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Les bases américaines sur le territoire français. Une illustration de la Guerre froide Mireille Conia Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, l’installation de bases américaines, en France, n’est pas séparable de l’atmosphère qui préside à l’instauration de l’ordre bipolaire. En instituant l’OTAN, les États-Unis ont entrepris de jeter les bases d’une solidarité d’intérêts entre l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale, face à l’adversaire qu’est devenue l’URSS. Ils ont, ainsi, établi une stratégie d’alliance défensive. Parallèlement, ils mettent en œuvre une option offensive, pour faciliter la diffusion de leur modèle économique, accélérer l’enracinement d’un système des valeurs démocra- tiques et libérales, la propagation des pratiques de la société de consomma- tion, la modernisation des structures d’aménagement. Les enjeux internationaux en viennent à se surimposer à une impression de continuité, vécue en Europe en ouvrant sur des champs de mutations socioéconomiques et géopolitiques. En France, la présence des militaires américains, de leurs familles apparait comme un révélateur de changements potentiels, alors que la question coloniale et les nécessités de la reconstruction sont au premier plan des préoccupations nationales. Des accords bilatéraux prévoient, en effet, le stationnement sur le sol français d’un total de 45 000 hommes en 1952 avant d’atteindre le plafond de 62 000 1 . Les débats idéologiques vont 1. Sur les bases américaines en France, voir Bergeret-Cassagne Axelle, Les bases américaines en France, impacts matériels et culturels, 1950-1967, Paris, L’Harmattan, 2008 ; Bize Gérard, La base aérienne de Toul-Rosières BA 136, APRAA, 07/510, 2004 ; Boussard Catherine, « Chaumont à l’heure américaine », Les Cahiers Haut-Marnais, nº 264-265, 2012, p. 71-81 ; Derule Gérard, « Histoire de la base de Toul-Rosières », in Reflets journal de la BA 136, sd ; Domange Gérard, « Verdun, l’OTAN et la base américaine, 1950-1967 », in Verdun ville militaire, Verdun, « Connaissance de la Meuse », Imprimerie Frémont, 2000 ; Extrade Serge, Lachaise Francis, Rivière-Dernoncourt Martine, La Rochelle, base américaine de l’OTAN, 1950-1967, (La Rochelle), Editions ABC DIF, 2008 ; Facon Patrick, « Les bases américaines en France (1945-1958), entre les nécessités de la sécurité et les

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Les bases américaines sur le territoire français.

Une illustration de la Guerre froide

Mireille Conia

Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, l’installation de bases américaines, en France, n’est pas séparable de l’atmosphère qui préside à l’instauration de l’ordre bipolaire. En instituant l’OTAN, les États-Unis ont entrepris de jeter les bases d’une solidarité d’intérêts entre l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale, face à l’adversaire qu’est devenue l’URSS. Ils ont, ainsi, établi une stratégie d’alliance défensive. Parallèlement, ils mettent en œuvre une option offensive, pour faciliter la diffusion de leur modèle économique, accélérer l’enracinement d’un système des valeurs démocra-tiques et libérales, la propagation des pratiques de la société de consomma-tion, la modernisation des structures d’aménagement. Les enjeux internationaux en viennent à se surimposer à une impression de continuité, vécue en Europe en ouvrant sur des champs de mutations socioéconomiques et géopolitiques. En France, la présence des militaires américains, de leurs familles apparait comme un révélateur de changements potentiels, alors que la question coloniale et les nécessités de la reconstruction sont au premier plan des préoccupations nationales. Des accords bilatéraux prévoient, en effet, le stationnement sur le sol français d’un total de 45 000 hommes en 1952 avant d’atteindre le plafond de 62 000 1. Les débats idéologiques vont

1. Sur les bases américaines en France, voir Bergeret-Cassagne Axelle, Les bases américaines en France, impacts matériels et culturels, 1950-1967, Paris, L’Harmattan, 2008 ; Bize Gérard, La base aérienne de Toul-Rosières BA 136, APRAA, 07/510, 2004 ; Boussard Catherine, « Chaumont à l’heure américaine », Les Cahiers Haut-Marnais, nº 264-265, 2012, p. 71-81 ; Derule Gérard, « Histoire de la base de Toul-Rosières », in Reflets journal de la BA 136, sd ; Domange Gérard, « Verdun, l’OTAN et la base américaine, 1950-1967 », in Verdun ville militaire, Verdun, « Connaissance de la Meuse », Imprimerie Frémont, 2000 ; Extrade Serge, Lachaise Francis, Rivière-Dernoncourt Martine, La Rochelle, base américaine de l’OTAN, 1950-1967, (La Rochelle), Editions ABC DIF, 2008 ; Facon Patrick, « Les bases américaines en France (1945-1958), entre les nécessités de la sécurité et les

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connaitre un renouveau et plus largement se diffuser. Il nous semble, dès lors, intéressant de nous interroger sur les axes de cohérence politique qui se dégagent de ce contexte singulier, en privilégiant notamment les comporte-ments adoptés par les populations pour affronter les contradictions de l’heure. En conséquence, nous nous attacherons à montrer l’influence de cette présence étrangère dans les transformations des villes d’implantation, puis nous développerons les éléments de confrontations en lien avec le choc de modes de vie différents, enfin nous chercherons à montrer l’affirmation de la construction d’une opinion publique, autour des questions posées par la rencontre de peuples unis par l’Histoire.

