Les controverses du « mariage pour tous »

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LES CONTROVERSES DU « MARIAGE POUR TOUS » Cyrille Duvert et al. Editions Esprit | Esprit 2012/12 - Décembre pages 82 à 92 ISSN 0014-0759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-esprit-2012-12-page-82.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Duvert Cyrille et al., « Les controverses du « mariage pour tous » », Esprit, 2012/12 Décembre, p. 82-92. DOI : 10.3917/espri.1212.0082 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit. © Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Chicago - - 205.208.3.23 - 17/05/2014 21h38. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Chicago - - 205.208.3.23 - 17/05/2014 21h38. © Editions Esprit

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LES CONTROVERSES DU « MARIAGE POUR TOUS » Cyrille Duvert et al. Editions Esprit | Esprit 2012/12 - Décembrepages 82 à 92

ISSN 0014-0759

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-esprit-2012-12-page-82.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Duvert Cyrille et al., « Les controverses du « mariage pour tous » »,

Esprit, 2012/12 Décembre, p. 82-92. DOI : 10.3917/espri.1212.0082

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Les controversesdu « mariage pour tous »

Table ronde avec Cyrille Duvert, Xavier Lacroix,Jean-Louis Schlegel, Bernard Sichère*

ESPRIT – Quels sont les points clés du projet actuel qui introduiraientun changement significatif, voire une rupture, par rapport à l’étatactuel du mariage et de la filiation ? Est-ce l’indifférenciationsexuelle (« parents » au lieu de « père » et « mère » dans le codecivil) ? Est-ce le statut de l’enfant et de son éducation ? Est-ce laparenté déliée de l’engendrement ?

Xavier LACROIX – Bien qu’ayant une double formation de théo-logien et de philosophe, c’est plutôt en cette seconde capacité queje suis la plupart du temps sollicité. Ce qui est au cœur du débat,en effet, c’est une question d’éthique, par quoi j’entends une ques-tion qui touche au souci des biens humains fondamentaux. Eneffet, la définition de l’institution du mariage (il s’agit bien d’uneinstitution et pas uniquement d’un contrat) est liée à celle de l’in-térêt de l’enfant. Actuellement, certains voudraient définir la filia-tion en dehors de la génération. Or, cette articulation entre filiationet génération est, d’un point de vue social, souhaitable (bien que nonnécessaire). Si la société a vocation à accompagner toutes les situa-

* Cyrille Duvert est avocat et juriste, il a codirigé (avec Pascale Bloch et NatachaSauphanor-Brouillaud) Différenciation et indifférenciation des personnes dans le code civil,Paris, Economica, coll. « Études juridiques », 2006. Xavier Lacroix, philosophe, théologien etéthicien, est l’auteur du Corps retrouvé, Paris, Bayard, 2012. Jean-Louis Schlegel est éditeur etsociologue, il a dirigé l’ouvrage À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945à nos jours, Paris, Le Seuil, 2012. Bernard Sichère est philosophe, il a récemment publié Cegrand soleil qui ne meurt pas, Paris, Grasset, 2011.

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tions (pour proposer des aides, des droits, des solutions aux diffi-cultés), elle n’a pas à toutes les instituer.

Bernard SICHÈRE – Une telle question doit nous amener à distin-guer différentes couches d’interprétation, donc à ne pas oublier ladimension historique. Il faut déjà se reporter au Pacs, pour sedemander ce qui a changé depuis dans les revendications, maispeut-être aussi remonter plus loin, à ces années 1960 aux États-Unis, aux mouvements de libération sexuelle, au mouvement hippiequi proclamait l’amour libre, ainsi qu’aux mouvements des minoritéssexuelles revendiquant leur singularité. Revendications paradoxalesen un sens, dès lors que ces mouvements réclament aujourd’huil’égalité (le mariage « pour tous »), mais au nom de leur singularité.Car cette singularité ne se « dissout » pas dans le cas général,puisqu’en son sein certains réclament des conditions particulières :le droit à la procréation médicalement assistée (PMA) pour lescouples de femmes, ou le droit à la gestation pour autrui (GPA, mèresporteuses) pour les couples d’hommes.

