L'Épistémologie Française, 1830-1970 - Editions Matériologiques

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Sous la direction de

MichelBitbol JeanGayon

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L’épistémologifrançaise 1830-1970

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Sous la direc tion de

Michel Bitbol& J ean Gayon

Avec la collaboration de Paula et Manuel Quinon

L’épistémologie française,1830-1970Nouvelle édition 2015

ÉDITIONS MATÉRIOLOGIQUESCollection « Sciences & Philosophie »

materiologiques.com

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La collection « Sciences & Philosophie » aux Éditions Matériologiques

dirigée par Philippe HUNEMAN (IHPST)

Guillaume LECOINTRE (MNHN)Marc SILBERSTEIN (EM)

Extraits du catalogue :Redénir l’individu à partir de sa trajectoire , sous la direction de Barthélemy Durrive & Julie Henry

(janvier 2015). Jean Génermont,Une histoire naturelle de la sexualité (décembre 2014).La biodiversité en question. Enjeux philosophiques, éthiques et scientiques, sous la direction de

Elena Casetta & Julien Delord (juin 2014).Le monde quantique. Les débats philosophiques de la physique quantique , sous la direction deBernard d’Espagnat & Hervé Zwirn (avril 2014).

Apparenter la pensée ? Vers une phylogénie des concepts savants, sous la direction de PascalCharbonnat, Mahé Ben Hamed, Guillaume Lecointre (février 2014).

Matériaux philosophiques et scientiques pour un matérialisme contemporain, sous la direction deMarc Silberstein (décembre 2013).

Les Matérialismes et la chimie. Perspectives philosophiques, historiques et scientiques, sous ladirection de François Pépin (octobre 2012).

Théorie, réalité, modèle. Épistémologie des théories et des modèles face au réalisme dans lessciences, Franck Varenne (août 2012).

L’Émergence de la médecine scientique , sous la direction d’Anne Fagot-Largeault (janvier 2012).Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, sous la direction de Thomas Heams, PhilippeHuneman, Guillaume Lecointre, Marc Silberstein (septembre 2011).

Sous la direction deMichel Bitbol & Jean Gayon

L’ép istém o lo g ie fra nça ise , 1830- 1970

Nouvelle édition du livre paru sous le même titre aux PUF en 2006.

eISBN (PDF) 978-2-919694-90-7ISBN (papier) 978-2-919694-91-4ISSN 2275-9948

©Éditions Matériologiques, avril 2015.233, rue de Crimée, F-75019 Paris

materiologiques.com / [email protected] graphique, maquette, PAO, corrections, photo de couverture : Marc Silberstein

DISTRIBUTION EBOOKS PDF : Numilog, etc.DISTRIBUTION LIVRES PAPIER : materiologiques.comImprimé par BookPress, ul. Struga 2, 10-270 Olsztyn.

Dépôt légal : avril 2015.

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L’ Épistémologie française, 1830-1870 Préface à la seconde édition

C’est un plaisir de voir le présent ouvrage repris par les ÉditionsMatériologiques, dont le catalogue en philosophie des sciences,

quoique récent, ne manque pas d’impressionner. Il était indispen-sable de rééditer L’Épistémologie française 1830-1970 , ce panoramade l’épistémologie française d’Auguste Comte à Georges Canguilhem,vite épuisé, et souvent demandé, notamment à l’étranger. Depuis saparution, le volume a été traduit en chinois, à l’initiative d’un groupeactif de jeunes philosophes chinois et chinoises (The Commercial Press,

2012), qui ont contribué ainsi à mieux faire connaître les traditions etles auteurs examinés dans le présent ouvrage. Nous n’avons pas sou-haité modi er en profondeur cette collection d’études, qui ne diffère dela précédente édition (PUF, 2006) que par des aménagements mineurs.

Dans la première édition, nous avions choisi de répartir la matièredu livre en deux ensembles, consacrés, d’une part, aux traditionscaractéristiques de « l’épistémologie française », d’autre part à un cer-tain nombre d’œuvres individuelles qui ont marqué la philosophie dessciences en France, au sein de ces traditions, ou parfois en marge.

Nous voudrions ici mentionner quelques ouvrages qui témoignent del’évolution des travaux depuis 2006.S’agissant des traditions, il convient de souligner la place que

Hans-Jörg Rheinberger, philosophe et historien des sciences allemandayant dirigé près de vingt ans un important département à l’InstitutMax Planck d’histoire des sciences de Berlin, réserve à l’épistémolo-gie française. Celle-ci y occupe une place de choix dansHistorischeEpistemologie zur Einführung 1, élégamment traduit en anglais sous

[1] Hans-Jörg Rheinberger,Historische Epistemologie zur Einführung, Hamburg, Junius, 2007.

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le titre On Historizing Epistemology, et plus récemment en françaiscommeIntroduction à la philosophie des sciences. On peut regretterque ce titre français ne rende pas pleinement compte de l’engagementintellectuel de l’étude, qui retrace les origines et le développementde « l’épistémologie historique » de la n du XIXe siècle à nos jours.Chaque chapitre ou presque y fait place à des philosophes français,parmi lesquels Boutroux, Bachelard, Koyré, Canguilhem, Foucault, Althusser, Derrida et Latour.

Dans notre première édition, Anastasios Brenner inaugurait lapartie consacrée aux traditions de pensée et institutions par quelquespages sur Gaston Milhaud. En 2010, Brenner, en collaboration avec Annie Petit, a publié une remarquable somme sur l’œuvre et la per-sonne de Gaston Milhaud, pris comme un point de repère impor-tant pour comprendre la constitution en France de la philosophie dessciences come une authentique discipline2. Les rapports de Milhaudavec d’autres philosophes tels que Cournot, Renouvier, Meyerson, maisaussi Dubois-Reymond, y sont examinés. Daniel Parrochia conclutl’ouvrage par un chapitre intitulé « Y a-t-il une philosophie françaisedes sciences ? ». La totale originalité des contributions gurant dansce livre mérite d’être soulignée.

Au titre des traditions de pensée, le recueil de texte publié parJean-François Braunstein 3 comporte une introduction fort utile pourcomprendre la manière dont l’histoire et la philosophie des sciencesse sont hybridées en France aux XIXe et XXe siècles. Il offre aussi, àcôté de classiques bien connus, des reproductions de textes plus rares,notamment de Pierre Laf tte et Paul Tannery.

Comme on peut s’y attendre, la littérature consacrée à des guresindividuelles a été plus abondante. Nous n’indiquerons ici que des

livres ; une revue d’articles et de chapitres d’ouvrages nous entraîne-rait trop loin.Remarquons d’abord la vigueur des études sur Auguste Comte. Ces

dernières années, elles ont tout particulièrement porté sur les ré exions

Trad. angl. David Fernbach,On Historizing Epistemology , Stanford, Stanford UP, 2010.Trad. fr. Nathalie Jas,Introduction à l’épistémologie , Paris, La Découverte, 2014.

[2] Anastasios Brenner,Science, histoire & philosophie selon Gaston Milhaud. La constitutiond’un champ disciplinaire sous la troisième République , Paris, Vuibert, 2010.

[3] Jean-François Braunstein,L’Histoire des sciences. Méthodes, styles et controverses, Paris,Vrin, 2008.

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Michel Bitbol & Jean Gayon • Préface à la seconde édition

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de Comte sur la biologie et la médecine. DansL’Organe de la pensée4,Laurent Clauzade offre une synthèse sans précédent sur les ré exionssuccessives de Comte au sujet du cerveau d’un bout à l’autre de sonœuvre. Jean-François Braunstein a de son côté exploré la ré exionmédicale de Comte sous l’angle des « utopies positives » par lesquellesComte s’est efforcé de donner chair à sa vision de la politique commebiocratie – notamment l’extension indé nie de la durée de la vie et lesthèmes de la « Vierge mère » (c’est-à-dire la procréation arti cielle). Unpan méconnu de la « philosophie de la médecine » de Comte se trouveainsi révélé, et placé dans une perspective qui raisonne étrangementavec des préoccupations contemporaines5. Dans l’intention similairede convaincre de l’actualité de la pensée d’Auguste Comte, MichelBourdeau montre à quel point ce dernier était engagé dans une ré exionsur les rapports entre science et société6. Le même auteur a proposé unerelecture des écrits de Comte relatifs aux « trois états »7.

L’œuvre d’Antoine-Augustin Cournot connaît aussi un regaind’intérêt, grâce à Thierry Martin, qui a réuni un volume d’essaisconsacrés à ce mathématicien, économiste et philosophe8. Cet ouvragea résulté d’une réunion scienti que organisée à Gray, ville natale de

Cournot, et dont le hasard a voulu qu’il se déroule le lendemain mêmede la destruction des tours jumelles de New York, le 11 septembre2001. L’ouvrage examine l’œuvre de Cournot dans toutes ses dimen-sions disciplinaires (des mathématiques et la mécanique à la biologie,l’économie, et l’histoire), et le sort qu’elle a connu par après. On nepeut ici passer sous silence, par ailleurs, la bibliographie cournotiennesi utile publiée par le même auteur9.

En ce qui concerne le XXe siècle, plusieurs philosophes des sciencesexaminés en 2006 ont donné lieu à des synthèses. Frédéric Fruteau de

[4] Laurent Clauzade,L’Organe de la pensée : biologie et philosophie chez Auguste Comte ,Besançon, Presses de l’Université de Franche Comté, 2009.

[5] Jean-François Braunstein,La Philosophie de la médecine d’Auguste Comte. Vierge mère,vaches folles et morts vivants, Paris, PUF, 2009.

[6] Michel Bourdeau,Auguste Comte. Science et société , Canopé-CRDP, 2013.[7] Michel Bourdeau,Les Trois états. Science, théologie et métaphysique chez Auguste Comte ,

Paris, Éditions du Cerf, 2006.[8] Thierry Martin,Actualité de Cournot , Paris, Vrin, 2005.[9] Thierry Martin, Nouvelle bibliographie cournotienne , Besançon, Presses de l’Université

de Franche- Comté, 2e éd., 2008.

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Laclos a consacré deux ouvrages à Émile Meyerson10. On dispose ainsid’une image d’ensemble de cette pensée qui a tant contribué à accrédi-ter une épistémologie au sens de philosophie des sciences constituées.

Les études bachelardiennes se sont poursuivies, efficacementstimulées par les Cahiers Gaston Bachelard régulièrement publiéspar le Centre Gaston Bachelard de l’Université de Bourgogne, sousl’impulsion de Jean-Jacques Wunenburger, dont nous voudrions aussisignaler le collectif qu’il a publié sous le titre Bachelard et l’épistémo-logie française11, qui a précédé de peu la première édition du présentlivre. Mais nous voudrions insister sur deux contributions récentesmajeures. Il s’agit d’une part de la réédition deLa Valeur inductivede la relativité 12, ouvrage malheureusement introuvable en raison del’incompréhension dont il a longtemps été victime, du fait des plusardents défenseurs de l’épistémologie bachelardienne. La monumen-tale préface de Daniel Parrochia vaut à soi-même comme un livre àpart entière. Parrochia rend justice à ce livre, en montrant à quelpoint Bachelard comprenait les enjeux scienti ques les plus subtils etles plus délicats de ce livre originellement publié en 1929. Nous sou-haitons aussi faire connaître une remarquable thèse, encore inédite

qui, dégage une image cohérente de la philosophie de Bachelard dansson ensemble, sans la réduire à la dualité entre science et poétique13.Les études consacrées à Jean Cavaillès sont plus rares. Hourya

Benis Sinaceur, sans doute la meilleure spécialiste de cette œuvre,a publié en 2013 unCavaillès14, qui élargit le champ couvert par sesprécédents travaux sur la philosophie mathématique de ce philosopheet résistant fusillé à 40 ans lors de la Seconde Guerre mondiale. Elley montre l’unité de la pensée abstraite et de l’engagement politiquedans une même disposition éthique.

Plusieurs publications ont depuis 2006 été consacrées à GeorgesCanguilhem. Jean-François Braunstein, dans une veine qui n’est pas

[10] Frédéric Fruteau de Laclos,L’Épistémologie d’Émile Meyerson. Une anthropologie de laconscience , Paris, Vrin, 2009 ;Émile Meyerson, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

[11] Jean-Jacques Wunenburger,Bachelard et l’épistémologie française , Paris, PUF, 2003.[12] Gaston Bachelard,La Valeur inductive de la relativité[1927], préface de Daniel

Parrochia, Paris, Vrin, 2014.[13] Julien Lamy,Le Pluralisme cohérent de la philosophie de Gaston Bachelard , thèse soutenue

à l’Université de Lyon, 2014.[14] Hourya Benis Sinaceur,Cavaillès, Paris, Les Belles Lettres, 2013.

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Michel Bitbol & Jean Gayon • Préface à la seconde édition

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sans rappeler ses travaux sur Auguste Comte et sur Foucault, s’estpenché sur les relations entre histoire des sciences et politique15. Laphilosophie de la médecine de Canguilhem est examinée dans unnuméro spécial de laRevue de métaphysique et de morale coordonnépar Marie Gaille16. Élodie Giroux, quant à elle, propose dans son Après Canguilhem17 une évaluation rétrospective pénétrante desré exions du philosophe français sur la normativité biologique encomparant ses conceptions de la santé et de la maladie avec celle,objectiviste, de Christopher Boorse, et elle, modérément normativiste,de Lennart Nordenfelt.

Nous avions, en n, pris le parti de consacrer un chapitre à LouisRougier. Avec le temps, les controverses sur ce philosophe se sontdécantées, et l’on peut dispose aujourd’hui d’études biographiques etd’analyses philosophiques rigoureuses et détaillées. Le numéro spé-cial de la revue Philosophia Scientiaeparu la même année que notrelivre en témoigne18.

Nous ne souhaitons pas étendre notre panorama signi cativementaprès la période historique dans laquelle nous nous étions tenus en2006. Néanmoins, nous nous plaisons à signaler l’ouvrage qu’Antonia

Soulez, auteur d’un chapitre sur Neurath, a publié sur Gilles-GastonGranger, lui-même auteur du chapitre sur Cavaillès19.Nous aventurer au-delà nous conduirait dans une zone où les

limites entre histoire intellectuelle et engagement philosophiquedeviendraient oues. C’est pourquoi, regardant vers les jeunes géné-rations, nous préférons attirer l’attention sur l’engagement massifet collectif d’un ensemble actif et brillant de jeunes philosophes dessciences dans une philosophie des sciences largement ouverte surl’espace international. Pour s’en faire une idée, on consultera, par

exemple, les Précis de philosophie des sciences, de philosophie de la

[15] Jean-François Braunstein,Canguilhem, histoire des sciences et politique du vivant , Paris,PUF, 2007.

[16] Marie Gaille (dir.),Revue de Métaphysique et de Morale , n° spécial, « Philosophie dela médecine », juin 2014.

[17] Élodie Giroux, Après Canguilhem : dénir la santé et la maladie , Paris, PUF,2010.[18] Jean-Claude Pont, (dir.),Philosophia Scientiae , n° spécial « Louis Rougier : vie et œuvre

d’un philosophe engagé », vol. 10, fasc. 2, Paris, Kimé, 2006.[19] Antonia Soulez & Arley Moreno,La Pensée de Gilles-Gaston Granger , Paris, Hermann,

2010.

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Introduction

Michel BITBOL1 & Jean GAYON2

Le mot « épistémologie » n’a pas en français le sens d’une disciplinephilosophique particulière dont les contours seraient bien arrêtés.

C’est un terme importé de l’anglais, auquel les philosophes françaisse sont attachés à donner un sens différent de celui qu’il a toujours eudans cette langue. On attribue l’invention du motepistemologyà JamesFrederick Ferrier (1808-1864). Dans sesInstitutes of Metaphysics(1854)3, ce philosophe qui connaissait bien la pensée de Berkeley oppo-

sait la théorie de la connaissance (Theory of Knowing ) à la théoriede l’être (Ontology) et à la théorie de l’ignorance ( Agniology). Ferrierrefusait d’attribuer une existence indépendante à la matière. De làl’importance philosophique fondamentale, pour lui, de « l’épistémolo-gie », comprise comme théorie de la connaissance en acte (knowing ).

Dans les traditions philosophiques de langue anglaise, le motepis-temology a par la suite pris le sens conventionnel de théorie de laconnaissance, au sens kantien de théorie des fondements et des limitesde la connaissance. L’épistémologie est alors la clef de voûte de la philo-

sophie théorique, et précède en droit la philosophie des sciences, termequi fut lui aussi d’abord promu et diffusé en tant qu’expression conven-tionnelle par un philosophe anglais4. De manière répétée et depuis

[1] Physicien et philosophe. Directeur de recherche au CNRS, Archives Husserl, École normsupérieure, Paris.

[2] Historien et philosophe des sciences. Directeur de l’Institut d’histoire et de philosophiesciences et des techniques (IHPST), Paris 1.

[3] James Frederick Ferrier,Institutes of Metaphysics. The Theory of Knowing and Being,Édimbourg, 1854 .

[4] William Whewell,Philosophy of the Inductive Sciences, Londres, J. A. Parker, 2 vol., 1840.

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plus d’un siècle, les philosophes français ont récusé cette distinction.Dans son ouvrage majeur,Identité et Réalité (1908), Émile Meyersonporte témoignage de cette attitude en un langage modéré : « Le présentouvrage appartient, par la méthode, au domaine de la philosophie dessciences, ou épistémologie, suivant un terme suf samment approchéet qui tend à devenir courant5. » André Lalande cite cette phrase deMeyerson dans son fameuxVocabulaire critique de la philosophie (1926), mais traite de manière condescendante l’usage anglais, carcelui-ci fait violence à la langue grecque : « Le mot anglaisepistemology est très fréquemment employé (contrairement à l’étymologie) pourdésigner ce que nous appelons “théorie de la connaissance” ou “gnoséo-logie” […]. En français, il ne devrait se dire correctement que de la phi-losophie de la science […] et de l’histoire philosophique des sciences. »Lalande prend donc l’exact contre-pied de l’usage anglais : l’épistémo-logie n’est rien d’autre que la philosophie des sciences ; celle-ci doit,corrélativement, « être distinguée de la théorie de la connaissance ».

L’ambiance polémique dans laquelle les philosophes français onttoujours employé le terme « épistémologie » mérite d’être soulignée.

On ne peut pas parler de l’épistémologie en France comme on parle-

rait de l’histoire de la botanique ou de l’histoire de la logique en France.L’épistémologie n’y a jamais désigné une discipline aux contours relati-vement bien dé nis à l’échelle internationale, et qui aurait revêtu tel outel caractère particulier dans tel ou tel contexte national ou culturel.L’épistémologie en France ne s’est jamais vraiment libérée de la polé-mique qui a accompagné la naturalisation de son nom. C’est pourquoi,sans verser dans le chauvinisme, il est légitime de parler, en un senshistoriquement précis, de « l’épistémologie française ». L’épistémologiefrançaise est le nom d’une tradition de pensée délibérément hétéroclite

qui a toujours af rmé, sinon l’unité théorique, du moins la solidaritéde problèmes que d’autres traditions tendent souvent, au contraire, àdissocier : logique, théorie des fondements et des limites de la connais-sance (mais jamais théorie de la connaissance commune), philosophiegénérale des sciences, philosophie de champs scienti ques particulierset, dans une certaine mesure, histoire des sciences. L’épistémologie« à la française » est comme un ciment qui jette des ponts entre cesdomaines d’enquête et de ré exion par des tournures de langage qui

[5] Émile Meyerson,Identité et réalité , Paris, Félix Alcan, 1908.

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Michel Bitbol & Jean Gayon • Introduction

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con rment plus qu’elles n’atténuent la volonté de ne pas dissocier. Ainsi l’« épistémologie générale » est-elle à cheval sur la philosophiede la connaissance et la philosophie générale des sciences, tandis quel’« épistémologie régionale » tend le plus souvent à solidariser l’histoireet la philosophie des sciences particulières.

Ce livre ne donne pas un panorama encyclopédique et exhaustifde l’épistémologie française. Il vise à en donner une image histo-riquement plausible. Les études ici rassemblées répondent à deuxquestions distinctes.

La première partie de l’ouvrage, intitulée « Traditions et institu-tions », porte sur la période 1900-1950. C’est dans cette période, qui futprécisément celle de l’importation et du détournement du mot « épis-témologie », que le visage coutumier de l’épistémologie française s’estforgé, à la faveur de diverses écoles de pensée, institutions, échangeset heurts avec des communautés philosophiques étrangères. Uneattention particulière a été portée à la manière dont les savants et phi-losophes français se sont comportés face aux versions successives dupositivisme entre 1890 et 1960, parfois en participant activement aumouvement (Pierre Duhem, Henri Poincaré, Louis Rougier), souventaussi en l’ignorant (comme le montre le déroulement de plusieurscongrès internationaux de philosophie dans les années 1930). Onexamine aussi comment en retour la philosophie des sciences post-positiviste américaine de la seconde moitié du XXe siècle (Willard Van Orman Quine, Thomas Kuhn) a trouvé des sources d’inspirationmajeures dans l’épistémologie française du début du XXe siècle (PierreDuhem, Émile Meyerson). Plusieurs chapitres s’intéressent par ail-leurs aux personnes (Abel Rey, Henri Berr, Alexandre Koyré, HélèneMetzger) et aux institutions (Institut d’histoire des sciences, Centrede synthèse) qui ont créé les conditions d’un dialogue durable entreépistémologie et histoire des sciences.

La seconde partie de l’ouvrage, intitulée « Figures », consiste enmonographies sur un certain nombre de gures majeures qui ont,par leurs œuvres, façonné le paysage de l’épistémologie et de la théoriede la science de langue française à grande échelle historique. Nousavons délibérément étendu le champ de l’enquête largement en deçà etau-delà de ce qui s’est explicitement appelé « épistémologie », d’un pointde vue chronologique autant que thématique. Il s’agissait en effet decomprendre non seulement ce qu’a voulu êtrel’épistémologie française,lorsqu’elle s’est ainsi désignée, mais aussi la variété des pensées qui

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en ont fourni le socle. En ce sens, la seconde partie de l’ouvrage porteplutôt sur l’épistémologie en France que sur l’épistémologie française.La période que nous avons retenue dans ce but est plus vaste que cellequi structure les études plus synthétiques de la première partie. Nousavons voulu saisir à la racine, bien avant qu’on n’ait usé du mot « épis-témologie », les spéci cités des études philosophiques sur la science enFrance (Auguste Comte, Claude Bernard, Félix Ravaisson, Antoine Augustin Cournot). La date de 1830 n’est pas choisie par hasard : c’estcelle de la publication du premier fascicule duCours de philosophie positived’Auguste Comte. La date de 1970 ne l’est pas non plus. À unan près, c’est l’année où Georges Canguilhem, professeur d’« histoireet philosophie des sciences » à la Sorbonne et symbole exemplaire etsyncrétique de ce que la philosophie des sciences française a produitdepuis Auguste Comte, prit sa retraite. Au-delà de 1970, l’épistémologieet la philosophie des sciences ont pris un cours différent, plus varié etsans doute plus ouvert sur d’autres cultures. Nous nous sommes aussiefforcés de rendre compte de la variété des domaines scienti ques danslesquels l’épistémologie ou philosophie des sciences française a mon-tré sa fécondité : logique et fondements des mathématiques (JacquesHerbrand, Jean Nicod, Jean Cavaillès), sciences physiques (HenriPoincaré, Émile Meyerson, Alexandre Kojève, Jean-Louis Destouches),biologie et médecine (Georges Canguilhem), droit (Charles Eisenman).La gure historique écrasante de Gaston Bacheard ne pouvait être iciignorée. C’est l’image d’un Bachelard philosophe tout court, et pointseulement philosophe des sciences, qui émerge ici, à juste titre.

Les études présentées dans ce volume ont pour la plus grande partété présentées dans un séminaire tenu à l’Institut d’histoire et dephilosophie des sciences et des techniques (IHPST) de 1996 à 1999.Les travaux y ont mûri, les perspectives ont peu à peu convergé.In

ne, quelques textes ont été ajoutés, dans le but d’offrir une imageplus dèle de l’ensemble de la période examinée. Nous remercions laSociété française de philosophie d’avoir autorisé la reproduction del’étude de Jean-Claude Pariente sur Bachelard parue dans son bul-letin, à l’occasion du centenaire de la naissance du philosophe. Nousremercions aussi Gaston Granger, qui a autorisé la traduction et lapublication d’une conférence non publiée, donnée en 1996 à l’universitéde Boston. Ce livre, en n, n’aurait pas été possible sans l’impulsionet le soutien jamais démenti de l’Institut d’histoire et de philosophiedes sciences et des techniques.

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Partie 1

Traditions de pensée et institutio

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Un « positivisme nouveau » en France au dédu XXe siècle (Milhaud, Le Roy, Duhem, Poin

Anastasios BRENNER1

Le néopositivisme, avant de s’illustrer en Autriche, a été un courantde pensée français. En effet, dès 1901, Édouard Le Roy publie un

article intitulé « Un positivisme nouveau »2. Il y propose une réorien-tation du positivisme. En même temps, il prétend constater l’ ébauched’ un mouvement intellectuel. Cet événement soulève plusieurs ques-tions. Dans quelle mesure le néopositivisme français représente-t-il unvéritable courant de pensée ? Jusqu’ à quel point ce courant anticipe-t-ilsur le Cercle de Vienne ?

Les origines autrichiennes du positivisme sont bien connues. Lesrapports entre le positivisme et des courants apparentés, tel le prag-matisme américain, commencent à être explorés en détail. Les cor-respondances ont été dépouillées ; les documents d’ archives recensés.Rien de tel ne semble avoir lieu en France. Que sait-on des présuppo-sés intellectuels et métaphysiques sous-tendant la controverse entreHenri Poincaré et Édouard Le Roy ? Que sait-on des rapports entreles différents penseurs du positivisme nouveau ? Certes, ce désintérêts’ explique par le fait que la philosophie française a longtemps boudéle positivisme logique. Mais précisément, cela exige une explication,d’ autant plus que cette parenthèse est aujourd ’ hui fermée.

J’ avance une autre raison pour étudier le positivisme nouveau, celame permettra d ’ annoncer ma méthode. Ce mouvement intellectuel

[1] Université Paul-Valéry Montpellier, Département de philosophie, Centre de recherch

interdisciplinaires en sciences humaines et sociales CRISES.[2]Revue de Métaphysique et de Morale , t. 9, n° 2, mars 1901, p. 138-153.

[Chapitre 1]

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que Le Roy perçoit recouvre une série de discussions. Or plusieursauteurs actuels nous incitent à pratiquer différemment l ’ histoire dela pensée. Ainsi Larry Laudan nous propose-t-il de rénover l’ histoiredes idées. Il note : « L’ histoire intellectuelle […] n’ est pas assez sensibleà la dynamique historique des problèmes intellectuels ; elle est pluspréoccupée de chronologie et d’ exégèse que d’ explication3. » Laudannous propose de se servir de son modèle de tradition de recherchevisant la résolution des problèmes. On peut aller un pas plus loin :l’ examen d’ une situation de débat est propre à faire apparaître l ’ éla-boration et l’ évolution des problèmes intellectuels. Je propose donc ici

de porter notre attention sur les discussions engagées dans le cadredu positivisme nouveau. Plutôt que d’ étudier les œuvres isolément, je tâcherai d’ explorer les interactions entre les divers penseurs de cemouvement, à savoir principalement Henri Poincaré, Édouard Le Roy,Pierre Duhem et Gaston Milhaud.

1] La constitution d’un mouvement intellectuelQuelle est l’ origine du mouvement de pensée signalé par Le Roy ?

La référence la plus ancienne qu’ il donne dans « Un positivisme nou-veau » est un texte de Milhaud, « La science rationnelle », publié en18964. Or Milhaud, à son tour, signale une analyse de Duhem. Ils’ agit de l’ article intitulé « Quelques ré exions au sujet de la physiqueexpérimentale », paru en 18945. C’ est ici que Duhem formule pour lapremière fois sa célèbre thèse holiste, selon laquelle les hypothèsesphysiques affrontent l’ expérience de façon collective. Faut-il acceptercette thèse ? Quelles en sont les conséquences ? Telles sont les ques-tions au point de départ du positivisme nouveau. Le Roy n’ignore pasl’analyse de Duhem, qu’ il intègre dans sa propre problématique lorsde son intervention au premier Congrès international de philosophiede 1900 : « La contingence des lois scienti ques résulte encore de leurincroyable complexité. C’ est un point que M. Duhem a remarqua-

[3] Larry Laudan,Progress and Its Problems, Berkeley, University of California Press, 1977,p. 172-173 ; je traduis.

[4]Revue de Métaphysique et de Morale , t. 4, n° 3, mai 1896, p. 280-302.(Ndé.) [5] « Quelques réexions au sujet de la physique expérimentale »,Revue des Questions

Scientiques, 36, p. 179-229.(Ndé.)

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rimentation. Cependant, à cette époque aucune critique de la méthodeinductive n’ apparaît. Il est intéressant de noter que Milhaud, qui aperçu la justesse de l’ analyse duhemienne de l’ expérimentation etqui l’ adopte, saisit aussitôt l’ antagonisme de cette conception avec laméthode inductive. Il n’ hésite pas à appliquer l’ analyse à l’ exemple dupassage des lois de Kepler à la loi de Newton. Voici ses deux objectionsà l’ interprétation inductiviste, en l’ occurrence à John Stuart Mill :« Les lois de Kepler sont […] des faits complexes n’ ayant de signi ca -tion que par l’ intermédiaire d’ une série de théories » ; « Le passage deces lois à celle de Newton se fait […] par un choix de dé nitions quiseules rendent le nouveau langage exactement équivalent à l’ ancien11. »Peut-être Milhaud suggère-t-il à Duhem les analyses si importantesde la méthode inductive qui apparaîtront dans La Théorie physique.

Quant à Le Roy, il associe les résultats de Poincaré et de Duhem.Il voit là l’ apparition d’ un véritable courant de pensée dont il soulignela spéci cité : « Le mouvement critique dont je parle offre ceci de par-ticulier que, loin d’ avoir été pour ainsi dire appelé du dehors par despréoccupations métaphysiques et morales, il s’ est produit à l’ intérieurde la science, sous la pression de besoins internes, au contact mêmedes faits et des théories12. » On comprend que ce débat, dans lequel laré exion philosophique se trouve alliée à la science la plus actuelle,ait pu susciter un certain enthousiasme.

2] Les réponses de Poincaré et de DuhemIl s’ agit maintenant de savoir quelles ont été les réactions de

Poincaré et de Duhem face aux conséquences tirées par Milhaud etau programme dé ni par Le Roy. On sait que Poincaré a consacrétoute une partie de La Valeur de la science (1905) à réfuter les thèsesde Le Roy. On pourrait penser que cet engagement public marque lan d ’ un débat et l’ échec du programme du positivisme nouveau. Ceserait étudier les œuvres de manière isolée. Je prétends que notreméthode qui consiste à privilégier l’ interaction des penseurs jette unautre éclairage sur ces œuvres. On trouve en effet d’ autres références

[11] Gaston Milhaud, « La science rationnelle »,Revue de Métaphysique et de Morale , 4,1896, p. 280-302 : 299.

[12] Le Roy, « Un positivisme nouveau », op. cit., p. 139. Pour une étude plus détaillée dece mouvement épistémologique, voir Anastasios Brenner,Les Origines françaises de laphilosophie des sciences, Paris, PUF, 2003.

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à Le Roy chez Poincaré, et si nous élargissons notre perspective pourprendre en compte non seulement les références explicites mais aussiles problèmes, il semble bien que la critique du holisme ait été unepréoccupation essentielle de Poincaré.

La polémique avec Le Roy me paraît marquer profondémentl’ œuvre de Poincaré. On me rétorquera que les premiers articles, dontplusieurs sont repris dans La Science et l’hypothèse13, précèdent cettepolémique. Mais je pense qu’on trouve là une explication de la struc-ture même de l’ouvrage. En effet, lorsque Poincaré fait le choix de sestextes et qu’il les organise, il a déjà pris connaissance des thèses deLe Roy ; il le cite d’ailleurs en bonne place dans son introduction. Ilfaut souligner la structure de cet ouvrage organisé en quatre parties :« Le nombre et la grandeur » (ici Poincaré traite de l’arithmétique et del’analyse), « L’espace » (il nous parle de la géométrie), « La force » ( gureici curieusement, à côté de la mécanique, la thermodynamique), « Lanature » (il s’agit de la physique proprement expérimentale, mais s’yglisse aussi un chapitre sur le calcul des probabilités). Soyons attentifà l’originalité de ce plan : il s’agit d’une classi cation des sciences. Parlà, Poincaré précise la place et les limites des conventions en science.

Il répond au holisme et aux conséquences que Le Roy en tire.Ce n’est pas seulement par le biais d’une classi cation des sciencesque Poincaré répond au holisme. Il développe également une séried’arguments. Je passerai en revue trois passages de Poincaré quireprésentent trois manières de contrer le holisme ; on peut y voir unapprofondissement par Poincaré de sa position. À l’encontre de lathèse de Duhem-Quine, Jules Vuillemin développe une objection quipermet de mettre en relief l’attitude de Poincaré : « C’est un fait empi-rique que la Nature, même si elle n’est pas compartimentée, admetdes degrés de compartiments […]. La science a été rendue possible,comme l’histoire de la taxinomie, de l’astronomie et de la dynamiquele montre, parce que quelques-uns de ces cloisonnements étaient suf-samment fréquents et élémentaires […] pour devenir aisément l’objetd’une reconstruction théorique14. » Cette objection renvoie à l’idée d’une

[13] Henri Poincaré,La Science et l’hypothèse [1902], Paris, Flammarion, 1968.[14] Jules Vuillemin, « On Duhem’s and Quine’s Theses »,Grazer philosophische Studien, 9,

1979, p. 69-96 : 89 ; voir aussi Paul Gochet,Quine en perspective , Paris, Flammarion,1978, p. 26.

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classi cation des sciences. En même temps, il reste à montrer dequelle façon le problème de la convention intervient ici.

Le premier passage est tiré de La Science et l’hypothèse, chapitre 9,où Poincaré reprend un article publié seulement en 1900. Il faut lireensemble les deux paragraphes intitulés « Rôle de l’hypothèse » et« Origine de la physique mathématique ». Poincaré distingue ici troissortes d’hypothèses : les lois naturelles, les hypothèses indifférentes etles véritables généralisations : « Il faut avoir soin de distinguer entreles différentes sortes d’hypothèses. Il y a d’abord celles qui sont toutesnaturelles et auxquelles on ne peut guère se soustraire. Il est dif -cile de ne pas supposer que l’in uence des corps très éloignés esttout à fait négligeable, que les petits mouvements obéissent à une loilinéaire, que l’effet est une fonction continue de sa cause […]. Toutesces hypothèses forment pour ainsi dire le fonds commun de toutes lesthéories de la physique mathématique. Ce sont les dernières que l’ondoit abandonner15. » Un peu plus loin, Poincaré nous donne un exemplerelatif à la distribution de la température : « Tout devient simple si l’onré échit qu’un point du solide ne peut directement céder de chaleur àun point éloigné16. » Et il commente : « On admet qu’il n’y a pas d’action

à distance ou du moins à grande distance. C’est là une hypothèse ;elle n’est pas toujours vraie, la loi de la gravitation nous le prouve17. »L’auteur poursuit : « Il y a une seconde catégorie d’hypothèses que

je quali erai d’indifférentes. Dans la plupart des questions, l’analystesuppose, au début de son calcul, soit que la matière est continue, soit,inversement, qu’elle est formée d’atomes. Il aurait fait le contraire queses résultats n’en auraient pas été changés ; il aurait eu plus de peineà les obtenir, voilà tout. » Poincaré termine son tableau : « Les hypo-thèses de la troisième catégorie sont les véritables généralisations.

Ce sont elles que l’expérience doit con rmer ou in rmer. Véri ées oucondamnées, elles pourront être fécondes. Mais, […] elles ne le serontque si on ne les multiplie pas. »

Dans l’introduction, dans laquelle Poincaré s’efforce de se démar-quer à la fois du dogmatisme naïf et du « nominalisme » de Le Roy, ilattire l’attention du lecteur sur ce passage : « Nous verrons […] qu’il y

[15] Poincaré,La Science et l’hypothèse , op. cit., p. 166-167.[16]Ibid., p. 168.[17]Ibid., p. 169.

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a plusieurs sortes d’hypothèses, que les unes sont véri ables et qu’unefois con rmées par l’expérience, elles deviennent des vérités fécondes ;que les autres, sans pouvoir nous induire en erreur, peuvent nous êtreutiles en xant notre pensée, que d’autres en n ne sont des hypothèsesqu’en apparence et se réduisent à des dé nitions ou à des conventionsdéguisées18. » Les hypothèses ne sont donc pas toutes de même nature ;certaines sont plus conventionnelles que d’autres. Poincaré ajoute : « Ilimporte de ne pas multiplier les hypothèses outre mesure et de ne lesfaire que l’une après l’autre19. » Il admet une relative autonomie deshypothèses. Dans ce passage, Duhem perçoit l’expression d’un inducti-visme qu’il rejette20. Or non seulement Poincaré défend l’inductivisme,mais il prend soin de l’approfondir.

Venons-en au passage de la troisième partie deLa Valeur de lascience, dans lequel Poincaré s’étend le plus longuement sur son dif-férend avec Le Roy. Contre la formule percutante de celui-ci, selonlaquelle le savant crée le fait, Poincaré s’efforce de montrer que lesfaits s’imposent à nous. Il répond : « Tout ce que crée le savant dansun fait, c’est le langage dans lequel il l’énonce21. » Entre le fait brut etle fait scienti que, s’effectue une transcription ou une traduction en

langage technique. Cette traduction nous permet d’abréger nos résul-tats : les divers faits bruts fournis par une expérience peuvent êtreremplacés par un fait scienti que unique et bien dé ni ; différentesexpériences peuvent être réduites à un même cas théorique.

Certes, l’abréviation que le langage scienti que procure recouvre,selon Poincaré, plusieurs opérations : non seulement la déterminationde la marge d’approximation, mais également l’assimilation de diversappareils expérimentaux et la correction des valeurs. Il fait remarquerque les corrections s’imposent à nous ; nous n’avons pas le choix : nepas corriger ses données, c’est se contenter de valeurs imprécises.Transcrire les faits bruts en faits scienti ques ne signi e pas lestransformer, les altérer : on ne fait que retoucher les lectures fourniespar les appareils, et cela dans une limite étroite. Mais surtout, observe

[18]Ibid., p. 24.[19]Ibid., p. 166.[20] Pierre Duhem,La Théorie physique, son objet et sa structure [1906], Paris, Vrin, 1981,

p. 305.[21] Poincaré,La Valeur de la science , op. cit., p. 162.

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Poincaré, l’assimilation de différentes techniques expérimentales se justi e par des lois reposant sur des expériences antérieures. Si nousrapprochons deux faits qui paraissent différents, c’est que des résul-tats dont nous disposons par ailleurs nous le permettent ; une relationplus profonde relie ces deux faits. Poincaré paraît soucieux de dégagerles stratégies dont use le physicien mathématicien.

Il est à noter que cette longue explication ne met pas n au débat ;Poincaré continue de se préoccuper des idées de Le Roy. DansScienceet méthode (1908), on trouve encore une référence à Le Roy. Cetteréférence gure curieusement dans le chapitre 4 sur « Les logiquesnouvelles », comme si Poincaré mettait sur le même plan sa critiquedu logicisme et celle du conventionnalisme radical. « Voici trois véri-tés, écrit-il, le principe d’induction complète ; le postulatum d’Euclide ;la loi physique d’après laquelle le phosphore fond à 44° (citée parM. Le Roy). On dit : ce sont trois dé nitions déguisées, la première,celle du nombre entier, la seconde, celle de la ligne droite, la troisième,celle du phosphore. Je l’admets pour la seconde, je ne l’admets paspour les deux autres22. » En effet, le principe d’induction complète ouraisonnement par récurrence est un principe synthétique a priori .

La loi concernant le phosphore est selon les termes de Poincaré « unevéritable loi physique véri able23 ». Dans les deux cas, nous avonsaffaire à ce qui relève, dans un sens très général, de l’induction. Leraisonnement mathématique est certain, alors que le raisonnementphysique est simplement probable. Mais cette probabilité peut êtrerationnellement justi ée.

On peut passer maintenant à un autre passage qui me sembleencore plus signi catif : « Notre faiblesse ne nous permet pas d’embras-ser l’univers tout entier, et nous oblige à le découper en tranches.

Nous cherchons à le faire aussi peu arti ciellement que possible24. » Etplus haut : « Quand on cherche à prévoir un fait et qu’on en examineles antécédents, on s’efforce de s’enquérir de la situation antérieure ;mais on ne saurait le faire pour toutes les parties de l’univers, on secontente de savoir ce qui se passe dans le voisinage du point où lefait doit se produire, ou ce qui paraît avoir quelque rapport avec ce

[22] Henri Poincaré,Science et méthode [1908], Paris, Kimé, 1999, p. 195.[23]Ibid., p. 199.[24]Ibid., p. 81.

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fait. Une enquête ne peut être complète, et il faut savoir choisir25. »Poincaré insiste sur l’importance du choix, sur le développement pro-gressif de la théorie. Il y a des stratégies rationnelles de sélection.Certes, Poincaré reconnaît les limites, le caractère provisoire et relatifd’une telle décision : « Il peut arriver que nous ayons laissé de côtédes circonstances qui, au premier abord, semblaient complètementétrangères au fait prévu […] et qui, cependant, contre toute prévi-sion, viennent à jouer un rôle important26. » Ce passage est extraitdu chapitre 4 sur « Le hasard ». L’idée évoquée ici est celle des diffé-rentes séries causales ou mondes de Cournot. Or Poincaré cherche àramener ceci à deux cas antérieurement dégagés : celui d’une grandedifférence entre la cause et l’effet ; celui de la complexité des causes.Il ne veut pas que l’on réduise les probabilités uniquement à notreignorance subjective. Ce passage peut être rapproché du chapitre 11 deLa Science et l’hypothèse. Le fait d’avoir placé ce chapitre sur le calculdes probabilités dans la partie sur la nature est original. Poincarés’en explique : « On s’étonnera sans doute de trouver à cette placedes ré exions sur le calcul des probabilités [rappelons que ce textes’adresse à un lecteur de 1902]. Qu’a-t-il à faire avec la méthode dessciences physiques ? Et pourtant les questions que je vais soulever […]se posent naturellement au philosophe qui veut ré échir sur la phy -sique27. » Nous pouvons maintenant revenir àScience et méthode pourciter la conclusion du chapitre évoqué : « Quand nous voulons contrôlerune hypothèse, que faisons-nous ? Nous ne pouvons en véri er toutesles conséquences, puisqu’elles seraient en nombre in ni ; nous nouscontentons d’en véri er quelques-unes et si nous réussissons, nousdéclarons l’hypothèse con rmée, car tant de succès ne sauraient êtredus au hasard 28. » L’idée d’une logique inductive fondée sur les pro-babilités transparaît dans ces passages. On peut ainsi considérer leCercle de Vienne, et notamment Rudolf Carnap, comme héritiers dePoincaré29. En somme, les critiques duhemiennes de l’inductivismeméconnaissent la possibilité de renouveler cette conception par le biais

[25]Ibid., p. 67.[26]Ibid.[27] Poincaré,La Science et l’hypothèse , op. cit., p. 191.[28] Poincaré,Science et méthode , op. cit., p. 98.[29] Voir Rudolf Carnap,Logical Foundations of Probability [1950], 2e éd., University of

Chicago Press, 1962.

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du calcul des probabilités. En évoquantScience et méthode, je débordece qui peut être désigné comme le second moment de la controverse :Poincaré a déjà répondu à Le Roy ; il prolonge le débat, en opposantde nouvelles objections aux critiques de ses adversaires.

Il est temps d’examiner la réaction de Duhem face à l’interprétationet à l’extension de ses thèses proposées par Milhaud et par Le Roy.Je serai plus bref sur ce point, l’ayant évoqué ailleurs30. De la mêmefaçon que pour Poincaré, nous pouvons envisager l’organisation à lafois complexe et subtile deLa Théorie physique de Duhem comme uneréponse aux auteurs précédents. Au début de son ouvrage, Duhemanalyse la structure de la théorie physique en quatre opérations fon-damentales : la dé nition et la mesure des grandeurs physiques ; lechoix des hypothèses ; le développement mathématique ; la comparai-son avec l’expérience. Il s’agit d’un ordre logique ou rationnel d’éla-boration de la théorie. Le physicien pose ses dé nitions et choisit sespostulats ; au moyen de raisonnements mathématiques, il en déduitdiverses conséquences. En n, il compare ces conséquences aux don-nées de l’observation. Or, lorsque Duhem aborde la structure de lathéorie, dans la seconde partie, il ne suit pas cet ordre. Il commence

certes par les grandeurs physiques, mais c’est pour passer ensuite audéveloppement mathématique, le choix des hypothèses étant rejetéau dernier chapitre. La quatrième opération reçoit le traitement leplus étendu et le plus attentif : l’expérience de physique au chapitre 4,la loi physique au chapitre 5, la théorie physique et l’expérience auchapitre 6. Nous avons dit que les remarques de Milhaud sont pro-bablement pour quelque chose dans l’élaboration de la « critique de laméthode newtonienne31 ». Cette critique, qui caractérise pour nous leholisme duhemien, ne gurait pas dans l’article de 1894 sur la phy-

sique expérimentale. Le débat entre Poincaré et Le Roy est égalementévoqué avec précision. Duhem se rallie à Le Roy, tout en s’efforçantde montrer, à la n de son chapitre, que sa thèse holiste, pleinementcomprise, permet de dépasser les apories auxquelles sont conduits lesdeux penseurs. Ainsi Duhem refuse-t-il de distinguer entre les hypo-thèses : « Quelle que soit la nature d’une hypothèse, […] elle ne peutêtre isolément contredite par l’expérience ; la contradiction expérimen-

[30] Anastasios Brenner, Duhem : Science, réalité et apparence , Paris, Vrin, 1990, chapitre 1.[31] Duhem,La Théorie physique, son objet et sa structure , op. cit., p. 289-304.

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Anastasios Brenner • Un « positivisme nouveau » en France au début du XX e siècle

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Philipp Frank, témoigne en ce sens : « L’idée de Mach que les lois géné-rales de la science sont de simples résumés de faits expérimentaux etl’idée de Poincaré que ce sont de libres créations de l’esprit, semblents’opposer diamétralement. Mais si l’on considère les courants intel-lectuels du dernier quart du XIXe siècle, on peut voir qu’ils étaientseulement les deux ailes du même mouvement intellectuel, généra-lement connu sous le nom de mouvement positiviste. Il était avanttout dirigé contre les fondements métaphysiques de la science40. » Onrelève dans la science à côté des éléments empiriques des élémentsconventionnels ; ces deux sortes d’éléments entrent dans l’édi cationd’une théorie. Les positivistes logiques recti ent l’empirisme un peuétroit de Mach en puisant dans la philosophie française des sciences,dans l’œuvre de Poincaré et de Duhem.

Je me contenterai pour nir de quelques suggestions. Quoi qu’endisent certains commentateurs, les positivistes logiques paraissentavoir eu une bonne connaissance de leurs prédécesseurs français41.Les livres de Poincaré, qui ont été tout de suite traduits en allemand,sont souvent cités. Frank a donné une traduction de L’Évolution dela mécanique de Duhem (1903)42, après que Friedrich Adler, un ami

d’Einstein, eut rendu en allemand La Théorie physique. La synthèsed’Abel Rey,La Théorie physique chez les physiciens contemporains(1907)43, a circulé parmi les membres du Cercle. Les positivisteslogiques ont prolongé les discussions antérieures : la nature des faits,la question de la mesure, la structure des théories. Les objectionsd’un Otto Neurath ou d’un Karl Popper sont révélatrices à cet égard.Mais, il ne faut pas réduire par là l’originalité du Cercle de Vienne ;une étude sérieuse devrait souligner, par comparaison, les limites etles faiblesses du courant français.

4] ConclusionIl me semble dif cile de nier que le « positivisme nouveau » ait

représenté un mouvement de pensée original et in uent. Si les acteurs

[40] Philipp Frank,Einstein, sa vie et son temps [1947], tr. fr., Paris, Albin Michel, 1950, p. 84.[41] Sur la réception du conventionnalisme français dans le Cercle de Vienne, voir Brenn

Les Origines françaises de la philosophie des sciences, op. cit., chap. 4 et 5.[42] Paris, Joanin, 1903.[43] Paris, Alcan, 1907.

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de ce mouvement que nous avons évoqués ont légué des résultatsimportants à l’épistémologie, force nous est de reconnaître que lesthèses de Poincaré, de Le Roy, de Duhem et de Milhaud ne viennentpas se fondre en une doctrine véritablement homogène. Le terme de« néopositivisme » sert aujourd’hui à désigner la doctrine issue duCercle de Vienne. Le sol français ne verra pas l’équivalent d’un telcourant intellectuel dans le domaine de la philosophie des sciences.

Mon but n’est pas de revendiquer tardivement la priorité de la tra-dition française, mais, en signalant une étape de cette tradition, depermettre un dialogue plus poussé avec d’autres écoles philosophiques.Cette perspective est susceptible de nous fournir de nouveaux outilscritiques. Au lieu de rappeler telle ou telle version du holisme, on peuttenter d’envisager cette théorie dans la longue durée, de proposer uneclassi cation des systèmes philosophiques.

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La réception du Cercle de Vienne aux congde 1935 et 1937 à Paris ou le « style Neurath

Antonia SOULEZ1

On a pu parler de l’émigration de la philosophie du Cercle de Vienne de Vienne aux États-Unis, en particulier à Cambridge

(Massachusetts), à la suite de l’article de Herbert Feigl, « The WienerKreis in America »2, sur ce phénomène historique causé par la dias-pora des membres de ce mouvement un peu partout dans le monde.Pierre Jacob3 s’est intéressé à l’itinéraire du positivisme logique en Amérique, où il fut d’autant mieux reçu qu’il n’y était pas inconnu.Les liens de Moritz Schlick avec l’Amérique dans les années 1920,et bien plus tôt encore, l’amitié de William James avec Ernst Machtémoignaient déjà de certaines af nités entre les courants d’idéesaméricains d’inspiration pragmatique et ceux de l’Europe centraledès la n du XIXe siècle, af nités sur lesquelles Christiane Chauviréa attiré l’attention 4. Et lorsque W.V.O. Quine, encore étudiant, par-tit à la rencontre de Rudolf Carnap à Prague au début des années1930, le philosophe américain Clarence Irving Lewis s’apprêtait à

[1] Université de Paris-VIII-Saint-Denis et Institut d'histoire et de philosophie des sciencestechniques (CNRS/Université ParisI/École normale supérieure).

[2] Herbert Feigl, « The Wiener Kreis in America »,in Donalfd Flemin & Bernard Bailyn (eds.),The Intellectual Migration, Europe and America, 1930-1960 , Cambridge (MA), HarvardUniversity Press, 1968.

[3] Pierre Jacob,De Vienne à Cambridge, l’héritage du positivisme logique de 1950 à nosjours, Paris, Gallimard, 1980.

[4] Christiane Chauviré, « Peirce et l’Aufhebung de la métaphysique », in Antonia Soulez (éd.),Manifeste du Cercle de Vienne , Paris, PUF, 1985, p. 287-293.

[Chapitre 2]

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écrire une remarquable critique du solipsisme méthodologique chezCarnap – celui de l’ Aufbau der Welt5 – et chez Wittgenstein – celui duTractatus logico-philosophicus6. Cette critique introduisit dès 1934,dans le débat sur le principe véri cationniste de la signi cation, unpoint de vue intéressant en faveur de la formulation d’hypothèse enphysique, aspect que le principe en question lui semblait sacri ergravement. Face à elle, Schlick eut à défendre, dans « Meaning and Veri cation »7, son propre critère de véri abilité logique tandis qu’ill’opposait sur un autre front à la conception physicaliste de Carnap.Ceci montre que certains Américains n’avaient pas attendu l’installa-tion sur leur sol des membres représentatifs du Cercle de Vienne pouravoir une connaissance approfondie de leurs œuvres et participer àla controverse sur leurs thèses les plus notables.

Il en alla de même pour l’Angleterre. Alfred Ayer y ramena le positi-visme logique après avoir rencontré, sur la recommandation de GilbertRyle, le philosophe Moritz Schlick à Vienne même, en 1932, était le«tutor » d’Ayer à Oxford. La rencontre d’Ayer et de Schlick eut lieu deuxans après le grand congrès international de philosophie – le septièmepour être exact –, en 1930, à Oxford. À ce congrès, Schlick lut ce texte

intitulé « The future of philosophy »8

considéré parfois comme le premiermanifeste vraiment of ciel du Cercle de Vienne. Certes, un an plustôt, la « brochure jaune » – court pamphlet anonyme – était en quelquesorte passée de main en main, lors du congrès de Prague tenu en 1929sur « La théorie de la connaissance des sciences exactes ». On l’appelledésormais le « Manifeste du Cercle de Vienne ». Il reste que la conférencede Schlick reprend le ambeau, mais cette fois en son nom. Ryle, quiouvrit le septième congrès à Oxford, t ainsi la connaissance de Schlick.

Ryle raconte lui-même comment il en vint au début des années 1930

à s’intéresser de près à la philosophie autrichienne, et l’importance quel’arrivée de celle-ci en Angleterre eut sur son propre développement

[5] Rudolf Carnap,Der Logische Aufbau der Welt[1928], trad. angl. R. George, Berlin-Bernary-Berkeley, University of California Press, 1967.

[6] Ludwig Wittgenstein,Tractatus logico-philosophicus [1922], trad. fr. G.G. Granger, Paris,Gallimard, 1961.

[7] Moritz Schlick, « Meaning and Verication », Philosophical Review , 45, 1936, p. 339-369.[8] Publié dansCollege of the Pacic Publications in Philosophy , 1932. Repris dans Moritz

Schlick,Gesammelte Aufsätze, 1926-1936 , Vienne, Gerold, 1938 ; et dans Richard Rorty(ed.),The Linguistic Turn, Chicago, University of Chicago Press, 1967.

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philosophique9. Là encore, il n’est pas dif cile de comprendre qu’unmouvement qui se réclamait de la tradition empiriste humienne, maisaussi des développements logiques récemment accomplis par BertrandRussell et Alfred North Whitehead, ait pu pénétrer le milieu philo-sophique anglais.

Évidemment, on ne peut en dire autant du côté français. Tout sepasse en effet comme si rien ou presque ne s’était passé. Pourtant lemouvement du Cercle de Vienne se présenta deux fois à la Sorbonne,en 1935 puis en 1937. Le premier congrès parisien de 1935 avait étésoigneusement préparé à Prague un an plus tôt lors d’un congrès tenusous la présidence du président tchèque Thomas Masaryk. Ce congrèsde 1934 avait été suivi avec une grande attention, en particulier parJean Cavaillès. Ses observations, rassemblées dans un article intitulé« L’École de Vienne au congrès de Prague » et paru dans laRevue deMétaphysique et de Morale10, sont bien connues désormais de tousceux qui s’intéressent d’assez près à la question. Les observations deCavaillès étaient d’une perspicacité rare, témoignant d’un très grandeffort de compréhension pour l’époque. Il n’empêche ! Le mouvementde « la conception scienti que du monde », comme l’appelle la brochure

jaune, a, dans les années 1930, essaimé par-dessus la France en n’ylaissant aucune marque ou très peu.Ce n’est pourtant pas faute d’information ni même d’intérêt pour

cette philosophie issue de Wittgenstein comme on la perçoit déjà. Unetrès courte note de la Revue de Métaphysique et de Morale de 1937rend compte plus que favorablement du congrès anglais de la mêmeannée, en particulier à travers l’exposé de Schlick qui, s’il ne nousparle pas de « l’avenir de la philosophie », aperçoit au moins « la philoso-phie de l’avenir ». Le sentiment d’une « époque de transition » marquéepar une « disproportion entre la métaphysique d’hier et la ré exiond’aujourd’hui » est formulé sans ambages. Les Français se révèlent engénéral attachés aux « vieux principes ». Ils restent coupés de l’actualitéde la recherche en physique parce que sans égard pour l’observationdes faits de la nature. Ils en sont encore à écrire des livres sur laphilosophie au lieu d’écrire d’une manière philosophique comme l’a

[9] Voir l’article « Wittgenstein »,Analysis, XII, 1951, p. 1-9.[10] Jean Cavaillès, « L’École de Vienne au Cercle de Prague »,Revue de Métaphysique et

de Morale , 42(1), 1935, p. 137-149.

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recommandé Wittgenstein. Il conviendrait pourtant de suivre AndréLalande, qui n’a pas attendu cet événement pour reconnaître l’impor-tance des lois formelles du raisonnement, et dont le nom se détache àcôté de ceux de Federico Enriquès, de Jørgen Jørgensen et de Schlick.

Pourtant, en 1930, beaucoup de choses ont eu lieu à l’étranger qui nesont pas passées inaperçues chez nous. Rappelons qu’un numéro de lamêmeRevue de Métaphysique et de Morale, publié aussi tôt que 1914,annonçait déjà dans sa rubrique « Informations » qu’un mouvementsans précédent était en train de se développer en Allemagne, dontl’existence suf sait à montrer que la philosophie même en Allemagnene devait donc pas être identi ée trop hâtivement à « l’idéalisme tra-ditionnel » comme on a coutume de le faire en France. Une preuve dece mouvement « intense » était la formation récente à Berlin en 1911d’une « Société positiviste » regroupée autour d’Ernst Mach (alors à Vienne), comptant plus de cinquante membres et dotée d’un organe depublication trimestriel, la Zeitschrift für Positivistische Philosophie.La note ajoute que l’esprit empirio-criticiste de Richard Avenarius ydominait. Parmi les signataires de ce manifeste, les noms de JosephPetzoldt, David Hilbert (Göttingen), Felix Klein (Göttingen), Georg

Helm (Dresde), Sigmund Freud (Vienne) et Alfred Einstein (alors àPrague) prennent avec le recul un certain relief.Un tel « mouvement » n’a en lui-même rien de surprenant, et la

littérature récente d’histoire des sciences n’en fait pas mystère11. Lesrelations entre Mach et Einstein en particulier, ainsi que leur corres-pondance, font partie de l’aventure de la théorie de la relativité donton sait que Mach l’attaqua avec violence en 192112. Mais en matière de« manifeste », puisqu’il y est fait référence, l’on reste pourtant un peusur sa faim. Gerald Holton renvoie là-dessus à Friedrich Herneck qui

s’est intéressé à cet échange entre Mach et Einstein13. Le documentde ce tout premier manifeste de regroupement positiviste à Berlin

[11] Voir Jan Sebestik & Antonia Soulez (dir.),Science et philosophie au tournant du siècle,en France et en Autriche , Paris, Kimé, 1999.

[12] Voir sur ce point Gerald Holton, « Mach, Einstein, and the Search for Reality » [1968in Gerald Holton,Thematic Origins of Scientic Thought : Kepler to Einstein, Cambridge(MA), Harvard University Press, 1988, p. 237-277 : 269n.

[13] Grâce à Françoise Balibar que nous remercions ici, nous avons pu avoir copie de cedocument de 42 pages (M.H. Baege (hrsg),De Zeitschrift für Positivistische Philosophie ,vol. 1, Berlin, A. Tetzlaff, 1913) des Archives Einstein à Berlin. Voir aussi les « Notes a

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contient une liste des membres avec l’annonce de leurs conférenceset mentionne les grandes questions de ce mouvement européen issudes besoins ressentis par les scienti ques qui, travaillant dans unedes branches des sciences de la nature, se trouvent rassemblés par lecommun désir de « promouvoir un esprit scienti que en philosophie ».Qu’il s’agisse des mathématiques, de la géométrie, de la théorie desgroupes, de la physique ou de l’optique, tous sans exception partagentces interrogations, à savoir : qu’est-ce que la pensée ? Qu’est-ce que lesconcepts ? La connaissance est-elle absolue ou relative ? Quels liens ya-t-il entre la biologie, la physique et la psychologie ? Etc. Il est vrai,le lecteur cherchera en vain un texte-programme de la consistancedu Manifeste du Cercle de Vienne de 192914, mais la préoccupationunitaire regroupant tous ces scienti ques d’origine diverse qui s’af -chera dix-huit ans plus tard à Vienne est déjà là, présente, pressantemême. Mais revenons en France, durant les années 1930.

1] Le Cercle de Vienne au Congrès de 1935 à ParisEn 1935, lorsque le premier congrès de philosophie scienti que

se réunit – et c’est une grande première, mûrie d’avance –, le Cercle

de Vienne vient, comme nous l’avons signalé, de faire connaître sonmouvement un an plus tôt sur la scène centre-européenne. Il arrivemaintenant au complet, encore que Wittgenstein, une fois de plus,fût le grand absent. Le congrès est destiné à révéler un courant sansprécédent au public français, mais on a compris qu’à l’étranger, sareconnaissance est acquise. Pourtant, nulle part autant qu’à Paris, jusqu’à cette date, le Cercle de Vienne ne s’est présenté de manièreaussi groupée, comme une famille, presque au complet et présentantun front uni. Le sentiment d’avoir à affronter un public philosophiquepeu familier est présent à l’esprit de ses organisateurs, et en lisantles Actes du congrès de 1935 , on sent très fortement qu’ils ont pris sureux de porter le mouvement en milieu peu favorable.

Le programme est présenté par ses propres adeptes dans un styleinattendu de philosophes ayant obtenu des résultats – ce qui les rend

News », de la revuePsychology and Scientic Methods, IX, 16, 1912, p. 419, où setrouve cité en anglais le texte de la déclaration de ce « groupe de professeurs européens »

[14] Manifeste intitulé « La conception scientique du monde » (voir Soulez,Manifeste duCercle de Vienne , op. cit., 1985).

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solidaires – et regardant vers l’avant. On se tient résolument très loinde l’esprit d’un congrès réunissant des spécialistes parlant chacunpour son domaine. Le sentiment d’introduire pour la première foisun tel courant d’idées au pays de Descartes est vif. La conscience dela dif culté, la hauteur de l’enjeu sont sensibles dans les allocutionsd’ouverture où les conférenciers pensent à la réception de leur propremouvement. Le plus serein, le plus tranquille et dégagé est Russelldont la réputation de maître de la nouvelle logique n’est plus à faire.Il assure la « présidence morale » du congrès (selon les termes de LouisRougier15, dans son avant-propos16). Pour lui, le congrès de 1935 rem-plit la promesse de celui de 1900 où l’œuvre de Giuseppe Peano serévéla à lui. Voici Frege et Peano récompensés mais aussi Leibniz,dont la logique est restée trop longtemps occultée par le kantisme.Philipp Frank17, plus soucieux de rappeler les af nités des héritiersde Mach avec Henri Poincaré, Pierre Duhem, Abel Rey, n’hésite pasà heurter de front ceux qui se réclameraient trop volontiers de HenriBergson, Émile Meyerson ou Émile Boutroux. Un sentiment de campsaf eure. D’où vient l’intérêt nouveau en France pour le Cercle de Vienne ? Frank répond : de Louis Rougier, Marcel Boll et du général

Charles-Ernest Vouillemin (ces deux derniers étant les traducteursprincipaux chez Hermann des conférences), de la maison d’éditionHermann, en la personne de son directeur Paul Freymann (ami dePaul Valéry), du Centre de synthèse avec sa revue et ses directeurs, Abel Rey et Robert Bouvier. L’auteur duVocabulaire technique de la philosophie, André Lalande18, répond encore présent, en particulierpour tout ce qui touche à « l’analyse logique du langage, voire [de la]linguistique ». Le congrès est soutenu par le ministère de l’Instructionpublique en la personne de Louis Marin qui est représenté.

[15] Nous n’abordons pas ici le problème réel que les idées politiques de Louis Rougier opu poser à la réception du cercle de Vienne ultérieurement. Il importe seulement de notque ce sont des contacts de Rougier, professeur à l’université de Besançon et à l’universdu Caire, tandis que Carnap instituait à Prague un groupe du cercle de Vienne, que sortil’initiative des congrès de 1934 puis de 1935. Sur ce point, voir Viktor Kraft,The ViennaCircle , New York, Greenwood Press, 1953, p. 6.

[16] OttoNeurath & Louis Rougier,Actes du congrès sur l’unité de la science organisé parSorbonne, 1935 , Paris, Hermann, 1936.

[17] Dans « Théorie de la connaissance et physique moderne », actes de 1935.[18]Vocabulaire technique et critique de la philosophie [1902-1923], Paris, PUF, 1968.

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Pourtant le Cercle de Vienne, qui se révèle alors en France, nesera bientôt plus. En réalité, à l’heure où le nazisme commence d’endisperser certains, ses membres sont en transit. Il est dif cile dansces conditions précaires d’instabilité politique de gagner la reconnais-sance du pays du rationalisme cartésien. L’esprit d’un certain dé n’estpas absent de l’entreprise menée à la Sorbonne. Par « la reconstruc-tion logique à partir d’expériences vécues de l’édi ce des sciences », ils’agirait, précise Louis Rougier dans son allocution d’ouverture, derenouer la tradition inaugurée par Henri Poincaré.

Or, bien que le congrès ait été préparé avec un grand soin parRougier, organisateur et représentant français du mouvement vien-nois, et, du côté viennois, par le plus socialement et politiquementengagé de tous les représentants du Cercle, Otto Neurath, cette phi-losophie venue de Vienne n’eut pas l’écho espéré. L’allocution d’ouver-ture de Rougier laisse peut-être percer une inquiétude concernantla réception du mouvement. Ce congrès, dit-il, n’est pas un congrèscomme les autres. Il exprime le « besoin de [nous] distinguer descongrès internationaux de philosophie qui répondent à une concep-tion de la philosophie que nous jugeons désormais dépassée » et selonlaquelle la « philosophie est une discipline ». Dans ce devenir-scien-ti que de la philosophique auquel le Cercle adhère, l’espérance seporte sur la réalisation d’une syntaxe et d’une sémantique de lascience, ce qui ramène les philosophes, dit Rougier, au rôle ingratde « grammairiens de la science ». En n, se prononcer en faveur de« l’empirisme logique, la désagrégation de l’apriorisme » – l’expressionest aussi celle de Hans Reichenbach ainsi que le titre de sa confé-rence (publié dans les mêmes actes) – n’est pas pour plaire à tout lemonde. C’est pourtant par ce rejet que Rougier se rapproche le plusde l’empirisme logique viennois, comme le souligne Robert Blanché,auteur de la monographie « Louis Rougier », dans l’Encyclopedia of Philosophy de Paul Edwards19.

[19] Paul Edwards (ed.),The Encyclopedia of Philosophy , New York, MacMillan, 1967.Notons que Robert Blanché (« Compte rendu de l’œuvre de Louis Rougier »,Revue Libérale ,n° 33, 1961) rappelle qu’il a omis de mentionner deux autres aspects des intérêts deRougier : celui pour l’histoire des religions et ses vues présentées dansL’Erreur de la démo- cratie française (Paris, Éditions L’Esprit nouveau, 1963). Lalande le mentionne comme principal représentant du positivisme en France et organisateur du congrès de 1935 (LalandeVocabulaire technique et critique de la philosophie , op. cit., supplément « Positivisme »).

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2] Le Cercle de Vienne au congrès Descartes de 1937 à ParisEn 1937, l’enjeu est tout différent. Il s’agit du IXe congrès de philoso-

phie organisé à l’occasion du tricentenaire du Discours de la méthode de Descartes20. Voici en tous cas que le style « congrès internationalde philosophie », auquel le congrès de 1935 ne voulait surtout pasressembler, reprend ses droits sur la philosophie scienti que d’esprit.C’est dans un tout autre cadre que le Cercle, d’ailleurs incomplètementreprésenté à cette date, manifeste sa présence. Ils sont maintenantune poignée de philosophes, la plupart déjà en exil. Neurath est enHollande, Carnap a quitté Prague pour les États-Unis où il enseigne àChicago depuis 1936, Reichenbach enseigne à Istanbul, Frank, commeFeigl, est aux États-Unis. Schlick, l’âme du Cercle, est mort assassinéun an auparavant et c’est à titre posthume que sa conférence est pro-noncée en 1937. En cette même année 1937, le Cercle de Vienne nemontre pas un front aussi uni qu’en 1935. Le ton militant a disparu. Apparaissent à la place certaines lignes de clivage qui re ètent lesfractures en réalité plus anciennes au sein du Cercle. Sous l’in uencedominante de Neurath, en effet, la philosophie du Cercle a connuquelques crises internes qui ont mis à l’épreuve « l’unité de la science »,

nom de son projet et de son existence de groupe. On peut en 1937 sedemander quelle philosophie le Cercle de Vienne, déjà défait, pouvaitbien exposer dans un congrès consacré à Descartes.

