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LES ADAPTATEURS DE ROMANS des bienfaiteurs méconnus ? par Marceline Laparra * Les grands textes classiques sont-ils accessibles aux enfants dans leur version intégrale ? Marceline Laparra, rappelant les caractéristiques communément admises des textes faciles, montre comment les adaptations procèdent pour faciliter l'accès aux grands textes et plaide pour une réhabilitation de leur usage. T ous ceux qui se soucient de susciter chez les enfants et chez les adoles- cents le goût de lire, parents, enseignants, documentalistes, bibliothécaires, se posent la question de savoir quels sont, dans l'im- mense offre éditoriale disponible en littéra- ture de jeunesse, les romans qui correspon- dent le mieux aux attentes d'un public jeune et aux compétences de lecteurs supposés encore peu experts. bon » roman facile » à lire ? Qu'est-ce qu'un pour la jeunesse Sans le dire toujours de manière explicite, ils essayent de classer les romans supposés être de qualité selon un ordre croissant de diffi- culté. Un consensus tacite semble exister entre eux pour penser qu'un roman est « facile » si son écriture obéit à un petit nombre de règles, toujours les mêmes : - Il doit ne pas dépasser une certaine lon- gueur, ce qui permet de l'éditer dans une typographie aérée, avec de nombreuses illus- trations. - Il doit avoir été écrit par un auteur ayant eu ou ayant encore une très grande audience, comme Alexandre Dumas, l'étendue même du public touché interdisant, croit-on, que celui-ci soit uniquement composé de lecteurs experts. - Il doit peu ou prou se rattacher au roman d'aventures, genre supposé être en lui-même facile. - Il doit mettre en scène des personnages aptes à exister dans l'imaginaire collectif et * Marceline Laparra est enseignante à l'Université de Metz et collaboratrice de la revue Pratiques. Une version plus développée de ce travail paraîtra dans les actes du colloque de septembre 1995 de l'Université de Metz consacré à la scolarisation de la littérature de jeunesse. N° 170 JUIN 1996/ 73

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LES ADAPTATEURSDE ROMANS

des bienfaiteurs méconnus ?par Marceline Laparra *

Les grands textes classiques sont-ils accessibles aux enfantsdans leur version intégrale ? Marceline Laparra, rappelantles caractéristiques communément admises des textes faciles,

montre comment les adaptations procèdent pour faciliter l'accèsaux grands textes et plaide pour une réhabilitation de leur usage.

T ous ceux qui se soucient de susciterchez les enfants et chez les adoles-

cents le goût de lire, parents, enseignants,documentalistes, bibliothécaires, se posent laquestion de savoir quels sont, dans l'im-mense offre éditoriale disponible en littéra-ture de jeunesse, les romans qui correspon-dent le mieux aux attentes d'un public jeuneet aux compétences de lecteurs supposésencore peu experts.

bon » romanfacile » à lire ?

Qu'est-ce qu'unpour la jeunesseSans le dire toujours de manière explicite, ilsessayent de classer les romans supposés êtrede qualité selon un ordre croissant de diffi-culté. Un consensus tacite semble exister

entre eux pour penser qu'un roman est« facile » si son écriture obéit à un petitnombre de règles, toujours les mêmes :- Il doit ne pas dépasser une certaine lon-gueur, ce qui permet de l'éditer dans unetypographie aérée, avec de nombreuses illus-trations.- Il doit avoir été écrit par un auteur ayanteu ou ayant encore une très grande audience,comme Alexandre Dumas, l'étendue mêmedu public touché interdisant, croit-on, quecelui-ci soit uniquement composé de lecteursexperts.- Il doit peu ou prou se rattacher au romand'aventures, genre supposé être en lui-mêmefacile.- Il doit mettre en scène des personnagesaptes à exister dans l'imaginaire collectif et

* Marceline Laparra est enseignante à l'Université de Metz et collaboratrice de la revue Pratiques.Une version plus développée de ce travail paraîtra dans les actes du colloque de septembre 1995 del'Université de Metz consacré à la scolarisation de la littérature de jeunesse.