DES TERRITOIRES EN CONSTRUCTION : DES BASES, DES VILLES

Sur le territoire français, s’implantent bases et lieux d’approvisionnement en lien avec l’organisation d’un dispositif reliant les ports de l’Atlantique à la frontière allemande. Il rassemble des établissements principaux et toute une architecture de dépôts relais pour l’intendance, le ravitaillement en munitions

impératifs de la souveraineté nationale », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 1992, nº 1, p. 27-32 ; Hoehn Jean-Pierre, « Chambley Air Base, 1953-1957 », Air Fan, nº 146, janvier 1991, p. 14-23 ; Labrude Pierre, Thiebaut Pascal, « L’hôpital militaire américain “Jeanne d’Arc” de Dommartin-les-Toul (1953-1967-2007). Origine, évolution, état actuel, avenir », Etudes touloises, nº 126, 2008 ; Laurent Didier, « Inauguration de la base de Chambley », Aviation Magazine, nº 190, 21 juin 1956 ; Loubette Fabrice, Les forces aériennes de l’OTAN en Lorraine 1952-1957, Metz, Editions Serpenoise, 2008 ; Loubette Fabrice, « Les forces de l’OTAN en Meuse », in Martin Philippe, Cazin Noëlle (dir.), Meuse en guerres, Bar-le-Duc, Société des Lettres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc, 2010, p. 295-317 ; Michelot Francis, « Une enclave américaine en Haute-Marne, Chaumont Air Base », Les Cahiers Haut-Marnais, nº 264-265, 2012, p. 3-70 ; Pottier Olivier, Les bases améri-caines en France (1950-1967), Paris, L’Harmattan, 2003. En complément de ces travaux et de nos recherches, des renseignements nous ont été fournis par certains correspondants départementaux de l’IHTP, en particulier Jean-Louis Étienne, Marie-Claude Albert et Jean-Luc Gillard. Les principales sources utilisées sont Archives nationales (AN), 19770119 (mission centrale d’assistance aux armées alliées, bulletin documentaire nº 12, octobre/novembre 1953, ministère de l’Intérieur) ; Archives départementales de la Meurthe-et-Moselle (ADMM), W 950/228, 1805 W 114, W 950/364-367 (1965-1967), W 950/368 (1959–1960), W 1580/1-5, VC 2705-2706-2735-2735bis, W 950/40-41bis-42,46,176, W 1216/102 (sous-préfecture de Toul) ; Archives départementales de la Haute-Marne (ADHM), 559 W 14260, 17183, 17259, 17260, 819 W 26399, 26400, 26297 ; Archives départementales de la Vienne, 1 W 4082, 4084 ; Archives municipales de Chaumont, 10 H 74 ; Archives munici-pales de Châtellerault, III a 45.

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et carburants, nécessaires à tout fonctionnement opérationnel. La France constitue, en effet, une Communication Zone, divisée en deux zones de commandement, une zone arrière et une zone avancée, ce qui renvoie nette-ment à la poursuite d’une logique d’affrontement. Cette importance straté-gique justifie la présence de 13 bases. L’Est de la France, considéré comme une première ligne potentielle face au monde communiste, en abrite le plus grand nombre, 5 pour la seule région Lorraine. Les autres localisations se justifient dans une logique d’accompagnement : ainsi, dans la Marne, l’installation de postes de radars, de dépôts d’essence liés au passage d’un pipe-line dans la région de Sézanne, d’un lieu de stockage de munitions sur le site de Troisfontaines, près de Vitry-le-François, des projets d’aérodrome comme celui de Vatry, un dépôt médical attestent de cette structuration des installations autour des pôles lorrain et haut-marnais. Dans le Loiret, un centre pour la logistique est installé dans une caserne à partir de 1952 pour régler les problèmes de l’approvisionnement.

L’accueil réservé aux Américains par les populations est souvent cha-leureux. En Lorraine, les souvenirs de la Libération sont encore très proches. Dans la Vienne, le choix du site du camp de Saint-Ustre est lar-gement approuvé. En Haute-Marne, l’héritage de la Première Guerre mon-diale est mis en avant : « l’amitié ne se confine pas seulement dans le souvenir du passé, elle vit dans le présent et se prolonge dans l’avenir. Les dix ans de cette statue [de la Liberté] représentent beaucoup et sont cepen-dant peu de choses au regard de l’histoire déjà bicentenaire de l’amitié franco-américaine forgée sur les champs de bataille et dans la lutte pour les idéaux communs par une conception identique de l’homme et de ses va-leurs. Cette amitié est une réalité évidente 2. » Les mêmes discours de bien-venue sont prononcés à Orléans.

Cependant leur présence interpelle : « il y a une [présence améri-caine] ; la majeure partie de la population ne s’en aperçoit que fortuitement […] à certains signes […] pourquoi sont-ils là ? Et que viennent-ils faire ? (S’ils sont là) c’est parce ce que nous les avons appelés pour nous aider à mettre en état de défense notre territoire […] nous étions incapables de le faire tout seuls 3. » Ces interrogations justifient la diffusion de brochures, le « tour de France de la Caravane de la Paix ». Des élus du Toulois vont faire un voyage à Berlin-Ouest. L’association « France-États-Unis » organise des conférences. Toute cette activité de promotion vise essentiellement à justifier la présence de ces troupes venues d’Outre-Atlantique.

Les villes choisies doivent souvent procéder à des aménagements. Ainsi, à la fin de l’année 1951, deux officiers américains venus de

2. Archives départementales de la Haute-Marne, 819 W 26400. 3. Article de Pierre Driou dans L’Est Républicain, 14 décembre 1951.