Le ton militant de 1935, justi é par le contexte, avait masquéun aspect particulier de la doctrine du Cercle, qui a résulté des cri-tiques adressées par Neurath à Carnap dès 193121. De ces critiquesest sorti une sorte de « second physicalisme », comme l’appelle MauriceClavelin22, sensible dès 1933. Il faut aussi tenir compte du point devue de Schlick mais aussi d’un certain rôle à distance, médiatisé par

Schlick et Friedrich Waismann, de la gure de Wittgenstein dansces remaniements méthodologiques. Sans doute la constitution dansles années 1930 d’un trio dissident du Cercle, autour de l’auteur du

[20] Décidé en 1934 à Prague sur la proposition de Léon Brunschvicg, son organisation fuconée à la Société française de philosophie, sous le patronage de Henri Bergson quien assura la présidence d’honneur.

[21] Ces critiques de même que l’échange avec Carnap, sont exposées dans le détail dansSoulez (éd.),Manifeste du Cercle de Vienne , op. cit., 1985.

[22] Maurice Clavelin, « La première doctrine de la signication du Cercle de Vienne »,ÉtudesPhilosophiques, 4, 1973, p. 475-504.

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projet d’une « grammaire philosophique », eut-elle quelques effets indi-rects sur les questions de doctrine en gestation. C’est ce que l’on estamené à penser quand on songe à l’effort que Waismann en particu-lier déploya pour que la philosophie de Wittgenstein, réexposée parses soins dans un style clair et didactique, demeurât le cœur de ladoctrine viennoise23.

Les questions de langage et de méthodologie en débat étaient celles-ci : la base du système de l’unité de la science, le langage dans lequell’exprimer, la nature des « fondements » que cette base constituerait, lapureté ou non des énoncés qui seraient fondamentaux, leur différenceavec les autres énoncés, le degré d’empiricité du langage de base, lanature de la méthode de véri cation et celle aussi des énoncés qui s’yprêteraient, etc.

Malgré l’apparence, Carnap ne se rendit pas entièrement aux argu-ments de Neurath, arguments en réalité de caractère plus sociologiqueque physicaliste au sens empiriste. En 1937, sa position af chée estcelle de quelqu’un qui résiste à la tendance vers le béhaviorisme socialpropre à Neurath en maintenant au moins deux points : le carac-tère empirique d’un langage de base qui s’exprime dorénavant entermes de prédicats observables, et l’élémentarité des énoncés qui lescontiennent. C’est, sous le titre « Die Methode der Logischen Analyse »,le Carnap de « Testability and Meaning » de 1936-1937 qui se des-sine24. L’existence pour un concept d’une signi cation dépend de lavéri abilité empirique très assouplie des propositions admettant d’êtreébranlées graduellement, soit de manière directe, soit de manièreindirecte, sur la base d’observations dans certaines circonstances. Lalogique est une mathématique ou syntaxe du langage entendu commesystème de règles. Quoique chacun plaide pour l’élargissement du cri-

tère de signi cation, ce n’est pas dans le même sens. Neurath rejetteles deux avancées de Carnap car le langage unitaire de la science telqu’il le conçoit exige de renoncer à l’idée même de fonder la science,donc aux protocoles, et par là-même à l’idée d’un renvoi du langage

[23] Antonia Soulez (dir.),Dictées de Wittgenstein à Waismann et pour Schlick , 2 vol., Paris,PUF, 1997-1998 (rééd. Vrin, 2015).

[24] Rudolf Carnap, « Testability and Meaning »,Philosophy of Science , 3, 1936-1937,p. 420-468. Dans cet article, la procédure d’acceptation ou de refus des propositionsde la science devient une affaire de testabilité, où la « science du réel » ne doit pas êtreperdue de vue.

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au donné qui maintient un dualisme métaphysique suspect. Le « rejetde la métaphysique », qui devait passer pour une simple conséquencede l’empirisme logique comme méthode, se mue en « af rmation » cen-trale du programme qui prend un tour plus social, mais suscite aussila réaction de Kazimierz Adjukiewicz25 qui demande à Neurath sison «Einheitswissenschaft » est une « Behauptung ou un Program »et s’il s’agit en somme d’un langage ou d’une méthode26. Ces pointesqui semblent à usage interne ont pour effet de séparer un peu plusles représentants du Cercle de Vienne tout en les isolant de la com-munauté scienti que large autant que diverse du congrès cartésien.

Le congrès de 1937 lui aussi, comme celui de 1935, avait étédécidé en 1934 à Prague, mais cette fois sur la proposition de LéonBrunschvicg au nom des délégués français du congrès, pour commé-morer Descartes. Une lettre de Edmund Husserl aux présidents ducongrès insiste sur l’importance de l’internationalité du congrèspour la culture européenne. On a compris que « l’internationalité ducongrès » aboutit à mieux diluer celle du Cercle de Vienne dans uneplus vaste organisation. Chacun son chemin. Dans « La philosophiescienti que, une esquisse de ses traits principaux », Reichenbach,originaire de Berlin, prend lui aussi ses distances, en particulier vis-à-vis de Carnap. Attelé à élaborer une logique des probabilités pourla mécanique quantique, il publie en 1937 les « Fondements logiquesdu calcul de probabilités »27. Ses préoccupations d’épistémologue de laphysique contemporaine le séparent de Carnap dont le fondationalismetrahit « un reste d’attachement au rationalisme cartésien », dit-il, maisil est plus sévère encore vis-à-vis de Neurath dont l’encyclopédismelui paraît très loin de l’empirisme logique viennois pour ne pas direde l’empirisme tout court28.

[25] De l’école de Lwow comme Kazimierz Twardowski, Adjukiewicz était présent (aique Twardowski) au congrès de 1934 à Prague auquel Neurath (alors à La Haye) avaitprésenté le Cercle de Vienne dans les termes du projet «Einheitswissenschaft ». Notonsqu’à Lwow se trouvait, en marge de la communauté des philosophes de cette ville, uncritique du positivisme viennois, Ludwig Fleck, dont les travaux seront reconnus plus tnotamment, dans le monde anglo-américain, grâce à Thomas Kuhn.

[26] Voir son « Ueber die Anwendbarkeit der reinen Logik auf philosophischen Problemprononcé à ce congrès lors d’une journée présidée par Louis Rougier.

[27] Hans Reichenbach, « Fondements logiques du calcul des probabilités »,Annales del’Institut Poincaré , 7, partie 5, 1937, p. 267-348.

[28] Voir sa conférence « La philosophie scientique : une esquisse de ses traits principaux

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Neurath a sa manière à lui, très caractéristique, d’interpeller lapartie viennoise au congrès de 1937. Son « Prognosen und Terminologiein Physik, Biologie, Soziologie » rentre, dit-il non sans un certain mes-sianisme, dans un large mouvement de concertation en vue de lapromotion du projet encyclopédique proposé en 1935. Voici commentil récapitule l’ensemble des contributions allant dans ce sens dans unpassage de « Uni ed Science and its Encyclopedia » :

Le congrès de Paris de 37 a rassemblé les travaux en cours d’éla-boration sur l’Encyclopédie ainsi que ceux réalisés par le comité delogique symbolique mis en place au congrès de 35. Neurath y parlade l’Encyclopédie en général, [Egon] Brunswik conduisit le débat surl’incorporation de la psychologie dans les sciences exactes et se ralliaà la proposition d’utiliser à l’avenir l’expression « behaviouristique ».Enriquès intégra le problème de la place qui revenait à l’histoiredes sciences dans l’Encyclopédie. Parmi les participants se trouvaientAyer, Woodger intéressé par la formalisation de la biologie, ClarkHull […] par celle de la sociologie. Arne Naess, Hempel, Oppen-heim, Helmer, Dürr, Gonseth, Kraft, Scholz de l’école de Münster,Behmann, Bernays discutèrent intensivement de logique. Carnap etNeurath menèrent un débat sur le concept sémantique de vérité, Car-

nap et Reichenbach un autre sur sémantique et probabilité auquelparticipèrent surtout Tarski et Kokoszynska, de l’école polonaise delogique ainsi que Rougier qui ouvrit la conférence, R. von Mises,Philipp Frank qui conclut29.

Neurath ne voit dans cet ensemble de contributions que les marquesd’un mouvement encyclopédique, alors que lorsque l’on jette un regardsur elles, on remarque que le Cercle plutôt réduit se trouve en réalitémêlé à de multiples autres groupes de philosophes venus de tous paysoù dominent les spécialistes de Descartes et de grands historiens de laphilosophie, tels Martial Guéroult, Henri Gouhier, Jacques Chevalier,etc., ainsi que des mathématiciens. En réalité, comparé à 1935, leCercle, loin de représenter un courant appelé à s’internationaliser,n’occupe plus qu’une petite section du congrès sous le nom de « L’unitéde la science », ce qui représente un tiers de la quatrième et dernière

Raymond Bayer (dir.),Travaux du IX e congrès international de philosophie congrèsDescartes, IV, Paris, Hermann, 1937, p. 86-91.

[29]Robert S. Cohen & Marie Neurath (eds.),Otto Neurath, Philosophical Papers. 1913- 1946 , Dordrecht-Boston, Reidel, 1983, p. 179 sq.

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partie de tout le congrès30. Frank apparaît séparément dans la sec-tion « Causalité et déterminisme », une subdivision de la « Physiquemoderne ». Plus caractéristique encore est la part réservée à l’histoiredes sciences – rangée sous le chapeau des « Études cartésiennes » –,incluant les rubriques : « Méthode et mathématiques », « Physique »,« Morale et pratique », « Histoire de la pensée de Descartes », etoù apparaissent les plus grands noms : Gaston Milhaud, Louis deBroglie, Alexandre Koyré, Georges Canguilhem, Abel Rey, Jean-LouisDestouches. Elle occupe la moitié de la seconde partie du congrès,comme si elle n’avait rien en commun avec la philosophie scienti que.

C’est que le thème de « l’unité de la science » doit être entendutout autrement que le seul nom de Descartes nous a appris à lecomprendre. Cette cassure re étée par le découpage des parties desactes du congrès, Reichenbach la stigmatise à sa façon : Descartes,dit-il, dont le IXe congrès a choisi le nom, nous ramène « à ce seulbut : créer une philosophie scienti que avec cette différence que lemodèle vers lequel Descartes regardait était les mathématiques alorsqu’aujourd’hui, malgré les relations intimes entre la logistique et lesmathématiques, c’est une autre science qui fournit le modèle et l’objet

de l’épistémologie de notre groupe, à savoir la physique. C’est la phy-sique mathématique, il est vrai, la physique théorique dont s’occupentles travaux épistémologiques de notre groupe, mais on ne doit pasperdre de vue que c’est une science empirique, une science fondée surl’expérience que nous trouvons au fond des recherches philosophiquesde notre groupe31 ».

En disant cela, Reichenbach insinue élégamment que si l’expressionrappelle un motif cartésien, « l’unité de la science » prend à cette heureun tout autre sens, un sens d’une certaine façon anticartésien : en

effet « les propositions scienti ques ne sont pas certaines32

», et dansla même mesure, la théorie de la connaissance est une théorie de laprédiction. Seules sont certaines les mathématiques dont les vérités

[30] Remarquons que les textes des représentants du Cercle de Vienne qui, en 1937, n’existd’ailleurs plus ofciellement en Autriche, n’occupent plus qu’une cinquantaine de pagde la deuxième partie du fascicule IV des actes de 1937.

[31] Hans Reichenbach, « La philosophie scientique : une esquisse de ses traits principaux » Travaux du IX e Congrès international de Philosophie, Congrès Descartes, Paris, Hermann,fasc. IV, 1937, p. 86-91 : 86.

[32] Ibid.

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sont purement analytiques et sans rapport à un contenu. Celles-cifournissent en effet des règles liant les formules des lois de la naturesous forme de relations capables de s’étendre sans restriction au mondephysique. Ainsi, si l’empirique est le règne de l’incertain, l’analytiquedu certain revient au seul langage. On reviendra tout à l’heure surcette « analytique du certain » qui met au premier plan le langage.

Il serait plus juste de reconnaître que le « mouvement de la seconderévolution philosophique de 37 », comme l’appelle Louis Rougier danssa conférence sur « La révolution cartésienne et l’empirisme logique »au même congrès, est en position fausse. L’espoir qui l’animait en 1935de faire reculer l’esprit des congrès internationaux de philosophie nesemble plus de mise. Ce qui paraissait dépassé en 1935 est devenuenglobant en 1937. Que peut l’esprit de l’Encyclopédie neurathiennecontre l’institution du congrès international ? C’est comme si un hégélia-nisme virtuel s’attaquait à un hégélianisme de fait. Contradiction d’uncertain dépassement du père de l’idéalisme en plein congrès Descartes ?

3] Les raisons des réticences françaises Venons-en maintenant à l’analyse des raisons sources de certains

porte-à-faux mais aussi promesses pour des convergences ultérieures.On peut retenir deux sortes de raisons. La première est l’allergie fran-çaise à la technique mathématique, mais surtout ce que cette allergierecouvre : à savoir un jugement négatif à l’endroit de l’algèbre logiquedepuis Kant. Les Autrichiens ont eu leur interlude antikantien33 bienplus tôt que les Français qui doivent faire un effort pour réhabili-ter Leibniz contre Kant. Une deuxième espèce de raison est ce qu’enFrance on comprend à l’époque par « logique du langage », à savoir unesubstructure plus linguistique que logique. Louis Couturat apportequelques clartés sur ces raisons. Une troisième sorte de raison qui faitl’objet de cet exposé est ce que nous appellerions ici, en toute délitéd’ailleurs à Neurath, un « style » : le physicalisme de Neurath, l’ency-clopédisme, un certain millénarisme plani cateur non dépourvu d’uncertain visionnarisme. Nous laissons de côté le choix de Rougier commemédiateur qui pourrait constituer une quatrième espèce de raison.

[33] Il faut ici renvoyer aux travaux de Jacques Laz (Bolzano, critique de Kant , Paris, Vrin, 1993)et de Jan Sebestik (Logique et mathématique chez Bernard Bolzano , Paris, Vrin, 1992) surBolzano, lequel inaugura une critique de Kant très forte et mal connue chez nous.

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3.1] Première raison : l’allergie au symbolisme

On a vu qu’en 1934 à Prague, le Cercle de Vienne réuni au grandcomplet fait connaître ses conceptions. L’objectif est de préparer le pro-chain premier congrès de philosophie scienti que qui doit propulserle Cercle de Vienne pour la première fois sur la scène parisienne. UnFrançais est alors présent qui écrira bientôt ses impressions dans undes premiers articles qui aient été écrits chez nous au sujet du Cerclede Vienne. C’est Jean Cavaillès, que nous avons mentionné plus haut.

Qui est-il ? Un philosophe de la science mais aussi un logicienaverti, qui fut d’abord professeur à l’ENS de Paris, à Strasbourg puisà la Sorbonne. Actif dans la Résistance, il créera d’importants réseauxet disparaîtra prématurément, fusillé par les Allemands en 1944 àl’âge de 41 ans. Cavaillès est resté une gure d’exception dans unpaysage peu favorable à l’introduction d’un mouvement de penséecomme celui du Cercle de Vienne. La raison nous en est livrée par cetémoignage d’un philosophe français contemporain, Jean-ToussaintDesanti dans « Souvenir de Jean Cavaillès »34:

La logique mathématique n’avait pas eu de chance dans notre paysentre les deux guerres. Louis Couturat était mort en 1914 sans laisser

de postérité. Jacques Herbrand avait disparu accidentellement, auseuil de sa jeunesse, peu après la publication de sa thèse aujourd’huiclassique :Recherches sur la théorie de la démonstration (1930)35 [suivent ici quelques mots sur Herbrand, AS]. Les mathématiciens fran-çais n’étaient pas spontanément portés vers ce genre de recherchesqu’ils avaient tendance en ce temps à considérer comme marginales,en dépit de la curiosité de beaucoup d’entre eux.

En voici assez sur le peu de succès de la logique auprès de nosmathématiciens de l’époque. Il y a pourtant une exception, note

Desanti : l’éditeur des écrits logiques de Leibniz, Louis Couturat,« laissé sans postérité36 » – ce qui n’est pas tout à fait exact, commenous allons le montrer par la suite.

[34] Jean-Toussaint Desanti, « Souvenir de Jean Cavaillès »,in Jean Cavaillès,Méthode axio- matique et formalisme , Paris, Hermann, 1981 (non paginé, voir les quatre premièrespages ; rééd. dansŒuvres complètes de philosophie des sciences, Paris, Hermann,1994, p. 5 sq.). Ce texte ouvre l’ouvrage de Cavaillès de 1981, qui est la thèse qu’ilsoutint en 1937. À cette date, il enseignait à Amiens.

[35] Disponible sur le site http://archive.numdam.org.(Ndé.) [36] Desanti, « Souvenir de Jean Cavaillès »,op. cit.

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Du côté des philosophes, poursuit Desanti, ce n’est guère mieux.Brunschvicg, dont Desanti suivait l’enseignement, ne prisait guèrela logique, et si ses intérêts le portaient vers les mathématiques, ilignorait superbement « tout le mouvement issu de Bertrand Russell »et ne prononça pas une fois le nom de Frege37. Or Brunschvicg estune gure typique du milieu philosophique français de l’entre-deux-guerres. Historien de la philosophie, on le sait également attentif auxdéveloppements des mathématiques et de la physique. Il se fait le cham-pion, en ces temps nouveaux, de la réconciliation entre philosophie etscience. On attendrait donc d’un tel esprit plus d’ouverture à l’endroitde la « nouvelle logique ». Comment expliquer ses préventions à l’endroitde la logique ? Ce qu’on appelle « l’idéalisme brunschvicgien » livre uneraison. Brunschvicg était animé d’un idéalisme d’historien de la phi-losophie marqué par les grands systèmes de Platon et de Kant, avecune certaine tournure d’esprit propre au rationalisme français auquels’attache depuis trois siècles le nom de Descartes, « père de l’idéalismefrançais ». L’ouverture aux sciences en France n’était donc pas unecondition d’ouverture à la nouvelle logique de l’empirisme viennois.

3.2] Deuxième raison : la « nouvelle logique » 38

Ce n’est pas à un phénomène de « l’histoire » de la logique qu’il auraitfallu que les Français fussent alors réceptifs, mais à un événementqui dé e la philosophie de l’extérieur de son champ. Car la logiquemoderne ne s’inscrit pas dans une « histoire continuiste des variétésdu formalisme » dont Aristote aurait donné le « premier exemple »,Kant la « notion » et Frege « l’instrument »39, contrairement à ce quedit Jan Bochenski40. Elle n’est pas une « variété » du formalisme parmid’autres mais, écrit Scholz, « une logique qui expérimente ».

En rappelant ce point, nous voulons souligner que l’allergie fran-çaise n’était pas due seulement à une modernisation de la thèse leib-nizienne selon laquelle « penser c’est calculer », mais à l’idée que lalogique devînt pour cette raison une méthode scienti que nouvelle

[37]Ibid.[38] Rudolf Carnap, « Die Alte und die Neue Logik »,Erkentniss, 1, 1930, p. 12-26 ; trad.

fr. par Ernest Vouillemin, Paris, Hermann, 1933.[39] Heinrich Scholz,Esquisse d’une histoire de la logique [1931], Paris, Aubier-Montaigne,

1968.[40] Jan Bochenski,Formale Logik , Munich, K. Alber, 1956.

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quelque sorte revivi ée par Russell et Carnap, sinon même mise envedette. Elle prend en tout cas une ampleur insoupçonnée. En effet,avec l’introduction de la nouvelle logique, c’est le sens de la « connais-sance » qui change du tout au tout, à savoir non plus saisir par un actede l’esprit des contenus d’expérience, mais déterminer les structuresde relations en jeu dans la symbolisation de l’expérience.

C’est bien ainsi que Couturat concluait dès 1905 son ouvrageLes Principes des mathématiques avec un « Appendice sur la philosophiedes mathématiques de Kant », écrit une année plus tôt (1904) : « Enrésumé, les progrès de la logique et de la mathématique au XIXe siècleont in rmé la théorie kantienne et donné raison à Leibniz 44. » Il veutdire par là que la logique analytique réduite à un simple jugementd’identité par Kant, et à laquelle Kant déniait tout pouvoir d’inven-tion, prend désormais sa revanche en faisant triompher « le calculalgébrique sur le raisonnement verbal », non en vertu d’un pouvoirobscur enfermé dans les signes, mais à cause d’une relation claire dedésignation des idées par les signes.

Notons que Couturat a revu et annoté l’Essai sur les fondementsde la géométrie de Bertrand Russell dans une traduction françaisedue à Albert Cadenas, parue chez Gauthier-Villars en 1901. Dans lafoulée, il dévoile au public français le lexique philosophique de Russellqui vient de publier unExposé critique de la philosophie de Leibniz45.L’in uence de cet ouvrage se voit à sa critique ultérieure de Kantpour ce qui touche à l’item « Analytique et synthétique », mais aussi àsa conception de ce qu’il convient d’entendre par « Épistémologie » ou« Théorie de la connaissance ». « L’épistémologie », dit-il, relève davan-tage de ce qui s’appuie sur « l’étude critique des sciences », c’est-à-direla critique au sens de Kant, que d’une « logique appliquée en métho-dologie des sciences ».

Autour de Leibniz se nouent, comme on va le voir, deux approchesdifférentes de la logique et du langage. Couturat, dont on connaîtle grand ouvrage sur la logique de Leibniz d’après des documentsinédits46, ne conçoit pas la logique des mathématiques autrement que

[44] Paris, Félix Alcan, 1905, p. 277.[45] Bertrand Russell,Exposé critique de la philosophie de Leibniz [1900], Paris, Félix Alcan,

1908.[46] Louis Couturat,Logique de Leibniz d’après des documents inédits, Paris, Félix Alcan,

1901.

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est une référence utile pour les discussions et la bibliographie quiconcernent « le principe russellien d’abstraction » auquel est supposéecorrespondre la procédure de la « quasi-analyse », et il l’est encorepour la question des objets géométriques en tant qu’objets purementlogiques dont la dérivabilité a été démontrée. Il reste que ce sont les Principia mathematica de Russell et Whitehead50 qui dessinent lepaysage de la « nouvelle logique » pour une philosophie scienti que.

Or, la logique russellienne des relations est loin de remporter l’adhé-sion des logiciens français51. Si dans une lettre inédite de 1932 l’écri-vain Paul Valéry, sollicité pour participer à une manifestation surles grands courants de la pensée mathématique (1942)52, exhorte sescontemporains à la découvrir, elle suscite d’un autre côté les réservesbien connues de Poincaré contre le logicisme. Ce qui fait aux yeux de Valéry, toujours curieux de nouveautés, l’intérêt du mouvement logique,est aussi ce qui inquiète certains mathématiciens français aussi dif -férents que Poincaré et Cavaillès. L’objet de crainte est que la logiquedevienne une arme contre la philosophie elle-même. Voyons sur pièce.

Dans sa conférence sur « Le prédicat dans la logique d’inhérence etdans la logique de la relation »53, Charles Serrus mesure bien l’apport dela nouvelle logique. Celle-ci, reconnaît-il, fait tomber l’illusion substan-tialiste en signant « la déchéance logique du sujet ». Mais la logique estla possibilité en n d’écrire en « formulaire » les « relations prédicatives etl’ordonnance des concepts dans le jugement ». Serrus ne remet en ques-

[50] Bertrand Russell & Alfred North Whitehead,Principia Mathematica [1910-1913], 2e éd. Cambridge University Press, 1925.

[51] Notons par ailleurs que la logique de Russell, « notre maître à tous » (Rougier dans sallocution d’ouverture au congrès de 1935), avait beau être la référence de tous aucongrès de Paris, Russell n’en était pas moins déjà un critique du positivisme logique, que le Cercle de Vienne bien évidemment savait.

[52] Lettre communiquée par Pierre Honnorat aux éditeurs des actes de cette manifestatiet publiée en 1948 dans lesCahiers du Sud . Valéry y décline l’invitation, mais suggèredes lectures : « Toutefois, si l’aspect mathématique de la pensée, ou plutôt l’aspect philsophique des mathématiques vous intéresse, lisez les ouvrages de Bertrand Russell, qsont très remarquables, et combinez-en la lecture avec celle des études critiques de HPoincaré. » Sur l’ouverture de Valéry aux écrits du Cercle de Vienne dont il a pu feuilletertraductions françaises à la librairie Hermann où il aimait passer du temps, voir les observtions de Judith Robinson-Valéry, « Valéry et le Cercle de Vienne »,in Nicole Celeyrette-Pietri& Antonia Soulez,Valéry et la logique du langage , revueSud , 1988, p. 31sq.: 31.

[53] Charles Serrus, « Le prédicat dans la logique d’inhérence et dans la logique de la relation »,Actes du IX e congrès international de philosophie , Paris, Hermann, 1937, p. 52-57.

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tion la logique classique que pour promouvoir une logique susceptiblede découvrir les nouvelles relations, inapparentes dans la grammaire,entre la pensée et son objet, et, ajoute-t-il, « les conséquences doiventen être très importantes pour la philosophie elle-même54 ». Certes, lacomparaison des grammaires particulières entre elles, a conduit à laconclusion que le principe du « parallélisme logico-grammatical55 », quiétait tenu pour sacro-saint d’Aristote à Husserl, ne vaut plus. Mais cetteconséquence, qui intéresse avant tout le linguiste, conduit à adopterun relationnisme structural en faveur d’une philosophie du jugementet d’une sémiotique de la pensée qui ne doivent plus rien à Husserl.

En réalité, ce qui est intéressant en France est la convergence desdécouvertes en linguistique et en logique qui conduisent à douter del’universalité de la logique aristotélicienne de la prédication. Danschacun de ces domaines, l’on découvre qu’il n’y a pas la transparence àlaquelle on croyait entre structure grammaticale et structure logiquedu langage et qu’il faut par conséquent une langue arti cielle pourmettre en évidence la « structure logique du langage » puisque celle-ci ne se donne pas directement dans la forme extérieure du langage.

On trouve donc l’expression « structure du langage » sous la plume

d’auteurs qui, comme Couturat, s’intéressent en France au langagedès le début de ce siècle, mais avec un sens différent de celui qu’ilprend chez les Viennois. Couturat d’abord dans un article « Sur lastructure logique du langage »56, suivi de Serrus en 193357, commeles logiciens anglais ou autrichiens, rejettent l’idée que les formes dulangage re ètent directement les formes de la pensée. Certains enFrance invoquent bien encore une logique immanente aux languesparticulières ; ainsi Antoine Meillet qui renvoie à des catégories mor-phologiques générales, Poincaré à un pouvoir interne de l’esprit, mais

parmi ces linguistes-logiciens ou mathématiciens français, aucun, pasmême Couturat pour qui Leibniz reste le grand maître, ne recourt à

[54]Ibid., p. 52-57.[55] De Serrus, voir l’ouvrage du même nom (Le Parallélisme logico-grammatical , Paris,

Félix Alcan, 1933), où les critiques contre Husserl évoquent celles d’Anton Marty« Untersuchungen zur Grundlegung der allgemeinen Grammatik »,in Anton Marty,Gesammte Schriften, vol. 1, Berne, Otto Funke, 1908.

[56] Louis Couturat, « Sur la structure logique du langage »,Revue de Métaphysique et deMorale , 1, 1912, p. 1-24.

[57] Serrus,Le Parallélisme logico-grammatical , op. cit.

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l’explication leibnizienne de l’expression du langage par la pensée58.Ils sont d’accord avec les logiciens pour voir, tantôt dans la logiquenouvelle, tantôt dans une langue arti cielle, des moyens utiles pourréaliser cette structure que les langues naturelles n’expriment pasdirectement. On aboutit, on le voit, à des positions symétriques où l’ondemande aux langues arti cielles de remplir ce même idéal logique(Couturat) que les logiciens de leur côté entendent réaliser en se ser-vant du symbolisme logique comme d’uneinterlingua (Carnap utiliseici une expression du linguiste Otto Jespersen). Des deux côtés en toutcas, l’on attend des « mathématiques qu’elles nous fournissent l’imagede la pensée libérée59 ». Les moyens diffèrent mais le but est le même.On ne s’étonnera donc pas que Couturat regarde en direction de lalogique nouvelle, quand, de son côté, Carnap mentionne dans son auto-biographie intellectuelle l’apport de Couturat. Couturat, à qui l’on doitégalement l’invention de langues auxiliaires arti cielles, notammentl’ido qui, élaboré sur la base de l’œuvre logique de Peano, lui semblaitsupérieur à l’esperanto, est en effet le spécialiste français de la logiquede Leibniz dont il se sent le plus proche. Le Couturat qui intéresse alorsle jeune Carnap est bien celui qui a écrit en 1912 ceci : « Le travail qui

consiste à dégager et à formuler les principes et les règles est gran-dement facilité par l’existence d’une langue logique qui ne peut êtrequ’arti cielle, et qui, par là-même permet de réaliser une régularitéet une uniformité inconnues des langues naturelles. Cette uniformitén’est nullement contraire à l’esprit des langues naturelles60. »

Et Couturat d’invoquer ici un principe d’univocité, règle suprême del’ido. La langue internationale ne fait donc que réaliser « l’idéal logiquedu langage humain […]. Elle n’est donc pas seulement un expédientpratique d’une portée sociale immense et d’une nécessité de plus enplus manifeste ; elle est aussi […] undesideratum scienti que en cequ’elle répond bien mieux que toute langue naturelle aux besoinslogiques de l’esprit scienti que61 ».

Notons que ces lignes, caractéristiques d’une tendance partagéeà la veille de la Première Guerre mondiale par les linguistes autour

[58] Couturat, « Sur la structure logique du langage »,op. cit.[59] Serrus,Le Parallélisme logico-grammatical , op. cit.[60] Couturat, « Sur la structure logique du langage »,op. cit.[61]Ibid.

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de Jespersen, philologue de l’université de Copenhague, et les logi-ciens autour de Peano, de Turin, dessinent, par la voie d’un langageconstruit de toutes pièces, un véritable programme « européen » enfaveur de la paix et des lumières entre les peuples. Elles donnent uneidée de la « gure morale » que fut également le représentant de lalogique française dont il ne faut pas oublier que c’est ce même « besoinde logique et de lumière qui, comme le rappelle Lalande, animaitCouturat dans l’affaire Dreyfus62 ».

3.3] Troisième raison : l’objection d’une « philologie scienti que »au lieu d’une théorie de l’uni té de la science (Cavaillès)

Il est pourtant un philosophe qui, découvrant l’École de Vienneà Prague en 1934, « ville de Mach et Bolzano », comme nous l’avonssignalé au passage, a porté une appréciation de logicien sur la logiquedu langage, au sens d’un invariant structural de caractère logique.Il s’agit de Cavaillès. L’intérêt du témoignage de Cavaillès, dans sonarticle de 1935 pour laRevue de Métaphysique et de Morale63, est qu’ilva servir à questionner le formalisme dans le cadre d’une ré exionsur la théorie de la science comme théorie de l’unité de la science :« Une théorie de la science ne peut être qu’une théorie de l’unité dela science », écrit-il dans son ouvrageSur la logique et la théorie dela science64.

Le formalisme est avant tout l’apport de Wittgenstein. Mais c’estla syntaxe formelle de Carnap qui propose une théorie de l’unité dela science en termes d’unité totale d’un système formaliste completprésentant deux faces : une face syntaxique attentive aux seules règlesd’enchaînements d’opérations et une face sémantique renfermant lesrègles d’emploi de manipulation de symboles d’objets thématisés àl’intérieur d’opérations déjà formalisées. Travaillée par des questionsinternes que le logicien français se pose, la présentation de Cavaillèsadresse trois questions critiques au partisan de l’approche forma-liste de l’unité : Qu’en est-il de l’expérience ? Des objets visés dans ladémonstration ? De l’acte de pensée qui s’effectue dans l’opération dulogicien qui formalise ?

[62] André Lalande, « L’œuvre de Louis Couturat »,Revue de Métaphysique et de Morale , 5,1914, p. 644-688.

[63] Cavaillès, « L’École de Vienne au Cercle de Prague »,op. cit.[64] Paris, PUF, 1960, p. 22.

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Cavaillès salue d’abord l’approche formaliste pour trois raisons :en critique de la solution empiriste, Cavaillès ne peut en effet quesaluer l’approche formelle de la structure invariante commune à toutcouple image-modèle qu’offre déjà leTractatus . Il comprend en 1935qu’il s’agit là d’une thèse sans précédent et d’une grande fécondité.

En critique des philosophies de la conscience, il salue encore leCercle de Vienne qui réussit à affranchir le concept de l’acte syn-thétique kantien et met n à la dissociation kantienne de l’abstraitformel et de la saisie du donné dans un acte de synthèse. Bref, avec larevalorisation de l’analytique, il n’est plus besoin de recourir au sujettranscendantal a n de rendre compte de l’uni cation.

Quant aux objets visés, il ne s’agit plus de ces « contenus noétiques »vers lesquels, d’après Husserl, la conscience comme « expérience d’avoirquelque chose dans la conscience » serait tendue et qu’il reviendraità la logique de constituer transcendantalement en entités objectives.

Parce qu’il évite ces différents écueils empiristes, kantiens, hus-serliens, le Cercle de Vienne serait la philosophie du jour s’il n’y avaiten chacun de ces points une dif culté. C’est ce que l’on peut trouverargumenté en s’attachant à l’ensemble des écrits de Cavaillès.

Pour Cavaillès, le Cercle de Vienne laisse l’expérience en dehorsdu système de la théorie de la logique de la science. La thèse desénoncés élémentaires renvoyant au donné est alors une menace de« réalisme naïf » (auquel Cavaillès assimile curieusement la position deWittgenstein). Pour éviter d’y retomber, le Cercle de Vienne dégénèreinévitablement en « pragmatisme » (telle est, pense-t-il, la position deSchlick)65.

Tournant le dos à toute philosophie de la subjectivité, le formalismeviennois passe à côté du trait d’acte qui marque les opérations du

logicien. Ce faisant, l’attention est portée exclusivement aux symboles.Or ceux-ci ne sont guère plus, dit le logicien non sans une véhémencebien française, que les traces fugaces que laissent après elles les opé-rations indifférentes de substitution du calcul logique, sans égardpour le sens.

[65] On comprend, précise Cavaillès, non sans une pointe de critique, que cette tendancepragmatiste au cœur du programme soit devenue un pôle attractif pour Charles Morris qu« sous le patronage de Peirce et Mach, jeta les bases d’une collaboration entre les deuxécoles » − c’est-à-dire entre le cercle de Vienne et le pragmatisme américain (CavaillèMéthode axiomatique et formalisme , op. cit., p. 144).

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S’en prenant en n à la technique de représentation des faits pardes symboles, Cavaillès dénonce alors l’illusion descriptive qui entachel’empirisme logique.

D’où trois objections fondamentales à la conception formaliste dusymboliste :

* Comment un système de signes peut-il se clore sur lui-mêmeunitairement s’il ne peut cerner ses objets ? Ceux-ci se trouvant thé-matisés de façon interne par les moyens mêmes du symbolisme, ils nesont pas atteints par l’acte d’une référence. Cavaillès ne peut accepterun symbolisme sans référentialité.

*Dans la mesure où il en résulte un formalisme vide sans

connexion avec le réel, on peut alors se demander comment une ana-lytique purement formelle peut répondre aux exigences d’une logiquede la vérité.

*En n, le formalisme carnapien demeure, en dépit de ses af rma -tions, incapable de rendre compte de l’application des mathématiquesà la physique. Il ne peut que « codi er ce qui a été effectivement réalisédans les écrits des physiciens ». En conséquence, aucun pas n’a étéréellement accompli vers une nouvelle théorie physique66.

Conclusion : on a davantage affaire ici à un programme de « philo-logie scienti que » qu’à un mouvement vers un « fondement logique67 ».C’est dire que logiquement parlant, le formalisme logique n’atteintdonc pas son objectif.

Le mot de « philologie » est ici signi catif d’une attente déçue dephilosophe : la syntaxe formelle est une « sorte de réceptacle videpour toutes les langues ». Cavaillès observe que toujours « la langueunique » se présente nalement comme « une hiérarchie de languesaux syntaxes diverses ». Tel est bien d’ailleurs le « physicalisme » selonNeurath 68. C’est en effet la langue physique qui, selon lui, constituela véritable « langue universelle ». L’idée est ainsi de fondre en unseul programme l’idée wittgensteinienne qu’il n’y a qu’une langue etle thème carnapien opposé qu’il y a autant de langues que de « sys-tèmes de règles de nature déterminée69 ». Cette remarque informative

[66] Cavaillès,Méthode axiomatique et formalisme , op. cit., p. 169.[67]Ibid.[68] Cavaillès, « L’École de Vienne au Cercle de Prague »,op. cit., p. 143.[69]Ibid., p. 142. Cavaillès fait ici explicitement allusion au fameux « principe de tolérance

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tourne en objection dans les écrits ultérieurs : les mathématiques (oula mathématique) étant envisagées comme tous les systèmes formels,l’unité de la science réalisée constitue l’ensemble des syntaxes detous ces systèmes par rapport auquel la physique n’est plus « qu’uncertain système logico-linguistique, privilégié grâce au principe dechoix que constitue l’expérience70 ». Cette phrase laisse entendre ledouble reproche de Cavaillès à l’encontre du formalisme viennois : for-malisme vide sans référence objective et caractère optionnel du choixdes canons logiques auxquels se subordonne le choix conventionneld’une théorie physique, en tant que simple commodité de langage.Dans une « philologie scienti que », on ne fait plus la différence entrela physique dont le langage serait uni ant et la physique en tant quesystème intégré dans une encyclopédie des sciences. Cette indistinc-tion vise spécialement le schéma mouvant d’orchestration des sciencesde Neurath où s’estompe complètement la différence entre des énoncésde base et des énoncés dérivés.

3.4] Quatrième raison : l’esprit des Lumières sociales,ou le style neurathien d’une synopsis

En France, ce n’est pas tant l’héritage comtien du positivisme quia marqué le Cercle de Vienne que les « fondateurs des buts et desméthodes des sciences empiriques » que furent, dit Neurath, entre 1880et 1920, Pierre Duhem et Henri Poincaré, dont les noms rejoignentceux d’une grande famille de théoriciens de la méthode scienti que,parmi lesquels gurent Helmholtz, Riemann, Enriquès, Boltzmann,Einstein, et bien sûr, au centre du tableau, la gure de Mach. Parlerd’in uences françaises est bien trop restrictif. Il faudrait plutôt sug-gérer une contribution française à une constellation de foyers d’idéesen germe, apparues dès la n du XIXe siècle au cœur de l’Europe. Laliste ci-dessus indique que les in uences circulent dans tous les sens. Voudrait-on invoquer la double in uence de Duhem et Poincaré, qu’ilfaudrait commencer par rappeler celle de Mach sur Duhem et duscienti que allemand Hermann von Helmholtz sur Duhem encore,ainsi que sur Poincaré. La dette circule à l’in ni ! C’est d’ailleurs bien

de la syntaxe » qui fonde le choix d’un langage sur la commodité des règles syntaxiquau détriment des « explications philosophiques », et renvoie à Rudolf Carnap,The LogicalSyntax of Language , Londres, Routledge & Kegan Paul, 1937.

[70] Cavaillès,Sur la logique et la théorie de la science , op. cit., p. 33.

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ainsi que le présente la brochure du Manifeste du Cercle de Vienne que nous avons traduite71. D’un lieu à l’autre, Berlin, Prague, Vienne,Paris ou Oxford, passe un même « esprit », mot qui revient plusieursfois dans leManifeste pour expliquer que les in uences convergent.Qu’apportent les Français en particulier à cet « esprit » ? Sous le titrede « Lumières », faisant référence explicitement au XVIIIe siècle fran-çais – on reconnaît là la patte de Neurath –, il faut entendre l’aspectsocial de l’importance donnée au langage des théories scienti ques,du caractère linguistique de la connaissance empirique, de l’utilisa-tion de l’instrument de la nouvelle logique russellienne des relations,du progrès de l’humanité par l’éducation populaire dont les sciences,bien diffusées, sont la promesse. Cela veut dire, l’aspect social de toutcela, mais rien de tout cela en particulier. Ce que Neurath lui-mêmebaptise, dans plusieurs de ses écrits, les « Lumières sociales72 ».

Après la Première Guerre mondiale, il reste quelque chose de cetesprit quand le Cercle de Vienne se retrouve à Paris en 1935. Du côtéautrichien, l’initiative revient à Neurath qui, s’il n’est pas paci stecomme l’a été Carnap dans sa jeunesse, n’en est pas moins atteléà l’énorme projet d’une « encyclopédie internationale de la science

unitaire ».C’est cet esprit éminemment « social » de l’empirisme scienti queou logique présenté au public français qui a frappé l’Américain d’ins-piration marxiste John Somerville, dans son témoignage paru dansle Journal of Philosophy73. Sensible à la tonalité méthodologique etantimétaphysique du slogan « d’unité de la science » qui lui paraissaitrejoindre le pragmatisme américain, il y relève également l’importancedes références de Neurath aux Lumières du XVIIIe siècle français. Parces références qu’il est alors seul à faire, y compris, de son propre aveu,

aux planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qu’il consulteavec enthousiasme, Neurath tend la main vers la France autant qu’ilse démarque d’ailleurs de ses coéquipiers viennois.

[71] Soulez (éd.),Manifeste du Cercle de Vienne , op. cit.[72] «Soziale Aufklärung » : expression allemande que l’on trouve largement utilisée dans dif-

férents écrits, notamment réunis dans Otto Neurath,Empiricism and Sociology , Dordrecht-Boston, Reidel, 1973. Elle entre même dans le titre d’un texte court de 1933 sur la« méthode viennoise » de la statistique par l’image (Bildstatistik ) développée par Neurath.

[73] John Somerville, « The Social Ideas of the Wiener Kreis’s International Congress in Pa Journal of Philosophy , 33, 1936, p. 295-301.

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Cet intérêt pour les Lumières françaises est ancien chez Neurath etn’a pas reçu toute l’attention qu’il mérite. Nous pensons qu’il s’expliqued’abord par la réception autrichienne d’idées plus récentes qui ont ali-menté un certain rationalisme européen d’avant la Première Guerremondiale, comme celles de Couturat et des collaborateurs de Lalande,mais pas seulement. Une chose apparaît avec évidence à celui quifeuillette les actes de 1935. Sous le thème de « l’unité de la science »,Neurath propulse son programme encyclopédique : réaliser, grâce àla logique russellienne, l’idéal leibnizien. Du moins est-ce ainsi queRussell résume ses impressions après le congrès : « Si Leibniz avaitété vivant, déclare-t-il, […] il aurait écrit la totalité de l’encyclopédierevendiquée par Neurath. »

Reportons-nous à l’historique que Neurath fait lui-même de sonidée d’encyclopédie74. Dans ses mémoires, Neurath rappelle volontierssa fascination d’enfant pour les scènes qui, en montrant des images,donnent à voir une progression dans le savoir, informent celui quiregarde. Il est ainsi passé de la passion des hiéroglyphes égyptiens auxplanches visuelles des encyclopédistes français auxquelles il reconnaîtavoir voué un véritable culte. Faisant état de son développement intel-

lectuel « en direction d’une vue scienti que compréhensive », il cite sesinspirateurs : Mach et Poincaré en tête, à côté d’un mathématicien quia spécialement compté dans sa vie personnelle, Gregorius Itelson75.

Très paradoxalement, on peut dire que c’est par son attachement àl’esprit des Lumières françaises que Neurath semble le plus étrangerà la philosophie française des années 1930, quoiqu’il trouve, dit-il en1937, en Lalande avec sonVocabulaire de la philosophie un allié avecl’œuvre duquel le projet d’encyclopédie pourrait être relié76. C’est bien

[74] Otto Neurath, « Enzyklopädie des Wissenschafftlichen Empirismus »,Scientia, 262,1937. Traduit en français sous le titre « La nouvelle encyclopédie de l’empirisme scienque »,in Robert S. Cohen & Marie Neurath (eds.),Philosophical Papers 1913-1946 : Witha Bibliography of Neurath in English, Dordrecht, D. Reidel Publishing Company, 1983.

[75] Mathématicien et logicien d’origine russe que Neurath rencontra assez tôt à Berlin. Ole trouve également cité dansLe Vocabulaire technique de la philosophie de Lalandecomme celui qui est le premier à avoir proposé, au IIe congrès de philosophie de Genèveen 1904, le terme de « logique algorithmique » d’un commun accord avec Lalande etCouturat, mais en réalité, écrit Couturat dans son compte rendu de ce congrès, « sansentente ni communication préalable ». Voilà « l’esprit », un consensus implicite.

[76] Voir Neurath « Enzyklopädie des Wissenschafftlichen Empirismus », p. 196 et 198. Voen particulier la note 1 à propos de ceux qui suivent ce courant d’idées en France : non

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universalis »79. Notons que c’est précisément à cet « humanisme de laphilosophie bourgeoise des Lumières » dont se servent, écrit-il encore,les partisans du « cosmopolitisme prolétarien », qu’Otto Bauer s’opposedans son livre La Question des nationalités et la social-démocratie80.

Justement et contrairement à l’idée anti-Lumières d’une « commu-nauté de culture et de destin » (Otto Bauer)81, la science semble appar-tenir à tous et n’être le privilège d’aucun. Ce présupposé court à traversles écrits du Cercle de Vienne. Il est vrai que dans un premier temps,Neurath espérait s’appuyer sur le pouvoir d’uni er qui revient auximages – par opposition, aimait-il à dire, aux « mots [qui] divisent » – pour montrer « l’Autriche aux Autrichiens ». Par ces mots, Neurathcaractérise la vocation du Musée social et économique fondé à Vienne en1925 qu’il dut ensuite, à cause de l’Anschluss, déménager en Hollandepuis en Angleterre. Mais c’était un premier pas vers une forme d’inter-nationalisation de la culture scienti que réalisable par son encyclopédie.

D’après Bauer, plus réceptif à une conception nationale du langagedes sciences comme celle de Duhem – maintes fois cité en couple avecPoincaré comme l’inspirateur français du Cercle de Vienne –, fairede la « nation » un postulat « méthodologique » pour une communauté

de culture est loin d’être illégitime, mais à la condition que l’on évitede verser dans un nationalisme dangereux, c’est-à-dire que « l’ondépouille le caractère national de son apparence de substance82 ».

Pour Duhem, et dans le domaine même des sciences physiques, ilsemble bien y avoir en effet une conception, une « langue » françaisede la science, qui se distingue de l’anglaise. Il explique ainsi la prédi-lection française pour les systèmes logiques dont doit être distingué,dit-il, le goût, pour ne pas dire les talents spéciaux, des Anglais pourle calcul algébrique83. Serait-ce la raison pour laquelle les logiciens,

[79] Sur cette conception leibnizienne, voir Heinrich Scholz,Esquisse d’une histoire de lalogique [1931], trad. de l’all. par Jan Sebestik, Paris, Aubier, 1968.

[80] Otto Bauer,La Question des nationalités et la social-démocratie[1924], 2 vol., Paris,Arcantère, Montréal, Guérin, 1987.

[81] Expression caractéristique de Bauer que l’on trouve notamment dans le chapitre 1 intit« Nation », du volume 1 du livre cité ci-dessus.

[82] Voir Bauer,La Question des nationalités et la social-démocratie , op. cit., ainsi que sapréface à la seconde édition, datée du 4 avril 1924.

[83] Bauer a consulté l’édition allemande, parue à Leipzig en 1908 dans une traduction deFriedrich Adler, de laThéorie physique de Duhem (1906). Cette précision est rappelée

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plus linguistes, sur le sol français, plus algébristes sur le sol anglais,auraient fait moins bon accueil au Cercle de Vienne dans les années1930 ? Il n’empêche, dit encore Bauer84 toujours en recourant à l’auto-rité de Duhem, « la même théorie de la relativité s’est imposée à laphysique de toutes les nations ».

Pour revenir à ce projet d’encyclopédie qui tenait tant à cœur àNeurath, nous avons compris que le congrès appelé à se détermi-ner sur lui en septembre 1935 devait en réalité lui servir de trem-plin. Mais les choses ne se passèrent pas tout à fait comme prévu, àen juger par l’étroitesse du chapeau « Unité de la science » utilisé en193785. Tout se passe comme si de congrès en congrès, le projet avaiten quelque sorte reculé. Qu’à cela ne tienne ! Neurath en avait faitd’abord part très tôt à Einstein et Hans Hahn ainsi qu’à Carnap etFrank. Encouragé par la visite qu’il t du Mundaneum Institute deLa Haye, il voulut ensuite concrétiser son projet en créant en 1936un département de ce Mundaneum sous le nom de Unity of ScienceInstitute. Loin de renoncer à sa grande encyclopédie à laquelle ilcompte ajouter maintenant un thesaurus visuel du genre de ce queDiderot et d’Alembert avaient réalisé avec leurs planches, Neurath

n’a de cesse d’aller de l’avant, fasciné par l’idée d’une «Uebersicht in Bilder »86 qu’il s’agirait d’adjoindre à l’encyclopédie, ce qu’il appellealors un «Isotype Thesaurus ».

L’élan en 1937 n’est donc pas brisé, bien au contraire. Il étaitd’ailleurs prévu en 1937 que le comité exécutif du département duMundaneum, créé en 1936, s’occupe désormais avec Frank et Morrisde cet Institute for the Unity of Science, doublé d’un comité d’organi-sation de l’Encyclopédie internationale des sciences uni ées composéde Neurath, Carnap, Joergensen, Morris encore, et Rougier, avec, pourla partie des congrès internationaux, Susan Stebbing. Une correspon-

dans Soulez (éd.),Manifeste du Cercle de Vienne , op. cit., à propos des inuencesfrançaises qui se sont exercées dès 1900 à Vienne.

[84]La Question des nationalités et la social-démocratie , op. cit., p. 24-25.[85] Karl Popper a raconté le clash qui s’est produit à Paris en 1935 lorsque Neurath a

proposé son projet international d’unité de la science, auquel lui-même, Popper, necroyait pas (voirConjectures et réfutations[1963], Paris, Payot, 1985, chap. 11,section 4, n. 44).

[86] À en croire Marie Neurath, qui nous cona cela dans un entretien qu’elle nous accordà son domicile londonien, peu avant sa mort.

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Anton ia Soulez • La réception du Cercle de Vienne aux congrès de 1935 e t 1937 à Par is ou le « style Neurath »

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C’est sans doute cette version singulière d’une encyclopédiecomprise comme immense ensemble terminologique à vocation édu-cative, et de caractère programmatique, qui passa le moins facilementchez nous. Car tout pénétré des Lumières françaises qu’il fût, il s’ymêlait un point de vue d’utopie caractéristique de l’ingénierie socialede source plutôt autrichienne. Neurath a ici en effet un prédécesseurqu’il invoque volontiers : Josef Popper-Lynkeus.

Quelqu’un qui a bien compris l’importance de l’héritage decet « esprit d’utopie pratique » est l’historien américain WilliamJohnston92 qui rapproche également Neurath du fondateur du sio-nisme Theodor Herzl93. Autant de gures représentatives, dit-il, du« don autrichien pour les pensées totalisantes » qui faisait « rêvercomme veiller » les Autrichiens de l’entre-deux-guerres d’un systèmesocial économiquement et juridiquement rationnel. Dans la mêmeveine, et même à l’une de ses origines typiquement autrichiennes,se tient le fameux Popper-Lynkeus, ingénieur, savant et économiste,auteur des Fantaisies d’un réaliste94 dont la rencontre t tant d’im -pression à Freud qu’elle lui suggéra sa théorie de la déformationdans le rêve95.

4] En conclusion : Neurath et CouturatPour les raisons que nous avons indiquées, nous dirions que l’homo-

logue français de Neurath est notre Couturat plutôt que Lalande ouRougier. Ce que Russell a déclaré au congrès de 1935 aurait pu êtrerappelé au même congrès à propos de Couturat disparu vingt ansplus tôt. Ils ont en commun un espérantisme plus linguistique quelogique. Et c’est d’une langue auxiliaire arti cielle comme l’ido quel’encyclopédie dont le « jargon universel » devait servir d’interlingua aux et entre scienti ques, est le plus proche. Disons que dans leurlogico-linguisticisme, c’est le dosage du linguistique et du logique quiles distingue. Couturat tenait à concilier la « raison logique » avec la« raison linguistique », comme le lui reproche d’ailleurs Antoine Meilletdans la séance du 25 janvier 1912 de la Société française de philoso-

[92] William Johnston,L’Esprit viennois, Paris, PUF, 1972, p. 233.[93]Ibid., chapitre 13.[94] Josef Popper-Lynkeus,Fantaisies d’un réaliste [1899], Paris, Gallimard, 1987.(Ndé.) [95] Sigmund Freud,Résultats, idées, problèmes II [1921-1938], Paris, PUF, 1985.

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Anton ia Soulez • La réception du Cercle de Vienne aux congrès de 1935 e t 1937 à Par is ou le « style Neurath »

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Concernant le sens du mot « langue », pour revenir à cette dif cultésoulevée par Vendryes, si l’on suit l’évolution des langues naturelles,c’est plutôt vers des logiques que vers une logique (de l’esprit, ditCouturat, par opposition au cœur) que l’on s’achemine. Par ailleurs leprincipe d’économie logique ne semble guère respecté et heureusementpar les langues particulières en évolution. Comment une langue inter-nationale qui serait construite à partir d’elles pourrait-elle réaliserl’idéal logique recherché ?

Le problème de « langue » se répercute dans la traduction. Et leCercle de Vienne à Paris en 1935 et 1937 fut également un problèmede traduction. Il y avait en effet à Vienne une façon très différente decomprendre le rapport entre langue arti cielle et langue naturelle,par rapport à celle qui prévalait dans l’esprit de nos « philosophes dela structure logique du langage ». En France, par « langue naturelle »,on entendait, en grammairien, les différentes langues particulières,non exactement ce qu’un Anglais ou un Autrichien comprenait par« langue naturelle ou ordinaire » par opposition à « langue construite »ou en tout cas un langage technique d’experts100. Cette différence quipasse pour nous entre des communautés nationales, pour les Anglaiset les Autrichiens, entre un registre d’usage de la langue et un autre,fait que la version linguistique d’un idéal logique ne coïncide pasabsolument avec la version symbolique du même idéal.

La raison pour laquelle Couturat aurait été le meilleur public duCercle de Vienne en 1935 et 1937 pourrait être sa façon, peu suiviepar les linguistes français, de se réclamer de Russell en matière de« structure logique du langage ». L’ironie de l’histoire est ici que cetrait que constitue la différence (nationale) entre « langue » et « lan-gage » pour nous – différence que les mots «language » en anglais ou«Sprache » en allemand ne savent pas rendre – est sans doute uneraison profonde pour laquelle « l’esprit » du Cercle de Vienne n’a passouf é chez nous comme à Vienne.

Comme l’a écrit Frege, la logique se heurte parfois aux possibilitésinépuisables de la langue. Si la logique cherche à remédier à cer-

naturalism in the Vienna Circle’s protocol sentence debate , Amsterdam-Atlanta, Rodopi,1992, p. 260.

[100] Encore faut-il, semble-t-il, distinguer entre langage ordinaire pour un Anglais, et langnaturel pour un Autrichien de l’époque. La première expression s’oppose au langage dl’expert, la seconde au langage construit ou articiel. L’enjeu ethnopolitique n’est pas le mê

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’épistémologie française, 1830-1970

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taines inadéquations de la langue naturelle qui n’est en effet d’aucunsecours pour elle, elle se trouve aussi parfois incapable de restituer desnuances qui sont au cœur d’une langue. Frege n’a-t-il pas fait appelau sens de la langue allemande pour comprendre la différence entrel’article dé ni qui fait savoir qu’il s’agit d’un objet et l’article indé niqui accompagne un terme conceptuel ? C’est qu’il y voyait l’expressiond’une « différence réelle101 » susceptible d’être comprise par l’humanitéentière en dépit de la multiplicité des langues102.

On voit ici au contraire que notre nuance française entre langagecomme moyen d’expression en général et langue particulière nousa caché l’opposition anglo-allemande entre langage naturel103, c’est-à-dire usuel, et langage arti ciel, c’est-à-dire construit et savant.« L’idéal logique » ne peut donc pas avoir le même sens quand on leplace à l’horizon des langues particulières et quand on le construit àl’encontre de la langue naturelle jugée défectueuse.

[101] Gottlob Frege,Écrits logiques et philosophiques [1892], Paris, Seuil, 1971.[102] Voir la note de Frege, dans l’article « Concept et objet » (Frege,Écrits logiques et

philosophiques, op. cit., p. 131), qui semble aller contre ce qu’on appelle aujourd’hui leprincipe quinien de « l’indétermination de la traduction ». En dépit du fait, écrit-il, que nseulement « un mot ne peut jamais être rendu avec exactitude dans un autre langage » eque, même plus grave, « jamais, dit-on, le même mot n’est compris de la même manièrpar les locuteurs d’une même langue », Frege insiste sur la possibilité de trouver un « élémcommun en diverses expressions [le sens], et dans le cas des propositions, la pensée »L’humanité, dit-il, possède en commun un trésor de pensées. La logique a à les reconnaîsous les différentes langues comme sous différents vêtements.

[103] Bien qu’il faille distinguer encore entre «ordinary language » et «Umgangssprache »,voir ci-dessus.

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Sandra Laugier • Duhem, Meyerson et l’épistémologie américaine postpositiviste

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C’est alors que Quine renvoie à Duhem, et non pas aux célèbresparagraphes sur la réfutation et l’expérience cruciale, mais à la cri-tique de la méthode newtonienne6. Quine reprend moins le détailde l’argumentation de Duhem contre la réfutation que la philoso-phie générale de La Théorie physique, en particulier l’impossibilitéde concevoir des faits indépendamment de toute conceptualisation.« Une expérience de physique », dit Duhem, est « tout autre chose quela simple constatation d’un fait. Ce que le physicien énonce commele résultat d’une expérience, ce n’est pas le récit des faits constatés ;c’est l’interprétation de ces faits7. » Leur certitude « demeure toujourssubordonnée à la con ance qu’inspire tout un ensemble de théories8 ».Meyerson avait repris ce point : « Il est, comme l’a dit fort justementDuhem, impossible de comprendre la loi, impossible de l’appliquer, sion n’a pas fait ce travail d’abstraction scienti que, si l’on ne connaîtpas les théories qu’elle suppose9. »

Or c’est cela précisément qui intéresse Quine. Les énoncés d’ex-périence, indépendants de tout contexte théorique, sont un mytheépistémologique. « Les énoncés, à l’exception de quelques pièces decollection pour épistémologue, sont reliés de façon seulement détour-née avec l’expérience10. » Le point était clairement relevé chez Duhem :« Une expérience de physique, c’est l’interprétation [des faits], c’est leurtransposition dans le monde idéal, abstrait, symbolique, créé par lesthéories qu’il regarde comme établies11. »

La critique de la réfutation et le « problème de Duhem » ne sontqu’une conséquence méthodologique de cette position philosophique,reprise par Meyerson12. Aucun énoncé n’est immédiatement réfutable,car il n’y a pas d’énoncé qui soit purement d’expérience : les énoncés ditsd’expérience sonttheory-laden. Une expérience récalcitrante ne suf t

donc pas à rejeter une théorie13

. Croire qu’une proposition théorique est[6] Pierre Duhem,La Théorie physique [1914], Paris, Vrin, 1981, p. 303-328.[7]Ibid., p. 239.[8]Ibid., p. 246.[9] Émile Meyerson, Identité et réalité[1908], Paris, Félix Alcan, 1912, p. 21.[10] Willard Van Orman Quine,Méthodes de logique[1950], trad. Maurice Clavelin, Paris,

Armand Colin, 1972, p. 12.[11] Duhem,La Théorie physique , op. cit., p. 140.[12] Émile Meyerson,Du cheminement de la pensée , Paris, Félix Alcan, 1931, p. 125.[13] Duhem,La Théorie physique , op. cit., p. 280.

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réfutée quand une prédiction dérivée avec son aide n’est pas réalisée,c’est croire que cette proposition affronte l’expérimentation isolément.Or, pour déduire la prédiction aussi bien que pour monter l’expérimen-tation ou interpréter son résultat, le physicien « ne se borne pas à faireusage de la proposition en litige », mais d’autres propositions.

La prévision du phénomène ne découle pas de la proposition liti-gieuse prise isolément, mais de la proposition litigieuse jointe à toutcet ensemble de théories ; si le phénomène prévu ne se produit pas,ce n’est pas la proposition litigieuse seule qui est mise en défaut, c’esttout l’échafaudage théorique dont le physicien a fait usage14.

L’idée duhémienne, selon laquelle une expérience négative neconduit pas à rejeter une théorie, fréquemment reprise et exploitéechez les postpoppériens15, est développée dans l’épistémologie de Quinesous la forme d’une position discutée, le holisme épistémologique. Onen trouve une formulation explicite dansMethods of Logic: « Des énon-cés proches de l’expérience et apparemment véri és par les expériencesappropriées peuvent à l’occasion être abandonnés, fût-ce en plaidantl’hallucination16. » Cela rejoint certaines remarques de Duhem.

Lorsque l’expérience est en désaccord avec ses prévisions, ellelui apprend que l’une au moins des hypothèses qui constituent cetensemble doit être modiée ; mais elle ne lui désigne pas celle quidoit être changée17.

On peut toujours préserver la vérité d’un énoncéquoi qu’il arrive ;et à l’inverse, il n’y a pas d’énoncés non révisables. Les liens logiquesentre énoncés rendent tout énoncé, même « central », vulnérable àl’expérience. « La réévaluation de certains énoncés entraîne la rééva-luation d’autres, à cause de leurs interconnexions logiques – les lois

logiques étant simplement certains énoncés de plus dans le système,certains éléments de plus dans le champ18. »

[14] Duhem,La Théorie physique , op. cit., p. 280-281.[15] Imre Lakatos, « Falsication et méthodologie »,in Imre Lakatos,Histoire et méthodologie

des sciences. Programmes de recherche et reconstruction rationnelle [1986], Paris, PUF,1994, p. 1-146.

[16] Willard Van Orman Quine,Méthodes de logique[1950], trad. Maurice Clavelin, Paris,Armand Colin, 1972, p. IV.

[17] Duhem,La Théorie physique , op. cit., p. 284.[18] Quine,From a Logical Point of View , op. cit., p. 42.

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Il n’y a aucune place privilégiée à l’intérieur du schème concep-tuel. Un énoncé, même occupant une place tout à fait centrale dansle système, peut être mis en question ; c’est le cas des lois logiques19,qui, malgré leur « position décisive », pourraient être révisées, s’il enrésultait une simpli cation indispensable à la survie du système. Onpeut là encore citer Duhem : des principes apparemment immuableset nécessaires de la physique, même impossibles à atteindre par lecontrôle expérimental direct, peuvent être ébranlés dans le cours del’évolution de la science.

Ce jour-là, quelqu’une de nos hypothèses qui, prise isolément, déait

le démenti direct de l’expérience, s’écroulera, avec le système qu’elleportait, sous le poids des contradictions inigées par la réalité auxconséquences de ce système pris dans son ensemble20.

On trouve l’écho de ce passage chez Quine, dans la métaphoredu « champ de forces » représentant la science totale21, où les énon-cés affrontent l’expérience, à la périphérie, pour en redistribuer lesconséquences à l’intérieur. Il n’y a pas de rupture entre périphérieet centre, seulement des degrés, toujours provisoires et jamais mesu-rables, de proximité à l’expérience : et c’est précisément sur ce point

que s’accomplit la rupture de Quine avec l’épistémologie viennoise.Or cette théorie gradualiste, inspirée de Duhem, a un secondaspect : les transformations du système, même radicales, sont lentes,graduelles. Le changement conceptuel, même important, peut s’ef-fectuer sans rupture. Cette vision de l’évolution de la science est lemeilleur moyen d’éviter à Quine, comme à Duhem, l’accusation deconventionnalisme. La convention ne saurait présider au changementscienti que, parce qu’il ne peut y avoir, dans l’évolution de la science,de décision arbitraire d’un changement d’ensemble. C’est bien ce quesemble énoncer Duhem : « Au cours de ce long et laborieux enfante-ment, nous pouvons suivre les transformations lentes et graduellespar lesquelles le système théorique a évolué ; mais, à aucun moment,nous ne pouvons saisir une création soudaine et arbitraire d’hypo-thèses nouvelles22. »

[19] Voir Sandra Laugier,L’Anthropologie logique de Quine , Paris, Vrin, 1992.[20] Duhem,La Théorie physique , op. cit., p. 328.[21] Quine,From a Logical Point of View , op. cit., p. 42.[22] Duhem,La Théorie physique , op. cit., p. 384.

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’épistémologie française, 1830-1970

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Le holisme est, chez Quine, une arme à double tranchant. Touténoncé peut être révisé, mais, à l’inverse, n’importe quel énoncé peutêtre conservé. On peut citer à ce propos encoreMethods of Logic:

Notre système d’énoncés bénécie, vis-à-vis de l’expérience, d’unetelle marge d’indétermination que de vastes domaines de lois peuventfacilement être tenus pour exempts de révision par principe. Nouspouvons toujours nous tourner vers d’autres secteurs du système lorsquedes révisions sont imposées par des expériences inattendues23.

C’est parce qu’une révision n’est jamais ponctuelle, mais « systéma-tique », qu’elle doit opérer des choix et assurer ce que Quine appelle des

« priorités ». Il n’y a de sens à réviser le système que si on s’en tient, àchaque étape intermédiaire de l’évolution de la science, aux révisionsqui en assurent la survie. Il existe des priorités (dit Quine) et desconditions (dit Duhem) qui décident de la place d’une hypothèse dansle système. Bref, on choisit de manière pragmatique 24 les révisionsqui dérangent le système le moins possible, sauf si une révision plusimportante apporte d’autres avantages en matière de simpli cation .

C’est en faisant référence à Duhem que Quine produit son af rma-tion la plus instrumentaliste, proche des thèses philosophiques de la

première partie de La Théorie physique, selon lesquelles la théorie phy-sique n’est pas une explication, mais une représentation symbolique :après avoir rappelé la métaphore de Neurath (« Nous sommes commedes marins qui doivent reconstruire leur bateau en pleine mer »), qu’onpourrait rapprocher de certaines métaphores duhémiennes, il ajoute :

Nous pouvons améliorer notre schème conceptuel, petit à petit, encontinuant à en dépendre pour nous soutenir ; mais nous ne pouvonsnous en détacher pour le comparer en toute objectivité avec une réa-lité non conceptualisée. Il est donc dénué de sens de s’enquérir del’adéquation absolue d’un schème conceptuel comme miroir de laréalité. Notre critère, pour évaluer des changements fondamentauxdans le schème conceptuel, doit être, non un critère réaliste de corres-pondance avec la réalité mais un critère pragmatique25.

Quine conclut avec un appel à « l’économie conceptuelle » qui renvoieà la fois à Duhem et à Mach. La justi cation première du holisme est

[23] Quine,Méthodes de logique , op. cit., p. III.[24] Quine,From a Logical Point of View , op. cit., p. 79.[25]Ibid.

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le conservatisme ou, pour parler en termes plus naturalistes, la surviedu schème conceptuel. « Si une révision de notre système d’énoncéss’impose, nous préférons une révision qui dérange le système le moinspossible26. »

C’est aussi le sens de la métaphore de Neurath : « Notre bateaureste à ot parce qu’à chaque modi cation, nous en conservons l’es-sentiel27. » Ce conservatisme est aussi ce qui dé nit l’histoire dessciences chez Duhem, « le travail séculaire qui a élaboré les théoriesphysiques28 ».

L’histoire nous montre qu’aucune théorie physique n’a jamais été créée

de toutes pièces. La formation de toute théorie physique a procédépar une suite de retouches qui graduellement ont conduit le systèmeà des états plus achevés ; et en chacune de ces retouches, la libreinitiative du physicien a été conseillée, soutenue, guidée, parfois impé-rieusement commandée par les circonstances les plus diverses, par lesopinions des hommes comme par les enseignements des faits. Unethéorie physique n’est pas le produit soudain d’une création ; elle est lerésultat lent et progressif d’une évolution29.

Cet évolutionnisme continuiste est particulièrement perceptibledans l’œuvre d’historien des sciences de Duhem. On sait comment,au début du livre 7 du Système du monde30, il prétend que les chan-gements « révolutionnaires » de la période du XVIe-XVIIe siècle sontle produit d’une lente évolution, dont les héros de la science classique,Galilée et autres, n’auraient été que « les continuateurs, voire les pla-giaires ». Sans commenter un tel jugement, on pourra remarquer latonalité duhémienne du Quine deWord and Object, quelques annéesaprès « Two dogmas of empiricism »31 :

Nos mots continuent à faire à peu près sens à cause de la continuité

du changement de théorie ; nous modions l’usage assez graduel-lement pour éviter la rupture. Notre bateau reste à ot […]. Nos mots

[26]Ibid.[27] Willard Van Orman Quine,Word and Object , Cambridge (MA), MIT Press, 1960,

p. 4 (trad. Joseph Dopp & Paul Gochet,Le Mot et la chose , Paris, Flammarion, 1977).[28] Duhem,La Théorie physique , op. cit., p. 252.[29]Ibid., p. 391.[30] Pierre Duhem, Le Système du monde (10 vol.), Paris, Hermann, 1913-1959. (Anastasios

Brenner en a publié un abrégé indispensable :L’Aube du savoir , Paris, Hermann, 1997.)[31] Quine,Word and Object , op. cit., p. 4.