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même dans l'imaginaire de ceux qui n'ontpas encore lu ou qui ne liront jamais leroman dont ils sont les héros. Tout un cha-cun peut raconter la vie de Jean Valjean oucelle d'Edmond Dantès, même s'il n'a jamaisouvert Les Misérables ou Le Comte deMonte-Cristo. La présence d'un enfantparmi les héros serait un facteur facilitant ;le fait que l'un des héros ait l'âge de son lec-teur aiderait en effet ce dernier à s'investirdans l'univers fictionnel qu'on lui donne àlire.- Il doit avoir pour enjeu essentiel le plaisirde son lecteur, le désir de l'instruire nedevant par exemple pas prendre le pas surcelui de le divertir.A première vue, rien d'étonnant dans toutesces règles, qui semblent relever du bon sensle plus élémentaire. On pourrait peut-être enajouter deux autres, plus surprenantes dansla mesure où les spécialistes des problèmesde lisibilité considèrent parfois - mais pastoujours - les textes qui les respectent commedes textes difficiles :- Un roman, pour être d'une lecture aisée,devrait contenir de nombreux dialoguesdirects (des romans de certaines collections« populaires » sont, on le sait, construitsselon des protocoles d'écriture qui imposentà leurs auteurs de saturer leur texte de dia-logues directs, censés être vivants ; lesélèves, quand on les interroge, disent aimerles romans fortement dialogues ; et eux-mêmes quand ils s'essayent à l'écriture defiction, en produisent souvent spontané-ment, toujours en discours direct).- Il doit être raconté par l'un de ses héros, cemode d'énonciation étant supposé réduirequelque peu l'effet de distanciation souventengendré par un récit où l'on ne peut repé-rer aucun narrateur.

Au regard de ces critères, L'Ile au Trésorpourrait être considéré comme le prototypede ces romans supposés être les mieux à

ill. M. Boisteau, in Livre, Seuil Jeunesse

même de susciter chez des lecteurs encorenovices l'amour de la lecture. N'est-elle pasd'ailleurs l'une des œuvres les plus souventéditées dans des collections destinées à lajeunesse ?

Existe-t-il de « bons » romans« faciles » ?A ne pas y regarder de très près, toute unesérie de romans semble se conformer à cescritères, mais il est à remarquer qu'il s'agitalors moins d'œuvres écrites spécifiquementpour la jeunesse que de romans, certes sur-représentés dans les collections destinées àce public particulier mais qui sont aussi sou-vent édités dans des collections pour adultes.On pense immédiatement à Daniel Defoë,Walter Scott, Charles Dickens, FenimoreCooper, Mayne-Reid, Mark Twain, J.R.Wyss, Robert-Louis Stevenson, Jack Lon-don, Rosny-Aîné, Alexandre Dumas, VictorHugo, etc.

Mais quand on examine attentivement cesromans, on s'aperçoit que, s'ils ressortissentplus ou moins toujours au genre romanesquequ'est le roman d'aventures, s'ils ont sou-

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IV te mmiti Vie ni$é

Les Misérables, ill. J.C. Gotting, Hachette (Verte aventure) Texte abrégé

vent pour héros des enfants - Pip, le petitJim Hawkins, Gavroche - s'ils ont connu etconnaissent encore un succès quasi universel(du moins à nos yeux d'occidentaux !) à lafois chez les enfants et chez les adultes, ilssont en général très loin d'être des textes sifaciles que peuvent le croire des lecteursexperts :- Ce sont le plus souvent des œuvres extrê-mement longues (L'Ile au Trésor serait l'unedes plus brèves), si bien qu'il est impossiblede les lire d'une seule traite. Il faut donc,pour pouvoir en mener à bien la lecture, êtrecapable d'interrompre celle-ci à de nom-breuses reprises, ce qui suppose chezl'enfant ou l'adolescent qui n'est pas tou-jours maître de son temps de loisir à la foisune capacité à mémoriser la structure del'univers fictionnel en l'état où est celle-ci aumoment où il est contraint de suspendre salecture et celle de se désinvestir pour untemps de cet univers, capacités qui sont trèssouvent encore fragiles chez de jeunes lec-teurs. En témoigne la mauvaise volonté par-fois manifestée par eux, quand ils reçoivent

l'injonction de se consacrer à une autre acti-vité.