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Wiesbaden sont reçus à la Préfecture de la Haute-Marne, en présence des Services des Ponts-et-Chaussés pour lancer la phase de travaux nécessaires à l’établissement d’une base tactique. En vertu des accords bilatéraux, la France peut, en effet, être amenée à financer des achats de terrain ou les constructions ou viabilisations qui sont, dans ce cas, concédées à des entre-prises françaises. À Chaumont, une quarantaine d’entre elles ont participé à la soumission des lots 4. Se pose la question de la souveraineté nationale sur les installations. Le drapeau tricolore et la bannière étoilée qui flottent parfois côte à côte, est une réponse partielle.

À Chaumont, la prise de possession par les troupes américaines du site est un événement d’importance puisque le Secrétaire d’État à l’Air, Pierre Montel est présent 5. Pourtant, l’ensemble ne semble pas totalement opéra-tionnel : « des tentes, des préfabriqués, des latrines, des lavabos et des douches primitives. Des routes sans revêtement » se rappelle Bob Jones, mécanicien affecté sur la Base en 1952, d’où l’expression de « ruche bour-donnante » employée par les journalistes locaux pour évoquer la poursuite du chantier 6. Pourtant, le 48e Figther Bomber Wing y prend ses cantonne-ments avec 80 chasseurs bombardiers à réaction servis par 2 500 militaires (Photo entrée de la base). Cet escadron, promu le 28 juillet 1958, 48th Tactical Fight Wing, renforce l’importance stratégique de la Base destinée à « constituer une escale lors de transfert de troupes depuis les USA vers un théâtre d’opération européen ; être un point de départ de représailles mas-sives et entièrement nucléaires ; enfin, stocker des bombes atomiques » 7. Le 6 juillet 1960, cette unité part pour l’Angleterre mais, avec la crise berli-noise, une escadre de réserve, issue de la Garde nationale du New Jersey en prend de nouveau possession. Elle quitte la base le 15 juillet 1963. En 1966, Chaumont Air Base demeure seulement une base de soutien pouvant deve-nir opérationnelle en 24 heures avec 633 personnes, familles compris.

Chaque implantation semble établie sur le même modèle. Dans la Vienne, la base se présente sous la forme d’une organisation spatiale struc-turée. Outre les bâtiments qui sont militairement affectés, les aménage-ments, il faut ajouter des équipements secondaires pour les services et répondre aux besoins des personnels, d’où l’emploi de nombreux civils français. Au Camp de Saint-Ustre, ces équipements sont à l’image d’une « petite ville » et accueillent jusqu’à 1 300 salariés en 1964 8. À Chaumont-Semoutiers, cela représente environ 1 000 employés.

4. Cf. Michelot F., op. cit., p. 35. 5. La Haute-Marne Libérée, 21-22 mai 1952. 6. Témoignage évoqué in Michelot F., op. cit., p. 30. 7. Ibid. 8. Contribution de Marie-Claude Albert et Jean-Luc Gillard sur la Vienne.

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Entrée de la base de l’US Air Force, Chaumont, Haute-Marne, 1955.

Les composantes du monde du travail s’en trouvent souvent modi-fiées. Dans la Vienne, en 1956, année de plein emploi, les patrons locaux se plaignent d’une concurrence déloyale du camp américain qui débauche la main d’œuvre en la rémunérant plus cher. En Haute-Marne, dès juillet 1952, des petites annonces dans la presse locale font état de nombreux emplois à pourvoir : « la base de Semoutiers embauche des caissières, comptables, dactylos et secrétaires ayant une bonne connaissance de l’anglais. Ecrire ou se présenter Mr COX American Express, Chaumont, ou Hôtel Terminus entre 18 et 20 heures ». Généralement, ce sont des tâches subalternes qui sont proposées, souvent à des femmes 9. « Petit paysan émigré hollandais qui venait de ma campagne, j’avais galéré depuis mon enfance. Arrivé sur la base, on m’a rapidement confié des responsabilités, je suis devenu cadre et je gagnais 3 à 4 fois le salaire d’un Français moyen […] On était payé par chèque, du jamais vu chez nous, où tous les salaires étaient encore payés en espèces. On a tous été obligés d’avoir un compte en banque. Les Américains avaient aussi des traveler’s chèques, qu’ils pouvaient utiliser à l’agence de voyage de la base, installée dans la

9. Michelot F., op. cit., p. 40.

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banque 10. » Ces nouvelles pratiques vont ainsi contribuer à soutenir une économie en croissance, portée aussi par une démographie positive.

Le secteur de l’habitat s’en trouve également déséquilibré. « La pré-sence de 300 familles américaines et d’une abondante main d’œuvre a engendré une crise du logement aiguë et – loi de l’offre et de la demande – une considérable augmentation des loyers, tant en ce qui concerne les ap-partements que les chambres meublées. Il convient de noter, à ce propos, que la crise affecte non seulement l’agglomération chaumontaise mais toute la région, car les familles américaines ne sont pas fixées dans la seule ville de Chaumont, la pénurie de logements l’interdisant 11. » Les familles sont, dès lors, contraintes de se loger dans les alentours : « Par exemple, Bricon héberge dix foyers américains pour 39 individus dont 19 enfants, tandis que Châteauvillain en comprend 26 pour 78 personnes, Arc-en-Barrois, 15 pour 55 individus et Luzy 16 pour 50 ressortissants d’Outre-Atlantique, soit 13 % de la population de ce village. Ainsi, en 1954, 142 foyers américains représentant 465 personnes … sont réparties dans la campagne haut-marnaise 12. » Une indemnité spéciale a été aussi versée aux membres de l’USAFE, notamment aux officiers d’où une surenchère sur un marché déjà en tensions, entrainant inévitablement une hausse des loyers 13.