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continuent à avoir un sens acceptable à cause de la continuité duchangement de théorie.

Ce conservatisme n’exclut pas les changements radicaux dansle schème conceptuel. Quine étend encore au schème conceptuel, àla science prise comme instrument global d’adaptation, ce que ditDuhem : des principes apparemment immuables et nécessaires de laphysique, même impossibles à atteindre par le contrôle expérimentaldirect, peuvent être ébranlés dans l’évolution de la science. « Ce jour-là, quelqu’une de nos hypothèses […] s’écroulera32. »

Le modèle quinien de l’évolution de la science, à la fois conservateur

et révolutionnaire, se trouve en fait déjà esquissé au chapitre 6 deLaThéorie physique.La science physique, c’est un système que l’on doit prendre tout entier ;c’est un organisme dont on ne peut faire fonctionner une partie sansque les parties les plus éloignées de celle-là entrent en jeu, les unesplus, les autres moins, toutes à quelque degré33.

Dans cette perspective, si l’on revient à « Two dogmas of empi-ricism », on ne saurait qu’être surpris de la présence de la seconderéférence française, à Meyerson : le holisme épistémologique, l’im-possibilité af rmée par Quine de déterminer l’adéquation de notreschème conceptuel à la réalité, semble peu compatible avec la phi-losophie d’Identité et réalité. Certes, Duhem n’exclut pas l’idée d’unordre ontologique :

Ainsi, la théorie physique ne nous donne jamais l’explication deslois expérimentales ; jamais elle ne nous découvre les réalités qui secachent derrière les apparences sensibles ; mais plus elle se perfec-tionne, plus nous pressentons que l’ordre logique dans lequel elle

range les lois expérimentales est le reet d’un ordre ontologique34

.Mais il est clair que cette position n’est pas celle de Quine. L’idéed’une « réalité cachée derrière les apparences sensibles » est très éloi-gnée de sa perspective, précisément à cause de son interprétation duproblème ontologique. Vers la n de « On what there is », Quine suggé-rait que les ontologies d’objets physiques ou mathématiques sont des

[32] Duhem,La Théorie physique , op. cit., p. 328.[33]Ibid., p. 285.[34]Ibid., p. 35.

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Sandra Laugier • Duhem, Meyerson et l’épistémologie américaine postpositiviste

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« mythes35 » : « Le mythe des objets physiques s’est avéré plus ef caceque d’autres comme moyen d’intégrer une structure maniable dansle ux de l’expérience36. »

Il y a là une conception clairement instrumentaliste de l’ontologie(on pourrait, là encore, remonter à Mach, ainsi qu’à Carnap) :

Les objets physiques sont importés au plan conceptuel dans la situa-tion en tant qu’intermédiaires commodes – non pas dénis en termesd’expérience, mais simplement commeposits, comparables au planépistémologique aux dieux d’Homère37.

Peut-être la référence à Meyerson n’est-elle cependant pas anodine,

et Quine plus sérieux qu’on l’imagine, lorsqu’il reprend à son compte38

l’énoncé d’Identité et réalité , « l’ontologie fait corps avec la science elle-même et ne peut en être séparée ». Voyons plus précisément dansquel contexte intervient la référence : Quine af rme la continuité desquestions ontologiques et des questions de la science naturelle. Leproblème ontologique, chez Quine, n’est pas de savoir ce qui existe,mais de connaître la portée ontologique de nos discours – de savoir ceque nous disons exister. L’ontologie n’a donc pas pour tâche chez Quinede déterminer ce qui est. « Ce qui est en considération n’est pas l’état

de choses ontologique, mais les engagements ontologiques d’un dis-cours39. » La question ontologique se déplace : « Nous sommes passés àprésent à la question de […] ce qu’une théoriedit exister40. » Pour savoir« ce qui existe », ce n’est pas à l’ontologie qu’il faut s’adresser, c’est à lascience. Ce qui existe c’est ce que la science, dans son ensemble, « ditexister ». Et comme la seule réponse possible à la question ontologiqueest dans (within) la science, l’épistémologie s’identi e chez Quine àl’ontologie. La citation de Meyerson intervient alors, paradoxalement,pour dé nir ce naturalisme de Quine, selon lequel il n’y a pas de

différence fondamentale entre la tâche de la philosophie et celle de la

[35] Willard Van Orman Quine, « On what there is »,Review of Metaphysics, 2(5), 1948,p. 21-36. Reprisin Quine,From a Logical Point of View , op. cit., p. 19.

[36] Quine,From a Logical Point of View , op. cit., p. 44.[37]Ibid.[38]Ibid., p. 45.[39]Ibid., p. 103.[40] Willard Van Orman Quine,Ontological Relativity , New York, Columbia University Press,

1969, p. 93 (trad. Jean Largeault,Relativité de l’ontologie et autres essais, Paris, Aubier,1977).

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La critique de la notion d’observation, qui est aussi une critique dela « méthode expérimentale » à la Claude Bernard, fournit à Duhemune occasion d’introduire un concept curieux de traduction.

Le développement mathématique d’une théorie physique ne peut sesouder aux faits observables que par une traduction. Pour introduiredans les calculs les circonstances d’une expérience, il faut faire une ver-sion qui remplace le langage de l’observation concrète par le langagedes nombres ; pour rendre constatable le résultat que la théorie prédità cette expérience, il faut qu’un thème transforme une valeur numé-rique en une indication formulée dans le langage de l’expérience50.

Il y a deux traductions opérées par le travail de la théorie : la ver-sion, qui fait passer de l’observation à sa traduction « en nombres »,et le thème, qui fait apparemment l’inverse, « faire correspondre àce nombre un fait concret et observable ». Mais il ne s’agit pas d’unsimple aller-retour : chacune de ces traductions est soumise à indé-termination. Seulement, il ne s’agit pas d’une indétermination théo-rique à la Quine (de la multiplicité des interprétations possibles d’unmême donné). La première traduction (version) est une traductionen nombres des chosesconcrètes – « Un appareil de compression, un

thermomètre, sont des choses que le physicien manipule dans sonlaboratoire », pas des nombres. C’est ce passage de la chose au langagemathématique que Duhem nomme traduction. Duhem continue cequi n’est plus une métaphore : « Mais qui traduit, trahit ;traduttore,traditore ; il n’y a jamais adéquation complète entre les deux textesqu’une version fait correspondre l’un à l’autre51. »

Il n’y a pas indétermination d’une interprétation théorique à uneautre, ou équivalence empirique des théories comme dans le jar-gon contemporain, mais un problème fondamental. « Entre les faits

concrets tels que le physicien les observe, et les symboles numériquespar lesquels les faits sont représentés dans les calculs du théoricien,la différence est extrême52. »

C’est cette différence qui introduit la distance entre la théorie etl’expérience, dont la sous-détermination épistémologique n’est qu’uneconséquence nalement triviale. Qu’une expérience ne puisse porter

[50] Duhem,La Théorie physique , op. cit., p. 199.[51]Ibid.[52]Ibid.

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traduction des propriétés physiques en symboles représentatifs, puiscomme formulation des hypothèses, lesquelles « ne prétendent en aucunefaçon énoncer des relations véritables entre les propriétés réelles descorps », et peuvent « être formulées de manière arbitraire » : « Les gran-deurs sur lesquelles portent ses calculs ne prétendent point être desréalités physiques ; les principes qu’il invoque dans ses déductions ne sedonnent point pour l’énoncé de relations véritables entre ces réalités57. »

On voit que dans les trois étapes de la constitution de la théoriephysique, la traduction des données physiques en théorie aboutit àun système formel indépendant de son point de départ (conclusionreprise par Moritz Schlick, avant Carnap, dans son AllgemeineErkenntnislehre58). La quatrième étape introduit le thème par oppo-sition à la version :

Les diverses conséquences que l’on a ainsi tirées des hypothèsespeuvent setraduireen autant de jugements portant sur les propriétésphysiques des corps ; les méthodes propres à dénir et à mesurer cespropriétés physiques sont comme le vocabulaire, la clé qui permet defaire cette traduction59.

C’est donc ici qu’apparaît le deuxième concept de traduction, la

traduction de la théorie en expérience. Il se présente chez Duhemcomme l’inverse du travail premier de traduction :Si l’on se donne d’une manière concrète les conditions d’une expé-rience, on ne pourra pas les traduire par un fait théorique déterminésans ambiguïté ; on devra leur faire correspondre tout un faisceau defaits théoriques, en nombre inni60.

Une fois que le développement mathématique de la théorie estaccompli, on obtient un second faisceau de faits théoriques qui « nepeuvent servir sous la forme même où nous les obtenons61 ». Dans uneformule remarquable, Duhem donne un raccourci de sa conception :« Alors nous connaîtrons vraiment le résultat que la théorie assigneà notre expérience62. » Pour savoir ce quedit la théorie, il faut la

[57]Ibid., p. 51.[58] Berlin, Springer, 1918.[59] Duhem,La Théorie physique , op. cit., p. 25.[60]Ibid., p. 202.[61]Ibid., p. 203.[62]Ibid.

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’épistémologie française, 1830-1970

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peuvent donc être comprises comme des conclusions inférées de loisexpérimentales. Plus précisément, et c’est là le véritable fondement dela critique de l’induction, si Newton a (pense avoir) effectué une géné-ralisation à partir des lois de Kepler, c’est qu’il a traduit ces loisdansson langage. « Pour qu’elles acquièrent cette fécondité, il faut qu’ellessoient transformées74. » Les lois de Kepler acquièrent donc, une foisutilisées ou « traduites symboliquement » dans le cadre conceptuel deNewton, une nouvelle signi cation. C’est donc l’adhésion à un nouveaucadre théorique qui pour Duhem donne un nouveau sens aux mots dela loi : « La traduction des lois de Kepler en lois symboliques supposaitl’adhésion préalable du physicien à tout un ensemble d’hypothèses75 »,argument holiste certes, mais qui af rme surtout que l’avènementd’une nouvelle théorie équivaut à un changement dans l’usage etla signi cation des mots – la traduction des lois et des faits précé-demment admis dans ce nouveau langage. Les lois de Kepler, dansle cadre de la mécanique newtonienne, prennent unsens différent.

Dans un nouveau cadre conceptuel, les faits eux-mêmes changent designi cation. Ce point sera évidemment repris chez Norwood Hansonet Kuhn, le monde vu et perçu dans une nouvelle théorie est unmonde

différent. Kuhn parle ainsi (allusion à Wittgenstein et au canard-lapin)de Gestaltswitch. C’est cette idée duhémienne de traduction que l’onretrouve dans la plupart des discussions postpositivistes ou postpoppé-riennes – et ce n’est pas un hasard, Duhem ayant été traduit en 1962,l’année de la parution deLa Structure des révolutions scienti ques . Ellese transforme en l’idée, formulée ainsi par Kuhn, quece qu’on appellel’expérience dépendra des théories, du langage adoptés.

Les partisans de Copernic n’apprenaient pas seulement ce que signiele terme « planète ». Ils modiaient en fait la signication du mot planètean qu’il puisse continuer à établir des distinctions utiles dans un mondeoù tous les corps célestes s’apercevaient sous un aspect différent […].Les paradigmes déterminent de grands domaines de l’expérience76.

C’est ce point qu’a largement exploité Feyerabend, et qu’a développéKuhn dans le chapitre 9 de sa Structure des révolutions scienti ques :

[74]Ibid., p. 295.[75]Ibid., p. 296.[76] Thomas S. Kuhn,The Structure of Scientic Revolutions, Chicago, University of Chicago

Press, 1962, p. 180.

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Sandra Laugier • Duhem, Meyerson et l’épistémologie américaine postpositiviste

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une fois le paradigme chimique de John Dalton admis, « même le pour-centage de composition des composés bien connus se trouva différent.Les données elles-mêmes avaient changé 77 ». On voit comment une lec-ture de l’épistémologie française est à l’origine d’une transformationradicale de l’épistémologie américaine, à partir des années 1960 –moment où avec Kuhn, Quine, et Feyerabend, c’est bien une nouvelleimage de la science qui se fait jour, contre l’épistémologie héritée duCercle de Vienne et précisément avec les instruments de pensée héri-tés de l’épistémologie française – notamment de Duhem et Meyerson.

3] Le réalisme et l’histoireQue ces penseurs soient cités à l’appui d’une forme de relativisme,

ou du moins d’idéalisme linguistique, est plus étonnant. Duhemlui-même, rappelons-le, ne pense pas que la science et son ontologieéchappent à l’épreuve de l’expérience.

Ainsi se continuera indéniment cette lutte entre la réalité et les lois dela Physique ; à toute loi que formulera la Physique, la réalité opposera,tôt ou tard, le brutal démenti d’un fait […]. La Physique […] progresseparce que sans cesse, l’expérience fait éclater de nouveaux désac-

cords entre les lois et les faits78

.De même, Meyerson insiste sur la con rmation et la prédiction :« Personne ne songera à développer une théorie scienti que sans mon-trer dans quelle mesure elle est con rmée par l’expérience. » C’estbien devant les dif cultés de l’expérience que va se produire un chan-gement de théorie. On retrouve cet aspect de Meyerson chez Kuhn. Pour lui, un changement de théorie ne se produit que lorsqu’il y areconnaissance générale des dif cultés et défaillances de la théorieen vigueur, ce qu’il appelle les anomalies79. Meyerson relève ainsi(avant Popper) :

Une théorie ne vaut rien quand on ne peut pas démontrer qu’elle estfausse : cela est évident, car une théorie scientique qui s’accommodedes observations et des expériences quelles qu’elles soient est une théo-rie qui, à force d’être élargie, assouplie, est devenue décrépite, elleest inutile même au point de vue de la simple prévision des faits et ne

[77]Ibid., p. 156, p. 163, souligné par nous.[78] Duhem,La Théorie physique , op. cit., p. 268-269.[79] Thomas S. Kuhn,The Essential Tension, Chicago, University of Chicago Press, 1977, p. 28.

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Ce qui fonde l’histoire des sciences, c’est la possibilité de la traduc-tion, dans son double travail de version et de thème : version qui faittraduire les faits en théorie, thème qui reconstruit l’expérience dansce nouveau cadre théorique. C’est le concept de traduction, encore,qui fait comprendre le lien entre l’œuvre épistémologique de Duhemet son œuvre d’historien.

Les termes symboliques que relie une loi de physique ne sont plus deces abstractions qui jaillissent spontanément de la réalité concrète ; cesont des abstractions produites par un travail lent, compliqué, conscient,par le travail séculaire qui a élaboré les théories physiques87.

L’interprétation de l’histoire que donne Duhem dans leSystème dumonde se fonde sur la possibilité même de la traduction des énoncésantérieurs de la physique dans notre cadre théorique. C’est le conceptde traduction qui justi e le continuisme. Dans La théorie physique,Duhem écrit : « Au cours de ce long et laborieux enfantement, nouspouvons suivre les transformations lentes et graduelles par lesquellesle système théorique a évolué88. »

Si l’on traduisait correctement les propositions « des écrits de ceuxqui nous ont précédés », c’est-à-dire « si l’on voulait bien s’enquérir

des théories qui donnent leur vrai sens à ces propositions », on pour-rait « les traduire dans la langue des théories prônées aujourd’hui89 ».Paradoxalement, c’est en posant l’intransitivité de la traduction queDuhem rend possible une représentation de l’évolution de la science ;tandis que Meyerson y parvient à l’inverse en posant, comme cri-tère de traduction, l’identité de l’esprit humain dans la différence.La question dépasse alors le cadre de l’histoire des sciences, commele montrent les remarquables discussions, très caractéristiques decette période de la philosophie française, entre Meyerson et Lévy-Bruhl. Tout un chapitre du Cheminement est consacré au rapportentre « Le physicien et l’homme primitif »90, Meyerson y comparant sadémarche au travail de Lucien Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive.En examinant les thèses de Lévy-Bruhl sur la participation et soninterprétation de la mentalité prélogique, il avance que l’homme de

[87]Ibid., p. 252.[88] Duhem, La Théorie physique , op. cit., p. 384.[89]Ibid .[90] Meyerson,Du cheminement de la pensée , op. cit., p. 49-88.

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Sandra Laugier • Duhem, Meyerson et l’épistémologie américaine postpositiviste

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science du passé, comme le primitif, « ne sort pas pour cela du moulegénéral de notre intellect91 ». Or, c’est ainsi que devrait procéder, selonMeyerson, l’histoire des sciences.

C’est là que l’histoire des sciences est susceptible de nous tirer d’em-barras, car elle nous montre une pensée dont le progrès s’opère selonles principes mêmes qui dirigent la nôtre, alors que les conclusionsauxquelles elle aboutit sont si différentes de celles dont nous avonsl’habitude92.

Cette similitude entre la pensée de Meyerson et celle de Lévy-Bruhl, le travail de l’ethnographe et celui de l’historien des sciences,

deux philosophes l’ont relevée à l’époque : Hélène Metzger, qui a elle-même écrit un essai sur Lévy-Bruhl et l’histoire des sciences93, etKoyré94. Ce rapport de l’épistémologie à l’anthropologie ne serait qu’unépisode de la pensée française des années 1920-1930, si cette histoire,qui s’interrompt alors en France, ne s’était continuée ailleurs. Quineconsacra en effet certains de ses textes philosophiques essentiels95 àl’examen des idées de Lévy-Bruhl sur la mentalité prélogique, et sathèse d’indétermination de la traduction radicale porta, entre autreschoses, sur ce point dif cile96. Koyré dédia sesÉtudes galiléennes

à Meyerson97

et fut « plus que tout historien, le maître [en françaisdans le texte] de Kuhn98 ». Ce dernier a repris le thème duhémien etmeyersonien de la traduction de la science du passé dans son essaien réponse à Popper « Re ections on my critics »99. Cette tâche de

[91]Ibid., p. 83.[92]Ibid., p. 85.[93] « La philosophie de Lucien Lévy-Bruhl et l’histoire des sciences » [1930],in Hélène

Metzger,La Méthode philosophique en histoire des sciences, 1914-1939 , G. Freudenthal

(éd.), Paris, Fayard, 1991, p. 113-128.(Ndé.) [94] Alexandre Koyré, « Compte rendu deLa Scolastique et le Thomisme , par Louis Rougier »,Revue Philosophique , 1926, p. 462-468.

[95] « Carnap and Logical Truth » [1954],Synthese , 12(4), 1960b, p. 350-374 ;Wordand Object , op. cit.

[96] Voir Laugier,L’Anthropologie logique de Quine , op. cit.[97] Alexandre Koyré,Études galiléennes, Paris, Hermann, 1939.[98] Kuhn,The Essential Tension, op. cit., p. 57, p. 161 ; voir aussi Thomas S. Kuhn,The

Road since Structure : Philosophical Essays, 1970-1993, with an Autobiographical Intervie, James Conant & John Haugeland (eds.), Chicago, University of Chicago Press, 2000.

[99] Imre Lakatos & Alan Musgrave,Criticism and the Growth of Knowledge , Cambridge,Cambridge University Press, 1970, p. 267.

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’épistémologie française, 1830-1970

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réinterprétation-retraduction des styles de pensée antérieurs est aussicelle que suggère, plus récemment, Ian Hacking. La question, devenueanthropologique, de la lecture de l’histoire des sciences, est devenuel’un des axes, non seulement de l’épistémologie, mais de la philosophieprésente.

On peut constater, pour nir, que cette épistémologie française deDuhem et Meyerson aura permis, quelques décennies plus tard, desubvertir les problématiques anhistoriques héritées de l’empirismelogique, et de reformuler de manière radicale les problèmes classiquesdu rapport entre théorie et expérience et de la nature du change-ment scienti que. Alain Boyer a remarqué, dans son article sur « Leproblème de Duhem », qu’« autant que de Mach, Peirce et Russell,l’épistémologie contemporaine est lle de Duhem et de Poincaré »100.Et, ajouterons-nous : de Meyerson.

[100] Alain Boyer, « Le problème de Duhem »,inAlain Boyer,Introduction à la lecture de KarlPopper , Paris, Presses de l’ENS, 1994, p. 131-151 : 149.

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Jacques Lamber t • L’épistémologie française et le Cercle de Vienne : Louis Rougier

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ou la politique, l’ensemble de la vie intellectuelle, pratique et socialedans lesquelles sont montrées les conséquences néfastes des philoso-phies d’un vieux monde. Et, cela va de soi, de l’ancienne logique quiles soutient. On trouve ainsi, au côté du Traité de la connaissance,Celse, ou le Con it de la civilisation antique et du christianisme pri -mitif 6, Les Mystiques politiques contemporaines et leurs incidencesinternationales 7, Les Mystiques économiques. Comment l’on passe desdémocraties libérales aux états totalitaires8, La Métaphysique et lelangage9, Histoire d’une faillite philosophique, la scolastique10, pour neciter que quelques œuvres. L’idée omniprésente, quoique mal dé nie,d’une révolution intellectuelle structure l’œuvre. Peut-être éclaire-t-elle certains éléments biographiques.

Quels ont été les rapports de Louis Rougier avec le positivismelogique pendant la période d’activité du Cercle de Vienne ? FrancescoBarone, philosophe et historien du positivisme logique, présenteRougier comme « le principal philosophe français qui a été en contactavec les thèses néopositivistes11 ». Sans doute sommes-nous plus atta-chés aujourd’hui à l’intérêt manifesté par André Lautman et par JeanCavaillès aux travaux du Cercle de Vienne. L’un et l’autre ont d’ail-

leurs rendu compte respectivement du congrès de Prague de 1934 et decelui de Paris de 193512. Nous évoquons ici une œuvre beaucoup moinsconnue d’un philosophe qui a fait partie du Cercle, qui a participé à sestravaux, et qui a publié, en plus des actes, au moins trois articles dansErkenntnis et dans le Journal of Uni ed Science 13. Il a fait partie de

[6] Louis Rougier,Celse, ou le Conit de la civilisation antique et du christianisme primitif ,Paris, Éditions du siècle, 1926.

[7] Louis Rougier,Les Mystiques politiques contemporaines et leurs incidences internationales,

Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1935.[8] Louis Rougier,Les Mystiques économiques. Comment l’on passe des démocraties libéralesaux états totalitaires, Paris, Librairie des Médicis, 1938.

[9] Louis Rougier,La Métaphysique et le langage , Paris, Flammarion, 1960.[10] Louis Rougier,Histoire d’une faillite philosophique, la scolastique , Paris, J.-J. Pauvert, 1966.[11] Francesco Barone,Il neopositivismo logico , 2 vol., Bari, Laterza, II, 1977, p. 701-702.[12] Jean Cavaillès, « L’École de Vienne au Congrès de Prague (1934) »,Revue de

Métaphysique et de Morale , 42, 1935, p. 137-149 ; André Lautman, « Le Congrèsinternational de philosophie des sciences (du 15 au 23 septembre 1935) »,Revue deMétaphysique et de Morale , 1936, p. 113-129.

[13] Louis Rougier, « La scolastique et la logique »,Erkenntnis, V, 1935, p. 100-111 ; « Lelangage de la physique est-il universel et autonome ? »,Erkenntnis, VII, 1937-1938,

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’épistémologie française, 1830-1970

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la « Vorkonferenz » réunie à Prague en 1934 dans laquelle, avec ErnstNagel et Alfred Tarski, il a préparé le VIIIe congrès international dephilosophie scienti que qui devait se tenir l’année suivante à Paris.C’est lui qui en a dirigé les travaux qu’il s’est chargé d’éditer. Rougierest le Français le plus connu des membres de l’École de Vienne.

Le Traité de la connaissance, paru en 1955, développe en 450pages des idées exposées en 1921 dansLa Structure des théoriesdéductives. Il s’agissait déjà de montrer les vertus de la logistique, del’axiomatique et de la pensée formelle en général en les opposant àl’esprit et aux méthodes de l’ancienne logique dont leTraité de logique d’Edmond Goblot, paru en 1918, constituait le modèle14. En 1955,béné ciant des perfectionnements des méthodes formelles et des tra-vaux du Cercle de Vienne, l’auteur poursuit son entreprise : appliquerà la recherche philosophique les nouveaux instruments de l’analyselogique et tirer les leçons du développement des sciences formelleset empiriques. L’ouvrage, annonce l’avertissement, doit former, avecLes Paralogismes du rationalisme et Scolastique et thomisme, « unetrilogie qui devrait se lire comme un tout ». Plus qu’à un réel traitéd’épistémologie, dont il peut cependant tenir lieu dans une tradition

française qui ne cultive pas le genre, nous avons affaire à un livrecritique et polémique qui vise à relativiser, à corriger, à combattre lesidées d’une « gnoséologie » classique issue autant de l’aristotélisme etde ses avatars que du rationalisme moderne. Le titre peut surprendrepar sa généralité et son aspect traditionnel, même si Moritz Schlick,à qui le livre est dédié, a écrit une Allgemeine Erkenntnislehre15. Levrai titre devrait être Structure logique de la connaissance scienti que déclare l’auteur qui a d’ailleurs conscience de livrer une publication« non conformiste ». L’ouvrage est divisé en quatre parties qu’on peutrésumer ainsi : Méthode déductive et syntaxe ; Méthode expérimen-tale et sémantique ; Philosophie du langage ; Application à la théorieclassique de la connaissance : les faux problèmes.

Rougier propose de remplacer l’ancienne ou les anciennes philoso-phies de la connaissance par une « théorie fonctionnelle de la connais-

p. 189-194 ; « La relativité de la logique », Journal of Unied Science(Erkenntnis), VIII,1938-1939, p. 193-217.

[14] Edmond Goblot,Traité de logique , Paris, A. Colin, 1918.[15] Moritz Schlick,Allgemeine Erkenntnislehre , Berlin, J. Springer, 1918.

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sance ». Celle-ci s’inspire, y compris dans son appellation, de l’œuvre deHans Reichenbach. En 1955, l’année même de la parution duTraité ,paraissait en traduction française L’Avènement de la philosophiescienti que dont le chapitre 10 s’intitule précisément « La conceptionfonctionnelle de la connaissance »16. Le programme de la « nouvellethéorie de la connaissance » se résume en six points :

1. Elle exclut tout exemplarisme et refuse tout apriorisme, exceptéun certain apriorisme méthodologique.

2. Elle exclut un nominalisme radical.3. Elle exclut un empirisme radical.4. Elle rejette la théorie unitaire de la science.5. Elle exclut l’existence d’une logique normative universelle.6. Elle fait consister la connaissance transmissible dans une sym-

bolisation univoque de l’expérience17.Si la théorie fonctionnelle de la connaissance prend à son compte

les lignes directrices du Cercle de Vienne telles que la critique de l’a priori ou l’usage de la logique mathématique comme méthode phi-losophique, on voit qu’elle nuance et même refuse certaines de sesthèses. La mémoire de l’animateur du Cercle, tragiquement disparu

en 1936, n’était pas le seul motif de la dédicace duTraité . C’est indis-cutablement de la philosophie de Schlick que la conception de Rougierest la plus proche, s’éloignant de celle de Rudolf Carnap, plus encorede celle d’Otto Neurath.

La théorie fonctionnelle s’appuie sur l’analyse du langage et del’expérience. Elle assigne pour tâche à la philosophie de clari er lasigni cation des mots en précisant leurs règles d’emploi, d’élucider lesens des propositionsen énonçant la manière de les démontrer ou deles véri er, et de donner une forme correcte aux problèmes en dé -nissant la méthode propre à les résoudre. Si l’in uence de Schlick estassez nette ici, celle de Carnap se fait plus sentir dans l’application dela méthode de l’analyse logique du langage aux mots, aux propositionset aux problèmes, a n de démasquer et d’éliminer les pseudo-notions,les pseudo-énoncés et les pseudo-problèmes provenant tous d’un lan-gage mal constitué.

[16] Hans Reichenbach,L’Avènement de la philosophie scientique , trad. fr. Mme Weill,Paris, Flammarion, 1955, p. 217-237.

[17] Rougier,Traité de la connaissance , op. cit., préface,in ne .

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année de la publication duTractatus logico-philosophicus de LudwigWittgenstein, c’est-à-dire celle de la découverte de la nature tautolo-gique des propositions de la logique.

La première partie du Traité de la connaissance est entièrementconsacrée aux systèmes formels. Elle traite des deux sortes de véri-tés, formelle et empirique ; de la structure des théories déductives(choix du système d’axiomes et formalisation) ; des formalisations de lalogique classique (George Boole), de l’arithmétique (Giuseppe Peano),de la géométrie (David Hilbert) ; des théories mathématiques (rôlesde l’intuition et de l’expérience, conceptions intuitionniste et forma-liste, théorie des groupes, mathématiques pures et mathématiquesappliquées). Plus généralement sont examinés les méthodes, les pro-blèmes et les avantages de la pensée axiomatique et quelques-unesde ses conséquences philosophiques. Pour Rougier, qui généralise leconcept pour en montrer l’excellence, la méthode axiomatique permetde comprendre la déduction, la nature des notions et des propositionspremières, les problèmes de choix. Elle montre comment des sciences,d’abord descriptives, deviennent explicatives. « Comprendre, expliquer,c’est donc axiomatiser18. » C’est elle qui abstrait des structures à partir

des images et du concret, activité qui caractérise le travail scienti queet l’acte même du connaître. La distinction carnapienne entre unedescription des qualités et celle des relations est essentielleaussi ence sens qu’elle introduit l’idée que l’élément connaissable, c’est-à-direrelationnel et structural, est l’élément intersubjectif, transmissible(voir supra point 6). La méthode axiomatique a encore montré sonpouvoir heuristique : elle a produitdes géométries,des mathématiques,des logiques. Elle dissout les anciennes notions du transcendant, del’a priori, du nécessaire, de l’absolu. Elle marque la n de la croyance

en une vérité-copie selon laquelle la raison saisirait la réalité, et meten lumière la confusion du familier avec le nécessaire et le connu.La méthode axiomatique dé nit les concepts en les insérant et en lescoordonnant dans un système organique d’énoncés et de règles. Ons’est longtemps interrogé sur la nature de l’électron jusqu’à sa dé ni-tion par les équations de Paul Dirac. Reprenant peut-être une formulechère à Gaston Bachelard, Rougier se plaît à montrer qu’entre leséquations de James Clerck Maxwell et la théorie d’Albert Einstein, il

[18] Rougier,Traité de la connaissance , op. cit., p. 99.

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problème-test, il écrit : « L’axiomatique d’une théorie déductive est lareprésentation d’un certain groupe mathématique dont les invariantscorrespondent aux permanences que l’expérience a découvertes dansle ux des phénomènes sensibles. C’est dans cette correspondanceentre les invariants de la théorie et les permanences de l’expérienceque réside notre connaissance du monde24. » Il admet avec Schlickqu’il existe des constatations, seules propositions empiriques danslesquelles le sens et la vérité coïncident. « Les constatations de faitsbruts sont les absolus dans l’édi ce de la connaissance scienti que, lesinvariants de tous les langages scienti ques possibles25. » Ces proposi-tions atomiques, dans lesquelles ne gurent pas de termes logiques (et,ou, si, alors) expriment des « faits atomiques ». La « constatation » d’unécart de temps de l’ordre du millionième de millionième de seconderenverse, dans l’expérience de Michelson, nos conceptions du temps,de l’espace, de la gravitation, de la mécanique et bouleverse notreimage du monde26. Une restriction est apportée à cette interprétationstricte du critère véri cationniste. Elle sera mieux exposée plus tarddans La Métaphysique et le langage27. Des théories déductives peuventadmettre en effet des propositions indécidables. La condition exigéepar Schlick ne peut donc valoir que pour les mots et non pas pour lesénoncés. Rougier reconnaît ainsi un sens à certains problèmes quipourraient être à jamais insolubles. En se conformant à une distinc-tion chère au général Vouillemin entre le métaphysique et la méta-physique, on peut parler ici de problèmes métaphysiques sans exclurepour autant la condamnation d’un savoir métaphysique.

2.2] Critique du phys icalismeet de la conception uni taire de la science

« Certains membres de l’École de Vienne [Neurath n’est pas cité]ont professé que tout énoncé, doué de sens intersubjectif, universel,doit pouvoir se ramener à un énoncé physique28. » Or l’uni cationdu langage de la science dans le langage de la physique et l’idéed’une science unitaire qui lui est associée représentent une position

[24] Rougier,Traité de la connaissance , op. cit., p. 233.[25]Ibid., p. 255-256.[26]Ibid., p. 229, p. 256.[27] Rougier,La Métaphysique et le langage , op. cit., p. 187sq.[28] Rougier,Traité de la connaissance , op. cit., p. 297sq.

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sont possibles. « Une théorie physique est donc essentiellement unethéorie déductive associée à une sémantique31. »

À l’intérieur du programme général du Cercle de Vienne approuvépar l’ensemble de ses membres, leTraité de la connaissance sedistingue par le refus de l’unité de la science, du physicalisme, del’empirisme radical, du nominalisme radical ; plus généralement, lacritique du rationalisme et du réalisme, l’admission d’una prioriméthodologique.

En commençant le quatrième et dernier livre de son traité, Rougierécrit : « Pour apprécier le caractère révolutionnaire de la théorie de laconnaissance exposée dans les livres précédents, il faut la confronterà ce qu’on peut convenir d’appeler l’ancienne théorie ou la théorieclassique de la connaissance. C’est la théorie que l’on rencontrait dansles manuels de logique au début du siècle32. » Le lecteur se rend vitecompte que cette partie est l’aboutissement de cette œuvre fonda-mentalement polémique. Il apprendra plus sur les erreurs et les illu-sions de « l’ancienne théorie de la connaissance » que sur «la nouvellethéorie de la connaissance33 ». Étant reconnus les aspects polémiquesimportants qui la dé nissent indirectement (critique de tout absolu,

de tout a priori ontologique, de la croyance en une raison universelle,etc.), ainsi que les caractères liés à sa nature fonctionnelle (adaptabi-lité, conventionnalisme, instrumentalisme, etc.), quelles conséquencesces options épistémologiques entraînent-elles pour la conception de lanature et la tâche de la philosophie ?

La philosophie peut être dé nie comme l’étude du sens. Le « tour-nant de la philosophie » a consisté dans la reconnaissance de la pri-mauté des problèmes du langage. Granger voit d’ailleurs une certaineinconséquence dans l’af rmation de cette primauté et le fait qu’elle nesoit pas montrée et traitée en premier lieu34. L’in uence de la penséede Schlick est manifeste sur toutes ces questions du sens. La philo-sophie est conçue comme la partie intégrante et la plus générale dusavoir. Ses fonctions de critique et d’analyse du sens s’exercent auxtrois niveaux déjà rencontrés : celui de la signi cation des termes,

[31] Rougier,Traité de la connaissance , op. cit., p. 227.[32]Ibid., p. 309.[33]Ibid., p. 427.[34] Granger, « LeTraité de la connaissance de M. L. Rougier »,op. cit., 16.

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celui du sens des énoncés, celui, plus original peut-être, du sens desproblèmes. Problèmes de sens et sens des problèmes, tels sont na-lement, pourrait-on dire, les deux objets d’étude de la philosophie.Dans l’ensemble du savoir, à côté de la tâche des mathématiciens quivise à établir des systèmes formels cohérents et de celle des sciencesde la nature dans lesquelles on cherche à établir des propositionsempiriquement véri ées, la tâche propre de la philosophie consisteà rechercher le sens des propositions. « Les problèmes de sens sontles véritables problèmes philosophiques35. » C’est l’exacte pensée deMoritz Schlick.

2.5] La métaphysique et les problèmesEn admettant la théorie de la signi cation empirique corrigée et

l’idée de la syntaxe logique, quatre types de problèmes peuvent seprésenter selon Rougier.

1° Les problèmes dont discutent les métaphysiciens. Il s’agit depseudo-problèmes formés en raison d’un mauvais emploi du langage.La preuve ontologique de l’existence de Dieu est un exemple connu.L’erreur vient ici du fait qu’une dé nition ne doit pas impliquer l’exis-tence du dé ni. Mais tous les problèmes ne sont pas de ce type. Savoirpar exemple si l’ordre du monde est réel ou apparent n’est pas un fauxproblème. La forme du raisonnement est correcte.

2° Les problèmes qui transcendent nos connaissances actuelles. On les rencontre par exemple lorsque Emil du Bois-Reymond, dansLes Sept énigmes de l’univers, parle du problème de l’origine de lavie36. Les sciences apportent des éléments de réponses à certains pro-blèmes considérés précédemment comme des questions relevant de laphilosophie.

3°Les problèmes qui semblent toujours transcendants tout en étantou paraissant doués de sens. Apparaît ici la limitation de l’applicationstricte du critère véri cationniste. Une authentique étude des faitsconscients supposerait de se transporter à l’intérieur d’une amibe oud’un virus. Nouvelle récusation du béhaviorisme. Exemples de ce typede problèmes : « Pourquoi le monde plutôt que rien ? » ou « Pourquoitelles lois plutôt que telles autres ? »

[35] Rougier,Traité de la connaissance , op. cit., p. 20.[36] Emil du Bois-Reymond,Ueber die Granzen des Naturerkennens. Die sieben Welträthsel.

Zwei Vorträge , Leipzig, Veit, 1882.

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4° Les expériences non partagées par tous. Rougier évoque l’exis-tence d’aveugles psychiques par analogie avec l’existence d’individusaveugles aux couleurs. Il ne s’agit plus dans ces cas d’une valeurcognitive, intersubjective, transmissible mais il serait dif cile de nierun sens. Le donné ne se suf t pas à lui-même. On serait tenté de direque des philosophes classiques et non des moindres avaient déjà parléd’un besoin de le coordonner et de l’uni er.

Que si la métaphysique renonce à son orgueilleuse prétention d’êtrela reine des sciences, la certitude de la certitude, que si elle cesse devouloir régenter les sciences fondées sur l’observation et l’expérience,alors nul ne contestera qu’un domaine immense puisse se proposer àses coups de sonde dans l’inconnu : celui des extrapolations auda-cieuses, des vastes synthèses, des conceptions globales du monde37.

3] ConclusionPar souci de clarté on distinguera trois sphères de compréhension.

Le Traité de la connaissance peut être envisagé comme l’œuvre d’uneépoque, celle d’une personne et celle d’une certaine tradition française.

Le contexte des années 1950-1960 transparaît dans les référencesà des œuvres et à des auteurs, dans la priorité accordée à certainesquestions, dans un optimisme au regard de l’avenir des sciences etdes méthodes formelles. Certaines références sont attendues, qu’ils’agisse de Russell pour la logique des relations et pour la théorie destypes, de Wittgenstein sur la nature tautologique des propositionsanalytiques ou de Reichenbach sur la logique quantique. À l’opposé,le contexte historique accuse sa particularité dans la place accordée àcertaines œuvres telles que la sémantique générale de Korzybski, oula logique organique de Matisse. Le rappel de tel ou tel nom (Milne,

Eddington, Peano, Zermelo) replace souvent le lecteur au cœur desproblèmes du moment.L’œuvre de Rougier frappe par la reconnaissance nettement af r-

mée des mutations que les sciences formelles et physiques ont connues.Très tôt, l’étudiant lyonnais s’est lancé dans des lectures et s’est initiéà des méthodes qui, plusieurs dizaines d’années plus tard, étaient loind’être courantes dans les milieux savants et universitaires. Sans négli-ger l’in uence que des philosophies aussi différentes mais fondamen-

[37] Rougier,Traité de la connaissance , op. cit., p. 245.

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tales que celles de Pierre Duhem et d’Henri Poincaré pouvaient exercerdans les années 1920, et qu’elles ont elles-mêmes exercées sur lespositivistes viennois, on doit être attentif à l’intérêt porté par Rougieraux mutations des sciences et à son ouverture aux traditions étran-gères. On notera que cette ouverture et cet intérêt préexistaient à larencontre avec le Cercle de Vienne, loin d’en être l’effet. Les thèmes, lesexemples, les auteurs cités dans leTraité de la connaissance en rendentparfaitement compte. Lorsque le livre parut en 1955, c’était, malgréles réserves formulées plus haut, une espèce de manuel d’épistémologieexceptionnel dans la tradition française, proposé par un auteur de 66ans. Dans le compte rendu qu’il en t dans la Revue Philosophique,Robert Blanché, moins critique que Gilles-Gaston Granger dans lesÉtudes Philosophiques, notait : « Nul sans doute, mieux que M. Rougier,n’était quali é pour donner aux lecteurs français le moderne Traité dela connaissance qui leur manquait » ajoutant qu’« une immense littéra-ture épistémologique […] depuis une trentaine d’années […] n’a guèreencore pénétré chez nous ». Il concluait ainsi : « Tel qu’il est, ceTraité doit être lu et étudié, et tous, les experts comme les novices, y trou-veront aliment38. » La contrepartie de cette ouverture précoce a sans

doute été une reprise des mêmes thèmes et des mêmes préoccupationsdans l’ensemble de l’œuvre, une critique obstinée de la philosophietraditionnelle sous ses différentes formes, une toute-puissance recon-nue aux méthodes formelles, déductives, axiomatiques et à l’analyselogique du langage. Cette œuvre est fondamentalement polémique.Son intention réelle, parfois clairement avouée, consiste à annonceret à démontrer que les vieilles tables de la philosophie sont d’un « âge »révolu, pour user d’un mot que le positivisme admet volontiers dansson vocabulaire. Dans les premiers écrits, Edmond Goblot était déjà lereprésentant de « l’ancienne théorie de la connaissance » ; il en devien-dra rapidement une sorte de symbole et le restera. Résumant, en 1956,sa façon de voirla « nouvelle théorie de la connaissance », c’est encoreau Traité de logique de Goblot qu’il se réfère pour le combattre39. Pourfaire prendre conscience à son lecteur de l’écroulement inéluctable de

[38] Robert Blanché, « LeTraité de la connaissance de Louis Rougier »,Revue philosophiquede la France et de l’étranger , 147, 1957, p. 268-269.

[39] Louis Rougier, « La nouvelle théorie de la connaissance »,Nouvelle Revue Française , 42,1956, p. 999-1015 : 1000.

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l’ancienne philosophie, théologique, ontologique, rationaliste, Rougierne craint pas de donner un sens élargi à la pensée axiomatique, àexagérer les performances de la logique déductive et les vertus de laformalisation. L’effet pédagogique est certain car le style et le choixdes nombreux exemples peuvent convaincre, mais le lecteur éprouve lesentiment diffus que l’on ressent devant la défense d’une cause. PourRougier, ce qui est en cause dépasse les problèmes épistémologiques. À peine a-t-il énoncé la dé nition hilbertienne des mathématiquescomme un jeu joué conformément à certaines règles, qu’il écrit aussitôt :« L’esprit humain n’est lié que par ses propres décrets ; en les hypos-tasiant, il ne fait qu’adorer la trace de ses pas40. » Tous les critiquesont noté ce que Blanché, par ailleurs admiratif, a appelé « un certaindogmatisme » et on regrette, dans les appréciations les plus élogieuses,une « rigidité doctrinale41 ». On se limitera à en donner deux indices.Tout d’abord, il n’est pas facile de se faire une idée nette de « l’anciennethéorie de la connaissance » tant elle enveloppe de doctrines diffé-rentes et de points de vue divers. À l’opposé, « la nouvelle théorie de laconnaissance », proche, comme on l’a vu, de la théorie fonctionnelle deReichenbach, dé nit bien un programme et des méthodes42, mais elle

semble plus devoir sa dénomination à sa réaction contre l’ancienne.D’autre part, on peut se demander si elle est la seule qui s’accorde ouessaie de s’accorder avec les sciences. Il est remarquable en effet queles critiques et les discussions portent toutes sur les théories clas-siques. Les théories contemporaines ne présentaient-elles pas de pro-blèmes ? « On le croirait presque à lire le livre, où tout semble résolu »note encore Blanché. Le lecteur duTraité attendait d’être éclairé surles débats entre nominalistes et platoniciens en mathématiques, surles limites du formalisme, sur les problèmes soulevés par les énoncésprotocolaires, les prédicats dispositionnels, les conditionnels réels. Orces imperfections et ces mêmes défauts étaient déjà présents dans lespremières œuvres et relevés par les critiques.

Peut-on voir, en conclusion, dans cette épistémologie, quelquestraits d’une épistémologie française des années 1920-1950 ?

[40] Rougier,Traité de la connaissance , op. cit., p. 344 et 100.[41] Jean-Claude Dumoncel, « Rougier (Louis) », inEncyclopédie philosophique universelle , vol.

III,Les Œuvres philosophiques, 2 tomes, Paris, PUF, 1992, t. 2, p. 3687.[42] Rougier,Traité de la connaissance , op. cit., p. 423-429.

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Vraisemblablement et avant tout son rationalisme. Dans une traditionpour laquelle le mot positivisme n’évoque pas immédiatement l’idéed’un empirisme intégral mais plus souvent celle d’un rationalismescientiste, que peut signi er appartenir à une école de positivismelogique ou d’empirisme logique sinon le fait d’adopter les nouvelleslogiques et de se pénétrer de leurs méthodes pour renouvelerla rai-son? Des révolutions ont lieu mais elles se passent dans le ratio-nalisme ! C’est sans doute pourquoi le ton des livres de Rougier estparfois si proche de celui de Bachelard. Quand Rougier évoque « descinématiques non cartésiennes, des dynamiques non newtoniennes,des statistiques non boltzmaniennes », quand il déclare que « la révo-lution philosophique, due au développement de la pensée scienti que,a procédé ainsi à une véritable nuit du 4 août43 », le lecteur françaisest familiarisé avec ce style. À certains égards, Goblot n’a-t-il pasété pour l’un ce que Meyerson a été pour l’autre ? Ajoutons que laprise de conscience d’un décalage entre des sciences qui renouvellentcomplètement leurs idées et une philosophie dogmatique qui s’épuisedans les commentaires de ses principes a été un thème mobilisateuret constant de l’épistémologie française. Lorsque parut en 1970 le pre-mier numéro de la revueL’Âge de la science, dirigée par Gilles-GastonGranger et Jules Vuillemin, on pouvait lire au milieu de la dernièrepage de sa couverture : « Notre pensée n’a pas l’âge de notre connais-sance. » Des philosophies très différentes se sont fondées sur cetteconstatation pour proposer un renouvellement de la raison qui devaittirer les enseignements des révolutions scienti ques. « Rationalistes,nous essaierons de le devenir ! » Cette devise vaut même pour ceuxqui avaient adopté avec Reichenbach « la conception fonctionnelle » qui« dépouille la connaissance de tous les mystères que deux mille ansde rationalisme y ont introduits44 ». C’est ce qu’avait déjà senti, à samanière, l’auteur du compte rendu des Paralogismes du rationalismequand il écrivait en 1921 : « Le conventionnalisme de M. Rougier neserait-il qu’un nom nouveau donné au rationalisme lui-même, aussiancien que la philosophie et destiné à durer aussi longtemps qu’elle ?45 »

[43]Ibid., préface, p. 22, p. 16, p. 19.[44] Reichenbach,L’Avènement de la philosophie scientique , op. cit., p. 223.[45] Anonyme, « Compte rendu deLes Paralogismes du rationalisme. Essai sur la théorie de

la connaissancepar Louis Rougier, Paris, Alcan, 1920 »,Revue de Métaphysique et deMorale , 9, supplément, 1921, p. 9.

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Hélène Metzger (1888-1944)

Gad FREUDENTHAL1

Un des historiens des sciences et épistémologues français les plusoriginaux de la première moitié du XXe siècle, Hélène Metzger,

est reconnu aujourd’hui comme une des sources principales d’inspi-ration du courant antipositiviste dans l’historiographie des sciences.(S’agissant des pays anglo-saxons, Metzger doit cette renommée pos-thume notamment à la référence élogieuse que t à son œuvre ThomasS. Kuhn dans son ouvrage très in uent La Structure des révolutions

scienti ques de 1962.) Il n’en était pas toujours ainsi. Loup solitaire,méconnue dans l’establishment parisien des historiens des sciencesdes années 1920 et 1930, Metzger restait perpétuellement « un jeunemembre des groupes qu’elle fréquentait2 ». Dans un colloque organiséà Paris en 1985, puis dans un ouvrage collectif portant sur HélèneMetzger3, j’ai tâché de contribuer à une meilleure connaissance de sonœuvre. Il semble opportun d’inclure dans le présent ouvrage l’essentielde mes recherches sur la biographie et sur les idées épistémologiquesde Metzger4.

[1] CNRS, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, UniversiParis Diderot.

[2] Cristina Chimisso, « Hélène Metzger : The History of Science Between the Study Mentalities and Total History »,Studies in History and Philosophy of Science , 32, 2001,p. 203-241 : 231.

[3] Gad Freudenthal (éd.), « Études sur/Studies on Hélène Metzger »,Corpus, Revue dephilosophie , n° 8/9, 1988a (réimpr., Leyde, Brill, 1990).

[4] La section qui suit reprend pour l’essentiel, en l’actualisant, Gad Freudenthal, « HélèMetzger : Éléments de biographie » [1988b],inFreudenthal, « Études sur/Studies on

Hélène Metzger »,op. cit., p. 197-208. Remerciements : la recherche sur la biographied’Hélène Metzger n’eût pas été possible sans l’aide généreuse que m’ont apportée

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française de Rome, puis doyen de la faculté des lettres de Lyon9.Tout conduit à penser qu’Hélène fut profondément marquée par sasituation familiale. Elle s’entendait mal avec sa belle-mère, ce quiexplique peut-être son caractère de « loup solitaire ». De fait, bienque très sensible et attentive à autrui, elle fut extrêmement tournéevers elle-même. Ceux qui l’ont connue gardent d’elle l’image d’unefemme faisant les cent pas dans une pièce, parlant à l’assistance – de son travail ou de ses ennuis avec ses collègues du Centre desynthèse – sans vraiment se soucier de savoir si on l’écoutait. Demême, lors de l’Occupation, rencontrant Mlle Suzanne Delorme dans

un café parisien, elle a exprimé son opinion sur les événements – les Allemands, les collaborateurs, les pétainistes, etc. – à voix haute,sans penser au danger qu’elle faisait courir à elle-même et à soninterlocutrice. On retrouve ce trait de caractère dans son travailhistorique et philosophique sous forme d’une grande indépendanced’esprit. En effet, le « ressort profond » (pour utiliser un de ses termesfavoris) de l’originalité de Metzger est probablement à chercher dansla solitude profonde d’une jeune lle qui se sentait délaissée par samère et mal aimée par sa belle-mère.

Cet esprit d’indépendance poussa Metzger à lutter contre les résis-tances familiales pour être autorisée à poursuivre ses études. De cetépisode, elle gardait toujours un souvenir douloureux : dans une lettreamère à Émile Meyerson, elle se réfère explicitement à ce qu’elle consi-dère comme « [s]on éducation défectueuse10 », due au fait que son père« a refusé, suivant les idées de son époque, de permettre à ses llessocialistes (ou à peu près) de se faire une profession indépendante11 ».Une fois le brevet supérieur obtenu, Metzger décida de poursuivre

ses études en Sorbonne. Pourquoi des études scienti ques et non lit-téraires ? Peut-être faut-il rapprocher la discipline choisie – la cristal-

[9] Marguerite Casevitz est née vers 1876 ; elle épousa Paul Bruhl le 22 novembre 1897(cf. acte de naissance de Paul Bruhl). Elle mourut le 13 juillet 1928 (faire-part de décèse trouvant dans le fonds Metzger 1921-1944). Ses ls sont Roger (tombé en 1918),Francis (1905-1941) et Adrien (15 septembre 1902-25 avril 1973).

[10] Lettre à Meyerson du 6 mai 1933,in Cristina Chimisso & Gad Freudenthal, « A Mindof Her Own. Hélène Metzger to Émile Meyerson, 1933 »,Isis, 94, 2003, p. 477-491 :490.

[11] Lettre à George Sarton du 22 avril 1926, in Hélène Metzger, « Extraits de lettres,1921-1944 »,inFreudenthal, « Études sur/Studies on Hélène Metzger »,op. cit., p. 254.

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lographie – du fait que, depuis 1896, les Bruhl avaient un commerceimportant de diamants, de perles et de pierres nes 12.

En 1912 Hélène Metzger obtint son diplôme d’études supérieuresen cristallographie dans le laboratoire de Frédéric Wallerant. L’annéesuivante, le 10 mai 1913, elle épousa Paul Metzger, un Alsacien de32 ans, brillant agrégé de l’Université13. Un an et quatre mois aprèsle mariage, Paul Metzger tomba dans un des premiers combats dela guerre 1914-1918. Cet événement détermina le reste du cours dela vie d’Hélène Metzger. En pleine jeunesse, écrit d’elle son maîtreen philosophie André Lalande, « elle avait été frappée par la guerredans ses plus vives affections : elle restait veuve d’un mari qui étaitlui-même un historien et un professeur distingué. […] Sans enfants,sans les nécessités d’une profession, c’est à l’histoire et à la science queMme Metzger demanda de combler le vide qui s’était creusé dans savie14 ». Hélène Metzger, écrit Suzanne Delorme, « était presque toujourshabillée de noir et sans recherche […] et je pense qu’elle a toujoursvoulu garder le deuil tant sur ses vêtements que dans son cœur15 ».

À partir de 1914, Metzger se consacre tout entière à la recherchequi portait dorénavant sur l’histoire des sciences. Durant la guerre,

elle écrit, en dehors de tout contexte universitaire, ce qui deviendraLaGenèse de la science des cristaux 16. Son ancien professeur de cristal-lographie n’y voyant que « des choses qui n’intéresseront personne17 »,c’est une thèse ès lettres que Metzger soutient, chez André Lalande,en 191818. Néanmoins, ce mouvement des sciences vers leur histoire

[12] Bruhl et Cie, au 46 rue de la Fayette (Paris), RC Seine 230 593B (fonds Metzger IMEC).[13] Joseph Paul Metzger, ls d’Edmond Metzger et de Bertha Veil, naquit à Vezoul (Hau

Saône) le 29 juillet 1881 ; cf. acte de mariage Metzger-Bruhl daté du 10 mai 1913,

mairie du VIIIe

arrondissement de Paris, n° 468 pour cette année.[14] André Lalande, « Les doctrines chimiques en France du début du XVIIe à la n duXVIIIe siècle »,Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques. Compterendu, tome 201, 1924, p. 299-300 : 299.

[15] Metzger, fonds IMEC.[16] Hélène Metzger,La Genèse de la science des cristaux [1918], Paris, Blanchard, 1969.[17] Lettre à Sarton du 20 juin 1922, in « Extraits de lettres, 1921-1944 »,inFreudenthal,

Études sur/Studies on Hélène Metzger , op. cit., p. 247-269 : 249-250.[18] L’exemplaire de la thèse conservé à l’Institut d’histoire des sciences (13, rue de Four, 750

Paris) porte sur la page titre la mention « Doctorat d’Université, 21 décembre 1918 » ; o y apprend également que les questions complémentaires portaient sur LesPrincipes de laphilosophie naturelle de Lamétherie et surEssai d’arithmétique morale de Buffon.

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et vers l’épistémologie ne surprend guère : il semble permis de suppo-ser que Metzger était, depuis toujours, un esprit profondément phi-losophique et que ses études scienti ques ne furent, pour elle, qu’undétour, peut-être le résultat d’un compromis familial. Il est probableaussi que Lucien Lévy-Bruhl – son « professeur et oncle19 » – qui l’arégulièrement côtoyée dans la propriété familiale de Chatou, l’a aidéeà s’orienter vers les études philosophiques : Lévy-Bruhl, écrit Metzger,en effet, « a toujours encouragé mes recherches et […] a, malgré sontravail, accepté d’être toujours le premier lecteur de mes écrits20 ».C’est seulement après avoir soutenu sa thèse, semble-t-il, que Metzgera suivi des cours de philosophie en Sorbonne – notamment ceux deLalande et de Léon Brunschvicg (dont l’épouse, sous-secrétaire d’Étatdans le cabinet de Léon Blum vers 1936, était d’ailleurs son amie).

Une fois la thèse soutenue, Metzger se tourne vers l’histoire de lachimie21, recherches qui devaient aboutir à la publication, en 1923,des Doctrines chimiques en France du début du XVII e à la n du XVIII e siècle22. Avec sa pension de veuve de guerre ainsi qu’une for-tune personnelle, elle est libre de poursuivre son travail scienti quesans qu’il lui soit nécessaire d’en vivre. Cette indépendance à l’égard

des personnes et des institutions lui permet de conserver son indé-pendance intellectuelle et son originalité. Elle y attache effectivementun très grand prix : « Je me refuse, écrivit-elle, à être l’esclave du plusgrand philosophe du monde puisque la nature m’a fait un cerveau23 » ;elle veut bien admirer les maîtres et voir en eux « des conseillers, des

[19] Lettre à Sarton en date du 18 mai 1922, Metzger, fonds Harvard University.[20] Lettre à Sarton du 14 avril 1927,in « Extraits de lettres, 1921-1944 », op. cit., p. 255.[21] Selon une opinion répandue déjà dans les années 1920, Metzger s’est tournée vers

l’histoire de la chimie sous l’impulsion d’Émile Meyerson. Elle s’en défend expressém« J’ai pour son effort une vive admiration, s’il le désire je me déclarerai son élève et sdisciple (bien que tout ce que j’ai publié a été écrit en dehors de son inuence) » (« Extrade lettres, 1921-1944 », op. cit., p. 255). Voir aussi Chimisso & Freudenthal, « A Mindof Her Own. Hélène Metzger to Émile Meyerson, 1933 »,op. cit .

[22] Réédition, Paris, Blanchard, 1969. Ce livre est une partie d’un projet beaucoup plusvaste et sa publication est due à l’initiative de l’éditeur : « Le directeur de cette coopérati[Les Presses universitaires], M. Schneider, m’engage vivement à ne pas attendre d’avoni mon grand travail sur l’histoire de la chimie pour en publier la première partie qest provisoirement achevée… » (lettre à Sarton en date du 18 mai 1922,in « Extraits delettres, 1921-1944 », op. cit., p. 249).

[23] Lettre à Sarton du 14 avril 1927,in « Extraits de lettres, 1921-1944 », op. cit., p. 255.

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guides, des hommes que l’on peut admirer », mais elle refuse leur« autoritarisme » : il faut, dit-elle, « se défendre de subir24 ». De même,elle s’exclame contre l’attitude patronisante d’Émile Meyerson :

Mais, je vous en prie, n’essayez pas de me modier, de me changer,de me former, de me déformer ou dans un sens purement scolaired’être mon « maître ». J’ai toujours considéré comme un ennemi « enpuissance » tout individu (parent, professeur, médecin, etc.) qui pos-sède une parcelle d’autorité et qui veut se servir de son prestige pourm’imposer ses idées ou sa manière de voir. […] En ce qui concernel’usage de l’intelligence et de la volonté que le Ciel a départi à cha-cun de nous, je voudrais que nous ne soyons responsables que denos fautes, non de celles que les autres nous imposent. […] Dans laRépublique des esprits nous sommes tous égaux et vous devez démon-trer que vous avez la raison pour vous, non l’imposer par la force oul’intimidation25.

Cette indépendance a cependant son revers : il est dif cile pour unchercheur de garder intacte sa motivation lorsqu’il est hors de toutcadre institutionnel, étant ainsi coupé des sources habituelles de gra-ti cation que comporte la reconnaissance de la valeur de son travailpar ses pairs. Tout au long de sa vie Metzger en sera douloureusementconsciente : « Comme je n’ai aucune situation of cielle, écrit-elle encoreen 1926, je suis classée dans la catégorie des amateurs » ; les univer-sitaires, constate-t-elle, méprisent le travail intellectuel émanant deces « amateurs » et « n’ont que des blâmes pour ceux qui (à leurs yeux)prennent la place des autres dans le monde savant !26 ». Le fait d’êtreseule femme dans un milieu uniformément masculin a sans doutecontribué à affaiblir sa position27.

À cet égard, les années de 1918 à 1923 sont certainement les plus

dif ciles, d’autant que Metzger doit payer elle-même l’impression des Doctrines chimiques28. André Lalande, attentionné, joue à cette époquele rôle d’un ange gardien. En présentant les Doctrines chimiquesdevant

[24] Lettre à Sarton du 9 juin 1927,in « Extraits de lettres, 1921-1944 », op. cit., p. 256.[25] Lettre à Meyerson du 6 mai 1933,in Chimisso & Freudenthal, « A Mind of Her Own.

Hélène Metzger to Émile Meyerson, 1933 »,op. cit., p. 489.[26] Lettre à Sarton du 22 avril 1926,in « Extraits de lettres, 1921-1944 », op. cit., p. 254.[27] Chimisso & Freudenthal, « A Mind of Her Own. Hélène Metzger to Émile Meyerso

1933 »,op. cit .[28] Les frais s’élevaient à la modique somme de 10 000 francs.

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l’Académie des sciences morales et politiques, il dit avec beaucoup desensibilité humaine et de discernement psychologique : « MadameMetzger […] a donné par ses travaux un de ces exemples d’intelli-gence courageuse contre le malheur, qui ne sont pas moins dignesd’admiration au point de vue moral qu’au point de vue scienti que29. » Aussi, intervient-il l’année suivante auprès du secrétaire perpétuelde l’Académie des sciences, le mathématicien Émile Picard, et auprèsde Louis de Launay, lui aussi membre de la commission chargée del’attribution du prix Binoux de l’Académie en l’histoire et philosophiedes sciences. « Si vous vouliez bien […] lui faire obtenir le prix Binoux,écrit-il à de Launay, je crois que cette étude le mériterait à tous égards,et ce serait pour elle un grand encouragement moral. » « Je ne m’excusepas de cette recommandation, insiste-t-il auprès de Picard, je la croistout à fait équitable et fondée30. »Les Doctrines chimiquesest donccouronné par le prix Binoux pour 1924, ce qui n’a pas manqué d’avoirl’effet escompté par Lalande : « Me voici lauréate de l’Institut », écritHélène Metzger à Georges Sarton, avant d’ajouter, avec un mélanged’ironie et d’amertume : « Pendant une semaine toutes les personnesde ma connaissance prendront mon travail et mon effort au sérieux,

sans le considérer comme une fantaisie bizarre et inutile31

. »C’est peut-être cette « récompense morale » qui encourage Metzger(qui vraisemblablement ne soupçonne rien des interventions deLalande) non seulement à poursuivre ses recherches historiques, maisaussi à participer, l’année suivante, à un concours anonyme ouvert parl’Académie des sciences morales et politiques. Le sujet du concours estépistémologique : « Développer sur un point important la théorie logiquedes classi cations esquissée dans les Aperçus de taxonomie générale de Durand de Gros. » Le rapporteur de la section de philosophie de

l’Académie est Lalande, et il est certain qu’il n’ignore pas l’identité del’auteur du mémoire du manuscrit32, d’ailleurs le seul à concourir. Il

[29] Lalande, « Les doctrines chimiques en France du début du XVIIe à la n du XVIIIe siècle »,op. cit.

[30] André Lalande, lettre du 4 mai 1924 à Louis de Launay et lettre du 10 mai 1924 àÉmile Picard, archives de l’Académie de sciences, Paris, dossier « Prix » pour 1924.

[31] Lettre à Sarton du 6 décembre 1924,in « Extraits de lettres, 1921-1944 », op. cit.,p. 252.

[32] C’est en effet sur les conseils de Lalande qu’Hélène Metzger a interrompu ses recherchhistoriques pour rédiger « un mémoire sur la théorie des classications », mémoire qui é

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demeure que la section estime queLes Concepts scienti ques méritele prix Bordin et que l’ouvrage couronné est publié en 192633.

La phase dif cile dans la vie d’Hélène Metzger, celle de l’isolementinstitutionnel sinon intellectuel, touche alors à sa n, dans une largemesure, nous venons de le voir, grâce aux interventions discrètes maisef caces de Lalande. En 1921, Metzger commence une correspon-dance active avec George Sarton, le directeur d’Isis, une revue dontelle ignorait jusqu’alors l’existence34. Une amitié épistolaire s’établitentre Sarton et Metzger qui devient vite une collaboratrice régu-lière d’Isis. « Votre appréciation trop bienveillante sur [mon] travailscienti que, écrit-elle à Sarton en 1940, fut en son temps un grandencouragement35. »

Hélène Metzger commence aussi à jouer un rôle actif, quoique tou- jours bénévole, au Centre de synthèse, fondé et dirigé par Henri Berr.Le 2 décembre 1928, elle devient membre actif n° 15 du Comité inter-national d’histoire des sciences, puis, le 5 juin 1931, administrateur-trésorier, fonction qu’elle occupera jusqu’à la n de sa vie. Elle estégalement secrétaire du Groupe français d’historiens des sciences dèsson origine et, naturellement, elle participe régulièrement aux pre-

miers congrès internationaux d’histoire des sciences : à Paris (1929),à Londres (1931), à Coimbra (1934) et à Prague (1937)36. Entre 1934et 1939, elle donne des conférences à l’Institut d’histoire des sciencesde l’université de Paris, dirigé par Abel Rey. Tout en faisant ainsi, àpartir de ces années-là, partie intégrante de la communauté françaiseet internationale d’historiens des sciences, elle reste cependant un

donc opportunément prêt à être présenté au concours (« Extraits de lettres, 1921-1944 » op. cit., p. 252).

[33] André Lalande, « Rapport sur le concours pour le Prix Bordin à décerner en 1925 »Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques. Compte rendu,1925 (2), tome 204, p. 378-84 ; 1926 (1), tome 205, p. 173.

[34] Quarante-sept lettres sont conservées dans le fonds Sarton à la Houghton Library, HarvUniversity, Cambridge, Mass., États-Unis (Metzger, fonds Harvard University).

[35] Lettre du 10 octobre 1940, in « Extraits de lettres, 1921-1944 », op. cit., p. 262.[36] Au congrès de Paris, Metzger fait une communication sur « La philosophie d’Ém

Meyerson et l’histoire des sciences » (inLa Méthode philosophique en histoire des sciences,textes réunis par Gad Freudenthal, Paris, Fayard, 1987, p. 95-106) ; au congrès de Londres,elle lit un message de Meyerson (voir notice dansArcheion, 1932, tome 14, p. 106) ; et

au congrès de Coimbra, elle fait une communication sur « Le deuxième centenaire de lmort de Georg Ernst Stahl » (voir notice dansArcheion, 1934, tome 16, p. 351).

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« franc-tireur », sans appartenance formelle à une institution. Pourtant,Hélène Metzger voudrait bien s’insérer dans une institution et cesserd’être considérée comme faisant partie des « amateurs » dénigrés : en1937 elle espère être nommée secrétaire de l’Institut d’histoire dessciences. Grande est sa déception lorsque, malgré les promesses faites,ce poste est accordé à Pierre Ducassé37. Ajoutons que son indépendanceéconomique permet à Metzger de soutenir nancièrement la revueIsis38 ainsi que, très discrètement, des jeunes étudiants nécessiteux.

En 1933, sa position institutionnelle permet à Metzger de prendrel’initiative d’une décision politique à implications importantes. Aprèsle deuxième congrès international d’histoire des sciences, tenu àLondres en 1931, le congrès suivant devait se tenir, en 1934, à Berlin.Le 21 avril 1933, moins de trois mois après l’accession au pouvoir deHitler, Metzger écrit, à titre privé, à Dorothea Waley Singer, à l’inten-tion, sans aucun doute, aussi de son mari, Charles Singer :

Nous avons projeté un congrès à Berlin en 1934. Or les tragiquesévénements d’Allemagne, le renvoi de tous les juifs […] posent desconditions toutes nouvelles. Qu’à titre d’étrangers tout le monde (c’est-à-dire y compris les juifs parmi les historiens des sciences) puisse faireun voyage en Allemagne sans ennui, je le crois être possible – maisai-je le droit d’être reçue cordialement par les membres de l’universitéde Berlin et les pouvoirs publics alors que si j’avais un poste là-bas,l’on m’aurait privé de mon gagne-pain ?39.

Dans une autre lettre, du 13 juin 1933, elle précise encoredavantage :

[37] Lettre à Sarton du 1er novembre 1937,in « Extraits de lettres, 1921-1944 », op. cit.,p. 260.

[38] Durant les années 1920, la publication d’Isis se heurte à de grandes difcultés nan-cières. La gratitude que sent Hélène Metzger envers George Sarton l’amène à faire donà Isis de 1 000 francs (lettres à Sarton du 23 mai 1923 et du 29 mars 1926,in« Extraitsde lettres, 1921-1944 », op. cit., p. 251, p. 253). Sarton publia ce fait (voir notice dansIsis, 1926, tome 8, p. 164) sans prévoir que cela allait discréditer sa correspondante,l’enfonçant davantage dans la catégorie des « amateurs » : « L’on m’a dit que si vous aviagréé mes travaux pourIsis, c’est que j’avais payé pour leur insertion », écrit-elle à Sarton(lettre du 22 avril 1926,ibid., p. 254), avant d’ajouter deux ans plus tard : « En France,il règne des préjugés déplorables et un mauvais état d’esprit […]. Quand un écrivain peudans une modeste mesure aider la revue à laquelle il s’intéresse, il est dit payer l’insertide ses articles pour se mêler par un procédé peu digne de la science aux savants véri-

tables » (lettre à Sarton du 28 décembre 1928,ibid., p. 258).[39] Lettre à Dorothea Singer du 21 avril 1933,ibid., p. 265-266. Plusieurs lettres portant

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Il m’est moralement impossible d’aller à Berlin alors que des relationspersonnelles […] sont chassées de leur poste. En dehors de cette ques-tion personnelle, il y a le problème de la liberté. […] En Allemagne,il ne reste rien de la République ; il existe une tyrannie basée sur lacrainte40.