Qu’est-ce que le mariage ?

X. LACROIX – Les revendications actuelles sont effectivementparadoxales, puisqu’elles demandent à entrer dans un modèle enmême temps qu’à le modifier substantiellement, en remettant encause l’un des piliers du mariage, la différence des sexes. Leproblème, dans ce débat, c’est le flou qui règne souvent sur le mot«mariage » lui-même. Beaucoup le comprennent, pour reprendre lesmots du député Noël Mamère, comme une « célébration sociale del’amour ». Si c’est le cas, effectivement, on voit mal pourquoi ne pascélébrer l’amour qui existe entre deux hommes et deux femmes. Or,le mariage ouvre la voie à la filiation, à la famille, et c’est en fait surcette question que se déplacent les controverses. Mais les deuxaspects sont indissociables, la conjugalité est liée à la parentalité.Le mariage est l’institution (la seule) qui articule conjugalité etparentalité. Dans les sondages, la majorité des Français est favorableau mariage des couples de même sexe, mais opposée au droit àl’adoption, ce qui témoigne de la confusion qui existe.

Jean-Louis SCHLEGEL – Mais le mariage n’est-il pas déjà large-ment vidé de son poids symbolique ? L’importance des divorces, desnaissances hors mariage, des familles recomposées, la popularité duPacs auprès des couples hétérosexuels, la dévalorisation ou la

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démission, dit-on, des pères… : le mariage homosexuel, loin deconstituer une forme d’apocalypse comme certains le présentent, estau contraire dans la continuité des évolutions sociétales. Il s’agitpeut-être d’un changement en droit, mais qui pour finir aura rela-tivement peu d’incidence sur la réalité sociale, le mariage lui-même en ayant de moins en moins. D’où, d’ailleurs, le constatironique, fréquemment entendu, que les homosexuels sont (avec lescurés) les derniers à désirer se marier, ou à vouloir rejoindre uneinstitution fortement fragilisée – et même déconsidérée. Je dis« vouloir rejoindre » : ce qui est en jeu, en effet, c’est un nouveauprincipe anthropologique, fondé sur la volonté (et la liberté), quisemble s’opposer et s’imposer à celui qui est fondé sur une loi natu-relle, devenue sociale et consacrée par le droit à un moment de l’his-toire. Pour le dire autrement, se marier ou non pour engendrer desenfants paraît un choix, ce que l’État a déjà largement entériné enapportant aide et protection à d’autres formes d’union et de paren-talité.

X. LACROIX – Le débat ne porte pas sur les conduites sociolo-giques mais bien sur l’institution. Or, celle-ci n’est pas seulementun contrat entre deux personnes qui procède de la volonté indivi-duelle (définition qui correspondrait au Pacs). L’institution est uneforme de vie définie par la société, un corpus de droits et de devoirsqui préexiste à la volonté des individus. Le sens du mariage est delier l’engagement conjugal et la filiation, par la présomption depaternité (que certains projets de loi du gouvernement actuel intègrent, d’autres non). Selon le doyen Jean Carbonnier, qui faitautorité en matière de droit de la famille, cette présomption de pater-nité est au cœur du mariage. Or, si elle disparaissait avec la réformedu mariage envisagée, par quoi serait-elle remplacée ? La recon-naissance juridique de la filiation, dès lors, ne pourrait plus passerque par l’adoption (qui procède de la volonté) ou la procréation (quiprocède du biologique). Mais ni la volonté seule, ni le corporel seulne peuvent définir la filiation ou la parenté. C’est donc le sensmême de l’institution qui est en cause dans ce débat.

