L'épistémologie des sciences sociales, RISS n° 102, UNESCO, 1984

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    Revue trimestriellepublie par l'UnescoV o l . X X X V I , n 4, 1984

    Rdacteur en chef p.i. :Ali KazancigilMaquettiste :Jacques CarrascoIllustrations :Florence Bonjean

    Les correspondantsB a n g k o k :Yogesh AtalBeijing :Li X u e k u nBelgrade :Balsa SpadijerB u e n o s Aires :Norberto RodrguezBustamanteCanberra :Geoffroy CaldwellCologne :Alphons SilbermannDelhi :Andr Bteilletats-Unis d'Amrique : G e n e M . LyonsFlorence :Francesco Margiotta BroglioHarare :C h e n ChimutengwendeH o n g - k o n g : Peter C h e nLondres :Cyril S. SmithM e x i c o :Pablo Gonzlez CasanovaM o s c o u :Marien GapotchkaNigria :Akinsola A k i w o w oOttawa :Paul L a m ySingapour :S. H . AlatasT o k y o :Hiroshi OhtaTunis :A . Bouhdiba

    Les sujets des prochains n u m r o sComparaisons internationalesSystmes alimentairesducation et sciences socialesL e s jeunes

    Couverture : Globe oculaire refltant un thtre(dessin de Nicolas Ledoux [1736-1806], architectefranais). EdimediaCi-contre :Le mystre de la ttehumaine (dessintirdeRobert Fludd, Utriusque Costni Historia[1619]). Explorer

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    R E V U E INTERNATIONALE 'ss~-'D E S SCIENCES SOCIALES

    LPISTMOLOGIE DESSCIENCESErnest GellnerStefan N o w a kEmrita S . QuitoClaude A k e

    Philippe BraillardE d m u n d Burke IIIMilton Santos

    T . V . SathyamurthyG . B . B e n k oJacques L o m b a r d

    SOCIALES 102EditorialAnalyses gnralesL e statut scientifique des sciences socialescoles philosophiques etm t h o d e s de travailscientifiques en sciences socialesL a valeur en tant q u e facteur de l'action socialeL e s sciences sociales c o m m e marchandiseDisciplinesL e s sciences sociales etl'tude des relationsinternationalesL'institutionnalisation delasociologie en France :sa porte sociale etpolitiqueL a gographie lafind u x x e sicle :les n o u v e a u xrles d ' u n e discipline m e n a c eL e milieu des sciences socialesL a recherche sur le d v e l o p p e m e n t et les sciencessociales en IndeL a science rgionale : trente ans d'volutionL ' e n s e i g n e m e n t de l'anthropologie:un bilancomparatifServices professionnels et documentairesLivres reusPublications rcentes de l 'Unesco ^^^* ^ o \

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    599621637649

    661677691

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    0 6 A O U T 1985

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    Editorial

    D ' u n e certaine manire, l'activit scientifiquepourrait tre compare la pratique d'unsport. U n sportif doit observer les gestes qu'ilaccomplit et les analyser en dtail s'il veut lesperfectionner et obtenir de meilleures performances. D em m e , le chercheur ne doit pasngliger l'auto-analyse professionnelle, larflexion sur l'orientation et la porte de sontravail, sur les m o y e n s thoriques et mthodologiques d'amliorer ses rsultats, afin demieux matriser son sujet.E n fait, une telle rflexion nesaurait treisole de l'activit de recherche elle-mme.Elle est particulirement importante dans lessciences de l ' h o m m e et de la socit, o lesrapports entre le chercheur et son objetd'tude ont des caractristiques particulires,diffrentes de celles qui existent au sein dessciences de la vie et de la nature. Cependant,les fondements pistmologiques des recherches en sciences sociales ne sont pas toujoursexplicits, ni ne font l'objet d'une analysesystmatique aussi souvent qu'il le faudrait.L a thorie de la connaissance offre la possibilit de jeter un regard salutaire sur les sciences sociales, condition d'viter, d'un ct, leCharybde de l'obsession pistmologique et,de l'autre, le Scylla d'un empirisme born.

    Les articles de ce numro ressortissent,pour la plupart, un auto-examen des sciences sociales et prsentent des points de vuesur certains aspects pistmologiques et institutionnels de ces disciplines. Ernest Gellneraborde la question de savoir si les sciencessociales sont admissibles au club exclusif des

    sciences. L'univers social peut-il tre tudiscientifiquement, ou faut-il laisser cela auxphilosophes et aux potes? Gellner n'offrepas de rponse toute faite, mais il montreavec loquence la faiblesse des argumentsvisant exclure les sciences sociales d u c h a m pscientifique. Stefan N o w a k discute des rapports entre les mthodes scientifiques utilisesen sociologie et divers courants philosophiques et montre que les choix mthodologiquesrefltent des orientations philosophiques etpistmologiques. La contribution d'EmritaS . Quito traite des relations entre les valeursen tant qu'objets d'tude, d'une part, et entant que facteurs influenant les recherches ensciences sociales, d'autre part. ClaudeA k epropose une approche qu'on peut qualifierd'conomie politique des sciences sociales ; ilen ressort que ces dernires, assujetties auxloisdumarch et oprant dans un contexte odomine la valeur d'change et non la valeurd'usage, sont transformes en marchandise.Les trois derniers articlesde la section thmatique sont des analyses pistmologiques dequelques disciplines, saisies dans des contextes varis. E d m u n d Burke III tudie les forcesconomiques et sociales qui orientent l'institutionnalisation de la sociologie en France, lafin d u sicle dernier. Philippe Braillard traitede l'tude des relations internationales etMilton Santos, de la gographie.Les textes qui sont prsents dans Lemilieu des sciences sociales ont des pointsc o m m u n s avec ceux de la section thmatique.T . V . Sathyamurthy dcrit la remarquable

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    598 Editorialcroissancedes sciences sociales en Inde depuisl'accession l'indpendance de ce pays ;G . B . B e n k o raconte la naissance de lascience rgionale, u n c h a m p d'tudeinterdisciplinaire qui s'est dvelopp au cours desdernires dcennies ; Jacques L o m b a r d faitl'historique c o m p a r de l'enseignement del'anthropologie en Belgique, en Rpubliq u e fdrale d'Allemagne, en France, auR o y a u m e - U n i et aux P a y s - B a s .D a n s le pass, la RISS avait consacrplusieurs n u m r o s des thmes qui s'apparentent celui de la prsente livraison. Citons,pour m m o i r e , les n u m r o s : 4, vol. X V I ,1 9 6 4 ; 2, vol. X X , 1 9 6 8 ; 1, vol. X X I I , 1970;

    4 , vol. X X I V , 1 9 7 2 ; 4, vol. X X I X , 1 9 7 7 . Lalistedes n u m r o s publis est fournie enfindev o l u m e .N o u s saisissons cette occasion pour informern o s lecteurs d'un changement qui est rcemm e n t intervenu dans l'quipe rdactionnelle.Peter Lengyel, rdacteur en chef de la Revuedepuis 1963, a quitt l'Unesco qu'il avaitrejointe en 1953. Sa carrire auservice del'Organisation, consacre aux divers aspectsd e la coopration internationale en sciencessociales, fut surtout m a r q u e par le travailqu'il aeffectu lattede la RISS.

    A . K.

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    ANALYSES GENERALESLe statut scientifiqued es sciences sociales

    Ernest GellnerL'ide du scientifique

    L e s sciences sociales sont-elles vritablementscientifiques ? L a question en soulve i m m diatement deux autres : Qu'est-ce que lessciences sociales? E n quoi consiste le faitd'tre scientifique ?L a premire de ces deux questions ne

    pose pas de bien grands problmes, il suffitpour y rpondre de n o m m e r ou d'numrer lessciences sociales, qui nesont rien d'autre q u e l'objet de la pratique professionnelle de leurs spcialistes. Il y a donc danscette dfinition une rfrence voile (mais fortperceptible) a u x opinionsconsensuelles, majoritaires ou incontestes quion t cours dans les socits contemporaines etqui, par un classementexprs o u tacite, dterminent quelles sont les universits, les associations professionnelles et les individus qui sonte n quelque sorte les paradigmes d'oprocdent les normes et qui, enfait, dfinissent, parles tiquettes qu'ils distribuent, la nature etl'tendue des sciences sociales.C e n'est pas parce qu'elle contient cetterfrence voile l'opinion publique ou auconsensus que la dfinition est pour autantvicie ou circulaire. Majorits, consensus,

    Ernest Gellner, qui a enseign laL o n d o n School of Economies andPolitical Science, est actuellement professeur d'anthropologie au King's C o l lege de l'Universit de Cambridge( R o y a u m e - U n i ) . Parmi ses principaux ouvrages, citons : Word andthings (1959), Thought and change(1965), Saints of the Atlas (1969),Muslim society (1981) et Nations andnationalism (1983).

    solidarit culturelle gnrale, toutes cesnotions ne sont bien entendu ni infaillibles, nistables, ni dpourvues d'ambigut. Il n'estpa s contradictoire de suggrer que l'opinionpublique est dans l'erreur u n m o m e n t donn.

    Si de telles autorits peuvent s'garer, peuvent-elles en l'espce nous fourvoyer,e n se trompant dans l'identification de l'objeto u du groupe d'objets qui nous intresse, savoir, les sciences sociales? N o n . C e sontjustement les sciences

    sociales telles qu'ellessont effectivement pratiques et identifies dansles socits contemporaine s qui sont au c u rd e notre investigation.L'opinion publique, aussivague qu'en soit la dfinition, ne saurait ici nousinduire en erreur, carnotre objet se dfinit prcisment par rfrenceau x normes culturellescourantes. N o u s pouvonsbien entendu nous intresser aussi une science sociale idale qui

    serait transsociale et culturellement neutre,e n admettant qu'elle puisse exister ; mais cequ i nous occupe au premier chef, ce sont lespratiques concrtes actuellement reconnuesc o m m e des sciences sociales .Il en va tout autrement dans le cas dusecond terme dfinir : scientifique . Ici,la dnomination et l'numration ne sont plusd'aucun secours. C e q u e la socit qualifie de

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    600 Ernest Gellner scientifique ne n o u s intresse pas spcialem e n t ; d'ailleurs l'usage que nos c o n t e m p o rains font du t e r m e n'est pas concluant. Avrai dire, ilssont trs partags sur son sens etl'on constate b e a u c o u p de tiraillements lorsqu'il s'agit de fixer leslimites de son c h a m pd'application. M a i s n o u s netenons pas organiser un r frend um sur cepoint, ni dcouvrir quel est, p a r m i les n o m b r e u x groupe s quis'affrontent, celui qui parvient i m p o s e r ses vues un m o m e n t q u e l c o n q u e .C e qui n o u s intresse en revanche b e a u c o u p ,c'est une notion normative du t e r m e scientifique qui fasse vritablement autorit. C equi n o u s importe, c'est d'tablir si les sciencessociales sont vraiment scientifiques.C'est l un point aussi intressant q u ' i m portant. En formulant notre question : Lessciences sociales sont-elles scientifiques ? n o u sparaissons e m p l o y e r p o u r notre sujet un t e r m equi estdfini par convention ou par dnotation tout ce qui est c o u r a m m e n t effectivem e n t dsign par ce n o m s'y trouve ipso factoc o m p r i s alors qu e notre prdicat est platonicien ounormatif et se veut l'abri desconventions oudes caprices h u m a i n s . Lesrgles de son application sont censes s'app u y e r sur une autorit plus haute et plusindpendante.

