Les affiches qui ornent la classe de morale de l'Institut Technique Renée Joffroy foisonnent de questions, toutes signées par les élèves comme le préconise le programme de Matthew Lipman. Depuis quatre années, Bertrand CONSEQUENCE, professeur du cours de morale, a mué sa classe en « Communauté de recherche », principalement autour de deux manuels: « Mark »1 et « Lisa »2.

Lecture partagée de textes, livres d'exercices issus des romans de Lipman constituent désormais les outils de sections professionnelles, techniques et générales du degré supérieur afin d'aborder tous les enjeux citoyens préconisés par le cours de morale.

Selon Bertrand CONSEQUENCE, le projet pilote P4C (abréviation de "Philosophy for children") est une source intarissable de créativité pédagogique à l'image de la Communauté de recherche menée cette année à Irchonwelz sur le thème de la « Mémoire ».

P4C, d'abord une communauté ouverte sur le monde...

A plusieurs reprises, des personnes de toutes générations ont été associées aux dialogues de la classe. L'entrée en matière est souvent la même: la lecture partagée d'un texte, des questions qui émergent, des exercices et enfin l'expression de critères. C'est ainsi que des dialogues ont porté sur des thèmes tels que la jeunesse, la liberté, la démocratie...

En 2011-2012, la classe de 6ème Technique « Agents d'éducation » a choisi de rencontrer des témoins directs de la Seconde Guerre Mondiale. A leur demande, les élèves ont été accueillis par des personnes qui ont vécu des expériences diverses. Sur la base d'un questionnaire semi-directif, les élèves ont d'abord interrogé un vécu: celui de personnes qui avaient, pour la plupart, leur âge au moment des faits.A leur retour, les élèves ont confronté ces expériences, ont interrogé leurs propres connaissances et par une approche ouverte, créative et critique, ont formulé de nouvelles questions traitées en classe:

. Aurions-nous trouvé la force de résister? (Sassia)

. Pourquoi eux, pourquoi-pas nous? (Damien)

. Guerre et adolescence: comment gérer deux crises? (Elise)

. Une seule guerre, tant de destins? (Florian)

. Que retenir, « au final »? (Robin)

. Oublie-t-on jamais vraiment? (Sassia)

. Ne pas dire, ne pas transmettre: est-ce protéger? (Damien)

. En guerre, victime « directe » ou victime « indirecte »: qu'est-ce que ça peut faire? (Elodie)

. Se venger, est-ce vraiment se libérer du poids du passé? (Sassia-Robin)

. S'informer, se poser des questions, est-ce préparer l'avenir? (Lory)

. Vivre une guerre, est-ce entrer en guerre avec sa propre conscience? (Robin)

. Beaucoup d'anonymes ne mériteraient-ils pas d'être reconnus? (Gaetano)

Avec pragmatisme, chaque élève a été amené à honorer la question qu'il a amenée, à s'engager devant la classe par rapport à sa vision, engageant par-là même un nouveau dialogue, des ajustements, de nouvelles pistes de recherches. A première vue et sans avoir vécu l'expérience d'une CRP3, cette façon de procéder peut sembler relativiste mais c'est bien par la rigueur méthodologique du programme de Lipman que les élèves sont amenés à éviter les généralisations abusives, un moralisme consensuel, la primauté des émotions aux dépens d'une pensée posée et lucide.

1 Voir Matthew Lipman, Mark, Recherche sociale, Trad. Nicole Decostre, PIE Peter Lang, 20092 Id., Lisa, Recherche éthique, Trad. Nicole Decostre, PIE Peter Lang, 20113 Communauté de recherche philosophique

Pragmatisme aussi via une dynamique de projets...

Au sein de ma classe, ajoute B. CONSEQUENCE, je tente de favoriser une dynamique pluridisciplinaire. C'est ainsi que les élèves sont amenés à prolonger leur réflexion dans d'autres cours tels que le cours de français. Par exemple, toujours cette année, après avoir assisté à un débat de Cour d'Assises, une classe de 7ème Sécurité s'est penchée sur la vision humaniste de Camus à travers l' « Etranger ». C'est ce que j'aime dans cette façon d'appréhender le cours de morale: à partir d'un vécu direct, amener à une pensée plus complexe.

Après la visite, nous avons questionné l'attitude de Meursault, le personnage principal de Camus (lecture partagée d'extraits), à travers des exercices de « Mark » tels que « L’identité, un tissu de relations »4. Le but était de susciter une prise de distance par rapport à une visite de Cour d'Assises qui aurait pu, sans effort, rester de l'ordre de l'affectif, de l'anecdotique ou, au contraire, déboucher sur une séquence de cours strictement analytique...

Aucune différence avec la plupart des prescrits méthodologiques courants ?

Tout d'abord, il faut constater que le programme appliqué à Ath fait indéniablement appel à une pensée symbolique. A titre d'exemple, le projet « mémoire » a fait l'objet d'illustrations développées au cours d'art plastique (annexe). Deuxièmement, indique B. CONSEQUENCE, les dialogues menés en classe font systématiquement l'objet d'une prise de notes à travers la rédaction de critères issus de la CRP ou d'apports extérieurs.

Par exemple, lors d'un cours de 5ème, une question a émergé au départ d'un extrait du roman Mark: « A partir de quand est-on ensemble? ». Des dialogues et des ajustements ont permis de déterminer des critères : « Amour physique ? Nouveau statut Facebook ? Plaisir commun ? Reconnaissance réciproque ? La loi ? Un contrat ? »... Un exercice du manuel a permis de faire émerger d'autres critères. Ce qui est très riche, à ce stade, c'est que les questions posées ont permis « tout naturellement » d'amener sur des thématiques plus précises telle que le respect d'autrui ou la liberté d'association.

Pour des classes qui ont des difficultés à exprimer par l'écrit, le fait d'amener les élèves à rédiger une liste concise de critères facilite la rédaction et ceci constitue déjà un bon départ, nous confie-t-il, pragmatique.

En associant pensée créative et pensée vigilante, le projet « Mémoire » a permis d'intégrer clairement des émotions, des actes mentaux, des habiletés de pensée et ainsi d'aboutir à un meilleur raisonnement quant à un sujet qui est souvent traité à travers l'héroïsme et parfois même le sensationnalisme. Cette façon d'aborder la mémoire et singulièrement les enseignements de la Seconde Guerre Mondiale n'aurait vraisemblablement pas remporté une telle adhésion de la classe si elle avait été abordée de manière plus conventionnelle.

L'expression d'une pensée complexe est parfois moins aisée dans les sections techniques et professionnelles. Le programme de Lipman permet, à travers un questionnement juste, d'engager les élèves dans une pensée de qualité supérieure.

La communauté de recherche sur le thème de la « Mémoire » menée au sein de la classe de Morale de 6ème Agent a retenu l'attention favorable des services de la Chambre des représentants. A leur invitation, les élèves ont eu l'honneur de représenter leur établissement lors commémorations du 8 mai, à Bruxelles. Un des élèves de la classe a prononcé un discours remarqué et la classe a assisté à un débat sur la mémoire au sein de l’hémicycle de la Chambre.

4 Exercice du manuel d'accompagnement de « Mark », c.f. supra