Cyrille DUVERT – La question de savoir si le mariage est uncontrat ou une institution est un vieux débat chez les juristes. Ladésinstitutionnalisation est déjà à l’œuvre et n’a pas attendu lesrevendications du mouvement gay. Par ailleurs, en droit civil, la fina-lité du mariage n’est pas la procréation qui n’en est qu’une consé-quence possible, laquelle peut tout aussi bien survenir hors mariage.Le mariage a été, selon les périodes, analysé de différentes manières.

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Il a pu par exemple être vu jusqu’à peu comme un lieu où s’articulela différence des sexes et des générations, pour reprendre la formulede la sociologue Irène Théry. Jean Carbonnier, que vous citez,considérait quant à lui que ce qui peut en découler, soit la survenued’enfants, constituait avant tout une charge, ayant pour but l’édu-cation des enfants d’une société, que la loi fait peser sur un ou desadultes par la « filiation ». D’où l’importance à l’origine de laprésomption de paternité. Mais cette question est devenue secon-daire pour la qualité de la filiation depuis que filiation dans et horsmariage ont été déhiérarchisées (ordonnance du 4 juillet 2005).Ayant été chargé par Jean Foyer, garde des Sceaux de 1962 à 1967,de mener les réformes du droit de la famille, Carbonnier a enquelque sorte contribué à une « juridicisation » plus fine et plusproche du réel de la famille qu’auparavant.Effectivement, le débat actuel changerait la signification du

mariage ; dire qu’il s’agit d’un simple « aménagement » de la loi estdonc inexact. Cependant, il faut bien distinguer deux dimensions dela famille, puisque c’est de cela qu’il s’agit : la dimension horizon-tale (conjugalité) et la dimension verticale (filiation), ce pourquoi lemariage civil n’implique pas et n’oblige pas à avoir des enfants. Onconfond trop souvent la possibilité matérielle d’obtenir des enfants(ce qui fait naître le débat sur la PMA, la GPA, etc.) et la possibilitéjuridique de rattacher les enfants par un lien aux parents (qu’ilssoient ou non de même sexe). Conjugalité et filiation ne sont pasnécessairement simultanées et c’est cet oubli qui pose problèmedans le débat actuel, car la question de la filiation est insuffisam-ment pensée, recouverte qu’elle est aussi bien par le mariage quepar la PMA. En Belgique, par exemple, on a voté d’abord le mariagehomosexuel, puis, quelques années plus tard, les dispositions rela-tives à la filiation.

X. LACROIX – Cette distinction a quelque chose d’un peu sophis-tique, la preuve en étant que le hiatus que vous évoquez est engénéral de courte durée. Le mariage, s’il ne l’implique pas forcé-ment, ouvre néanmoins la voie à la famille (comme en témoigne le« livret de famille » que l’on reçoit à l’issue de la cérémonie). Plusfondamentalement, cependant, la question qui se pose ici n’est pastant celle d’une discrimination envers des adultes qui voudraient semarier, mais envers les enfants, déjà nés, ou à naître. On priveraitd’avance par la loi des enfants de ce bien élémentaire qui estd’avoir un père et une mère. L’enfant n’est pas un objet, c’est un sujetde droits, et l’un de ses droits, défini par la convention internationale

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des droits de l’enfant (en son article 7), est de connaître son père etsa mère et d’être élevé par eux.

Médecine, filiation, « droit de l’enfant »

Les grandes évolutions dues au changement de la médecine (fécon-dation in vitro…) ont changé la procréation elle-même. L’oppositionà l’autorisation pour les couples de même sexe d’avoir par exemplerecours à la PMA, aujourd’hui réservée aux couples hétérosexuels, nevise-t-elle pas finalement à maintenir la fiction de la naturalité alorsque celle-ci n’existe déjà plus ?