    Notre phrase se prsente d o n c c o m m e unhybride sur le plan de la logique : sujetnominaliste ou conventionnel, prdicat platonicien, essentialiste etprescriptif. P e u t - o n sepermettre pareille ambigut ? Je ne croispasque la chose soitenfaitsi an o r m al e ou si rare.M a i s elle est significative.Si les d e u x termes taient dfinis de faonconventionnelle, par rfrence l'usage effectif, majoritaire ou a d m i s , la rponse laquestion serait aise ettotalement d p o u r v u ede profondeur ou d ' i m p o r t a n c e . Il suffiraitdec o m m a n d e r une tude destine tablir si et d a n s quelle m e s u r e l'usage fait entrerune appellation ( sciences sociales ) d a n s lec h a m p d ' u n e autre plus large ( scientifique ), m a i s ellene serait pas juge utile, nien tout cas concluante, p o u r ce qui est de laquestion qu e n o u s voulons rsoudre.C e platonisme du prdicat , qui n o u s

    oblige traiter le t e r m e en question c o m m es'il renvoyait quelque chose dont l'existenceserait tout fait indpendante de notre choixet de nos habitudes etqui aurait autorit surn o u s , est intressant et significatif.N o t o n s ici une particularit ancienne etconstante des discussions sur la dlimitationde la science ou de la signification.Le s querelles clbres auxquelles ellea d o n n lieu taient aussi passionnes et v h m e n t e squ e s'il s'tait agide sparer les lus desd a m n s , de dfinir le liciteet l'illicite, ou dedcouvrir une vrit d o n n e importante, aulieu d'apposer de simples tiquettes.

    P o u r la dlimitation desconcepts, lethoricien n'invoquait le conventionnalisme,avec quelque e m b a r r a s et un m a n q u e deconviction visible, que lorsqu'il se trouvaitaccul par une question insistante c o m m ecelle du statut du principe de vrification lui-m m e . tait-ce une relation empirique desfaits ouune convention qui dfinissait leslimites d'un t e r m e ?

    O n n'entretenait la fiction que p o u r lavrifiabilit, la dlimitation des notions designification et de science n'tait que p u r econvention cre par n o u s , m a i s , en ralit,cette proposition s'inspirait d'un esprit l'vid e n c e tout diffrent, celui de la n o r m e objective, imperative, platonicienne. Elle dlimitaitle d o m a i n e du salut cognitif.Il ne fait pas l ' o m b r e d'un doute que lesdiscussions sur ce qui est et ce qui n'est pas scientifique sont m e n e s dan s cet esprittotalement platonicien, normatif, l'opposdu conventionnalisme : il s'agit de savoir siquelque chose est vraiment, rellement scientifique. Les dbats partent, semble-t-il, del'hypothse qu e ce qui est en cause, c'est unelimite conceptuelle importante inscrite dan s lanature m m e des choses, bien au-del desm o t s que n o u s choisissons p o u r dsigner ceciou cela.Il y a une autre explication possible.N o u s ne s o m m e s pas rigides sur le planconceptuel parce que n o u s s o m m e s platoniciens, m a i s l'inverse. C'est q u a n d les conceptsn o u s gnent que n o u s d e v e n o n s platoniciensma l gr n o u s . N o u s ne p o u v o n s pas toujours

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    L e statut scientifique des sciences sociales 601choisir nosconcepts et ilsont souvent autorits u r nous . L ' h o m m e peu t agir sa guise, mai sil ne peu t pas vouloir sa guise et il ne peu tp a s toujours choisir ses concepts sa guise.Parfois, ilsont sur nous u n e autorit irrsistible. Pourquoi manifes tons-nous dans certainsc a s une telle rigidit dans les conceptsetpo ur quo i de ve no ns-no us esclaves des valeurset des impratifs que ren f erment certainesides ?D a n s u n e perspective gnr ique, on peutdire que c'est parce qu'un certain sy ndr om eo u groupe de traits imbriqus dans telou telconcept d'une langue ou d ' u n style de pensed o n n a pour ainsi dire de b o n n e s raisonsd'tre e x a c t e m e n t ainsi constitu, de ce m lange particulier d'ingrdients, etd'exerceru n e sorte d 'empr i se compuls ive sur notrep e n s e . E n outre, iln'est p a s possible d'ter ces concepts la connotation m o r a l e , positiveo u ngative, dont ilssont chargs. L e s raisonsq u i font qu'ils secristallisent sous la formed ' u n groupe de traits p e u v e n t tre gnraleso u spcifiques, inhrentes la conditionh u m a i n e entant que telle ou lies unesituation sociale ou historique prcise. Mais les c h m a gnral du p h n o m n e seprsentencessa irement peu prs c o m m e ceci : ilarrive que surgissent (etparfois durent) dessituations qui poussent une c o m m u n a u t linguistique etconceptuelle d o n n e penser ent e r m e s de T , concept dfini p a r les attributs a,b , c... et o , en outre, il lui impor t e beaucoupqu'un objet ou des pratiques do nns s'inscrivent dans lecadre du concept T , qu'ils soientpartie intgrante de la vie, de l'emploi et,partant, de ladfinition oprationnelle de ceconcept , ce qui est le cas de sa charge mora l e .Il est des limites conceptuelles qui ont del ' importance pour telle ou telle socit caused e lanature m m e de sa situation etqui nep e u v e n t entre prives par une volontarbitraire.Il ne fait pas l ' ombre d'un doute que,dans la socit m o d e r n e , la notion de scientifique estprcisment de cet ordre. N o u se n avons besoin, et elle nepeut tre qu' importante etdfinitive, m a i s , c o m m e il arrive sisouvent , n o u s ne s o m m e s pasncessa irement

    m m e d'indiquer prcisment c o m m e n tn o u s l ' entendons ; ce q u e l'on peu t appeler lepar ado x e de Socrate , savoir qu'il est possible d'utiliser une notion sans tre capable dela dfinir, s'applique en l'occurrence, c o m m edans tant d'autres cas. E n tout tat de cause,quelles q u e soient les c o m p o s a n t e s du grouped e caractristiques qui dfinit cette ide, elleest indiscutablement importante et, pour ainsidire, non facultative. N o u s nesavons pasprcisment ce qu'elle est, mais nous savonsqu'elle c o m p t e et que n o u s ne p o u v o n s lapr e ndr e la lgre.C'est lecas de l'ide de scientifique ,m a i s il n'en apas toujours t ainsi. Elle asans aucun doute quelque vague affinit avecle vieux dsir de dfinir le vrai savoir paropposition la s imple opinion et avec le souciplus vifencore de l'identification de lavraiefoi notion dont nous ne savions que tropbien pourquoi elle tait importante : c'estd'elle quedpendait lesalut ou la damnat i onpersonnels m a i s , bien que ses frontirespuissent concider partiellement avec elle, lanotion du scientifique n'acer ta inement pas lam m e extension (et encore m o i n s la m m eintensit) q u e le vrai savoir ou la vraie foi.La sociologisation de lascience audeuxime degr :Popper et KuhnCela tant a d m i s , qu'est-ce donc q u e le scientifique ?L e scientifique n ' a pas t u n e notiondcisive etdfinitive toutes les p o q u e s nidans toutes les socits. D a n s les socits ol'institution du sage tait bien tablie, iltait naturel q u e se gnralise le souci de fairele dpart entre vrai et faux savoir, entrel ' imposture et l'accs authent ique aux form u l e s de lavie vertueuse ou de l'excellence.C'tait une sorte de service de protection duc o n s o m m a t e u r p o u r ceux qui allaient surlem a r c h chercher la sagesse etles services deconseillers pour accder la vie vertueuse ; etc e fut, semble-t-il, lepremier stimulant puissant de l'laboration de lathorie du savoir.

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    602 Ernest GellnerA l'poque de la concurrence des prtendants ce titre, les critres d'identification du vraiMessie paraissent avoir t de l'ordre de lamanifestation visible plutt q u e de l'pistmo-logie. Q u a n d la Rvlation fut monopolise etcodifie dan s les critures, la question centrale devint, naturellement, de dceler enquel point unique ou presque elle se situaitetd e dterminer l'authenticit d u m e s s a g e ou dumessager suppos unique, ou de l'institutionp e r m a n e n t e , ou encore du rseau de lienspersonnels rattachant le m o m e n t authentiqued e la c o m m u n i c a t i o n au prsent. Sur la toiled e fond d ces diverses hypothses institutionnelles et doctrinales, c h a c u n e de ces questionset, certainement, d'autres variantes avaientu n sens. Bien qu'elles la recoupent et aientd e s points c o m m u n s avec elle, on ne sauraitmanifestement les confondre avec la questionq u i n o u s occupe ici.

    L e r e c o u p e m e n t rside surtout d a n s lefait que toutes ces questions impliquaient lesouci de valider ou lgitimer des prtentionsplus spcifiques en vertu d'un critre plusgnral. A c c o r d e r un objet la qualit de scientifique , c'est du m m e c o u p dciderqu'il peut lgitimement prtendre retenirnotre attention, voire susciter notre a d h sion. Le statut de scientifique n'est pasncessairement le seul ou le principal m o y e nd e confrer cette autorit des prtentionsspcifiques, m a i s c'est trs certainement aum o i n s l'un des m o y e n s de validation possiblesp a r m i tant d'autres reconnus et respects. Ilfut un t e m p s o il n'tait m m e pas dun o m b r e , car il tait tout simplement inconnu.C'est l, selon m o i , uneclef particulirem e n t importante. Il faut c o m m e n c e r p a r dterm i n e r les donnes sociales qui ont engendrc e m o d e de validation particulier, crant ainsicette notion nouvelle et puissante de scientifique et lui confrant autorit.Voil qui d o n n e a u t o m a t i q u e m e n t notre investigation un tour sociologique, en laforant tre sensible et s'arrter auxdiffrences gnrales entre les types desocit o u d u m o i n s entre ceux qui d o n n e n tet ceux qui ne d o n n e n t pas naissance cettenotion.

