rêve dans une réalité bien

souvent morne. Certains personnages, impossibles dans la réalité, permettent de la

dénoncer, comme dans La ferme des animaux d'Orson Welles: les cochons prennent le

pouvoir dans une ferme où tous les animaux ont été personnifiés, mais rapidement ils

deviennent de véritables dictateurs. Nous pouvons également penser aux enfants mis en

scène par Golding dans Sa majesté des mouches: seuls sur une île après un accident

d'avion, ils vont devoir survivre et vont finir par s'entredévorer, mettant ainsi en scène

la loi du plus fort. Pour dénoncer notamment le darwinisme social à l'origine de

l'extermination des Juifs par les Allemands, Aldous Huxley construit une dystopie dans

laquelle les personnages perdent leur identité pour n'être plus désignés que par des

lettres permettant de distinguer ceux issus de la race pure de ceux issus de la race

impure.

C'est souvent par leurs actions que les personnages montrent le désaccord du

romancier avec la réalité. Dans Les Bienveillantes de Littell, le narrateur

homodiégétique, Maximilien Aue, semble tout au long du roman un fervent adepte et

défenseur de la politique hitlérienne pour laquelle il ne cesse de chercher des

Mme Aurélie RENAULT, Lycée Emile ZOLA, Aix-en-Provence

justifications. Littell a voulu adopter le point de vue du bourreau mais il cherche aussi à

le dénoncer tout d'abord en noyant le lecteur dans des paragraphes qui n'en finissent

plus, ensuite en réécrivant des passages entiers de La Destruction des Juifs d'Europe

de Raul Hilberg, donnant ainsi des détails écœurant le lecteur, et enfin en faisant faire

à son personnage un acte pour le moins surprenant: sur le point d'être récompensé par

Hitler en personne, Aue focalise sur le nez du dictateur qui n'a rien d'aryen et le lui

tord, ce qui lui vaut d'aller en prison. Cet acte est incongru, incohérent mais il montre

surtout qu'évoquant une réalité particulièrement sensible, l'auteur a voulu reprendre la

main sur son personnage et montrer symboliquement ce que lui aurait fait s'il avait vécu

à cette époque: résister.

On le voit, le mariage de l'auteur avec la réalité est souvent source de conflits

mais elle peut-être aussi à l'origine de réflexions qui assignent alors un but

philosophique au discours littéraire.

Le personnage de roman peut être en lien avec la réalité dès lors qu'il fonctionne

par rapport au lecteur comme une sorte de miroir réfléchissant. En lisant Un amour de

Swann de Proust, le lecteur assiste à une peinture de la jalousie dont il est amené à

comprendre les mécanismes. Qui plus est, il se rend compte que l'amour n'est pas

toujours fondé sur ce que Goethe nommait "les affinités électives": Swann est jaloux

alors que rien ne le prédestinait à tomber amoureux d'Odette, une femme qu'il jugera

sotte par la suite. Le roman se terminera par l'idée qu'elle n'était même pas son genre.

Le narrateur proustien de la Recherche sera en proie à une semblable jalousie, allant

jusqu'à ne plus supporter que la femme qu'il aime, Albertine, voit ses amies, tant il

craint qu'elle n'entretienne avec elles une relation saphique. Les romanciers exploitent

les grands thèmes qui structurent notre réalité. Le thème des frères ennemis parcourt

lui aussi la littérature, de Scarron à Bauchau. Nombreux sont les auteurs qui nous

conduisent à réfléchir aux origines de la rivalité fraternelle. Bauchau, dans Antigone, et

Maupassant, dans Pierre et Jean, soulignent la responsabilité des parents dans la

naissance de la rivalité : en privilégiant un enfant par rapport à l'autre, les parents ont

donné naissance à une certaine inimitié entre les frères. Aussi pouvons-nous nous

identifier facilement à des personnages qui nous empruntent nos sentiments, nos

sensations et qui nous permettent ainsi de réfléchir à ce que nous-mêmes pouvons

ressentir.