B. SICHÈRE – Dans ce domaine, la science touche aux fonde-ments mêmes de l’espèce humaine. Elle s’arroge le droit de direquand finit la vie, quand et comment on doit concevoir un enfant,etc. En appeler à la loi naturelle, dès lors, est problématique. Il mesemble que ce qui définit l’espèce humaine, c’est le fait que « père »et « mère » ne sont ni des réalités « naturelles » ni des « images »mais des symboles, des signifiants transcendants aux individus.C’est là qu’il y a un os. Dans le cas d’un couple de lesbiennes quia recours à l’insémination artificielle, quel est le statut du donneur ?Cet homme qui se contente de donner son sperme est-il vraiment unpère ? Et quelle sorte de mère est celle qui accepte de porter dansson ventre un enfant pour un autre ? L’ordre symbolique résiste, au-delà des fantasmes et des caprices individuels.

X. LACROIX – En effet, le don de gamètes n’est pas simplementun don de matière. Il s’agit aussi du don d’un héritage génétique.Pour définir la filiation, il est nécessaire d’articuler corps et culture.Ces deux dimensions sont, dans les débats contemporains, tropsouvent dissociées. On revendique alors, au nom de la culture, ledroit de dissocier presque totalement la procréation du corps. Enraison du faible nombre d’enfants adoptables, en France comme àl’étranger, les couples de même sexe auront du mal à adopter ; lesadoptions concerneront donc pour beaucoup des enfants issus dePMA. Les revendications de la part des couples de même sexe (enl’occurrence, des couples de femmes, dont l’une peut recevoir undon de sperme et mener à bien la gestation) induisent d’ailleurs unchangement du statut de la PMA. Cette aide a été pensée, au départ,comme un palliatif onéreux, aléatoire et difficile à la stérilité acci-dentelle. Il s’agit d’un remède médical à un problème médical. Or,ce que l’on veut en faire à présent, c’est une méthode de procréation.

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En somme, on dissocie la différence des sexes de la procréation,comme on dissocie la procréation de la filiation.

J.-L. SCHLEGEL – Il y a une illusion à prétendre sortir de la diffé-rence (ou, selon certains, de la discrimination) par le droit au mariageet aux enfants ; l’enfant rappelle une différence infranchissable.L’identité absolue n’est pas possible, et pas non plus souhaitable ; etd’ailleurs, les homosexuels veulent également être reconnus dans leurspécificité. Mais peut-on être soi-même et un autre ?Néanmoins, cet argument de l’ipséité, ou de la singularité irré-

ductible, pourrait aussi devenir un atout. Les adversaires du mariagehomosexuel prétendent qu’il supprime l’altérité – homme/femme,père/mère… – nécessaire à la construction de l’enfant. Mais, selonmoi, c’est un argument trop facile : il est douteux que toute altéritésoit absente dans un couple de personnes de même sexe. Celaoblige à bien situer les craintes : il y a quelque chose de risible àpenser que les problèmes seront du côté des enfants de 5, 10 etmême 15-20 ans, élevés par des « parents » surmotivés. De là l’ina-nité de nombreuses enquêtes (que Xavier Lacroix a montrée à justetitre) auprès d’enfants élevés dans des familles homoparentales, engénéral pour montrer qu’ils sont tout sauf malheureux, ou qu’ils sont« comme les autres ». Le problème posé est autre : dans les familleshomosexuelles les enfants seront systématiquement passés par un« tiers » (que ce soit par l’adoption, une PMA ou une mère porteuse)qui reste pour le moment sans statut dans cette histoire, et privésde leur origine, et cette blessure risque d’être tôt ou tard ravivée etcause de troubles divers.