- Aux traits empruntés au roman d'aven-tures peuvent s'ajouter des traits presqueinhérents aux fictions-fleuves que cesromans sont très souvent : personnages entrès grand nombre aux relations multiples etmouvantes, durée très importante de la fic-tion (il peut s'agir de l'histoire de toute unevie comme dans Les Grandes espérances oudans Le Comte de Monte-Cristo). Cesromans peuvent avoir des suites (commeVingt ans après et Le Vicomte de Bragelonnepour Les Trois mousquetaires) ou faire réap-paraître des personnages d'autres romans(les héros de L'Ile mystérieuse trouvent surleur route à la fois Ayrton venu des Enfantsdu capitaine Grant ou le capitaine Nemosurgi de Vingt mille lieues sous les mers). Ilssupposent de ce fait chez le lecteur le goûtpour des univers foisonnants, complexes etenchevêtrés.

- Leurs auteurs ont eu bien plus qu'unesimple visée de divertissement, supposée être

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celle du roman d'aventures. Ils ont, pourdes raisons esthétiques ou par souci didac-tique, ou pour toute autre raison, eu lavolonté de créer des univers capables deconcurrencer par la seule puissance des motsla réalité. Ils ont utilisé pour cela une languetrès élaborée, à la syntaxe et au lexique par-ticulièrement travaillés. Ils se sont voulusdes créateurs et pas de simples raconteursd'histoire.- De ce fait ces œuvres recourent à de nom-breuses techniques romanesques censées àtort être réservées aux œuvres destinées à unpublic plus restreint, expert à tous les sensdu terme : utilisation de modes de discoursrapporté autres que le dialogue direct,comme le discours indirect libre, éclatementde la chronologie narrative, fictionnalisationde la voix narrative, dispersion des informa-tions nécessaires à la construction des per-sonnages sur toute l'étendue de la chaîneromanesque, obligeant le lecteur à de nom-breux calculs d'inférence et le contraignantà s'investir dans des univers fictionnels long-temps lacunaires, présence de très longs pas-sages de type descriptif, usage de récit dansle récit, segmentation du dialogue dans lanarration, etc.

Et si les adultes experts s'illusion-naient sur leur parcours delecteur !

Il est alors légitime de se demander commentde telles œuvres peuvent ou ont pu être luespar des lecteurs jeunes, encore novices. Sion interroge des lecteurs adultes, grandsliseurs de romans, ce que je fais systémati-quement par exemple avec mes étudiants delettres modernes, presque tous affirmentavoir bien lu dans leur adolescence beau-coup de ces romans ; ils reconnaissent quecertains d'entre eux ont joué un rôle décisifdans leur parcours de lecteur ; sans eux,n'hésitent-ils pas à affirmer, ils seraient sans

doute devenus des lecteurs assidus, mais pasforcément les « dévoreurs » de romans qu'ilssont. Ils évoquent avec émotion leur ren-contre, pour eux inoubliable, qui avecRobinson, qui avec Pip, qui avec Cosette,qui avec Jane Eyre... Si on leur demande defournir des informations sur le livre grâceauquel s'est produite cette rencontre, passéun premier instant de surprise, ils n'éprou-vent que peu de difficultés à les fournir, leurmémoire gardant encore souvent uneempreinte forte de cette lecture ; ils décri-vent volontiers la couverture du livre, sa col-lection, ses illustrations ou encore son for-mat. Il est alors souvent manifeste qu'ilsn'ont pas eu accès, comme ils le croient, àl'œuvre originale mais à une adaptation decelle-ci, ce qu'ils commencent par nierfarouchement. Une autre preuve est appor-tée par le fait qu'ils ne se souviennent pas decertains épisodes pourtant marquants de laversion intégrale, comme la mort de Vendre-di ou le passage mouvementé des Pyrénéespar Robinson lors d'un de ses retours enAngleterre. On parvient alors à leur faireadmettre qu'ils n'ont sans doute jamais lul'œuvre dans son intégralité, ou alors qu'ilsne l'ont fait que beaucoup plus tardivement.On peut affirmer, sans risque d'être démen-ti, que la majorité des lecteurs expertsadultes n'a jamais lu Les Misérables ouRobinson Crusoé dans le texte original. Etcombien d'entre eux peuvent-ils être sûrs del'avoir fait pour L'Ile mystérieuse ou L'Ileau trésor ? Cela peut être le cas ou non, ilsn'en ont aucune preuve. Il est d'ailleursarrivé à nombre de ces romans de dispa-raître du catalogue pendant de longuesannées (c'est souvent le succès d'une adapta-tion cinématographique qui pousse les édi-teurs à republier enfin certaines œuvres,comme La Guerre du feu, après le triomphedu film du même nom). Le Vicomte de Bra-gelonne n'a été longtemps disponible qu'enadaptation ; Robinson Crusoë n'existe en

