Les bateaux - planeterebelle.qc.ca · Mais c’est pas la seule chose qui soit spéciale par chez...

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Alexandre et Mathieu Vanasse Illustrations de Hélène Matte « Muthos » Les livres qui racontent des histoires. Les bateaux volants

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Alexandre et Mathieu VanasseIllustrations de Hélène Matte

« Muthos » Les livres qui racontent des histoires.

Les bateaux volants

Également disponible en format numérique PDF et ePub3 (pour iPad, Kobo Arc et Readium sur le navigateur Chrome). www.planeterebelle.qc.ca

Les éditions Planète rebelle remercient le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à leur programme de publication, ainsi que la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) et le « Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC ». Nous reconnaissons également l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du « Fonds du livre du Canada » pour nos activités d’édition.

Design graphique : Marie-Eve NadeauRévision : Janou GagnonCorrection d’épreuves : Marie-Claude Masse

Dépôt légal : 3e trimestre 2014 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada

ISBN : 978-2-924174-28-9© Planète rebelle, 2014

Nous tenons à remercier Jean-Sébastien Brault-Labbé et

Normand Poirier, ainsi que André Vanasse pour ses conseils et son appui.

Nous remercions également nos familles et Planète rebelle pour leur soutien.

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Mais c’est pas la seule chose qui soit spéciale par chez nous… Parce qu’ici, les bateaux volent. C’est notre secret. Un de mes ancêtres rêvait de faire voler son bateau pour aller fêter aux confins de l’horizon. Ce qui fait qu’il a traficoté avec le diable qui lui a donné un violon magique. Puis ç’a fonctionné ! Les gens du village ont pu explorer l’inconnu et s’amuser les soirs de nou-velle lune.

La nouvelle lune, c’est le contraire de la pleine lune : ça donne la nuit la plus noire du mois. Notre tradition magique se transmet de père en fils. Et MOI, je vais bientôt devenir apprenti. J’adore jouer de la musique et grâce à mon père, les mélodies que je vais jouer seront VRAIMENT magiques. Je sais qu’aujourd’hui plus personne ne croit que les bateaux peuvent voler, mais moi, c’est mon rêve depuis toujours d’y arriver.

***

Moi, c’est Barnabé, j’ai douze ans. Depuis que ma mère est morte, il y a six ans, j’habite avec mon père, en Gaspésie, au village de Ruisseau-à- Rebours. Tous les cours d’eau coulent vers la mer. Mais dans mon village, c’est le contraire : le ruisseau part de la mer pour aller vers la terre. Spécial, hein ?

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Le jour se lève sur Ruisseau-à-Rebours, le soleil est énorme. Pas un nuage. S’il y a un endroit magique dans ce village, c’est bien la pointe. C’est une parcelle de terre qui s’étire vers le large comme si elle voulait lever l’ancre. C’est ici qu’on fait voler les bateaux. Ce matin, Zacharie est sur la pointe, seul. Il regarde dans le vague, on dirait que la mer va l’emporter. Il n’entend même pas son fils Barnabé arriver.

— Papa ! je te cherche partout !

— Ah ! mon petit Barnabé, je sais qu’aujour-d’hui, tu devais commencer ton apprentissage. T’attends ce moment depuis si longtemps.

— Mets-en !

— Bien, ce que je vais te dire va pas te plaire. Les bateaux volants, c’est fini. J’arrive plus à les faire voler. La magie de mon violon ne fonctionne plus. Rien à faire, faut oublier ça.

— Voyons donc, tu peux pas me faire ça…

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— C’est pas ça, la question. Toi, t’es encore jeune, tu vas pouvoir faire autre chose de ta vie. Je te le dis tout de suite, on s’en va à Montréal. On repart tout à zéro.

— T’es malade ? Depuis deux cents ans qu’on fait voler des bateaux dans la famille !

— De toute façon, plus personne s’inté-resse aux bateaux volants au village. Pis tous les jeunes partent pour les grandes villes. Suffit ! Fais tes bagages, tu prends l’autobus dans une heure pour Montréal.

— QUOI ?!

— Pas de discussion.