Le contexte de reconstruction pèse considérablement, et la décision prise en 1955 d’édifier deux ensembles pavillonnaires à Chaumont résout partiellement la question du logement et du dynamisme de l’économie lo-cale. Le quartier « La Fayette », composée de pavillons confortables avec jardin privatif, destinés aux sous-officiers, sort de terre. Le terrain, donné par la commune de Chamarandes, est ensuite acquis en 1959 par la ville de Chaumont. Les familles américaines s’y installent dès 1956. Le 16 juillet 1957, ce nouveau quartier est baptisé « village Lafayette » lors d’une céré-monie officielle, au cours de laquelle « des pelletées de terre symboliques, jetées par le colonel Smith et M. Noirot, maire de Chamarandes, consacrè-rent cette nouvelle alliance d’un grand nom français et d’une cité champi-gnon » 14. Les 108 logements pour officiers du village « Pershing » sont, quant à eux, achevés en 1959. La présence de ces lotissements entraîne des transferts de population, confortant la croissance démographique de la ville de Chaumont, aux dépens des communes périphériques. À proximité, une

10. Témoignage cité par Boussard C., op. cit., p. 75. 11. Extrait d’un rapport des Renseignements généraux du 2 mars 1954 au Préfet de la Marne, Archives Départementales de la Haute-Marne, 559 W 17259. 12. Michelot F., op. cit., p. 46. 13. Note des Renseignements généraux du 6 avril 1954, Archives Départementales de la Haute-Marne 559 W 17259. 14. Délibération du Conseil municipal de Chaumont du 7 décembre 1958 et La Haute-Marne Libérée, 17 juillet 1957, cités in Michelot F., op. cit., p. 48.

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école est construite, réservée aux seuls enfants américains. Elle sera, à leur départ, cédée à la Municipalité. Dans la Vienne, la mixité de l’habitat se pose. Les militaires sont essentiellement hébergés sur la base jusqu’à la fin de 1954. Les officiers célibataires continuent à y résider. Le financement de « housing areas » par le Ministère du Logement, sur vote du Congrès amé-ricain, traduit l’option de mieux gérer localement les programmes de cons-truction. Pourtant, l’intégration reste difficile. Une distance persiste entre les composantes de la population quelles que soient les générations, ce que note le Préfet de la Vienne : « les rapports des Forces américaines avec la popu-lation de mon département sont bons dans la mesure où ils existent » 15.

Cette stratégie d’aménagement s’accompagne d’un effet vitrine avec l’enracinement dans des références patrimoniales communes. Un arrêté du ministère de l’Intérieur, daté du 23 février 1957, avalise une délibération du Conseil municipal de Chamarandes, autorisant les dénominations de Franklin, Lindbergh, Pershing pour des rues de la cité américaine 16. Pratique courante dans nombre de ces cités comme en témoigne les exemples de Phalsbourg et de Sarrebourg. C’est aussi un autre moyen pour donner du sens à la période comme l’indique la décision de dénommer le village de la base de Toul-Rosières « Régina », pseudonyme d’une résis-tante du Toulois, Suzanne Kricq ; à Verdun, c’est la mémoire d’un héros de 1916 qu’on choisit de rappeler.

Cet apport de population à haut niveau de vie devient également un soutien incontournable pour l’économie locale. Ils paient, notamment, l’impôt foncier. Hors du marché locatif de l’immobilier, leurs dépenses sont estimées à 150 francs par mois et par Américain, dans les bars, restau-rants, dancings, cinémas à la programmation spécifique de westerns, les maisons de tolérance, les garages, les commerces de luxe.

LA COEXISTENCE CULTURELLE, CHOC DE MODERNISATION

Pour susciter une homogénéité socioculturelle et les conditions d’une connaissance réciproque, les Américains créent des organes de communication pour accroître leurs liens avec la population. The Chaumont Gazette, US Air Force Aerospace Power for Peace présente des articles rédigés dans les deux langues. Sur la première page, un blason associe une représentation stylisée du

15. Lettre du Préfet de la Vienne au Chef de la Mission centrale de liaison pour l’assistance aux armées alliées en date du 26 février 1955, Archives Départementales de la Vienne, 1 W 4084. 16. Journal Officiel, 1er mars 1957.

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viaduc de Chaumont, avec en arrière-plan le bras de la statue de la Liberté portant un flambeau allumé et une devise, en français, « Je maintiendrai ».

Les autorités américaines sont toujours conviées aux cérémonies commémorant un passé commun, à l’exemple de celle du 11 Novembre. Se définit ainsi le cadre du rapprochement avec les instances décisionnelles et les populations. C’est, en effet, le 11 novembre 1954 dans un contexte de commémoration symbolique, à la charge émotionnelle forte, qu’elles y participent pour la première fois, à Chaumont. La présence en tête du cor-tège de la musique américaine aux côtés de nombreuses formations d’harmonies locales, de la Musique de l’École de Gendarmerie, témoigne de cette dynamique d’association illustrée par une étape devenue régulière devant le monument franco-américain, rappelant leur engagement en 1917. Le choix en 1954 de l’appellation « Statue of Liberty Wing » pour le bap-tême de l’unité 48°FBW traduit également les liens forts qui se sont tissés avec les Chaumontais, à l’origine, du reste, de cette initiative. Les Américains sont, de leur côté, régulièrement présents aux commémorations locales ou aux prises d’armes. Ils organisent leurs propres cérémonies pa-triotiques comme l’Independance Day. Les emblèmes des deux nations sont placés à la façade des Mairies dans la Vienne. Durant la guerre du Vietnam, lors de décès de soldats stationnés au Camp de Saint-Ustre, la sonnerie aux morts retentit. De même, ils rendent hommage au Président Kennedy, au moment de son assassinat, et mettent en berne les drapeaux à la base de Chaumont, lors des obsèques du maréchal Juin 17.