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texte intégral que dans la Bibliothèque de laPléiade, il n'est au catalogue d'aucune col-lection de poche dans sa version intégrale.(Ce phénomène s'est un peu atténué depuisque certaines collections comme Bouquinschez Robert Laffont ou plus récemmentOmnibus aux Presses de la Cité se sont faitune spécialité de la réédition de textes deve-nus introuvables, comme certains romans deDickens ou de Dumas, ou comme certainsromans d'auteurs pratiquement tombés dansl'oubli, après avoir connu une gloireimmense de leur vivant, comme Mayne-Reidou Rosny-Aîné ; parmi ces derniers G.Aimard n'est encore connu que grâce à desadaptations pour la jeunesse). Le lecteurpeut croire lire le texte intégral, alors qu'iln'a à sa disposition qu'une version qui peutêtre certes très proche de l'original mais oùont néanmoins été pratiquées quelques cou-pures, difficiles à déceler pour qui n'est passpécialiste de ces questions. Tel était le casde l'une des versions les plus diffusées deRobinson Crusoë, publiée avec les illustra-tions de Grandville par la librairie Garnierdans une édition illustrée.On peut donc n'avoir jamais lu intégrale-ment Les Misérables ou Robinson Crusoë, etn'en avoir lu que des versions fort éloignéesde l'original et avoir pourtant dans son ima-ginaire personnel les personnages de Mariusou de Vendredi.

Et si les adaptations avaient desvertus ?Si ce sont plus souvent les adaptations de cesromans que leurs versions originales qui ontété lues dans leur jeunesse par les adultesgrands liseurs, c'est sans doute parce que lesadaptations ont pour effet d'en atténuer lesdifficultés :- Elles sont plus courtes que l'œuvre inté-grale : un dixième, un cinquième, un tiers,voire encore plus, des passages entiers et

Robinson Crusoé, ill. Granville,L'Ecole des loisirs

(Les Classiques abrégés de renard poche)

même des chapitres complets pouvant êtretotalement supprimés. Robinson Crusoë, estpar exemple très souvent réduit à son noyaucentral (n'y figurent plus les voyages anté-rieurs au naufrage ou les voyages postérieursau premier retour en Angleterre). La réduc-tion peut être également obtenue grâce à descoupures pratiquées tout au long du texte,allant de quelques mots à un paragraphe (cf.la collection des Classiques abrégés deL'Ecole des loisirs). Ces coupures peuventêtre masquées au lecteur ou au contraireêtre manifestes, des lignes de points de sus-pension venant par exemple les signaler, ouun court résumé souvent en italique prenantla place du passage disparu. Parfois le lec-teur n'est averti du fait qu'il lit une adapta-tion que sur la page de garde, quand le nom

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de l'auteur est précédé de mentions comme« d'après » ou « adapté de... », le nom del'adaptateur peut ou non y figurer.- La fiction est simplifiée, des péripéties oudes personnages pouvant disparaître com-plètement : le lecteur en lisant certaines ver-sions du Comte de Monte-Cristo ne sait pascomment l'abbé Faria fait l'éducationd'Edmond Dantès. Il n'y a plus trace de lafugue d'Emilie, la fille de Danglars. Danscertaines versions des Misérables, des per-sonnages comme Enjolras sont supprimés.Les adaptations cinématographiques usentd'ailleurs des mêmes procédés pour resser-rer l'intrigue : dans le film Ben Hur de W.Wyler, adaptation pourtant relativementfidèle au roman de Lewis Wallace, Ben Hurde retour de Rome retrouve Simonide etEsther non pas à Antioche, comme dans leroman mais directement à Jérusalem, un deslieux de l'action du roman, Antioche, étantainsi supprimé. N'y apparaissent ni le per-sonnage de la nourrice ni celui de la fille deBalthazar, Iras, amour trompeur de BenHur.