L’initiative de Metzger a trouvé un écho très favorable chez lesSinger, surtout parce que, selon Charles Singer, si le congrès se tenaità Berlin, «all those who care for the advancement of learning would feel outraged41 ». De fait, après des discussions vives et parfois violentes(qui portaient cependant principalement sur des questions de forme),

il a été décidé que le troisième congrès international d’histoire dessciences ne se tiendrait pas à Berlin.En 1930 paraît La Chimie42, un ouvrage de vulgarisation de l’his-

toire de la chimie (rédigé en 1926) ainsi queNewton, Stahl, Bœrhaaveet la doctrine chimique43 qui fait suite en quelque sorte aux Doctrineschimiques. Ces travaux sont prolongés, en 1935, parLa Philosophie dela matière chez Lavoisier44. Dans son entourage immédiat, en France,ces travaux ne sont pas toujours accueillis favorablement, loin de là. Àpropos deLa Philosophie de la matière chez Lavoisier, Metzger écrit

sur l’annulation du Congrès international d’histoire des sciences à Berlin sont conservéparmi les papiers de Charles Singer, déposés au Contemporary Medical Archives CentreWellcome Institute for the History of Medicine, Londres (dossier « Comité internatiod’histoire des sciences »).

[40] Lettre à Dorothea Singer du 13 juin 1933,ibid., p. 267.[41] Lettre de Charles Singer à Hélène Metzger du 9 mai 1933 (fonds Singer, Wellcome

Institute). Dans une autre lettre à Metzger, datée du 6 juin 1933, Singer précise ses vuesqui méritent d’être rapportées à cause de leur force morale : « I feel that in view of threcent dismissals and forced resignations of Professors in the Universities of Germanwould be a betrayal of the cause of learning for the Comité International d’Histoire deSciences to collaborate in any way with an international congress […] in Berlin. » Et daune lettre à Aldo Mieli du 11 juin 1933 il écrit : « I should like to emphasise that the mattis, in my opinion, not a question of politics, but of freedom of thought. To arrange at thmoment for a meeting in Germany is to aid in the suppression of freedom. »

[42] Paris, Boccard, 1930a.[43] Newton, Stahl, Bœrhaave et la doctrine chimique[1930b], Paris, Blanchard, 1974.[44] Paris, Hermann, 1935. À propos de cet ouvrage Metzger écrit : « Le contenu n’avait

aucun rapport avec mes conférences [à l’Institut d’histoire des sciences] et je n’ai econnaissance de la préface d’Abel Rey, qui me fait l’honneur de me présenter commune bonne élève, qu’après l’apparition […] du livre » (lettre à Sarton du 10 avril 1937in « Extraits de lettres, 1921-1944 », op. cit., p. 259).

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que « l’on m’a reproché d’avoir l’esprit trop abstrait et de remplacerl’histoire (depuis que je travaille) par de la critique métaphysique45 ».Ce sont sans doute des critiques de ce genre qui incitent Metzger às’engager dans des ré exions théoriques sur la méthode en histoire dessciences. Durant les années 1930 elle publie en effet plusieurs articlesoù elle s’interroge sur l’objectivité et la validité de la connaissance àlaquelle prétend l’historien des idées scienti ques46.

En 1938 paraît Attraction universelle et religion naturelle chezquelques commentateurs anglais de Newton47, le dernier ouvragequ’elle publie de son vivant. Sur la genèse de cet ouvrage, elle écrit :

C’est la substance d’un cours que j’ai professé à l’École des hautesétudes l’an dernier [1936-1937] en remplacement d’un professeurenvoyé en mission. L’École m’a offert son diplôme, mon livre ayantservi de thèse ; et comme c’est la section des sciences religieuses, mevoilà presque théologien !48.

En 1940, elle avait en préparation un nouvel ouvrage,Lumièreet doctrine chimique de Newton à Fresnel; seule l’introduction a étérédigée49, mais elle semble perdue50.

La dernière période de sa vie est marquée par la guerre, l’Occupation

et, en n, la déportation. D’après des témoignages concordants, HélèneMetzger, se considérant française à part entière, veuve de guerre desurcroît (elle travaillait même depuis 1914 pour l’Œuvre des orphelinsde guerre), n’a pu imaginer que, en France, un danger pût la guet-ter en tant que juive. Son attitude est typique de cette fraction du judaïsme français qui, établie en France depuis longtemps, fut mar-

[45] Lettre à Sarton du 1er novembre 1937,in « Extraits de lettres, 1921-1944 », ibid., p. 260.[46] La plupart de ces articles sont réunis dansLa Méthode philosophique en histoire des

sciences, op. cit .[47] Paris, Hermann, 1938.[48] Lettre à Sarton du 1er novembre 1937,in « Extraits de lettres, 1921-1944 », op. cit.,

p. 260. Le professeur en question est Alexandre Koyré (détaché à l’université du Caire)c’est lui aussi qui était le directeur ofciel de la thèse. Metzger collaborait aux séminairde Koyré à l’École pratique des hautes études depuis 1934-1935 (Pietro Redondi,Dela mystique à la science. Cours, conférences et documents 1922-1962 , Paris, Éditionsde l’École pratique des hautes études en sciences sociales, 1986, p. 35-36, 44, 47,49, 50, 52, 55).

[49] Lettres à Sarton du 10 octobre 1940 et du 12 août 1942,ibid., p. 262, p. 264.[50] Les archives de la revueScientia ayant été détruites pendant la guerre, le texte de

l’introduction qui y a été envoyé semble être perdu.

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quée par la réhabilitation du capitaine Dreyfus. Loin d’elle donc l’idéede se cacher ou de se réfugier à l’étranger ou en zone dite « libre ». Ellereste à Paris jusqu’en 1941, puis elle passe à Lyon. Là encore, selon letémoignage du regretté Jean Ullmo, qui avait fait sa connaissance auCentre de synthèse et l’a rencontrée à Lyon, elle n’hésite pas à allers’inscrire comme « juive ». Malgré les injonctions d’Ullmo et d’autres,elle refuse jusqu’au bout d’entrer dans la clandestinité.

Les trois années passées à Lyon – Hélène Metzger n’est arrê-tée qu’en février 1944 – ne sont pas des années de résignation. Aucontraire, elles sont remplies d’une activité intellectuelle intense, uneactivité relevant d’un épisode aussi inconnu qu’héroïque de l’histoirede France durant la guerre. En effet, un groupe d’études informel s’estconstitué ces années-là à Lyon. Selon le récit de Sabine Robert Aron :

Le Bureau d’études juives fondé par Léon Algazi pour « intellectuelsau chômage » […], c’est-à-dire, pour les intellectuels juifs privés de leuractivité habituelle par les lois raciales, réunissait, rue Vauban, des ci-devant professeurs comme Jules Isaac, Jean Ullmo ou Bénichou ; deséditeurs comme Albert Lévy ; des philosophes comme Jean Wahl ouHélène Metzger, mais le fréquentait aussi une élite de prêtres et depenseurs chrétiens51.

Robert Aron faisait partie du groupe et il a laissé une descriptionvivante et saisissante de ces réunions qu’il nous est si dif cile d’ima-giner aujourd’hui :

À Lyon, en 1942, il y avait, au dernier étage d’une maison métalliquesituée entre Rhône et Brotteaux, une assemblée singulière qui seréunissait deux ou trois fois par semaine. Les personnalités présentess›y saluaient parfois de titres ou de fonctions abolies : l’un était « MonGénéral », l’autre « Monsieur l’Inspecteur », un autre encore « Monsieur

le Président ». D’autres enn, plus modestes, étaient consultés parfoispour leur compétence demeurée entière dans des professions qu’ilsn’avaient plus l’autorisation d’exercer : édition, professorat, industrie, oubien commerce. Certains conservaient encore à leur boutonnière latrace des récompenses obtenues dans des métiers interdits, comme sil’étoffe, mieux que l’esprit ou que la chaire, avait été autorisée à se sou-venir du passé. C’étaient des Français de religion ou d’origine israélite,excommuniés par Vichy, citoyens de seconde zone, vivants semblables

[51] Sabine Robert Aron, « Avant-propos »,… Où soufe l’Esprit. Judaïsme et chrétienté , Paris,Plon, 1979, p. 9-10.

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à des morts, puisqu’on leur interdisait les privilèges les plus simples etles plus banals de la vie. […] Les réprouvés se groupaient donc deuxou trois fois par semaine pour des réunions d’étude d’une qualité singu-lière. La plupart n’ayant jamais pratiqué leur religion, ne s’étant jamaisinformé de la tradition spirituelle qu’avaient incarnée leurs ancêtres,venaient en prendre conscience et chercher par là même à concevoirquelles étaient les raisons profondes de leur excommunication. Mais endehors de ces études théologiques ou philosophiques, qui pour beau-coup donnèrent un sens nouveau à leur destinée intérieure, c’était unspectacle à la fois pénible et touchant que de voir d’autres efforts faitspour répondre aux arguments donnés par la persécution. […] Le jouroù il fut annoncé que des dérogations seraient admises pour les israé-lites pouvant témoigner de cinq générations françaises, nul ne sollicitapareille faveur, qui eût rendu le postulant complice aux persécutions ;mais des travaux collectifs d’érudition et d’histoire furent entrepris pourremonter bien au-delà. Les jours, et ils furent nombreux, où l’on incrimi-nait le goût des juifs pour la spéculation et leur dédain de toute activitéproductrice, des monographies furent entreprises montrant quel avaitété le rôle des industriels français de confession ou d’origine israélite.Lorsqu’on en vint à suspecter leur patriotisme, leur contribution à l’his-toire militaire de leur pays fut établie par des documents irréfutables.Travail utile en ce sens qu’il affermissait les victimes en pure perte, si l’onconsidère qu’elle fut et qu’elle pouvait être sa conséquence effective52.

Du travail d’Hélène Metzger au sein de ce groupe nous sont par-venus quelques fragments de textes fébriles. « Du point de vue phi-losophique – écrit-elle à Sarton –, j’étudie pour ma grande famille[expression codée pour désigner le Bureau des études juives] le sou-bassement métaphysique du monothéisme53. » Ces textes ont été réunisen 1954 sous le titre La Science, l’appel de la religion et la volontéhumaine par Adrien Bruhl54, qui les décrit comme constituant « lepréambule d’une étude sur “le phénomène de Dieu dans la penséecontemporaine” que Mme H. Metzger avait préparée en 1941-1942en vue d’un travail sur le monothéisme juif, à l’intention du Bureaudes études de la rue Vauban à Lyon55 ». L’intérêt que porte Metzger

[52] Robert Aron,Le Piège où nous a pris l’histoire , Paris, Albin Michel, 1950, p. 43-44.[53] Lettre à Sarton du 7 septembre 1941,in « Extraits de lettres, 1921-1944 », op. cit.,

p. 263.[54] Paris, Boccard, 1954.[55] Adrien Bruhl, « Avant-propos », inLa Science, l’appel de la religion et la volonté humaine ,

op. cit., p. 5.

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au judaïsme ne date pourtant pas de l’époque de la persécution : bienqu’elle n’ait jamais été pratiquante, elle a toujours accordé une grandeimportance à sa judéité. Néanmoins, la motivation profonde pour cetravail est à chercher encore ailleurs. En 1942, pour Metzger, « l’effort[intellectuel] est la seule chose qui, dans la période troublée, drama-tique et tragique que nous vivons, peut nous maintenir en équilibrephysique et moral56 ». C’est pourquoi Metzger se réjouit de savoir queSarton poursuit son travail malgré la guerre :

Je suis heureuse de penser que dans les circonstances actuelles, il y aitencore quelque part des êtres humains qui en toute liberté puissent se

livrer publiquement à l’exercice de leur pensée ; je suis de plus en plusconvaincue […] que la dignité humaine consiste en cette pensée et neconsiste qu’en cela57.

Hélène Metzger est arrêtée lors d’une descente de police danssa pension lyonnaise, 28 rue Vaubecour, le 8 février 1944. Internéed’abord au fort de Monluc, elle est transférée le 20 février à Drancyavant d’être déportée vers Auschwitz deux semaines plus tard58. L’historien des sciences Charles Singer a conservé un témoignagesur ses derniers jours : «Fellow victims who have survived testify toher courage and cheerfulness during these months59. » Le nom d’Hélène

[56] Lettre à Sarton du 12 août 1942,in « Extraits de lettres, 1921-1944 », ibid., p. 264.[57] Lettre à Sarton du 7 septembre 1941,in « Extraits de lettres, 1921-1944 », ibid., p. 263.[58] Lettre à l’auteur du Secrétariat d’État auprès du ministre de la Défense, chargé des ancie

combattants, datée du 15 septembre 1983, n° d’ordre 2983 (Metzger, fonds IMEC).[59] Charles Singer, « Mme H. Metzger-Brühl »,Nature , 157, 13 avril 1946, p. 472. Singer

afrme par ailleurs que la Gestapo avait un intérêt particulier à arrêter Metzger : «In 1934,after the Nazi dismissal in Germany of Jewish members of the Academy [Académie interna-tionale d’histoire des sciences], a large group of members led by the president of honour,Sir Frederic Kenyon, announced that in no circumstances would they attend a congressGermany. Hélène Metzger was among those who initiated the decision and was markedfor vengeance. After the German occupation of France the Gestapo tracked her from hehome in Paris to a little pension at Lyons where she was writing hard […]. » Néanmoins,Mme J. Ryziger qui, immédiatement après la guerre, enquêtant sur le sort de sa belle-sœa visité la pension en question, m’assure que ce récit est erroné et qu’Hélène Metzger farrêtée avec d’autres personnes au cours d’une descente de police. Les époux Singer sesont inquiétés pour Metzger durant la guerre. Une lettre d’une valeur humaine et historiqà la fois mérite d’être citée. Dès la Libération, le 22 novembre 1944, Mme Singer écrità Aldo Mieli (qu’elle croit être à Paris) : «I am sorry to say that I have had no replies forsome time to Red Cross messages to Hélène Metzger but George Sarton has written tome that he hears from her brother that she was in a concentration camp at Lyons and wa

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Metzger, auquel est apposée la mention «Schriftsteller » (écrivain),gure parmi ceux de 1 501 « Arbeitsjuden » du convoi n° 69, convoiqui quitta Drancy le 7 mars 1944 et arriva à Auschwitz le 10 mars. Àl’arrivée du convoi, 110 hommes et 80 femmes ont été sélectionnés, lereste a été gazé immédiatement. Parmi les sélectionnés, 20 personnes,dont 5 femmes, ont survécu60. Si Hélène Metzger est effectivementarrivée vivante jusqu’à Auschwitz, ce qui n’est pas certain, elle a pu,au spectacle de la barbarie scienti quement industrialisée, voir laréalisation de ses propres paroles prophétiques, datant de 1936 :

Nous pensons que ce progrès [scientique] est essentiellement péris-sable, qu’il peut effectivement périr et que rien sauf une attention vigi-lante et une sorte devertu ne peut garantir nos sociétés civiliséescontre un retour offensif de la barbarie des temps primitifs. Et commecette nouvelle barbarie recevrait en héritage l’ensemble de l’acquisindustriel offert par la science, elle serait particulièrement redoutableet dangereuse61.

2] Épistémologie des sciences de la nature et herméneutiquede l’histoire des sciences selon Hélène Metzger62

Le but de cet essai est limité : décrire et analyser les idées d’HélèneMetzger sur la méthode des sciences de la nature d’une part, et sur laméthode de l’histoire des sciences d’autre part. La pensée de Metzger,on le verra, forme un tout cohérent : ce sont les mêmes idées épisté-mologiques qui fondent ses vues sur les sciences de la nature et surles sciences humaines, dont l’histoire des sciences.

recently removed to a concentration camp in Germany. On hearing this I went instantlyLondon to see the French authorities and they are doing their utmost to trace and arrangfor her exchange. I fear it will not be an easy matter to nd her. »

[60] Serge Klarsfeld,Le Mémorial de la déportation des Juifs de France , Paris, chez l’auteur,1978. Une description du convoi n° 69 est donnée dans Guy Kohen,Retour d’Auschwitz,Paris, chez l’auteur, 1945. Un témoignage quelque peu divergent se trouve dansIsis,36, 1946, p.133 : « En ce qui concerne ma cousine Hélène, tout ce que nous avonspu savoir est qu’elle faisait partie d’un convoi parti en mars 1944 pour Auschwitz. Su1 500 personnes formant ce convoi, 100 hommes et 37 femmes jeunes et robustes etqu’on pouvait faire travailler ont été conservés ; les autres ont passé immédiatement dala chambre à gaz ! Sur les 37 femmes, trois sont revenues. »

[61]La Méthode philosophique en histoire des sciences, op. cit., p. 188.[62] Le texte qui suit reprend pour l’essentiel Freudenthal, « Épistémologie des sciences d

nature et herméneutique de l’histoire des sciences selon Hélène Metzger » [1988c],in Freudenthal,Études sur/Studies on Hélène Metzger , op. cit., p. 161-188.

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La structure de l’essai re ète celle de la pensée de Metzger : nousexposerons deux thèses fondamentales de Metzger, dont l’une fondel’autre. La première, porte sur l’épistémologie des sciences de lanature : elle af rme qu’un ensemble donné de faits ne détermine jamais une seule théorie à même de les expliquer, de sorte que danstoute théorie scienti que, dans tout « passage » de faits à une théo-rie, intervient nécessairement la subjectivité du savant. Cette thèsea pour première conséquence la dé nition de la tâche qu’assigneMetzger à l’histoire des sciences : comprendre la subjectivité dessavants étudiés, décrire l’émergence des théories scienti ques àpartir des perspectives de leurs auteurs. De plus, la thèse sur lanature du savoir scienti que fonde une deuxième thèse fondamen-tale portant, elle, sur la nature du savoir en histoire des sciences.Selon cette deuxième thèse, de même que la subjectivité du savantintervient nécessairement dans la genèse d’une théorie scienti que,de même la compréhension de cette subjectivité à travers les textesqui en sont issus fait nécessairement intervenir la subjectivité propreà l’historien. En tant que thèse sur les conditions de possibilité del’interprétation et de la compréhension des textes, c’est une thèse

herméneutique, en particulier : une thèse sur l ’herméneutique del’histoire des sciences.On voit donc la symétrie qui commande la ré exion de Metzger :

la même structure de base que décèle l’investigation épistémologiquedans les sciences de la nature, l’analyse herméneutique la révèle éga-lement dans l’histoire des sciences. Appliquée à elle-même, la ré exiondevient autoré exion, l’épistémologie des sciences de la nature trouveson prolongement dans l’herméneutique.

Cet essai laissera entièrement en suspens toutes les questionsconcernant les relations entre Metzger et les courants philosophiquescontemporains. En effet, Metzger était en contact direct et suivi avecquelques-uns des philosophes français les plus marquants de l’entre-deux-guerres : Lucien Lévy-Bruhl (son oncle), Émile Meyerson, LéonBrunschvicg et, plus tard, Alexandre Koyré. De même, elle faisait par-tie intégrante de la communauté des historiens des sciences parisiens – Henri Berr, Abel Rey, Pierre Brunet, Aldo Mieli, pour ne mention-ner que quelques-uns. Situer les idées de Metzger dans leur contextehistorique, comprendre sa démarche d’historienne et de philosophecomme une réponse à des problèmes qui furent discutés autour d’elle,

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serait donc certainement une tâche digne d’intérêt63. Néanmoins, danscet essai nous nous concentrerons exclusivement sur certaines idéesde Metzger : nous nous efforcerons d’en dégager les prémisses, d’enrévéler l’unité et d’en expliquer les conséquences et la portée.

2.1] L’épistémologie de la découverte scienti que :le rôle de l’ a priori dans la constitut ion des sciences de la nature

I. L’histoire des sciences n’est pas, pour Hélène Metzger, un champde recherches historiques parmi d’autres ; son engagement dans cettediscipline – et engagement il y eut – dérive d’une conviction profondeque l’investigation du cheminement de la pensée scienti que revêtune importance cruciale pour notre conception de l’homme. En effet,selon Metzger l’histoire des sciences a pour tâche de contribuer àl’élaboration d’une théorie de l’esprit humain : il ne s’agit pas, enhistoire des sciences, de tenir un registre de découvertes, mais des’efforcer de comprendre comment l’homme est capable de faire desdécouvertes.

S’il était démontré, dit Metzger, que l’histoire des sciences ne pouvaitavoir d’autre résultat que de satisfaire une curiosité certes légitime mais

philosophiquement stérile […], eh bien, je cesserais immédiatement dem’adonner à l’histoire des sciences64.Cette approche, d’inspiration antipositiviste, de l’étude de l’histoire

des sciences a pour base un postulat épistémologique fondamentalappelé aujourd’hui la thèse de la sous-détermination. Due à PierreDuhem et élaborée, au moyen d’une analyse logique rigoureuse, parW.V.O. Quine65, cette célèbre thèse af rme que pour tout ensemble defaits observationnels, il existe un nombre indé ni de théories à mêmede les expliquer. Les faits empiriques ne sauraient, à eux seuls, « impo-ser » au savant qui tâche de les expliquer, une seule théorie : optant

[63] On trouvera des indications sur ces sujets dans Chimisso, « Hélène Metzger : The Histoof Science Between the Study of Mentalities and Total History »,op. cit. ; Mario Castellana,« Introduzione »,inMetzger,Il metodo losoco nella storia delle scienze. Testi 1914-1939 ,raccolti da Gad Freudenthal, Manduria, Barbieri, 2002, p. 7-41 ; Arcangelo Rossi,« Postfazione »,ibid., p. 239-260 ; Chimisso & Freudenthal, « A Mind of Her Own. HélèneMetzger to Émile Meyerson, 1933 »,op. cit .

[64]La Méthode philosophique en histoire des sciences, op. cit., p. 58.[65] Willard Van Orman Quine, « Two Dogmas of Empiricism »,inW.V.O. Quine,From a

Logical Point of View , New York, Harper Torchbooks, 1963, p. 20-46.

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pour une théorie plutôt que pour une autre (logiquement aussi légitimeque la première), le scienti que opère – consciemment ou non – unchoix. Or, s’il n’y a pas une logique contraignante conduisant des faitsà la théorie, si la situation est toujours celle d’un « ottement » (pouremployer le terme qu’utilisait Metzger), il y a nécessairement d’autreséléments, non expérimentaux, qui interviennent dans la formationd’une théorie. « Certaines formes de doctrines, dit Metzger, dériventautant de l’expérience et de l’observation que de la mentalité du cher-cheur66. » Autrement dit : à l’origine de toute théorie se trouve, d’aprèsMetzger, un élémenta priori, subjectif, et il incombe à l’historien dessciences de l’identi er.

La tâche de l’histoire des sciences est donc de reconstituer le che-minement qui conduisit le savant d’autrefois des données dont il dis-posait à la théorie qu’il invente pour les expliquer : cela, du moins,est l’objectif des historiens de sciences qui adhèrent à ce que Metzgerappelle la méthode philosophique en histoire des sciences.

Selon Metzger, en effet, la tâche principale de l’historien dessciences est d’étudier les processus par lesquels se forment les idéesscienti ques, « de capter la pensée à l’état naissant, […] la pensée qui

surgit dans le penseur à l’instant précis où, en quelque sorte, il s’éveilleà elle67 ». Comment atteindre ce but lorsque seuls destextes, des textesscienti ques de surcroît, nous sont disponibles ? Metzger croit qu’ense faisant, autant qu’il se peut, « le contemporain des savants dont ilparle », l’historien peut mobiliser en lui « une sympathie active », luipermettant de « pénétrer dans la pensée créatrice d’autrefois ». Il luiest ainsi possible de décrire « les ressorts profonds » (expression chèreà Metzger) qui sous-tendaient la pensée des auteurs étudiés et quianimaient leurs théories.

Or, après l’invention d’hypothèses, vient leur contrôle et leur mise àl’épreuve : Metzger distingue entre la pensée expansive (ou spontanée)d’une part, et la pensée ré échie de l’autre. La première est l’élémentimaginatif, créatif et innovateur de la pensée ; dépendant desa priori,elle est à l’origine des hypothèses et des théories : « Comment la penséespontanée s’oriente-t-elle donc quand une chose ou un phénomène aaccaparé son attention ? N’irradie-t-elle pas des innombrables velléités

[66]La Méthode philosophique en histoire des sciences, op. cit., p. 46.[67]Ibid., p. 60 sq.

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d’hypothèses autour du fait central qui actuellement l’intéresse ?68 »La pensée expansive, qui « va toujours de l’avant dans toutes lesdirections » en envisageant de multiples structures qui peuvent êtreimposées à la réalité, se trouve au centre des efforts de l’historien :« On cherchera à reconstituer, à revivre en soi-même, à défaut d’autreréactif, la pensée active et féconde » à l’origine d’une œuvre scienti queachevée69.

La pensée ré échie constitue l’autre composante du processusscienti que : elle incorpore, pour ainsi dire, les canons de la logique,de la méthodologie scienti que et de la rationalité ; elle critique leshypothèses proposées, les rejette ou les admet. La théorie scienti quequi passe dans le domaine public, le produit nal tel qu’on le trouvedans les publications scienti ques, ressort donc d’un va-et-vient entrel’impulsion de la pensée expansive et les contrôles exercés par la pen-sée ré échie.

Le couple « pensée expansive » et « pensée ré échie » s’apparenteévidemment à la distinction classique entre le contexte de la décou-verte et le contexte de la justi cation. La possibilité de les distingueranalytiquement était soutenue explicitement par les philosophes des

sciences et acceptée implicitement par la plupart des historiens dessciences, avant que les thèses de Kuhn et de Feyerabend n’en ques-tionnent la validité. Or, c’est le contexte de la justi cation qui était(et qui est toujours pour une large part) au centre de l’intérêt : peunombreux sont ceux qui, philosophes ou historiens, se soient appli-qués à l’étude du contexte de la découverte ; il relève, af rmait-on,du domaine de la psychologie individuelle et, de ce fait, ne se prêtepas à la théorisation. Il convient donc de souligner que la démarchede Metzger va à contre-courant de cette tendance quasi générale, car

elle vise précisément et surtout les processus créatifs par lesquels lesthéories sont inventées. Tout en accordant aux procédures de véri-cation et d’élimination de « mauvaises » théories leur importance,Metzger s’intéresse à des questions d’un autre ordre : ce sont lesa priori intervenant dans la formation des théories scienti ques, lesproblèmes concernant l’origine des idées et des concepts scienti ques,qui sont au centre de ses préoccupations.

[68]Ibid., p. 119.[69]Attraction universelle et religion naturelle…, op. cit., p. 12.

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II. Quelle est donc l’origine des hypothèses ? Quelle en est la sourced’inspiration ? Metzger distingue en fait (sans toutefois l’énoncer expli-citement) deux types d’a priori intervenant dans la formation desthéories scienti ques (ou, du reste, non scienti ques) et qui se situentà deux niveaux différents de généralisation : cesa priori, qu’elle qua-li e de « réactions intellectuelles élémentaires », sont (1) d’une partdes formes de pensée, ou des concepts, que l’on retrouve dans toutesles cultures et toutes les époques, et (2) d’autre part des formes depensée, ou des concepts, qui sont spéci ques à une culture donnée àun moment historique précis. Considérons-les dans cet ordre.

(1) Une des idées épistémologiques les plus intéressantes deMetzger, explorée en particulier dans son ouvrageLes Concepts scien-ti ques (1926), est la suivante : pour expliquer la réalité, l’entendementhumain a recours à certaines formes constantes de la pensée, formesdonc qui sonta priori et qui sont omniprésentes dans l’histoire de lapensée, scienti que ou non. Considérons, à titre d’exemple, une deces formesa priori : elle revêt un intérêt particulier car en mettanten évidence, selon Metzger, la parenté entre la pensée scienti queet d’autres formes de la pensée, elle éclaire sous un nouveau jour les

origines de la pensée scienti que.Un des principes fondamentaux auxquels fait appel l’intelligencehumaine pour expliquer des phénomènes auxquels elle est confron-tée, soutient Metzger, est que « les semblables agissent sur les sem-blables70 ». Ce principe, qui découle de ce qu’elle nomme « analogieagissante », était à la base, par exemple, des pratiques médicales dela Renaissance, fondées sur la doctrine de la correspondance entremicrocosme et macrocosme ; il était également à l’origine de certainesthéories chimiques postulant, au XVIIe et au XVIIIe siècles, que seuls

des corps ayant une composante commune peuvent réagir ensemble ;il sous-tendait en n et surtout la loi de l’attraction universelle quisemble ainsi, « à certains égards, dérivée de doctrines vieilles commel’humanité71 ».

Metzger avance la thèse, très originale, selon laquelle le principede l’analogie agissante est identique à la fameuse « loi de participa-tion », par laquelle Lucien Lévy-Bruhl croyait pouvoir caractériser « la

[70] Hélène Metzger,Les Concepts scientiques, Paris, Alcan, 1926, p. 35.[71]Attraction universelle et religion naturelle…, op. cit., p. 9.

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pensée primitive ». Ainsi, d’après Metzger, la pensée d’un Paracelsed’une part, et la conception, d’autre part, d’une ethnie africaine, selonlaquelle ses membres sont à la fois des humains et des perroquetsrouges, sont, au fond, deux manifestations d’une seule et même ten-dance fondamentale – d’un mêmea priori – de l’esprit humain. Demême, la loi de l’attraction universelle, elle aussi, « titre son originepsychologique de ces participations mystérieuses si fréquentes d’aprèsM. Lévy-Bruhl dans la pensée primitive ». Ainsi, le grain de vérité quecontient la légende de la pomme de Newton – la pomme « qui par sachute aurait découvert la similitude ou mieux l’identité de la pesan-teur des corps vers la terre et la gravitation des astres » – tient à sonrôle éventuel de source d’inspiration : ce que la pomme eût pu faire,c’est « activer une tendance fondamentale de notre esprit qui chercheà uni er par un lien psychique et mental les choses apparemmentfort différentes72 ».

Les systèmes de pensée qui émergent sous la seule impulsion dela pensée expansive sont les systèmes « primitifs » et mystiques. Là,en revanche, où, comme dans la science moderne, les théories ont étéformalisées, leur origine dans la pensée spontanée a été occultée par la

pensée ré échie : seul l’historien des sciences peut en détecter les traces.Tous les systèmes de la pensée se situent donc dans un continuumentre ces deux extrêmes : l’ensemble des systèmes explicatifs du monde – « scienti ques » et « primitifs » – forme, pour Metzger, une continuité.

Metzger s’oppose ainsi à deux philosophies de l’histoire. D’unepart, elle refuse la conception positiviste, qui, tout en acceptant l’idéed’une certaine continuité entre les systèmes de pensée, situe cettecontinuité sur le plan de l’accumulation successive de faits. D’autrepart, elle rejette la théorie non continualiste de Lévy-Bruhl, selon

laquelle la pensée « prélogique » des « primitifs » diffère fondamenta-lement de la pensée scienti que : « Ce que M. Lévy-Bruhl a appelé prélogique en étudiant la mentalité primitive […] n’est en sommeque la pensée expansive allant de l’avant73. » Pour Metzger « l’esprithumain est toujours et partout semblable à lui-même dans ses carac-tères fondamentaux74 ».

[72]Ibid.[73]La Méthode philosophique en histoire des sciences, op. cit., p. 69.[74]Ibid., p. 60.

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La question, notons-le en passant, est toujours d’actualité. En1967, un article remarquable et fort original de l’anthropologue RobinHorton a de nouveau lancé un débat sur le sujet75. Se plaçant à unniveau épistémologique d’analyse (et employant, en particulier, desnotions empruntées à la philosophie analytique des sciences), Hortondéfend l’idée que les systèmes de pensée africains sont une forme descience comparable à la science moderne. Les thèses de Horton furentle sujet de nombreuses critiques, à partir de perspectives diverses76.Dans ce contexte, l’approche de Metzger pourrait se révéler toujoursféconde : car si, à l’instar de Horton, Metzger assigne aux systèmes depensée traditionnelle une fonctioncognitive et si elle af rme la conti-nuité avec la science moderne, elle se distingue pourtant de Horton ensituant cette continuité sur le plan des formes de pensée, des conceptsemployés et du contenu des théories. La démarche de Metzger rejointainsi le problème posé par Horton et elle pourrait contribuer à créerun rapprochement entre histoire des sciences et anthropologie.

Ajoutons, en n, que le postulat de l’unité de la pensée humainefonde la théorie herméneutique de Metzger. En effet, selon elle, l’his-torien des sciences est capable de comprendre les textes scienti ques

du passé et de saisir les a priori à l’origine des théories parce que toutepensée étrangère chevauche en partie la sienne. C’est donc l’hypothèsede l’omniprésence de certainsa priori qui assure à l’historien (de mêmequ’à l’anthropologue) qu’aucun langage n’est « incommensurable » avecle sien et qu’il n’y a pas de systèmes de pensée auxquels il n’ait accès.

Desa priori d’un autre ordre dépendent de la culture et de l’époque :certaines caractéristiques d’une théorie scienti que sont, à l’instardes lettres, des arts, etc., des « projections variées d’un même étatd’esprit ». De là s’explique l’existence présumée d’un « style » commun

à différents aspects de la culture d’une époque. Par exemple, la phi-losophie de Descartes, la psychologie de Corneille, l’éloquence deBossuet, l’architecture du Château de Versailles, la chimie de Lémery,

[75] Robin Horton, « African Traditional Thought and Western Science. Part I »,Africa, 37,1967, p. 50-71, Part II, p. 155-187 (réimpr.inB.R.Wilson (ed.), Rationality , Oxford,Blackwell, 1970, p. 131-171).

[76] Robin Horton & Ruth Finnegan (eds.),Modes of Thought. Essays on Thinking in Westernand Non-Western Societies, Londres, Faber & Faber, 1973 ; Yehuda Elkana, « TheDistinctiveness and Universality of Science : Reexions on the Work of Professor RoHorton »,Minerva, 15, 1977, p. 155-173.

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« se ressemblent par une communauté d’inspiration ». Metzger tented’appliquer à l’histoire des sciences la thèse de Taine selon laquelle« une œuvre littéraire, scienti que ou artistique n’est pas isolée, qu’elleest fonction de l’ensemble social et humain dont elle dépend et quil’explique77 ».

Comment se produit cette unité de style ? Metzger propose l’idéeselon laquelle la pensée – l’invention de théories, la rédaction de dis-cours, la ré exion philosophique, etc. – dépendrait des «a priori enpuissance » : cesa priori sont certaines « dispositions de l’esprit » qui« s’actualisent » en notions ou en idées lorsqu’elles entrent en contactavec la réalité que le savant tâche d’appréhender78. Or si l’on sup-pose que lesa priori en puissance dépendent de l’« état d’esprit » d’uneépoque, d’unZeitgeist, on aura une explication de l’unité du styleintellectuel : les œuvres littéraires, les créations artistiques et lesthéories scienti ques ne seraient que les actualisations des mêmes a priori, en contact avec différents aspects de la réalité.

L’idée est peut-être séduisante, mais elle se heurte à une dif cultécruciale : en quoi, précisément, le style du château de Versailles est-ilidentique à celui de la chimie de Lémery ? Comment décrire cette unité

présumée de « style » de contenus de natures différentes ? Commentmettre en évidence l’existence desa priori en puissance ? Ces pro-blèmes, qui intriguent toujours de nombreux historiens et qui setrouvent au centre de toutes les tentatives de fonder une sociologie dela connaissance, demeurent non résolus. Metzger, elle aussi, a reconnuque ses intuitions sont loin d’être une théorie : « Sans doute peut-onsans danger af rmer […] que l’évolution des lettres, des sciences etdes arts est déterminée partiellement par les conditions humaines du“moment”. Cela sans doute reste bien vague…79 »

La notion de « tendances fondamentales » de l’esprit propres à uneculture et à un moment donnés conduit Metzger vers une remarqueintéressante : on peut espérer, dit-elle, qu’une science qui se dévelop-perait dans une civilisation autre que l’européenne, une civilisationdont les a priori seraient nécessairement différents, donnerait lieu àdes hypothèses qui n’auraient pas pu surgir ailleurs : ainsi « il serait

[77]La Méthode philosophique en histoire des sciences, op. cit., p. 130.[78]Ibid., p. 46.[79]Ibid., p. 132sq.

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possible qu’un éveil de l’Orient nous apporte de nouveau de belles etbienfaisantes lumières si ce dernier, sans rien abandonner de lui-même, savait assimiler l’esprit expérimental qui a caractérisé l’effortde l’Occident moderne en matière de science80 ». Cette idée, on le sait,continue d’intriguer nombre de savants et de philosophes.

Pour résumer : selon la conception antipositiviste de Metzger,l’histoire des sciences a la tâche d’étudier non les « apports dé nitifsà l’ensemble du savoir » de différents savants, mais « la perspectivescienti que, […] l’orientation de leur mentalité81 ». Avec la doctrinedes deux a priori, Metzger esquisse les contours d’une théorie de la

découverte scienti que, théorie qui, pour elle, est un premier pas surle chemin que devrait emprunter l’épistémologie.III. De toute épistémologie découlent – explicitement ou non – des

conséquences pour la politique à l’égard de la science : des perspectivesdifférentes sur les conditions de possibilité de la science conduisent leplus souvent à des vues différentes sur ce qui serait souhaitable pourl’éducation scienti que. Metzger, elle aussi, a été amenée à formulerquelques observations et recommandations d’ordre pratique concer-nant la place de la science au sein de la société.

Selon Metzger, nous l’avons vu, ce sont lesa priori de la penséeexpansive qui sont à l’origine des hypothèses scienti ques. À elle seule,la pensée ré échie ne saurait être créatrice, « elle a besoin d’être gref -fée sur un sauvageon pour devenir véritablement productrice ». Ainsi,le jour où la pensée métaphysique disparaîtra, ce jour verra aussi lan de la science : de là, l’opposition de Metzger au positivisme logiquede l’École de Vienne qui implique « la désagrégation de l’a priori82 ». Au contraire : les jeunes scienti ques, soutient Metzger, devraient

être éveillés au rôle de l’a priori dans la formation de la science et ilsdevraient être encouragés à laisser le champ libre à leur imagina-tion. Sa propre vision de l’histoire des sciences, dit Metzger, impliquel’exigence d’une « refonte totale de notre éducation intellectuelle [qui]donnerait aux jeunes savants […] en même temps qu’une vision plusnette de leur tâche, de meilleurs moyens pour parvenir à faire pro-

[80]Ibid., p. 183.[81]Ibid., p. 16.[82]Ibid., p. 56.

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gresser la science83 ». On trouve ici, notons-le en passant, un argumentimportant en faveur de l’introduction de l’histoire des sciences dansle curriculum scienti que.

Le maintien et le développement de l’activité scienti que revêtent,pour Metzger, une importance capitale. La science est une activité dela raison et sa tâche primordiale est d’éclairer l’homme : « l’histoire dessciences est l’histoire de la libération de notre âme par notre raison84 » ;la valeur de la science en tant que source de techniques passe en deu-xième place seulement. Or le progrès de la raison n’est jamais choseacquise : la civilisation et, partant, la science, sont « constammentmenacées d’un retour offensif de la barbarie85 ».

Metzger considère que l’existence de la science dépend d’un « espritscienti que », lequel est toujours contingent. Le progrès scienti queest tout sauf inévitable, comme paraissent le croire les positivistes.« Les progrès du savoir – demande Metzger de façon toute rhéto-rique – vont-ils de soi avec une sorte d’automatisme plus ou moinsaccéléré par les circonstances ?86 » Dans une société de laquelle « l’es-prit scienti que » serait absent – une société qui se serait écartéedu mouvement de l’ Aufklärung –, la science cesserait d’exister : il y

serait encore possible d’apprendre et d’utiliser la science sur le planpratique, mais un véritable progrès de la science ne pourrait plusavoir lieu87. Ces ré exions amènent Metzger à considérer en quelquesmots le spectre d’une société en possession du savoir-faire scien-ti que, mais dans laquelle « l’esprit scienti que » se serait éclipsé.C’est sans nul doute à l’Allemagne nazie qu’elle songeait lorsqu’elleécrivait, en 1936, qu’une société possédant la science mais privéed’éthique (« une sorte de vertu ») serait « particulièrement redoutableet dangereuse88 ».

[83]Ibid., p. 122.[84]Ibid., p. 127.[85]Ibid., p. 175. Metzger évoque ailleurs avec scepticisme l’éventualité que la civilisation

continue jusqu’au VIe siècle (ibid., p. 195).[86]Ibid., p. 187.[87] « Extraits de lettres, 1921-1944 »,op. cit., p. 187-188.[88]Ibid., p. 188. Rappelons qu’en 1934 Metzger s’est fortement opposée à toute participa-

tion à des congrès en Allemagne nazie (cf.supra). Cette opposition, on le voit, s’inspiredes convictions les plus profondes de Metzger et tient à l’identité qu’elle postulait ent« l’esprit scientique » et la « libération de l’âme humaine ».

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Huit ans plus tard, à Auschwitz, au regard de la barbarie scienti-quement industrialisée, Metzger devait être témoin et victime de laréalisation de ces paroles prophétiques.

2.2] L’herméneutique de l ’histo ire des sciences :le rôle de l’ a priori dans la constitution du savoir historique

I. Écrire l’histoire des sciences est, pour Hélène Metzger, une acti-vité intimement liée à la ré exion épistémologique sur les sciences :nous avons vu, en effet, que la méthode historiographique de Metzger – celle qu’elle appelle « la méthode philosophique dans l’histoire dessciences » – se fonde sur ses idées concernant la nature épistémo-logique de la connaissance scienti que. Or les ré exions épisté-mologiques de Metzger ne se limitent pas aux disciplines dont elleécrit l’histoire, elles prennent pour objet aussi l’historiographie dessciences elle-même. Metzger s’efforce de rendre explicite sa propreméthode d’historienne et de la juxtaposer à d’autres ; elle est ainsiamenée à se prononcer sur l’épistémologie sous-jacente à l’histoiredes sciences.

Si, depuis Koyré et Kuhn, l’épistémologie non positiviste dessciences de la nature est devenue presque un lieu commun, il esttoujours rare que les historiens des sciences ré échissent sur lesfondements méthodologiques de leur propre discipline, qu’ils fassentl’épistémologie de l’histoire des sciences en même temps que l’histoiredes sciences. En particulier, on ne trouve guère des historiens dessciences pour s’aventurer à étendre leur philosophie non positiviste dela connaissance jusqu’à l’appliquer aussi au savoir historique, y com-pris le leur. Les tentatives de Metzger qui vont dans ce sens méritentdonc que l’on s’y attarde.

Le point de départ des ré exions de Metzger sur la méthodolo-gie de l’histoire de la pensée scienti que est de nouveau de la thèsede la sous-détermination. Confronté à un ensemble de documents,l’historien se trouve dans une situation identique, du point de vuelogique, à celle d’un savant confronté à un ensemble de phénomènesphysiques ou chimiques : « De même que le savant peut donner diversesinterprétations des faits qu’il a décidé d’étudier, de même l’historiendes sciences peut donner diverses interprétations des textes qu’il adécidé d’utiliser pour la construction qu’il projette » ; donc « l’histoireest, comme la théorie scienti que elle-même, une construction de l’es-

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lecteur d’autrefois et situer la pensée interprétée dans le contexte globalde la vie de l’époque : « Il faut comprendre un édi ce d’idées comme unmoment dans le contexte global de la vie d’une personne96. » Ce contexteétant cependant toujours d’une variété in nie, la compréhension nesaura se faire par le seul entendement : l’interprète pénètre la penséeétrangère à l’aide du sentiment (Gefühl) lui permettant « une compré-hension directe de sympathie et de communauté d’esprit97 ».

La parenté de ces idées avec les postulats de la « méthode philoso-phique dans l’histoire des sciences » de Metzger est évidente : à l’instarde Schleiermacher, Metzger demande que l’historien des sciences sefasse « le contemporain des savants dont il parle », qu’il saisisse « lapensée à l’état naissant » et qu’il tienne compte de l’ensemble du milieuintellectuel de l’époque ; pour l’un et l’autre, le but de l’interprétationest la subjectivité d’un auteur telle qu’elle se manifeste dans un texte.

Cette parenté entre une herméneutique des textes littéraires ouphilosophiques – des pures créations de l’esprit – et une herméneu-tique des textes scienti ques du passé – des textes qui ont pour objetla nature physique – pourrait étonner : les objets dans les textes litté-raires ou philosophiques ne sont-ils pas entièrement subjectifs, exis-tant uniquement dans l’esprit, tandis que ceux des textes scienti quesexistent réellement dans la nature ? Or c’est précisément parce queMetzger s’oppose au positivisme sur le terrain de l’épistémologie dessciences de la nature que cette proximité peut s’établir : se fondantsur la thèse de la sous-détermination, Metzger considère les théo-ries scienti ques comme des créations de la « pensée expansive » etnon comme le résultat d’une découverte de « faits » existant en soi.L’herméneutique de Metzger vise donc, précisément comme celle deSchleiermacher, la pensée d’autrui, son acte créatif. La démarche de

Metzger révèle ainsi que le problème herméneutique ne peut se poser àl’historien des sciences qu’à partir d’une épistémologie non positivistedes sciences de la nature. Nous reviendrons sur cette conclusion, d’uneimportance capitale dans notre contexte, dans la suite.

III. Passons maintenant à la question de l’objectivité de l’interpréta-tion : l’interprète qui se transporte dans la situation de l’auteur sujet deson étude, peut-il parvenir à une compréhension objective de sa pensée ?

[96]Ibid., p. 178.[97]Ibid., p. 179.

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Ce problème n’a pas été abordé explicitement par Schleiermacher.Le premier à s’attaquer aux questions épistémologiques de l’her-méneutique était Wilhlem Dilthey (1831-1911) qui s’est donnéla tâche de compléter la critique kantienne de la raison pure parune critique historique. « Le but de la ré exion de Dilthey – écritGadamer – était toujours de légitimer, en tant que science objective,la connaissance de ce qui est conditionné historiquement, et cela,malgré le conditionnement historique [de l’historien] lui-même98. »D’une part, dit Dilthey, les historiens « soumettent personnes histo-riques, mouvements de masse et tendances à leur jugement, lequelest conditionné par leur individualité, par la nation à laquelle ilsappartiennent, l’époque où ils vivent. Même là où ils croient procé-der sans présuppositions, ils sont déterminés par cet horizon ; touteanalyse des concepts d’une génération passée ne motive-t-elle pasdans ces concepts des éléments issus des présuppositions de cetteépoque ?99 ».

D’autre part, la notion même d’unescience historique requiert quecette subjectivité soit surmontée : « Toute science contient, en tantque science, l’exigence de la validité universelle. S’il doit y avoir dessciences humaines [Geisteswissenschaften] au sens strict de science,c’est le but qu’il leur faut se xer toujours plus consciemment et d’unemanière toujours plus critique100. »

C’est l’opération mentale deSichhineinversetzen, qui consiste à setransporter à l’intérieur d’un auteur et de son œuvre, qui permet d’at-teindre l’objectivité de la compréhension : l’historien revit (nacherleben)les expériences de son sujet et parvient ainsi à créer, mentalement,une simultanéité avec lui. Le fossé qui sépare l’historien de son sujet – les différences d’époque, de culture, de présuppositions – se trouve

alors surmonté : la pensée étrangère devient familière, l’interprètepeut repenser les idées de l’auteur étudié exactement comme celui-làles a pensées ; le texte que nous tâchons de comprendre nous révèlel’opinion de son auteur telle qu’elle était. Aussi, la pensée d’autrefois

[98]Ibid., p. 218.[99] Traduction citée d’après Jürgen Habermas,Connaissance et intérêt , Paris, Gallimard,

1976, p. 212.[100]Ibid., p. 212. Pour traduireGeisteswissenschaften, nous avons préféré le terme

« sciences humaines » au terme « sciences morales » employé dans la traduction françaide Connaissance et intérêt .

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peut être quali ée de « donnée » – de « fait » – historique, se prêtant àêtre constatée objectivement par tout historien101.

Ces idées établissent, pour Dilthey, l’équivalence épistémologiqueentre les sciences humaines et les sciences de la nature. Pour lui,commente Habermas,

revivre l’expérience est dans une certaine mesure l’équivalent d’obser-ver. [Ces deux opérations] garantissent, semble-t-il, la reproductiond’un immédiat dans la conscience solitaire puriée de toute interfé-rence simplement subjective. L’objectivité de la connaissance est alorsdénie par l’élimination de ces inuences perturbatrices. […] Dilthey liel’objectivité possible de la connaissance dans les sciences humainesà la condition d’une simultanéité virtuelle de l’interprète et de son sujet.En face [dit-il] « de l’éloignement dans l’espace ou de la différence delangage [la connaissance historique] doit se transporter dans la situa-tion d’un lecteur de l’époque et du milieu de l’auteur ». Lasimultanéitéremplit dans les sciences humaines la même fonction que la réitérabi-lité de l’expérience dans les sciences de la nature ; l’interchangeabilitédu sujet de la connaissance est garantie102.

Les idées de Dilthey n’ont pas seulement été partagées par toute latradition herméneutique classique, mais elles ont également explicitéla conception que se faisaient de leur métier des générations d’histo-riens. Nous pouvons ainsi commencer à entrevoir la portée des thèsesde Metzger, le poids de la tradition à laquelle elle s’oppose. En effet, sile Sichhineinversetzen de Dilthey correspond très précisément à « sefaire le contemporain du savant dont on parle » de Metzger, si ces deuxphilosophes se disent donc partisans de la mêmeméthode historique,leurs interprétations épistémologiquesde cette méthode sont pourtantopposées : là où Dilthey soutient l’objectivité de l’interprétation d’untexte, Metzger insiste, au contraire, sur le fait que l’élément subjectif,l’horizon personnel propre à l’interprète, est constitutif de l’interpré-tation : selon elle, nous l’avons vu, la thèse de la sous-déterminationimplique que même dans l’interprétation des textes scienti ques « lesubjectif ne peut être séparé de l’objectif103 ».

[101] Gadamer,Wahreit und Methode , op. cit., p. 219 ; voir aussi Habermas,Connaissanceet intérêt , op. cit., p. 213sq.

[102] Habermas,Connaissance et intérêt , op. cit., p. 214 ; voir aussi Gadamer,Wahreitund Methode , op. cit., p. 227.

[103]La Méthode philosophique en histoire des sciences, op. cit., p. 146.

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Les idées de Metzger sur l’élément subjectif constitutif de touteinterprétation s’apparentent à celles de Gadamer. Elles sont, à monsens, suf samment intéressantes et hardies pour que nous tâchionsde les approfondir. À cette n, nous suivrons la critique qu’adresseGadamer à l’herméneutique objectiviste de Dilthey : considérer latrame à partir de laquelle Gadamer formule sa critique et mettrele doigt sur les prémisses et les implications de cette critique, nousmettra en mesure de reconnaître à sa juste valeur la nouveauté etl’audace de la ré exion de Metzger.

IV. L’herméneutique de Gadamer est l’application, aux problèmes

de la méthodologie et de l’épistémologie des sciences humaines, deré exions métaphysiques dans la tradition phénoménologique, cellede Husserl et de Heidegger notamment. Une analyse exhaustive desvues de Gadamer et de leur contexte philosophique dépasserait de loinle sujet aussi bien que ma compétence. Aussi nous bornerons-nous àen esquisser quelques points principaux.

Dans la conception de l’interprétation que partagent Heidegger etGadamer, la distance temporelle séparant le texte étudié de l’histo-rien n’est pas, comme le concevait l’historicisme, un hiatus qu’il faut

surmonter, mais, tout au contraire, une condition constitutive de touteinterprétation. Les implications de cette conception sont profondes : l’in-terprétation « est, en réalité, un processus illimité. On ne se contentepas d’éliminer les sources d’erreur à mesure qu’elles apparaissent, defaçon à ltrer le sens véritable en le dégageant des impuretés de toutesorte. Il naît sans cesse de nouvelles sources de compréhension quirévèlent des rapports de sens insoupçonnés104 ». Toutes les interpré-tations, émanant d’horizons culturels ou historiques divers, sont – àcondition d’être cohérentes – également légitimes : « Il n’y a pas d’autre“objectivité” ici que la con rmation qu’une préconception peut recevoirau cours de son élaboration105 ». Et Gadamer de conclure : « Il suf t dedire que, par le seul fait de comprendre, on comprend autrement106. »

Il convient de souligner la portée de cette conclusion et de la philo-sophie qui la sous-tend. Notons, sur un premier plan, que dans la pers-pective de Gadamer, l’interprétation ne vise plus la subjectivité d’un

[104] Gadamer,Wahreit und Methode , op. cit., p. 282.[105]Ibid., p. 252.[106]Ibid., p. 280.

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V. Pour Metzger la science est une : les sciences de la nature et lessciences humaines étant, les unes comme les autres, des « construc-tions de l’esprit », leurs caractéristiques épistémologiques sont lesmêmes. Metzger s’oppose ainsi à la longue tradition philosophiqueselon laquelle les sciences de la nature et les sciences humaines sontde natures épistémologiques essentiellement différentes. S’agissant deses vues concernant les problèmes herméneutiques qui se posent enhistoire des sciences, cette position a des conséquences qui méritentd’être relevées. En continuant de rapprocher les thèses de Metzger etde Gadamer, nous allons découvrir, en effet, une situation quelque peuparadoxale : Gadamer, du fait qu’il accorde aux sciences de la natureun statut épistémologique distinct de celui des sciences humaines,exclut l’histoire des sciences de la nature du champ d’application desa théorie herméneutique ; Metzger, en revanche, montre que l’histo-riographie des sciences de la nature revêt précisément le caractèrequ’attribue Gadamer à l’interprétation en général. À l’égard de l’his-toire des sciences, la position de Metzger se révélera plus conforme à lathéorie herméneutique de Vérité et méthode que n’est celle de Gadamerlui-même. Aussi les thèses de Metzger sont à même de recti er et decompléter de façon cohérente l’herméneutique gadamerienne sur leterrain de l’histoire des sciences de la nature.

Les idées de Gadamer sur les sciences de la nature découlent del’opposition, d’inspiration néokantienne, entre sciences humaines(Geisteswissenschaften) et sciences de la nature. De cette opposition,qu’il souligne a n de soustraire les sciences humaines à l’« impéria-lisme épistémologique » des sciences nomologiques, Gadamer conclutque l’histoire des sciences ne recèle pas cet « élément de tradition »constitutif des sciences humaines : contrairement à ce qui est, d’après

lui, le plus caractéristique du travail historique en général :Si le naturaliste écrit l’histoire de sa science en partant de l’état actuelde la connaissance, ce n’est pas là simple naïveté historique. Leserreurs et les égarements n’ont plus pour lui qu’un intérêt historique,car le critère auquel se réfèrent ses considérations, c’est évidemment leprogrès de la recherche112.

À quoi tient cette particularité de l’histoire des sciences ? Quellessont les conditions qui lui enlèvent tout intérêt sauf « l’intérêt histo-

[112] Gadamer,Wahreit und Methode , op. cit., p. 267.

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rique » ? Gadamer semble considérer que l’histoire des sciences remplitles conditions qui, selon lui, sont nécessaires pour qu’une connaissancehistorique objective devienne (exceptionnellement) possible :

Une chose ne devient connaissable objectivement dans sa signi-cation durable, que si elle appartient à un contexte achevé et clos[abgeschlossen]. En d’autres termes, lorsqu’elle est assez morte pourne plus présenter qu’un intérêt historique. Alors seulement, semble-t-il,l’intérêt subjectif de l’observateur peut être exclu113.

Il semble ainsi que la différence entre l’historiographie des scienceshumaines et celle des sciences de la nature tient, chez Gadamer, au

rôle de la distance temporelle. Dans l’interprétation des textes philoso-phiques, littéraires, etc., la distance temporelle est source de question-nements toujours nouveaux, de lectures qui, guidées par des préjugés,se renouvellent constamment : elle empêche ainsi qu’un contexte nedevienne « achevé et clos ». S’agissant de l’interprétation de textesscienti ques du passé, soutient Gadamer, la distance temporelle per-met, au contraire, de considérer le passé comme « clos » et « mort » :les erreurs du passé, aujourd’hui recti ées, n’ont plus qu’un « intérêthistorique ». Loin de dépendre des « horizons » historiquement chan-

geants et renouvelables, l’histoire des sciences est donc écrite, d’aprèsGadamer, à partir d’une perspective gée et xée une fois pour toutespar les vérités scienti ques.

Nous constatons que si Metzger et Gadamer s’accordent sur lesprincipes généraux de la théorie herméneutique, leurs vues divergentcurieusement quant à l’histoire des sciences. À quoi tient cette diffé-rence ? Metzger ne partagerait-elle pas l’idée que le passé de la scienceest « clos » ? Approfondir ces questions revêt, nous le verrons, un intérêtcertain pour les problèmes herméneutiques de l’histoire des sciences.

Pour Metzger, l’épistémologie des sciences de la nature et l’her-méneutique de l’histoire des sciences sont solidaires. La thèse de lasous-détermination s’applique à l’une et à l’autre : puisqu’il n’y a pas,dans les sciences de la nature, simple « découverte » de faits ou dethéories qui, « re étant » la réalité, existeraient indépendamment dusavant, il ne peut y avoir, dans l’histoire des sciences, une histoireobjective, « achevée et close ». En effet, le rejet, sur le plan épisté-mologique, de l’idée positiviste selon laquelle il existe des relations

[113]Ibid., p. 282.

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objectives de signi cation entre les différentes « composantes » de laconnaissance scienti que (observations, expériences, lois, etc., lesunes fondant les autres), implique, au niveau herméneutique, le rejetde l’idée d’une interprétation objective correspondante de l’histoiredes sciences. La conception positiviste et objectiviste de l’histoire dessciences doit donc faire place à une conception alternative : l’historiendes sciences dispose d’un ensemble de documents (un ensemble qu’ildélimite d’ailleurs lui-même) et il lui appartient d’en créer une « his-toire », c’est-à-dire de les insérer dans une construction leur conférantun sens. Ce sens dépend des relations de signi cation théorique quel’historien établira entre les documents. Le sens de chaque documentdépendra ainsi de l’histoire tout entière dont il fera partie, de mêmeque le sens de l’histoire dans son ensemble dépendra de l’interpréta-tion donnée à chacun des documents. La relation entre une certainepartie de l’histoire des sciences (l’histoire d’une observation, d’une loi,d’une théorie, etc.) et les documents sur lesquels elle repose et qui s’ytrouvent interprétés est donc identique à celle qui existe entre un texteet ses parties. Pour Metzger l’histoire s’assimile donc à un « texte »qui, comme tout autre texte, se prête à des interprétations diverses

dépendant de « l’horizon » de l’historien : le postulat selon lequel il ya des éléments subjectifs constitutifs des sciences de la nature fondeainsi, pour Metzger, l’idée que l’histoire des sciences comporte, elleaussi, des composantes subjectives.

Nous pouvons ainsi commencer à entrevoir la réponse à la ques-tion posée plus haut. Metzger ne partage effectivement pas l’idéede Gadamer selon laquelle l’histoire des sciences serait « achevéeet close » : elle n’est pas écrite à partir de la perspective des véritésde la science contemporaine mais, comme toute autre histoire, elledépend (de façon qui reste à préciser) de la subjectivité de l’historien.L’histoire des sciences, nous le verrons en détail plus loin, se prête,d’après Metzger, à des interprétations diverses et renouvelables et ellecorrespond, de ce fait, précisément aux caractéristiques qu’attribueGadamer à l’interprétation en général.

Quelle est donc la nature de l’« horizon » qui détermine la pers-pective d’un historien ? La subjectivité de l’historien des sciences,soutient Metzger, se re ète dans le choix d’une épistémologie laquelle,à son tour, commande sa méthode historiographique. En effet, c’estl’épistémologie à laquelle adhère l’historien, sa conception générale

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de la façon par laquelle les hommes produisent la connaissance, quidéterminera l’interprétation qu’il donnera aux « faits » historiques :parmi toutes les interprétations différentes que peut supporter unensemble de textes, l’historien optera pour celle qui correspond à sesidées générales sur la nature de la connaissance.

Cette conception ne devrait-elle pas impliquer, comme chezGadamer, que la structure du comprendre dans l’histoire des sciencesest circulaire, qu’elle relève du « cercle herméneutique » ? Cela est pré-cisément la thèse de Metzger. Bien que l’étude du développement dessciences du passé ait pour tâche de contribuer à une théorie de laconnaissance, dit-elle, on constate que l’épistémologie qui devait êtrel’aboutissement de l’histoire des sciences la sous-tend en fait déjà. Autrement dit : pour chaque historien, l’étude des textes est comman-dée par un « préjugé » épistémologique dont dépend l’anticipation deleur sens possible.

Le « cercle herméneutique » est entièrement reconnu comme tel parMetzger : le problème, pour l’historien des sciences, qu’est le choixd’une méthode historiographique est, dit-elle,

un des plus importants, peut-être, même, le problème suprême de la

méthode de l’histoire des sciences. Car de la solution choisie peutdépendre toute notre conception du passé de l’humanité, du rôlede la pensée humaine, de l’expérience, de l’empirisme positif ou del’inspiration métaphysique dans la formation même de la science.Réciproquement, allez-vous me répondre, c’est de notre conceptionpréconçue du passé de l’humanité, du rôle de la pensée humaine, del’expérience, de l’empirisme positif ou de l’inspiration métaphysiquedans la formation de la science que dépendra sans aucun doute lasolution que nous choisirons. Le plan d’une histoire des sciences, ainsique ses conclusions philosophiques, serait ainsi prédéterminé. Dès le

début de notre enquête, nous serions alors enfermés dans un cercleposé par nous et dont nous ne pourrions plus sortir114.Ces af rmations abstraites concernant la relation circulaire entre

épistémologie et méthode historiographique d’une part, et l’histoiredes sciences de l’autre, se trouvent concrétisées et con rmées par desexemples historiques. « Les faits interprétés par la doctrine positivistedonnent raison aux positivistes » af rme Metzger115. Par exemple : l’his-

[114]La Méthode philosophique en histoire des sciences, op. cit., p. 10.[115]Ibid., p. 143.

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torien de la chimie Maurice Delacre avait une « aversion » à l’égard desthéories et se réjouissait de constater que son scepticisme fut con rmépar l’histoire de la chimie qu’il avait écrite. Et Metzger de commenter :« M. Delacre, selon sa déclaration formelle, était déjà empiriste avantd’interroger l’histoire : s’il avait été mécaniste, atomiste, ou théori-cien, la réponse qu’il a reçue aurait peut-être été toute autre116. » Demême, dans leurs travaux historiques, les « thermodynamistes posi-tivistes » Mach, Ostwald et Duhem se sont efforcés de démontrer quel’hypothèse atomiste n’avait pas, dans le développement de la scienceà partir du XVIIe siècle, le rôle qu’on lui attribuait généralement : làencore, les présupposés épistémologiques de ces historiens ont prédé-terminé les conclusions de leurs recherches117.

Metzger, nous venons de le constater, énonce une théorie herméneu-tique de l’histoire des sciences, théorie qui s’insère sans faille dans lecadre général de Vérité et méthode. Il y a donc lieu de poser la ques-tion : pourquoi Gadamer lui-même considère-t-il l’histoire des sciences(qui n’est pourtant pas au centre de ses intérêts) comme un cas à partauquel sa théorie générale de l’interprétation ne s’applique pas ? Laréponse paraît assez simple : malgré son anti-objectivisme de principe,

Gadamer adhère paradoxalement à une conception positiviste dessciences de la nature, conception qui commande ses thèses sur l’her-méneutique de l’histoire des sciences. Selon lui, en effet, la connais-sance de la nature est progressive – toujours « plus profonde118 » – sur leplan de la découverte de faits et de lois objectives de la nature ; la thèsede la sous-détermination des théories scienti ques, et, partant, l’idéeque toute construction théorique fait intervenir la subjectivité d’unsavant, lui sont étrangères. Pire, Gadamer semble croire que l’histoiredes sciences est écrite par des « naturalistes » (Naturforscher), à partir

des acquis de la science contemporaine. Pour lui, l’histoire des sciencesest donc une liste chronologique de « découvertes », la description duchemin droit et sans bifurcations menant de l’ignorance au savoir.Gadamer, nous montre l’analyse de Metzger, méconnaît le fait quel’histoire des sciences est écrite à partir des questions épistémolo-giques, qui, précisément comme celles des sciences humaines, sont

[116]Ibid., p. 32.[117]Ibid., p. 30.[118] Gadamer,Wahreit und Methode , op. cit., p. 269.

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historiquement conditionnées et se renouvellent constamment. C’estpourquoi Gadamer ne peut concevoir l’idée dedifférentes histoiresdes sciences, et il est conduit à la notion d’une histoire des sciencesobjective et close. Il apparaît ainsi que la théorie herméneutique deMetzger corrige et complète, dans le domaine de l’histoire des sciences,l’herméneutique générale qu’énonceVérité et méthode.

3] ConclusionCet essai s’est assigné principalement l’objectif de montrer, en sui-

vant les analyses d’Hélène Metzger, qu’une épistémologie non positi-viste des sciences de la nature fraie la voie à une herméneutique del’histoire des sciences. La thèse de la sous-détermination implique, eneffet, que les théories scienti ques ne sont pas déterminées par la seuleréalité, qu’elles sont, selon l’expression de Metzger, des « constructionsde l’esprit ». La subjectivité du savant, sesa priori, interviennent néces-sairement dans la constitution des théories (mais non dans les proces-sus par lesquels elles sont mises à l’épreuve et acceptées ou rejetées parla communauté scienti que). Cette analyse épistémologique impliqueque les textes scienti ques du passé s’apparentent, du point de vue

herméneutique, à tous les autres types de textes – philosophiques, reli-gieux, ou littéraires – : dans une perspective non positiviste, l’histoiredes sciences cesse d’être un cas à part dans l’ensemble des scienceshumaines et l’on est conduit à récuser l’idée selon laquelle elle n’estpas un sujet se prêtant à l’investigation herméneutique. Les premierspas d’une telle investigation ont été franchis par Metzger, à qui revientainsi le grand mérite d’avoir inauguré l’herméneutique de l’histoire dessciences en tant que domaine d’investigation philosophique.

L’herméneutique méthodologique de Metzger est d’une radicalitécomparable à celle de l’herméneutique, fondée sur l’ontologie heidegge-rienne, élaborée par Gadamer. En effet, les traits herméneutiques quedécèle Metzger dans l’interprétation des textes scienti ques du passésont identiques à ceux qui, selon Gadamer, caractérisent l’interpré-tation en général. En particulier, Metzger s’oppose à l’« objectivisme »qui consiste à penser que l’on peut lire « ce qui est écrit là » et écrirel’histoire des sciences «wie es eigentlich gewesen ». Elle souligne, aucontraire, que l’horizon propre de l’historien est constitutif de sesinterprétations : l’histoire des sciences, pas plus que toute autre dis-cipline historique, ne peut échapper au « cercle herméneutique ». Les

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vues de Metzger s’insèrent ainsi dans le cadre de l’herméneutique deVérité et méthode, tout en recti ant les vues de Gadamer sur l’histoiredes sciences.

Metzger soutient que lesa priori dont dépend l’interprétation destextes scienti ques historiques sont des idées épistémologiques : des« préjugés » épistémologiques différents conduisent les historiens à desinterprétations différentes de l’ensemble de l’histoire des sciences d’unepart, et des textes particuliers d’autre part. Cette thèse, il convientde le souligner, se prête à une véri cation empirique et Metzger elle-même, nous l’avons vu, tâchait de la con rmer par des observationsportant sur les travaux de certains historiens de sciences. Cela, ajou-tons-le en passant, nous permet de reconnaître l’importance et l’intérêtque peut revêtir – tant sur le plan historique que philosophique – unehistoire de l’histoire des sciences.