    Il y a au m o i n s d e u x faons d'aborder lep r o b l m e de la dfinition de la science :l'approche philosophique et l'approche sociologique. La premire peut se caractriserc o m m e suit : le praticien qui l'utilise raisonnee n fonction d ' u n e sorte de m o d l e de d c o u verte ou d'acquisition du savoir dont leslments sont tirsd'activits individuelles ides, vcu, expriences, mise en relation desleons tires du vcu ou des rsultats desexpriences avec des gnralisations fondess u r les ides initiales, et ainsi de suite. Enproposant une thorie et une dlimitation dela science n'allant jamais au-del d ' u n m o d l eainsi construit, on pousserait l'individualisme l'extrme. Pareille thorie pourrait concd e r , ou m m e souligner, que les scientifiquessont effectivement trs n o m b r e u x et q u ' e ngnral ils cooprent et c o m m u n i q u e n t , m a i sc e ne serait l q u ' u n lment contingent etinessentiel. D a n s cette perspective, un R o b i n -s o n C r u s o pourrait exercer u n e activit scientifique : m o y e n n a n t les ressources, la longvit, l'ingniosit et les aptitudes ncessaires,a u c u n e ralisation de la science telle q u e n o u sla connaissons ne dpasserait, en principe ,ses capacits. Les tenants de ce genre dethorie ne s'interdisent pas d'admettre que,d e fait, critique, contrle et corroborationsont en gnral des activits sociales et qu'ilsn e peuvent tre efficaces sans une infrastructure m a t h m a t i q u e , technologique et institutionnelle qui dpasse largement toutes lespossibilits individuelles ; m a i s j'imaginequ'ils ne d m o r d r o n t pas de l'ide que lapossibilit d ' e n disposer n'est en quelque sorteq u ' u n e condition extrieure et n o n , quelquetitre que ce soit, un lment essentiel de lascience1.

    O n peut introduire du sociologique d a n scettevision individualiste d e diffrentes m a n i res et des degrs divers. P o u r en rester aum i n i m u m , on pourrait insister sur le fait quela socit constitue une condition pralableindispensable m a i s seulement la socit entant que telle, pas ncessairement tel ou teltype de socit. Telle est, par e x e m p l e , laposition d ' E m i l e D u r k h e i m : p o u r lui, lapense est impossible sans une compulsion

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    L E P R O V O C A T E U R D E P L D ELa sciencepromthenne. D . R .

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    604 Ernest Gellnerconceptuelle, elle-mme tributaire de l'existence de la socit et surtout du ritecollectif.Si c'est vrai, la socit est bien une conditionpralable essentiellede la science et m m e detoutepense ; u n individu vritablement prsocial, quels que soient ses aptitudes, sa longvit et le matriel dont il dispose, ne pourraitjamais parvenir la formulation d'une idegnrale2.

    A u deuxime degr de cette sociologisa-tion de la thorie de la science, on n'insisterapa s simplement sur la prsence d'une socit,mais d'un certain type de socit. C'est,semble-t-il, le cas de Popper : la socit nesuffit pas, il faut 1' esprit critique pourengendrer la science. Les socits fermes ensont incapables, la diffrence de la socitouverte par quoi l'on entend celle o lesh o m m e s soumettent leurs vues la critiquemutuelle et qui possdent un support institutionnel pour tayer cette pratique ou, tout aumoins, ne possdent pas les moyens institutionnels de l'empcher. Les vues de Poppersur ce chapitre revtent un certain nombred'aspects qui ne sont peut-tre pas parfaitement concordants.

    Si l'on met l'accent sur la continuit duprocessus empirique c o m m e base de toutprogrs cognitif travers l'histoire de toutesles formes de vie, il semble que l ' h o m m epartage le secret qui est au cur de lamthode scientifique avec tous les autres organismes vivants et n'ait jamais eu l'apprend r e . (Nous avons seulement appris acclreru n peu le processus et ne pas nous montrerimpitoyables envers les malchanceux dont lesides n'ont pas de succs.) Aucune institutionspciale ne parat requise. Pourtant, lorsqu'ilretourne le raisonnement des relativistes invoquant l'incapacit de l ' h o m m e dpasser sesprjugs et ses intrts, Popper parat prt concder que beaucoup d ' h o m m e s (la plupartpeut-tre?) se refusent corriger leurs propres vues lorsqu'elles soulvent des objectionset qu'ils ont peut-tre m m e besoin de prjugs pour faire des dcouvertes ; mais ilinsiste sur le fait que la science est le genred'institution qui n'est pas la merci des vertuso u des vices des personnes qui la servent.

    L'preuve du jugement public exerc par unecommunaut diversifie et indocile de scientifiques garantit l'limination, en dfinitive,d es ides fausses, si dogmatiques et irrationnels que soient, individuellement, leurspartisans. Suivant cette analyse, la science et sonprogrs sont clairement tributairesdu supportinstitutionnel de cette preuve publique etmultiple. D ' u n autre ct, propos de l'origine de l'esprit scientifique, Popper est enclin invoquer les hroques figurespromthen-n es des librateurs-fondateurs ioniens, quiavaient d'une certaine manire su dpasserleur penchant humain pour le dogmatisme etencourager leurs disciples la critique, par lm m e inventant la science. Le philosopheionien prcurseur de Popper joue dans cesystme un rle semblable celui du philosop h e dans La rpublique : c'est lui et lui seulqui, par son surgissement quelque peu mystrieux, peut briser le cercle vicieux dontl ' h o m m e autrement resterait prisonnier.

    C e qu'il y a de curieux, dans la philosophie gnrale de Popper, c'est que, d'aprslui, l'invention de la science, considrec o m m e le grand acte de librationpar rapport la socit ferme, s'est rvle ncessairedans l'histoire de l'humanit, alors qu'elle nel'avait pas t originairement dans l'histoiregnrale des espces, l'amibe ayant eu pourainsidire la science infuse. Dans la nature, lesorganismes liminaient les hypothses errones en s'liminant mutuellement. Les h o m m e s sauvages, prscientifiques, s'liminaientallgrement les uns les autres, mais n'liminaient pas les hypothses ; pour une raison ouu n e autre, ils laissaient les ides se perptuero u , plutt, ils les prservaient toutes sansdistinction au lieu de les liminer. Impitoyables entre eux, ils manifestaient une tendresollicitude l'gard des ides. Les scientifiques modernes liminent les hypothses,mais ils ne s'liminent pas mutuellement, touta u moins quand ils ne font pas d'cart deconduite. La consquence curieuse de cettephilosophie de l'histoire est qu'il existe unesorte d' ge des tnbres ou de chute ,qu i s'inscrit entre la premire apparition del ' h o m m e et les dbuts de la science et de la

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    Le statut scientifique des sciences sociales 605socit ouverte. Ce que dtenait l'amibe lanaissance se perdit pendant la priode tribalesurcollectiviste des dbuts de l'histoire del'humanit et fut miraculeusement et hroquement retrouv par le mouvement ionien. Il estintressant de noter que cette thorie d'un ge des tnbres est prsente aussi biendans le christianisme et lemarxisme q u e chezPopper, quoique sous u n e forme diffrente.T h o m a s K u h n , le second des philosophes dela science actuellement les plus influents,semble lui aussi sociologiser le sujet audeuxime degr. La socit apparat chez luiindispensable l'existence et auprogrs de lascience, mais pasn'importe quelle socit : ilfaut qu'elle soit dote d ' u n paradigme, ce quin'est pas le cas, par exemple, de la c o m m u naut desspcialistes des sciences sociales3.

    Autant qu'on puisse en juger, les diffrences dcisives entre socits capables etsocits incapables de science se ramnent,dans cette optique, la simple prsence ouabsence d ' u n paradigme. K u h n neparat pasavoir la moindre opinion sur la diffrenceentre paradigmes scientifiques et non scientifiques ce en quoi sa position pche selonm o i fondamentalement. Outr qu'ils sontincommensurables, les paradigmes constituent, semble-t-il, une classe curieusementindiffrencie. L e prophte de leur incommensurabilit ne parat gure se rendre comptequ'ils sont bien diffrents de nature ni quecertains sont plus incommensurables q u e d'autres. Il reste quedans la mesure o l'importance des paradigmes et le fait qu'ils sontvhiculs, perptus et imposs dans les faitspar la socit le conduisent se tournerouvertement et de son propre aveu vers lasociologie, il s'expose effectivement l'ironied e Popper : A quelle sociologie le philosophed e la science doit-il avoir recours? A quelparadigme sociologiquepeut-il sefier,quandil utilise la sociologie pour affronter le problme gnral de la nature de la science, pourlucider le statut de toutes les sciences, ycompris la sociologie elle-mme ? E n rapportant toute l'activit scientifique aux paradigmes et en subordonnant la philosophie de

    la science la sociologie (laquelle est probablement tout aussi tributaire des paradigmesq u e n'importe quelle autre science ou investigation), il a bien l'air de tourner un peu enrond4.

    C e qui nous intresse ici est que, l'unc o m m e l'autre, Popper et K u h n , sociologisentla science au deuxime degr, c'est--direqu'ils la font dpendre nonseulement de lasimple existence de la socit, mais encored ' u n type particulier de socit.

    E n revanche, ils procdent de faon trsdiffrente, et m m e diamtralement oppose.Pour Popper, la seule socit capable descience est celle o le contrle social estdevenu si lche qu'elle autorise la critiquem m e de ses sages les plus respects (oumieux encore peut-tre, cellequi est dotedegaranties institutionnelles permettant, voireencourageant cette critique); pour K u h n , lascience n'est rendue possible que par la prsence d ' u n contrlesocial conceptuel suffisamment serr pour imposer la plupart du temps(mais pas toujours) unparadigme ses m e m bres, en dpit du fait que les paradigmes nesont pas logiquement, ou pour ainsi direobjectivement, contraignants. C'est la pression sociale qui les rend tels et, partant, quirend la science possible. Amoins de prjugerarbitrairement les questionsfondamentales, lasciencenesaurait apparemment avancer. T o u tefois, dem m e q u e T h o m a s Hobbes insistaitsur le fait que tout souverain est prfrable l'anarchie, de m m e T h o m a s K u h n souligneq u e tout paradigme est prfrable la redoutable libert des spcialistes contemporains dessciences sociales, qui ne cessent de remettree n cause et de discuter les notions fondamentaleset, par l m m e , d u fait de leur trs large ouverture d'esprit , empchent l'avnement d'une science authentique dans leurpropre cercle.

    Il n'est p as ncessaire ici defaire u n choixentre le quasi-anarchisme de Popper etl'autoritarisme de K u h n , qui recommande laloyaut l'gard des paradigmes dans laplupart des cas, tout en se rservant ledroitla rbellion en certaines occasions (lorsquesont runies les conditions qui sont aussi

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    mal dfinies et, je crois, en principe indfinissables d'une rvolution scientifique ).C e qui nous intresse ici, c'est de mettre envidence une erreur qui leur est c o m m u n e .Pour dfinir la science, il faut la sociologiserau troisime degr et pas seulement audeuxime. Il ne suffit pas de reconnatre lerle de la socit et de faire la distinction entre socits capables et incapables descience ; il est ncessaire de la faire sousl'angle destraitssocitaux qui ne relvent pasdes seules activits cognitives de ces socitset de les tudier quand elles se consacrent d'autres activits. Il nous faudra examinerl'impact des premires sur les secondes. Voilce qu'est, dans m a terminologie, lasociologisa-tion du sujet au troisime degr ; et elle estncessaire mais co m m en t procder?