- Les coupures ou les réécritures complètesdu texte font disparaître certains procédésromanesques savants : les discours rappor-tés sont réécrits en dialogue direct ; sonteffacés les mises en abyme ou les récits dansle récit comme celui qui encadre Les Robin-sons de terre ferme de Mayne-Reid, la chro-nologie est rétablie. Toutes ces réécrituresont pour effet de rendre manifeste le schémaromanesque propre au genre auquel appar-tient le roman adapté.- D'une manière générale, les informationsdispersées dans le roman et qui servent àconstruire la fiction, comme par exemple lestraits caractéristiques des personnages, sontcondensées dans un seul passage, souventplacé au début de l'adaptation. Au lieu deprocéder à des coupures, l'adaptateur peutêtre conduit à ajouter des descriptions com-plètes des personnages principaux absentes

de l'œuvre originale. (C'est souvent le casquand le narrateur est l'un des héros).Beaucoup d'adaptateurs du Robinson suissede J.R. Wyss introduisent ainsi dans le pre-mier chapitre des portraits des six héros(qu'ils réduisent parfois à cinq), alors que lelecteur de l'œuvre originale doit attendre ledernier chapitre pour connaître l'âge du filsaîné et qu'il ne saura à peu près rien destrois autres garçons.L'adaptation propose au lecteur de cons-truire, très rapidement (et plus rapidementque l'œuvre originale) un univers fictionnelaux traits principaux manifestes et à l'hori-zon d'attente très marqué, là où l'œuvre ori-ginale lui demande d'imaginer un universmoins explicitement structuré, et restantplus longtemps très lacunaire, ce dont sontseuls capables des lecteurs déjà experts.- Quand l'univers à construire est saturéd'informations, pour une raison ou uneautre (visée didactique, enjeux esthétiques),l'adaptation en supprime un très grandnombre. Celles du Robinson suisse atténuentla dimension « petit Buffon raconté auxenfants » caractéristique du texte de Wyss.Celles de L'Ile mystérieuse ont pitié du lec-teur et renoncent à faire de lui un apprenti-ingénieur à la différence du texte intégral.- Enfin quand il y a réécriture du texte, cequi n'est pas le cas de toutes les adaptations,certaines ne comportant que des énoncésexistant dans le texte intégral, il y a simplifi-cation de la langue, au moins au plan lexical.L'enfant peut certes encore être confronté àdes termes n'appartenant pas à son vocabu-laire passif, mais leur densité diminue sensi-blement : les adaptations de La Guerre dufeu peuvent présenter dans les passages des-criptifs un lexique soigné et varié mais ellesconservent rarement les termes extrêmementrecherchés caractéristiques de l'écritureromanesque de la fin du XIXe siècle qui estcelle de Rosny.

Il est à remarquer que l'incertitude existant

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chez les spécialistes des problèmes de lisibilitépour savoir quel serait le mode énonciatif lemieux adapté aux lecteurs novices se retrouvechez les adaptateurs : nombre de romansécrits à la première personne comme Robin-son Crusoë, L'Ile au trésor ou Le Voyage aucentre de la terre sont racontés à la troisièmepersonne dans certaines adaptations. Al'inverse, des romans écrits à la troisième per-sonne comme Le Robinson suisse sont parfoisadaptés à la première personne (le récit étantalors le fait du père de famille).Tous les procédés utilisés par les adaptationsvisent donc bien à atténuer la difficulté desromans originaux.

De l'utilité des textes qui passentpourtant pour peu recomman-dables !Mais comment reconnaître que c'est dansune version adaptée que l'on a eu accès àune œuvre dont la lecture est supposée indis-pensable pour qui se veut cultivé, alors queles adaptations ont mauvaise presse auprèsde tous les spécialistes du roman, ensei-gnants, critiques littéraires, bibliothécaires,documentalistes, libraires spécialisés dans lalittérature de jeunesse et alors qu'elles netrouvent grâce qu'auprès de personnages àla légitimité contestée (éditeurs, certains dif-fuseurs comme les libraires généralistes, lesgrandes surfaces) et auprès des parents(encore que ceux-ci achètent souvent desadaptations sans s'en rendre compte) :