Les Américains reconnaissent l’importance de l’autorité du Préfet, re-présentant de l’État. Le Préfet de la Haute-Marne, Marcel Diébolt visite, officiellement, en 1956, les nouvelles installations de Chaumont Air Base 18. Un comité de liaison est, parallèlement, institué, composé de représentants des services de l’État responsables de la sécurité publique, de la justice, de la protection civile, des Ponts-et-Chaussées et de la Mairie de Chaumont. Huit militaires et un civil américains sont associés à cette instance. Cette initiative semble spécifique. Les questions traitées relèvent du quotidien avec, en priorité, les questions de sécurité routière. Les chiffres de vente de voitures neuves aux Américains fournis par un garagiste de Chaumont, soit un montant annuel de 50 millions de francs ou le montant des réparations d’atelier pour environ 5 millions de francs par an font du secteur automobile l’un des plus dynamiques des économies locales. La presse relate, avec force détails, les accidents graves provoqués par des conducteurs améri-cains, souvent perçus comme intrépides. Ils sont souvent décrits comme détachés ou irresponsables, malgré les dégâts matériels ou humains occa-

17. Archives Départementales de la Haute-Marne, 819 W 26297. 18. Le Petit Haut-Marnais Républicain, 1er février 1956.

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sionnés 19. De plus, les difficultés de circulation apparues contribuent à en-treprendre une réflexion globale sur la mobilité et la fluidité du trafic.

« Le comportement des Américains à l’époque de leur arrivée a été tout d’abord un sujet d’étonnement pour les Chaumontais ». Ces derniers découvrent de « grands gaillards », descendant de leurs immenses voitures, habillés de tee shirt, en plein hiver, des officiers supérieurs lisant des « co-mics », leurs épouses, leurs filles, portant des socquettes blanches, faisant leurs courses, bigoudis sur la tête, vêtues de « jeans » 20. Leur goût pronon-cé pour les couleurs est un sujet d’étonnement. Dans la Vienne, ils appor-tent de nouvelles méthodes de management du personnel, d’organisation du travail, de rapports hiérarchiques, privilégiant la participation, la promo-tion au mérite, les récompenses, les diplômes, de nouveaux systèmes d’évaluation avec des grilles de notation, une aide aux analyses de situa-tion. La technologie s’insinue dans tous les domaines. En fait, ils reprodui-sent globalement leur conception de la vie quotidienne, exportant leur modèle de consommation, ce qui se traduit dans la nature de leurs achats ou loisirs : bourbon, coca-cola, lait en brique, cigarettes blondes, grosses voitures rutilantes, musique country et rock-n-roll, films de guerre, de science-fiction, westerns, dessins animés.

Il y a un net décalage avec la société française. Ils donnent l’image d’une société d’abondance mais aussi de « gâchis ». La jeunesse apparaît la plus admirative. Les employés civils sont sensibles aux changements pro-duits. Par contre, la population des milieux ruraux reste dubitative. Cependant, insensiblement, l’américanisation progresse sans pour autant qu’il faille surestimer l’acculturation.

Les Américains veulent incarner l’image d’une force de soutien et non d’occupation, en opposition avec certaines perceptions de leur présence. Les moments de contacts sont dès lors privilégiés, à l’exemple des journées « portes ouvertes », organisées le jour de l’Armed Force Day. En 1954, 10 000 Chaumontais les ont fréquentées, 30 000 l’année suivante, attirés par les baptêmes de l’air dans les avions gros porteurs. À Toul-Rosières, en 1961, 75 000 visiteurs sont comptabilisés. Des échanges existent lors des animations proposées : le 17 janvier 1957, Sidney Bechet et ses six musi-ciens se sont produits au Théâtre municipal de Chaumont 21. La réalisation de plusieurs chars pour la manifestation populaire, « la Cavalcade », illustre leur volonté d’être reconnus comme des acteurs, à part entière, de la vie locale, Il en va de même à Châtellerault, à l’occasion d’expositions ou de

19. Le Petit Haut-Marnais Républicain, 8 novembre 1954. 20. La Haute-Marne libérée, 28 juillet 1982, Archives Municipales de Chaumont 10 H 74. 21. Michelot F., op. cit., p. 58.

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prestations musicales. Ayant leurs propres services de sécurité, ils sont sol-licités par les autorités préfectorales de la Vienne comme de la Haute-Marne pour intervenir lors d’incendies ou d’inondations. Ils s’investissent dans des actions de solidarité, des œuvres de bienfaisance, organisent des Arbres de Noël dans des orphelinats, font des dons au profit de vieillards nécessiteux. Ils font des efforts pour s’inspirer du mode de vie français : dans les rubriques de The Chaumont Gazette, des recettes sont transcrites comme celle des « petits pains au chocolat ». L’intitulé a été écrit en phoné-tique pour en faciliter la prononciation.

La délinquance est un facteur déstabilisant, en particulier le proxéné-tisme. L’afflux de prostituées venant de Paris, d’Allemagne, mais aussi des environs, en fin de semaine ou les jours de paie, donne à cette activité illé-gale une dimension « quasi-industrielle », selon les analyses locales. Cette situation n’est pas sans interpeller. Mais elle est souvent amplifiée, gérée au cas par cas, avec des réponses judiciaires adaptées.