    Les socits capablesde sciencePour comprendre pourquoi l'ide du scientifique est si forte, pourquoi cette marqued'approbation a tant d'importance, il nousfaut voir l'effet de la science sur la socitet oublier un instant la question habituelle etfascinante de savoir comment elle russit le faire. Les thories philosophiques de lascience, c o m m e celles qui comportent diverses tentatives philosophiques pour la dlimiter, s'attachent essentiellement rpondre la question de savoir comment il se faitquela science fonctionne et que le grand miracledu progrs et du consensus scientifique seproduise. Toutefois, pour dterminer ce quiconfre la science cette magie et cettesduction, c'est ce qu'est cet effet si enchanteur qu'il faut tudier, plutt que comment ilse produit. Pourquoi la science fait-elle une sigrande diffrence pour la socit, au pointqu e toute activit qui peut s'insrer dans soncercle enchant jouit d'un prestige spcial etqu e celui-ci fera dfaut tout ce qui neremplit pas les conditions voulues pour tre scientifique ?

    C e contraste, tel que je le formule ici,simplifie quelque peu une ralit plus c o m plexe : les philosophes de la science s'intres

    sent bien entendu aussi aux caractristiquesde la production de la science, au type dethorie qu'elle produit. Nanmoins, ils onttendance considrer cette productionc o m m e unedonne, le problme tant poureux de dterminer co m m en t elle a t obtenue. C'est le sociologue qui se proccupe aupremier chef des effets et des implications destypes de savoir que la science procure. Pour lasimplicit de l'expos, je ferai c o m m e si cettedivision dutravail tait plus neutre qu'elle nel'est effectivement.

    Pour rpondre la question ainsi pose,le mieux est dedonner un aperu trs schmatique mais nanmoins pertinent de l'histoirede l'humanit en la divisant en trois phases.Les philosophies trinitaires de l'histoire sontcourantes : qu'on songe, par exemple, lathorie d'Auguste C o m t e sur les tapes religieuse, mtaphysique et positive, la doctrinede sir James Frazer sur la prdominancesuccessive de la magie, de la religion et de lascience ou encore l'analysemoins intellectualiste que fait Karl Polanyi de la successiondessocits communautaire, redistributive et demarch. Le modle nouveau de l'histoiremondiale qui est aujourd'hui en voie decristallisation et qui constitue, selon moi , lavision officieuse, informule et parfois inavoue, mais tacitement gnralement admise,de l'histoire de notre poque est quelque peudiffrent. Il n'est pas sans rappeler l'intellectualisme et la valorisation de la science qu'ontrouve chez C o m t e et chez Frazer, mais il seproccupe, plus que celui de Frazer tout aumoins, de l'impact de la science sur l'ordonnance de la socit.

    Les tapes dcisives del'histoire de l'humanit sont, dans l'ordre, la chasse et lacueillette, la production alimentaire (conomi e agricole et pastorale) et laproduction lie l'essor de la connaissance scientifique. Lesthories qui prsentent les tapes historiquesen termes d'organisation sociale ne donnentpas satisfaction : c'est la base de productioncognitive qui, semble-t-il, constitue la grandeligne de dmarcation ; de part et d'autre, ontrouve toutes sortes de formes sociales. Dansle contexte qui nous occupe, le m o n d e de la

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    Le dsespoir COgnitif. Roger Vollet

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    608 Ernest Gellnerchasse et de la cueillette ne prsente pasgra nd intrt ; en r e v a n c h e , la diffrenceentre le m o n d e agraire et le m o n d e industriel-scientifique n o u s importe n o r m m e n t .L a notion de socit agraire pleinementdveloppe ne recouvre pas seulement lad p e n d a n c e l'gard de la production alimentaire, m a i s aussi d e u x autres traits i m p o r tants : l'instruction et la centralisation politiq u e . Les socits agraires dveloppes secaractrisent par une division du travail passab l e m e n t c o m p l e x e tout en tant relativementstable, m a i s c'est une erreur qu e de la considrer en quelque sorte c o m m e un produit h o m o g n e , car elle implique po u r la socit desconsquences variables selon ce dont celle-cichoisit de se faire une spcialit. L'instructionet la centralisation, l'apparition d ' u n e classede clercs et d ' u n e organisation politique ontde s consquences trs caractristiques, qui nesauraient tre s i m p l e m e n t assimiles aux spcialisations c o n o m i q u e s m i n e u r e s intervenant d a ns le processus m m e de production.L'organisation politique des socitsagraires lettres n'est pas toujours la m m e ;elle est effectivement trs variable et la diversitde leurs rgimes politiques est un faitbienc o n n u . La classe des clercs varie elle aussib e a u c o u p dans son organisation, son recrutem e n t et son thique : dans telle socit, ellerelvera d 'u n e organisation uniq ue centralisequi dfend jalousement son m o n o p o l e ; danstelle autre, ce sera une sorte de corporationrelche, ouverte tous ceux qui sont instruitsde s choses de la religion ; ailleurs encore, elleconstituera une caste f e r m e m a i s non centralise ou une bureaucratie recrute parconcours, quiexerce un m o n o p o l e administratif m a i s non religieux.E n dpit de cette diversit, on peutdceler certains traits c o m m u n s , ou gnriq u e s , importants. D a n s ces socits, le savoirconsign par crit est utilis p o u r les do c u m e n t s administratifs et, en particulier, po u r lesbesoins de la fiscalit, po u r la c o m m u n i c a t i o nd u haut en bas de la hirarchie politique etreligieuse, p o u r la fabrication desriteset p o u rla codification de la doctrine religieuse o ilprojette en quelque sorte son o m b r e sous la

    f o r m e de la m a g i e du verbe, h o m m a g e rend upar la m a g i e manipulatrice au x saintes critures. Ce qui c o m p t e avant tout, c'est la conservation de la vrit crite, et peut-tre aussi samise en pratique, plutt que son largissem e n t par l'acquisition d'autresvrits (l'expansion de la connaissance n'est pas encore unidal plausible). D a n s ce genre de socit,m a l g r une complexit interne parfois considrable, le systme de statut et le systmecognitif ont tous d e u x tendance tre passab l e m e n t stables, c o m m e d'ailleurs le systmede production. Le ct normatif et conservateur de l'crit, lequel est confi la garde desclercs, est tendanciellement gnrateur dedualisme ou de pluralisme culturel introduisant une sparation entre la gra nd e tradition (savante) et la ou les petite(s) tradition^) . Il arrive que certains lments de lag r a n d e tradition renferment des ides g n rales e x t r m e m e n t pntrantes et riches depossibilits ou des observationsfixeset justes,ou encore des systmes dductifs d 'u n eg r a n d e rigueur; on peut n a n m o i n s dire que ,pa r dfinition, un corpus de ce genre n'a pasde prise solide sur la nature et ne p e r m e t pasd'en pntrer un peu plus c h a q u e pas lessecrets. Il a surtout p o u r intrt et p o u r rled'assurer la socit la lgitimation, l'dification, l'archivage et la c o m m u n i c a t i o n , paropposition une authentique explorationcognitive de la nature. P o u r ce qui est de lamanipulation et de l'intelligence des choses,son contenu cognitif serait plutt infrieur ausimple savoir-faire de l'artisan ou du praticien. C'est visiblement cette situation quisuscite le dsespoir de l'esprit en mal deconnaissance, que G o e t h e e x p r i m e avec tantde force dans le prologue de son Faust..A v e c m o i n s d'angoisse et peut-tre plusd'indignation, et empreint d'un zle missionnaire en faveur d ' u n e autre voie proposec o m m e solution, c'est l'expression d'un sentim e n t c o m p a r a b l e que l'on trouve dans ceq u ' o n pourrait appeler le populisme p a n h u -m a i n ou carte-blanche * de M i c h a e lOakeshott5. T r s en v o g u e d a n s le R o y a u m e -* E n franais dans le texte ( N D T ) .

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    Le statut scientifique des sciences sociales 609U n i de l'aprs-guerre, il endemeure probablement le premier philosophe politique conservateur. Ses travaux nous intressent ici beaucoup, car ils reposent sur des prmisses m i -pistmologiques mi-sociologiques qu i s'articulent ainsi : le vrai savoir est pratique ,autrement dit il est conserv et transmis par lapratique d'une technique et nepeut se perptuer que par une tradition vivante ; soncontenu ne peut jamais tre compltementsaisi par l'crit et ne peut certainement pastre transmis d'un individu l'autre par ceseul vhicule ; l'illusion quec'est possible, quiconfre uneautorit indpendante aux assertions abstraites et crites, est ce qu'il n o m m e rationalisme , dans un sens extrmementpjoratif, car il y voit manifestement le flaud e la vie moderne. La doctrine d'Oakeshottoscille quelque peu entre, d'une part, unpanpopulisme global, reprenant son comptetoutes les traditions et maudissant toutes lesscolastiques qu'elles scrtent lorsqu'ellesadoptent l'criture et l'imprimerie en les prenant trop au srieux et, d'autre part, l'adhsion une tradition bnie qui, grce sansdoute uneconstitution noncrite, audroitcoutumier et la sagesse pragmatique despoliticiens conservateurs anglais du xixe sicle, a rsist au rationalisme un peumieux que les autres encore qu'aux alentours de 1 9 4 5 , ellene sesoit pasmontre aussiforte qu'elle l'aurait d, suscitant ainsi lecourroux de notre auteur. La russite d'unetradition bien particulire peut-elle valablement servir demodle toutes les autres sanscontredire implicitement son propre principecentral, savoir l'absence totale de principeabstrait universellement valide ?

    Si la position d'Oakeshott nous intressetant ici, c'est q u e , quelle q u e soit la qualit dudiagnostic qu'il porte sur la condition politiq u e difficile de l ' h o m m e moderne, il donneeffectivement son insu unaperu trs prcisd u rle du savoir abstrait dans l'organisationpolitique des socits agraires lettres. Ilrend assez bien compte de la relation entre lesavoir codifi et les comptences pratiques ausein de ces socits, mais d'elles seulement.L e s critures, les codes dedroit, les popes,

    les manuels et autres crits confis la garded e leurs scribes, jalousement prservs et fortstables travers les ges, ne sont pas suprieurs la sagesse pratique sans expressiondistincte que le m e m b r e du clan ou de lacorporation tire de l'exprience de toute unevie. Ils ne sont q u e l'cho, formalis, dformet travesti, de cette sagesse et m m e si,contrairement ce quecroit l'anti- rationaliste , le culte de sa version codifie peutdans certains cas tre bnfique neserait-ce queparce que le culte de la rgle codifierend les manipulations opportunistes plusdifficiles il n'en demeure pas moins vrai quel'autorit absolue revendique en faveur del'crit confi au scribe n'est pas justifie. Lathorie est un parasite qui se nourrit de lapraxis vcue. Soit ! O u du moins, il en futainsi jadis, dans les socits agraires lettres mais c'est fini.