C. DUVERT – Il ne faut pas confondre les revendications actuellesde la communauté homosexuelle avec les versions les plus extré-mistes (queer theory) de quasi-négation des distinctions, entre corpset culture, entre homme et femme, etc. Cependant, il faut aussiadmettre que nature et culture sont perpétuellement mélangéesdans les sociétés, ce dont elles sont conscientes, comme en estconscient le droit qui les régit. Il n’y a pas d’un côté des filiationspurement « biologiques », et de l’autre des filiations médicales,« artificielles », culturelles. Le droit de la filiation est aussi biennature qu’imitation de la nature, et il s’essaye à conjuguer ces deuxaspects selon des modalités qui diffèrent selon les époques.Pour ce qui est de l’enfant, il n’est pas sujet de droit avant sa

naissance, et, même une fois qu’il est né, il ne possède pas de« droits-créance », c’est-à-dire qu’il ne peut pas se retourner contreses parents, ou l’État, pour leur « reprocher » la manière dont il a

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été conçu. Il existe à cela des exceptions très ponctuelles, parexemple l’épisode de l’arrêt Perruche (novembre 2000) où l’actiond’un enfant né handicapé contre le médecin qui n’avait pas diagnos-tiqué la rubéole de sa mère a été accueillie. La loi de 2002 ainterdit ce type d’action pour des raisons de responsabilité médicale,mais aussi parce que le raisonnement pourrait conduire par exempleà ce qu’un enfant reproche à ses propres parents de l’avoir laissénaître handicapé en connaissance de cause. La solution « Perruche »pourrait donc avoir des conséquences très vastes sur les rapports ausein des familles, et entre les familles et l’État.Par ailleurs, il existe déjà nombre de situations dans lesquelles

la manière dont l’enfant vient au monde peut être considérée commelui étant préjudiciable, par exemple l’accouchement sous X, oumême la PMA. La société répond à ces situations, ou bien lesmoyens pour le faire sont en débat. On peut songer à la mise enplace du Conseil national d’accès aux origines personnelles (CNAOP,loi du 22 janvier 2002) qui propose un équilibre satisfaisant entrel’intérêt des parents abandonnant et celui de l’enfant adopté endemande d’informations sur son origine, et la question de la levéede l’anonymat du don de gamètes est aujourd’hui posée.

X. LACROIX – Certes, mais il y a une différence entre ces aména-gements au cas par cas et une loi. Il est hypocrite de placer l’enfantdans une situation bancale ou difficile et de vouloir que la loirectifie cela (par exemple parce que l’on a pratiqué une insémina-tion artificielle – encore illégale en France – à l’étranger, et que l’onrevendique des droits pour l’enfant qui en est né et pour l’autreparent). On confond alors égalité de droit et droit à l’égalité. Laresponsabilité vient des adultes, qui ont placé l’enfant dans cettesituation de paralégalité, et veulent que la loi légitime leur conduite.Il serait plus juste que la loi dise la carence : l’enfant a un père etpas de mère, une mère et pas de père. Cela ne signifie pas que l’autrepartenaire n’a pas de droits ; il existe déjà des possibilités de délé-gation de l’autorité parentale, d’adoption en cas de décès, de défi-nition comme tuteur… Des droits spécifiques peuvent donc êtreoctroyés, par des décisions des tribunaux au cas par cas et par lajurisprudence, mais cela ne revient pas à donner le statut de pèreou de mère, en changeant la loi pour tous.

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Le dangereux écart :ordre juridique et ordre symbolique

C. DUVERT – Vous touchez également là à la question de la stra-tégie politique et militante, car il n’y a pas ici d’urgence sociétale.Pour qu’un groupe obtienne un statut, il y a deux méthodes (quipeuvent d’ailleurs être concomitantes) : la première consiste à l’ob-tenir par fragments, progressivement, la seconde à l’obtenir direc-tement. Le mouvement gay et lesbien a employé les deux, mais setrouve actuellement plutôt dans la seconde optique. La volonté deparler de « deux pères » ou « deux mères » fait partie du paradoxede cette stratégie de reconnaissance : on veut être reconnu commele même, tout en préservant sa différence. L’exigence est uneexigence de droits, mais aussi de symboles (car l’obtention progres-sive des mêmes droits pour répondre aux problèmes concrets descouples de même sexe pourrait se faire sans passer par le mariage).