L’absorption fréquente et exagérée d’alcools entraine des dérives comportementales, d’où de nombreuses rixes. On peut en déduire une car-tographie des lieux de plaisirs et de distraction, en nombre élevé, étant donné la démographie des communes d’implantation. Ainsi, la Red Cross, en 1955, est reconnu, à Chaumont, comme un lieu d’accueil ouvert aux deux communautés. « Selon les chiffres publiés dans le journal La Haute-Marne Libérée, environ 155 000 personnes l’ont fréquentée de 1955 à 1960, soit 80 à 85 personnes par jour, plutôt américaines que fran-çaises 22. » Il y a aussi la répétition des tapages nocturnes, dégradations, bagarres, délits. Ainsi, à Chaumont, le vol de drapeaux tricolores, les 14 et 15 juillet 1956 sur la façade de la Banque de France, le monument aux Morts de la Guerre de 1870 et celui des deux guerres mondiales est objet de scandale. Les trafics de drogue, l’utilisation d’armes à feu, y compris par des mineurs, sont constatés, délits réglés par coopération entre la Gendarmerie, la Police et la Military Police. Les enquêtes se soldent la plupart du temps par des sanctions communément acceptées.

La possibilité d’installer la Military Police dans les locaux du Commissariat de police, proche du camp de Saint-Ustre a, du reste, entrai-né une vive réaction de la part des autorités préfectorales : « lors de l’arrestation, il y a quelques mois, de plusieurs jeunes gens d’un parti d’extrême-gauche, surpris en train de peindre des inscriptions anti-américaines dans les rues de la ville, ces jeunes gens ont été conduits au Commissariat de Police : quel n’aurait pas été leur étonnement de se trou-

22. Ibid.

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ver en même temps, qu’en face des gardiens de la paix français, en face d’un M.P. ; n’est-ce pas là un aliment précieux pour leur propagande 23 ? »

Les Américains, en tant que citoyens étrangers, dépendent de deux sta-tuts successifs : l’accord Bidault-Caffery de 1948 et la convention multilaté-rale de Londres en 1951, dont les dispositions leur sont globalement favorables. Ainsi, en 1960, les gendarmes de Toul, amenés à intervenir au village américain de Toulaire à Liverdun sont très mal accueillis par un sous-officier prétendant que seule l’Air Police est habilitée à enquêter dans la cité. Cette altercation a donné lieu à une information dans le bulletin quotidien de la base. L’officier de liaison en a profité pour faire un rectificatif sur le rôle respectif des gendarmes et de l’Air Police avec un rappel sur le mode de fonctionnement judiciaire qui est une concession du Sous-Préfet de Toul, « très désireux d’avoir de bonnes relations avec le commandement améri-cain », mais il faut que cette faveur ne soit pas considérée comme un droit 24.

Cependant, la coexistence de deux groupes culturellement opposés s’inscrit, de prime abord, dans une logique de rapprochement : des amitiés naquirent, des idylles se nouèrent : « comment veux-tu résister, les Américains tournoyaient en avion autour de nos maisons alors que nos copains venaient nous voir en vélo » ; « alors que je nettoyais le théâtre de la base vers midi (avec la fameuse cireuse !), un GI est entré sans faire de bruit, il m’a fait peur. Se voulant rassurant, il m’a dit tout simplement vou-loir apprendre le français… et quelques mois après, nous habitions en-semble à Montsaon » 25. En général, les couples mariés partent pour une autre garnison en Europe ou aux USA. Des jeunes filles célibataires vont aussi chercher à émigrer afin de s’assurer de meilleures conditions de vie. De nombreux enfants naturels vont naître. Il n’est pas rare, non plus, de voir revenir en France, des couples mixtes pour passer leur retraite.

À Chaumont, la proportion grandissante de soldats noirs suscite des manifestations de ségrégationnisme au sein de la communauté américaine. En effet, en 1964, sur 464 militaires, dont 27 officiers, 20 % sont de cou-leur noire, selon les Renseignements généraux. L’officier de liaison note, de son côté, qu’il s’agit d’une faible proportion, évaluant à plus de 25 à 30 % le nombre de ces soldats. Des attitudes hostiles et discriminantes sont exportées par quelques militaires blancs. Elles sont dénoncées comme un fait isolé mais font, cependant, l’objet de lourdes sanctions. L’auteur des faits a été licencié, rapatrié aux USA, ses comparses, deux jeunes capo-raux, « qui s’étaient, selon toute vraisemblance, laissés entrainer par leur

23. Lettre du Sous-Préfet de Châtellerault au Préfet de la Vienne du 22 novembre 1952, Archives Départementales de la Vienne, 1 W 4082. 24. Archives Départementales de la Meurthe-et-Moselle, VC 2706. 25. Témoignages transcrits in Boussard C., op. cit., p. 70 sq.

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camarade ont été dégradés ». Sanction qui se veut dissuasive à cause de son impact financier. Ce simulacre de cérémonie du Ku Klux Klan fait surtout craindre « que dans des délais plus ou moins rapprochés ces mani-festations qui jusqu’ici n’ont eu aucun écho à l’extérieur de la base, se concrétisent par des affrontements en ville, notamment dans les débits de boissons fréquentés habituellement par les soldats US, particulièrement au Select Bar à Chaumont, établissement qui reçoit les militaires américains sans distinction. » « Quelques échanges de propos hostiles auraient eu lieu entre noirs et blancs dans un bar », « mais il s’agit d’un établissement qui a toujours été fréquenté par les noirs ». Cette altercation serait le fait de mili-taires blancs récemment arrivés, peu habitués aux usages du lieu. Cependant, les Renseignements généraux, craignant une propagation des incidents, consultent l’officier de liaison convenant de concert que la situa-tion est à relativiser. L’armée continue à jouer un rôle d’acceptation d’un système de valeurs et de creuset social.