    C e n'est eneffet manifestement pas le casd e la science moderne et de la socit quirepose sur elle. En tant que phnomnesocial, la science moderne possde uncertainnombre decaractristiquesvidentes :1. Sans tre totalement consensuelle, elle

    l'est undegr tonnant.2 . Elle est interculturelle. Bien qu'elle prospre plus dans certains pays que dans

    d'autres, elle apparat capable de survivr e sous des climats culturels et politiques trs varis et d'en tre dans unelarge mesure indpendante.3 . Elle est cumulative. S o n taux de croissanceest stupfiant. C'est aussi l un traitunique parmi les systmes cognitifs engnral.

    4 . Bien qu'elle puisse videmment treenseigne des individus de n'importe quelleorigine culturelle, elle exige une formation ardue et prolonge pour l'acquisitiond e styles et de techniques de pense quin e s'inscrivent nullement dans la continuit de la vie quotidienne et qui vontsouvent totalement rencontre de l'intuition.5 . Lamasse toujours plus imposante de technologie qu'elle engendre est infinimentsuprieure aux savoir-faire des artisans

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    610 Ernest Gellnerd e la socit agraire et qualitativementdiffrente d'eux.C e sont ces caractristiques, ou d'autres qui ysont troitement lies, qui sont l'originedela question rebelle et obsdante : Qu'est-ceq u e la science ? et n o n plus : Qu'est-cequela vrit, la sagesse ou la connaissance authentique ? C e u x qui sont hants par cette ques

    tion de la nature de la science ne nient pasncessairement que connaissance et vritexistent aussi en dehors de la science ; ils nedisent pas tous, pour reprendre l'expressionironique de l'auteur d'un ouvrage contre lascience : Extra scientiam nulla salus6, mais ilssont en gnral pntrs de la singularit dece type de savoir et aimeraient en situer lasource. Ils ne veulent pas tuer la poule auxufs d'or, seulement la reconnatre, afind'entirer le m a x i m u m et peut-tre la guider versd e nouveaux horizons. (Certains veulent effectivement assimiler le savoir scientifique laconnaissance non parce qu'ils mprisent etrenient les styles cognitifs prscientifiques,mais parce qu'ils les considrent c o m m e fondamentalement semblables la science, laquelle ils sont seulement antrieurs et infrieurs en puissance, et dignes de la m m eappellation. Cette sorte de thse de lacontinuit m e parat errone.)

    C e tableau pour ainsi dire extrieur,sociologique, de la science, dcrite du pointd e vue de ses effets sur la topographie et lesprocessus de production cognitifs de la socit(abstraction faite de la question du jeu de sesmcanismes internes, secret de son succs),peut bien tre contest. O n peut refuser devoir dans la science la victoire du savoirtranssocial, explicite, formalis et abstrait surles lumires, comptences o u sensibilits transmises par d'autres voies que le discours dansle cadre de la communication interpersonnelle. O n peut affirmer q u e , s o m m e toute, lapoule aux ufs d'or n'est pas radicalementdiffrente des savoir-faire anciens, car, aprstout, la perception et la comprhension d'unproblme scientifique, la capacit de proposeret decontrler u n e solution exigent uncertainflair, u n e disposition d'esprit, un savoirpersonnel qui dpassent la porte des mots

    o u de l'crit et ne peuvent tre formaliss. LeFingerspitzengefiiehl (doigt) n'a pas disparuet surtout il reste indispensable. Michael Pola-ny i n'est pas le seul auteur avoir dfenducette opinion, encore qu'il soit sans doute leplus connu7.

    O n voit m a l c o m m e n t apprcier la valeurd e cette interprtation. Elle s'appuie parfoissur des arguments c o m m e la rgression infinied e la formalisation, voue tre toujours enretard d'une longueur sur elle-mme8 ; danstoute affirmation, il s'agit uniquement de savoir que , le prsuppos tant de savoir aussi c o m m e n t en pratiqueappliquer ce savoir et, partir du m o m e n t ocela est nonc ou explicit, l'argument initials'applique nouveau, et ainside suiteindfiniment. Autre argument, qui reprend une ideplausible et trs largement admise, s'il peuty avoir une logique dans le contrle, il n'ye n a aucune dans la dcouverte, laquellen'obit qu'aux caprices d'une inspiration quifluctue librement et chappe toute emprise,v a et vient sa guise, mais apparat plusporte se manifester en prsence de traditions de recherche bien entretenues, bienqu'elles soient difficiles saisir et impossibles dfinir.

    Admettons. Il reste que ce qui imported u point de vue social, c'est que le rapport,l'quilibre m m e entre les comptences pratiques ou leflairneffable et les connaissancesformelles explicites se transforme jusqu' endevenir mconnaissable dans la socit industrielle utilisatrice de science. M m e s'il y au n e part deflairou de tradition, au-del desmots, qui est dterminante pour les grandesdcouvertes exceptionnelles, ou, petitesdoses rgulires, pour entretenir la vigueur dela tradition de la recherche, l'norme massed e s travaux de recherche et des activitstechnologiques ordinaires fonctionne tout fait diffremment : elle ressemble plutt auxvieilles scolastiques explicites des socitsagraires lettres, une diffrence crucialeprs : toute cette activit marche . Lascolastique, en dpit de son inefficacit, paratavoir constitu une bonne prparation par savigueur vritablement productive. Les soci-

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    Le statut scientifique de s sciences sociales 611ts talmudiques se mettent rapidement lascience.

    L e s consquences gnrales que celaimplique pour u n e socit quiutiliselasciencesont aussi passablement videntes. Un esocit dote d'une technologie puissante ete n continuelle expansion vit par l'innovationet la structure de ses rles professionnels estperptuellement envolution, d ' o u n e mobilitprofessionnelle fort apprciable et donc,u n e certaine galit qui, quoique insuffisantepour satisfaire les galitaristes tous crins,dpasse cependant de beaucoup celle de laplupart d e s socits agraires. C'est samobilitqu i la rend galitaire, et non l'inverse. Lamobilit, la frquence de la transmission abstraite des ides et la ncessit del'instructionlmentaire pour tous, c'est--dire une c o m munication assez largement neutre par rapport au contexte, conduisent aussi unetransformation complte du rle de la culturedans la socit : la culture est dsormais liel'cole plutt qu'au foyer et doit trepassablement homogne dans toute l'aire de recrutement du systme ducatif. Finalement, lesgrandes traditions en viennent dominerrellement et, dans une large mesure, supplanter les petites traditions, si bien quel'tat, qui a pu jadis tre le dfenseur de lafoi, devient dsormais le protecteur d'uneculture. En d'autres termes, c'est l'tatmoderne national (fond sur le principe : untat, u n e culture) quidevient la norme et desnationalismes irrdentistes surgissent quandcette norme n'est plus remplie. U n potentield e croissance sans prcdent dbouche sur laprodigalit de la socit d'abondance, ol'tat tente d'acheter les mcontents et d'apaiser les conflits sociaux par la progressivit del'impt qui, on ne le sait que trop prsent, risque, une fois entre dans lesm u r s c o m m e une sorte de droit acquis, dedevenir un terrible pige, si d'aventure lamanne d e la corne d'abondance setarit temporairement o u simplement seralentit, c o m m e ilest naturel de temps autre.

    Tels sont, semble-t-il, les traits gnriques de la socit utilisatricedescience. Ils ladiffrencient profondment d e toutes lessoci

    ts agraires oupresque, plutt malthusiennesqu'orientes vers la croissance et qui secaractrisent par la stabilitplutt q u e par l'expansion sur le plan de la connaissance et de laproduction (les innovations, quand elles seproduisent, comportent des changements dedegr plutt q u e denature, et, en tout tat decause, se prsentent isolment, c o m m e desapparitions furtives, au lieu de se presser surle devant de la scne. L e s thories des stadeso u phases historiques de l'organisation sociale(la distinction capitalisme/socialisme tantla plus courante) paraissent avoir chou dansla mesure o la socit consommatrice descience (c'est--dire la socit industrielle) servlecompatible avec diverses formes d'organisation, dans les limites des caractristiquesgnriques qu'elles ont en c o m m u n ; mais cesont prcisment ces caractristiques qui ladistinguentde toutescellesqui l'ont prcde.E n s'interrogeant sur la nature de la science,o n pose enfait le problme d ' u n style distinc-tif de connaissance qui lui-mme dfinitunephase entire del'histoiredel'humanit.

    La philosophie de la science :aperu dequelques grandesthoriesL e s thories philosophiques de la science,telles q u e nous les entendons ici, ne la dfinissent pas, suivant la dmarche sociologiqueprsente dans les pages qui prcdent, enfonction de soneffet sur la socit qu'elleson t tendance ignorer mais cherchentplutt dcouvrir le secret qui lui endonne lem o y e n .

    Il est impossible d'numrer ici toutes lesthories en prsence et, m m e si nous endressions la liste, nous n'aurions aucun m o y e nd e trancher. Il n'y a pas de consensus en lamatire. Si la science est consensuelle, cen'est pa s le cas d es thories de la science.

    Il vaut nanmoins la peine pour notrepropos de rappeler certaines des grandesthories rivales.

    1. L'ultra-empirisme s'en tient auxfaitsobservables. La rgle est d'accumuler les

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    612 Ernest Gellnerobservations et den'aller au-del q u e lorsqueces donnes sont fortement orientes dansu n e certaine direction et par-dessus tout dene pas empiter sur le transcendant! Cetteversion prudente de l'empirisme, associe Bacon et H u m e et qui survit de nos joursdans le behaviorisme moderne, a t dcrieces temps derniers. Ses dtracteurs ne m e s u rent pas toujours bien toute la valeur que cetinterdit cognitif a pu avoir jadis. L e s systmesd e croyances des socits agraires antrieurestaient souvent construitsde faon se perptuer d ' e u x - m m e s subtilement par la circularit, l'interdit contre la transgression tant lemeilleur m o y e n de les liminer.

    2 . L e diagnostic kantien mle l'interditcontre la transgression et l'loge de l'audace dans des limites convenables et dans lecadre conceptuel que sa structure est censeimposer l'esprit humain.3. L'autopropulsion collective par la rso

    lution des contradictions internes, dans lerespect de la praxis privilgie (dont la praxisd e la classe privilgieest u n exemple) et dansla direction d'un dveloppement social prescrit. C'est la meilleure approximation que jepuisse trouver pour formuler l'une des thories de la connaissance qu'on associe c o m m u nment avec le marxisme.4 . L e m a x i m u m d'audace dans l'hypothse, dans les limites de sa contrlabilit ;c'est la thorie de Popper.5 . La soumission un environnementdonn (liminant ainsi le chaos caractristiquede s sujets non scientifiques et assurant lacomparabilit de s travaux, et partant, le cumulde s connaissances), sauf en de rares occasions rvolutionnaires , impossibles dfinirgnriquement et prdire en vertu d'uneprobabilit et qui aboutissent au remplacement progressif d'un environnement par unautre. Toutefois, dans les limites de cettethorie, qui dclare ces environnements successifs incommensurables, il est impossiblededmontrer rationnellement que la situationpostrvolutionnaire est suprieure cellequ'elle a remplace. Bien que l'ide du progrs scientifique soit un prsuppos, et m m epose le problme, elle ne peut tre affirme

    sans incohrence, car il faudrait pour celacomparer des paradigmes successifs quel'on dit sans c o m m u n e mesure, par rfrence un mtaparadigme que, par hypothse, onne possde ni ne peut possder. Telle est lathorie trs discute propose par T h o m a sK u h n 9 .6. L'amlioration par touches successives de groupes d e propositions pour en rehausser la qualit, tant du point de vue desprvisions et de la manipulation externes quede la cohrence et de l'lgance internes, parde s mthodes dont on affirme qu'elles s'inscrivent dans la continuit de celles qui rgissentl'volution biologique. C'est le pragmatisme,reprsent notre poque avec talent parW . van O r m a n Quine10, qui nonce la thsed e la continuit avec plus de cohrence quePopper (chez qui elle est en contradictionavec la discontinuit entre pense ouverteet pense ferme). Si une rupture majeures'est jamais produite dans l'histoire de laconnaissance, c'est, d'aprs cette versionlogico-pragmatiste, au m o m e n t o les entitsabstraites commencrent tre utilises etprirent une certaine ralit, permettantainsi l'essor spectaculaire des mathmatiques.