- Les adaptations encourageraient la paressedu lecteur.- Elles le détourneraient de l'œuvre originale,celle-ci perdant la majeure partie de sonintérêt, croit-on, dès lors que sont connuesles aventures des personnages.- Elles ôteraient à l'œuvre ce qui la rendunique, son écriture propre, la ravalantainsi au rang de textes anonymes.Il est en effet à remarquer que l'adaptation

Le Comte de Monte-Cristo,111. Riou, Hachette (Grandes œuvres)

est tolérée quand elle s'attaque à certainstypes de romans :- Des romans traduits (ou translatés del'ancien français) ; le style ne passant quefort mal la barrière de la langue, l'adapta-tion n'aggraverait que peu les choses.- Des romans appartenant à des genresmineurs, ou écrits par des auteurs ne faisantpas partie du Panthéon des auteurs consa-crés.Mais elle est considérée comme sacrilègequand elle ose s'en prendre aux grands clas-siques comme Eugénie Grandet, Les Misé-rables ou Salammbô. Ces œuvres valentessentiellement, pense-t-on, par leur styleincomparable ; les adapter serait les dénatu-rer, au sens propre de ce terme. Inciter desenfants à en lire des versions adaptéesreviendrait à les leurrer, en faisant passer

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un ersatz pour le produit original, ce quireviendrait à leur abîmer le goût.Soit ! Mais est-il possible d'accéder auxœuvres originales du patrimoine, sans tran-sitions ménagées ? Peut-on passer directe-ment de la littérature écrite pour la jeunesseà des œuvres présentant des aventures plusintérieures, relevant de genres variés, auxunivers qui ont des contours souvent incer-tains ou qui n'ont pas le prestige de l'excep-tionnalité ? Il est permis d'en douter si on seremémore les difficultés qu'elles recèlent.Pourquoi se priver du fait qu'existe sous desformes variées pouvant aller du simple auplus complexe toute une série de romans quiont la particularité de pouvoir, grâce aux per-sonnages exceptionnels qui les habitent, aussibien fasciner des adultes que des enfants, lespremiers dans la version originale, lesseconds le plus souvent dans des adapta-tions ?

En passant, au hasard de ses lectures,d'adaptations destinées aux enfants les plusjeunes et qui sont en général très libres etd'une écriture peu travaillée à des adapta-tions destinées aux adolescents et qui sont deplus en plus fidèles et ont une écriture deplus en plus proche de celle du texte origi-nal, le jeune lecteur peut s'habituer progres-sivement à construire des univers fictionnelsoù se jouent des histoires fortes, mettant auxprises des héros destinés à prendre à jamaisplace dans l'imaginaire collectif et qui sont

l'apanage d'un très petit nombre d'écrivains(Dickens, Twain, Dumas, Hugo...). En allantd'adaptations à l'écriture facile mais quigardent quelque chose de la puissance origi-nelle de l'œuvre à des adaptations qui sontdes images à peine modifiées du texte pre-mier, il peut se familiariser avec des tech-niques romanesques de plus en plus sophisti-quées. Il sera alors prêt à construire des uni-vers fictionnels ou plus secrets, ou plusdépouillés, ou qui ne se parent plus des cou-leurs de l'Aventure. L'imaginaire roma-nesque s'élabore dans la longue durée, iln'est pas inné, il s'étoffe au contact de cesmondes inoubliables nés de la plume d'unpetit nombre d'écrivains et dont les adapta-tions même les plus médiocres gardentquelque chose de la magie. Pourquoi unepremière rencontre avec eux, même brève etincomplète, empêcherait-elle de nouvellesrencontres ultérieures, plus intimes et plusprofondes ? Se lasse-t-on jamais d'allerretrouver des émotions de l'enfance et d'enamplifier l'écho ?

À se priver des adaptations dans les espacespublics, on risque d'en restreindre l'usage àla seule sphère privée et donc de les réserverà ceux des enfants qui en auraient le moinsbesoin, ceux à qui leurs parents en offrentrégulièrement et qui sont précisément ceuxqui ont déjà la chance d'avoir dans leurentourage familial de nombreux médiateursculturels. I

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