Barnabé n’a jamais vu son père dans cet état presque hystérique. Inutile d’argumenter. La larme à l’œil, il part en courant vers la maison, mais se jure qu’il n’a pas dit son dernier mot.

Montréal, c’est l’inconnu pour Barnabé. Son père s’y était rendu une fois par mois ces derniers temps. Pour redonner la magie à son violon, disait-il !

Il entre dans la maison, grimpe les escaliers quatre à quatre et fonce vers la chambre de son père. « Il est où, son carnet ? J’y ai vu une adresse de lutherie à Montréal, encerclée trois fois, en rouge ! Un luthier, ça répare les violons, non ? Ben je vais y aller, moi. Je vais le régler, son problème. Lui qui me disait de jamais baisser les bras ! »

Barnabé trouve enfin le carnet, il voit l’adresse : Lutherie Cimeries, 4606, avenue du Parc, Montréal. C’est ça ! Il se dépêche de la recopier.

— Barnabé ! T’es là ?

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? Ah ! je descends !

Barnabé doit vite faire ses bagages, pressé par son père qui l’attend déjà dans l’auto. Il est abasourdi : comment sa vie peut-elle basculer si brusquement ?

À contrecœur, Barnabé met sa valise dans l’auto bus. Son père le serre dans ses bras, étrangement ému :

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— Un de mes amis va t’attendre à Montréal. Tu vas aller dormir chez lui. Moi, j’ai des choses à régler ici. Je te rejoindrai plus tard. Vas-y, monte avant que l’autobus parte ! Je t’aime, mon grand. Bye.

Barnabé nage en plein cauchemar. Mais avec la tête que fait son père, il ne veut pas le contre-dire de peur de le voir exploser de rage ou, plus probable, fondre en sanglots.

Neuf heures de route à se ronger les esprits, c’est une éternité. Barnabé n’arrive pas à fermer l’œil. À son arrivée à Montréal, il est accueilli par un grand Africain à l’accoutrement coloré, qui sautille comme un diable à ressort en agitant une pancarte sur laquelle est inscrit :

Bienvenue, BarnaBé, fils de Zacharie !

Son père ne lui avait jamais dit qu’il avait des amis… noirs. Il est d’autant plus surpris que Zyfa le serre dans ses bras, comme s’il était son propre fils.

— Bienvenue à Montréal ! Moi, c’est Zyfa. Tu vas voir : ce n’est pas la jungle africaine ici !

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Décontenancé, Barnabé monte dans la voiture de Zyfa et se met à observer cette ville où tous les gens s’entassent et grouillent comme un banc de poissons affolés. Il écoute à peine Zyfa qui parle sans arrêt avec son accent drôlement épicé.

— Voilà, on est arrivés.

— C’était donc ben long ! Es-tu allé le cher-cher à dos de chameau ou quoi ? rigole une jeune fille.

— Les chameaux ne sont pas assez fous pour venir se geler les bosses au Québec ! rétorque une femme plus âgée. Bienvenue chez nous, Barnabé. Tu es ici comme chez toi. Tu vas sûrement te sentir loin des Ruisseaux-aux-Ours…

— Ruisseau-à-Rebours, madame ! corrige Barnabé.

— Je te présente ma grande impératrice africaine, ma femme Sheba, dit Zyfa. Et la crotte de fromage gratinée qui t’a interpellé, plus Québécoise que la poutine, c’est ma fille, Sophie. Elle a douze ans, tout comme toi.

— Viens, mon petit carcajou, je vais te montrer ta chambre, l’invite la mère.

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— Tu veux le mettre dans la salle de musique de p’pa ? interroge Sophie. Pauvre toi ! Tu vas dormir au milieu de ses vieux instruments en peau de girafe. Ça sent le bâtard, là-dedans, dude. Dad, j’suis sûre que le Musée de la préhistoire les prendrait, tes vieilles gogosses à musique.

— Un peu de respect envers la culture de tes ancêtres, la réprimande Zyfa. Je suis certain que Barnabé s’intéresse bien plus que toi au pouvoir de ces instruments. Chez nous, on dit : un homme sans culture ressemble à un zèbre sans rayures.