    C e n'est pas ici le lieu de dbattre desmrites de ces thories il y en a incontestablement d'autres mais nous aurons nousrfrer leurs thmes : exactitude de l'observation, contrle, mathmatisation, valeursconceptuelles c o m m u n e s , refus de la transcendance ou circularit.Suivant m o n raisonnement, on entendpar science un type de connaissance qui aradicalement, qualitativement, transform larelation de l'tre humain aux choses : lanature a cess d'tre u n e donne pour devenirsusceptible de vritable comprhension et demanipulation. L a science est u n systme cognitif bien particulier, dot d'un automatismeinterne mystrieux qui lui assure une croissance soutenue et perptuelle, qui s'est rvle profondment bnfique pour nos systmes de production et corrosive pour nossystmes de lgitimation sociale. N o u s nesavons pas vraiment c o m m e n t cettecroissancesoutenue et consensuelle s'obtient, mais nous

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    L e statut scientifique des sciences sociales 613

    L'effet Pirandello , consistant rduire la distinction entre lesacteurs et les spectateurs d'une pice.U n e reprsentation de Six personnages en qute d'auteur, de Pirandello, par la C o m p a g n i e Pitoeff en 1936, Paris. Roger Vollet

    savons qu'elle est ralise, etc'est len o m de science qui dsigne le processus, quelqu'il soit. Partant, la question de savoir s'il y alieu ou non de faire entrer les tudes socialesd a n s le c h a m p de la science ne se r a m n enullement un simple p r o b l m e de terminologie : il s'agit de dterminers'il en va de m m ed e notre intelligence etde nos manipulationsd e la socit.Toutefois, c'est simplifier le p r o b l m e sur

    u n point important que de leprsenter ainsi,en suggrant que le j u g e m e n t de valeur inhrent l'appellation de science en raison dugage de c o m p r h e n s i o n etde matrise qu'elleimplique est entirement, totalement et sans/a u c u n e rserve positif . O r, il n'en estrien. Act de la grande industrie universitaire quiproduit desouvrages expliquant auxspcialistes des sciences sociales ce qu'estvraiment la science et c o m m e n t ilspeuvent

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    614 Ernest Gellnerdevenir de vrais scientifiques, il en existe eneffet une autre, dont la production est aumoins aussiflorissante,qui tente d'tablir q u el'tude de l ' h o m m e et de la socit ne sauraittre scientifique, oubien, si l'on veut conserver le terme scientifique avec toute sacharge positive, qu'il s'agit bien de science,mais dans un sens radicalement diffrent decelui qui s'applique aux sciences exactes etnaturelles. L'ide que les mthodes de cessciences et celles des sciences sociales sontfondamentalement identiques est presque denos jours une dfinition du positivisme ,terme qui, ces dernires annes, a t e m ploy plus souvent qu' son tour dans unsenspjoratif. Lefait est significatif : l'origine,le thme central dupositivisme tait l'interditcontre la transcendance. L'antipositiviste m o derne ne cherche plus, pour chapper auxfaiblesses inhrentes l ' h o m m e et auxfaits(et enparticulier leur nature contingente etreformable), dcouvrir quelque royaumetranscendant de vrits pures et certainesc o m m e celles qu'affectionnaient les socitsagraires, mais bien l'univers del ' h o m m e et dela socit, et, pour ce faire, il lui faut souligner que l'humain, le culturel, se distingueradicalement de la nature. O n a aussi parfoisl'impression qu'est positiviste quiconquesoumet une thorie prise l'indignit de lasimple preuve desfaits.

    L e s arguments qui visent prouver quel'tude de l ' h o m m e et de la socit ne sauraittre scientifique (et la variante nepeut l'trequ e dans un sens radicalement diffrent decelui o o n l'entendpour l'tude de la nature)peuvent aussi tre rpertoris. Bien entendu,les auteurs quidfendent cetteopinion combinent oufondent souvent ces divers lments,mais il n'est pas inutile de les prsentersparment.1. \J argument idiographique, savoirq u e les phnomnes humains, sociaux ouhistoriques sont intrinsquement individuels,o u que ce sont leurs aspects individuels etidiosyncrasiques qui nous intressent, ouencore, bien sr, les deux la fois.2 . L'argument holiste. La socit est uneunit; le principe des relations internes ,

    qu i insiste sur le fait q u e chaque chose est cequ'elle est en vertu de sesrelations avec tousles autres lments du m m e systme, s'yapplique. Si lagrande invention d e la mtaphysique traditionnelle fut la ralit des objetsabstraits, c'est cette ide, dans diverses terminologies, qui est celle de la socio-mtaphysiq u e moderne. Toutefois, l'investigation e m p i rique nepeut, par hypothse, traiter q u e desfaits isols : absolument incapable d'apprhender la totalit, elle dforme et dfigure laralit sociale. Cette doctrine peut se combine r avec l'ide qu e c'est la fonction effective,consciente ou latente, de l'investigation e m p i rique des faits que de dissimuler la ralitsociale et d'en fausser notre perception, auservice de l'ordre tabli, dont les reprsentants ont des raisons de craindre u n e perception clairvoyante de la ralit sociale de lapart des m e m b r e s de la socit qui ne jouissent pas de leurs privilges. L'expression decette opinion peut aussi bien entendu s'assortir d'une dispense spciale pour celui quil'met et ceux qui partagent ses vues, dtenteurs de certains m o y e n s d'accs privilgi laconnaissance de la vritable nature de lasocit, qui leur permet de pntrer au-delde s simples atomes quesont les faits empiriques, dont les chiens de garde de l'idologied e l'ordre tabli sont les dpositaires11.

    3 . U argument de la complexit des phnomnes sociaux peut tre employ pour renforcer les deux prcdents.

    4 . L'argument tir de lasignification. Lesactions et les institutions humaines ne sedfinissent pas par certains traits matrielsc o m m u n s , mais par ce qu'ellessignifient pourles acteurs. O n peut soutenir q u e de cefait (sic'en est un), les phnomnes humains ousociaux se trouvent totalement oupartiellement l'abri soit de la causalit, soit del'investigation empirique comparative, soitencore, naturellement, desdeux.

    L'argument peut tre prsent c o m m ececi : les liens qui existent entre les phnom n e s ou classes d'vnements naturels sontindpendants de toute socit, c o m m u n s elles toutes et parfaitement trangers auxsignifications admises dans l'une ou l'autre.

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    Le statut scientifique des sciences sociales 615E n revanche, les actions se dfinissent par cequ'elles signifient pour les protagonistes et lessignifications qui les identifient sont tires,enquelque sorte, de la rserve smantique c o m m u n e d'une culture donne, qui ne s'identifiepas ncessairement, et peut-tre jamais, aveccelle d'une autre culture. Serait donc prived e validit toute gnralisation causale danslaquelle l'un des liens serait une classed'actions, c'est--dire des vnements qui neseraient lis que par les significations pourainsi dire collectivement personnelles qui setrouvent avoir cours dans u n e culture donne,car les actions ne recoupent aucune espceoucatgorie naturelle. La nature, incapable deles reconnatre et de les identifier, ne peutdonc leur appliquer aucune relation de causalit. Quant aux liens entre deux ou plusieursd e ces catgories ayant une significationsociale, ils sont e u x - m m e s tablis e n vertu dela smantique de la culture considre et nepeuvent tre apprhends que si l'on pntrece systme de l'intrieur et non par uneinvestigation de l'extrieur. L a recherche etles gnralisations intersociales comparessont aussi absurdes qu'impossibles, dans lamesure o il n'y a entre les systmes designification des diffrentes cultures ni c o m p a -rabilit,ni chevauchements autres q u e contingents et partiels12.

    A envisager cetteposition dans u n e perspective historique, on peut se dire q u e l'idalisme se porte bien et fonctionne sous le n o md'hermneutique. L e s vues exposes autrefois l'aide de termes c o m m e Geist ou esprit,s'expriment aujourd'hui par rfrence la signification ou la culture .5 . La constructionsociale de la ralit 13 . Il est vident que cet argumentrecoupe le prcdent ; peut-tre lui est-il identique n ' e n diffrant q u e par le style d e prsentation et ses origines philosophiques, puisqu'ilreprend les ides de Husserl et de A . Schutza u lieu d'tre tir essentiellement des travauxd e Wittgenstein.6. La construction pour ainsi dire individuelle de la ralit. Cette dsignation, quin'est pas, autant que je sache, effectivementutilisepar le m o u v e m e n t en question, carac

    triserait fort bien la dmarche d'une coleassez en vogue depuis quelques annes, quiest connue sous le n o m d'ethnomthodologieet lie au n o m de Garfinkel14. A u cur de sadoctrine, il y a l'ide que notre capacit dedcrire les vnements (de les rendre rap-portables ) tant purement individuelle, laseule comprhension scientifique laquellenous ayons accs est la description (?), la misee n relief (?) ou l'exemplification des actesm m e s de cration-de- rapportabilit individuelle. C e m o u v e m e n t ne brille ni par lalimpidit de l'expression, ni par une inclination pour la discussion rationnelle (rticencequ i peut elle-mme s'expliquer rationnellement par son ide centrale, laquelle excluraitle contrle de la gnralisation interpersonnelle, puisque celle-ci n'existe pas, mais qui aaussi l'avantage de mettre le m o u v e m e n t l'abri de la critique). Il est la constructionsociale de la ralit ce que Fichte tait Hegel : ce n'est pas le m o n d e qui se meutdans u n e sorte d'effort collectif, c'est l'ego quipousse son propre univers mais l'ordrechronologique semble invers dans ce cas, carFichte a prcd Hegel. Cette thorie c o m bine l'idalisme et la mthode idiographique.