Tâchons en n de déterminer la tradition philosophique dans lecadre de laquelle s’insèrent les ré exions de Metzger. Certes, nousavons tenu, tout au long de cet essai, à rapprocher – a n de les élucider – les idées de Metzger de celles de Gadamer, mettant ainsi en évidenceleur parenté avec la tradition romantique. Néanmoins, la question

cruciale est la suivante : selon Metzger, l’histoire des sciences est l’objetd’interrogations renouvelables, qui sont tributaires de certainsa prioridont, en particulier, la théorie épistémologique qui constitue l’horizonde chaque historien. Or les théories épistémologiques sont, de leurcôté, partie intégrante de conceptions générales de l’homme et de sonhistoire. Le point crucial est donc : ces conceptions de l’homme sont-elles ou non, pour Metzger, l’objet possible de discussions rationnelleset ouvertes auxquelles l’histoire des sciences pourrait contribuer ?Metzger n’aborde pas cette question. Elle semble osciller entre un

scepticisme tenant à la tradition romantique et un optimisme s’ins-crivant dans la tradition de l’ Aufklärung .Pourtant, il apparaît, en dernière analyse, que Metzger avait

con ance dans le progrès et dans le pouvoir de la raison, que sesidées penchent davantage du côté d’un Habermas que de celui deGadamer. Ainsi, ses convictions réalistes conduisent Metzger à refuser« un stérile et morne désespoir » et à ne pas douter « de la valeur desavoir qu’a la connaissance historique119 ». Sa conviction selon laquelle

[119]La Méthode philosophique en histoire des sciences, op. cit., p. 32.

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les discussions critiques sont à même de faire avancer la science fondesa conception de la science en tant que « libération de notre âme parnous-mêmes ». Tout le travail, historique et épistémologique, d’HélèneMetzger témoigne que l’histoire des sciences, loin d’être « philosophi-quement stérile », était pour elle une entreprise à même de déterminer,pas moins, « toute notre conception du passé de l’humanité, du rôle dela pensée humaine120 ».

[120]Ibid., p. 10.

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La notion de révolution scienti que :le modèle de Koyré

Gérard JORLAND1

La notion de révolution scienti que est désormais associée au nomde Thomas Kuhn2. Chacun peut citer sa dé nition en termes de

changement de paradigme. Margaret Masterman en a relevé pasmoins de vingt et une différentes dans The Structure of Scienti cRevolutions, qui se laissent néanmoins regrouper en trois catégories :conceptuelle, institutionnelle et pragmatique3.

Au sens conceptuel, un paradigme connote un ensemble decroyances, un mythe ou une vision et une conception du monde. Ausens institutionnel, des sociétés savantes, des académies, des labora-toires, des universités, etc. Au sens pragmatique, des manuels, destextes de référence, une certaine manière de faire de la science.

Ce sont bien là trois dimensions incontestables de la science. Maisde les connoter toutes par un seul mot peut introduire des ambiguïtésdans la mesure où l’on ne sait pas toujours de quelle dimension il est

question. S’il est vrai qu’une révolution scienti que implique toujoursun changement de paradigme, ce dernier n’implique pas toujours unerévolution scienti que dans la mesure où il peut fort bien ne concernerqu’une dimension seulement. On peut considérer comme un chan-

[1] Directeur d’études à l’EHESS, directeur de recherches au CNRS.[2] Thomas S. Kuhn,The Structure of Scientic Revolutions, Chicago, Chicago University

Press, 2e éd., 1970.[3] Margaret Masterman, « The nature of a paradigm », in Imre Lakatos & Alan Musgrave,

Criticism and the Growth of Knowledge , Londres, Cambridge University Press, 1970,p. 59-89 : 61, 65-66.

[Chapitre 6]

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gement de paradigme la substitution des universités aux académiescomme lieu où s’élabore la science : s’agit-il pour autant d’une révolu-tion ? Lorsqu’on étudie un problème scienti que dans la longue durée,on observe des changements dans la manière dont les scienti questraitent le problème, et ces changements offrent une périodisationnaturelle. On peut donc les considérer comme des changements deparadigme sans que cela ne dénote une révolution.

On pourrait en conclure qu’une révolution scientifique n’estvraiment décrite que lorsqu’on en déploie les trois dimensions. Resteà savoir laquelle décrit en quelque sorte la variable indépendante. Siles institutions scienti ques sont des instances de pouvoir, commen’importe quelle autre institution, elles ne sont pas pour autant desinstances de validation d’un paradigme conceptuel, même s’agissantdes revues scienti ques. Les institutions normalisent les paradigmes,elles ne les valident que pour la communauté des scienti ques et desnon-scienti ques qui s’en remettent à leur autorité. Mais elles n’ontd’autorité que parce que les paradigmes qu’elles instituent sont trans-parents, en ce sens que chacun peut s’en convaincre pour son proprecompte. Même si les enjeux de pouvoir rendent les institutions scien-

ti ques sectaires, comme les autres, il n’existe, à ma connaissance,qu’un exemple historique où un paradigme conceptuel ne devrait savalidité qu’au pouvoir institutionnel, et il est considéré comme « uneaffaire », c’est-à-dire un fait divers qui relève du journalisme scienti-que et non pas comme un cas, seul digne d’intérêt pour l’historien :il s’agit de celui de Lyssenko.

On peut alors dire, comme les philosophes, que les procédures devalidation des paradigmes scienti ques sont immanentes ou que cesont des processus d’autovalidation . Il y a, d’abord, les conditionsformelles les plus simples de validité d’une théorie : l’identité, la non-contradiction et le tiers exclu. Mais il y en a d’autres qu’apportent avecelles les mathématiques puisque c’est de ceci qu’il s’agit, des sciencesexactes, des sciences mathématisées. Certes, la mathématisation dessciences de la nature n’a pas opéré seulement sur le champ concep-tuel, elle a investi aussi bien celui de l’expérience. Toute science, etc’est ce qui distingue ce mode de représentation, est expérimentale, larévolution scienti que n’a pas inventé la science expérimentale, ellea mathématisé le domaine expérimental aussi bien que conceptuelde la science.

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Gérard Jorland • La notion de révolution scientique : le modèle de Koyré

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Or, l’expérience scienti que est toujours une activité institution-nelle, ne serait-ce que parce qu’elle nécessite des moyens matérielsle plus souvent coûteux. Et c’est aussi une manière d’entériner sareproductibilité. On a là des conditions extrinsèques de validationdes paradigmes conceptuels qui sont bien institutionnelles. Mais iln’existe à ma connaissance aucune manipulation des résultats d’uneexpérience qui ne relève elle aussi du fait divers, ce qui n’est pas le casdes erreurs expérimentales qui sont, elles, induites par le paradigmeconceptuel. C’est donc les changements de paradigme conceptuel quiapparaissent décisifs dans les révolutions scienti ques. C’était laconception, plus restreinte, qu’en eut Alexandre Koyré, dont on saitqu’il fut la principale source d’inspiration de Kuhn.

Dans un livre publié il y a vingt ans, j’ai tenté de formuler lemodèle implicite des révolutions scienti ques selon Koyré et d’en testerla pertinence sur ses propres études historiques : Copernic, Galilée,Descartes, Kepler, Newton, et même Böhme4.

Le trait caractéristique du modèle de Koyré, c’est qu’une révolutionscienti que est un changement d’ontologie. Tout ce que connote unparadigme conceptuel – un ensemble de croyances, un mythe ou une

vision et une conception du monde – n’est qu’un effet de structure,l’expression d’une ontologie sous-jacente. Ma première tâche est doncde dire ce qu’est une ontologie dans ce modèle.

Dans ses études sur les paradoxes logico-mathématiques de sapériode phénoménologique, Koyré semble considérer une ontologiecomme un ensemble de catégories qu’il appelle « transcendantaux »au sens de la scolastique médiévale, c’est-à-dire des catégories quipeuvent être prédiquées à tout, y compris elles-mêmes, mais aux-quelles ne correspond aucune classe d’objets. Elles ont la même exten-

sion que l’être, qu’elles quali ent sans le déterminer. Ainsi « unité »,« multiplicité », « ensemble », « nombre », « concept », « proposition », « rela-tion », etc., sont des transcendantaux, puisque tout a une unité, ouest une multiplicité, ou appartient à un ensemble, ou est l’objet d’unconcept, ou d’une proposition, ou constitue le terme d’une relation,etc. Et toutes ces catégories sont ré exives : les nombres sont nom-brables, les propositions sont af rmables, etc. Ces transcendantaux

[4] Gérard Jorland,La Science dans la philosophie. Les recherches épistémologiquesd’Alexandre Koyré , Paris, Gallimard, 1981, p. 68-70.

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sont un mode d’appréhension de l’être comme phénomène, c’est-à-diredes essences5.

Toutefois, cette conception platonicienne de l’ontologie n’est pasappropriée à une analyse des révolutions scienti ques en termes dechangement d’ontologie. Dans ces termes, une révolution scienti queconsiste à distribuer autrement les entités entre les catégories plutôtqu’à inventer de nouvelles catégories. Une révolution scienti que pré-serve toujours cette ontologie catégorielle, qu’on la dé nisse commeKoyré ou de toute autre manière, et c’est bien pour cela qu’on peuttoujours discerner des continuités dans la trame de l’histoire.

S’il est vrai que nous pensons avec notre cerveau et qu’au moinsune partie de notre pensée est rationnelle, puisque notre espèce sedé nit par un certain nombre de constantes évolutives, dont notrecapacité cérébrale, il est clair qu’une révolution scienti que ne peutpas être considérée comme une mutation qui aurait ajouté une nou-velle faculté, la raison scienti que, à celles dont l’homme disposait jusqu’alors. Les Grecs ne pensaient pas plus rationnellement queles Nambikwara, ni les Européens que les Mossi. Une révolutionscienti que ne peut pas s’étudier à ce niveau ontologique qui quali e

l’être sans le déterminer.C’est d’ailleurs ce que Koyré a lui-même fait puisque son analyse dela révolution scienti que à l’âge classique revient à montrer commentelle se réduit à une autre distribution du repos et du mouvement sousles catégories de l’être et du devenir. Tandis que dans l’aristotélisme,le repos appartient à l’être et le mouvement au devenir, comme modedu changement, dans l’ontologie classique, le mouvement et le reposappartiennent à l’être tandis que les autres modes du changement,comme la génération et la corruption, appartiennent toujours au

devenir6

.C’est certainement Gerald Holton qui a le plus systématiquementdéveloppé ce niveau ontologique en termes de « themata », ces déter-minations exclusives et complémentaires de l’être qui viennent parpaires et peuvent se penser en termes topologiques d’ouvert et defermé, comme le devenir et l’être, le continu et le discontinu, la diver-sité et l’unité, le vide et le plein, l’analyse et la synthèse, l’évolution et

[5] Alexandre Koyré,Épiménide le menteur , Paris, Hermann, 1946, p. 42.[6] Alexandre Koyré,Études d’histoire de la pensée scientique , Paris, PUF, 1966, p. 147-175.

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l’involution, la variation et l’invariance, l’indéterminisme et le déter-minisme, le réductionnisme et le holisme, etc.7 Ces themata sont unepremière détermination de l’être, ils n’ont pas la même extension quelui, bien qu’ils conservent la propriété de ré exivité.

Ce n’est toutefois pas suf sant pour décrire une révolution entermes de changement d’ontologie, c’est-à-dire de glissements d’enti-tés d’une catégorie à sa complémentaire. Le glissement du mou-vement du devenir à l’être a été rendu nécessaire par le principed’inertie et le principe de relativité qui dé nissent le mouvementcomme un état relatif et non plus comme un changement. Par consé-quent, dans le modèle de Koyré, une ontologie est un ensemble deprincipes qui permettent de discriminer le possible de l’impossible.Cet exemple, qui indignait Sartre, me fera comprendre : celui quicroit malin de dire à un enfant « Va voir là-bas si j’y suis » lui imposepar l’ironie une ontologie qui exclut du champ des possibles certainsévénements.

On se souvient de l’étude de Koyré sur la Renaissance qui auraitdétruit la synthèse aristotélicienne, sa métaphysique aussi bien quesa physique. Avant qu’une nouvelle ontologie n’émerge, auXVIIe siècle

seulement, la Renaissance serait restée sans ontologie, sans critèrepermettant de discriminer le possible de l’impossible, le réel n’étantqu’un cas particulier du possible, celui qui optimise les copossibles.Sans une telle ontologie, tout devient possible et c’est ce qui explique,selon Koyré, la crédulité de l’homme de la Renaissance. Pourquoi,demande Koyré, accepter l’astronomie des ptoléméens et rejeterleur astrologie ? Pourquoi accepter les miracles chrétiens et rejeterles miracles païens ? Pourquoi rejeter la magie et la sorcellerie alorsqu’elles étaient validées par l’autorité de l’Église et de l’État qui les

combattaient ? Tout était alors possible et la seule discrimination dansce champ des possibles coextensif à l’être se situait entre le possibleen raison de forces surnaturelles et le possible en raison de forcesnaturelles : « C’est dans cette naturalisation magique du merveilleux,écrit Koyré, que consiste ce qu’on a appelé “le naturalisme” de laRenaissance8. » Soit l’on surnaturalise le naturel, soit l’on naturalisele surnaturel. L’ontologie magique, qui prend la place de l’ontologie

[7] Gerald Holton,L’Imagination scientique , Paris, Gallimard, 1981, p. 21-47.[8] Koyré,Études d’histoire de la pensée scientique , op. cit., p. 40.

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aristotélicienne sans en assurer la fonction, génère soit une démono-logie soit une alchimie9.

A n d’éviter le réalisme de notions telles que « possible » et « impos-sible » – ce qui est impossible étant trivialement non réel – et de pré-server la nature a priori d’une ontologie en suivant le principe kantienque l’idée n’implique jamais la chose, j’ai préféré substituer les notionsde pensable et d’impensable. Une ontologie apparaît alors comme unensemble de principes qui permettent de discriminer le pensable del’impensable. Et ce n’est pas tout, une ontologie permet en outre dediscriminer, à l’intérieur du pensable, le pensé de l’impensé.

À titre d’exemple de la première discrimination, entre le pensable etl’impensable, je citerai les remarques de Koyré sur le concept de Dieu10. Au Moyen Âge, on peut se demander comment prouver l’existence deDieu, mais la pluralité des dieux est dénuée de signi cation, on sait quedieu, qu’il existe ou non, ne peut être qu’unique. Par ailleurs, le dieumédiéval est un dieu créateur, ce qui est impensable pour un Grec. End’autres termes, la pluralité des dieux, pensable pour un Grec, devientimpensable pour un Européen médiéval, tandis que le concept d’undieu créateur, impensable pour celui-là, devient pensable pour celui-ci.

La seconde discrimination, entre le pensé et l’impensé à l’intérieurdu pensable, se justi e par le fait que Koyré assignait à la scienceun idéal de déductibilité totale des phénomènes – la loi universelle, lagrande uni cation, la théorie de tout – qui, bien que légitime, resteinaccessible, une poursuite sans n. Pour lui, le pangéométrisme deDescartes constituait la tentative la plus radicale pour déduire toutce qui est11. L’espace, l’étendue, est la seule dimension de l’être néces-saire à toutes ses déterminations, l’espace de la géométrie où rien nese passe jamais, où tout est réversible, où il n’y a ni temps ni devenir.

Cette réduction de la physique à la géométrie n’a encore jamais étéachevée : elle signi erait que les phénomènes sont de pures apparencesdont on peut se débarrasser pour déduire a priori les déterminationsde l’être qui ne sont rien d’autre que des propriétés géométriques. Sicette réduction était opérable, alors la distinction entre le pensé et

[9] Pour une élaboration récente de ce thème, voir Lorraine Daston & Katharine Park,Wondersand the Order of Nature, 1150-1750 , New York, Zone Books, 1998.

[10] Koyré,Études d’histoire de la pensée scientique , op. cit., p. 17-18.[11] Alexandre Koyré,Études galiléennes, Paris, Hermann, 1966, p. 107-136, p. 318-341.

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l’impensé serait claire, le pensé comprendrait tout ce qui est géométri-sable et son complémentaire dans le pensable constituerait l’impensé.

Mais l’histoire de la physique moderne, telle que Koyré l’a recons-tituée lui-même, commence avec la première loi mathématique dumouvement, la loi de la chute des corps qui introduit d’emblée ce quine cessera de constituer son impensé – la gravité qui a résisté aumécanisme et qui résiste à la grande uni cation 12. L’impensé constitueun ouvert à l’intérieur du pensé qui tend à se clore et donc à l’incor-porer sans jamais y parvenir. C’est un phénomène que fait apparaîtrel’ontologie dans des problèmes tels que celui de la chute des corps.L’impensable est un ouvert extérieur à l’ontologie, ce qu’elle considèreêtre faux ou dénué a priori de toute existence.

La première discrimination sépare ce qui peut être vrai de ce quiest indubitablement faux. La seconde discrimination sépare, dans lemodèle de Koyré, le rationnel de l’irrationnel. Le rationnel, c’est sim-plement ce qu’une ontologie permet de penser ; la « pensée rationnelle »est donc un pléonasme, la pensée est toujours rationnelle dès lorsqu’elle détermine l’être conformément à des principes. La rationalitéscienti que ne se distingue des autres rationalités que par la formede ses principes : elle est mathématique. Ce qui ne veut pas dire queles ontologies soient équivalentes. En un sens, elles le sont, dans lamesure où l’être est préservé dans toute ontologie puisque c’est lemême qu’elles cherchent à représenter, à simuler et à prédire. Maisune ontologie ne structure pas seulement des représentations, ellestructure aussi des manières de faire. C’est donc à leur ef cacité queles ontologies se mesurent et, à cet égard, la rationalité scienti quemoderne est incomparablement plus ef cace : envoyer une fusée surla Lune en réduisant les risques à des problèmes chimiques est un

indice suf sant de l’ef cacité de la mécanique moderne.Ce simple constat n’est pas satisfaisant, mais la raison même de cetteef cacité ne fait pas mystère, c’est la mathématisation des sciences dela nature. L’ontologie au sens de Heidegger-Benveniste13, c’est penser sa

[12]Ibid., p. 81-158 ; Alexandre Koyré,Études newtoniennes, Paris, Gallimard, 1968,p. 9-24, p. 331-343.

[13] Heidegger a tenté de constituer une ontologie germanique. La belle affaire ! Voilà qune devrait intéresser que les ethnologues. Tout ce qu’il y a de profond dans HeideggerBenveniste l’a dit en dix pages lumineuses (Émile Benveniste, « Catégories de penséecatégories de langue », inProblèmes de linguistique générale , Paris, Gallimard, 1968,

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langue naturelle ; mais cette ontologie n’est pas universelle puisque leslangues ne sont pas homéomorphes, d’où l’importance des recherchessur la grammaire universelle qui à ce jour n’ont pas abouti sans pourautant avoir été abandonnées. Faute d’une grammaire universelle, nousne savons rien d’une ontologie universelle des langues naturelles.

Nous pouvons ne pas renoncer à une ontologie universelle pourvuque nous remontions de Martin Heidegger à Edmund Husserl pourconsidérer les mathématiques comme constitutives d’une ontologieformelle en tant que langue universelle. L’universalité que les mathé-matiques confèrent aux principes ontologiques provient du fait quec’est une langue où tout le monde dit nécessairement la même chose.L’ef cacité de la rationalité scienti que moderne n’est pas l’effet d’unecontagion de croyances qui deviennent autoréalisatrices, mais de laconstitution de l’intersubjectivité la plus large et la plus contraignantetout à la fois. L’ontologie mathématique est au moins celle de l’huma-nité tout entière. Comme la mathématisation a aussi porté sur l’expé-rience qui régule toute ontologie, on comprend qu’elle ne permette passeulement de mieux cerner la réalité, qu’elle confère aussi une plusgrande emprise sur elle.

Il y a un autre critère d’ef cacité, non plus pratique mais théoriquecelui-là, ce sont les performances prédictives. La détermination de lagure de la Terre et le calcul du retour de la comète de Halley sontdes performances qu’autorise seule l’universalité de l’ontologie mathé-matique, et de manière triviale dans le dernier cas puisque tout lemonde a pu observer ladite comète.

Mettons maintenant ce modèle à l’épreuve de l’histoire de la scienceclassique telle que Koyré l’a conçue14. Le jet est l’impensé de la phy-sique aristotélicienne : il devient le point de départ de la physiquede l’impetus ; de la même manière, le rôle du Soleil est l’impensé del’astronomie ptoléméenne et devient le point de départ de l’astronomiecopernicienne. Le jet, ou la chute, que Galilée réunit dans une seuleexpérience de pensée, le jet vertical, est l’impensé de la physique aris-totélicienne dans la mesure où il s’agit d’un mouvement sans moteur,donc d’un effet sans cause, puisque celle-ci a cessé d’agir.

p. 63-74). Sur Heidegger selon Koyré, voir sesÉtudes d’histoire de la pensée philoso- phique , Paris, Armand Colin, 1961, p. 247-277).

[14] Jorland,La Science dans la philosophie , op. cit., p. 248-274.

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Quelque chose de plus est néanmoins nécessaire pour parler derévolution scienti que, non seulement prendre l’impensé commeaxiome, mais penser l’impensable. Ce n’est pas le problème du jetqui a été décisif dans la révolution scienti que à l’âge classique,mais celui du mouvement de la Terre, impensable dans la phy-sique aristotélicienne et qui ne devient pensable que dans une autreontologie, celle que constitue le principe de relativité galiléen. Lemouvement du boulet n’a de pertinence à cet égard que dans lamesure où il représente un cas particulier du mouvement de laTerre autour du Soleil et qui en indique la cause : la gravité. C’estainsi que j’ai pu réduire toutes les études d’histoire de la penséescienti que à l’âge classique de Koyré à l’histoire d’un problèmedans la longue durée, celui de la chute des corps sur une Terre enmouvement, qui a pour enjeux aussi bien l’impensé que l’impensablearistotéliciens15. Autrement, la sous-détermination des théories parl’expérience – aucune théorie ne peut être validée par l’expériencecar plusieurs théories peuvent rendre compte de la même expé-rience –, conséquence épistémologique de la loi logique de la validitéde l’inférence du faux au vrai, rendait inoffensif le problème du jet

en tant que tel pour l’aristotélisme qui le soulevait lui-même ets’essayait à le résoudre.Le mouvement de la Terre est lui impensable dans l’ontologie aris-

totélicienne parce que la Terre est un corps pesant, son lieu naturelest le centre du monde, l’en déplacer représenterait un mouvementviolent qui ne se conserverait pas s’il devait durer, soit il s’arrête-rait soit la Terre exploserait selon l’impulsion qui lui serait donnée.En n, pour décider si la Terre se meut ou non, il suf t de considérerle mouvement de corps qui en sont séparés, tel que le vol des oiseaux

ou la chute d’une pierre du sommet d’une tour : si la Terre se mouvait, jamais la pierre ne tomberait au pied de la tour.En d’autres termes, il n’est possible de concevoir le mouvement de

la Terre que si l’on rejette la distinction aristotélicienne entre mou-vement naturel et mouvement violent, le concept aristotélicien de poidscomme qualité inhérente aux corps et son idée de lieu naturel ; etque si l’on admet la relativité du mouvement, autrement dit une tout

[15] Alexandre Koyré,Chute des corps et mouvement de la Terre de Kepler à Newton :histoire et documents d’un problème , Paris, Vrin, 1973.

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autre ontologie où le mouvement n’est plus conçu comme un processusaffectant un corps mais comme une simple relation entre les corps.

Tandis que l’astronomie ptoléméenne a été remise en question sur cequ’elle laissait impensé – le rôle du Soleil –, la physique aristotéliciennel’a été sur ce qu’elle réputait impensable et dont la portée ontologiqueétait ainsi bien plus considérable. C’est la raison pour laquelle le sys-tème ptoléméen n’a pas été rejeté comme faux : il constitue une bonnedescription du mouvement des planètes du point de vue de l’observa-teur terrestre et fournit de bonnes prédictions. Ainsi Tycho Brahe,que Koyré considère comme le meilleur observateur de son temps,lorsque les observations astronomiques se faisaient à l’œil nu, a purejeter le système copernicien et demeurer dèle à celui de Ptolémée.C’est même l’exemple canonique de sous-détermination des théories.Ses fondements ont été remis en chantier, loin d’avoir été abandonnés.

Au contraire, la physique aristotélicienne a été confrontée à cequ’elle réputait faux, impensable. Ses principes qui opéraient cettediscrimination entre la vérité et l’erreur, entre le pensable et l’impen-sable, ont dû être abandonnés et d’autres conçus a n de construireune physique compatible avec le système copernicien. En effet, puisque

ses principes conduisaient à l’impossibilité du mouvement de la Terre,du moment où ce moment fut avéré, cette conclusion devenait fausse,et par conséquent les principes qui l’établissaient ne pouvaient plusêtre tenus pour vrais.

On comprend alors pourquoi la révolution copernicienne est sur-venue d’un seul coup : elle a pris place à l’intérieur de l’astronomieptoléméenne. La physique classique, au contraire, n’a pu se constituerqu’à travers une série de révolutions pendant deux siècles : c’est unephysique entièrement nouvelle qui devait être fondée sur des principesradicalement différents a n de penser ce que, précisément, l’aristo-télisme ne permettait pas de penser. Mais auparavant, l’anciennephysique devait être détruite, parce qu’elle était fausse puisqu’elle nepermettait pas de penser le mouvement de la Terre dont on savait qu’ilétait pensable. Dans ses études historiques, Koyré a constammentfait ressortir ces deux points : il fallait détruire et construire. C’est enrépondant aux objections aristotéliciennes que la physique classiques’est constituée sur de nouveaux principes.

On pourrait dater l’accomplissement de la révolution scienti queà l’âge classique au moment où les coperniciens cessent d’argumen-

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ter contre les objections des aristotéliciens, car cela signi e qu’ilsdisposent d’une ontologie régionale leur permettant d’y répondre, etsur laquelle ils sont tous d’accord : principe d’inertie et principe derelativité. À partir de ce moment, ils s’opposent sur l’ontologie généralequi les fonde : principe de plénitude et principe de raison suf santeversus principe d’attraction universelle. Les newtoniens, les néocar-tésiens malebranchistes et les leibniziens vont dès lors s’affronter jusqu’au milieu du XVIIIe siècle dans trois controverses à deux contreun : néocartésiens et leibniziens pour soutenir la théorie des tour-billons contre le principe d’attraction newtonien, impensable, en tantqu’action à distance, dans un modèle mécanique de l’univers auquelse bornent les principes admis du mouvement ; néocartésiens et new-toniens pour défendre le principe de la conservation du mouvementcontre le principe leibnizien de la conservation des forces vives, quiimplique l’attribution de forces à la matière, impensable, là encore,dans un modèle mécaniste de l’univers16 ; newtoniens et leibnizienscontre néocartésiens à propos de la gure de la Terre. Le paradigmenewtonien ne deviendra hégémonique que dans la seconde moitié duXVIIIe siècle, et encore distingue-t-on aisément des hétérodoxies car-

tésiennes, comme, par exemple, chez d’Alembert et, d’une manièreplus générale, dans toute la mécanique rationnelle.On sait que Koyré a caractérisé la révolution scienti que à l’âge

classique par deux traits : la destruction du cosmos et la géométri-sation de l’espace17. Je rappellerai seulement que le cosmos est pourKoyré un principed’ordre total de l’univers observable dont on supposequ’on peut déterminer la structure globale. Toute culture a une tellecosmologie. La géométrisation de l’espace rendue nécessaire par larévolution copernicienne conduit à un espace isotrope qui n’impliqueaucun principe d’ordre total. La destruction du cosmos corrélativede la géométrisation de l’espace a conduit en un siècle et demi à unautre principe d’ordre, mathématique celui-là, le principe d’attractionuniverselle qui structure la cosmologie moderne. Le changement decosmologie est corrélatif d’une substitution de principes, c’est-à-dire

[16] Pierre Costabel, « La signication d’un débat sur trente ans (1728-1758) : La questiodes forces vives »,Cahiers d’Histoire et de Philosophie des Sciences, nouvelle série, n° 8,1983.

[17] Alexandre Koyré,Du Monde clos à l’univers inni , Paris, PUF, 1962.

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d’ontologies. En ce qui concerne le second point, je remarquerai seu-lement que le principe d’inertie implique en effet un espace localementeuclidien en tant que principe d’une ontologie régionale.

Mais il y a un autre trait caractéristique de la révolution scienti-que que Koyré a minimisé et donc méconnu, c’est la mathématisa-tion de l’expérience qui lui confère son universalité sur le mode de lareproductibilité. Il doutait que les expériences dont se réclamaientles savants de l’âge classique aient jamais été faites, sinon commedes mises en scène d’un résultat préalablement acquis et qui relè-veraient de la prestidigitation sinon de la magie18. Cette veine a étéexploitée par la sociologie des sciences à laquelle il aurait volontiers, j’imagine, abandonné le sujet. Pour lui, la science était essentielle-ment théorique, en un certain sens la révolution scienti que n’avaitconduit à rompre avec l’ontologie aristotélicienne que pour accomplirl’ontologie platonicienne, avec pour conséquence ce qu’il a appelé « ledésenchantement du monde », une coupure entre le monde de la penséeet le monde de la vie, ce que Husserl avait désigné comme « la crise dela science européenne »19. Autrement dit, si l’activité scienti que peutl’être à titre déontologique, la science n’est pas génératrice de valeurs

dès lors qu’elle se dispense d’une ontologie générale théologique quiarticulait les faits aux valeurs puisqu’ils étaient toujours porteursd’une intention.

Toutefois, la mathématisation de l’expérience a une portée beau-coup plus profonde. Elle donne aux observations de l’expérience lestatut de sémantique universelle. La mathématisation de l’expériencene rend pas seulement possible la mesure des phénomènes qui assureleur reproductibilité, elle la structure et l’interprète. Tous les para-digmes concurrents de l’âge classique s’accordent sur le caractère

expérimental de la science. À la méthode hypothético-déductive des cartésiens et desleibniziens, qui régit leur manière de faire de la science, qui n’exclutpas l’expérience mais lui assigne le rôle de détermination du réel dansle champ des possiblesa priori, les newtoniens opposent la méthodeexpérimentale qui assigne à la science l’explication des seuls obser-vables. Dans un cas comme dans l’autre, il est nécessaire d’expérimen-

[18] Koyré,Études d’histoire de la pensée scientique , op. cit., p. 69.[19] Koyré,Du Monde clos à l’univers inni , op. cit .

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ter, et dans les deux cas ces observables doivent être expliqués dansun modèle mathématique. La différence entre ces deux méthodes estque si l’une est déductive l’autre est prédictive. Puisque la premièrepeut tout déduire elle ne peut rien prédire, mais c’est une formidableméthode de découvertea priori.

La constitution de cette sémantique universelle a permis à lascience de se détacher de la théologie comme de toute ontologie géné-rale et de se contenter d’une ontologie régionale. Les mathématiquesne constituent qu’une ontologie générale formelle, la mathématisa-tion d’un domaine du pensable permet de constituer une sémantiqueuniverselle régionale, et cela suf t pour une science rationnelle20.Toutefois, cela n’exclut pas que les savants fondent cette ontologierégionale sur une ontologie générale qui leur donne des intuitions plusprofondes, mais dans la mesure où elle n’est pas nécessaire et aucunene s’impose, autant s’en passer et admettre à cet égard, comme enmatière de religion, la tolérance.

La terminologie husserlienne que j’ai employée pour expliciter lemodèle de Koyré ne surprendra pas si l’on sait que Koyré a été l’étu-diant de Husserl à Göttingen. J’ai tenté de montrer dans mon livre

comment Koyré avait remis en chantier pour son propre compte, selonl’expression de Jean-Toussaint Desanti, c’est-à-dire au gré des circons-tances de la vie, la problématique husserlienne. Il n’a pas cherché àconstruire une ontologie générale, il s’est contenté d’étudier celle quisous-tend l’ontologie régionale de la science classique21.

La phénoménologie husserlienne développée par l’assistant deHusserl, Adolf Reinach, lui a donné la méthode pour mettre en œuvrecette problématique en historien de la pensée : l’empathie, cette facultécognitive de se mettre à la place des autres et de se former les mêmes

représentations pour éprouver éventuellement les mêmes affects. Enl’occurrence, il s’agit de se représenter l’ontologie d’un penseur pourretrouver ses intuitions les plus profondes22.

[20] Michel Blay,La Naissance de la mécanique analytique. La science du mouvement autournant des XVII e et XVIII e siècles, Paris, PUF, 1992.

[21] C’est Michel Bitbol qui est allé le plus loin dans cette voie, puisqu’il a entrepris de fmuler l’ontologie régionale de la mécanique quantique avec une profondeur confondant(Michel Bitbol,Mécanique quantique. Une introduction philosophique , Paris, Flammarion,1996).

[22] Jorland,La Science dans la philosophie, op. cit., p. 27-42.

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Si la science est la poursuite de la vérité, l’histoire des sciences,selon Koyré, est l’étude de l’erreur. La vérité est inintéressante, elleest évidente et triviale. Les erreurs sont au contraire intéressantesdans la mesure où il faut en rendre compte et savoir les interpréter.Koyré considérait précisément les erreurs comme les symptômes nonambigus de l’ontologie qui les a produites23.

Ce modèle de Koyré nous permet de concevoir l’histoire de la penséescienti que comme une dynamique interne, certes canalisée par lescontextes socioculturels dans lesquels elle s’exerce, et non plus commeun catalogue de découvertes ou une succession de hasards heureux.

[23] J’ai pu éprouver la fécondité de cette approche, puisque c’est en étudiant l’erreur dMarx dans sa théorie des prix de production que j’ai pu identier le concept fondamentade sa pensée, le concept de transformation (Verwandlung) (Gérard Jorland,Les Paradoxesdu capital , Paris, Odile Jacob, 1995, p. 39-40).

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Abel Rey et les débuts de l’Institut d’histoiredes sciences et des techniques (1932-1940)

Jean-François BRAUNSTEIN1

Dans un article fameux sur « L’histoire des sciences dans l’œuvreépistémologique de Gaston Bachelard », Georges Canguilhem

rappelle que « lorsqu’en novembre 1940 Gaston Bachelard fut appeléà succéder à Abel Rey, cette succession comportait à côté de l’ensei-gnement de l’histoire et de la philosophie des sciences à la faculté deslettres de la Sorbonne, la direction de l’Institut d’histoire des scienceset des techniques que l’université de Paris avait fondé le 28 janvier19322 ». Il voulait souligner à cette occasion le lien entre philosophieet histoire des sciences, caractéristique « de ce qui a été et de ce quidevrait rester selon nous l’originalité du style français en histoiredes sciences3 ». Toujours selon Canguilhem, cette « conception philo-sophique » de l’histoire des sciences trouverait sa source chez AugusteComte, qui essaya d’ailleurs de faire créer au Collège de France unechaire « d’histoire générale des sciences »4. Il nous a semblé utile de

[1] Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, Institut d'histoire et de philosophie des sciencedes techniques (CNRS/Université Paris I/École normale supérieure).

[2] Georges Canguilhem,Études d ’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968,p. 173.

[3]Ibid., p. 63.[4] On connaît les vicissitudes de la chaire « d’histoire générale des sciences » du Collège d

France (Harry W. Paul, « Scholarship and Ideology. The Chair of the General History oScience at the College de France. 1892-1913 »,Isis, 67, 1976, p. 376-397). Sa créationavait été demandée à Guizot par Comte. Il lui avait expliqué que « c’est seulement de nojours qu’une telle chaire pouvait être convenablement bâtie, puisque, avant notre sièclles diverses branches fondamentales de la philosophie n’avaient pas encore acquis leu

[Chapitre 7]

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Jean-François Braunstein • Abel Rey et les débuts de l’Institut d’h istoire des sciences et des techniques

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chaire de « sciences auxiliaires de l’histoire »6. Rey avait fondé, en 1931,avec Hélène Metzger un Groupe français d’historiens des sciences, quiavait réclamé la création d’un tel Institut d’histoire des sciences.

1.1] Un projet ambitieux

Lors de la première séance du comité directeur de l’Institut, le4 mars 1932, Rey souligne que cette création « répond aux vœuxformulés depuis trente ans dans les congrès internationaux de philo-sophie et d’histoire, et dont Jules Tannery, Émile et Pierre Boutrouxs’étaient fait les interprètes ». Avec d’autres participants à cette pre-mière réunion, Marcel Mauss souligne « l’intérêt que peut présenterl’Institut comme centre de recherche avec une méthode appropriée7 »et demande que cet Institut ne soit pas rattaché à la seule facultédes lettres mais aussi aux autres facultés de l’université de Paris.Dès le début, Rey avait souhaité que le séminaire d’histoire et dephilosophie des sciences fasse travailler ensemble « étudiants delaboratoires et étudiants d’histoire ou de philosophie8 ». Cette viséeest notée par André Lalande qui indique que « l’on est en train d’or-ganiser ce qu’on appelle, d’un terme illégal mais usuel, un “institut”d’histoire des sciences où collaboreront des professeurs de la facultédes lettres, de la faculté des sciences et du Collège de France »,marquant ainsi la volonté de refuser « la division des études entrelettres et sciences9 ».

La création de l’Institut s’inscrit dans le contexte du développement,dans les années 1930, de centres de recherches universitaires, commele Centre de documentation sociale de Célestin Bouglé, l’Institut d’eth-nologie de Marcel Mauss, ou l’Institut de droit comparé de Henri Lévy-Ullmann, qui sont regroupés à partir de 1934 dans un Conseil univer-

[6] Arrêté de nomination de Gaston Milhaud, 30 mars 1909, archives du Rectorat de Paris(ci-après « archives RP »).

[7] Procès-verbal de la première séance de l’Institut, 4 mars 1932, archives IHPST.[8] Abel Rey, « Avant-propos »,Thalès. Recueil annuel des travaux de l’Institut d’histoire des

sciences et des techniques de l’Université de Paris, première année (1934), 1935b,p. XV-XIX : XIX. (Réédité in Abel Rey,L’Apogée de la science technique grecque. L’essor dela mathématique , Paris, Albin Michel, 1948, p. 3-10.)

[9] André Lalande, « Lettre »,L’Enseignement scientique , 45, 5e année, février 1932, p. 129-131. En 1932-1933 paraissent dans cette revue des réponses d’Abel Rey, de JacquesHadamard, Léon Brunschvicg, Émile Picard, Paul Langevin, Gaston Milhaud à une enqusur la place de l’histoire des sciences dans l’enseignement.

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sitaire de la recherche sociale, présidé par le recteur Sébastien Charlétyet aidé par les subventions de la Fondation Rockfeller10. L’Institut tentede s’inspirer de ces centres : ainsi, lorsqu’il s’agit de faire passer lepremier diplôme de l’Institut, Rey suggère de prendre modèle sur lesdiplômes de l’Institut de droit comparé de la faculté de droit11.

Dès 1933, l’Institut modi e ses statuts pour manifester des ambi-tions plus larges. D’une part il change de nom pour devenir « Institutd’histoire des sciences et des techniques » (nous soulignons). D’autrepart, il est rattaché aux cinq facultés de l’université de Paris et nonplus à la seule faculté des lettres. Il sera dès lors présidé par le recteurde l’université de Paris, Sébastien Charléty. Rey lui écrit pour luidemander d’accepter cette présidence : « Historien du saint-simonisme,vous savez quel intérêt s’attache aux études d’histoire des sciences quel’Institut se propose de développer12. » Même si la faculté des sciencescontribue au budget, ce rattachement restera cependant assez formelet l’Institut ne recevra de véritable soutien que de la part de la facultéde médecine représentée au conseil de l’Institut par l’historien de lamédecine Paul Laignel-Lavastine.

En 1934 le comité directeur de l’Institut est élargi et porté de 48 à

75 membres, parmi lesquels les plus éminents philosophes et savantsfrançais de l’époque, comme Célestin Bouglé, Émile Bréhier, LéonBrunschvicg, André Lalande, Léon Robin, Alexandre Koyré, ÉmileBorel, Louis de Broglie, Léon Brillouin, Élie Cartan, Jean Perrin. Ilcomprend aussi des chercheurs venus d’autres horizons comme JérômeCarcopino, André Demangeon, Marcel Granet, Louis Massignon, PaulMasson-Oursel ou Paul Rivet. Un groupe in uent est celui d’amisde Rey comme Marcel Mauss, Frédéric Simiand et Lucien Febvre,qui viennent d’être élus au Collège de France, de même qu’ÉtienneGilson ou Isidore Lévy qui font aussi partie du comité. Le secrétariat

[10] Voir Giuliana Gemelli,Fernand Braudel , Paris, Odile Jacob, 1995, p. 260. Cettefondation ne semble être intervenue à l’Institut d’histoire des sciences qu’en 1937, surecommandation de Lévy-Bruhl, pour payer la moitié du salaire de 15 000 francs duphilosophe réfugié en France, Paul Schrecker.

[11] Ce premier diplôme soutenu en juin 1933 par Christos Papanastassiou s’intitule « Lthéories de la lumière de Platon à Maxwell ». Ces diplômes semblent avoir été soutenuen tout petit nombre : on trouve également trace d’un diplôme de Jean Bezias sur « Ldoctrine du retour éternel et la tradition hellénistique ».

[12] Lettre du 20 janvier 1933, archives RP.

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est assuré par Louis de Broglie et Édouard Le Roy, la présidenced’honneur est donnée à Émile Picard. Il existe aussi des membres duconseil pris en dehors du corps enseignant et qui n’ont pas voix déli-bérative, dont Pierre Teilhard de Chardin, le chanoine Auguste Dièsou Mme Paul Tannery. Celle-ci envoie en 1941 le portrait de Tannery,« reçu par nous avec le plus profond respect » et installé « dans la sallede conférences qui porte son nom13 ».

C’est n 1934-début 1935 que l’Institut s’installe rue du Four. Ilavait auparavant son siège au cabinet de la salle C de la faculté deslettres, puis au collège Sainte-Barbe à l’ancien Institut de papyrolo-gie. La bibliothèque, à l’origine de mille volumes, est issue de donsfaits par la bibliothèque du Service hydrographique de la Marine,par le ministère de l’Éducation nationale ou par des dons privés deLalande, Laignel-Lavastine et Schrecker. Les vitrines ont été donnéespar Paul Rivet du Musée de l’homme. Un important don nancier estfait par Max Franck, historien de la physique, qui permet d’organiserle secrétariat de l’Institut, assuré par l’historien du positivisme PierreDucassé, choisi de préférence à Hélène Metzger, à qui l’on avait promiscette place et qui regrette, en 1937, de n’avoir « aucune in uence » à

l’Institut14.En 1935, l’Institut d’histoire des sciences et des techniques parti-cipe à l’organisation du Congrès international de philosophie scienti-que, où sont présentés les travaux du Cercle de Vienne, égalementexposés à l’Institut en février 1935 par Alfred Stern15.

Autour de 1937 les positivistes orthodoxes qui conservent laMaison de Comte, rue Monsieur-le-Prince, tentent de se rapprocherde l’Institut et de Rey, qu’ils estiment favorable à Comte. Le « direc-teur du positivisme » d’alors, Henry Edger, qui a suivi « avec le plusvif intérêt » le développement de l’Institut depuis sa création, était« convaincu qu’il s’inspirerait dès sa naissance du véritable esprit his-torique, véritablement synthétique ». Il s’adresse à Ducassé, positivisteconvaincu, pour déposer les manuscrits de Comte à l’Institut, mais il

[13] Lettre de Gaston Bachelard à Mme Tannery du 21 avril 1941, archives IHPST.[14] Hélène Metzger, « Lettres (1921-1944) »,Corpus, 8-9, 1988, p. 247-269 : 260.[15] Alfred Stern, « Le Cercle de Vienne et la doctrine néopositiviste »,Thalès. Recueil annuel

des travaux de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques de l’Université de Pa,deuxième année (1935), 1936, p. 211-227.

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met des « conditions toutes spéciales » à la conservation et à la consul-tation de ce « dépôt sacré » qui font échouer le projet16.

En 1938, une Société des amis de l’histoire des sciences est fon-dée pour donner un appui moral et nancier à l’Institut ainsi qu’unCentre d’échanges intellectuels, pour « associer intimement chacun deses membres au courant intellectuel suscité par les travaux de l’Ins-titut 17 ». Adhèrent à cette société Anatole de Monzie, Pierre Costabel, André Cresson, Jean-Louis Destouches, Louis Rougier, FrançoisRusso, George Sarton, Charles Serrus, Charles Singer ainsi que beau-coup de positivistes comme Paulo Carneiro, Maurice Ajam, GeorgesGrimanelli. Ce Centre d’échanges intellectuels fait brièvement paraîtreun bulletin ronéoté, essentiellement rédigé par Pierre Ducassé.

En 1940, Abel Rey disparaît. Gaston Bachelard va lui succéder.Dans l’intervalle les activités de l’Institut semblent péricliter, d’aprèsun rapport très sévère de René Poirier : « L’activité universitaire eststrictement nulle : on ne prévoit ni cours, ni conférences ni auditeurs. »L’activité internationale « semble nulle : le numéro deThalès paru, onl’échangera ou on l’enverra, comme de coutume, aux correspondantsqui subsistent ». La bibliothèque « se compose de bien peu de chose etne permet aucune espèce de travail ». Poirier conclut cependant quel’Institut « pourrait attirer des étudiants français, s’il était établi auvoisinage immédiat de la Sorbonne ou dans la Sorbonne même18 ».

1.2] Les activités de l’Institut

D’imposantes af ches témoignent des activités de l’Institut dansces années d’avant-guerre. Rey le souligne dans son premier rapportd’activité : « La coordination des enseignements a été autant que pos-sible mise en évidence par la première af che de l’Institut19. » Lesplus grands noms de la science française y gurent, de Febvre àde Broglie, de Nicolle à Mauss ou Massignon. En fait, peu de cours

[16] « En attendant l’avènement du positivisme », ces « précieuses reliques » devraient êentreposées « dans un lieu où leur caractère religieux serait également conservé » (lettd’Edger à Ducassé du 8 novembre 1937). La correspondance entre Edger et Ducassé,qu’Edger qualie de « cher coreligionnaire », est conservée aux archives de la MaisonAuguste Comte.

[17] Statuts du Centre d’échanges intellectuels, archives IHPST.[18] Ce « rapport sur l’état actuel de l’Institut d’histoire des sciences » est conservé, sans da

aux archives RP.Thalès est la revue publiée par l’Institut (voir infra).[19] Premier rapport d’activité de l’Institut, archivesIHPST.

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sont effectivement donnés à l’Institut ; ils le sont surtout par Rey,Metzger et Ducassé. Mais tous les autres cours « intéressant le pro-gramme de l’Institut » et donnés par l’université de Paris ou les grandsétablissements d’enseignement parisiens sont annoncés dans la deu-xième partie des af ches. Une troisième partie annonce les diverses« conférences » donnée à l’Institut, dans de très nombreux domaines del’histoire des sciences et des techniques, par différents intervenantsspécialisés, comme Metzger, Destouches ou Ullmo. Là sont sans doutela principale activité et la grande originalité de l’Institut. L’Institutaccueille pour ces conférences un certain nombre d’universitaires alle-mands fuyant le nazisme comme Paul Schrecker, Aron Gurwitsch,Paul Kraus ou Shlomo Pinès20.

Le « programme détaillé du certi cat d’histoire et de philosophiede sciences » est publié en 1937. Il ne sera pas revu jusqu’à 1958. Ilcomprend deux options : une option A, « Histoire générale des sciences :leurs rapports avec l’histoire de la pensée humaine, et particulièrementavec l’histoire de la pensée logique et de ses méthodes », et une optionB, « Histoire des grandes théories scienti ques contemporaines : lesaspects nouveaux de la science – leur liation historique et leurs inter-prétations philosophiques – leurs rapports avec l’histoire de la philo-sophie, la logique et l’histoire générale de la civilisation ». La premièreoption présente un caractère « général » af rmé, la seconde un aspectplus détaillé dans les domaines mathématique, physique chimique etbiologique. Une bibliographie, tirée à 500 exemplaires, complète leprogramme, qui accorde une assez large place aux travaux « d’his-toire générale » de d’Alembert, Comte, Cournot, Brunschvicg, Milhaud,Tannery ou Rey. Les premiers travaux de Bachelard sont cités enchimie ou en « histoire philosophique des théories scienti ques contem-

poraines » ainsi que ceux de Couturat, Einstein, Bohr, Meyerson,Poincaré ou Russell. Sur la question « science et philosophie », Bergson

[20] La tradition de ces afches indiquant les enseignements de l’Institut sera reprise pCanguilhem qui soulignera en 1957, dans une lettre au recteur, que « cette afcheest la première que l’Institut d’histoire des sciences compose depuis 1940 » (lettre d13 novembre 1957 au recteur de l’Académie de Paris, archives IHPST). Canguilhemreprend également la tradition de faire appel à des intervenants extérieurs pour traiter d« questions importantes » : « Bien entendu, aucun de mes collègues n’a mis à son acceptation la moindre considération d’ordre nancier. Il me paraîtrait pourtant correct de l

rémunérer en heures supplémentaires. » Il semble ici vouloir renouer avec le fonctionnemde l’Institut de l’époque de Rey, tout en critiquant le contenu des enseignements passé

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est largement présent ainsi que Brunschvicg, Condillac, James, Mach,Meyerson, Milhaud, Mill, Renouvier ou Ravaisson. Établissant unnouveau programme en 1958, Canguilhem notera que le programmeantérieur « avait l’ambition d’être complet puisqu’il ne pouvait être dansla plupart des matières qu’élémentaire21 » : il souligne que l’histoire dessciences doit désormais se spécialiser et se rapprocher des scienti ques,pour « éviter les généralités verbales et creuses ».

La principale source d’information sur les travaux de l’Institut estla revue Thalès qui publie quatre volumineux numéros avant-guerre,rassemblant en particulier des extraits ou résumés de cours, parexemple de Rey, de Broglie ou de Massignon, des conférences pronon-cées à l’Institut, par exemple par Destouches, Metzger (sur « Le rôledes précurseurs dans l’évolution de la science »), Ullmo ou Pinès, ainsique des « mémoires » de Jacques Hadamard ou Émile Picard, maisaussi Jacques Soustelle ou André Chastel, et des comptes rendus delecture, notamment par Raymond Aron ou Stéphane Lupasco, en ndes bibliographies.Thalès est à cette époque la seule revue d’histoiredes sciences en France, avec Archeion. Le choix du nom de Thalèscomme titre de la revue titre semble devoir indiquer que, selon Rey, lascience ne commence pas seulement en Grèce, mais aussi auparavant,en Égypte, d’où Thalès aurait rapporté le savoir oriental. Thalès est àla fois le premier penseur rationnel, « en dehors du mythe22 », mais aussicelui qui est allé, pour la physique, « emprunter aux mythes chaldéenset égyptiens23 ». Rey ne cesse cependant de souligner les dif cultésnancières pour faire paraître la revue : la situation ne s’amélioreraguère par la suite, comme en témoignent les relevés de droits d’auteur.

Les étudiants préparent pour la plupart un certi cat de la licence delettres, et, en tout petit nombre, le « diplôme » de l’Institut. Le nombre

d’étudiants est relativement restreint : en 1936, Rey dénombre onzeétudiants français, quatre étrangers, six auditeurs libres, cinquante« travailleurs ayant fréquenté l’Institut à des titres divers24 », c’est-à-

[21] Exposé des motifs pour un projet de réforme concernant la nature des épreuves ela composition du programme du certicat d’histoire et de philosophie des sciences15 décembre 1958, archives IHPST.

[22] Abel Rey, La Science dans l’Antiquité , tomeII : La Jeunesse de la science grecque , Paris,Albin Michel, 1933, p. 30.

[23] Ibid., p. 34.[24] Rapport sur l’activité de l’Institut pendant l’année 1935-1936, archives IHPST.

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dire ayant fréquenté la bibliothèque ou assisté à une conférence. Lafréquentation remontera après la guerre, comme en témoignent lesbrefs rapports d’activité rédigés chaque année par Bachelard, conser-vés à l’Institut d’histoire des sciences.

2] Abel Rey et l’histoire des sciences Abel Rey (1873-1940), qui est à l’origine de la fondation de l’Insti-

tut, est un personnage relativement peu connu25. Il eut une jeunessesocialiste : avec ses amis Mauss et Simiand, il collabora au Mouvementsocialiste de Hubert Lagardelle, puis au mouvement coopératif, commeen témoigne son manuel de terminale explicitement socialiste26. Aprèsavoir enseigné en lycée, il fut professeur à l’université de Dijon, où ilcréa un laboratoire de psychologie expérimentale et rencontra LucienFebvre, qui devint par la suite un ami proche. Élu à la Sorbonne en1919, il a une intense activité d’« entrepreneur intellectuel » et devientune sorte d’homologue universitaire de son ami Henri Berr, quianime le Centre de synthèse27. Il dirige plusieurs collections : la série« Histoire des sciences » des « Actualités scienti ques et industrielles »chez Hermann, les « Textes et traductions pour servir à l’histoire de

[25] Il existe peu d’études consacrées à Abel Rey, qui fut à la fois critiqué par Péguy, pour ddivergences sur « les journaux », et par Lénine, en tant que « positiviste », dansMatérialismeet empiriocriticisme . Voir : Pierre Ducassé, « La vie et l’œuvre d’Abel Rey (1837-1940) »,Annales de l’Université de Paris, 2, avril-mai-juin 1940, p. 157-164 ; Léon Brunschvicg,« Abel Rey »,Thalès. Recueil annuel des travaux de l’Institut d’histoire des sciences et destechniques de l’Université de Paris, tome IV (1937-1939), 1940, p. 7-8 ; et surtout PietroRedondi,Epistemologia e storia della scienza. Le svolte teoriche da Duhem a Bachelard ,Milan, Feltrinelli, 1978 ; et, plus récemment, Enrico Castelli Gattinara,Les Inquiétudes de laraison. Épistémologie et histoire en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Vrin-EHESS, 1998.

[26] Abel Rey,Leçons élémentaires de psychologie et de philosophie[1903], Paris, Cornély,1908. « L’école socialiste actuelle ou socialiste scientique » y est dénie comme « écoqui veut substituer au régime de la concurrence et de l’accaparement un régime économique plus normal et plus juste, tout en continuant l’évolution naturelle, et en dégageales germes de développements virtuels contenus dans le régime moderne ». La révolutipour les socialistes, a son « sens étymologique » de « consécration », de « moment décide l’évolution ». Rey conclut que les problèmes posés par le socialisme sont « posés bon droit et d’une étude urgente » (ibid., p. 885, p. 886, p. 888). Ces formules ne serontque légèrement édulcorées dans les éditions ultérieures. Sur cette jeunesse socialiste dRey et de ses amis Mauss et Simiand, voir Marcel Fournier,Marcel Mauss, Paris, Fayard,1994, p. 201sq.

[27] Agnès Biard, Dominique Bourel & Éric Brian,Henri Berr et la culture du XX e siècle , Paris,Albin Michel, 1997.

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la pensée moderne » chez Alcan, la série « Synthèse collective » de la« Bibliothèque de synthèse historique » chez Albin Michel. Il est aussiresponsable de la section « Synthèse générale », c’est-à-dire philosophie,du Centre international de synthèse, où Aldo Mieli est responsablede la Section d’histoire des sciences. Rey participe aux semaines duCentre de synthèse ou aux émissions organisées par Berr sur Radio-Paris. Il publie de très nombreux articles et livres dont sa série surLa Science dans l’Antiquité , parue dans la « Bibliothèque de l’évolu-tion de l’humanité », dirigée par Berr. Avec Antoine Meillet et PaulMontel, il dirige en 1937 le premier tome sur « l’outillage mental » del’Encyclopédie française: s’il est choisi de préférence à Berr, c’est sansdoute parce qu’il est universitaire et plus évidemment proche du camplaïque qui est à l’origine de ce projet très novateur28.

2.1] Science et philosophie

La philosophie que propose Rey et qu’il quali e quelquefois de« positivisme absolu » paraît en un sens contradictoire, puisqu’ellene devrait être que la science elle-même : « Le philosophe, s’il veutêtre absolument positif, n’a rien à ajouter à la science29. » Rey exclutainsi toute « systématisation » en un sens comtien et estime que laphilosophie « ne peut et ne doit être, en esprit et en contenu, que lesystème des sciences positives, c’est-à-dire que la science positive30 ».En ce sens, il préfère se présenter comme un « scientiste » plutôt quecomme un « positiviste31 », au sens que ce terme a pu avoir « chez dessous-Littré […] au rebours exactement de ce que pensait A. Comte32 ».

La science est donc par elle-même philosophique : « Toute science,même la plus technique, même la plus pratique, s’achève en ré exion33. »Rey résume encore plus brièvement son point de vue en 1933, répon-dant par avance à Heidegger : « Bref, la science est une pensée34. » Le

[28] Sur les rapports qui se dégraderont par la suite entre Berr et Rey, voir Michel Blay, « HeBerr et l’histoire des sciences »,inBiard, Bourel & Brian,Henri Berr et la culture du XX e siècle , op. cit., p. 121-137.

[29] Abel Rey, « Vers le positivisme absolu »,Revue Philosophique , 67, 1909, p. 461-479 : 469.[30]Ibid., p. 461n.[31] Abel Rey,La Philosophie moderne[1909], Paris, Flammarion, 1917, p. 6n.[32] Abel Rey, « Histoire de la science ou histoire des sciences »,Archeion, XII, 1930, p. 1-4 : 3.[33] Abel Rey, « Physique et philosophie de la nature à la fin du XIXe siècle »,Revue

Philosophique , 102, 1926, p. 321-370 : 321.[34] Rey, La Science dans l’Antiquité , tomeII, op. cit., p. 4.

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travail du philosophe semble donc se réduire à une activité d’enquête :son « rôle […] ne se distingue donc – désormais – de celui des savantsqu’en ce qu’il demande aux savants et à tous les savants, dans tousles domaines de la science, leurs méthodes, leurs résultats, et ce qu’ilspensent de ces méthodes et de ces résultats35 ». Ailleurs, la distinctionentre philosophie et science semble encore plus dif cile à saisir : iln’y aurait entre elles différence « ni d’objet ni de méthode », mais « depoint de vue », celui de la philosophie étant « beaucoup plus général »et se présentant « toujours un peu comme une sorte d’aventure », un« saut dans l’inconnu36 ».

2.2] L’« his toire générale » des sciencesEn fait, pour ne pas se contenter de répéter la science, Rey fait appel

à l’histoire des sciences, qui permet d’éviter ce qu’il appelle le « dis-cours creux » de la « théorie de la connaissance », de la « méthodologie »,qui n’est qu’une sorte de « reliquat ». Dans l’avant-propos du premiernuméro de Thalès, qu’il republiera par la suite, Rey dénonce cettethéorie de la connaissance en des termes qui annoncent Canguilhem :« La théorie de la connaissance n’est qu’une idéologie vague ou unedialectique verbale, sans l’histoire philosophique de la science37. » Lavéritable théorie de la connaissance, c’est l’histoire des sciences quipermet de découvrir la « marche de la pensée dans les sciences38 ». Surce point, il se réfère à Comte, le « premier qui ait cherché à décrire l’évo-lution de la pensée en partant des faits, c’est-à-dire de son histoire, aulieu de prendre pour base les théories dialectiques de la connaissance,la psychologie idéologique et la logique traditionnelle39 ». La philosophiedes sciences se lie ici indissolublement à l’histoire des sciences.

Mais Rey refuse l’histoire des sciences qu’il quali e d’érudite ou« d’historisante », selon un terme de Berr repris par Febvre40. Il oppose

[35] Rey, « Vers le positivisme absolu »,op. cit., p. 471.[36] Rey,Leçons élémentaires de psychologie et de philosophie , op. cit., p. 361-362.[37] Rey, « Avant-propos »,op. cit., p. XVIII.[38]Ibid.[39] Abel Rey, « De la pensée primitive à la pensée actuelle »,Encyclopédie française ,

tomeI : L’Outillage mental , Paris, Société de gestion de l’Encyclopédie française, 1937,p. 1.10-3 à 1.20-11 : 1.10-11

[40] Febvre critique l’histoire des sciences faite par des savants, qui « est l’historique d

sciences » et « n’en est pas l’histoire » (Lucien Febvre, « Un chapitre d’histoire de l’ehumain. De Linné à Lamarck et à Georges Cuvier »,Revue de Synthèse Historique , tome

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également quelquefois « l’histoire des sciences », trop spécialisée, à« l’histoire de la science », proprement philosophique41. Lorsqu’il pré-sente les objectifs de l’Institut dans le premier numéro deThalès, Reyexplique que « l’histoire des sciences n’est pas simple œuvre d’érudi-tion ». Elle présente « un élément capital de l’histoire de la civilisa-tion », non seulement « matérielle », mais aussi « intellectuelle », et plusencore « spirituelle42 ». Cette « histoire philosophique des sciences », illa quali e aussi, à la suite de Tannery et surtout de Comte, d’« his-toire générale des sciences ». Un des volumes deLa Science grecque est ainsi dédié à la mémoire de Paul Tannery qui « a rénové l’histoiredes sciences en la traitant en véritable historien, en la liant, commel’avait voulu déjà Auguste Comte, à l’histoire des idées et de la penséehumaine43 ». Cette histoire générale des sciences – « Comte l’a bienvu » – « est philosophique, ou elle n’est pas44 ».

L’histoire des sciences, mise en rapport avec l’histoire de la civi-lisation, est alors appréciée pour sa portée « humaniste ». L’histoirephilosophique des sciences permet de dégager « l’humanisme impliquépar les sciences positives ». Les sciences physico-chimiques sont ainsicensées être « émancipatrices » et avoir par elles-mêmes une « valeuréducative45 ». Symétriquement, si la science fait œuvre de libération,elle ne « respire pleinement que dans l’atmosphère de la liberté » et« ne connaît pas de pire ennemie que l’autorité46 ». Rey s’efforce ainsi

43, 1927. (Réédité inCombats pour l’histoire [1953], Paris, Armand Colin, 1992,p. 680.) Il s’oppose également à « l’anachronisme » de l’histoire des sciences telle quela pratiquait Pierre Duhem. Sur les rapports entre histoire des sciences et histoire dementalités, voir Yvette Conry, « Combats pour l’histoire des sciences : lettre ouverte ahistoriens des mentalités »,Revue de Synthèse , IIIe série, 111-112, 1983, p. 363-406.

[41] Rey, « Histoire de la science ou histoire des sciences »,op. cit., p. 1.

[42] Abel Rey, « L’Institut d’histoire des sciences et des techniques de l’université de ParThalès. Recueil annuel des travaux de l’Institut d’histoire des sciences et des techniqude l’Université de Paris, première année (1934), 1935, p.V-XI : V.

[43] Rey, La Science dans l’Antiquité , tomeII, op. cit., p. 1.[44] Abel Rey, « Histoire de la médecine et histoire générale des sciences »,Thalès. Recueil

annuel des travaux de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques de l’UniversitéParis, deuxième année (1935), 1936, p. 34-49 : 34.

[45] Abel Rey,La Théorie de la physique chez les physiciens contemporains, Paris, Alcan,1907, p. 19.

[46] Abel Rey, « La Révolution française et la science »,Thalès. Recueil annuel des travaux del’Institut d’histoire des sciences et des techniques de l’Université de Paris, tome IV (1937-1939), 1940, p. 56-65 : 56.

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de prouver que la Révolution française ne fut pas hostile à la science,contrairement à l’af rmation fameuse selon laquelle « la Républiquen’a pas besoin de savants ».

Les deux périodes que Rey étudie avec prédilection, l’Antiquitégrecque et la Renaissance, sont caractéristiques d’un tel esprit d’éman-cipation et de libération, qu’il quali e « d’humanisme » : « L’espritd’aventure, de curiosité, d’inquiétude et de hardiesse imaginative ontété plutôt favorables aux renouveaux scienti ques47. » Rey n’est pasloin de penser que la science pourrait sans doute même représenterun substitut de la religion : dans La Théorie de la physique, il citeRenan : « La science, et la science seule, peut rendre à l’humanité cesans quoi elle ne peut vivre, un symbole et une loi48. » L’erreur dupositivisme a été de croire que les questions métaphysiques étaienthors de portée de la science.

2.3] Science et relig ion

L’image que Rey se fait des origines de la science dans son ouvragemajeur sur La Science dans l’Antiquité est également reprise à Comte.Pour Comte, le germe primitif de la rationalité était déjà présent àl’état théologique, les stades ultérieurs ne faisant que le « développer ».De même pour Rey science et religion ont un ressort commun : « Lascience naît au milieu même du mythe et de la magie qui se donnentla main49. » Contrairement à ce qu’af rmait Milhaud, la science necommence pas radicalement en Grèce avec les mathématiques, ellea des origines plus anciennes, dans la « science orientale ». CommeBergson, Rey estime que la pensée rationnelle apparaît dès le déve-loppement de la technique, que l’homo sapiens est déjà présent engerme dans l’homo faber. « La technique laïcisée, insensiblement,se change en savoir et le savoir en science50. » Cette technique elle-même ne faisait que continuer la magie qui est la première forme« d’une sorte de causalité intuitive, de précausalité si l’on préfère51 ».Il y a là encore un processus de « laïcisation » : « La technique semble

[47] Rey, La Science dans l’Antiquité , tomeII, op. cit., p. 118.[48] Rey,La Théorie de la physique chez les physiciens contemporains, op. cit ., p. I.[49] Rey, La Science dans l’Antiquité , tomeII, op. cit., p. 368.[50] Abel Rey,La Science dans l’Antiquité , tomeI : La Science orientale avant les Grecs, Paris,

Albin Michel, 1930, p. 100.[51] Rey, « De la pensée primitive à la pensée actuelle »,op. cit., p. 1.10-13.

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n’être que de la magie laïcisée52. » L’histoire des sciences repose ainsisur l’histoire des techniques, d’où le changement rapide de nom del’Institut d’histoire des sciences en « Institut d’histoire des sciences etdes techniques » : « L’histoire des techniques et de l’esprit techniqueest une pièce maîtresse de l’histoire de la pensée scienti que et desconceptions philosophiques53. »

Lorsque Rey décrit cette pensée primitive, par exemple dans sonlivre sur La Science dans l’Antiquité , il fait bien sûr référence àLévy-Bruhl. Mais au lieu d’évoquer une opposition entre cette men-talité et la mentalité logique, Rey y voit plutôt une continuité : « Iln’y a pas opposition mais développement, procession de la penséelogique par rapport à la pensée par participation54. » Le « prélogique »est un « pressentiment de notre outillage logique55 ». Cette « menta-lité primitive », Rey en retrouve à juste titre l’origine dans la théoriedu fétichisme de Comte, qui est le « père spirituel direct de Durkheimet de son école » : « Le fétichisme ressemble à s’y méprendre à lamentalité que nous avons vu se dessiner à peu près dans toutesles théories de ceux qui se sont occupés de nous représenter l’âmeprimitive56. »

S’agissant des résultats de cette histoire des sciences, Rey retrouveégalement certaines des thèses de Comte. Il accepte même la « loi destrois états » : « En gros, à condition de ne point être exigeant dans ledétail », cette théorie « a encore de quoi séduire57. » Il convient cepen-dant de ne pas donner une « représentation linéaire » du progrèsscienti que, mais plutôt une représentation « périodique et cyclique » :l’image du progrès scienti que est celle d’une « série enchevêtrée decourbes, avec des ruptures soudaines et des points de rebroussement[…], qui pourtant admet, non moins incontestablement, une grande

courbe-enveloppe58

». « Malgré les sinuosités et les points singuliers,

[52] Abel Rey, « Histoire de la notion de loi »,inCentre International de Synthèse,Cinquièmesemaine internationale de synthèse : Science et loi , Paris, Alcan, 1934, p. 1-5 : 2.

[53] Rey, « Avant-propos »,op. cit., p. XVIII.[54] Abel Rey,La Science dans l’Antiquité , tome III :La Maturité de la pensée scientique en

Grèce , Paris, Albin Michel, 1939, p. 187.[55] Rey, « De la pensée primitive à la pensée actuelle »,op. cit., p. 1.10-16.[56]Ibid., p. 1.10-12.[57]Ibid .[58] Rey,La Science dans l’Antiquité , tomeI, op. cit., p. 110-111.

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c’estune courbe,une histoire, une évolution, des étapes surune route,et non des routes diverses et contradictoires59. »

Rey décrit en particulier une oscillation continue dans l’histoiregénérale des sciences entre « deux pôles maîtres » de l’organisationscienti que, le pôle empirique et le pôle rationnel : il ajoute en effet« l’expérience médicale » à « l’intelligence mathématique », qui occu-pait pour Milhaud la place essentielle dans la science grecque60. Reycélèbre dans le traité hippocratique De l’ancienne médecine un « véri-table prélude de l’Introduction à la médecine expérimentale » et une« revendication des droits du sensible et de l’expérience en face du purintelligible et de l’a priori 61 ».

2.4] « Outil lage mental » et histoire de la raison

Une des idées les plus originales développée par Rey, depuis sathèse sur La Théorie de la physique (1907) jusqu’à ses articles dansl’Encyclopédie française (1937), en passant par son livre à succès surLa Philosophie moderne (1909) est sa conception, d’inspiration berg-sonienne, de la raison comme « outillage mental », comme « instrumentou instinct spéci que de l’espèce humaine62 ». Rey dit s’inspirer deMach et de son principe « d’adaptation de la pensée » pour proposer une« théorie biologique de la science et de la raison63 ». La raison serait un« outil » utilisé par le vivant humain dans ses rapports avec le milieu.L’étude de la raison devrait donc être con ée non plus à la logique,mais à la « psychologie ». « Toutes nos connaissances semblent pouvoirêtre considérées par la psychologie comme le résultat de l’adaptationde l’être au milieu64. » Il n’y a « pas d’entendement pur, pas de raisonpure », mais « la psychologie nous montre une continuité constanteentre la perception et le concept65 ». On peut également estimer qu’une

[59]Ibid., p. 11. C’est même « l’idée directrice » de l’œuvre de Rey, selon la brève noticenécrologique que lui consacre Brunschvicg : « La vraie vérité scientique est dans la couhistorique. Elle n’est jamais en un point de cette courbe » (Brunschvicg, « Abel Rey », op.cit., 7).