Par conséquent, les officiers de liaison peuvent être considérés comme les gardiens vigilants de la souveraineté française sur les bases américaines. Leur mission est délicate. Ils ont parfois des difficultés à la mener à bien par manque de moyens ou de soutien de la part des autorités françaises tant civiles que militaires. Ils rendent compte de leur action mensuellement, tant au Préfet qu’au Général, commandant la région militaire 26.

DES CHOIX POLITIQUES, UNE OPINION PUBLIQUE À CONVAINCRE

En juin 1956, l’inauguration de la base de Chambley par le général Challe, commandant la Première Région Aérienne illustre l’influence du climat de Guerre froide. À l’occasion du transfert des installations à l’OTAN et à l’USAFE, deux attitudes s’affrontent : pour les Américains, cette remise des installations correspond à la fin d’une période d’efforts intensifs pour rendre les infrastructures totalement opérationnelles et ils le font constater par les Français ; pour ces derniers, cette terre de Lorraine fait partie inté-grante du territoire et la cérémonie ne peut être que franco-américaine. Deux conceptions de collaboration différentes apparaissent donc.

Les officiers américains n’interviennent pas dans les débats nationaux. Mais ils s’étonnent de la mansuétude dont jouissent les communistes. Ils ne comprennent pas les orientations de la politique étrangère du gouvernement français, entre autres l’accueil enthousiaste réservé à Khrouchtchev dans notre pays, ou le manque de fermeté dans l’affaire de l’avion U2. Ils ne se

26. Cf. également Archives Départementales de Meurthe-et-Moselle, VC 2705.

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prononcent pas non plus sur la politique d’indépendance nationale conduite par le général de Gaulle et son choix de l’arme atomique, et marquent du respect à son égard. Ils s’interrogent, en revanche, sur la construction euro-péenne, la création de l’axe Paris-Bonn, la non-entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE. Ils adoptent, en tout cas, une posture d’observateurs attentifs.

Des enjeux politiques s’imposent et ils transparaissent dans les réac-tions de l’opinion publique. Des formes d’opposition se développent à l’échelle locale, révélant l’émergence d’un antiaméricanisme. Il touche les milieux de la droite nationale, les partisans du général de Gaulle, le PCF, au travers de ses organisations satellites ou alliées, et la gauche neutraliste. Le PCF rejette, en fait, le Plan Marshall et le pacte atlantique dans des propos sans ambiguïté, rapportés dans la presse engagée à l’exemple d’« armée d’occupation », de mise en place « d’un dispositif d’occupation préparatoire à la guerre atomique » 27. Le journal La Voix de l’Est véhicule cette propagande en décrivant la Lorraine comme une « colonie améri-caine », la Meurthe-et-Moselle étant destinée à ne plus être « qu’une terre brûlée », une « poudrière » car elle est « truffée de dépôts de munitions » 28. L’image rejoint la vigueur du propos : l’édition du 20 janvier 1951 pré-sente en arrière-plan un fonds de photos de bombes atomiques et de ruines : « la guerre contre l’URSS, voilà ce qu’on nous prépare ! … avec la complicité gouvernementale, les Américains veulent faire de la Meurthe-et-Moselle une plate-forme d’attaque contre l’Union Soviétique. »

Le contexte d’après-guerre est habilement exploité : en Haute-Marne, « des pèlerinages du souvenir » d’anciens résistants ou déportés, de toutes tendances politiques sont entrepris. L’exploitation partisane de l’agression d’un ancien déporté par un soldat américain, en Meurthe-et-Moselle, a pour objectif de créer une certaine pression morale. Mais il faudra attendre la guerre du Vietnam pour alimenter un véritable antiaméricanisme affirmé par les slogans « Paix au Vietnam » ou « US GO HOME ». Ces inscrip-tions sont lisibles sur la nationale 4, à proximité du camp américain de la forêt de Haye et dans le Pays Haut 29. Lors d’un bal, une altercation entre jeunes Chaumontais et soldats américains prend la dimension d’un incident politique avec interpellation des autorités locales. Réglée de manière vio-lente sous l’emprise de l’alcool, sur fond de conquêtes féminines, elle sert à rappeler des mots d’ordre nationaux : « Un tel comportement prête à bien des réflexions au sujet de ce qui se passe au Vietnam ; il oblige également la population chaumontaise à réfléchir sur la façon dont doit être assurée sa

27. Rapport du 11 juin 1952. Archives Départementales de Meurthe-et-Moselle, W 950/22. 28. La Voix de l’Est, 1er septembre 1951. 29. Avril 1965. Archives départementales de Meurthe-et-Moselle, W 950/41b.

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sécurité, face à cette armée d’occupation qui compromet l’indépendance nationale dont se gausse tant le gouvernement. Plus que jamais, et après cette épreuve qu’elle vient de subir la Jeunesse communiste de Chaumont affirme PAIX AU VIETNAM US-GO HOME » 30.

Le discours politique du parti communiste démontre qu’il a intégré des préoccupations internationales. En 1957, une campagne est ainsi or-chestrée contre la nomination à l’OTAN du général Speidel, seul survivant des généraux conspirateurs contre Hitler en 1944, impliqué également dans la répression à l’époque de l’occupation, ce qui en fait un personnage con-troversé. Elle renvoie à un passé inacceptable pour un parti qui veut incar-ner l’image de la Résistance et réaffirmer des positions pacifistes.