Ce miroir réfléchissant qu'est le personnage de roman peut nous aider à prendre

conscience de nos défauts ou de ceux de la société qui nous entoure. Pour revenir au

thème des frères ennemis, nombreux sont les parents qui réfléchiront à l'attitude qu'ils

adoptent envers leurs enfants afin d'éviter que ceux-ci ne deviennent de nouveaux

Pierre et Jean ou, pire, de nouveaux Etéocle et Polynice. Le personnage de roman est

bien le support d'une critique de la société. Le neveu de Rameau, personnage éponyme du

roman de Diderot décrit ce qu'il nomme la "pantomime des gueux": chacun prend des

postures pour plaire à un autre homme dont il attend quelque chose. Le roi lui-même

pose devant son directeur de conscience. Le personnage de roman nous ouvre alors les

yeux sur des choses que nous ne voyions pas nécessairement avant d'ouvrir le livre. Il a

alors une fonction de dessillement. Ainsi "le bal des têtes" que surprend le narrateur

proustien dans Le Temps retrouvé permet de tourner en dérision ces êtres qui

vieillissent et qui continuent à agir comme si le passage du temps n'avait aucun effet sur

eux. Ainsi de M. D'Argencourt dont le ridicule saute aux yeux du narrateur: "il donnait à

Mme Aurélie RENAULT, Lycée Emile ZOLA, Aix-en-Provence

son personnage de vieux gâteux une telle vérité, que ses membres tremblotaient, que les

traits détendus de sa figure, habituellement hautaine, ne cessaient de sourire avec une

niaise béatitude."

Cependant, la réflexion sur la réalité mise en place par le personnage de roman

n'est pas toujours critique. Revenons sur la scène du "bal des têtes" de la Recherche:

elle entre dans une réflexion plus vaste du narrateur proustien sur le temps qui passe: la

réminiscence, cette mémoire involontaire qui surgit brutalement par l'intermédiaire

d'un choc produit par les sens - choc produit par le goût d'une petite madeleine trempée

dans du lait, ou encore par le heurt d'un pavé irrégulier dans la cour des Guermantes, ce

qui ramène le narrateur quelques années plus tôt à Venise - permet la rencontre entre le

passé et le présent. Elle est un "morceau de temps à l'état pur" et donne l'impression

que l'éternité existe, idée que remet violemment en question le "bal des têtes": tous les

personnages ont vieilli et se dirigent irrévocablement vers la mort. Le narrateur se rend

compte que seule l'œuvre d'art peut vaincre la mort. Tout au long de La Recherche, il

entreprend de faire surgir des lois générales en observant les hommes, nous dit-il, à

l'aide d'un "télescope". D'où la réflexion sur la jalousie que nous avons pu évoquer. Le

personnage de roman se fait le véhicule d'un questionnement ontologique et existentiel:

qu'est-ce que l'homme? Sa vie a-t-elle un sens? L'étranger de Camus met en avant

l'absurdité de la vie, là où le narrateur proustien parvient à lui trouver du sens; les

personnages reflètent toutes les théories construites par les débats d'idées. Ils

offrent un regard, proposent une vision du monde singulière.

Si pour Mauriac le personnage de roman est la conséquence du mariage contracté

entre le romancier et le réel, c'est certes parce que le romancier s'est inspiré de la

réalité pour construire son personnage mais aussi et surtout parce que le personnage de

roman véhicule le regard souvent dénonciateur que porte le romancier sur le monde ou

encore parce qu'il devient pour le lecteur une sorte de miroir réfléchissant qui permet

paradoxalement de mieux se connaître dès lors que des lois générales peuvent être

dégagées de ce que ces personnages vivent ou disent. Le personnage de roman est

porteur d'une vision du monde singulière qui comporte un questionnement existentiel et

ontologique qui se veut ébranlement des certitudes du lecteur.

Le mariage du romancier avec la réalité semble alors bien au fondement de l'acte

littéraire, que cette réalité relève de l'Histoire, du réel sensible, du réel intelligible ou

autres: le personnage de roman parvient à entrer en résonnance avec notre moi

intérieur.