[60] Rey, « Histoire de la médecine et histoire générale des sciences »,op. cit., p. 34.[61]Ibid., p. 43, p. 44.[62] Rey,La Philosophie moderne , op. cit., p. 93.[63]Ibid., p. 91.[64] Rey,La Théorie de la physique chez les physiciens contemporains, op. cit ., p. 395.[65] Abel Rey,L’Énergétique et le mécanisme au point de vue des conditions de la connais-

sance , Paris, Alcan, 1907, p. 67.

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approche sociologique de la raison est légitime : il faut « étudier lascience comme un produit psychologique et social66 ».

Dès la première phrase de son article, qui ouvre l’Encyclopédie française, Rey af rme qu’il n’est pas possible de « saisir l’outillage dela pensée sans faire son histoire67 ». Le travail de l’historien consistedès lors à reconstituer l’outillage mental des hommes d’une époquedéterminée. Cet objectif se retrouve également chez Lucien Febvre quiexplique que le « but suprême de l’historien » est de « recomposer par lapensée, pour chacune des époques qu’il étudie, le matériel mental deshommes de cette époque68 ». S’efforcer de « replacer les sciences dansleur milieu », c’est ce que Rey appelle, d’une formule très foucaldienne,faire « l’archéologie des idées scienti ques69 ».

Rey est alors conduit à établir le caractère éminemment évolutifde la pensée rationnelle. La raison n’est pas immuable, il y a une« genèse de la raison ». Il propose, de manière assez provocante, un« rationalisme » d’un type nouveau, « qui n’exclut nullement une his-toire psychologique de la raison70 ». Ailleurs, il évoque un « rationa-lisme plus souple, plus psychologique, plus près des faits, plus positifen un mot71 ». Il parle également d’un « rationalisme expérimental »,qui ne peut manquer d’évoquer, pour nous, le « rationalisme appliqué »de Bachelard72.

Rey est bien sûr conscient des risques que présente une telleconception. Il sait que son idée d’une histoire de la raison ouvre laporte au relativisme historique. Avec une telle conception, « l’his-toire de la science nous présente la vérité dans ledevenir d’uneévolution ;la vérité n’est pas faite mais elle se fait73 ». Mais en mêmetemps cette vérité existe : « Elle serait dans le devenir d’une évolu-tion ; mais elle serait, puisqu’elle se réaliserait et se compléterait

constamment74

. »[66]Ibid., p. 10.[67] Rey, « De la pensée primitive à la pensée actuelle »,op. cit., p. 1.10-3.[68] Febvre,Combats pour l’histoire , op. cit., p. 334.[69] Rey,La Science dans l’Antiquité , tomeI, op. cit., 384.[70] Rey,La Philosophie moderne , op. cit., p. 91.[71] Rey,L’Énergétique et le mécanisme…, op. cit., p. 149.[72] Rey, « De la pensée primitive à la pensée actuelle »,op. cit., p. 1.16.9.[73] Rey,La Philosophie moderne , op. cit., 340.[74] Rey,La Théorie de la physique chez les physiciens contemporains, op. cit., 396.

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Il est une autre thèse de Rey qui transforme l’image que l’on peutse faire de la science et qui l’éloigne du scientisme dont il prétendquelquefois se réclamer. Selon lui le vrai ne serait qu’une « valeur »,parmi d’autres valeurs possibles. La science est le résultat d’un choixparmi différents possibles. Préfaçant le livre d’Alfred Stern surLa Philosophie des valeurs, Rey explique que « le vrai est une valeur, toutcomme le beau et le bien ; la recherche de la vérité, qui est l’objet de laScience comme de la Philosophie […] est la poursuite d’une valeur75 ».Il annonce sur ce point certaines des thèses les plus iconoclastes deCanguilhem, lorsque celui-ci expliquait que dire qu’il n’y a de connais-sance que scienti que « ne veut pas dire qu’il n’y a pour l’esprit humainaucun but ou aucune valeur en dehors de la vérité76 ».

Curieusement, chez Rey comme chez Canguilhem, au-delà du« polythéisme des valeurs » d’un Max Weber, c’est une même réfé-rence à Nietzsche qui est présente en arrière-plan. Ainsi, lorsqueCanguilhem expose la « théorie du parti-pris axiologique pour lavérité », il cite Nietzsche, pour qui « la vérité est une valeur à situerparmi une pluralité de valeurs », et sûrement pas la seule à laquellel’homme puisse se consacrer77. Les références à Nietzsche sont éga-

lement notables chez Rey, qui fait de l’éternel retour « une des idéesdirectrices fondamentales de notre science » et de Nietzsche une sortede philosophe scienti que, lorsqu’il relève que celui-ci, « en 1881, parune intuition de génie, d’un des plus grands génies philosophiques denotre histoire humaine, voulait consacrer dix ans de sa vie à étudierles sciences de la nature pour fonder son idée du retour éternel surla théorie atomique78 ». Et lorsque Rey se représente l’histoire del’humanité comme une « courbe sinusoïdale » ou comme un « destincyclique » associant Apollon et Dionysos79, c’est aussi à Nietzsche

qu’il renvoie.

[75] Abel Rey, « Avant-propos » [1936],in Alfred Stern,La Philosophie des valeurs. Regardsur ses tendances actuelles en Allemagne , Paris, Hermann, 1936, p. 3.

[76] Georges Canguilhem, « Philosophie et science » [1965],Cahiers philosophiques(horssérie, juin), 1993, p. 19-32 : 22.

[77] Georges Canguilhem, « De la science et de la contre-science »,in Suzanne Bachelardet al., Hommage à Jean Hyppolite , Paris, PUF, 1971, p. 177.

[78] Abel Rey,Le Retour éternel et la philosophie de la physique , Paris, Flammarion, 1927,p. 308-309.

[79] Rey,La Science dans l’Antiquité , tomeIII, op. cit., p. 544, p. 556.

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Dans ces commencements, assez oubliés, de l’Institut d’histoiredes sciences, comme dans l’œuvre d’Abel Rey, il est sans doute pos-sible de reconnaître certains traits caractéristiques de l’épistémo-logie française, et l’une des origines du « style français en histoiredes sciences ». La critique de la théorie de la connaissance, le lienindissoluble entre histoire des sciences et philosophie des sciences,une certaine représentation de « l’outillage mental », la critique durationalisme classique au nom d’une genèse de la raison, le « irt »avec le relativisme, voire même un certain « nietzschéisme », toutcela se met déjà en place dans l’œuvre d’Abel Rey. Il est certain quel’inspiration comtienne joue ici un rôle prépondérant, si l’on veutbien admettre qu’elle ne se confond aucunement avec ce que l’onentend couramment par « positivisme ». On a récemment pu montrer,dans le domaine anglo-saxon, que Comte est un parfait représentantdu « postpositivisme80 ». De même en France, chez Rey comme plustard chez Canguilhem, l’usage qui est fait de l’œuvre de Comte peutparadoxalement être quali é d’antipositiviste.

[80] Robert Scharff,Comte after Positivism, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

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Partie 2

Figures

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Histoire des sciences et philosophie des sciedans la philosophie d’Auguste Comte

Laurent CLAUZADE1

Le statut de l’histoire des sciences dans la philosophie d’AugusteComte est une question sensible, qui dépasse cette seule philo-

sophie, pour mettre en cause ce qu’on peut appeler une tradition ouun style. Comte est en effet présenté comme le fondateur, ou commela gure tutélaire du « style français » en histoire des sciences. Cettetradition française remonterait à Comte non seulement du point devue de l’analyse strictement philosophique, mais aussi du point devue institutionnel : c’est le premier à avoir demandé la création d’unechaire d’histoire générale des sciences2.

À partir de ce geste inaugural, tout un ensemble de philosophesont considéré Comte comme l’origine de cette tradition. Ainsi GeorgesCanguilhem, évoquant un passage de la 56e leçon consacré aux natu-ralistes du XVIIIe siècle3, af rme que « Comte s’élève spontanément àune hauteur de vues d’où il conçoit l’histoire de cette science comme

une histoire critique, c’est-à-dire non seulement ordonnée par le pré-sent, mais jugée par lui ».Ce qui lui permet de conclure : « Qu’il soit permis de voir, dans une

telle conception philosophique de l’histoire des sciences la source de

[1] Université de technologie de Compiègne.[2] Auguste Comte,Correspondance générale et confessions, t. 1, Paris, Mouton, 1973,

p. 406-409 ; Harry W. Paul, « Scholarship and Ideology : The Chair of the GeneralHistory of Science at the Collège de France, 1892-1913 »,Isis, 67, 1976, p. 376-397.

[3] Auguste Comte,Cours de philosophie positive[1830-1842], vol. 1, Paris, Hermann,1975, p. 565-566.

[Chapitre 8]

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ce qui a été et de ce qui devait rester, selon nous, l’originalité du stylefrançais en histoire des sciences4. »

Canguilhem établit ensuite la filiation avec Paul Tannery, etmarque, en rappelant la question de la chaire du Collège de France,que ce dernier est le véritable héritier de Comte.

Plus près de nous, Pierre Macherey montre que la philosophiecomtienne ouvre les voies à une épistémologie historique et à unehistoire philosophique des sciences :

Histoire des problèmes et des concepts, plutôt qu’histoire des solu-tions et des « théories », c’est-à-dire histoire rationnelle ou raisonnée,plutôt qu’histoire empirique ou descriptive ou encore histoire dogma-tique plutôt qu’histoire purement historique, livrée à la contingence del’événement, et ayant ainsi perdu toute signication du point de vuede la connaissance. […] Cette conception inspire pour une grandepart l’épistémologie historique de Gaston Bachelard et de GeorgesCanguilhem5.

Rappelons les principaux traits de ce style en philosophie dessciences6. Il se caractérise tout d’abord par deux af rmations fonda-mentales : le refus d’une théorie générale de la connaissance, et l’idéed’une liaison nécessaire entre philosophie des sciences et histoire dessciences. Cette tradition dé nit ensuite une conception particulièrede l’histoire des sciences : une histoire jugée, ou, selon l’expressionde Bachelard, « récurrente ». Cette histoire est par ailleurs faite dediscontinuités, et doit en n se présenter non comme une histoiregénérale, mais comme une histoire régionale.

Il n’est pas question d’af rmer que Comte, pas plus d’ailleurs quela plupart des auteurs participant à ce style, adhère de façon stricte àchacun de ces traits. Bien au contraire, il est dif cile de prétendre que

le fondateur de la philosophie positive ait jamais milité en faveur de la[4] Georges Canguilhem, « La philosophie biologique d’Auguste Comte et son inuence

France au XIXe siècle »,in Georges Canguilhem (éd.), Études d’histoire et de philosophiedes sciences, Paris, Vrin, 1983, p. 61-74 : 83.

[5] Pierre Macherey,Comte, La philosophie et les sciences, Paris, PUF, 1989, p. 95.[6] Pour une mise au point générale sur la notion de style, voir l’article de Jean Gayon, « D

la catégorie de style en histoire des sciences »,Alliage , 2, 1996, p. 3-9. En ce quiconcerne plus particulièrement le style français en épistémologie, nous nous appuyons sla description qu’en a faite Jean-François Braunstein, « Bachelard, Canguilhem, Foucau

Le “style français” en épistémologie »,in Pierre Wagner (dit.),Les Philosophes et la science ,Paris, Gallimard, 2002, p. 787-822.

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discontinuité et du régionalisme historique. Jean-François Braunsteina d’ailleurs relevé sur ces deux points les critiques que Canguilhemadresse à Comte7.En revanche, le refus d’une théorie générale de la connaissance,la liaison entre la philosophie et l’histoire des sciences, et l’idée d’unehistoire « jugée » par le présent, sont, comme on le verra, des traitsparfaitement comtiens. C’est pourquoi la phrase célèbre de Comteselon laquelle « on ne connaît pas complètement une science, tant qu’onn’en sait pas l’histoire8 » peut incontestablement servir de point deralliement pour ce style d’épistémologie historique.

Sans vouloir forcément remettre en cause cette liation, on peutcependant se demander ce qu’il en est réellement chez Comte, dansles textes où il parle effectivement d’histoire des sciences. Il appa-raîtra tout d’abord que l’histoire des sciences n’est pas une disci-pline philosophique ayant un statut différent de celui des sciences :elle est au contraire intégrée dans l’encyclopédie, et fait partie dela sociologie. Cela ne l’empêche cependant pas d’être en positiondominante par rapport aux autres sciences, suivant en cela le des-tin d’une sociologie appelée à présider l’encyclopédie. Pour le direvite, l’histoire des sciences semble pour Comte le lieu où se réfugiele spectre d’une science générale, spectre à la fois invoqué et refusépar la philosophie positive.

Ces distorsions par rapport à la façon dont ceux qui se réclamentd’un « style français » conçoivent l’articulation entre philosophie ethistoire des sciences, signi ent que la postérité de Comte tient plusà sa pratique effective de l’histoire des sciences qu’à la théorisationqu’il en fait en tant que discipline.

1] La philosophie comtienne des sciencesComment la philosophie des sciences s’articule-t-elle avec l’histoire

des sciences ? Cette question a un préalable : que doit-on entendrepar « philosophie des sciences » chez Comte ? La réponse passe par ladé nition de la philosophie positive.

[7] Jean-François Braunstein, « Canguilhem, Comte et le positivisme », in François Bing, Jean-François Braunstein, Élisabeth Roudinesco (dir.),Actualité de Georges Canguilhem, Le

Plessis-Robinson, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 95-120.[8] Comte,Cours de philosophie positive , op. cit., vol. 1, 1975, p. 53.

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1.1] La philosophie positive

Dans les pages célèbres de l’avertissement duCours de philoso- phie positive, Comte analyse cette expression. Par « philosophie », ilfaut entendre, dans une perspective dite aristotélicienne, un systèmegénéral des conceptions humaines, et par l’adjectif « positif », « cettemanière spéciale de philosopher qui consiste à envisager les théories,dans quelque ordre d’idées que ce soit, comme ayant pour objet lacoordination des faits observés9 ».

La philosophie positive a donc pour tâche d’organiser et de coor-donner le système général des conceptions positives. Si elle se dis-tribue ensuite en autant de philosophies particulières qu’il y a desciences différentes (il y a en effet chez Comte une philosophie mathé-matique, une philosophie astronomique, physique, chimique, biolo-gique et sociologique), ce n’est qu’à la condition d’avoir organisé aupréalable leur coordination au sein de ce système général. Du pointde vue méthodologique, l’unité est assurée par les principes générauxde la philosophie positive (recherche des lois, exclusion des causes,etc.), ainsi que par une série de méthodes, qui ont leur origine dansune science particulière, et qui sont ensuite importées dans les autres

sciences de l’encyclopédie. Du point de vue des conceptions, l’unitéméthodologique permet seulement de garantir leur homogénéité.La loi de classement, qui ordonne les savoirs selon leur généralitédécroissante, est aussi un facteur d’homogénéisation, puisque lessciences supérieures dans la hiérarchie s’appuient sur les résultatsdes sciences inférieures.

Ce qu’on peut désigner par « philosophie des sciences » chezComte correspond donc à une étude des méthodes et des concep-tions des sciences, étude coordonnée par une philosophie générale,dite positive, ayant en vue la systématisation des méthodes et desconceptions positives. C’est l’objet même duCours de philosophie positive:

En un mot c’est un cours de philosophie positive, et non de sciencespositives que je me propose de faire. Il s’agit uniquement ici de consi-dérer chaque science fondamentale dans ses relations avec le sys-tème positif tout entier, et quant à l’esprit qui la caractérise, c’est-à-dire

[9] Auguste Comte,Cours de philosophie positive[1830-1842], vol. 1, Paris, Hermann,1998 (édition complétée de celle de 1975), p. III.

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ce que Comte entend par l’histoire des sciences en tant que disci-pline. C’est ce que l’on peut voir avec la critique de l’auto-observation,qui manifeste le caractère historique de l’épistémologie comtienne,mais qui ne permet pas d’articuler ces deux lieux de la philosophiecomtienne que sont l’histoire et la philosophie des sciences.

Rappelons que pour Comte l’introspection est une impossibilité, etque les seuls moyens que l’on a pour connaître les lois de l’esprit (loislogiques, méthodes et facultés) sont la physiologie cérébrale et la phi-losophie des diverses sciences. De cette critique on tire généralementl’argument suivant : l’impossibilité de l’observation directe de l’espritnous oblige à recourir à l’étude de la marche effective de l’esprit humaindans les sciences, d’où la nécessité d’une épistémologie historique.

La pertinence de l’argument n’est pas en cause, même si l’on peutremarquer qu’il est en large partie une reconstruction. Ce sur quoidébouche précisément la critique de l’auto-observation, c’est la néces-sité d’une étudea posteriori des résultats collectifs de l’esprit humain,une étude de ces savoirs effectifs que sont les sciences. Ce n’est qu’en-suite qu’on peut relier cet argument à l’exigence d’une épistémologiehistorique, en remarquant que l’histoire fournit la connaissance laplus développée de ceta posteriori.

Mais les textes de Comte n’articulent en tout cas jamais cette impos-sibilité avec une revendication explicite de l’histoire des sciences : ilsrenvoient seulement à la philosophie des sciences et à la physiologiecérébrale, ce qui signi e que notre problème reste entier, puisque laphilosophie des sciences, telle qu’elle est mise en œuvre par leCours,n’exhibe pas ses liens avec l’histoire des sciences.

2] Ordre dogmatique et ordre historique

L’absence d’une perspective historique structurant leCours de philosophie positive peut s’expliquer par l’éviction de l’ordre d’expo-sition dit historique au pro t de l’ordre dogmatique. Cette exclusion,qui n’est d’ailleurs que partielle, ne concerne cependant pas direc-tement l’histoire des sciences en tant que telle. C’est ce que montrela 2e leçon.

Le Cours de philosophie positivesuit un ordre d’exposition dogma-tique, dé ni comme suit :

On présente le système des idées tel qu’il pourrait être conçu aujourd’huipar un seul esprit, qui, placé au point de vue convenable, et pourvu

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des connaissances sufsantes, s’occuperait à refaire la science dansson ensemble12.

La présentation dogmatique expose l’état du système du savoir àun moment donné de l’histoire, qui est celui-là même de l’exposition.

À cet ordre dogmatique est opposé l’ordre historique, par lequel« on expose successivement les connaissances dans le même ordreeffectif suivant lequel l’esprit humain les a réellement obtenues, eten adoptant, autant que possible, les mêmes voies13 ».

Comme le remarque Comte, c’est l’ordre d’exposition des sciencesnaissantes. L’éducation d’un géomètre de l’Antiquité consistait dans

l’étude d’un petit nombre de traités originaux. C’est aussi cet ordrequi doit être appliqué aux sciences récemment formées du temps deComte, comme la biologie, la physiologie cérébrale ou la sociologie.L’essentiel de la 45e leçon, relative à l’étude du cerveau14, est ainsiconsacré à Gall. C’est pourquoi, même dans une perspective dogma-tique, l’exclusion ne peut être que partielle.

Quelle est la raison qui fait privilégier l’ordre dogmatique surl’ordre historique ? Elle est exposée par Comte et repose sur l’étatd’avancement des sciences auXIXe siècle. À partir d’un certain degré

de complexité (ou d’ancienneté : cela revient au même dans une phi-losophie du progrès), l’ordre historique devient impraticable, et l’édu-cation doit procéder de façon dogmatique.

Que conclure de ce choix ? L’éviction de l’ordre historique est seu-lement l’éviction d’un ordre d’exposition, et il ne faut pas y voir uneexclusion de l’histoire des sciences en tant que telle. En effet, Comteobserve que la seule bonne objection contre le choix de l’ordre dog-matique serait qu’il nous laisse dans l’ignorance « de la façon dont sesont formées les diverses connaissances humaines15 ». Mais cela n’estcependant pas une objection en faveur de l’ordre historique d’exposi-tion, car il faut soigneusement différencier ordre historique d’exposi-tion et histoire des sciences.

La « véritable histoire de chaque science » exige de prendre en compteun enchaînement de solidarités de plus en plus large : solidarité des

[12]Ibid., p. 50.[13]Ibid.[14]Ibid., p. 842-882.[15]Ibid., p. 52.

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diverses parties de chaque science, des différentes sciences entre elles,des sciences avec les arts, et en n avec le développement général dela société. On ne peut donc, à partir de cette considération, envisagerl’histoire des sciences indépendamment de l’histoire de l’humanité.Or l’ordre historique d’exposition ne considère que le premier niveaude solidarité, puisqu’il conçoit le « développement d’une science commeisolé16 ». C’est pourquoi il apparaît, relativement au développement réeld’une science, comme « abstrait » et « hypothétique ». L’ordre historiqueest donc essentiellement un procédé pédagogique d’exposition, et sondésaveu ne peut être compris comme le rejet de l’histoire des sciences.

3] La véritable histoire scientiqueCe que nous apprend la 2e leçon, c’est que l’histoire des sciences

a un lieu précis au sein de l’encyclopédie : dans la sociologie, et plusparticulièrement dans sa partie dynamique, c’est-à-dire dans la partiequi a pour objet l’étude du développement de l’humanité17.

Ce lieu propre indique combien peut être trompeuse l’adresse queComte fait à Guizot pour la création d’une chaire d’histoire généraledes sciences18. À aucun moment n’est mentionné le lien nécessaire

avec la sociologie : seul est évoqué le vague ensemble des études his-toriques que « l’histoire philosophique des sciences » viendrait heureu-sement compléter, puisqu’elle concerne la formation et le progrès denos connaissances réelles. En utilisant les termes de la 2e leçon, onpeut dire que Comte, dans cette lettre, présente encore une vision abs-traite et hypothétique qui s’en tiendrait seulement au second niveaude solidarité : tout son effort théorique vise en effet à faire sentir lanécessité d’une histoire générale des sciences.

Mais cette localisation montre aussi qu’on ne peut concevoir lerapport entre philosophie et histoire des sciences de la même manièrequ’on le conçoit actuellement : comme deux disciplines prenant lascience pour objet, mais n’étant elles-mêmes ni des sciences ni desparties d’une science donnée. Dans l’hypothèse du style français, on

[16]Ibid .[17] En ce qui concerne l’âge positif, les pages qui traitent de cette histoire, et auxquelle

d’ailleurs Canguilhem se référait, se trouvent dans la 56e leçon (Comte,Cours de philo- sophie positive , op. cit., vol. 2, 1975, p. 548-567).

[18] Comte,Correspondance générale et confessions, op. cit., p. 406.

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sciences et à l’ensemble du progrès humain. On retrouve ici, sur le plande la méthode, l’extension totale du cercle des solidarités exposé dansla 2e leçon. L’idée d’une histoire régionale n’a pas vraiment de sens,et ce qui la condamne c’est la nature même de la méthode historique.

3.2] La loi des trois états

La sociologie dynamique, dans laquelle s’inscrit l’histoire dessciences, a par ailleurs pour cadre fondamental la loi des trois états.La loi d’évolution de l’esprit humain, c’est-à-dire « l’histoire générale dela philosophie21 », sert en effet de guide à l’étude de l’ensemble du déve-loppement humain. Cela signi e deux choses. Premièrement, même enreliant l’histoire des sciences au développement total de l’humanité,Comte n’adopte pas une perspective franchement externaliste, parceque ce qui fait la trame même de cette histoire totale, c’est l’histoiredes savoirs. Deuxièmement, la récurrence du présent sur le passéest posée non seulement parce que la loi des trois états est l’avancéeextrême de la science, mais aussi parce qu’elle est la forme même dela récurrence, et qu’elle permet de juger l’ensemble du passé.

4] L’histoire des sciences dans les sciencesL’histoire des sciences est le principal vecteur par lequel la socio-

logie s’applique aux sciences, ou du moins réagit sur elles. Or cetteréaction ne consiste pas seulement dans l’introduction locale, limi-tée à une ou plusieurs sciences, d’une méthode et d’une conception.L’histoire des sciences a des effets généraux, concernant la liation etla coordination des sciences, qui l’apparentent à la philosophie posi-tive. Elle apparaît quasiment comme une science générale, doublée,sur le plan méthodologique, d’une sorte d’ars inveniendi.

C’est ce que nous apprend la 49e

leçon, qui, comme l’indique sontitre, traite des « relations nécessaires de la physique sociale avec lesautres branches de la philosophie positive22 ». La dernière partie decette leçon étudie la réaction de la sociologie sur les autres sciencesde l’encyclopédie. Comte écarte cependant de cette étude les effets declôture produits par la constitution de la sociologie, qui est, rappelons-le, la dernière science de l’encyclopédie positive. La philosophie posi-

[21]Ibid., p. 210.[22]Ibid., p. 155.

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tive, désormais capable d’embrasser toutes les sciences, a notammentla possibilité de rationaliser la culture des différentes sciences, oud’organiser une théorie générale de la méthode positive : mais c’estaux leçons de conclusion d’en traiter.

Le propos de Comte se limite donc à la réaction spéciale, d’un pointde vue scienti que ou méthodologique, de la sociologie sur les autressciences. Cette réaction repose sur un principe clairement dégagé : entant que travaux humains, les spéculations scienti ques sont subordon-nées à la « vraie théorie générale du développement de l’humanité23 ».De ce principe est tirée une double conséquence. Du point de vue de ladoctrine, les différentes sciences apparaissent comme de simples par-ties d’une science unique, la sociologie. Du point de vue de la méthode,les différentes découvertes peuvent être soumises aux lois de successiondu développement humain, et donc à la méthode historique.

À partir de ces considérations, Comte montre l’utilité de l’histoiredes sciences pour la coordination des différentes sciences entre elles,et surtout pour la régularisation des découvertes scienti ques. Commeil le souligne :

Tous les savants qui ont médité avec quelque force sur l’ensemble de leur

sujet propre ont certainement senti quels importants secours spéciauxpeuvent fournir les indications historiques correspondantes pour régula-riser, à un certain degré, l’essor spontané des découvertes scientiques,en évitant surtout les tentatives chimériques ou trop prématurées24.

Cette régularisation se fonde sur la possibilité de prévision offertepar la méthode historique :

N’est-il point sensible, en effet, que, par une telle méthode, les diversesdécouvertes scientiques deviennent, à un certain degré, susceptiblesd’une vraie prévision rationnelle, d’après une exacte appréciation du

mouvement antérieur de la science, convenablement interprété suivantles lois fondamentales de la marche réelle de l’esprit humain ?25

La méthode historique est en effet applicable « à tous les ordresquelconques de spéculation scienti que26 », en vertu du principe énoncéplus haut : chaque découverte peut être considérée comme un phéno-

[23]Ibid., p. 170.[24]Ibid., p. 171.[25]Ibid., p. 172.[26]Ibid .

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vement porter sur les lois des phénomènes, et jamais sur leurs modesde production30. »

Elle est en fait dirigée contre les agents inobservables, comme lecalorique, l’éther lumineux ou les uides électriques, agents utilisésdans certains champs de la physique. L’analyse de Comte est la sui-vante : ces uides, qui ne doivent leur pouvoir explicatif qu’à la forcede l’habitude, représentent une transition entre l’état purement méta-physique (qui utilise des entités immatérielles) et l’état pleinementpositif (qui porte exclusivement sur les lois des phénomènes).

Cette analyse, qui repose sur un raf nement de la loi des trois

états, est véri ée par l’histoire des sciences. En étudiant une scienceplus avancée dans la positivité comme l’astronomie, on s’aperçoit dumême phénomène. Elle a connu, au XVIIe siècle, l’état métaphysiqueavec les âmes et les génies de Kepler, l’état transitoire, dans lequelest encore la physique, avec les tourbillons de Descartes, et en nl’état positif avec la gravitation de Newton31. L’histoire des sciencespermet donc d’af rmer que la physique doit suivre la même voie, etse conformer au principe des hypothèses positives.

Cet exemple montre bien comment la méthode historique dirigel’usage des autres méthodes, en l’occurrence la procédure des hypo-thèses. L’histoire des sciences est conçue ici comme un moyen scien-ti que de perfectionnement des sciences, utilisable par les scienceselles-mêmes, et non comme un instrument d’analyse philosophiqueau sens actuel du terme.

5] ConclusionEn évoquant, dans la 49e leçon, les améliorations que la sociologie

introduit dans les autres sciences, Comte pose à nouveau le principeque nous avons énoncé en introduction : « Il est certain qu’aucunescience quelconque ne saurait être profondément comprise tant qu’onn’en a point apprécié la véritable histoire essentielle32. »

[30]Ibid., p. 463.[31] Notons au passage combien, sur la question de la gravité newtonienne, l’interprétatio

de Comte est problématique : voir Dominique Lecourt,La Philosophie des sciences, Paris,PUF, 2001, p. 19-21 et Thomas S. Kuhn,La Structure des révolutions scientiques[1962],Paris, Flammarion, 1983, p. 148-152.

[32] Comte,Cours de philosophie positive , op. cit., vol. 2, 1975, p. 172.

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C’est au nom de ce principe que Comte peut apparaître comme à l’ori-gine d’un « style français » en philosophie des sciences. Effectivement,bien des éléments de ce style sont présents dans leCours de philo-sophie positive: le refus d’une théorie de la connaissance élaboréeen dehors de l’observation des sciences et de leur histoire ; une his-toire des sciences qui est forcément conçue comme une récurrence duprésent sur le passé puisqu’elle ne peut se déployer qu’à partir de l’étatle plus développé, sinon dé nitif, de la science présente : la sociologie.

Mais par-delà ces titres qui peuvent donner à Comte le statut defondateur, nous avons essayé d’insister aussi sur ce qui, dans la doctrinepositive, est profondément étranger au style français et à sa façon d’envi-sager les rapports entre philosophie et histoire des sciences. Cet écarttient peut-être à ce qu’il faut entendre par « comprendre une science ».Il y a bien de la distance entre l’histoire comtienne des sciences qui,peu éloignée d’une science générale, organise l’ensemble des savoirs,coordonne les méthodes et dessine les grandes orientations de l’avenir, etune histoire des sciences qui se veut essentiellement un instrument phi-losophique et critique, qui attend éventuellement des sciences une phi-losophie, mais qui n’entend pas leur imposer une quelconque idéologie.

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Criticisme et réalisme chez Augustin Courn

Jean-Claude PARIENTE1

Antoine Augustin Cournot (1801-1877) est allé, dans ses publica-tions sinon dans sa vie intellectuelle, des mathématiques à la

philosophie. Sa formation initiale de mathématicien l’a d’abord amenéà s’intéresser à la mécanique, à la théorie des fonctions2, puis aucalcul des probabilités3. Entre-temps, il a donné avec sesRecherchessur les principes mathématiques de la théorie des richesses de 18384

un ouvrage d’une extrême originalité pour l’époque : il y jetait lesfondements de ce qui devait devenir trente à quarante ans plus tardl’économie politique mathématique. Son inlassable curiosité a fait lereste : la lecture de ses œuvres le montre également bon connaisseurde la biologie, de la psychologie ou de l’histoire, sans parler de laphilosophie elle-même.

Celui qui publie son premier ouvrage philosophique, l’Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique5 à 50 ans, est donc en mesure d’y investir les fruitsd’une culture encyclopédique et de parler des sciences non seulement

en connaisseur, mais souvent en bon praticien. Dans un cas au moins,il aurait pu parler en inventeur, mais en fait il paraîtra dans ses der-nières publications sur l’économie renoncer à la voie qu’il avait ouverte.

[1] Professeur honoraire à l'université de Clermont-Ferrand II.[2] Antoine Augustin Cournot,Traité élémentaire de la théorie des fonctions et du calcul

innitésimal , Paris, Hachette, 1841, 2 tomes.[3] Antoine Augustin Cournot,Exposition de la théorie des chances et des probabilités, Paris,

Hachette, 1843.[4] Paris, Hachette, 1838.[5] Paris, Hachette, 1851, 2 tomes.

[Chapitre 9]

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Pour sommaires qu’elles restent, ces considérations aident à poserdirectement le problème de la philosophie de Cournot. On pourrait évi-demment se donner pour n d’exposer6 le contenu des analyses qu’il afaites des différentes sciences sur lesquelles son intérêt s’est porté. Untel procédé serait riche d’enseignements de toutes sortes, dont l’intérêtne serait pas seulement historique : il y a toujours à apprendre chezCournot, dont la sagacité repose sur une extraordinaire sensibilité àl’histoire des idées. Mais ce n’est pas le plan que je suivrai ici, d’abordparce qu’il engendrerait un exposé d’une longueur excessive, ensuiteparce qu’il mettrait sur un pied d’égalité des sciences qui n’ont paseu la même importance relativement à l’objectif que je poursuis deprésenter la philosophie de la connaissance de Cournot.

1] Cournot critique de KantEn associant dans le titre même de l’Essai le thème du fondement

des connaissances et celui de la critique philosophique, Cournotindique évidemment une voie d’accès à sa propre pensée qu’il meparaît indispensable de prendre au sérieux. C’est la voie qui passepar l’analyse de son rapport avec la pensée de Kant. Il ne s’agit pas

là d’une indication de circonstance : le débat avec le criticisme kan-tien forme une des constantes de sa ré exion. Ce débat commencedans le premier chapitre de son premier ouvrage de philosophe, il seprolonge dans le Traité élémentaire de la théorie des fonctions et ducalcul in nitésimal , avec certaines in exions, notamment à proposdes antinomies7, il n’est pas absent desConsidérations sur la marchedes idées et des événements dans les temps modernes8 même s’il s’yfait moins technique, et il se poursuit encore dans la dernière sectionde Matérialisme, vitalisme, rationalisme9.

En affirmant que par la révolution kantienne « s’ouvre vérita-blement une ère nouvelle », Cournot s’inscrit lui-même dans la suite

[6] Voir Jean Brun & André Robinet,Augustin Cournot, Études pour le centenaire de sa mort(1877-1977) , Paris, Economica, 1978.

[7] Dans tout ce qui suit, la pagination donnée est celle de l’édition de 1973 desŒuvrescomplètes (sous la direction de André Robinet), Paris, Vrin-CNRS, notéesOC . VoirEssaisur les fondements de nos connaissances…, op. cit., OC , tome II, p. 184-186 ; Paris,Hachette, 1861, 2 tomes (OC, tome III, p. 174-182).

[8] Paris, Hachette, 1872, 2 tomes.[9] Paris, Hachette, 1877.

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que Kant avait institués entre le phénomène et la chose en soi. L’exemplequ’il prend de la couleur propre des objets14 est particulièrement éclai-rant. On dit de l’or qu’il est jaune ; mais le physicien constate que lateinte jaune résulte de la combinaison de rayons de lumière blancherenvoyés par toute surface métallique et de rayons pourpres qui sontdus à l’action spéci que des molécules d’or sur la lumière qui les éclaire,et il conclut que le pourpre est la couleur propre de l’or. Cette conclusionrapproche, aux yeux de Cournot, le physicien de la réalité absolue, en cequ’elle lui permet de dissocier ce qui relève d’une propriété commune àtous les métaux et ce qui appartient proprement à l’or, alors que les deuxchoses restent confondues au niveau du phénomène. Si mince soit-il,cet exemple livre deux leçons qu’il importe de tirer ici pour mesurer ladistance que Cournot prend par rapport à Kant. On remarque d’abordque le phénoménal et le nouménal sont disposés en série, et que le pro-grès consiste à se rapprocher du nouménal, selon une marche qui neparviendra sans doute jamais à son terme, mais qui ne se heurte pasà une discontinuité telle que celle que Kant avait instaurée entre lesdeux ordres qu’il distinguait. On remarque ensuite que le phénoménal,tel que Cournot le conçoit, c’est au fond le confus conformément à une

acception du terme qui renvoie plus à Leibniz qu’à Kant. Et on pourradu même coup comprendre que l’activité critique se présente toujourschez Cournot comme une activité de dissociation ou de discernement :critiquer, c’est pour lui trier, séparer, faire une part aussi exacte quepossible à chacun des éléments qui entrent dans la composition du réel.

C’est dans le même contexte qu’on peut s’expliquer l’interprétationde la statistique dans Exposition de la théorie des chances et des pro-babilités. Cette science reçoit une mission qu’on croirait réservée à laphilosophie, puisque Cournot n’hésite pas à écrire que son but est « de

pénétrer autant que possible dans la connaissance de la chose en soi15

».Quel sens donner à une formule aussi étrangère au kantisme, parcequ’elle admet à la fois une connaissance mathématique de la chose ensoi et des degrés dans cette connaissance ? Sur un petit nombre de cas,les conclusions dépendent étroitement des moyens d’observation dont ondispose et de l’équation personnelle de l’observateur : autant de causesaccidentelles qui perturbent l’observation parce qu’elles interviennent

[14]Ibid., p. 13-14.[15]Exposition de la théorie des chances et des probabilités, op. cit., OC, tome I, p. 125.

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dans la détermination de son résultat, alors qu’il ne devrait en principedépendre que de l’objet. Mais, à mesure que le nombre des observationss’accroît, l’in uence des causes accidentelles va diminuer. La multipli-cation des épreuves provoque une compensation réciproque des effetsqui ne dépendent pas de l’objet lui-même, et met en évidence ses carac-tères propres en les isolant des effets dus aux conditions de l’obser-vation. Dans tous les cas, le mouvement de la connaissance consiste,l’illusion étant écartée, à partir du phénomène pour se rapprocher dela chose en soi. Qu’on passe par des procédures expérimentales ou pardes calculs statistiques, il s’agit toujours de réussir à isoler l’objet ensoi des conditions premières dans lesquelles nous le rencontrons et quine nous le livrent que sous forme phénoménale.

Cournot n’imagine pas que nous accéderons jamais à la chose ensoi. Dans l’ordre statistique, nous ne disposerons jamais que d’unnombre limité d’observations. Dans l’ordre de la connaissance phy-sique, le progrès consistera à chercher à tout phénomène une explica-tion mécanique, mais nos efforts seront toujours bornés par l’inéluc-table relativité du mouvement. Même s’il admet ainsi que la réalité ensoi est destinée à rester hors de nos prises, en faisant d’elle l’objectif

que poursuit la connaissance scienti que, Cournot se situe hors dela conceptualité kantienne.Résumons ces ré exions en mettant en relief ce qui distingue le

niveau du phénomène et celui de la réalité absolue. L’essentiel consisteà observer que, si le phénoménal est identi é au confus, c’est parce quele phénomène, tel qu’il se donne à l’esprit dès que le niveau de la simpleillusion est dépassé, résulte de la combinaison d’éléments qui tiennentà l’objet lui-même et d’éléments qui tiennent aux circonstances danslesquelles il est perçu, et qui peuvent donc être structurels (le sujetpercevant) ou purement accidentels. Bien qu’il ne soit perçu que parun observateur placé en un lieu déterminé, l’arc-en-ciel n’est pas uneillusion, car le trajet des rayons lumineux est en lui-même indépendantde la présence de l’observateur, mais c’est un phénomène parce qu’il nese donne qu’à une rétine (facteur structurel) placée en un certain pointde l’espace (facteur accidentel). De même, Cournot analyse-t-il le travaildu physicien devant la couleur de l’or comme consistant à reconnaîtreque, si nous le percevons comme jaune du fait de la sensibilité spéci-que de la rétine humaine, cet effet résulte de la combinaison de deuxcauses objectives, dont l’une seulement est propre à l’or, l’autre jouant

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pour n’importe quelle surface métallique. Aller vers la réalité en soi,c’est se mettre en mesure de faire la part de ce qui appartient à l’objetpris en lui-même (le trajet des rayons lumineux, ou l’or comme espècesingulière dans le genre des métaux) et de ce qui appartient à d’autresobjets, c’est donc isoler, séparer, discerner conformément à l’étymologiedu mot de critique16. Mais c’est aussi s’efforcer de parvenir à une appré-hension intégrale de l’objet étudié et, je l’ai déjà rappelé, sur le plan dustrict mécanisme, l’échec est inévitable du fait de la relativité du mou-vement. Multipliant les repères, le progrès même de la connaissance del’univers nous interdit d’en assigner un comme dé nitif. L’orbite d’unsatellite est relative à la planète principale ; mais celle-ci se meut elle-même autour du Soleil, de sorte que « plus réellement » la trajectoire dusatellite résulte de la combinaison entre son mouvement autour de laplanète et celui de la planète autour du Soleil ; mais, comme le systèmesolaire lui-même se déplace, il faut tenir compte de son mouvementrelativement à certaines étoiles pour assigner « plus réellement encore17 »le mouvement du satellite étudié. C’est donc le sens cosmologique, sipuissant chez Cournot, qui lui interdit de penser que le mécanismepuisse jamais nous conduire jusqu’à la réalité absolue et qui distingue

son relativisme de celui de Kant : loin qu’il s’agisse de relativité parrapport au sujet, le mouvement de la connaissance consiste selon luià limiter la part des conditions subjectives dans la représentation del’objet pour le référer à d’autres objets dans un univers dont l’in nitédans l’espace18 ouvre toujours de nouveaux domaines. C’est de cettefaçon que le criticisme a pour Cournot partie liée avec le réalisme19.

On ne s’étonnera pas dans ces conditions de le voir s’en prendredirectement à Kant en af rmant que « si l’ordre que nous observonsdans les phénomènes n’était pas l’ordre qui s’y trouve, mais l’ordre

[16] La critique philosophique consiste à «faire la partde ce qui tient à la nature des chosesperçues et de ce qui tient à notre mode de perception » (Considérations sur la marchedes idées, op. cit., OC , tome IV, p. 297, souligné par nous).

[17] Révélatrices de la pensée de Cournot, les expressions citées sont empruntées à l’Essaisur les fondements de nos connaissances…, op. cit., OC , tome II, p. 11).

[18] Elle est afrmée avec plus de force dans leTraité de l’enchaînement des idées fonda- mentales…, op. cit.(OC , tome III, p. 181) que dans l’Essai sur les fondements de nosconnaissances…

[19] Je rejoins ici l’interprétation de la pensée de Cournot donnée par Bertrand Saint-Serndans son excellent,Cournot , Paris, Vrin, 1998, qui a pour sous-titreLe réalisme .

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qu’y mettent nos facultés, comme le voulait Kant, il n’y aurait plusde critique possible de nos facultés, et nous tomberions tous, avec cegrand logicien, dans le scepticisme spéculatif le plus absolu20 » : lapossibilité même de l’entreprise critique est ici associée au refus del’idéalisme transcendantal, et la rupture avec le kantisme est totale.C’est elle que je voudrais maintenant commenter.

2] Le logique et le rationnelLa question du rapport entre l’ordre que comporte la réalité et

l’ordre que comporte la connaissance que nous en prenons, ou, selonune expression fréquente chez Cournot, du rapport entre l’ordrerationnel et l’ordre logique, ne laisse pas de rappeler le grand théo-rème kantien sur l’accord entre les conditions de possibilité de l’objetde l’expérience et celles de l’expérience. Mais, chez Kant, la limitationaux phénomènes garantit l’accord des deux espèces de conditions. Lasuppression par Cournot de cette limitation bouleverse évidemment lastructure de la réponse et même le sens de la question, car, pour lui,les objets de l’expérience dépendent de conditions de possibilité elles-mêmes objectives21, et qui, dès lors, ne peuvent plus être rapportées

au sujet connaissant. Si l’homme ne trouve pas dans la nature unordre qu’il y a mis, le problème de la valeur objective de la connais-sance consiste à rechercher comment les énoncés de la science peuventexprimer un ordre qu’ils ne constituent pas, étant admis d’autre partqu’ils n’ont pas de garantie supranaturelle.

« Il en est de l’harmonie entre la constitution intellectuelle d’un êtreintelligent et la constitution du monde extérieur comme de toutes lesautres harmonies de la nature 22. » Le problème de la valeur objectivede la connaissance n’est pour Cournot qu’un cas particulier des ques-

tions d’harmonie et de nalité, et n’exige pas le recours à une méthodespéci que. Au philosophe qui se récrierait en mettant en avant la spé-ci cité des problèmes philosophiques par rapport aux problèmes scien-

[20]Essai sur les fondements de nos connaissances…, op. cit., OC , tome II, p. 108.[21] Voir, parmi tant d’autres, la formule suivante : « les phénomènes astronomiques,si mani-

festement indépendants des lois ou des formes de l’intelligence humaine » (ibid., p. 180,souligné par nous). Ou encore : « [Les lois des types organiques] subsistentindépen- damment de nos méthodes et de nos procédés articiels, tout comme les lois qui régissentles mouvements de la matière inerte » (ibid., p. 240, souligné par nous).

[22]Ibid., p. 87.

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ti ques, Cournot répond d’avance que, comme le savant, le politiqueou l’homme d’affaires, le philosophe ne peut raisonner qu’en évaluantdes probabilités23. Déniant à l’entendement toute vertu constitutivepar rapport à la nature, Cournot pousse assez loin le réalisme pourconsidérer que l’homme n’est qu’un produit de la nature, une espèceparmi les autres, comme il le souligne avec insistance dans le passagede l’Essai où il se tourne de la science vers la philosophie24. Le rapportau réel qui s’institue dans l’acte de connaissance n’est donc lui-mêmequ’un événement réel, qui ne relève d’aucun traitement privilégié.

C’est dans le cadre de ces présupposés que Cournot inscrit saconception de la critique. Kant assurait d’un coup la valeur objectivedes catégories en les rapportant au contenu des formes de l’intui-tion. Cournot ne dissocie pas une fois pour toutes les domaines danslesquels la connaissance est assurée de son objectivité et ceux danslesquels elle ne peut engendrer que des illusions. Son problème est demettre au point une méthode capable d’évaluer dans chaque cas leschances que possède un énoncé scienti que d’exprimer dèlement uneréalité qui le déborde. Le souci est constant chez lui de tenir comptede la spéci cité de chaque énoncé, et il se manifeste clairement dans

l’intérêt qu’il porte à la différenciation des ordres multiples en lesquelss’articule la réalité : la structure même de livres comme leTraité ouMatérialisme en est l’indice le plus net25. Mais ce souci ne l’empêchepas de penser que la constitution d’une science de la nature obéitcependant à un certain nombre de critères communs ; je vais mainte-nant tenter de les préciser.

La valeur objective de la connaissance dépendait selon Kant de l’ac-cord entre les conditions de possibilité de l’expérience et les conditionsde possibilité de l’objet de l’expérience. Ce qui fait of ce chez Cournot

de la distinction kantienne, c’est sa distinction entre le logique et lerationnel. De l’Essai à Matérialisme, cette distinction prend de plusen plus d’importance à mesure que progresse sa ré exion. « L’ordrerationnel tient aux choses, considérées en elles-mêmes : l’ordre logiquetient à la construction des propositions, aux formes et à l’ordre dulangage qui est pour nous l’instrument de la pensée et le moyen de la

[23]Ibid., p. 104.[24]Ibid., p. 97.[25] Voir sur ce point Saint-Sernin,op. cit., 1998, p. 87 et p. 172.

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manifester26. » Or, de l’indépendance reconnue du réel par rapport àl’esprit, il résulte que le rationnel et le logique ne sont pas identiques,et que le principe suprême de la connaissance ne peut recevoir chezCournot la forme que lui avait donnée Kant. En d’autres termes,l’expression d’énoncé scienti que porte en elle-même sa propre énigme,puisque le substantif y relève du logique et l’adjectif du rationnel.L’énoncé scienti que, en tant que scienti que, vise à exprimer la rai -son des choses, c’est-à-dire l’ordre dans lequel elles dépendent les unesdes autres. Mais, en tant qu’énoncé, il doit satisfaire aux conditionsgénérales que la formulation de la pensée dans le langage impose ànos représentations. Il ne peut donc se former que si l’esprit réussit àrésoudre les dif cultés qui résultent des désaccords toujours possiblesentre les conditions des objets et les exigences de notre entendement.

Le logique conserve chez Cournot son ambiguïté originelle : il par-ticipe à la fois de ce qu’il y a de strictement formel dans le fonc tion-nement de la connaissance et de la nature linguistique de ses moyensd’expression. Du premier point de vue, le logique oscille entre, aumieux, le commode et, au pire, le ctif, selon que l’entendement necherche qu’à organiser ses connaissances de la façon la plus ef cace

ou qu’il va jusqu’à accorder l’existence réelle à ce qui n’est qu’un êtrede pensée. Dans le premier cas, il recourt à l’abstraction et à la géné-ralisation qui facilitent l’inventaire et la disponibilité du savoir (delà l’intérêt de Cournot pour toutes les espèces de classi cation), maisnon son acquisition. Dans le second cas, il importe de mettre en gardecontre le danger de conférer valeur objective à des entités purementarti cielles, dont Cournot dénonce l’abus en géographie ou en méde-cine, et surtout en philosophie avec les universaux et notamment lanotion de substance27.

Si l’on en vient maintenant au second aspect du logique, c’est pourconstater que la nature propre du langage lui impose des contraintesspéci ques dans tous les sens du mot, je veux dire des contraintesbien déterminées et des contraintes propres à l’espèce humaine, quine sont pas de nature à faciliter l’entreprise de connaissance. D’unepart, en effet, le langage est affecté de discontinuité, et l’origine decette propriété est à chercher dans le caractère conventionnel des

[26]Traité de l’enchaînement des idées fondamentales…, op. cit., OC , tome III, p. 45.[27] Essai sur les fondements de nos connaissances…, op. cit., OC , tome II, p. 198-208.

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signes d’institution28. D’autre part, considéré dans son support vocal,le langage est affecté de linéarité, puisque les signes linguistiques nepeuvent se disposer qu’à la suite les uns des autres : c’est une de ses« imperfections radicales29 ». La pensée humaine s’appuie donc sur uninstrument d’une nature bien dé nie.

Or cette nature même constitue un obstacle à l’entreprise deconnaissance, car la pensée, quand elle s’applique à concevoir le réel,se trouve devant un objet qui se prête malaisément à être formulé parle langage tel qu’il se présente. Du fait de sa linéarité, le langage nousoblige à exprimer successivement des rapports que nous devrions par-fois concevoir simultanément. Du fait de sa discontinuité, d’autre part,le langage fait obstacle à l’expression des continuités du réel, et c’estlà un point fondamental pour Cournot, selon qui « par une loi généralede la nature, la continuité est la règle et la discontinuité l’exception,dans l’ordre intellectuel et moral, comme dans l’ordre physique, pourles idées comme pour les images30 » : il consacre tout un chapitre del’Essai à recenser et à classer les cas de continuité qu’il emprunte àtous les domaines, montrant par le choix même des exemples que lacontinuité ne tient pas seulement pour lui à la relation d’un objet avec

les formes de l’espace et du temps. Dès lors, c’est un des problèmesmajeurs de la théorie de la connaissance que d’expliquer commentl’esprit a pu faire pour maîtriser la continuité malgré un langagecaractérisé par la discontinuité.

Une grandeur continue est selon Cournot31 une grandeur qui tra-verse une in nité d’états intermédiaires quand elle passe d’un état àun autre, si voisin qu’on le suppose. L’humanité s’est donné les instru-ments linguistiques adaptés grâce aux trois innovations capitales quesont l’invention de la numération décimale, la théorie des courbes deDescartes et l’algorithme in nitésimal de Leibniz. Elle dispose ainside trois moyens de plus en plus puissants pour exprimer des rapportsmathématiques régis par la loi de continuité. Ce sont tous les troisdes langages, mais des langages capables, grâce à leurs règles syn-taxiques, de vaincre l’obstacle que la continuité forme pour le langage

[28]Ibid., p. 255.[29]Ibid., p. 293.[30]Ibid., p. 243.[31]Ibid., p. 230.

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interdits kantiens, il parie sur l’élargissement de la connaissance dansl’espace (au-delà du système solaire, avec l’astronomie stellaire) et dansle temps (avec les recherches sur l’origine). Son univers a perdu tousles caractères du cosmos : dépourvu de toute borne concevable, privéde centre, ne comptant le système solaire que pour une des îles36 quile constituent, il est à la fois ouvert et déchiré. Il ne se présente pluscomme un ensemble de substances qui se déterminent réciproquementleurs accidents du fait de leur solidarité, mais il laisse place au jeu d’unprincipe d’indépendance lié aux discontinuités réelles qu’on observe enlui. C’est pourquoi Cournot af rme que les deux idées de solidarité etd’indépendance « sont d’une continuelle application dans la philosophiemathématique, dans la philosophie naturelle et dans toute philoso-phie37 ». Dans la philosophie mathématique parce que l’une débouchesur l’idée de fonction et l’autre sur l’idée de probabilité ; dans la philo-sophie naturelle parce que la connaissance de l’univers a affaire à desphénomènes qui se constituent en séries solidaires et à d’autres quiappartiennent à des séries indépendantes. Mais pourquoi ces deux idéesse voient-elles reconnaître un rôle principiel dans toute philosophie ?

3] La connaissance et le réelJe répondrai à cette question en revenant à l’épistémologie pro-prement dite de Cournot. Dans des termes contemporains, on pour-rait dire qu’il n’est ni du côté des tenants d’une logique inductive nidu côté des partisans du réfutationnisme. Il n’est pas du second côtéparce qu’il croit que la connaissance du réel repose sur l’induction ;il n’est pas du premier côté parce qu’il croit que l’induction ne peutpas faire l’objet d’une démarche formalisable. Reprenons tour à tourchacun de ces points.

Quand un énoncé scienti que prétend donner la loi à laquelle estsoumise une catégorie de phénomènes naturels, il se présente sousune forme universelle alors qu’il n’a pu être véri é expérimentalementque dans un nombre très limité de circonstances. Sa valeur reposetout entière sur une démarche inductive, mais comment se justi e une

[36] « Notre système solaire n’est qu’un atome ; les soleils et les mondes se groupent commdes îles et des archipels dans un océan sans rivages » (Traité de l’enchaînement des idéesfondamentales…, op. cit., OC , tome III, p. 181).

[37] Ibid., p. 54-55.

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telle induction ? Elle ne saurait reposer sur la croyance à l’uniformitédu cours de la nature, car cette croyance demande elle-même à être justi ée par une théorie des phénomènes ou par une autre induction.Elle ne peut non plus reposer sur un raisonnement formel à cause dela faiblesse de ce dernier : fondé sur le principe d’identité, il ne peutpas s’appliquer là où il s’agit d’apprécier la possibilité d’étendre laconnaissance. Par sa forme même, le problème de l’induction appelleun traitement probabiliste, seul selon Cournot à pouvoir le résoudre.

On ne comprendra bien ce point, essentiel à la démarche deCournot, qu’en revenant aux caractéristiques que présente selon luil’énoncé d’une loi de la nature. Ces caractéristiques se ramènent àdeux, la simplicité et l’extension la plus grande possible. Tout d’abord,relativement aux phénomènes sur lesquels elle porte, la loi se pré-sente comme simple. Il est certes fâcheux que Cournot ne se soit pasexpliqué davantage sur ce qu’il entend par le mot de simplicité. Ilestime en tout cas qu’elle ne se dé nit pas seulement par l’emploi d’unpetit nombre de symboles, symboles d’objets ou symboles d’opérations,puisque, comme il le reconnaît lui-même, nous « surprenons » souvent« la nature à suivre une marche qui ne nous paraît pas la plus simple

de toutes38

». La simplicité dont il s’agit ici ne tient pas seulement auxapparences de la formulation, mais à un critère plus profond : ce quifait qu’une loi, même d’apparence compliquée, est simple, c’est que,comme on l’a vu plus haut et comme l’exige le sens de l’acte critique,elle résulte toujours d’un effort pour ne retenir dans le phénomèneque ce qui relève de l’objet en lui-même, en le séparant de ce qui relèvedes conditions de son observation.

Mais, précise le texte qui vient d’être cité, pour qu’une hypothèsesoit préférée à une autre, « il ne suf t pas qu’[elle] ait plus de simpli-

cité », et c’est ce qui exige que les lois de la nature aient la secondecaractéristique annoncée plus haut. L’hypothèse qu’on teste a en effetété élaborée à partir d’un nombre limité d’observations. Si les obser-vations ultérieures se révèlent conformes à l’hypothèse, s’il n’est pasindispensable de la compliquer ou de la modi er pour rendre comptedes nouvelles observations, si les prévisions faites sur les conséquencesde l’hypothèse sont con rmées par l’expérience, la probabilité de l’hy-pothèse s’accroît jusqu’à ne plus laisser place au moindre doute. Par

[38]Considérations sur la marche des idées…, op. cit., OC , tome IV, p. 100.

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exemple, la découverte récente (1846) de la planète Neptune vient àla fois aux yeux de Cournot con rmer la théorie newtonienne de lagravitation universelle et ébranler sa con ance dans la loi de Bode,l’orbite de Neptune n’étant pas aussi distante de celle d’Uranus qu’ill’aurait fallu selon elle39.

Il reste alors à comprendre pourquoi une loi qui présente ces deuxcaractères se voit reconnaître une valeur objective. C’est précisémenten ce point que le calcul des probabilités fournit à Cournot une matricede raisonnement philosophique. L’élaboration d’une loi qui rende compted’une série de valeurs données par l’observation est pour lui assimilableà la détermination de l’équation d’une courbe à laquelle on impose lacondition de passer par une série de points déterminés à l’avance. Or ilexiste mathématiquement une in nité de courbes qui satisfont à cettecondition. S’il se trouve que celle que nous avons construite obéit à uneéquation dont la simplicité nous frappe, il nous répugne d’admettre, enl’absence de tout autre indice, qu’elle n’est pas véritablement la courbequi relie les points en question, car il faudrait alors penser que leur col-lecte au cours de l’observation était le produit du seul hasard, qui nousaurait fait précisément tomber sur les quelques points qui se rangentsur cette courbe parmi une in nité de points possibles. À un hasard dece genre, Cournot applique à plusieurs reprises le quali catif de pro-digieux, pour signi er que nous ne saurions nous reposer sur lui pourexpliquer l’accord de notre hypothèse et de la réalité. Nous serions eneffet dans la situation suivante : la loi véritable du phénomène étudiéserait plus compliquée que celle que nous avons élaborée ; mais cepen-dant, la combinaison de cette loi avec celles de notre intelligence – cesidées fondamentales qu’étudie leTraité – et son expression dans un lan-gage qui n’est pas la copie dèle de la réalité réussiraient à produire une

représentation simple de la réalité, alors qu’on devrait plutôt s’attendre,comme dit l’Essai40, à « un surcroît de complexité et de confusion ».Dans cette situation, il est plus raisonnable d’admettre que la

loi simple possède une valeur objective. Ce n’est certes pas là une

[39] VoirEssai sur les fondements de nos connaissances…, op. cit., OC , tome II, p. 49-51et p. 53. Johann Bode se proposait d’exprimer par une formule mathématique la progression des distances séparant l’une de l’autre les orbites de deux planètes à mesurequ’on s’éloigne du Soleil. DansMatérialisme, vitalisme, rationalisme , op. cit., OC , tome V,p. 189, Cournot raye cette prétendue loi de la science.

[40] Essai sur les fondements de nos connaissances…, op. cit., OC , tome II, p. 478.

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Jean-Claude Pariente • Criticisme et réalisme chez Augustin Cournot

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démonstration formelle, et, Cournot est le premier à le reconnaître,on ne réduirait pas à l’absurde le sophiste41 qui soutiendrait que l’ac-cord de notre hypothèse et des données observées est dû au hasard.L’af rmation de la valeur objective d’une telle loi résulte de l’esti-mation d’une probabilité, qui peut être plus ou moins grande. Maiselle ne résulte pas pour autant d’un calcul mathématique ; nous nesaurions calculer la valeur de ce genre de probabilité42, ni à titre deprobabilité objective ni même à titre de probabilité subjective ; de cepoint de vue, la probabilité philosophique ne se prête chez Cournot àaucune espèce de calcul, non parce qu’il s’agit d’une forme subjectivede probabilité, mais parce que les objets sur lesquels elle porte nepeuvent pas donner lieu à un dénombrement.

Ni objective, ni numérique, la probabilité philosophique représentecependant la forme la plus délicate de l’exercice de la raison. Elle « serattache, comme la probabilité mathématique, à la notion du hasardet de l’indépendance des causes43 ». Pour Cournot, comme on sait,l’événement fortuit est celui qui est produit par la rencontre de sériescausales indépendantes. Dans l’exemple précédent, supposons que j’aieévalué les coordonnées de dix des points que traverse un mobile dans

son déplacement, et que j’en aie induit que sa trajectoire était circu-laire. Se peut-il, en l’absence de tout autre indice, qu’elle soit en réalitéelliptique ? La série causale qui détermine effectivement sa trajectoireest une chose ; la série causale au terme de laquelle j’ai effectué mesdix mesures en est une autre, qui est totalement indépendante de laprécédente. Si la véritable trajectoire était elliptique, il faudrait quela rencontre de ces deux séries m’eût pourtant fait tomber sur unensemble de valeurs qui pouvaient donner lieu à l’hypothèse que la tra- jectoire du mobile est circulaire. C’est là le type même du hasard que

Cournot considère comme prodigieux, celui auquel il refuse de croire.Il en va ici du physicien comme de l’essayeur deMatérialisme44 : s’il

[41] Le mot de sophiste a pour Cournot un sens technique : le sophiste est celui qui admque peut se produire un événement dont la probabilité mathématique est inniment petiChez Cournot un tel événement est réputé physiquement impossible, et son contraire ephysiquement certain : voir sur ce point et sur l’appel aux probabilités, l’ouvrage de ThieMartin,Probabilités et critique philosophique selon Cournot , Paris, Vrin, 1996.

[42]Essai sur les fondements de nos connaissances…, op. cit., OC , tome II, p. 47.[43] Ibid., p. 62.[44]Matérialisme, vitalisme, rationalisme , op. cit., OC , tome V, p. 187.

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doit contrôler la fabrication de quelques milliers de pièces de monnaie,il en prend dix au hasard, et, s’il trouve ces dix pièces conformes auxconditions légales, il admet qu’elles le sont toutes, car le hasard ne leferait pas tomber dix fois de suite sur des pièces correctes dans unensemble de plusieurs milliers de fausses pièces – et encore l’essayeurn’a-t-il pas affaire à une in nité de pièces.

On voit alors pourquoi Cournot considère que l’idée d’indépendanceest aussi fondamentale pour la philosophie que l’idée de solidarité.S’il n’y avait pas dans le monde de séries indépendantes, les idées dehasard et de probabilité seraient dépourvues de valeur objective etnous n’aurions aucun moyen de nous assurer de la prise, théoriqueou pratique, de l’esprit sur le réel. Si l’univers de Cournot était celuide Kant dans lequel non datur hiatus, non datur saltus, non daturcasus45, nous ne pourrions pas faire con ance au raisonnement proba-bilitaire. Mais cet univers comprend des séries solidaires et des sériesindépendantes, et il se prête par là et à la science et à la philosophie.

En introduisant des régularités dans la représentation de l’univers,la science assigne un ordre à la façon dont les phénomènes dépendentles uns des autres. Le problème de la connaissance consiste pour

Cournot à se demander si et pourquoi il y a accord entre l’ordre quedétermine la science et celui qui est immanent au réel. Rien ne seraitplus simple à concevoir si l’homme avait accès à l’ordre du réel parune autre voie que par la science : il suf rait de comparer cet ordreavec celui que la science nous propose pour constater leur accord ouleur désaccord. Mais Cournot a bien conscience que nous serions alorsrenvoyés à l’in ni46. C’est de l’intérieur même de la connaissance quedoit être réglé le problème de son rapport au réel. On sait seulement – le réalisme – que le réel est indépendant des représentations et quela science met en elles un ordre simple. Il s’agit d’établir que cet ordrene peut pas ne pas être dans une certaine mesure conforme à celui duréel, et cela en posant la question de l’origine du seul ordre connu denous, celui des représentations. Il apparaît alors que, cet ordre résul-tant – toujours le réalisme – de l’ajustement de l’esprit au réel, « s’iln’y avait pas harmonie entre l’ordre de réception par nos facultés et

[45] Je laisse lefatum de côté ; voir Emmanuel Kant,Critique de la raison pure , 1781, Ak.A 229.

[46]Essai sur les fondements de nos connaissances…, op. cit., OC , tome II, p. 108.

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Jean-Claude Pariente • Criticisme et réalisme chez Augustin Cournot

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l’ordre inhérent aux objets représentés, il ne pourrait arriver que parun hasard in niment peu probable que ces deux ordres s’ajustassentde manière à produire un ordre simple ou un enchaînement régulierdans le système des représentations47 ». L’ordre que la science metdans les représentations qu’elle nous donne du réel serait inexplicablesi ces représentations étaient dépourvues de toute valeur objective,c’est-à-dire si la réalité venait sans cesse les contredire. Réalisme etprobabilité donnent naissance à une critique qui, à la différence decelle de Kant, reçoit une fonction positive. Être naturel, et non passujet transcendantal, « l’homme, après tout, fait lui-même partie dumonde, et la véracité de ses facultés n’est, à certains égards, qu’unesuite de cette même nécessité qui produit l’harmonie du monde et quiforce la nature à se mettre d’accord avec elle-même48 », comme l’annon-çait l’épigraphe de l’Essai sur les fondements de nos connaissances etsur les caractères de la critique philosophique.

[47]Ibid., p. 108.[48]Ibid., p. 479.

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Les ré exions méthodologiquesde Claude Bernard : structure, contexte, orig

Jean GAYON1

En dépit de son titre, l’Introduction à l’étude de la médecine expé-rimentale2 de Claude Bernard ne se contente pas de présenter

la méthode appropriée à la médecine et à la physiologie. L’auteury développe des conceptions générales de philosophie des sciences.Certains commentateurs3 ont affirmé que ces conceptions ne se

comprennent qu’à la lumière de la démarche physiologique de ClaudeBernard. Notre interprétation, plus nuancée, tient en deux proposi-tions. D’une part, la plupart des thèses méthodologiques généralesde Claude Bernard, bien qu’elles soient illustrées par des exemplesempruntés à la physiologie, ne lui sont pas intrinsèquement liées, etméritent d’être comprises à la lumière de débats qui se sont produitsdans l’environnement intellectuel de Bernard – un environnementqui n’était pas seulement fait de médecins et de biologistes. D’autrepart, il existe un concept bernardien qui échappe à ce genre d’ana-

lyse, celui de « déterminisme ». Bien que l’auteur de l’Introductionle présente comme un principe méthodologique ultime des sciencesexpérimentales, le déterminisme de Claude Bernard est étroitement

[1] Université Paris I-Panthéon-Sorbonne et Institut d’histoire et de philosophie des sciencdes techniques (IHPST, CNRS/Paris I/ENS).

[2] Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1865.[3] Georges Canguilhem, « Théorie et technique de l’expérimentation chez Claude Bernard

in Canguilhem,Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968,p. 143-155 ; Mirko D. Grmek, Raisonnement expérimental et recherches toxicologiqueschez Claude Bernard , Genève-Paris, Librairie Droz, 1973.

[Chapitre 10]

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lié à sa représentation et à sa pratique de la physiologie. L’objet decette communication est de formuler quelques arguments en faveurde ces deux propositions.

Considérons d’abord les conceptions méthodologiques sans tropnous soucier du « déterminisme ». Nous les envisagerons sous deuxangles, celui du schéma du « raisonnement expérimental » et celui del’architectonique d’ensemble de la philosophie scienti que de Bernard.

La partie la plus fameuse du dispositif épistémologique bernar-dien consiste assurément dans le schéma expérimental. C’est aussi lapièce la moins originale, car elle est presque entièrement empruntéeà un collègue chimiste que Bernard connaissait bien (voirinfra). PourBernard, la méthode expérimentale consiste en un raisonnement,dans lequel une hypothèse est encadrée par deux faits : un « fait-observation » qui sert de « point de départ » et un « fait-expérience »qui « sert de conclusion ou de contrôle4 ». L’hypothèse elle-même n’estpas induite de l’observation, c’est une supposition causale hasardéepar l’esprit5. Lorsqu’elle est véri ée par l’expérience, elle devient unethéorie : « L’hypothèse expérimentale n’est que l’idée scienti que, pré-conçue ou anticipée. La théorie n’est que l’idée scienti que contrôlée

par l’expérience6

. » Bernard quali e ce principe de véri cation comme« critérium de la méthode expérimentale7 », ou plus simplement « crité-rium expérimental8 » ou « critérium des faits9 ». L’ensemble du raison-nement expérimental, dans les termes de Bernard, transforme une« conceptiona priori » en une « interprétationa posteriori » :

La méthode expérimentale a pour objet de transformer cette concep-tion a priori , fondée sur une intuition ou un sentiment vague des choses,en une interprétationa posteriori établie sur l’étude expérimentale des

[4]Introduction à l’étude de la médecine expérimentale , op. cit., p. 24-25.[5] Du point de vue de son origine, l’hypothèse est une « idée […] préconçue ou anticipée

(ibid., p. 47) ou «a priori » (ibid., p. 49) ; Bernard la nomme aussi « intuition » et la fait naîtredu « sentiment », non de la « raison » (ibid., p. 50). La critique de l’induction est développéeen I, II, § 5. Quant au caractère causal des hypothèses, c’est une tendance irrépressible del’esprit humain : « L’esprit de l’homme ne peut concevoir un effet sans cause, de telle soque la vue d’un phénomène éveille toujours en lui une idée de causalité » (ibid., p. 58).