    7 . L'effet Pirandello. L'allusion fait rfrence la technique conue avec tant de forcepa r Luigi Pirandello pour supprimer la distinction nette entre personnages, acteurs, producteurs, auteurs et spectateurs d'une pice. Sespices, dans lesquelles les personnages discutent de l'volution de l'intrigue entre eux et,apparemment, avec l'auteur ou le public, ontbien entendu pour objectif de dsorienterl'auditoireen abolissant le clivage confortablequ i spare la scne de la salle, en forant lespectateur participer. La pice, semble-t-ildire, n'est pas un spectacle, mais unesituation. Il en va de m m e de l'observation de laralit sociale et c'est l ce qui la distinguerait de la nature.

    L ' u n des reproches qui ont t adresss la recherche sociale empiriste ou scientiste(bien qu'il n'ait pas encore t formul en cestermes) est de prtendre qu'une socit peutse prsenter c o m m e un spectacle, au lieud'une situation, pour l'enquteur. C'est faux,

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    616 Ernest Gellnerdisent les critiques, c'est tromper les autres et,si l'on est sincre, se tromper s o i - m m e pardessus le march. Le choix que nous faisonsparmi les ides, les problmes ou les interprtations nous engage, et il n'est pas ou ne peutp as tre impartial, ni dict uniquement etpeut-tre du tout par des critres logiques.Ainsi, l'engagement invitable de l'enquteurvis--vis de son sujet rend fallacieuse touteprtention 1' objectivit scientifique .Q u a n d cet argument est effectivement invoq u , il est en gnral ml plusieurs autresd e ceux quenous avons dj numrs.8 . O n peut aussi rclamer u n statut cogni-tif spcial pour l'investigation de l 'homme oude la socit, en vertu non pas tant de considrations gnrales c o m m e celles que nousavons exposes jusqu'ici, que de caractristiques fondamentales prtendument particulires. D a n s le dbat trs vif que suscite laquestion de la scientificit de la psychanalyse,par exemple, on avance souvent (pour dfend re la lgitimit de cette technique) que sesmthodes insolites (par rapport aux normesd e s autres types d'enqute) se justifient par lanature trs particulire de l'objet tudi, savoir l'inconscient. Par la ruse et la dissimulation qu'il dploie pour tenter de se drobera u x interrogations et de les djouer, celui-cijustifie des procdures cognitives d'urgencequ i seraient considres c o m m e illicites parrapport auxrgles de preuve qui ont cours ausein des tribunaux ordinaires de la science.Face un ennemi aussi impitoyable, le magis-,trat instructeur est dot de pouvoirs spciauxet dispens des restrictionsnormalement applicables a u x mthodes d'enqute. Il est impossible d'apprhender l'inconscient autrement, etla difficult et l'urgence de la tche autorisent recourir des mthodes extrmes (quecelles-ci servent vraiment dpister la proieo u seulement protger la rputation duchasseur, ainsi assur de ne jamais treconvaincu d'erreur fondamentale, est uneautrequestion).Faute de pouvoir nous lancer ici dansunevaluation approfondie de tous ces argumentsngatifs qui serait trop longue, nous nouscontenterons de dire qu'aucun ne nous parat

    tant soit peu convaincant. Prenons, par e x e m ple, celui qui peut sembler le plus fort, savoir que les catgories d'actions ou d'vnements sont dfinies dans une culture donnepa r rfrence aux significations qui y ontcours, qui en sont pour ainsi dire des caractristiques intimes et ne sont pas coextensivesau x espces naturelles. Certes, mais cela n'exclut en aucune faon un dterminisme physiq u e des vnements au sein de la cultureconsidre, cela implique seulement l'impossibilit d'identifier les vnements ainsi dtermins (si c'est le cas) par rfrence auxsignifications admises dans cette culture. Lesforces dterminantes choisiront en quelquesorte leurs vnements en fonction de certaines caractristiques qui ne recoupent qu'accidentellement et de faon contingente lessignifications qui accompagnent et semblentguider les vnements. Le spectateur d'unfilm, par exemple, sait parfaitement que cequ i va se passer est dj dtermin par leschma imprim sur les bobines qui passentdans la salle de projection. Les connexionssignificatives qui en font l'intrt et qui s e m blent orienter le droulement des vnementsd e l'histoire projete sur l'cran et lui donneru n sens sont en fait un piphnomne sanseffet. N o u s ne savons pas effectivement qu'ile n va de m m e de notre vie et la plupartd'entre nous esprent qu'il n ' e n est rien, mais,malheureusement, l'argument de la signification de la vie socialene prouve pas que ce nesoit pas possible.

    Si , d'un ct, les arguments qui prtendent tablir l'impossibilit de soumettre la viehumaine et sociale une explication scientifique ne sont pas valides, de l'autre, touteanalyse des discussions animes et v h m e n tes que suscite la philosophie de la sciencervle indiscutablement une chose : que leproblme de la nature de la science, de ladcouverte de ce secret qui a rendu possibleu n taux de croissance de la connaissanceabsolument sans prcdent, depuis le xviiesicle, demeure sans rponse. N o u s avonspourtant runi quelques tentatives d'explication trs impressionnantes, prsentes avecautant de force q u e d'lgance ; mais slection-

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    Le statut scientifique des sciences sociales 617ner quelques trsbons candidats est une choseet avoir un vainqueur incontestable, reconnuet acclam en est une autre ; nous n'en avonspas. Il se trouve tout simplement que lascience est consensuelle, mais que la philosophie de la science ne l'estpas.

    Les deux propositions que nous avonsaffirmes, savoir, d'une part, que les prtendues dmonstrations de l'impossibilit de lascience dans le champ social ne tiennentpas,et, d'autre part, qu'il n'y a pas d'accord sur laquestion de savoir pourquoi et comment lascience opre dans les domaines o il estvident qu'elle fonctionne, seront dcisivespour rpondre la question qui nous occupe,celle de la scientificit des sciences sociales.

    ConclusionL a rponse s'impose d'elle-mme, prsentque nous avons divis la question en sesdiffrents lments, ouvariantes d'interprtation, qui sont normalement confondus.

    Nous pouvons tout d'abord vrifier si lesdiffrentes branches des sciences sociales possdent ou non les caractristiques qui jouentun rle de premier plan dans diverses thoriesde la science. Ces traits sont les suivants :a) prsence d'hypothses bien construites etcontrle systmatique de leur validit; b) m e sure quantitative prcise et oprationnalisa-tion des concepts ; c) observation attentive l'aide de mthodes publiquement contrlables ; d) structures conceptuelles trs labores et rigoureuses ; e) paradigmes couramment admis, en tout tat de cause, au sein delarges communauts de spcialistes, et quirsistent bien l'preuve du temps.

    O n ne saurait srieusement douter quetous ces traits se retrouvent, souvent c o m bins, dans diverses branches des sciencessociales. Q u ' o n les considre individuellementou en bloc, il n'est pas du tout sr que lesspcialistes des sciences sociales le cdent enaudace et enfinessentellectuelles, en rigueurformelle et en prcision de l'observation, auxpraticiens des disciplines dont la scientificitn'est pas normalement mise en question et,

    pour reprendre la formule mi-ironique, mi-compatissante de Hilary Putnam, eminentphilosophe de la science, les malheureux sedonnent tellement plus de mal15 . Faut-il lerappeler? Nous ne connaissons pas le secretde la science, nous ne savons pas lequel aujuste de tous les feux qui brillent notreporte est vraiment le feu sacr, nous savonsqu'ils sont nombreux et, vu le choix que nousoffrent les philosophes de la science, nousinclinons penser que l'un d'entre eux (moins que ce ne soient plusieurs la fois) est le bon . Mais lequel?

    Plus concrtement, nous savons bien quebeaucoup des caractristiques incontestablesde la science se retrouvent souvent dans larecherche sociale. Les aspects de la vie socialequi, par nature, se prtent la mesure quantitative et l'observation prcise (en dmographie ou en gographie sociale, par exemple)sont effectivement explors avec prcision l'aide de techniques perfectionnes, mais noussavons aussi que des modles abstraits c o m plexes et trs labors mis au point dansdiffrents domaines servent de paradigmes de larges communauts de spcialistes (lesconomistes, par exemple) ; ailleurs, dans lesdomaines o l'appareil conceptuel n'est pas siloign du bon sens, nous savons nanmoinsqu'un praticien qui a reu une bonne formation possde une intelligence de son sujet etune information son propos qui restaienttotalement inaccessibles tant que le sujetn'avait pas t dvelopp. D e tous ces pointsde vue, les tudes sociales sont vraimentscientifiques. Il y a en ellesde larges pans quisatisfont telle ou telle des nombreusesthories connues et d'ailleurs convaincantes du feu sacr. Et notre vie collectiveserait beaucoup plus pauvre sans elles.

    Voil ce qu'il en est de la scientificitdessciences sociales dans la perspective de laphilosophie de la science. Lasituation changesi nous l'examinons du point de vue non pasde leurs mthodes, mais de leur influence surnotre univers cognitif, en nous demandant s'ily a uneactivit cognitive globalement consensuelle, radicalement coupe des perceptionset des techniques de la pense ordinaire,

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    618 Ernest Gellnerpermettant sans doute possible le c u m u l desconnaissances une allure surprenante et surlaquelle on ne peut se mprendre. La rponseest vidente. D a n s ce sens dcisif, du point dev u e de leur impact sur l'ordre social, lestudes sociales ne sont passcientifiques, sifort qu'elles puissent juste titrerevendiquercette qualification en vertu du ou des critresprcdents. Elles prtendent avoir vol lefeusacr. Y a-t-ilquelqu'un pour leur faire l ' h o m m a g e d'essayer de le leur drober ?N o u s pouvons essayer d'analyser cetchec en le dcomposant en ses diffrentslments. Act des techniques descriptivesquantitatives, il n'y ani thorie aussi convaincante, niprdiction aussi exacte. Les modlesabstraits trs labors ne sont pas solidementancrs dans le matriel empirique. Les brillantes analyses ne recueillent pasl'assentim e n t gnral. Il existe desparadigmes, etm m e des paradigmes dominants, mais seulem e n t au sein de cercles troits, et leur succession dbouche surune situation tout faitdiffrente de celle q u ' o n observe dans lessciences exactes et naturelles. A v e c ces dernires, nous avons en gnral lacertitude d ' u nprogrs, mais nous avons de grandes difficults expliquer c o m m e n t il estpossible delesavoir, dans la mesure o il n'ya aucunec o m m u n e mesure entre les visions successiv e s . Les sciences sociales nous pargnent cesouci. N o u s n'avons pas nous demander

    c o m m e n t il sefait que nous pouvons savoirq u e nous progressons, parce que nous nes o m m e s pas si srs d'avoir vraiment progress. Les partisans d ' u n nouveau paradigmepeuvent videmment tre srs d'avoir quant e u x avanc (etd'ordinaire ilslesont) ; mais ilson t rarement lam m e certitudepour toutelasrie destapes qui jalonnent l'histoiredeleur discipline. A u contraire, leur propre b o n d enavant est trs souvent un b o n de n arrire, leretour un modle antrieur.Si j'ai raison ausujet de l'inadquationlogique des prtendues preuves que l'universsocial n'est pas fait pour treobjet de science,il ne faut paspour autant conclure avecdsespoir (ou aucontraire avoir bon espoir,selon le cas) que cela nechangera pas. Si,effectivement, le feu sacr dela science n'apas encore t identifi, il nous est impossibled e savoir c o m m e n t remdier cettesituation.L a question reste ouverte. Quelque chose m edit pourtant quenous saurons que les sciencessociales sont devenues scientifiques lorsqueleurs praticiens cesseront deprtendre qu'ilson t enfin vol le feusacr, mais que d'autresessaieront de le leur drober, lorsque laphilosophie de la science deviendra la quted'une explication posteriori d'un miraclescientifique de la connaissance, pluttqued'une recette qui en serait legage.