B. SICHÈRE – Le droit est-il à même de « donner » du symbole ?L’ordre symbolique n’est pas identique à l’ordre juridique, il ledépasse. La suppression officielle du « patronyme » en 2002, parexemple, fait que l’on ne parle plus de « nom du père », mais de« nom de famille », puisque l’on peut désormais porter le nom de sonpère ou de sa mère. Mais le nom de la mère, c’est le nom du pèrede la mère, ce qui veut dire qu’on est loin d’en avoir fini avec le nomdu père !En fait, le destin de l’enfant ne se joue pas d’abord dans l’ordre

juridique mais en regard du désir des parents et de la loi symboliquequi le règle. C’est bien pour cela que la revendication de l’égalitépar certains gays ou certaines lesbiennes ne tient pas la route,puisqu’elle sépare a priori la procréation du désir d’un sexe pourl’autre. Quelle parole de vérité va être dite à un enfant pour lui expli-quer qu’il a été « fabriqué » au moyen d’un subterfuge par deuxfemmes qui ne désirent pas les hommes ou deux hommes qui nedésirent pas les femmes ?

X. LACROIX – Cela renvoie à la fonction du droit. Est-ce depermettre à chacun d’exercer la liberté dans l’égalité, ou est-ce aussil’étayage de biens communs humains ? Le bien commun, ici, c’estla parole de vérité sur l’origine, sur la naissance, sur la place ducorporel dans l’origine. Le corps n’est pas l’origine, mais l’originepasse par le corps. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquellesl’Église tient tant à la place du corps, parce que la vie est un don,et non pas simplement un objet de désir ou de volonté.

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J.-L. SCHLEGEL – Le discours de l’Église catholique sur cessujets est logique, cohérent et justifié en raison, mais il y a un para-doxe : les arguments scripturaires ou théologiques sont largementéclipsés par une construction purement anthropologique et ration-nelle (contrairement par exemple à la position, similaire sur lefond, défendue par Gilles Bernheim, grand rabbin de France, maisfondée par lui avant tout sur le livre de la Genèse et la traditiontalmudique1). Je ne dis pas que l’Église est infidèle à la traditionbiblique ou théologique : elle la retraduit dans le langage universelde la raison, que tous peuvent comprendre. Nonobstant certains quise récrient au nom de la laïcité, les religions ont leur mot à dire surles questions de société, mais faut-il qu’elles le disent dans leurvocabulaire – religieux, scripturaire, théologique – ou qu’elles le« traduisent », en quelque sorte, en langage séculier, comme ledemandait Habermas2 ? On a parfois l’impression, et on pourraitremonter jusqu’aux lois sur la contraception et l’IVG, que l’Église estenfermée dans une argumentation raisonnable « connotée », avecdes axiomes préalables non dits mais dont personne n’est dupe, quireposent toujours, peu ou prou, sur la loi naturelle ; avec sa raisonpropre, elle semble, sur ces questions, en opposition constante vis-à-vis de la société, de ses progrès techniques et scientifiques, s’ex-cluant ainsi en quelque sorte d’elle-même du débat. L’Église aaussi un passé et un présent avec les homosexuels, qui ne facilitepas sa parole. Alors que les Écritures, et l’Évangile en particulier,sont un corpus immense et contradictoire qui renferme aussi desparadoxes et des renversements impressionnants de la Loi et de laliberté, opposés à une anthropologie fondée sur la nature, à desévidences naturelles et des institutions prétendues éternelles. Enchristianisme, catholique surtout, la raison équilibre une foi portéeaux excès fondamentalistes et autres, mais la foi remet en place uneraison trop portée à soutenir l’existant au nom de la nature crééeintangible. L’Église, qui prétend annoncer l’Évangile, doit-elledéfendre une seule « anthropologie » (en réalité l’occidentale) ?