[6]Ibid., p. 47.[7]Ibid., p. 21, p. 24, p. 43.[8]Ibid., p. 49, p. 92.[9]Ibid., p. 77.

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Bernard, la méthode expérimentale repose sur un raisonnement ausens fort – une « déduction16 ». En second lieu, Bernard, de nouveaucontre Comte, plaide pour une réhabilitation de la notion de cause17. Ilest convaincu que les sciences d’expérimentation ne se contentent pasde découvrir des lois et qu’elles mettent au jour la cause prochaine (ou« déterminisme ») des faits, c’est-à-dire la condition sur laquelle l’expé-rimentateur peut agir pour les « modi er ». Le « cours de physiologiegénérale » de 1864 disait déjà les choses sans détour :

Dans une science d’observation, on passe en revue, on étudie, onobserve les phénomènes […] et l’on raisonne ensuite sur eux pourdécouvrir les lois qui les gouvernent. La science expérimentale fait toutcela ; mais elle fait encore autre chose : après avoir déterminé ces loispermanentes qui régissent les faits transitoires, elle agit sous l’empiredes lois pour modier ces faits eux-mêmes ou en produire d’autres…18

Or la plupart de ces idées se trouvaient déjà chez Michel-EugèneChevreul (1783-1889). Chimiste, image vivante du Muséum natio-nal d’histoire naturelle, où sa carrière a duré quatre-vingt-six ans(de 1803 à 1889), Chevreul a pendant cinquante ans publié de nom-breux textes sur la méthode scienti que. Chevreul avait coutume

[16]Introduction à l’étude de la médecine expérimentale , op. cit., p. 77-85.[17] Dans l’Introduction (1865), cette réhabilitation se fait au nom du « déterminisme » : la

science expérimentale a pour but de rechercher le « déterminisme ou cause prochainedes phénomènes ». Mais la révolte contre Comte est plus franche dans les manuscrits nopubliés. « Il faut d’abord observer un phénomène, puis quand on l’a observé, on fait dehypothèses sur la cause ; alors il faut décomposer en éléments, d’où expérience » (Cahiersde notes 1850-1860 , manuscrits présentés et commentés par Mirko D. Grmek, Paris,Gallimard, 1969, p. 64). Dans le manuscritPhilosophie , rédigé vraisemblablement peuaprès l’Introduction, les notes sur leCours de philosophie positive de Comte sont parfaite-ment explicites : « L’erreur de Comte en cette affaire est de croire qu’il y a quelque chosepositif . Il croit la métaphysique en admettant des généralités philosophiques qu’il appellepositives. Pas du tout. Toutes les théories scientiques sont des abstractions métaphysiquLes faits eux-mêmes ne sont que des abstractions. […] On dit que la science chasse lrecherche des causes. Pas du tout. Le savant recherche toujours les causes premières et lcauses nales. Seulement, il sait qu’il faut passer par une innité de causes prochainesmais il n’en poursuit pas moins les causes, et allant de proche en proche, il ne s’arrêterque quand il aura la cause première […]. Mais alors ce sera la n du monde […]. Quandl’homme saura tout, il sera anéanti » (Philosophie , manuscrit inédit, publié et présenté par Jacques Chevalier, Paris, Boivin, 1937, p. 32-37, souligné par l’auteur).

[18] Claude Bernard, « Physiologie générale. Cours du Collège de France 1864-1865,Discours d’ouverture de décembre 1864 »,Revue des Cours Scientiques, 71, vol. 2,1864-1865, 1865, p. 69-75 : 71, souligné par l’auteur.

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Chevreul soutenait qu’il existe une « méthodea posteriori expé-rimentale », qui consiste à formuler «a priori » des « hypothèses » ou« suppositions » et à les transformer en connaissances «a posteriori » par une « véri cation ». Il estimait aussi que les hypothèses étaient desconjectures sur la « cause immédiate » des phénomènes. D’innombrablescitations pourraient ici servir. Contentons-nous d’une, sans doute laplus célèbre, empruntée aux Lettres à M. Vuillemain. L’ampleur desconvergences de vocabulaire avec Claude Bernard est impressionnante :

Préoccupé de la nécessité d’un critérium pour reconnaître la véritédans mes recherches du ressort du groupe des sciences d’observa-

tion, de raisonnement et d’expérience, je suis arrivé à résumer mesconclusions en ces termes. Un phénomène frappe vos sens ; vousl’observez avec l’intention d’en découvrir la cause, et pour cela vousen supposez une dont vous cherchez la vérication en instituant uneexpérience […]. Une expérience ou plutôt des expériences ne vérientune hypothèse qu’autant qu’on les a soumises à une série de contre-épreuves expérimentales propres à en montrer l’exactitude […]. Ceraisonnement constitue laméthode que j’appelleexpérimentale , parcequ’en dénitive l’expérience est le contrôle, le critérium de l’exactitudedu raisonnement dans la recherche des causes ou de la vérité24.

Une autre ressemblance frappe le lecteur. Chevreul aimait à décla-rer que, considérée comme une forme de raisonnement, la méthodeexpérimentale n’était pas spéci que aux sciences qui expérimentent :

La méthode expérimentale n’est pas applicable seulement auxsciencesd’observation, de raisonnement et d’expérience , comme la Physiqueet la Chimie, elle l’est encore auxsciences d’observation et de raison- nement , comme la Botanique, la Zoologie, etc.25

Ces ressemblances, et d’autres sur lesquelles nous reviendrons plus

loin, ne sont pas accidentelles. Dans le chapitre de l’Introduction,Chevreul est le seul savant évoqué par Bernard pour ses ré exionssur « la philosophie des sciences expérimentales26 ». Chevreul étaitla gure la plus in uente en chimie organique en France à l’époqueet comptait vraisemblablement à ce titre comme l’un des savantsmajeurs du siècle pour Claude Bernard. Il dirigeait le Muséum natio-

[24] Chevreul,Lettres adressées à M. Vuillemain…, op. cit., p. 27-29, souligné par l’auteur.[25] Chevreul,De la baguette divinatoire…, op. cit., p. 14, souligné par l’auteur.[26]Introduction à l’étude de la médecine expérimentale , op. cit., p. 9.

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nal d’histoire naturelle, où Claude Bernard fut élu comme professeurde physiologie générale en 1868. Les deux hommes aimaient à parlerensemble, et se sont cités l’un l’autre avec éloge, précisément sur leterrain de la méthode scienti que. Il est donc hautement probable quedans ses ré exions de philosophie des sciences, Bernard soit parti deChevreul. Le célèbre schéma du « raisonnement expérimental » estmanifestement un emprunt fait à celui-ci.

Examinons maintenant de manière synoptique les thèses de phi-losophie scienti que soutenues par Bernard dans l’Introduction. Lelivre s’ouvre par des généralités sur le raisonnement expérimental (1re partie), se poursuit par des considérations sur les problèmes soulevéspar l’expérimentation chez les êtres vivants (2e partie) et s’achève pardes « applications de la méthode expérimentale » à la physiologie et à lamédecine (3e partie). Ce plan a fait dire à Georges Canguilhem, repre-nant en l’occurrence une suggestion d’Henri Bergson, qu’il faudraitlire l’ouvrage de manière rétrograde27. C’est, en effet, dans les décou-vertes physiologiques décrites dans la troisième partie qu’il faudraitchercher la clef des thèses générales défendues dans la première. Nouspensons aussi qu’il faut lire la première partie de l’Introduction à la

lumière de la dernière, mais pour une autre raison. Ce n’est en effetqu’à l’occasion des seize fameux « exemples » terminaux28 que Bernardformule avec clarté une distinction importante entre deux catégories deproblèmes : ceux qui relèvent de « l’investigation expérimentale » (exa-minés au chapitre I de la troisième partie), et ceux qui appartiennentà la « critique expérimentale » (chapitre II). Cette distinction est prochede celle, assez commune dans les écrits de philosophie des sciences duXIXe siècle, entre « histoire » et « critique ». On la trouve, par exemple,chez William Whewell29, que Bernard ne semble pas connaître, mais

aussi chez Chevreul30

. Elle fait aussi penser à celle, ultérieure, faitepar Hans Reichenbach, entre « contexte de découverte » et « contexte de

[27] Henri Bergson, « La philosophie de Claude Bernard. Discours prononcé à la cérémnie du Centenaire de Claude Bernard au Collège de France, le 30 décembre 1913 »[1913],La Pensée et le mouvant [1934], inŒuvres, Paris, PUF, 1963, p. 228-239 ;Canguilhem, « Théorie et technique de l’expérimentation chez Claude Bernard »,op. cit.

[28]Introduction à l’étude de la médecine expérimentale , op. cit., p. 267-332.[29] William Whewell,On the Philosophy of Discovery, Chapters Historical and Critical ,

Londres, J.W. Parker, 1860.[30] Chevreul,De la baguette divinatoire…, op. cit.

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justi cation » des théories scienti ques 31. L’intérêt de la distinction ber-nardienne entre « investigation » et « critique » est que ces deux conceptsportent tous les deux simultanément sur les faits et les théories. Faitset théories font l’objet d’une « investigation » ou « recherche » ; faits etthéories requièrent une « critique ». En se fondant sur cette dichoto-mie, il est possible de classer les thèses épistémologiques générales deBernard de manière plus systématique que ne laisse présager la pre-mière partie de l’Introduction, structurée par l’opposition plus banaleentre « faits » et « théories »32. Nous n’entrerons pas ici dans le détail desthèses, et ne nous préoccuperons que de l’effet synoptique.

En matière d’investigation, il y a selon Bernard une intricationétroite du fait et de l’idée (ou hypothèse) : « Quand on quali e un faitnouveau de découverte, ce n’est pas le fait lui-même qui constitue ladécouverte, mais bien l’idée qui en dérive33. » C’est pourquoi, bien queBernard parle souvent de l’investigation des faits, la question qui l’in-téresse est celle des conditions propres à faire surgir des hypothèses.En toute rigueur, pour Bernard, « il ne saurait y avoir de méthode pourfaire des découvertes34 ». Toutefois, le savant formule un ensemble dedevises heuristiques. Toutes ont un point commun : elles privilégientle rôle de l’acte de raisonner comme facteur décisif de l’invention deshypothèses ; Bernard n’a de cesse de discréditer l’induction, au sensd’une procédure qui permettrait de passer directement du (ou des)fait(s) à la loi :

Je pense qu’il n’y a pour l’esprit qu’une seule manière de raisonner,comme il n’y a pour le corps qu’une seule manière de marcher […].Quand nous croyons aller d’un cas particulier à un principe, c’est-à-dire induire, nous déduisons réellement ; seulement l’expérimentateur se

[31] Hans Reichenbach,Die Induction als Methode der wissehnchaftlichen Erkentnis. Actesdu Congrès international de philosophie scientique de 1935 , Paris, Hermann, 1936(trad. fr. partiellein Robert Blanché,La Méthode expérimentale et la philosophie de laphysique , Paris, Armand Colin, 1969, p. 348-351).

[32] En toute rigueur, une lecture attentive de la première partie de l’Introduction permetreconnaître la distinction entre problèmes d’investigation et de critique. Mais à ce stade dla rédaction, Bernard n’a pas encore arrêté son vocabulaire. Le premier chapitre donneraà penser que l’investigation n’est que « l’investigation des faits », et la critique, « critiquethéories ». Le deuxième chapitre, réticent à l’égard de la notion de « fait brut », est mieen accord avec l’idée que faits et théories requièrent les uns et les autres une critique.

[33]Introduction à l’étude de la médecine expérimentale , op. cit., p. 93, souligné par l’auteur.[34]Ibid., p. 61-62.

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dirige d’après un principe supposé ou provisoire qu’il modie à chaqueinstant […]. Dans les sciences expérimentales, notre principe doit tou-jours demeurer provisoire, parce que nous n’avons jamais la certitudequ’il ne renferme que les faits et les conditions que nous connaissons.En un mot nous déduisons toujours par hypothèse, jusqu’à véricationexpérimentale […]. On pourra, si l’on veut, appeler le raisonnementdubitatif de l’expérimentateur, l’induction, et le raisonnement afrmatifdu mathématicien, ladéduction; mais ce sera là une distinction quiportera sur la certitude ou l’incertitude du point de départ du raisonne-ment, mais non sur la manière dont on raisonne35.

Bernard distingue en réalité deux cas : celui où les recherches ont

pour point de départ une observation et celui où elles sont suscitéespar une théorie existante36. Dans le détail, la ré exion est parfois labo-rieuse, mais l’intention générale est claire. Dans le cas des recherchessuscitées par les observations, le physiologiste insiste sur la féconditédes observations fortuites : elles suscitent un « raisonnement instinc-tif », c’est-à-dire la formulation d’une hypothèse susceptible d’expli-quer le fait par une sorte de rétrodiction. Dans ses exemples, Bernardn’évite pas le sophisme37, mais la thèse du primat du raisonnement

[35]Ibid., p. 83-85, souligné par l’auteur.[36]Ibid., III, chapitre I.[37] L’exemple de la découverte du régime physiologique carnivore des lapins à jeun es

caractéristique. Bernard présente ainsi le « syllogisme » instinctif qui l’aurait condul’hypothèse : « L’idée expérimentale a consisté dans le rapprochement que mon espritfait spontanément entre l’acidité de l’urine chez le lapin [à jeun] et l’état d’abstinencque je considérai comme une vraie alimentation de carnassier. Le raisonnement inductque j’ai fait implicitement est le syllogisme suivant : les urines des carnivores sont acidor, les lapins que j’ai sous les yeux ont les urines acides ; donc ils sont carnivores, c’est-dire à jeun. C’est ce qu’il fallait établir par l’expérience » (ibid., p. 268). Le « syllogisme »construit par Bernard est manifestement invalide, mais il ne semble pas s’en apercevoEn fait, le point important pour lui est de faire valoir l’importance du raisonnement dédujusque dans le processus psychologique de genèse de l’hypothèse. On notera d’ailleursque, de son aveu propre, le syllogisme menant à la découverte ne suft pas à établirl’hypothèse, puisqu’il ajoute immédiatement après l’énoncé de la conclusion : « c’est qu’il fallait établir par l’expérience ». Dans la suite du texte intervient un autre raisonnemqui consiste à déduire de l’hypothèse une conséquence expérimentalement contrôlable (l’urine acide d’un lapin à jeun indique un régime carnivore, alors l’urine d’un lapin nouavec de la viande devrait aussi être acide). Le « raisonnement » intervient donc à la fodans l’idéogenèse et dans la justication de l’hypothèse. L’on remarquera que du seconpoint de vue, Bernard commet aussi, sans s’en apercevoir, et comme la plupart de sescontemporains, un sophisme : la vérité du conséquent (la proposition testable déduite dl’hypothèse) ne prouve pas la vérité de l’antécédent (l’hypothèse).

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De là aussi résulte ce que l’on a appelé le « faillibilisme » de ClaudeBernard43. Il est vrai que ce terme n’a été inventé que plus tard, parle philosophe américain Charles Sanders Peirce. Toutefois, Bernarddéclare que les « vérités » des sciences expérimentales, à la différencede celles des mathématiques, sont toujours « relatives44 ».

Les théories ne sont que des hypothèses vériées par un nombre plusou moins considérable de faits ; celles qui sont vériées par le plusgrand nombre de faits sont les meilleures ; mais encore ne sont-ellesjamais dénitives et ne doit-on jamais y croire de manière absolue45.

Bernard va même plus loin : « Toutes [les] théories sont fausses

absolument parlant46

. »En troisième lieu, Bernard a une conception non cumulative etdiscontinuiste du progrès de la connaissance scienti que :

Les vérités mathématiques étant immuables et absolues, la science s’ac-croît par juxtaposition simple et successive de toutes les vérités acquises.Dans les sciences expérimentales, au contraire, les vérités n’étant querelatives, la science ne peut avancer que par révolution et par absorp-tion de vérités anciennes dans une forme scientique nouvelle47.

En n, Bernard a une conception instrumentaliste du statut cognitifdes théories scienti ques. Le physiologiste – écrit-il – « doit […] avoirpeu de con ance dans la valeur réelle [des] théories, mais pourtants’en servir comme d’instruments intellectuels nécessaires à l’évolutionde la science et propres à lui faire découvrir des faits nouveaux48 ».

À la critique des théories, qui est une critique par les faits, Bernardajoute une critique des faits, qui est la clef de voûte de sa philosophiescienti que. Rien ne lui est en effet plus étranger que l’idée selonlaquelle les faits seraient l’objet d’un simple constat ou – comme Pierre

Duhem l’a af rmé à tort du physiologiste – l’objet d’une « descriptionbrute 49 ». Les faits, autant que les théories, doivent être soumis au

[43] Grmek, Raisonnement expérimental et recherches toxicologiques chez Claude Bernard,op. cit., p. 33-34.

[44]Introduction à l’étude de la médecine expérimentale , op. cit., p. 72.[45]Ibid., p. 290.[46]Ibid., p. 63.[47]Ibid., p. 72.[48]Ibid., p. 300.[49] Pierre Duhem,La Théorie physique [2e éd., 1914], Paris, Vrin, 1981, p. 276. Duhem

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« doute », c’est-à-dire à une évaluation critique dont le principe est ledéterminisme. Dans un des derniers chapitres de l’Introduction (par-tie III, chapitre II ), l’auteur construit une opposition entre « fait brut »et « fait scienti que » (ou « rationnel »). Un fait « scienti que » est un faitqui ne viole par le principe du déterminisme. Ce qui veut dire en pre-mier lieu que l’on n’admettra pas que deux faits puissent être contra-dictoires, c’est-à-dire non reproductibles : il n’y a que des faits dontles conditions sont différentes50. De même, l’on n’admettra pas de faitdont les conditions ne soient pas déterminées : « Toutes les expériencessont bonnes dans le déterminisme de leurs conditions respectives51. »Plusieurs exemples développés par le physiologiste montrent ce qu’ilentend par là : un « fait déterminé » est un fait dont nous sommes enmesure d’isoler une condition nécessaire52. Ceci revient à dire qu’unfait n’est scienti que que lorsque nous connaissons le déterminismedu phénomène qu’il décrit : un fait est toujours un « rapport ». De làune formule qui coupe court à toute interprétation de Bernard commeayant foi dans les « faits bruts » : « Ce n’est point le fait lui-même quidonne la preuve, mais seulement le rapport rationnel qu’il établit entrele phénomène et sa cause53. »

En réalité, Bernard est convaincu que la notion de « fait brut » estune ction. Il n’existe pas de fait dégagé de toute interprétation ; lesfaits des sciences expérimentales, qu’on le veuille ou non, ont tou- jours la structure d’une proposition causale. Il s’agit là pour Bernardd’une donnée psychologique élémentaire : « La vue d’un phénomèneéveille toujours une idée de causalité54. » Sur ce point, une fois encore,Bernard s’est très probablement inspiré de Chevreul, qui aimait àdire que « les faits sont des abstractions » : « Une propriété que nousétudions à l’exclusion des autres est uneabstraction , et celle-ci, une

fois parfaitement dé nie, devient une vérité , un fait précis55

. » Cette

s’appuie sur un passage de la première partie de l’Introduction, où Bernard dit que lesavant « doit effacer son opinion aussi bien que celle des autres devant les décisions del’expérience » (p.68).

[50]Introduction à l’étude de la médecine expérimentale , op. cit., p. 304-305.[51]Ibid., p. 311, p. 313-317.[52]Ibid., p. 317-322.[53]Ibid., p. 38.[54]Ibid.[55]Lettres adressées à M. Vuillemain…, op. cit., p. 55, souligné par l’auteur.

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pensée de Chevreul trouve écho dans le manuscrit de Bernard intitulé Philosophie (rédigé peu avant l’Introduction), où la vision comtiennedes faits est critiquée avec vigueur :

L’erreur d’Auguste Comte […] est de croire qu’il y a quelque chosede positif . […] Toutes les théories scientiques sont des abstractionsmétaphysiques. Les faits eux-mêmes ne sont que des abstractionsmétaphysiques56.

En résumé, qu’il s’agisse de l’investigation des faits et des hypo-thèses, ou de leur critique, la philosophie scientifique de ClaudeBernard est animée par une velléité de réhabilitation des hypothèses

et de la notion de causalité.Nous terminerons par quelques remarques sur le concept de « déter-minisme », qui permet justement de comprendre ce que Bernard enten-dait par « cause ». Toutefois, autant les ré exions générales sur lesnotions de fait et de théorie re ètent des débats ordinaires dans la philo -sophie scienti que de l’époque, autant la notion de « déterminisme » nousparaît liée aux conceptions et à la pratique physiologiques de Bernard.

Il faut noter d’abord la rareté de ce terme dans la langue philoso-phique du XIXe siècle. C’est en fait Bernard qui, avec une stupé ante

rapidité, en a fait un terme fétiche dans le discours de la science et dela philosophie contemporaines, en lui conférant un sens totalementinédit57.

Le terme apparaît subitement dans les cours de 1865. Dansl’Introduction, il est abondamment employé, comme s’il s’agissait d’unterme banal, ce qui n’était aucunement le cas à l’époque. Comme lemontrent quelques rares occurrences dans des dictionnaires, le termen’était connu que comme synonyme technique de « fatalisme », avecréférence (discutable) à la philosophie de Leibniz58. Dès le début, ilest clair que Bernard hésite entre deux usages du mot. Tantôt c’est

[56]Philosophie , op. cit., p. 32.[57] Voir Jean Gayon, « Déterminisme génétique, déterminisme bernardien, déterminism

laplacien », in Jean-Jacques Kupiecet al., Le Hasard au cœur de la cellule [2009], Paris,Éditions Matériologiques, 2011, chapitre 4.(Ndé.)

[58] Sur les usages antérieurs du terme, l’on consultera utilement Lucien Brunelle, L’Invention etl’application du concept de déterminisme par Claude Bernard. Étude critique, thèse pour ledoctorat de 3e cycle, Paris, Université de Paris, 1967 ; voir aussi Jean Gayon, « Le déter-minisme : origines d’un mot, évaluation d’une idée »,in Marcel Lesieur (dir.),Turbulence etdéterminisme , Grenoble, Presses Universitaire de Grenoble, 1998, p. 183-197.

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peut agir. Le lien entre ces dimensions, logique et pragmatique, dela notion de déterminisme est facile à comprendre dans un contextemédical. Dans une perspective thérapeutique, il est plus intéressantde connaître une condition nécessaire qu’une condition suf sante d’unphénomène pathologique. Si par exemple l’on sait qu’un agent micro-bien est la condition nécessaire d’une maladie, l’on a une idée précisede ce qu’il faut faire pour lutter contre elle de manière ef cace, mêmesi ce facteur n’est pas par soi seul suf sant pour causer la maladie.

Quoi qu’il en soit, la polysémie du mot « déterminisme » témoigned’une tension entre légalité et causalité dans le modèle bernardien dela connaissance scienti que. Cette tension tient à l’existence même dessciences d’expérimentation, qui ne se contentent pas (comme le fontles sciences d’observation) de découvrir des lois, mais sont en outrecapables de modi er les phénomènes. Sans doute Bernard concède-t-il que l’expérimentateur ne peut modi er les phénomènes que « sousl’emprise des lois68 ». Mais cette capacité atteste que « l’expérimenta-teur peut […] plus qu’il ne sait69 ». Formule que l’on ne peut s’empê-cher d’opposer à l’adage d’Auguste Comte : « Savoir, d’où prévoyance,prévoyance d’où action. »

Il existe un rapport étroit entre le concept de déterminisme etla physiologie bernardienne. Bernard est convaincu qu’il existe deslois biologiques aussi xes, immuables et universelles que celles dela matière brute. Il s’appuie pour cela sur la théorie cellulaire touterécente : puisque tous les organismes sont organisés « d’éléments ana-tomiques » de même nature, il est raisonnable de penser qu’il existe,au moins à ce niveau, des lois physiologiques universelles.

Les éléments vitaux étant de nature semblable dans tous les êtresvivants, ils sont soumis aux mêmes lois organiques, se développent,

vivent, deviennent malades et meurent sous des inuences, quoiquemanifestées par des mécanismes variés à l’inni70.La distinction entre lois et mécanismes mérite d’être relevée. L’idée

est qu’il existe des lois physiologiques générales réglant le compor-tement des éléments (i.e. des cellules) en fonction des conditions physi-cochimiques. On peut penser par exemple que les besoins des cellules

[68] « Physiologie générale. Cours du Collège de France 1864-1865… »,op. cit.[69] « Du progrès dans les sciences physiologiques »,op. cit., § 2.[70]Introduction à l’étude de la médecine expérimentale , op. cit., p. 216-217.

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et Hegel, attestent d’une tradition d’utilisation du mot « déterminisme »pour désigner cette doctrine leibnizienne ; cette tradition semble avoirson origine chez des philosophes allemands héritiers de la pensée deChristian Wolff au XVIIIe siècle74. Mais Bernard ne connaissait mani-festement pas cette acception technique du terme ; ce sont en réalitédes amis, lecteurs de l’Introduction (en particulier Paul Janet 75, et la« chère amie » Mme Raffalovich), qui lui ont signalé que le terme avaitété appliqué à Leibniz.

En réalité, comme le suggèrent des déclarations postérieures àla publication de l’Introduction, Bernard connaissait au moins unusage dégradé du mot « déterminisme », qu’il avait trouvé dans leDictionnaire de Bouillet, qui en faisait un synonyme de « fatalisme » :« Déterminisme, système philosophique qui explique par l’enchaîne-ment des causes et des effets tout ce qui se passe dans le monde,admettant que tout y est déterminé à l’avance : ce n’est qu’un autrenom du fatalisme. Voy. ce mot (sic.)76. » Toutefois, si c’est bien ainsique Bernard a pris connaissance du mot, l’énigme ne fait que redou-bler, car, de 1865 à sa mort, il n’a cessé d’opposer « déterminisme » et« fatalisme ». On dispose par exemple d’une note manuscrite de date

inconnue, mais certainement postérieure à 1865, où il se démarquede la dé nition de Bouillet :On m’a reproché le motdéterminisme comme n’étant pas français ;il est employé.Déterminismeetdéterministesont dans le dictionnairephilosophique de Bouillet… Mais, dans Bouillet, on le fait synonymede fatalisme, ce qui est tout à fait faux. Le motdéterminisme supposeconnaissance, jugement et détermination77.

Dans l’Introduction, Bernard tient publiquement des proposcomparables :

et l’origine du mal [1710], Paris, Garnier-Flammarion, 1969, I, 44 ;Nouveaux essais surl’entendement humain[1705], Paris, Garnier-Flammarion, 1966, II, 21, § 13.

[74] Brunelle, L’Invention et l’application du concept de déterminisme par Claude Bernard…op. cit.

[75] Paul Janet, « La méthode expérimentale et la physiologie, compte rendu de l’Introductionà la méthode expérimentale »,Revue des Deux Mondes, 1866, p. 917-918.

[76] Citéin Brunelle,L’Invention et l’application du concept de déterminisme par ClaudeBernard…, op. cit.

[77] Claude Bernard,Le Cahier rouge , manuscrit édité et préfacé par Léon Delhoume,Paris-Limoges, Imprimerie Guillemot et Lamothe, 1942, p. 145.

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Nous avons donné le nom dedéterminisme à lacause prochaine oudéterminante des phénomènes. Nous n’agissons jamais sur l’essencedes phénomènes de la nature, mais seulement sur leur déterminisme,et par cela seul que nous agissons sur lui, le déterminisme diffèredu fatalisme sur lequel on ne saurait agir. Le fatalisme suppose lamanifestation nécessaire d’un phénomène indépendamment de sesconditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire d’unphénomène dont la manifestation n’est pas forcée78.

La première occurrence manuscrite du mot « déterminisme » quenous ayons pu repérer dans les écrits de Claude Bernard se trouvedans une phrase étrange du Cahier rouge, écrite, selon Mirko Grmek,

entre 1857 et 1860 : « Nous avons la conscience de Dieu, mais nous nepouvons la déterminer. C’est un déterminisme que je n’admets pas79. »Bernard veut-il dire que nous ne pouvons nous déterminer volon-

tairement à croire, ou bien que nous ne sommes pas déterminés àcroire ? Il est dif cile de trancher. L’équivoque même de la déclarationsemble indiquer dans quel état d’esprit le physiologiste-philosophes’est emparé du mot et en a retourné le sens classique, pour le mettreau service d’une science interventionniste. Ce qui est certain, c’estqu’entre 1861 et 1864 l’expression de « conditions déterminées » appa-

raît dans un manuscrit avec le sens de « conditions de modi cationsimprimées à l’activité vitale », dans un contexte dé ni ouvertementcomme un contexte expérimental :

Les conditions de modications imprimées à l’activité vitale. Je ne pré-tends pas dire que ces conditions sont déterminées, mais je dis qu’ellessont déterminables, car tout changement dans l’activité vitale est enrapport nécessaire avec des modications organiques passagères

[78]Introduction à l’étude de la médecine expérimentale , op. cit., p. 383. Voir aussi l’intéres-sante déclaration desLeçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et auxvégétaux : « Lorsque j’employai pour la première fois le mot de déterminisme pour introduce principe fondamental dans la science physiologique, je ne pensais pas qu’il pût êtreconfondu avec ledéterminisme philosophique de Leibnitz. […] Lorsque Leibnitz disait :“L’âme humaine est un automate spirituel”, il formulait le déterminisme philosophiqCette doctrine soutient que les phénomènes de l’âme, comme tous les phénomènes del’univers, sont rigoureusement déterminés par la série des phénomènes antécédents, incnations, jugements, pensées, désirs, prévalence du plus fort motif, par lesquels l’âme eentraînée. C’est la négation de la liberté humaine, l’afrmation dufatalisme » (Leçons surles phénomènes communs de la vie…, op. cit., p. 55-56).

[79] Claude Bernard,Cahiers de notes 1850-1860 , présentés et commentés Mirko D. Grmek,Paris, Gallimard, 1969, p. 122-123.

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ou durables, avec des ruptures d’équilibre temporaire, etc. − Il s’agitavant tout d’introduire ces conditions comme pierre angulaire de touteexpérimentation physiologique

80

.Le jeu de mots sur « déterminé » et « déterminable », ainsi que l’allu-

sion aux « modi cations imprimées », indiquent clairement le contexted’intervention expérimentale active dans lequel Bernard s’est saisidu vocabulaire des « conditions déterminées ». Ce n’est cependantque dans un cours de décembre 186481 que « déterminisme » apparaîtcomme abréviation de « conditions déterminées », et simultanémentcomme le nom d’un principe général servant de fondement à toutescience expérimentale.

&&&&

En conclusion, notre enquête conduit à caractériser le contexted’émergence de la philosophie scienti que de Claude Bernard partrois formules.

En premier lieu, la formulation du schéma du raisonnement expé-rimental est en grande partie empruntée à Chevreul.

En ce qui concerne les conceptions plus générales relatives aux faitset aux théories scienti ques, l’agencement en est incontestablement

de Bernard, mais ces conceptions n’engagent guère que sa physiolo-gie. Ces thèses méthodologiques gagneraient à être analysées dansle contexte des débats méthodologiques de l’époque en philosophiegénérale des sciences. Il faudrait à cet égard mieux comprendre ce queBernard savait ou ne savait pas des ré exions comparables de Liebig,Herschel, Whewell, Stuart Mill, par exemple, et par quelles média-tions (Bernard ne lisait guère de littérature étrangère). Les écritshistorico-philosophiques d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire82 pourraientavoir joué un rôle, mais ce n’est qu’une piste.

En ce qui concerne, en n, le déterminisme, tout plaide en faveurd’un événement de pensée qui ne se comprend que dans le contextede la biographie et de l’œuvre scienti que propres de Claude Bernard.

[80]Ibid., p. 166.[81] « Physiologie générale. Cours du Collège de France 1864-1865… »,op. cit.[82] Isidore Geoffroy Saint-Hilaire,Histoire naturelle générale des règnes organiques, vol.

1, Paris, V. Masson, 1854.

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Rationalisme et ontologie chez Gaston Bach

Jean-Claude PARIENTE1

Comment parler de Gaston Bachelard sans évoquer la séancedu 25 mars 1950 au cours de laquelle le philosophe en personne

présenta devant la Société française de philosophie, comme dit pai-siblement le compte rendu, ses arguments sur la nature du ratio-nalisme ? Il proposait d’entrée de jeu ce qu’il appelait un « conceptde bataille », le concept de tonus rationaliste, et en donnait sur lechamp une malicieuse démonstration en bousculant sans concessions

super ues « les partisans d’un rationalisme absolu et unitaire », eten regrettant même l’absence de l’un d’entre eux2. Mais les escar-mouches de cette séance ne l’avaient pas empêché d’articuler quatrethèses dans lesquelles se concentrait son analyse du rationalisme.Phi losophie du « re », du renouvellement et de la réorganisation,le rationalisme est une philosophie ouverte et dialectique ; il neconquiert son tonus qu’en acceptant la régionalité et en se don-nant une base axiomatique3 : recommencement, ouverture, spéciali-sation et axiomatisation forment les quatre piliers du rationalisme

militant de Bachelard.Ces piliers avaient été édifiés un an auparavant dans LeRationalisme appliqué , qui date de 1949 ; et, si l’on descend vers lasuite, on constate qu’ils soutiennent encore les recherches présen-tées dans L’Activité rationaliste de la physique contemporaine

[1] Professeur honoraire à l'université de Clermont-Ferrand II.[2] « De la nature du rationalisme »,Bulletin de la Société Française de Philosophie , séance

du 25 mars 1950, reproduit dans Bachelard,L’Engagement rationaliste , Paris, PUF,

1972, p. 48, p. 46, p. 83.[3]Ibid., p. 50, p. 53, p. 55, p. 58.

[Chapitre 11]

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(1951) et dansLe Matérialisme rationnel (1953) : la communication de1950 schématisait la forme terminale de la philosophie des sciencesde Bachelard. En revanche, si on remonte à partir d’elle versles œuvres du début, on constate que les choses se présentent demanière bien différente. Le concept et le lexique de la rationalité nesont pas signi cativement présents dans les deux thèses de 1928 4 ;ils n’en supportent pas les énoncés principaux, ils n’en organisentpas la cohérence.

Regardons d’un peu plus près. Bachelard est, bien entendu, en pos-session dès le début de certaines de ses idées fondamentales. C’est ainsique l’Étude sur l’évolution d’un problème de physique analyse, à proposde l’œuvre de Gabriel Lamé, le rôle des mathématiques dans des termesqui gureraient sans dif culté dans les livres inscrits sous la bannièredu rationalisme ; c’est le cas, par exemple, quand Bachelard écrit : « AvecLamé, le calcul doit tout faire. Il doit fournir l’hypothèse, coordonner lesdomaines, construire de toutes pièces le phénomène5. » Mais l’articula-tion des idées fondamentales est très différente de celle qu’on trouveradans les écrits terminaux. Quand l’Essai sur la connaissance approchéeenseigne que la connaissance n’a tout son sens que si on la prend « dansson courant, loin de son origine sensible6 », on s’aperçoit que, malgréles apparences, cet enseignement n’anticipe pas la philosophie du « re »,si caractéristique du rationalisme de Bachelard ; il repose en 1928 surune dialectique de l’ancien et du nouveau, qui voit dans « la sollicitationd’un réel inépuisable7 » la source du dynamisme de la connaissance ; or,cet appel au réel, sur lequel nous reviendrons plus bas, perdra touteef cacité dans les écrits rationalistes des années 1950.

On peut donc le dire, le premier Bachelard n’est pas rationaliste :ce ne sont pas les thèmes rationalistes qui structurent sa philosophieinitiale. Du reste, il l’a dit lui-même, en un mot célèbre, auquelil convient, je crois, d’attacher toute sa valeur de confidence :« Rationaliste ? Nous essayons de ledevenir, non seulement dans l’en-semble de notre culture, mais dans le détail de nos pensées, dans

[4] Essai sur la connaissance approchée[1928], Paris, Vrin, 1973 ;Étude sur l’évolutiond’un problème de physique : la propagation thermique dans les solides [1928], Paris,Vrin, 1973.

[5]Étude sur l’évolution d’un problème de physique…, op. cit., p. 104.[6]Essai sur la connaissance approchée , op. cit., p. 15.[7]Ibid., p. 16.

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l’ordre détaillé de nos images familières8. » Bien sûr, ce texte guredans L’Eau et les rêves, mais l’allusion qu’il contient à l’ensemble de saculture autorise à le lire comme un bilan que fait Bachelard, septans avant Le Rationalisme appliqué , de l’évolution qui est la sienneà ce moment, et qui le conduit sur des positions rationalistes qu’iln’occupait certes pas en 1928.

Aussi bien , mon premier objectif sera-t-i l de chercher àcomprendre comment et pourquoi Bachelard est devenu rationaliste.S’il est vrai que le physicien est périodiquement « obligé de reconstruiresa raison9 », Bachelard aussi a reconstruit sa raison, mais à la manièredu philosophe, c’est-à-dire en construisant un rationalisme. Ce ratio-nalisme a été la formule philosophique qui lui a permis de se dégagerprogressivement de diverses dif cultés, que je ramènerai pour mapart à deux. D’un côté, le rationalisme a brisé le carcan que formaitpour sa philosophie des sciences l’antinomie sans cesse renaissantedu réalisme et de l’idéalisme, c’est-à-dire des deux ontologies entrelesquelles oscillent sans relâche les thèses de 1928, et notammentl’Essai sur la connaissance approchée. Il a, d’autre part, libéré leterrain pour une théorie de l’imaginaire susceptible de lui conférerun statut ontologiquement positif et d’en reconnaître la réalité. Mais,pour mettre en évidence ces deux points, il faut d’abord souligner,fût-ce au risque de les grossir quelque peu, les dif cultés de la toutepremière position de Bachelard.

L’acte de naissance de Gaston Bachelard, celui qui nous réunitaujourd’hui, porte la date du 27 juin 1884. Son acte de naissancephilosophique a été dressé par Léon Brunschvicg lui-même ; celuique Bachelard appellera « le maître » dans une notice de 194510,avait en effet tenu à rédiger pour la Revue Philosophique, qui la publiaen 1929, la « revue critique des deux thèses ». On ne s’étonnera pasde voir qu’il s’est montré sensible aux hésitations de l’Essai sur laconnaissance approchée entre l’idéalisme et le réalisme. Même s’iladmet en n de compte que Bachelard se retrouve du bon côté, il n’apas tort de relever les traces de réalisme que comporte l’Essai.

[8]L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière , [1942], Paris, José Corti, 1975,p. 10.

[9]Le Nouvel Esprit scientique[1934], Paris, PUF, 1958, p. 175.[10] « La philosophie scientique de Léon Brunschvicg »,Revue de Métaphysique et de

Morale , 1945 et repris dansL’Engagement rationaliste , op. cit., p. 169-177.

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L’Essai sur la connaissance approchée est en effet, à ma connais-sance, le seul texte de Bachelard qui contienne une appréciationpositive de la pensée d’Émile Meyerson. Quand on lit dansLeRationalisme appliqué 11 que « le postulat qui assimile la réalité àun pôle d’irrationalité » est « contraire à tout esprit scienti que », onoublie que Bachelard écrivait lui-même en 1928 que « M. Meyersonen a fourni la preuve, la science postule communément une réalité »dont tout l’être « réside dans sa résistance à la connaissance12 », ou que« M. Meyerson a montré que le réel était irrationnel en soi13 ».Si l’imprévisibilité de leur évolution préserve les mathématiques detoute interprétation réaliste 14, c’est « l’irrationalité fondamentale dudonné » qui pousse, la page 160 le répète, la physique « à des effortstoujours renouvelés ».

Quant à l’idéalisme, il s’impose chaque fois que Bachelard revientà ce qu’il appelle « le dynamisme intime de la connaissance15 », etredonne le primat à l’idée de recti cation. De ce point de vue, l’objetcesse d’apparaître comme une chose en soi, transcendante à l’idée,pour se dé nir 16 comme « la perspective des idées », et Bachelard sesitue alors dans la lignée de l’idéalisme d’Octave Hamelin. Mais ce quil’empêche de donner une adhésion totale à l’idéalisme, c’est l’existencede l’erreur, « l’existence indéniable d’une erreur qui ne peut par natureêtre totalement éliminée17 ».

La conclusion même de l’Essai ne peut, dans ces conditions,qu’être toute en dialectiques, dialectique notamment de la recti ca-tion idéaliste comme conquête de l’objectivité, et de l’approximationréaliste comme conquête de la réalité18. Le dernier chapitre proposait,dans une rapide esquisse de philosophie de la nature, de considé-rer la recti cation comme un processus inscrit dans la réalité elle-

même19

. Bachelard était, en effet, obligé, comme l’a remarqué Georges[11] Gaston Bachelard,Le Rationalisme appliqué , Paris, PUF, 1949, p. 7.[12]Essai sur la connaissance approchée, op. cit., p. 13.[13]Ibid., p. 177.[14]Ibid., p. 179.[15]Ibid., p. 245.[16]Ibid., p. 246.[17]Ibid., p. 13.[18]Ibid., p. 295.[19]Ibid., p. 288sq.

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Canguilhem20, de prendre ses distances par rapport aux thèsesd’André Lalande, pour être en mesure de donner un fondement réelà l’indispensable conciliation entre le côté réaliste et le côté idéalistede l’Essai. « La tâche de connaissance et la tâche de création suiventun même plan, et l’une et l’autre sont inachevées21 » : ce double ina-chèvement laisse une place à l’erreur et permet à un idéalisme quil’accepterait de se rapprocher des conditions effectives de la penséehumaine. Cet idéalisme qui intègre la possibilité de l’erreur, c’estaussi bien ce que Bachelard appelle plus loin « un réalisme sans subs-tance22 ». Concevoir l’idéalisme de manière qu’il n’exclue pas l’erreur,c’est, en effet, verser à son compte la fonction de l’idée de substancedans le réalisme, en empêchant la connaissance de jamais se posercomme accomplie.

Mais alors ne serait-il pas plus simple de se contenter du réalisme ?Ce qui en détourne Bachelard, c’est avant tout que la garantie del’objectivité du savoir ne saurait être trouvée dans la réalité. Si, à lamanière de William James, on dé nit la réalité par la seule propriétéde posséder sa propre existence, on en donne une dé nition si pauvrequ’elle ne peut pas rendre compte des multiples voies de l’objectivité23.

Si on la prend au contraire avec tous ses prédicats, avec ses qualitésséparées ou strati ées 24, la connaissance se voit obligée de recons-truire l’unité en coordonnant les résultats obtenus dans les diversdomaines de l’investigation : elle se heurte alors à l’hétérogénéité desprocédures et des méthodes propres à chaque domaine. Le réalismene saurait fournir son principe à la connaissance.

C’est ainsi que Bachelard avance vers une formule philoso-phique qu’il baptise « approximationalisme » ou encore « philosophiede l’inexact », et qui lui paraît, comme il dit, « se garder de toutesparts 25 ». Trop idéaliste pour poser un objet étranger à la pensée, elleest trop réaliste pour se contenter de formesa priori qui sont inaptesà informer le réel. Pour soutenir cette formule, il accepte de payer un

[20]Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968, p. 197.[21]Essai sur la connaissance approchée, op. cit., p. 292.[22]Ibid., p. 298.[23]Ibid., p. 264.[24]Ibid., p. 76, p. 277.[25]Ibid., p. 261.

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prix très élevé, qui consiste dans la dissociation de la réalité etde l’objectivité, celle-ci étant entendue au sens étroit de dissolution dela subjectivité. « Connaître, af rmait la première phrase de l’Essai,c’est décrire pour retrouver » ; mais, tout l’Essai le montre, les normesde la description ne s’articulent pas aussi aisément avec le but de laconnaissance que cette dé nition initiale le laisse espérer.

Une dernière remarque s’impose à qui relit l’Essai en le mettanten perspective avec les œuvres ultérieures. Elle concerne le statutdes mathématiques, auxquelles est consacrée la totalité du Livre III.Bachelard y développe une analyse méticuleuse des procédés d’ap-proximation en mathématiques. Il voit même en elles « l’illustration laplus commode26 » de ce pluralisme des niveaux de connaissance quedéployait déjà le Livre II à propos de la connaissance du réel ; il sou-ligne que certaines de leurs méthodes sont « riches d’enseignement27 »pour le philosophe. Mais il est notable que la physique et les mathé-matiques sont étudiées séparément, et que l’Essai ne pose pas pourlui-même le problème du rôle des mathématiques dans la connais-sance de la nature. En elles, l’approximation « multiplie ses formes etses ressources28 ». Mais l’approximation en physique a pu être analyséeavant que ne soit considéré le cas des mathématiques.

Or Bachelard n’ignore pas en 1928 ce qu’il appellera plus tard lavaleur inductive des mathématiques29. La thèse secondaire le met déjàen évidence, je l’ai rappelé, à propos de l’œuvre de Fourier, et surtoutde celle de Lamé. À cet égard, l’Étude sur l’évolution d’un problèmede physique est plus riche d’avenir que l’Essai sur la connaissanceapprochée; celui-ci insiste encore sur le caractère hypothétique desmathématiques 30, alors que celle-là reconnaît déjà qu’elles « effacentl’irrationalité de la matière » en la construisant dans la totalité de sesfonctions : le possible se révèle alors « si complet qu’on a le senti-ment de dominer le réel31 ».

Ce n’est pas là, du reste, le seul point sur lequel l’Étude est plusrévélatrice que l’Essai des futures lignes de force de la ré exion de

[26]Ibid., p. 242.[27]Ibid., p. 295.[28]Ibid., p. 45.[29]L’Engagement rationaliste , op. cit., p. 110.

[30]Essai sur la connaissance approchée, op. cit., p. 242.[31]Étude sur l’évolution d’un problème de physique…, op. cit., p. 163.

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Bachelard. C’est en effet dans l’Étude, dont le caractère historiquese prêtait évidemment mieux à cette découverte, que Bachelard ren-contre pour la première fois des af rmations qui ne s’expliquent paraucune expérience, par exemple quand l’Encyclopédie reproduit lathèse de Bacon selon laquelle le mouvement calori que est dirigé ducentre vers la circonférence32.

Ainsi les deux thèses de 1928 forment-elles un ensemble traversé detensions, tensions internes à une œuvre en elle-même ou tension entreles deux œuvres. Il est alors intéressant de repérer et d’étudier lesaménagements concertés auxquels Bachelard procède dans les annéessuivantes pour parvenir à une forme d’équilibre de sa pensée plussatisfaisante, plus originale également, mais dont la mise au pointva lui demander plus de dix années d’un « dur travail » du concept.

Au cours d’une période que je fais aller de 1928 à 1940, Bachelarddéploie une intense activité. J’arrête cette période à 1940, parce que,à la suite de La Philosophie du non, qui date de l’année de la guerre,Bachelard a cessé jusqu’en 1949 de publier des livres de philosophiedes sciences. Il n’a, certes, jamais cessé de travailler, mais le travailfourni pendant cette longue période me paraît mériter d’être carac-térisé comme un travail d’investigation. Bachelard ne s’est pas inté-ressé pendant ces treize années à des questions générales d’épisté-mologie, comme la connaissance approchée, mais il s’est livré à uneimmense enquête sur la science contemporaine envisagée à traversles grandes théories du premier tiers du XXe siècle, comme la théoriede la relativité ou la mécanique quantique, ou sur des disciplinescomme la chimie, qu’il retrouvera du reste à la n de sa vie. Sur cettevoie il fait le bilan de ses ré exions dans l’ouvrage très dense et trèssynthétique que constitue La Philosophie du non. Entre-temps, il ren-contre les problèmes de l’instant et de la durée, et éprouve le besoin, j’essaierai de dire pourquoi, de marquer ses distances par rapport aucontinuisme bergsonien. En n, la même année 1938 voit la publicationde La Formation de l’esprit scienti que 33 et de La Psychanalyse du feu34, c’est-à-dire l’ouverture de la dimension de l’imaginaire dans laré exion de Bachelard. Période d’une étonnante fécondité, celle où

[32]Ibid., p. 8.[33]La Formation de l’esprit scientique. Contribution à une psychanalyse de la connaissan

objective , Paris, Vrin, 1938.[34]La Psychanalyse du feu [I938], Paris, Gallimard, 1975.

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la pensée du philosophe a le plus profondément évolué, cette longuedécennie au cours de laquelle il enseigne à Dijon, c’est peut-être parcequ’il a eu le sentiment d’y avoir bien travaillé, autant que pour desraisons historiques, qu’il l’a par la suite baptisée « le temps où la vieétait belle35 ».

Si l’on essaie de dresser un rapide état des modi cations qui se sontproduites au cours de ces années, on constate qu’on peut regrouperles principales sous deux chefs également négatifs : dissolution duréalisme et élimination de l’idéalisme. Reprenons-les dans cet ordresans trop nous soucier de la chronologie de détail.

Le réalisme cède sous une critique constante, et constammentaf née, depuis Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne(1932)36 jusqu’àL’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine37 ; lesconclusions seront tirées dansLa Philosophie du non. Deux phrases,extraites des deux premiers de ces livres, donnent bien le tonus (quin’est pas encore rationaliste) de cette critique : « Ce qu’il y a desolide dans cette philosophie réaliste, c’est sa “naïveté”38 » et le « réa-lisme est certain dans la mesure même où il est imprécis39 ». Ellessignifient qu’on n’atteint pas le réel dans le prolongement de

l’expérience première, sur une ligne continue à partir du donné.Le Pluralisme cohérent de la chimie modernedéveloppe cettethèse sous une forme qui convient aux particularités de la chimie.Il l’exprime en effet en déclarant que la chimie moderne ne travaillepas sur la compréhension, mais sur l’extension. Passons tout desuite au niveau des corps simples. Bachelard y médite pour lapremière fois sur la classification de Mendeleïev, dont il écriradans Le Matérialisme rationnel, quand il la reprendra à lalumière de trente ans de progrès, que c’est « une des pages lesplus philosophiques de la science40 ». Pourquoi la liste des élémentscesse-t-elle avec Mendeleïev d’être décousue ? Parce que, s’ap-puyant sur l’idée, déjà connue des chimistes, de famille d’éléments,

[35]L’Engagement rationaliste , op. cit., p. 178.[36] Paris, Vrin, 1973.[37] Paris, PUF, 1937.[38] Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op. cit., p. 15.[39]L’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine , op. cit., p. 14.[40]Le Matérialisme rationnel [1953], Paris, PUF, 1963, p. 4.

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Mendeleïev a discerné l’importance du nombre huit et précisé lanotion qualitative de famille en en faisant la notion quantitatived’octave chimique : l’atome d’un élément s’unit avec huit atomesmonovalents ou un nombre équivalent d’atomes plurivalents. Latable à deux entrées qu’il édi e alors, en portant les valences dansles colonnes et en inscrivant les corps simples selon l’ordre despoids atomiques, ordonne les propriétés des corps simples ainsique celles des composés, en les faisant toutes les deux appa-raître comme des fonctions périodiques de la grandeur du poidsatomique. On réussit par la suite à rattacher à la périodicitéchimique les propriétés physiques des éléments, par exemplela température absolue du point de fusion, le pouvoir réfringent oula conductibilité, et on dut naturellement modifier sur certainspoints les premiers résultats. Mendeleïev, on le sait, put pré-dire avec succès à partir de sa classification l’existence et lespropriétés des corps qui combleraient les lacunes de son tableau.Mais je ne suivrai pas Bachelard dans le détail, soucieux demontrer quelle leçon il en tire sur le plan philosophique.

Ce qui importe à Bachelard, c’est que Mendeleïev a découvert un

principe général de l’individualisation des corps chimiques41

. La réa-lité d’un corps ne s’atteint pas en s’enfermant en lui, à la poursuited’une substance inaccessible au-delà des attributs, mais en le situantà sa place dans le tableau, c’est-à-dire en déterminant ses corrélationshorizontales et verticales. La profondeur se résout dans le jeu intégraldes apparences, la réalité n’est pas autre chose que la coordinationcomplète des attributs. Mais cette coordination ne peut être acquiseque par une science qui, en constituant le cadre rationnel du réel, endonne la loi de construction et l’entoure d’un schéma de possibles. La

réalisation méthodique de ces possibles fournit alors une preuve deplus de la valeur inductive de la loi. La science moderne est devenueune science d’effets, pour qui la réalité est le produit de la réalisationtechnique d’un noumène, au lieu d’être donnée au point de départ dela connaissance, comme c’est le cas dans les sciences de faits42.

La leçon de la physique contemporaine n’est pas moins révolution-naire, et Bachelard l’inscrit dansL’Expérience de l’espacesous le signe

[41]Ibid., p. 99.[42]Ibid., p. 229.

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d’une « “révolution copernicienne” de l’abstraction43 ». L’expression estcertainement imprudente dans ce qu’elle garde de kantien malgré lesguillemets par lesquels Bachelard s’efforce de la neutraliser, mais ellerelie les conclusions de l’étude sur la mécanique quantique à celles del’étude sur la chimie. La révolution à laquelle Bachelard nous inviteconsiste pour l’essentiel à renoncer à une doctrine de l’abstraction quiy voit le résultat d’une opération pratiquée sur un réel donné antérieu-rement, pour la remplacer par une doctrine qui fait de l’abstrait unprogramme de réalisation technique. La dissolution du réalisme estpoursuivie ici au nom de la physique, sous les espèces d’une minutieuseanalyse du lien qu’il établit entre le réel et l’espace. Dans un paragrapherapide44, l’Essai signalait déjà l’attribution implicite par le sens commund’une localisation à toute réalité et manifestait quelque malaise devantcette attribution sommaire. L’Expérience de l’espace ampli e ce malaise jusqu’à en faire une réfutation du réalisme ; c’est que le livre de 1937béné cie des enseignements de la mécanique quantique. Ce qu’elle ruinedé nitivement, c’est l’idée, essentielle au réalisme, que la localisationdu réel en microphysique soit homogène, au degré de précision près, àsa localisation macroscopique, ou même pratique.

Dans la vie courante, en effet, tout être est un être-là ; l’espaceest un contenant universel et amorphe, dont la divisibilité à l’in nipermet de localiser un objet avec une précision aussi élevée qu’on lesouhaite. Les régions de l’espace n’entretenant entre elles que la rela-tion de contenant à contenu, rien n’empêche en principe de les emboî-ter les unes dans les autres jusqu’à enfermer le réel dans une régionparfaitement déterminée. Il faudrait prendre le temps de savourer lamerveilleuse agilité avec laquelle Bachelard malmène cette représen-tation simpliste. Disons simplement qu’il en établit l’incompatibilité

radicale avec le principe de Heisenberg. On ne saurait enfermer leréel, le bloquer dans un lieu totalement déterminé, car, à mesure quediminue l’incertitude sur la localisation, grandit l’incertitude sur l’étatde mouvement, le produit des deux incertitudes ne pouvant pas des-cendre au-dessous de la valeur de la constante de Planck. À la limite,on ne saurait rien de l’état de mouvement d’une particule parfaitementlocalisée, et réciproquement, si l’état de mouvement était parfaitement

[43]L’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine , op. cit., p. 139.[44]Essai sur la connaissance approchée, op. cit., p. 75-76.

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connu, la particule pourrait occuper n’importe quel point de l’espace.C’est dire du reste que, en microphysique, le géométrique et le dyna-mique ne sont pas dissociables, contrairement à l’intuition réaliste.

La dissolution du réalisme se marque également selon une autreligne de force deL’Expérience de l’espace: la réévaluation à laquelle selivre Bachelard de la notion de probabilité. Réévaluation, parce quel’Essai sur la connaissance approchée s’était montré très réservé vis-à-vis de la valeur objective de la probabilité, qu’il lui paraissait impossibled’incorporer à la réalité sans « soulever de véritables contradictions45 ».Bachelard y reprenait à son compte l’objection de Charles Renouvierselon laquelle la théorie des probabilités est vaine parce qu’elle regarde« l’impossible comme possible et le réel comme incertain » ; le succès seul justi ait les applications du calcul des probabilités à l’expérience, etl’esprit n’était pas « pleinement satisfait46 ». Mais avec la microphysique,à laquelle le principe d’incertitude fournit son axiome fondamental,l’objection de Renouvier s’effondre, et Bachelard qui, en 1927, esti-mait la probabilité « réfractaire à toute ontologie47 » écrit, dix ans plustard : « Le réel suit les règles d’un jeu. La réalité est une chance48. » Ennotant cette évolution, on comprend pourquoiL’Expérience de l’espace reconnaît49 que la mécanique quantique appelle un réexamen de laphilosophie de l’approximation de l’Essai.

Si l’on ajoute en n que le livre de 1937 présente, dans son chapitre4, une théorie des mathématiques qui est à la hauteur des obser-vations livrées par l’histoire dans le cas de Lamé, et con rmées parLe Pluralisme cohérent, on donnera une idée de la richesse concep-tuelle de L’Expérience de l’espace. En nous apportant plus que le réel,

[45]Ibid., p. 140.

[46]Ibid., p. 144.[47]Ibid., p. 140.[48]L’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine , op. cit., p. 58. Il est intéressant

de noter que Bachelard a donné dans lesRecherches philosophiques (V, 1935-1936,p. 446-448) un compte rendu attentif de laWahrscheinlichkeitslehre de Hans Reichenbach,qui date de 1935 [« Wahrscheinlichkeitslogik als Formwissenschaftlichen Denkens »,Actesdu Congrès international de Philosophie scientique , 1935, tome V, Paris, Hermann, 1936.(Ndé.) ]. Quoi qu’il en soit au reste de la chronique des pensées de Bachelard, un passagedeL’Expérience de l’espace dans la physique contemporainenous paraît avoir lucidementdécelé l’ambiguïté de l’Essai : « La source première de l’objectivité […] ce n’est pas le termenal de l’approximation, c’est la méthode d’approximation » (p. 85).

[49]L’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine , op. cit., p. 119-120.

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en nous livrant le plan du possible, les opérateurs mathématiquesdébordent aussi bien les conventions du symbolisme que les expé-riences effectives du réalisme50.

Les choses sont maintenant nettes. La réalité est au bout, non àl’origine de la connaissance. La connaissance, armée des mathéma-tiques, est production de l’expérience, et non induction à partir d’elle.L’objectivité, entendue comme dissolution de la subjectivité ou comme« rendez-vous des esprits51 », était naguère dissociée de la réalité. En1937, au contraire, Bachelard verse au crédit de l’objectivité tous lescaractères qu’on attribue ordinairement à la réalité : stabilité, per-manence, détermination et cohérence52. Le réel n’est pas en deçà ouau-dessous du phénomène, il est le produit de la phénoménotechniqueque met en œuvre la microphysique53. Réconciliée avec l’objectivité,mais en revanche dissociée de l’individualité, du fait de la natureprobabilitaire de la microphysique, la réalité selon Bachelard est, sil’on me permet cette paraphrase, non réaliste.

Ce n’est pas à dire que Bachelard soit devenu idéaliste. Mais, contrel’idéalisme, il ne mène pas la même attaque frontale que contre leréalisme : je ne vois pas de texte de grande ampleur qui, à la manière

des deux livres évoqués ci-dessus, s’en prenne à l’idéalisme. C’est touteune série de batailles qu’il conduit contre l’idéalisme. Ces batailles selivrent selon trois axes principaux : l’histoire des sciences, la théoriede l’imaginaire et les ré exions sur la durée. À leur terme, Bachelardconclut à la n de l’idéalisme. Essayons de préciser un peu l’itinéraireet les étapes de cette polémique.

Bachelard, je l’ai dit, a rencontré les problèmes de l’histoire dessciences dans sa thèse complémentaire, et, au cours de la périodequi nous occupe, il a étendu son enquête à la science la plus actuelle.On peut se demander s’il n’y a pas là deux objets d’étude qui, malgréles apparences continuistes, ne sont pas dans le prolongement l’unde l’autre. Prenez le premier chapitre de l’Étude sur l’évolution d’un problème de physique, et grossissez-en à la loupe un certain nombre

[50]Ibid., p. 98.[51]Essai sur la connaissance approchée, op. cit., p. 63 ;L’Expérience de l’espace dans la

physique contemporaine , op. cit., p. 1.[52]L’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine , op. cit., p. 86.[53]Études, Paris, Vrin, 1970, p. 19.

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de détails54, vous retrouverez la problématique qui a rendu célèbreLaFormation de l’esprit scienti que : les af rmations sur la chaleur d’uncertain nombre de physiciens cités dans ce premier chapitre relèventd’une psychanalyse de la connaissance objective. Mais, avec cetteseule méthode et dans cette seule direction, vous ne retrouverez cer-tainement pas la problématique de La Valeur inductive de la relati-vité 55 ou du Nouvel Esprit scienti que . La relativité est née sur uncertain terrain déjà hautement scienti que, celui de la mécanique etde l’électrodynamique classiques, et le nouvel esprit scienti que nes’est pas élaboré dans une simple critique de l’éponge. Pour sommairequ’elle soit, cette discussion suggère qu’il pourrait y avoir intérêt, neserait-ce que pour la clarté de l’exposé, à distinguer au sein de l’his-toire des sciences les problèmes de l’accès à la connaissance scienti-que – ceux que traite avec une maîtrise incomparable La Formation

de l’esprit scienti que – et les problèmes du progrès de la connaissancescienti que, une fois qu’elle s’est imposée.

Je ne m’attarderai pas sur les premiers de ces problèmes, car,à bien des égards, La Formation de l’esprit scienti que reprend lapolémique contre le réalisme. Les idées de réel, de substance,

de vie ou d’âme, dont la prégnance dans les formes initiales de laconnaissance bloque l’accès à l’objectivité, rendent compte de la dif -culté de se débarrasser du réalisme primitif. Seulement, ce réa -lisme voit maintenant sa ténacité analysée en termes d’obstaclesépistémologiques. Ce n’est ni à la complexité du réel ni à lafaiblesse de l’esprit qu’il faut rapporter la lenteur et la difficultéde l’accès à la connaissance. C’est dans l’acte même du connaîtreque surgissent ces obstacles que la psychanalyse a pour fonctiond’écarter. Au cours de la préhistoire de la science, l’esprit est captif dereprésentations dictées par les instincts ou les pulsions inconscientes,et La Psychanalyse du feun’est par un de ses versants qu’un chapitredétaché de La Formation de l’esprit scienti que , une « illustration, ditBachelard, de [ses] thèses générales56 ». À cet égard, quand on lit57

[54] Notamment les allusions et références à l’Encyclopédie (p. 8), à Boerhaave (p. 12), àMusschenbroek (p. 14) ou à Socquet (p. 18).

[55] Paris, J. Vrin, 1929.[56]La Psychanalyse du feu, op. cit., p. 15.[57]Ibid., p. 109.

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Le sous-titre révélateur de cet ouvrage précise qu’il constitue « l’essaid’une philosophie du nouvel esprit scienti que » et, justement, quandl’auteur examine l’esprit scienti que contemporain, on s’aperçoit que leproblème de l’accès à la science a perdu sa pertinence au pro t de celuides progrès de la science. Mais, quand on compare le modèle de l’accèsà la science et celui du progrès de la science, on constate que le premierapparaît après coup comme un cas particulier très spécial du second.Ce qui les rapproche, c’est en effet, je le répète, que la connaissancey est toujours présentée, dans le moment de sa constitution, commepolémique et dialectique ; mais ce qui les distingue irrémédiablement,c’est que, au cours de la procédure d’accès à la science, l’état antérieurse voit dé nitivement dépassé et annulé, tandis que, au cours du pro-grès de la science, l’état antérieur est dépassé mais intégré, puisque« la généralisation par le non doit inclure ce qu’elle nie63 ». On peutdès lors considérer, en un sens très large, que ce dont le progrès de laconnaissance a triomphé était une image, et Bachelard ne se prive pasde le faire, notamment dans ses ré exions sur l’imagerie planétaireproposée par Niels Bohr64, mais ce serait, je pense, une confusionfâcheuse que d’assimiler ces images à celles dont la science naissante

a triomphé et qui ne provenaient que de l’inconscient. Nous ne noussatisfaisons pas de l’atome de Bohr, mais Bohr n’était pas alchimiste.Ce que la science dépasse au cours de ses progrès, ce n’est pas la

non-science, c’est elle-même dans un état antérieur. Ce vers quoi elleest en marche, c’est également vers elle-même. Par une dialectiqueinterne, elle travaille inlassablement à « découvrir ce qui restede subjectif dans ses méthodes les plus sévères65 » ou à « montrerce qui reste de connaissance commune dans les connaissancesscienti ques 66 ». Les chapitres centraux deLa Philosophie du non illustrent cette thèse dans le cas, déjà étudié, de la chimie etdans ceux de deux sciences formelles, la géométrie et la logique.Ils montrent tous, et les deux derniers plus manifestement encoreque le premier du fait de leur objet, que ce qui sollicite la connaissance,

[63]La Philosophie du non. Essai d’une philosophie du nouvel esprit scientique[1940],Paris, PUF, 1949, p. 137.

[64]Ibid., p. 139-140.[65]Ibid., p. 12.[66]Ibid., p. 42.

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ce n’est pas, ce n’est plus, que le réel soit inépuisable, c’est qu’il ya toujours du subjectif à éliminer, y compris dans les méthodes« sévères » de la géométrie, qui se révèlent surchargées d’analyticité,ou dans les purs édi ces de la logique, qui se révèlent solidairesde la géométrie euclidienne et de la mécanique classique.

La science ne va donc pas du faux au vrai, elle va seulementdu moins vrai au plus vrai, selon une démarche interminable de géné-ralisation de ses acquis et de puri cation de ses principes qu’animeune dialectique d’intégration. Elle est portée par un esprit qui n’a riend’un sujet transcendantal, mais qui est bien plutôt introduit commeun facteur d’inertie avant d’être célébré comme un facteur d’inno-vation. C’est que l’esprit scienti que n’est doté d’aucune structureassignable indépendamment de la science elle-même. Il n’y apas de raison constituante supra-historique, c’est-à-dire à partde la raison constituée. Le progrès du savoir n’est pas fomentépar un dieu ou un démon transcendant au savoir lui-même. Lephilosophe qui proférait que « l’arithmétique n’est pas fondée surla raison. C’est la doctrine de la raison qui est fondée sur l’arith-métique élémentaire67 », rompait par sa représentation de l’esprit

avec le principe même de l’idéalisme, comme il avait pris ses dis-tances avec le réalisme.En résumé, il semble que Bachelard ait, de manière assez para-

doxale à première vue, éliminé l’idéalisme dans le temps même qu’ilintroduisait dans sa ré exion une analyse de l’esprit. On oblitéreraitpeut-être certaines nuances en disant qu’il s’est approché des bordsde l’abîme que devait creuser Jean Cavaillès entre philosophie dela conscience et philosophie du concept, mais la représentationde l’esprit n’a chez lui que bien peu en commun avec celle que

défendaient alors Léon Brunschvicg ou André Lalande. Dépourvude contenu propre, privé même –La Dialectique de la durée l’établitavec un grand luxe d’arguments – de toute continuité autre que cellequ’il se construit de temps à autre, l’esprit n’a plus rien du prin-cipe permanent et autonome que voit en lui l’idéalisme. C’est pour-quoi, quand Bachelard parle de la psychologie de la raison, commeil arrive si souvent, notamment dans Le Rationalisme appliqué , etrisque des expressions aussi surprenantes que celles de « psycho-

[67]Ibid., p. 144.

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logie normative68 » ou même de « psychologisme de normalisation69 », il faut les lire sans en majorer le coef cient psychologique, maisen se rappelant que le cadre psychologique de la pensée relativisteest constitué selon Le Nouvel Esprit scienti que 70, non par quelqueprincipe éternel et abstrait, mais par le calcul tensoriel ; cela suffitsans doute à écarter tout soupçon de psychologisme, mais aussi toutelecture idéaliste, sauf peut-être celle qui s’inspirerait de cet idéalismediscursif dans lequel Bachelard s’est pour un temps reconnu71 maisqui n’admet ni sujet originellement constitué ni idée posée commeun absolu.