    Traduit de l'anglais

    Notes1. Sir Karl Popper est le pre dela doctrine trsdiscute del'individualisme mthodologiquequi ramne en dernire analysetoutes les explications des

    sciences sociales au x objectifs etcroyances individuelset exclut lerecours au x entits socialesholistes,sice n'est pour lac o m m o d i t de l'expos (voir,

    par exemple, La socit ouverteet ses ennemis, 1979, Seuil). Parailleurs,Popper a plusrcemment dfendu l'ide d ' un troisime m o n d e (voir La

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    connaissance objective, 1982, 2ed., C o m p l e x e ) , royaume desobjets de la pense, venants'ajouter aux m o n d e s cartsiensbien connus des objets externeset des expriences internes. Ilest intressant que certains desarguments invoqus l'appui decette doctrine l'incorporationdans une tradition sociale et sonmatriel d'une multitude d'idesqui ne sont jamais accessibles l'individu soient prcismentceux qui ont aussi conduitquelques autres auteurs latentation de l'holisme social. Lechoix d'une terminologieessentialisteplutt qu'holistepour dsigner les m m e s faitsest-il trs payant ? J'imagine quecela dpend si tous ces universculturels ne sont que leslments d'un seul et m m e troisime m o n d e ou s'il estpermis chacun de constituerson propre univers, lequel nesera pas ncessairement lamesure des autres ou compatibleavec eux. D a n s le premier cas,c'est un vocabulaire platonicienqui semblerait le plus appropri,dans le second, un langagesocio-holiste. Il convientd'ajouter que son individualismene contraint pas Popper considrer que la science nepeut tre sociale que de faoncontingente ; au contraire, dansson acception correcte, elle luiapparat c o m m e sociale paressence ce que l'on verra dansla suite de cet article.2 . Emile D u r k h e i m , Les formeslmentaires de la vie religieuse,6 e d., Paris, P U F , 1979. Cequi distingue le plus les deuxgrands sociologues D u r k h e i m etW e b e r est prcisment leurattitude vis--vis de la penserationnelle : D u r k h e i m y voitune caractristiquede toutesocit qui est en corrlationavec la vie sociale en tant quetelle, tandis que M a x W e b e r s'yintresse en tant que traitdiffrentiel, dont la prsence estbeaucoup plus forte danscertaines traditionsque dans

    d'autres. D e la sorte, larationalit est perue c o m m econstante et son explicationdevient du m m e coup celle dela socit : il y a effectivementeu un contrat social, mais il avaitla forme du riteet non de laconvention. Pour W e b e r , lapense rationnellen'a pas uneprsence uniforme et sonexplication n'est pas coextensive la socit en tant que telle,mais l'mergence et la naturedistinctived'un certain type desocit, en l'xjccurrence celle quinous intresse le plus, la ntre.3 . T h o m a s K u h n , La structuredes rvolutions scientifiques,Paris, Flammarion, 1983 (coll. :Champs).4 . Ibid.5 . Michael Oakeshott,Rationalism in politics and otheressays, M e t h u e n and C o . , 1962.6 . Paul Feyerabend, Contre lamthode, Paris, Seuil, 1979.7 . Michael Polanyi, Personalknowledge: toward a post criticalphilosophy, University ofChicago Press, 1974.8 . Gilbert Ryle, K n o w i n gh o w and knowing that ,allocution du prsident,Aristotelian Society,Proceedings, vol. X L V I , 1945-1 9 4 6 , p. 1-16. Et Lewis Carroll, Achilles and the Tortoise ,d a n s The complete works ofLewis Carroll, R a n d o m H o u s e ,1 9 3 9 .9 . T h o m a s K u h n , op. cit.1 0 . Willard van O r m a n Quine,From a logical point of view :nine lgico philosophicalessays, Harvard UniversityPress, 1961.1 1 . Theodor A d o r n o et al, Sociology and empiricalresearch , dans TheodorA d o r n o r et al., The positivistdispute in German sociology,p . 6 8 - 8 6 , H e i n e m a n n , 1976.

    1 2 . O n trouve un argument dece genre chez Peter W i n c h , Theidea of a social science and itsrelation to philosophy,Humanities Press, 1 9 7 0 , et, dansune formulation encore plusextrme et mlanged'idographisme outrance*,chez A . R . L o u c h , Explanationan d human action, Blackwell,1 9 6 6 . Cette position a tsouvent critique; voir, parexemple, l'articlede RobinHorton, Professeur W i n c h onsafari , Archives europennesde sociologie, t. X V I I , n 1,1 9 7 6 , ou celui de Percy C o h e n , The very idea of a socialscience , dans I. Lakatos etA . Musgrave (dir. publ.),Problems in the philosophy ofscience, North Holland Press,1 9 6 8 , ou encore m o n propre Th e new idealism , dans I.C . Jarvie et J. Agassi (dir.publ.), Cause and m e a n i n g in thesocial sciences, Routledge andK e g a n Paul, 1973.13 . Peter L . Berger et T h o m a sL u c k m a n , The socialconstruction of reality : Atreatise on the sociology ofknowledge, Irvington Press,1 9 8 0 .1 4. Voir Harold Garfinkel,Studies in ethnomethodology,Prentice Hall, 1967. O n entrouvera un commentairecritique dans l'articletrsspirituel de A . R . L o u c h intitul Against theorizing , dansPhilosophy of the social sciences,vol. 5, 1975, p. 4 8 1 - 4 8 7 , oum o n propre Ethnomethodology : the re-enchantment industry of theCalifornian way ofsubjectivity , Spectacles andpredicaments, C a m b r i d g eUniversity Press, 1979.1 5 . Bryan M a g e e (dir. publ.),M en of ideas, p. 233, VikingPress, 1979.* E n franais dans le texte(NDT).

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    ANALYSES GENERALEScoles philosophiquesetmthodes de travalscientifiquesen sciencessocialesStefan N o w a kLes orientations philosophiquesdes sciencessocialesempiriquesC o m m e son titre l'indique, leprsent articleest consacr une analyse des relations entreles mthodes de travail des sciencessociales et les coles philosophiques oud u moins, plus exactement, celles qui ont ousont rputes avoir un intrt pour ces sciences et, e n particulier,pourla conduite d'tudes sociologiques. Par mthodes de travail , nous entendons ici :1. Les diffrentes manires (schmas standardiss) de poser desquestions sur la ralit sociale.2 . L e s diffrentes mani

    res standardises derpondre ces questions, savoir la foisla structure logiqued es propositions quipeuvent constituer ces rponses et les m o d es de justification de ces propositions,tant dductifs qu'inductifs.

    3 . Enfin, lesdiffrentes manires standardises d'organiser lessries entires de cespropositions en tableaux descriptifs outhoriques plus complets et (dans diffrents sens du mot) plus cohrents de laralit sur laquelle portaient lesquestionsinitiales.

    Stefan N o w a k est le titulaire de lachaire de mthodologie des enqutessociologiques l'Institut de sociologie de l'Universit de Varsovie. Il apubli, entre autres, Methodology ofsociological research (1977) et Sociology :thestate of art (1982) [co-dir.publ.].

    Pa r coles philosophiques, nous entendons,dans une perspective sociologique, diffrentesorientations mtasociologiques terme qui at caractris par les auteurs d'un recueild'tudes mtasociologiques, c o m m e suit : Le terme "mtasociologie", lanc par PaulFurley dans The scope and method of sociology. A metasociological treatise, dsigne labranche de lasociologie qui cherche analyser les positions et les jugements de valeursous-tendant lesthories

    et lesmthodes utilisespa r les sociologues. Cesprsupposs et ces jugements de valeur c o m m e n cent souvent par l'affirmation que la sociologieest une science, suivie del'intgration des diffrents choix thoriques(ontologiques) et mthodologiques (pistmologi-ques) effectus quotidiennement. Il va sans direq u e ceschoix inflchissent directement le conten u m m e de la sociologie, faisant ainsi de lamtasociologie u n c h a m p d'investigation d'uneimportance et d'une porte considrables. Abien des gards, lamtasociologie reprsenteu n e sorte de procd topographique pour

    dresser lacarte de ladiscipline de la sociologie... D a n s cette fonction, ellelaisseintacte ladistinction analytique entre les prsuppossfondamentaux et les considrations proprem e n t sociologiques1.

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    622 Stefan NowakC e passage souligne que l'analyse desprsupposs (dont certains au moins sont denature ontologique) et des jugements devaleur relve de la sociologie. N o u s ne contes

    terons pas que ces prsupposs soient souventutilisspour situer les diffrentes approchesthoriques de l'tude des phnomnessociaux, mais ils en sont alors habituellementconsidrs c o m m e des lments essentiels.Ainsi que l'crit J. H . Turner : U n e bonnepart de ce qu'il est convenu d'appeler lathorie sociologique n'est en ralit qu'unassemblage dcousu.de prsupposs implicites,d e concepts m a l dfiniset dequelquespropositionsvagues et sans lien logique. Il arrive quece s prsupposs soient expressment formulset servent de point de dpart des affirmations thoriques abstraites contenant desnotions prcisment dfinies, mais la thoriesociologique est beaucoup plus souvent laverbalisation d'une "image de la socit"qu'un ensemble rigoureusement construit depropositions thoriques organises selon uneordonnance cohrente au regard de la logiq u e . Pour une bonne part, cette prtenduethorie est donc plutt une "perspective"o u "orientation" gnrale pour l'examen dedivers aspects du processusd'institutionnalisation qui, si tout va bien, peut finirpar tretraduit en vritable thorie scientifique. Or ily a beaucoup de perspectives de ce genre ensociologie, ce quipose desproblmes d'exposition,d'autant plus compliqus q u e ces perspectives s'entremlent, de sorte qu'il est parfoisdifficile de les analyser sparment2. Aussi nous parat-il plus utile, au lieud'analyser toutes les approches philosophiques thoriques de l'tude de la socit, den e retenir ici que certaines positions qui sonto u peuvent tre fondamentales pour plusieursd'entre elles. Fort heureusement, ellesont tanalyses et discutes pendant des annesdans le cadre de la philosophie des sciences,mais aussi de celle des sciences sociales, etc'est cette dernire qui a permis ainsi lacristallisation d'un certain nombre de questionsformules en termes gnraux, les rponses ces questions pouvant tre considresc o m m e quivalant auxpositions voques ci-

    dessus. Toute monographie assez complte dephilosophie des sciences sociales3 prsentehabituellement un catalogue plus