X. LACROIX – L’Église, ce ne sont pas que des évêques, ou desprêtres, mais aussi des laïcs. Or, lorsque ceux-ci s’expriment,comme c’est mon cas, ils voient surtout les arguments anthropolo-

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1. Voir Gilles Bernheim, Mariage homosexuel, homoparentalité et adoption : ce que l’onoublie souvent de dire. Consultable à l’adresse suivante : http://www.grandrabbindefrance.com/mariage-homosexuel-homoparentalit%C3%A9-et-adoption-ce-que-l%E2%80%99-oublie-souvent-de-dire-essai-de-gilles-bern

2. Voir Jürgen Habermas, « Une conscience de ce qui manque. Les liens de la foi et de laraison », Esprit, mai 2007.

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giques et bien souvent ils sont en accord avec des experts agnos-tiques ou athées. Plus profondément, il me semble que les argu-ments, dans ce domaine, doivent être recherchés du côté del’anthro pologie plutôt que de la théologie.

C. DUVERT – On voit bien cependant que chaque Église parledepuis sa propre culture théologique, malgré tout. Gilles Bernheim,par exemple, condamne le projet de loi envisagé, mais désire « unesociété où la modernité prendrait toute sa place ». Il est assez diffi-cile au judaïsme d’être hostile aux mères porteuses, car on pourraitfacilement lui opposer l’épisode d’Abraham et Sarah, qui, stérile,demande à Abraham d’inséminer pour elle Agar, leur servanteégyptienne. De même, le président du Conseil français du cultemusulman (CFCM) parle du mariage, de mémoire, comme d’un« pacte qui implique une certaine durabilité », ce qui peut corres-pondre à la vision du droit musulman. La fonction de « suppléance »revendiquée par l’Église la ramène quand même à ses catégoriesfondamentales.

B. SICHÈRE – Nous retrouvons ici la distinction que j’ai introduiteentre ordre juridique et ordre symbolique. Ce que je veux dire, c’estque l’ordre juridique est ce qui vient énoncer, à un moment donnédans une culture donnée, ce à quoi appelle l’ordre symbolique. Ilest là notamment pour rappeler le lien que tout ordre symboliqueimplique entre différence des sexes et procréation. C’est ce lien, jepense, que les trois monothéismes sont attachés à maintenir, mêmesi on pourrait souhaiter qu’ils avancent davantage des argumentsthéologiques pour cela. C’est pourquoi j’ai pris l’exemple tout àl’heure de la paternité et du nom du père, même si je sais bien quela notion de paternité est en pleine dégénérescence chez nous. Ledroit n’a pas à suivre toutes les évolutions d’une société, il a plutôtà maintenir des crans d’arrêt qui sont transcendants aux volontés desuns et des autres.

X. LACROIX – Il y a en effet un écart inévitable entre le réel et ledroit. Par réel, je n’entends pas les pratiques sociologiques, maisbien ce que nous avons appelé le « signifiant », plus précisémentl’articulation entre corps et signifiant, ce qui résiste, in fine, auxévolutions juridiques et aux lois telles qu’elles sont définies par lepolitique.

J.-L. SCHLEGEL – Je suis d’accord, cet écart existe toujours, maisencore faut-il savoir ce qu’on s’autorise au nom du réel (dont l’uni-versalité est contestée, on l’a assez dit). En effet, certains chrétiensréclament que les Églises dénoncent le mariage civil, en définitive

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décomposition avec le mariage homosexuel, et que le mariage reli-gieux en soit totalement dissocié. C’est une voie dangereuse, commeon le voit avec des mariages juifs et musulmans purement religieux ;en effet, en cas de lien exclusivement religieux, sa rupture pourraentraîner le déni des droits civils de la femme (en général non prévusou prévus à son désavantage) ou du conjoint lésé. Les Églisescomme les religions non chrétiennes n’ont aucun pouvoir d’inter-vention civile en cas d’échec de leur loi propre.

Propos recueillis par Marc-Olivier Padiset Alice Béja

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