Mme Aurélie RENAULT, Lycée Emile ZOLA, Aix-en-Provence

Texte complémentaire : S'affirmer face à son frère. Le massacre de la saint Barthélémy Support : Jean Teulé, Charly 9 — Charles, laisse donc ton jeune frère à ses goûts et cesse tes jeux réservés à l’enfance ! Mais le roi n’en démord pas : — Cadet, n’oublie pas que tu n’es que duc d’Anjou ! L’autre, se hissant sur la pointe des pieds, car de plus petite taille, et rondelles d’os en boucles d’oreilles, rétorque : — Qu’à Dieu plaise, si c’est moi qui avais eu un an de plus que toi et non le contraire, le Conseil royal n’aurait pas perdu autant de temps à me convaincre… Catherine de Médicis – venin florentin – abonde en ce sens : — Il est vrai, Charles, que Mes Chers Yeux aurait, sans hésiter, eu ce courage. Le connaissant, il aurait déjà deux fois fait passer par le fer les huguenots. Mais lui, c’est Mes Chers Yeux… Son ennemi, il ne l’appelle pas « Mon père ». Le monarque sensible, grosses larmes gonflant ses paupières, réplique : « Je me demande parfois si ce n’est pas celle que j’appelle « Ma mère », mon ennemie… » puis, alors que des chiens se mettent à grogner sous la table, Charles s’encolère après sa génitrice en la tutoyant : « Tu n’aimes que Henri ! Je passe mes jours à te l’entendre louer, à l’admirer. Je règne et c’est lui seul que tu chéris. » On sent qu’il souffre beaucoup de cette préférence en faveur d’un frère tellement plus italien, plus Médicis que lui : « Sur l’échiquier politique, je suis le roi mais Anjou et toi ne me considérez que comme un pion ! Tuer les chefs protestants invités à la noce… quelle félonie ! Qui de vous deux a conçu ce plan machiavélique ? » Sur la table, il s’empare de l’arbalète qu’il lève : — Et si je vous tirais à tous deux un carreau dans la tête ? Henri se marre : — Avec ton courage de brebis ? Face à l’air hautain et dédaigneux du duc d’Anjou, le roi piteux dépose l’arme et retourne s’asseoir en son royal fauteuil trop large pour lui. Quoique derrière son dos la fenêtre du cabinet soit grande ouverte sur Paris, oppressé par la moiteur étouffante de cet été – l’air est chaud et lourd, ça sent l’orage –, Charles déboutonne sa fraise et les boutons de nacre du col de sa chemise. Il respire longuement : — Capitaine Gondi, vous dites cent morts… mais dans les rues où logent des Coligny, Foucauld, Andelot et autres, vivent des voisins, souvent protestants, qui entendraient des cris et accourraient au secours des victimes. Que feriez-vous à ces huguenots-là ? — On les tuera. — Certains ont des épouses que vous assassineriez également j’imagine. — Ah ben oui, quelques femmes aussi peut-être. On ne peut pas savoir. — Il y aurait des vieillards… — Ah ça, les vieillards, vous savez, Majesté, dans le noir, on ne voit pas trop l’âge non plus ! — … Et des enfants. — Des enfants aussi, c’est possible. S’ils sont un peu trop à brailler, accrochés à la chemise de nuit de leur mère, je ne dis pas qu’il est inenvisageable que plusieurs reçoivent pareillement du fer. Le roi blêmit et alors que le garde des Sceaux minimise : « Il s’agira quand même de pêcher surtout les gros saumons sans trop s’amuser aux grenouilles… », Charles poursuit ses comptes : — Ah, mais ça ne ferait pas cent mais mille morts peut-être… « Peut-être », reconnaît avec désinvolture le duc de Nevers. Tavannes acquiesce.

Mme Aurélie RENAULT, Lycée Emile ZOLA, Aix-en-Provence

Catherine de Médicis le jour du massacre de la Saint-Barthélémy (tableau d’Édouard Debat-Ponsan - 1880 – Musée du Louvre).

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Richard Guérineau et Jean Teulé, Charly 9

Mme Aurélie RENAULT, Lycée Emile ZOLA, Aix-en-Provence