— Moi, j’adore la musique. Puis dans ma famille, la musique, c’est magique, justement, s’empresse de dire Barnabé.

— Magique, tu dis ! Alors, viens voir mon balafon, s’enthousiasme Zyfa.

— Ah ! pas encore ta musique de cannibales ! rechigne Sophie.

— Sophie ! va mettre la table plutôt que de hérisser la crinière de ton vieux lion, s’impatiente Sheba.

— Pas le temps, s’énerve Sophie, je dois finir le dernier niveau de mon jeu vidéo.

Barnabé découvre les sonorités de mystérieux instruments qui semblent provenir d’une autre époque, d’un autre monde. Il oublie enfin ses soucis en regardant Zyfa jouer tour à tour de la kora, du djembé et du balafon. Barnabé s’em-presse de sortir sa guitare pour l’accompagner et il ne voit plus le temps passer.

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— Il m’a tout raconté… Malheureusement, la magie de ma musique n’a rien résolu. Je ne sais pas ce qu’on peut faire, mais ensemble on doit l’aider : l’intelligence d’un seul individu est un sac percé, comme on dit dans mon pays.

Après cette soirée bien animée, tous vont se coucher. Dans son lit, Barnabé se remémore les événements de cette folle journée. Incapable de dormir, il se relève. Il sent que c’est mainte-nant qu’il doit aller voir cette intrigante luthe-rie. Il marche sur la pointe des pieds. Il sort de la maison et referme silencieusement la porte d’entrée.

Arrivé dans la rue, Barnabé s’aperçoit qu’il ne sait même pas où il est.

— Hey, le comique, tu vas où, là ? lance Sophie, sortant de nulle part.

— Tu m’as suivi ? Je veux aller au 4606, avenue du Parc ? C’est où, ça ?

— C’est genre à l’autre bout de la ville ! T’es plus à Saint-Clinclin-les-Maringouins, icitte. Tout se fait pas à pied ! Pourquoi tu veux aller là-bas ?

— Je te raconterai pas de menteries : ç’a rapport avec mon père.

— Venez, mes petites hyènes affamées. Le festin royal est servi, lance au loin Sheba.

— Après la musique africaine, voici notre gastronomie. Chez nous, on dit : ne regardez pas le visage du visiteur, mais voyez plutôt son esto-mac, dit Zyfa, entraînant Barnabé vers la salle à manger.

— On a fait cuire le voisin ! dit en aparté Sophie.

— Sophie ! la reprend sévèrement Zyfa. Avec des blagues comme ça, étonne-toi pas qu’il y ait tant de préjugés contre les Noirs.

Barnabé est subjugué par les saveurs exotiques qu’il découvre. Ses papilles gustatives sont en extase. Il passe un très bon moment avec cette famille si accueillante et si différente.

Mais tout d’un coup, Zyfa devient sérieux :

— Barnabé, il faut que je te dise : ton père a besoin de nous. Tu sais qu’il venait à Montréal pour régler ses problèmes de violon. C’est à ce moment-là que je l’ai rencontré. Il a exploré plusieurs pistes, mais il s’est découragé.

— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

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— Je te raconterai pas de menteries non plus : l’autre fois, ton père était chez nous, je l’ai entendu rentrer tard, il parlait tout seul. Ça allait pas pantoute. Il disait qu’il était foutu, que c’était fini.

— Quoi ? Foutu ? Je savais qu’il me cachait quelque chose. Il faut vraiment que j’y aille tout de suite.

— OK d’abord, suis-moi. Au fait, c’est quoi qu’y’a à cette adresse-là ?

Barnabé se retrouve encore une fois en autobus. Il profite du trajet pour raconter son histoire à Sophie qui s’esclaffe :

— Des bateaux volants, t’es viré sur le capot, man ? T’es aussi fou que mon père avec sa vieille magie de sorcier. Me semble de voir ça, des bateaux qui volent ! Faut bien un Gaspésien pour sortir une histoire de même. Hey ! on est rendus, il faut descendre.

Sophie et Barnabé se dirigent vers le 4606, avenue du Parc, au coin de l’avenue du Mont-Royal…