La propagande communiste s’articule dès lors sur deux mots d’ordre : la paix en Algérie et la lutte contre l’installation sur le sol national de fu-sées américaines. En Haute-Marne, elle prend la forme d’un affichage, tant à Chaumont qu’à Saint-Dizier. Un rassemblement départemental est, en outre, organisé dans la cité préfecture. Le Comité fédéral, réuni le 26 jan-vier 1958, devait discuter, à l’origine, de la préparation des élections can-tonales. Il va préférer privilégier le débat sur l’opposition aux armes atomiques et favoriser la ligne du manifeste de la Paix de Moscou, récla-mant l’arrêt des explosions expérimentales d’armes thermonucléaires, l’interdiction de la fabrication et de l’usage d’armes de destruction mas-sive : « En Haute-Marne, les militants devront s’attacher en particulier au renforcement du mouvement de la Paix au sein duquel, coude à coude avec les patriotes de toutes opinions, ils travailleront au succès des campagnes contre l’installation des rampes de lancement atomiques sur notre sol, contre les dangers que représentent les bases militaires USA de Chaumont et de Troisfontaines, pour la paix en Algérie. »

Le conflit proprement dit de la guerre d’Algérie s’invite encore plus di-rectement dans l’actualité de l’heure. En effet, en 1956, une affaire de vol de munitions au dépôt de Troisfontaines suscite une interrogation soulevée dans Le Petit Haut-Marnais Républicain : « les camps américains de l’Est sont-ils écumés par les fournisseurs des fellaghas ? ». Ce dépôt de munitions désigné comme l’un des plus importants d’Europe est très mal gardé, ce qui inquiète la population des villages alentours, d’autant que la disparition de 12 tonnes de munitions est reconnue par le Colonel, commandant le dépôt de Troisfontaines. Elle fait l’objet d’une enquête conjointe entre la DST et les services américains. Rassurants, ces derniers déclarent que les obus volés ne sont pas utilisables sans des détonateurs spécifiques. La polémique enfle quand on évoque aussi la possibilité que des rebelles algériens aient suivi des

30. Tract, archives départementales de la Haute-Marne, 819 W 26400. Dans l’original, tout ce passage est écrit en majuscules.

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cours d’armement sur le site même de Troisfontaines. Faut-il voir, dans le traitement de ces informations, une volonté de faire intervenir dans l’actualité politique une puissance étrangère à un moment particulièrement délicat, envenimant encore davantage un climat de tensions ?

Les autorités locales ont généralement entretenu de bons rapports avec les représentants américains. Trois facteurs sont avancés, en fonction de la situation, dans la Vienne, la Haute-Marne et la Meurthe-et-Moselle. Le développement économique engendré, le respect des décisions étatiques tout à fait acceptables pour ces élus locaux et un certain pro-américanisme ont contribué à entretenir des relations de bon voisinage. Il convient aussi d’évoquer l’adhésion à des aspects consensuels, centrés sur les valeurs de liberté et de démocratie.

La décision du général de Gaulle de retirer la France de l’État-Major intégré de l’OTAN en 1966 entraine la nécessité de prévoir une politique de réinsertion sur les marchés locaux de l’emploi des personnels civils licen-ciés. Les syndicats ouvriers ne sont jamais parvenus à jouer le rôle véritable de partenaire social, seule FO ayant été autorisée par les Américains. À Verdun, sur 1700 civils français salariés en 1963, 800 sont membres de cette organisation. Il faut donc compter sur la détermination des autorités pour trouver les solutions adaptées. La réaffectation des sites en Lorraine a été plus rapidement envisagée, des éléments de l’Armée de l’Air devant occuper certaines installations et assurer partiellement le maintien d’un potentiel de dynamisme pour l’économie locale. Dans le Toulois, 3 700 personnes sont cependant touchées et doivent envisager de changer de pro-fession. Le reclassement des employés civils apparait très délicat en Haute-Marne du fait d’un tissu industriel très diffus. C’est pourquoi le personnel de la base de Chaumont-Semoutiers est resté longtemps dans l’incertitude de son destin. L’implantation, dans la Vienne, d’une usine Hutchinson sur le site du camp de Saint-Ustre a permis le maintien de 900 emplois.

En conclusion, l’implantation des bases américaines renvoie à un schéma de confrontation, de rapports de forces qui contribue à perpétuer une ambiance de guerre mais qui renouvelle l’expression des antago-nismes. La crainte de voir à tout moment dégénérer la situation, le possible emploi d’armes nouvelles dont l’arme atomique au titre de la dissuasion, éloignent la perspective de conflits de type conventionnel, confortent la mise en place d’un maillage territorial destiné à préserver des intérêts na-tionaux et globaux. L’aspect le plus déterminant demeure l’influence de la présence des troupes américaines sur la construction d’une opinion pu-blique engagée. Les références faites sur leur influence comme grille de lecture des débats placent sur un autre plan les confrontations des échanges, au plan national, entrainent des prises de position, entrent dans le jeu des

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partis notamment du PCF. Leur souvenir reste longtemps vivace voire embelli car il est associé à une perception de changement, de prospérité pour dépasser une certaine indifférence largement constatée également. L’impact économique sur les circuits de consommation locaux, le marché de l’emploi sont à considérer dans la préservation d’équilibres encore déli-cats. L’usine Hutchinson dont l’activité perdure depuis son implantation sur le site du camp de Saint-Ustre, le 61e RA successeur du 403e RA, im-plantés successivement sur l’emplacement de la base de Chaumont-Semoutiers, sont les témoins de ce tournant des années 1960 qui fonde une nouvelle géopolitique européenne mais surtout atteste d’un renouvellement en matière de développement local. L’option du « vu d’en bas » a donc offert l’opportunité de prendre conscience de l’impulsion donnée par un choc de cultures sur la modernisation rapide de la société française.