L’expression d’idéalisme discursif n’était pas appelée à une longuecarrière dans les écrits de Bachelard. Elle fait partie de ces multiplesformules qu’il essaie à diverses reprises, par exemple, pour n’en citerqu’une, la formule d’empirisme recti é ou d’empirisme actif , qui estlancée dans Le Pluralisme cohérent72, mais qui, sauf erreur, dispa-raît ensuite de son lexique bariolé. Ce sont toujours des expressionssyntaxiquement duelles et sémantiquement autocorrectrices ; ellessont formées d’un substantif et d’un adjectif, l’adjectif ayant pourfonction de redresser, de réparer l’effet du substantif, de mettre engarde contre sa pesanteur. Il faut toujours les lire avec un « mais »sous-entendu : idéalisme mais discursif, empirisme mais empirismeactif. Qu’il penche du côté idéaliste ou du côté réaliste, le substan-tif ne suffit pas à rendre compte du vecteur de la connaissanceet exige une nuance qui aille jusqu’à le contredire. Aussi longtempsqu’il s’est débattu entre les deux pôles du réalisme et de l’idéalisme,Bachelard n’a pas réussi à avoir la philosophie de son langage.

C’est, à mon sens, seulement quand il a renoncé à s’exprimer dansdes termes directement ontologiques qu’il a pu mettre sa pensée à

hauteur de ses formulations, et c’est sans doute là le sens le plusprofondément architectonique de sa conversion au rationalisme, ilvaudrait du reste mieux dire de sa construction du rationalisme, pour

[68]Le Rationalisme appliqué , op. cit., p. 24.[69]Ibid., p. 59 Georges Canguilhem les relève dans « Dialectique et philosophie du

non chez Gaston Bachelard » (Études d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit.,p. 173-207, p. 205-206).

[70]Le Nouvel Esprit scientique, op. cit., p. 54[71]Études, op. cit., p. 87-97.[72]Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne , op. cit., p. 70, p. 229.

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ne pas oublier qu’il a autant fait le rationalisme d’aujourd’hui que lerationalisme a fait de lui Bachelard. Avec le réalisme ou l’idéalisme, saré exion oscillait, en effet, sans n entre deux êtres dont il fallait évi -demment choisir l’un, et l’adjectif essayait alors de rappeler la présencede l’autre en faisant oublier le choix imposé par le substantif. Avec lerationalisme, en revanche, Bachelard s’installe non pas sur un terrainde fade éclectisme, mais au point même où jaillissent les fulgurationssi souvent célébrées de la connaissance en acte. Polyphilosophique paressence et par fonctionnement, le rationalisme n’est pas le moyen d’évi-ter les choix, il est d’abord et avant tout le moyen de les ordonner. Ilreprésente la forme la plus élevée de la philosophie du non, puisqu’ilest à la fois un non-réalisme et un non-idéalisme.

On se rappelle que Bachelard, dans sa conférence de 1950, assi-gnait quatre caractères au rationalisme en y voyant une philosophiedu « re », une philosophie ouverte, dont les réalisations sont régionaleset les bases axiomatiquement constituées. On pourrait d’abord penserqu’une partie de ces caractères oppose le rationalisme au réalisme,et qu’une autre l’oppose à l’idéalisme. En y regardant de plus près,on constatera, je crois, sans mal qu’il n’en est pas ainsi, et que cha-

cun des quatre caractères af rme la transcendance simultanée durationalisme par rapport au réalisme et à l’idéalisme. Parler, parexemple, des bases axiomatiques que se donne toute connaissancequand elle accède à la rationalité, c’est évidemment soulignercontre le réalisme qu’aucune donnée d’expérience ne peut structu-rer le savoir, mais c’est aussi bien réfuter l’idéalisme en fondantle savoir sur un ensemble d’énoncés qui n’ont sur les autres aucunprivilège d’évidence ou de clarté, et dont on a seulement choiside ne pas douter73. En étendant ce type d’analyse aux autrescaractères, on verra qu’ils présentent tous une même espèce debivalence : il est toujours possible de les traduire sur le registre del’expérience comme sur celui de l’esprit. C’est à ce titre qu’ils sontrévélateurs de la double nature d’un rationalisme que Bachelardne conçoit qu’appliqué et corrélatif d’un matérialisme instruit. Cesexpressions, qui reviennent si fréquemment dans les trois derniers

[73] Sur ce point, voir « La psychologie de la raison » dansL’Engagement rationaliste , op.cit., p. 32-33, et notamment le passage où l’auteur évoque la révolution qui « consiste àtraiterle postulat comme un axiome » (souligné par l’auteur).

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écrits consacrés à la philosophie des sciences, présentent encore ladualité signalée plus haut ; mais du fait des modifications subiespar la pensée de Bachelard, le substantif n’est plus contredit parl’adjectif, il est bien plutôt enrichi et éclairé par lui.

Le célèbre schéma qu’on trouve dans le premier chapitre duRationalisme appliqué 74 peut alors recevoir sa pleine efficacité ; ilrésume à lui seul toutes les leçons de philosophie dialoguée quedonne la méditation des sciences. Bachelard installe au centre ledouble doublet du rationalisme appliqué et du matérialisme tech-nique. À partir du premier, on s’élève, par le formalisme et le conven-tionalisme, jusqu’à l’idéalisme ; à partir du second, on descend, parle positivisme et l’empirisme, jusqu’au réalisme. Je ne me demanderaipas pourquoi l’accès à l’idéalisme est symbolisé par une ascension, nipourquoi on doit descendre pour rejoindre le réalisme. Plutôt quede recourir aux armes faciles du soupçon, je mettrai deux pointsen évidence. Tout d’abord, ce schéma atteste que Bachelard ena maintenant ni avec le débat entre idéalisme et réalisme. Le car -can est dé nitivement desserré, puisque l’idéalisme et le réalismereprésentent les philosophies les plus faibles qu’on puisse élaborer

de la connaissance scienti que. Mais ce qui prouve à l’évidence quele débat stérile est dépassé par l’avènement du rationalisme, c’estque Bachelard y trouve les moyens de situer idéalisme et réalisme àleur juste place, c’est-à-dire au plus loin de l’effervescence du savoiren acte. Car on a beau monter vers l’idéalisme, il n’en constitue pasmoins une des deux formes les plus exténuées de la philosophie de lascience. C’est pourquoi le schéma n’est pas symétrique : on va durationalisme à l’idéalisme, ou du matérialisme au réalisme, mais onne saurait par exemple aller de l’idéalisme au rationalisme, car un

produit de dégradation n’est pas un élément constitutif.Mais le rationalisme appliqué ne serait pas un polyphilosophisme sil’ef cacité du schéma n’allait pas au-delà de ces premières remarques.De fait, chacune des philosophies qu’il ordonne se voit à un moment del’analyse reconnaître une certaine fonction. On peut le dire même duréalisme, quand on voit Bachelard recourir au moins à deux reprises àla notion de réalisme algébrique, très allusivement75, mais de manière

[74]Le Rationalisme appliqué , op. cit., p. 10[75]Ibid., p. 27-28.

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beaucoup plus insistante dans le chapitre consacré au rationalismeélectrique76 ; L’Activité rationaliste fait même allusion au réalisme duprobable77. Sauf erreur ou omission, l’idéalisme est la seule philosophiequi ne béné cie pas d’une rédemption par la fonction. Dans le cas detoutes les autres, l’attitude de Bachelard sera la même : elles sontdéboutées de leur prétention à former à elles seules l’analyse de lascience, mais elles sont intégrées comme une des nuances du spectrequ’on obtient en décomposant la seule analyse complète, celle quedonne le rationalisme appliqué couplé avec le matérialisme instruit.

« En toutes circonstances, l’immédiat doit céder le pas auconstruit », disaitLa Philosophie du non78. Le Rationalisme appl i-qué et les ouvrages qui le suivent réalisent ce programme pour ce quiconcerne la philosophie des sciences. Cette réalisation n’est pas sansconséquences, je dois maintenant y venir, pour la théorie de l’ima-ginaire : en retirant à la réalité de première expérience sa fonctionantérieure de fondement, elle contribue à libérer le terrain pour uneanalyse moins réductrice de l’image.

Nous l’avons vu plus haut en abandonnant la piste que suivaienten commun La Formation de l’esprit scienti que et La Psychanalyse

du feu, la théorie du savoir et de sa progression ne peut se contenter dela position qui fait de la connaissance une victoire sur l’imagination.Mais cette position ne satisfait pas non plus les exigences d’uneré exion sur l’imaginaire. On ne saurait se borner à voir en lui unobstacle, une forme quasiment pathologique de la représentation. Ilmérite, certes, ce statut négatif, mais seulement quand on se borneà l’examiner relativement à l’accès à la science. Il ne le méritepas quand il est examiné en lui-même. C’est en ce point que seséparent les objectifs poursuivis dansLa Formation de l’esprit scien-ti que et ceux deLa Psychanalyse du feu: le premier des deux livresne traite de l’imagination que dans son rapport à la science, le secondlimite certes la dimension de l’enquête en s’en tenant aux images dufeu, mais découvre les richesses émouvantes de l’imaginaire. Cesrichesses, il refuse de n’y voir que la fausse monnaie de la connais-sance, et la dernière phrase du livre met nettement en lumière la

[76]Ibid., p. 160sq.[77]Activité rationaliste de la physique contemporaine , op. cit., p. 71.[78]La Philosophie du non, op. cit., p. 144.

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dualité des fonctions assignées à la psychanalyse : « détruire les dou-loureuses ambiguïtés » des images du feu afin qu’elles cèdent laplace à l’effort de connaissance, mais par là-même « mieux dégagerles dialectiques alertes qui donnent à la rêverie sa vraie libertéet sa vraie fonction de psychisme créateur ». Libre et créative, larêverie ne doit pas être présentée seulement comme une maladie,mais comme un des régimes normaux de la vie de l’esprit.

Dans l’introduction auMatérialisme rationnel, Bachelard nousapprend qu’il vient « de vivre durant une douzaine d’années toutesles circonstances de ladivision du matérialisme entre imaginationet expérience79 ». S’il reprend alors le thème selon lequel la psycha-nalyse « peut nous aider à guérir de nos images80 », c’est en luiassociant sur le champ sa contrepartie positive : en limitant l’emprisedes images, nous pouvons espérer que nous pourrons « rendre l’ima-gination heureuse », selon la belle expression dont les italiques sou-lignent l’importance. Tel est du moins le programme que le philosophereconnaît en 1953 avoir suivi dans les quatre livres sur les élémentsqui se sont succédé de 1942 à 1948. Essayons de dégager les lignesdirectrices selon lesquelles ce programme s’est réalisé, et peut-être

aussi les dif cultés auxquelles il s’est heurté, car elles contraindrontBachelard à une ultime in exion de sa pensée.Puisqu’il s’agit de penser l’imaginaire dans sa positivité, il convient

d’abord de reconnaître la fonction de l’irréel comme une fonc-tion aussi normale et aussi utile que la fonction du réel. Associée àl’imagination créatrice, la fonction de l’irréel délimite aussi stric-tement le royaume de l’image par rapport à celui de l’expériencepremière que le principe de Heisenberg protège la microphysiquede toute contamination par les modes de pensée qui sont efficacesdans l’univers quotidien. Dans les deux cas, il faut recourir à uneespèce d’axiome pour barrer la voie aux analyses réalistes qui sontaussi trompeuses dans l’ordre de l’imagination que dans celui de laconnaissance. Le réaliste, qu’il s’agisse d’un philosophe ou du « com-mun des psychologues81 », est celui qui ne voit dans l’image qu’un

[79]Le Matérialisme rationnel , op. cit., p. 17.[80]Ibid., p. 18.[81] Gaston Bachelard,La Terre et les rêveries de la volonté [1948], Paris, José Corti,

1978, p. 3.

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sous-produit de la perception, un fantôme engendré par la combinai-son arbitraire de fragments du perçu, de souvenirs du vécu. Et c’estencore au cartésianisme que s’en prend implicitement Bachelardquand il fait appel à la fonction de l’irréel82 pour délivrer la théoriede l’imaginaire de la référence au réel. Rien ne manifeste mieux savolonté d’arracher l’image au règne de l’expérience première que lesdif cultés qu’il avoue avoir éprouvées avec les images de la terre.Impalpables ou uides, le feu, l’eau et l’air ne donnent pas lieu àdes expériences aussi prégnantes ; mais la matière terrestre apportetant d’expériences positives et s’impose avec tant d’évidence qu’il estbeaucoup plus dif cile de rêver librement son intimité. Et pourtant,des matières de la mollesse à l’énergie du forgeron, de la pétri cationau cristal, de l’intimité apaisée à l’intimité querellée, Bachelard asuivi les rêveurs qui animent l’élémentaire, et qui se conduisent enaventuriers, non en bricoleurs, de la perception.

Le commentateur est ici contraint, pour se faire entendre rapi-dement, à une mise au point que le philosophe pouvait s’épargner.Quand Bachelard relie imaginaire à irréel et les oppose au réel, ilserait funeste de donner aux termes de réel et d’irréel tout leur poids

ontologique. Il faudrait alors en effet assimiler l’imaginaire à unechimère, produit arbitraire d’un esprit livré à ses seuls fantasmes ;rien ne serait plus opposé aux intentions de Bachelard. L’imaginationnous permet au contraire de suivre « le fantôme réel de notre vie ima-ginaire » comme ditL’Eau et les rêves83, et d’accéder ainsi à la véritéde notre être. L’image n’est quali ée d’irréelle que par opposition audonné de l’expérience première, mais, la critique du réalisme nous l’aappris, ce donné n’a aucun titre à passer pour l’authentique réalité. Ceà quoi nous adapte la fonction du réel, c’est, précise Bachelard84, à une« réalité estampillée par les valeurs sociales », tout entière régie par

[82] On connaît les déclarations d’hostilité au cartésianisme qui abondent dansLe Nouvel Espritscientique , L’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine ouLa Philosophiedu non. Il y a tout de même un passage qui, dansLe Rationalisme appliqué , (p. 14), rendhommage à Descartes, théoricien et praticien de l’ordre des raisons. Il est notable qu’gure dans le premier grand texte où Bachelard s’annonce rationaliste.

[83] L’Eau et les rêves, op. cit., p. 249. Voir également « L’irréel commande leréalisme del’imaginaire » (L’Air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement[1943], Paris, José Corti, 1970, p. 108, souligné par l’auteur).

[84]La Terre et les rêveries de la volonté , op. cit., p. 3.

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Jean-Claude Pariente • Rationalisme et ontologie chez Gaston Bachelard

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l’image sa vertu novatrice ? Bachelard s’est apparemment convaincuque ce n’était pas le cas, et ses doutes se manifestent assez nettementdans La Terre et les rêveries du repos, le dernier des livres surles éléments, comme s’il s’était rendu compte à mesure qu’il exploi-tait sa méthode de l’obstacle principiel sur lequel elle venait buter.Il est intéressant de le relever, cet obstacle présente une structurevoisine de celle de la dif culté qu’il décelait dans l’atomisme antique.Les Intuitions atomistiques92 le montrent en effet, l’atomisme deDémocrite s’oppose à celui d’Épicure en ce que le premier constituel’atome avec quelques propriétés simples dont la composition devraitexpliquer la diversité des propriétés observables, tandis que le secondmet dans l’atome les propriétés phénoménales : l’atome est trop pauvreou trop riche. On doit se demander si le rapport des archétypes auximages ne soulève pas le même genre de dif culté. Car, ou bien, pourschématiser, on constitue les archétypes à partir des images, et dèslors ils vont redoubler les images sans les expliquer ; ou bien on limitele nombre des archétypes pour qu’ils deviennent un principe de syn-thèse, mais alors on devra réduire les images à ces archétypes enpetit nombre, et on perdra dans l’opération la nuance de nouveautépropre à chaque image. Que Bachelard n’ait pas été insensible à cettedif culté, j’en vois un indice dans ses variations relativement à cequ’il appelle « les grandes images du refuge : la maison, le ventre, lagrotte93 ». Dans la préface deLa Terre et les rêveries de la volonté94,il récuse la réduction psychanalytique de ces images à l’archétype duretour à la mère : cette réduction n’expliquerait pas la multiplicité, lasurabondance, le renouvellement constant de telles images. Mais, dansle court avant-propos deLa Terre et les rêveries du repos95, il avoue que« la maison, le ventre, la caverne par exemple portent la même grande

marque du retour à la mère ». Après avoir explicitement rapprochésa méthode de celle des archéologues qui constituent des sériesrégulières de documents96, après avoir soutenu que les séries d’images

[92] Gaston Bachelard,Les Intuitions atomistiques. Essai de classication [1933], Paris,Boivin/Vrin, 1975.

[93]La Terre et les rêveries de la volonté , op. cit., p. 14.[94] Gaston Bachelard,La Terre et les rêveries du repos [1948], Paris, José Corti, 1979

p. 14-15.[95]Ibid., p. 5-6.[96]L’Air et les songes, op. cit., p. 13-15.

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désignaient chacune un élément fondamental, Bachelard hésite, et sedemande si c’est rendre hommage à la nouveauté que de lui assignerune place dans une série.

Il semble en tout cas que le souci d’en nir avec cette dif cultéexplique dans une large mesure la dernière in exion de la penséedu philosophe, celle qui se cherche dansLa Poétique de l’espace etLa Poétique de la rêverie. Ayant dès l’introduction de la premièreécarté97 comme trop objectiviste et prudente la méthode de classi-cation appliquée dans les éléments, Bachelard se sent maintenantlibre de déployer une « ontologie directe » de l’image, directe sansdoute parce qu’elle ne passe plus par la référence de l’image à unarchétype, mais se borne à en accompagner l’envol et à en suivrele retentissement. Quant aux références théoriques, Bachelard seplace alors sous le signe de la phénoménologie qu’il substitue à lapsychanalyse. Quant au contenu, il fait de l’image une émergence dulangage et le fruit d’une sublimation pure, c’est-à-dire d’une subli-mation « qui ne sublime rien98 ». Que signi ent ces évolutions pour leproblème qui nous intéresse ?

J’ai parlé d’in exion ou d’évolution ; il s’agissait en effet de ne pascreuser excessivement la différence entre les livres sur les élémentset les Poétiques. Les premiers déjà étaient souvent critiques vis-à-vis de la psychanalyse traditionnelle, et c’est dansLa Terre etles rêveries de la volonté , non dans La Poétique de l’espace, queBachelard a écrit que « le langage est au poste de commande del’imagination »99. Pour rester dèle à ce mouvement de pensée, ilconvient, je crois, de le nommer « puri cation ». Bachelard récusemoins ses analyses antérieures qu’il n’en puri e les fondementsde principes et de références qui, à la longue, avaient révélé unepesanteur inattendue. Dans sa carrière épistémologique, Bachelarda souvent traité deux fois les mêmes problèmes100 ; il en va de mêmedans quelques cas en théorie de l’imaginaire. Les images de la mai-son, celles du coin par exemple, sont étudiées dans les livres sur

[97] Gaston Bachelard,La Poétique de l’espace[1957], Paris, PUF, 1958, p. 3, p. 7.[98]Ibid., p. 12.[99]La Terre et les rêveries de la volonté , op. cit., p. 8. Voir aussi dansL’Air et les songes,

op. cit., p. 9 : « L’être devient parole. La parole apparaît au sommet psychique de l’être. »[100] J’emprunte cette observation à Canguilhem,Études d’histoire et de philosophie des

sciences, op. cit., p. 194-195.

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une con dence, mais pas un argument, car la rotation de la Terre surelle-même n’a rien à faire en ces matières.

Peut-on alors, dépassant quelque peu les écrits, comprendre cequ’il s’est contenté de signi er ? On a au moins le droit d’émettreune hypothèse qui essaiera de s’inscrire dans le prolongement desanalyses précédentes. Il n’y aurait un risque de contradiction chezBachelard que s’il avait présenté la science et la poésie comme deuxréponses à la même question, deux explications d’une même réalité. Alors, et alors seulement, on serait en droit d’exiger de lui qu’il choi-sisse entre science et poésie, qu’il dise laquelle des deux est dans levrai, ou, à tout le moins, comment il hiérarchise leurs réponses res-pectives. Mais poser le problème en ces termes, c’est oublier tout ceque Bachelard a travaillé à établir, car ni la science ni la poésie ne selaissent à ses yeux dé nir par rapport à une réalité antérieurementdonnée et qui leur servirait de point de référence en même tempsque de terrain d’affrontement. Du côté de la science, la critique duréalisme signi e justement que la science ne naît pas dans le sillagede la connaissance commune, mais produit la réalité authentiquecomme résultat d’un processus abstrait-concret qui se déroule en

vertu de sa dialectique propre. Du côté de la poésie, l’appel nal àla phénoménologie rompt les derniers liens qui, dans les livres surles éléments, lestaient encore l’image d’une réalité pulsionnelle etbridaient son envol surréel. Dans de telles conditions, on ne voitpas sur quel point il pourrait se présenter une contradiction dansl’œuvre de Bachelard.

Mais on insiste encore : n’est-elle pas étrange, paradoxale, voirecontradictoire, cette philosophie qui nous donne deux dé nitions duréel ? Peut-on appeler réel ce que dépiste et enregistre l’appareillagesophistiqué qui résulte d’un investissement social et, tout uniment,la concrétion qui se forme dans la parole solitaire du rêveur ? Il fautd’abord répondre que ce dualisme-là n’est pas plus contradictoireque les autres, que rien n’a jamais garanti que le réel soit simple, etque, dès l’aube de la philosophie, nous avons été mis en garde contre latentation de faire trop vite un. Mais il faut surtout dire que la philo-sophie, c’est-à-dire, pour Bachelard, le rationalisme, n’est pas uneontologie, c’est une méta-ontologie. Sa fonction n’est pas de répondreelle-même aux questions : qu’est-ce que l’être ? et qu’est-ce qui est ? Samission prend n quand elle nous a dit où nous trouverons la réponse

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Jean Nicod, l’induction et la géométrie

Jacques DUBUCS1

Bien qu’il ait été quelque peu tiré de l’oubli par l’institution récented’un prix de sciences cognitives portant son nom, le philosophe

Jean Nicod continue à être, en France, l’objet d’une méconnaissanceà peu près totale. À l’exception d’une remarquable étude de Jules Vuillemin2 consacrée à sa philosophie de la géométrie, on trouve-rait dif cilement un travail français faisant référence à son œuvre.Sans doute cette ignorance est-elle en partie due à la brièveté deson existence (1893-1924) et au caractère atypique et heurté de sacarrière : reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1914, l’annéemême où la déclaration de guerre en interrompit la session ; boursier àCambridge, à un moment où la vie philosophique française était si peu« analytique » ; recruté, en 1921, sur un poste d’économiste au Bureauinternational du travail à Genève, après n’avoir enseigné la philoso-phie que pendant trois ans dans divers lycées provinciaux ; chargé deconférences à l’École des hautes études, mais pour y présenter l’his-toire de la philosophie grecque, qui ne l’occupait que marginalement ;emporté, en n, par la maladie, au moment même où il s’apprêtait àsoutenir à la Sorbonne les deux thèses de doctorat, déjà imprimées etdéposées, qui constituent l’essentiel de son œuvre. Mais la marginalité de Jean Nicod dans la philosophie française, en dépit du soutien et del’amitié que lui témoignèrent André Lalande et Émile Meyerson de

[1] Université Paris VIII, et Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniqCNRS/Université Paris I/École normale supérieure.

[2] Jules Vuillemin, « La géométrie dans le monde sensible (Nicod, 1923) », inLa Logique et lemonde sensible. Étude sur les théories contemporaines de l’abstraction, Paris, Flammarion,1971, p. 226-247.

[Chapitre 12]

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son vivant, a d’autres raisons encore, qui en expliquent probablementla persistance aujourd’hui3 : la grande minutie de l’argumentation,que Nicod préférait de loin à la solennité de thèses grandioses maisfragilement établies, l’humble renoncement à toute théorie dé nitiveet, plus encore, à tout « système », l’acceptation sereine de conclusionspurement « négatives » et, pour tout dire, l’extrême retenue du propos,assez bien illustrée par les derniers mots de sa thèse sur la géométrie :

Nos hypothèses n’ont, en somme, guère dépassé l’idée la plus rudi-mentaire d’un monde sensible géométriquement ordonné. […] On nepeut apporter trop de soin dans ces premières études. D’une part,

justement parce qu’elles ne sont que schématiques, il convient qu’ellessoient exactes. Parce qu’elles devront, pour s’appliquer à la nature quinous est connue, porter des corrections considérables, il faut qu’ellessoient précises ; car on ne peut pas corriger ce qui est imprécis. C’estpourquoi nous avons présenté ces premières images d’un ordre sen-sible, plus ardues qu’il n’est d’usage, et cependant inniment simples :peut-être peuvent-elles déjà dessiner quelque aperçu juste, rendremoins plausible quelque erreur4.

1] DesPrincipia Mathematica au problème de l’inductionNicod était, à Cambridge, le disciple de Bertrand Russell, et c’est à

lui qu’est dédiée sa thèse sur la géométrie. Rien d’étonnant, dans cesconditions, que le premier article jamais publié par Nicod5 concerne unpoint de logique mathématique. Partant d’une remarque de CharlesSanders Peirce et d’Henri Scheffer, à savoir que tous les connecteurspropositionnels peuvent être dé nis à partir d’une seule notion pri-mitive, celle d’incompatibilité (« p | q » signi e que p et q ne peuventêtre simultanément vrais), Nicod parvient à un résultat spectacu-

laire6

dont Russell devait tenir compte dans la seconde édition des Principia Mathematica : tous les axiomes du calcul propositionnel

[3] Jean Nicod, à qui les philosophes de tradition analytique se réfèrent régulièrement à propd’une question comme celle de l’induction, n’est pas même cité dans la très volumineuEncyclopédie « universelle » des philosophes récemment éditée par les Presses Universitairesde France (1992), où furent pourtant publiés ses écrits…

[4] Jean Nicod,La Géométrie dans le monde sensible [1923], Paris, PUF, 1962, p. 157.[5] Jean Nicod, « A Reduction of the Number of Primitive Propositions of Logic »,Proceedings

of the Cambridge Mathematical Society , 19, 1917, p. 32-41.[6] Willard Van Orman Quine, « A Note on Nicod’s Postulate »,Mind , 41, 1932, p. 315-350.

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Jacques Dubucs • Jean Nicod, l’induct ion et la géométrie

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peuvent être réduits à un seul, qui n’utilise que ce connecteur (la« barre de Nicod ») :

p | . q | r : | :: s | . s | s : | s | q. | : p | s. | . p | s1.1] Induction, logique et probabilité

Après ce travail technique de logique, Nicod entreprend d’étudieravec la même minutie un problème autrement plus vaste, celui de l’in-duction. Il s’agissait là, signi cativement, d’une question activementdiscutée, quoique sous une forme et dans des termes très différents,à la fois en France et au Royaume-Uni. Du côté français, la référenceencore omniprésente était la thèse déjà ancienne de Jules Lachelier, Du fondement de l’induction7, dans laquelle Lachelier essayait de don-ner de l’induction une justi cation « transcendantale » : les théoriesscienti ques peuvent être inférées des données de l’observation parl’ajout des principes mêmes en vertu desquels une connaissance esten général possible. Rien de tel du côté britannique, où ce n’est pas ausystème kantien, mais au calcul des probabilités, que l’on demanded’éclairer la nature de l’induction :

Le sujet de mon livre – écrit ainsi Keynes dans la préface de songrand traité de 1921 sur les probabilités – a été pour la première foisconçu dans le cerveau de Leibniz, qui […] concevait la probabilitécomme une branche de la logique. Dans les siècles qui se sont écou-lés depuis, les exercices d’algèbre […] l’ont à ce point emporté, dansle monde savant, sur les profondes enquêtes du philosophe à proposde ces processus de l’entendement humain qui guident notre choix endéterminant les préférences raisonnables, que la probabilité est plussouvent rapportée aux mathématiques qu’à la logique. C’est surtout àcet égard que [mon ouvrage] est neuf8.

De ces deux références, Nicod privilégie, de toute évidence, laseconde. Le livre de Lachelier illustre bien le travers si communconsistant à négliger, comme « trop facile », l’examen des principesselon lesquels l’induction fonctionne effectivement, et à « se hâter » versle « travail de métaphysique » consistant à montrer que ces principessont bien fondés : Lachelier, résume Nicod9, fait partie de ces philo-sophes qui « laissent les choses et courent aux causes ». Au contraire,

[7]Du fondement de l’induction[1871], in Œuvres, Paris, vol. I, 1933, p. 19-92.[8] John Maynard Keynes,A Treatise of Probability , London, MacMillan and Co, 1921, p. V.[9] Jean Nicod,Le Problème logique de l’induction[1924], Paris, PUF, 1961, p. 55.

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le traité de Keynes10 représente pour Nicod le seul point de départcorrect. La question de l’induction est de nature logique et non pasmétaphysique. Elle doit être établie sur « son véritable terrain, celuide la probabilité11 », en tant que le calcul des probabilités constitue labase d’une extension appropriée de la logique déductive élaborée dansles Principia Mathematica.

Dire que le calcul des probabilités est de la logique, ou une logiqueétendue, peut s’entendre en plusieurs sens. D’un côté, on peut traiterla probabilité comme une extension de la vérité (la logique proba-bilitaire est alors une logique à une in nité de valeurs de vérité).Mais, d’un autre côté, on peut employer une probabilité dyadique, laprobabilité relative ou « conditionnelle », qui généralise non la vérité,mais la conséquence : Pr(H/E) exprime le degré auquel E implique H.C’est précisément ce que fait Keynes en 1921. Dans ce dernier format,il n’y a aucun sens à dire d’une proposition qu’elle est en elle-mêmeprobable ou improbable, et c’est seulement par référence à certainesprémisses qu’elle peut être ainsi quali ée. Cette disposition est laseule, selon Keynes et Nicod, qui permet de traiter l’induction d’unpoint de vue logique:

La perception de ce principe que la probabilité est une relation, nonune qualité, des propositions enlève à la probabilité ce qu’elle parais-sait avoir de fuyant et de provisoire. Elle la rend un fait aussi ferme quel’implication12.

À vrai dire, la décision même de traiter l’induction dans un cadreprobabiliste peut s’entendre de deux façons très distinctes. Une inférenceinductive peut, d’une part, être considérée comme une transitionmoins que certaine, et donc affectée d’une certaine probabilité,conduisant d’une ou plusieurs prémisses à une conclusion que cesprémisses n’impliquent pas déductivement : c’est le sens « ampliatif »dans lequel la tradition prend l’expression, lorsqu’elle examine uneinférence comme celle qui mène de la proposition d’observation « tel ettel corps se dilate lorsqu’on le chauffe » à sa généralisation universelle.

[10] Il est à peine nécessaire de rappeler à quel point Keynes était lié avec Russell et Mooreà Cambridge, Nicod a certainement eu de nombreuses occasions de discuter avec Keynesde son traité en préparation.

[11] Nicod,Le Problème logique de l’induction, op. cit., p. 10.[12]Ibid., p. 10.

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que le système construit par Carnap dans les années 1950 n’y répondpas17. On pourrait plaider que ce défaut n’est pas rédhibitoire et quel’essentiel est que, dans ces conditions, la probabilité que le prochainexemplesoit encore positif tende vers 1 («next instance con rmation principle »). Mais Nicod ne s’arrête pas à cette échappatoire : c’est del’induction relative auxthéories qu’il doit être question, et non de celle,particulière, relative aux expériences à venir.

Le traité de Keynes, et c’est l’une des caractéristiques qui luiavaient assuré une aussi grande notoriété, contient un résultat deconvergence de cet ordre, et la majeure partie de la thèse de Nicodest consacrée à un examen critique des présuppositions de ce théo-rème. Nous sommes ici au cœur de la théorie « asymptotique » de lacon rmation, et il ne saurait donc être question d’indiquer les détailsde l’affaire. On peut, néanmoins, résumer les résultats de Nicod de lamanière suivante. Le théorème de convergence suppose (i) que si uneloi universelle est fausse, alors la probabilité qu’elle soit véri ée dansune in nité de cas est nulle ; (ii) que la probabilité a priori d’une loiuniverselle correcte est non nulle.

Sous peine de cercle vicieux, ce n’est pas l’induction elle-même qui

peut nous assurer que ces deux conditions sont effectivement réali-sées. S’agissant de la seconde, il est dif cile de voir ce qui pourraitconférer, avant toute expérience, une vraisemblance non nulle à uneloi universelle. Naturellement, dans le cas d’un univers ni, cettevraisemblance initiale de la loi A entraîne B va presque de soi. Caron peut considérer qu’elle est égale à la probabilité pour qu’un tiragealéatoire de m individus (supposé représenter la donnée de la classe A) ne donne que des membres d’une classe B préalablement xée den individus, et cette probabilité est évidemment non nulle dès quen

diffère de zéro. Mais dans le cas d’un univers in ni ? Keynes tente dese ramener au cas précédent grâce à son fameux principe de « variétélimitée », selon lequel les caractéristiques pertinentes des individus,dans un raisonnement inductif ou expérimental, sont en nombre ni :l’univers, si l’on veut, est qualitativement ni, même s’il comprend unein nité d’objets. Dès lors, ne doit-on pas considérer que l’inductiontraditionnelle, « par énumération », est fondée sur une induction d’un

[17] Dans ce système, le degré de conrmation d’une loi universelle par un nombre queconque de ses « instances de conrmation » est toujours nul.

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autre type, « par élimination », qui prend en compte non la quantitédes « instances de con rmation » mais le genre ultime auquel ellesappartiennent ? Nicod avance, contre cette idée, un certain nombred’objections subtiles dans lesquelles nous ne pouvons pas entrer. Maison peut certainement considérer que la discussion de cette questiondans la thèse de Nicod représente, avec les chapitres correspondantsdu livre Human Knowledge de son maître Russell18, l’une des contri-butions majeures du XXe siècle à la logique et à la philosophie del’induction.

2] Géométrie naïveEn dépit de ressemblances « stylistiques » très fortes avec la thèse

sur l’induction – là encore, la minutie et la retenue si caractéris-tiques de l’écriture de Nicod, aussi bien que son inclination constanteà indiquer les limites de validité des résultats qu’il obtient, frappentle lecteur à chaque page –, la thèse sur la géométrie est beaucoupplus dif cile à caractériser. Nous ne sommes plus, ici, sur le ter-rain balisé d’un problème explicitement légué par la tradition, etles références, les in uences, les questions mêmes, sont beaucoupplus malaisées à déchiffrer. Cette thèse contient d’abord, sans nuldoute, une contribution à certains problèmes épistémologiques tra-ditionnels relatifs à la géométrie, par exemple celui, déjà traité parHenri Poincaré, de déterminer en quel sens une convention géo-métrique peut être considérée comme plus « simple » qu’une autre.Mais elle représente aussi l’esquisse d’un projet considérablementplus ambitieux : celui d’une axiomatisation des structures de notreexpérience naïve, préscienti que, du monde. Pour l’essentiel, c’està ce dernier aspect des idées de Nicod – où il est permis de voir nonseulement la poursuite ré échie des investigations d’Ernst Machet de Richard Avenarius sur l’« analyse des sensations », mais aussiune ébauche des travaux contemporains d’intelligence arti cielle19 relatifs à l’ontologie et à la physique « naïves » – que seront consa-crées les lignes qui suivent.

[18] Bertrand Russell,Human Knowledge. Its Scope and Limits [1948], Londres, GeorgeAllen & Unwin, 1966, p. 456sq.

[19] Voir par exemple Patrick J. Hayes, « The Second Naive Physics Manifesto », in Jerry R.Hobbs & Robert C. Moore (eds.),Formal Theories of the Commonsense World , Norwood(NJ), Ablex Publ. Co, 1985, p. 1-36.

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2.1] L’insidieuse simplici té des conventions

S’agissant du choix entre géométries « rivales », les considérationsde simplicité, bien entendu, ne jouent pas le rôle d’indices du vrai qui alongtemps été le leur en optique ou en cinématique20. La notion même derivalité ou de concurrence est ici inappropriée en raison de ses connota-tions parasites, laissant entendre erronément qu’existerait un systèmeunique et préalablement dé ni d’entités, auxquelles les différentes géo-métries attribueraient des propriétés distinctes. Si la simplicité relativede deux géométries permet éventuellement de les départager, ce n’estpas au sens où des axiomes plus simples seraient l’indice d’une géomé-trie plus « vraie », mais au sens, par exemple, où il est plus appropriéde choisir le système métrique que les anciennes mesures, bien moinsfaciles à manier. Ces considérations familières sont amplement déve-loppées dans les écrits de Poincaré21 où elles servent à recommander,pour d’exclusives raisons de commodité, la géométrie euclidienne.

Mais il est loin d’être clair que le choix de la simplicité en géométriepure ne s’avère jamais décevant, de ce point de vue même, lorsqu’il estquestion de donner une interprétation physique aux termes primitifs.Comme le fait remarquer Ernest Nagel22, la simplicité qui doit alors

être prise en compte est en effet celle du « système total » de la phy-sique développée dans ce cadre, et il est bien connu, par exemple, quela théorie de la relativité générale a été développée dans un cadre rie-manien, précisément parce que l’expression des lois y est plus simpleque dans le cadre euclidien. Le début de la thèse de Nicod est consacréà une remarque critique de cet ordre : la simplicité « intrinsèque » d’unegéométrie, celle que Poincaré avait en vue, est tout à fait distincte desa simplicité « extrinsèque », celle qui se réfère à l’interprétation empi-rique des primitives géométriques : « On ne saurait, en effet, conclure

de la simplicité des lois formelles de certaines expressions à la sim-plicité des sens dont ces expressions sont susceptibles. Le fait est queces deux ordres de simplicité s’ignorent23. »

[20] Voir, entre mille exemples, le rôle heuristique que Galilée fait jouer à l’idée que la natuagit habituellement « en employant les moyens les plus proches, les plus simples et les pfaciles » (Alexandre Koyré,Études galiléennes, Paris, Hermann, 1966, p. 136).

[21] Henri Poincaré,La Science et l’hypothèse , Paris, Flammarion, 1912, p. 67.[22] Ernest Nagel,The Structure of Science , Indianapolis, Hackett Publications, 1979,

p. 262-265.[23] Nicod,La Géométrie dans le monde sensible , op. cit., p. 22.

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À ce point, la remarque épistémologique de Nicod, somme toutelocale, tourne à une explication du divorce entre le monde de l’expé-rience antéprédicative et l’appréhension scienti que de l’univers : lemonde sensible est « éclipsé » par l’image qu’en donne la géométrie, car

souvent, pour simplier les lois, il faut compliquer les entités qu’ellesrelient ; le savant ne le sait que trop bien. Il est vrai que cette diver-gence nous froisse, et que nous tendons à l’effacer de notre rêvedu monde : nous posons alors que les sens complexes qui obéissentà des lois simples recouvrent des êtres simples, dont nous n’avonsaucune idée. Telle est l’énergie, telle est la matière, tel est l’intervallede la théorie de la relativité, telles sont en général toutes les entités quijouissent de la propriété idéalement simple d’invariance. Mais cettemétaphysique corrigeant le monde et transportant d’autorité dans lesnotions mêmes la simplicité de leurs lois, nous n’en sommes pas lesdupes. Nous savons bien que les sens applicables des entités de cettesorte ont en général un caractère irréductible de composition24.

2.2] Une axiomatique du sens commun

La faveur indue dont jouit l’idéal de simplicité théorique expliqueen grande partie la manière dont le sens commun se trouve dépossédéde son emprise sur le monde. Visant à des lois simples, on part deprimitives qui n’ont pas d’interprétation proche de l’expérience sen-sible, et l’interprétation lointaine qu’on leur trouve passe alors pourconstitutive d’une réalité cachée mais authentique. Nicod entreprendd’inverser le processus en construisant une géométrie naïve dont lacomplexité « intrinsèque » sera, bien entendu, considérable, mais dontles termes primitifs auront au moins la vertu d’être interprétablespar des données sensibles (les concepts scienti ques usuels, préten-dument simples, seront alors explicitement recomposés à l’aide de cesdernières données)25.

[24]Ibid.[25] À cet égard, on peut estimer que le projet que la mort de Nicod a laissé inachevé a

été repris dans des termes extrêmement voisins, un demi-siècle après lui, par le psychlogue James Gibson. Ce dernier entreprend notamment de construire une « géométride surface » (surface geometry ) (voir James J. Gibson,The Ecological Approach to VisualPerception, Boston, Hillsdale, Lawrence Erlbaum, 1986, p. 34sq.) capable de décrireles faits à un niveau approprié pour l’étude de la perception. Ladite géométrie fait partide l’« écologie », discipline qui a précisément pour objet, tout en restant cohérente aveles sciences post-galiléennes, de décrire les faits « qui ont été rendus implicites par cesciences » (ibid., p. 17). « Certains penseurs, impressionnés par le succès de la physique

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Dans le système qu’il bâtit, l’élément de base est la notion devolume, « facile à interpréter dans la nature26 », plutôt que celle de point. Cette dernière notion, quant à elle, est reconstruite en utili-sant et en raf nant une technique logique expressément empruntéeà Alfred North Whitehead, le fameux collaborateur de Russell dontNicod n’avait pas manqué de faire la connaissance à Cambridge :par « abstraction extensive », un point sera dé ni comme l’ensembledes volumes emboîtés dont l’intersection se réduit à lui27. Le pre-mier résultat de la thèse de Nicod est alors atteint : édi er une théo -rie géométrique dont ce que nous appellerions aujourd’hui l’un des« modèles » ait pour domaine un ensemble d’entités capables d’êtreappréhendées dans l’expérience perceptive. Les modèles « arithmé-tiques » du type de ceux que David Hilbert avait construits28, et oùles points sont interprétés par des couples de nombres algébriques,assurent la cohérence de la géométrie, mais, dit, Nicod, ils « ne nousintéressent pas, car ce n’est pas dans le domaine des idées puresque nous voulons voir se re éter l’ordre géométrique, mais dans lanature sensible29 ».

À cet effet, Nicod entreprend de recenser systématiquement lestermes et relations primitifs qui forment la « trame » de l’expériencesensible : ce sont eux qui permettront de dé nir le répertoire desmodèles de la géométrie qu’il a en vue. La référence omniprésente deNicod, en ce domaine, n’est certes pas l’une de celles auxquelles onpourrait s’attendre de la part d’un disciple de Russell : la mention dela continuité indissoluble du mouvement effectué par les objets quitraversent le champ visuel, la dénonciation de la pente de la raison,qui cherche, au contraire, à « précipiter, pour ainsi dire, [la réalité

atomique, ont conclu que le monde terrestre des surfaces, des objets, des places etdes événements est une ction. Ils disent que seules les particules et leurs champs so“réels” […]. Mais ces inférences de la microphysique à la perception de la réalité soncomplètement erronées » ( James J. Gibson,The Sense Considered as Perceptual Systems,Londres, George Allen & Unwin, 1966, p. 21).

[26] Nicod,La Géométrie dans le monde sensible , op. cit., p. 24.[27] En 1916, dans une étude à laquelle le travail de Nicod doit beaucoup, Whitehead

avait été le premier à donner une dénition du point à partir de la relation d’inclusion(« La théorie relationniste de l’espace »,Revue de Métaphysique et de Morale , 23, 1916,p. 423-454).

[28] David Hilbert,Grundlagen der Geometrie[1899], Leipzig, Teubner, 1962, chapitre 2.[29] Nicod,La Géométrie dans le monde sensible , op. cit., p. 36.

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de l’expérience] en une poussière de points et d’instants sensibles30 »,tout ceci témoigne d’une in uence profonde de Bergson, le grandadversaire de Russell31. Nicod parvient à concilier ces deux héri-tages contradictoires en exemptant la logique (et la géométrie pure,qu’il considère comme un simple « exercice de logique ») du traversqui consiste à « disséquer » l’expérience sensible pour en faire unprocessus décomposable en « points instantanés ». Certes, la géomé-trie a suivi, jusqu’ici, la voie d’une telle analyse des totalités sen-sibles en éléments constitutifs indivisibles, s’accordant ainsi avec la« maxime scienti que fondamentale selon laquelle la réalité physiqueest donnée tout entière par sa qualité en chaque point et en chaqueinstant 32 ». Mais cette orientation n’est qu’un simple effet de la pré-dilection pour les lois simples, et il est possible de la renverser enconsentant à une complexité plus grande dans la formulation axio-matique de la géométrie.

La première relation entre données sensibles que Nicod cherche àdécrire est celle de l’« intériorité »33 :

Je suis du regard le vol d’un aigle qui traverse mon champ de visiond’un glissement lent et continu, dont je saisis l’ensemble comme un

seul terme visuel. Au milieu de son parcours, l’aigle a donné un seulcoup d’aile. Entre l’événement qu’a été pour moi ce coup d’aile etl’événement plus vaste qu’a été pour moi le vol de l’oiseau, je saisis

[30]Ibid., p. 45.[31] En écrivantLa Géométrie et le monde sensible , Nicod avait manifestement sous les yeux

le texte des conférences de Bergson à Oxford en 1911 (« La perception du changement(conférences faites à l’université d’Oxford les 26 et 27 mai 1911) », inLa Pensée et lemouvant [1934], repris dans lesŒuvres complètes de Bergson, Paris, PUF, 1991, p. 1365-1392), dont certains exemples destinés à illustrer la thèse de l’indivisibilité du mouvemsont repris de façon presque littérale. Du reste, en dépit de l’antagonisme extrêmemenvif qui opposait Bergson et Russell, on aurait tort de s’imaginer que Cambridge étaitdans son entièreté, fermé aux idées de Bergson. D’une part, Whitehead, coauteur desPrincipia Mathematica, afchait des sympathies ouvertes pour le bergsonisme. D’autrepart, le fameux « groupe de Bloomsbury », cercle d’intellectuels éminents du Cambridd’avant-guerre, était lui-même ouvert, à des degrés divers, à l’inuence de BergsonGeorge Moore, qui en avait été une gure centrale, pas plus que Russell, qui y avaitparticipé de façon plus distante, n’inéchirent jamais leur hostilité. Mais l’impact des idébergsoniennes devait se faire durablement sentir, par exemple, dans l’œuvre littéraire dVirginia Woolf.

[32] Nicod,La Géométrie dans le monde sensible , op. cit., p. 45.[33]Ibid., p. 41.

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Jacques Dubucs • Jean Nicod, l’induct ion et la géométrie

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un rapport très clair et sans doute très simple que j’exprime en disantque le premier de ces deux termes sensibles estintérieur au second.

Cette relation entre la donnée A de la perception de l’ensembledu vol et la donnée B de la perception du coup d’aile du rapace estordinairement retranscrite par une quanti cation sur les instants dutemps, ou sur les points de l’espace : Pour tout x, si x appartient à B,alors x appartient à A. Mais cette conceptualisation est in dèle auxdonnées sensibles : l’œil lui-même ne juge pas que le vol soit constituéd’une suite de positions instantanées, et c’est à son jugement quenous devons nous rapporter, plutôt qu’à la reconstruction « savante »

que nous héritons de la physique mathématique. L’« intériorité » de Bà A, bien qu’elle implique certainement l’inclusion de la durée et del’étendue de B dans celles de A, ne saurait s’y réduire :

Les faits, comme l’intuition, paraissent donc me conduire à reconnaîtredans l’intériorité des termes sensibles un rapport simple qui, entraînantl’inclusion temporelle et l’inclusion spatiale, mais n’étant pas entraînépar elles, constitue un lien plus concret, plus indifférencié, antérieur à laséparation des relations selon l’étendue et des relations selon la durée34.

Se présente donc une manière de dilemme entre deux attitudes éga-lement insatisfaisantes, celle du savant qui souhaite analyser, maispour lequel « la réalité des termes sensibles se dissipe en poussière »,celle de l’irrationaliste, qui rend justice avec l’artiste aux termes sen-sibles « amples et riches », mais qui déclare la raison inapte à lesappréhender 35.

Or la logique tient encore disponibles d’autres modes de descrip-tion, qui n’engagent pas à supposer que le mouvement visible doivese résoudre en instants ou en positions spatiales invisibles36, et qui,

de manière plus générale, permettent d’analyser les termes sensiblessans conférer aucun « privilège de réalité » aux éléments les plus petitset, a fortiori, à des éléments non sensibles.

[34]Ibid., p. 44.[35]Ibid., p. 48-49.[36] Dans une étude de 1906 dont Nicod était, de toute évidence, familier, Whitehead propo-

sait déjà une manière de « philosophie mathématique » dans laquelle la supposition d’élments spatiaux ultimes était repoussée comme ontologiquement dispendieuse et super(Alfred N. Whitehead, « On Mathematical Concepts of the Material World »,PhilosophicalTransactions of the Royal Society, Series A, 205, 1906, p. 465-525 : 467sq.).

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Pour sa part, Nicod propose de dé nir la relation de composantà composé en sorte qu’un termex soit composant de X lorsqu’« iln’est pas possible de penser quelque chose de X sans penser par làmême quelque chose dex » ou, plus prosaïquement, lorsque l’attri-bution d’une propriété quelconque à X implique l’attribution d’unepropriété à x , dé nition qui s’exprime aisément dans le formalismedes Principia . Un terme sensible peut alors être « intérieur » à unautre, comme l’est une note singulière dans un carillon, sans pourautant altérer la possibilité pour le terme englobant d’être appré-hendé comme un individu indécomposable. Une relation demeureentre les termes intérieurs et le terme englobant, qui n’est plus cellede composition, mais de détermination causale : le tableau, dans sonensemble, résulte bien de la distribution des taches de couleur sur latoile. Mais cette relation de détermination n’est paslogique, ce quilaisse ouverte la possibilité pour une géométrie du monde sensiblede s’en tenir à la transcription des vécus phénoménaux de celui quin’est attentif qu’à l’effet d’ensemble de l’œuvre peinte, et pour qui ceterme sensible n’est aucunement constitué de termes composants.

À vrai dire, d’autres solutions sont encore possibles dans cette

tentative de description logico-géométrique non compromettante dumonde sensible, qui étaient activement investiguées à l’époque où Nicodécrivait son livre. En Pologne, Stanisław Leśniewski venait, en 1916,de livrer le premier de ses articles sur la « méréologie »37, une théorieformelle de la partie et du tout qui était indiscutablement exempte desdéfauts métaphysiques que Nicod décelait dans les manières logiquesordinaires, puisqu’elle n’oblige nullement à analyser le chevauchementou la fusion de deux classes sensibles par référence à des élémentséventuellement non sensibles38. En Allemagne, dans une thèse dirigéepar Edmund Husserl et soutenue en 1922 à Fribourg, Oskar Beckerré échissait, sous un angle plus spéculatif, au même problème queNicod : montrer que le point mathématique, qui n’est en rien « présentde manière accomplie » ( fertig vorliegend), peut être considéré commela simple limite d’un processus in ni de division (Teilen), et que la

[37] « Foundations of the General Theory of Sets, I » [en polonais], Moscow, Popławsk1916. (Ndé.)

[38] Voir sur ce point Peter Simons, « On Understanding Lesniewski »,History and Philosophy ofLogic , 3, 1983, p. 165-191 ;Parts : A Study in Ontology , Oxford University Press, 1987.

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relation fondamentale est celle qui relie le tout et la partie (Ganz undTeil), plutôt que celle qui relie l’ensemble à ses éléments39. En n, tou - jours en Pologne, Alfred Tarski lui-même cherchait, à la n des années1920, à constituer une géométrie dont les points, les lignes et les sur-faces fussent absents, et qui ne comprît que des solides. Utilisant lestechniques de la méréologie, mais se référant expressément à Nicod,il parvenait de façon simple à l’objectif que ce dernier s’était xé dansla première partie de sa thèse : construire une géométrie autonomedes volumes, dont le seul terme primitif soit la notion de sphère40.

C’est dire à quel point le programme de recherches auquel s’étaitattaché Jean Nicod était, dès son époque, largement poursuivi enEurope. Ce programme est formulé par lui en termes philosophiquessuf samment généraux et lucides pour être encore tout à fait digned’investigation. L’oubli dans lequel son nom est aujourd’hui tombé enFrance n’est pas le juste lot d’un philosophe médiocre des temps révo-lus, mais l’indice assez décourageant d’un manque de discernementtout à fait contemporain à l’égard d’un certain nombre de travauxphilosophiques sérieux.

[39] Oskar Becker, « Beiträge zur phänomenologischen Begründung der Geometrie unihrer physikalischen Anwendungen », Jahrbuch für Philosophie and phänomenologischeForschung, 6, 1923, p. 385-560.

[40] Alfred Tarski, « Les fondements de la géométrie des solides »,inSteven R. Givant &Ralph N. McKenzie (eds.),Alfred Tarski. Collected Papers, Bâle, Birkhäuser, vol. I, 1929,p. 227-233.

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Jacques Herbrand1

Jacques DUBUCS2 & Paul ÉGRÉ3

J acques Herbrand fait partie des génies dont la mort prématurée etabsurde laisse rêver après un second destin. Né le 12 février 1908 à

Paris, Jacques Herbrand est mort à l’âge de 23 ans, le 27 juillet 1931,au cours d’une excursion en montagne dans le massif du Pelvoux. Larichesse d’une production interrompue de manière si précoce conduitpresque inévitablement à prolonger la courbe déjà parcourue et àimaginer, à l’examen de ce que Herbrand avait effectivement réalisé,la place qui aurait pu être la sienne sans cette soudaine disparition.Il n’est pas déraisonnable de penser que si Herbrand avait survécune serait-ce que jusqu’en 1957, année de la mort du mathématicienJohn von Neumann, il eût laissé une œuvre aussi abondante, inventiveet diversi ée. Tous les témoignages relatifs à Herbrand soulignentnon seulement la précocité de son génie, mais plus encore l’ampleur de

[1] Nous tenons à remercier tout particulièrement la Firestone Library et l’Institute for AdvStudy de Princeton, qui nous ont autorisé la consultation et les citations de la correpondance Herbrand-Gödel. Nous remercions également l’université de Princeton pouson accueil au sein du département de philosophie durant l’année 1998-1999. Noussommes reconnaissants à Wilfried Sieg de sa relecture attentive et de ses critiques. Lecitations que nous donnons en français de la correspondance Herbrand-Gödel ont ététraduites par nous directement à partir des manuscrits (seule la lettre du père de Herbranà Gödel est écrite en français). Le texte original en allemand de cette correspondance esdésormais publié, traduit en anglais et présenté par Wilfried Sieg dans le dernier volumdesCollected Works de Gödel.

[2] Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques, CNRS/Université ParisÉcole normale supérieure.

[3] Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (CNRS/Université PariÉcole normale supérieure), et Université Paris IV.

[Chapitre 13]

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ses intérêts, et notamment son attention aux développements récentsdes sciences physiques. La postérité tardive de son œuvre en infor-matique, d’autre part, ne peut que renforcer la vraisemblance de cerapprochement avec von Neumann, qu’il rencontra d’ailleurs lors deson séjour en Allemagne en 1930, et dont il connaissait fort bien lemémoire de 1927 sur la non-contradiction de l’arithmétique.

Du fait de ses liens privilégiés avec les membres fondateurs dugroupe Bourbaki, on peut aussi imaginer que Herbrand eût apportéà l’entreprise des contributions de premier plan, notamment pour larédaction du tome consacré à la théorie des ensembles et aux fonde-ments des mathématiques 4.

En n, Herbrand, mort peu après son retour d’un séjour de plu -sieurs mois passés en Allemagne, au cours duquel il avait établi descontacts étroits avec certaines des grandes gures de la logique mathé-matique moderne, aurait très certainement, autant qu’un Gödel ou,aux États-Unis, un Alonzo Church, contribué au développement dela théorie de la calculabilité, cette nouvelle branche de la logiquequi se constituait justement au début des années 1930 : le très breféchange épistolaire de Herbrand avec Gödel, interrompu au moment

où tant de choses se jouent en logique, représente un moment toutà fait essentiel dans la mise au point d’une dé nition des fonctionscalculables, et laisse imaginer la place qu’aurait occupée Herbranddans cette phase cruciale. On peut aussi songer à l’in exion qu’il eûtapportée dans les rapports de la philosophie à la logique, et dont laréalité est déjà attestée par l’écho de ses travaux dans les œuvres,elles-mêmes tragiquement interrompues, de Jean Cavaillès et d’AlbertLautman. Une trajectoire intellectuelle : des Principia Mathematica àla métamathématique de Hilbert et aux recherches sur la calculabilité.

1] La lecture desPrincipia Après ses études secondaires et son entrée à l’École normale à

l’âge de 17 ans, Herbrand s’est aussitôt consacré aux recherchesmathématiques qui l’intéressaient en propre. Il prend vraisembla-blement connaissance de la logique mathématique dans le manuel de

[4] Voir Claude Chevalley & Albert Lautman, « Notice biographique sur Jacques Herbran[1931],in Jacques Herbrand,Écrits logiques (édités par Jean Van Heijenoort), Paris, PUF,1968, p. 13-15.

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Jacques Dubucs & Paul Égré • Jacques Herbrand283

Stanislas Zaremba5, qui le conduit très vite à l’examen des PrincipiaMathematica d’Alfred N. Whitehead et Bertrand Russell.

Comme le montrent les premières lignes du chapitre introductif desa thèse, l’impact des travaux de Russell et Whitehead réside avanttout, pour Herbrand, dans leur innovation du point de vue de la forma-lisation : Herbrand souligne comme l’un des « grands mérites » de leur« ouvrage capital » « d’avoir montré, en poursuivant la voie ouverte parles mathématiciens de l’école de Peano, que toute proposition mathé-matique pouvait se traduire par les combinaisons d’un petit nombrede signes et que les lois du raisonnement se ramenaient, en dé nitive,à quelques règles simples de combinaison de ces signes6 ».

Les mathématiques peuvent s’écrire, poursuit-il, au moyen d’unvocabulaire logique n’exigeant, outre les signes de ponctuation néces-saires pour défaire l’ambiguïté des étendues des opérateurs logiques,que trois signes primitifs : la disjonction et la négation, suf sants pourl’ensemble du calcul propositionnel, et le quanti cateur existentiel,dont l’adjonction suf t à l’expression du calcul dit des prédicats.

Est-on cependant justi é à penser que toute proposition mathé -matique possède une contrepartie dans ce système de signes, et que

chaque démonstration peut y être formalisée ? À cette question dela suf sance des règles de formation et d’inférence des Principia ,Herbrand estime qu’il n’existe qu’une réponse « expérimentale », dontla validité ne saurait être « con rmée que par une dialectique philo-sophique7 ». « On peut, en un certain sens », écrit-il dans le premieralinéa de sa thèse, « considérer ce système de signes comme équivalentà l’ensemble des mathématiques8 ». Mais en quel sens, précisément ? Admettons que chaque proposition mathématique puisse être expri-mée par une formule des Principia , lesquels constitueraient donc,

comme le dit Herbrand, une sorte de « sténographie » des mathéma-tiques9. Est-il exact, pour autant, que chaque formule qui formalise

[5] Stanislas Zaremba, La Logique des mathématiques, Mémorial des sciences mathématiques,fasc. 15, Paris, Gauthier-Villars, 1926.

[6] « Recherches sur la théorie de la démonstration » [1930], inÉcrits logiques, op. cit.,p. 35-153 : 35.

[7]Ibid., p. 36.[8]Ibid., p. 35.[9] « Note non signée sur la thèse de Herbrand écrite par Herbrand lui-même » [1931], in

Écrits logiques, op. cit., p. 209-214 : 210.

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’épistémologie française, 1830-1970

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dans ce système une proposition mathématique vraie y est dérivableà l’aide des axiomes et des règles d’inférence ? Qu’en est-il de l’adé-quation du système de signes, non seulement au regard de sa capacitéexpressive, mais de sa capacité démonstrative ?

2] La rencontre avec le programme de HilbertC’est à cet endroit que l’influence de la lecture de Russell et

Whitehead est relayée par celle du mathématicien David Hilbert,dont Herbrand découvre dès 1926 le texte décisif, « Sur l’in ni »10.

On ne saurait surestimer l’in uence de Hilbert sur Herbrand :elle est une révélation. Herbrand sera un hilbertien, radical et sanscompromis, plus royaliste, disait Jean Van Heijenoort11, que le roi lui-même. Dans l’unique texte que Herbrand ait expressément destiné aupublic philosophique12, Herbrand explique ce qu’un philosophe devrait,à ses yeux, retirer de l’enseignement du maître de Göttingen.

D’une part, Hilbert a fondé une science nouvelle, la « métamathé-matique » ou « théorie de la démonstration » ( Beweistheorie), expres-sément destinée à « résoudre les questions que l’on pouvait se poseren s’attachant à l’étude des ensembles de signes qui sont la traduction

des propositions vraies dans une théorie déterminée13

» : « toutes lesquestions de principe concernant les mathématiques doivent lui êtresoumises », car « elle a pour objet d’étude non pas les objets dont s’oc-cupent habituellement les mathématiciens, mais les phrases mêmesqu’ils peuvent prononcer sur ces objets14 ».

D’autre part, et c’est ici que cette nouvelle science devient, sous laplume de Herbrand, « nouvelle logique », et même « nouvelle doctrine15 »,il y a entre mathématiques et métamathématique une séparationbeaucoup plus radicale que la distinction familière entre langage et

métalangage. Différant par leur objet, les deux disciplines diffèrentaussi par leurs méthodes. Hilbert voulait que la métamathématique« satisfît aux exigences de la rigueur la plus absolue ; il n’a voulu tom-

[10] « Sur l’inni »,Acta Mathematica, 48(1-2), 1926, p. 91-122.(Ndé.) [11] Jean Van Heijenoort, « Jacques Herbrand’s work in logic and its historical context »,in

Jean Van Heijenoort,Selected Essays, Naples, Bibliopolis, 1985, p. 99-121 : 118.[12] « Les bases de la logique hilbertienne » [1930], inÉcrits logiques, op. cit., p. 155-166.[13] Ibid., p. 160.

[14]Ibid., p. 157.[15]Ibid., p. 155.

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ber sous aucune des objections qu’avaient soulevées les détracteursles plus sévères des méthodes mathématiques habituelles ; il s’estimposé de n’employer que des modes de raisonnement si immédiatsqu’ils entraînent avec eux la conviction dans tous les cas où on auraà les employer16 ». Cette restriction à des méthodes extrêmement élé-mentaires s’expliquait d’abord par des raisons conjoncturelles dontHerbrand avait, bien entendu, tout à fait conscience. Venait d’éclaterce que Hermann Weyl devait nommer une « nouvelle crise des fonde-ments », au cours de laquelle la légitimité même des mathématiquesclassiques était mise en doute. Anticipé, en quelque façon, par cer-tains analystes français dans les années 190017, un mouvement decontestation radicale des mathématiques classiques, et notamment dela théorie cantorienne des ensembles, se fait jour dans la communautésavante. Sous l’impulsion du Hollandais Luitzen Brouwer, la « révolu-tion » intuitionniste fait un nombre croissant d’adeptes, y compris chezles plus proches disciples de Hilbert. On y propose de restreindre lesmathématiques à leur partie « constructive », c’est-à-dire, par exemple,de ne plus considérer comme correct un théorème d’existence, tant quen’a pas été donné un moyen de construire effectivement l’objet dont

l’existence est af rmée. Au moment où Herbrand prend connaissancede l’œuvre de Hilbert, l’heure est donc, à Göttingen, à l’endiguement del’intuitionnisme : Brouwer, dit en substance Hilbert, ne nous chasserapas du paradis que Cantor a créé pour nous18. La stratégie de Hilbert

[16]Ibid., p. 160.[17] René Baire, Émile Borel, Jacques Hadamard & Henri Lebesgue, « Cinq lettres de Ba

Borel, Hadamard et Lebesgue sur la théorie des ensembles » [1905],inFrançois Rivenc& Philippe de Rouilhan (éd.), Logique et fondements des mathématiques, Anthologie(1850-1914) , Paris, Payot, 1992, p. 287sq.

[18] Hilbert est plus mesuré que nous ne le laissons entendre par ce raccourci. Ce sont leparadoxes de la théorie des ensembles qu’il a en vue lorsqu’il écrit (« Sur l’inni » [192in Jean Largeault (éd.),Logique mathématique, textes, Paris, Armand Colin, 1972, p. 215-245 : 227) : « Nous voulons examiner soigneusement les conceptualisations et les typed’inférence féconds de la théorie des ensembles, et, partout où c’est possible avec unechance de réussite, les étayer ou les rendre utilisables. Car il ne faut pas qu’on nous chassdu paradis que Cantor a créé pour nous. » Mais le programme qu’il dénit à cette nvise bel et bien à triompher de l’intuitionnisme d’un même élan. Hilbert écrit ainsi (ibid.,p. 236) : « Même les assertions de la nouvelle doctrine qu’on appelle “intuitionnismeaussi modestes qu’elles soient, recevront de cette cour [de la théorie de la démonstration

présentée par Hilbert comme “cour suprême apte à décider de toutes les questions deprincipe”] leur certicat de validité. »

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consiste à réduire l’intuitionnisme à l’absurde en montrant, sur la basede principes encore plus restreints que ceux auxquels Brouwer voudraitse con ner, que les mathématiques classiques ne peuvent donner lieuà contradiction. La « métamathématique » emploiera donc des principesabsolument élémentaires, pour prouver l’innocuité des méthodes nonélémentaires en mathématiques. On utilisera, en somme, les méthodesintuitionnistes pour montrer que la doctrine intuitionniste est frivole.

Tel est l’état d’esprit dans lequel Herbrand part en Allemagne,après avoir été reçu premier à l’agrégation de mathématiques etavoir soutenu sa thèse sur la théorie de la démonstration. La bourseRockefeller dont il béné cie lui permet de se rendre d’abord à Berlinauprès de von Neumann, puis à Hambourg, avant de rejoindre Hilbertlui-même à Göttingen.

3] L’année allemandeLa période pendant laquelle Herbrand séjourne en Allemagne

représente, pour le programme de recherches dans lequel il s’étaitengagé, une phase cruciale et, à vrai dire, dramatique. L’objectif prin-cipal de ce programme était, on l’a dit, de trouver une preuve « ni-

tiste » (« intuitionnistique », comme dit Herbrand19

) de la cohérence del’arithmétique. Certains résultats partiels avaient été atteints en cedomaine, laissant croire que le but était en vue. Wilhelm Ackermannen 1923, mais surtout von Neumann en 1927, avaient prouvé la cohé-rence de fragments étendus de l’arithmétique. Herbrand lui-mêmeavait magni quement contribué à l’entreprise, dans la dernière partiede sa thèse, en trouvant une preuve de cohérence « beaucoup plus »complète encore20 que celle de von Neumann, bien que comportant, deson propre aveu, « encore quelques petites restrictions21 ».

[19] En fait, les méthodes nitistes, que Herbrand ne discerne pas des méthodes intuitionistes (cf. « Sur la non-contradiction de l’arithmétique » [1931], inÉcrits logiques, op. cit.,p. 221-232 : 225, n. 3), sont encore plus sévèrement délimitées que ces dernières. Maisla distinction ne sera rigoureusement faite que bien ultérieurement, par Gödel (« Sur uextension du point de vue nitiste non encore utilisée à ce jour » [1958],in Jean Largeault(éd.),Intuitionnisme et théorie de la démonstration, Paris, Vrin, 1992, p. 501-507) : là oùle nitisme hilbertien n’admet que des raisonnements de nature purement combinatoimettant en jeu des congurations nies de signes, l’intuitionnisme admet des objets « atraits », comme des fonctionnelles d’ordre supérieur.

[20] « Notice pour Jacques Hadamard » [1931], inÉcrits logiques, op. cit., p. 215-219 : 217.[21] « Note non signée sur la thèse de Herbrand écrite par Herbrand lui-même »,op. cit., p. 213.

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C’est justement von Neumann qui lui signale le travail d’un jeunelogicien de deux ans son aîné, Kurt Gödel, qui vient d’exposer, quelquesmois auparavant, des résultats montrant que le programme de Hilbertétait irréalisable : on ne saurait prouver la cohérence d’aucun systèmearithmétique assez fort sans recourir à des méthodes non formali-sables dans le système lui-même. Les méthodes « intuitionnistes »,qui avaient tant la faveur de Herbrand, sont donc trop faibles pource qu’on attendait d’elles.

C’est à ré échir aux implications ultimes de ce coup de théâtreque sont consacrés les six derniers mois de la vie de Herbrand.Envoyant à Gödel les épreuves de sa propre démonstration de cohé-rence partielle, dont il venait, donc, d’apprendre qu’elle ne pourrait jamais être prolongée en une preuve de cohérence pour la totalitéde l’arithmétique, il lui écrit, le 7 avril 1931, une longue lettre ainsiconclue :

Pardonnez-moi pour ces longues considérations, qui ne sont peut-êtrepas parfaitement claires, compte tenu de ma mauvaise maîtrise de lalangue allemande. Mais il y a encore, dans ces questions, bien desfaits mystérieux, et cette question de la formalisation des démonstra-tions intuitionnistes me paraît très importante pour la conception philo-sophique de la métamathématique.

La réponse de Gödel, en date du 25 juillet 1931, et que Herbrand,par conséquent, n’aura jamais pu lire, commence par une déclarationqui illustre bien l’estime dans laquelle il tenait son cadet :

Je connaissais déjà vos « thèses » et les méthodes que vous y dévelop-pez pour les preuves de cohérence me paraissent très importantes, etles seules, jusqu’ici, à avoir conduit à des résultats positifs pour dessystèmes plus étendus.

Le reste de cette réponse, telle du moins qu’on la connaîtaujourd’hui22, et dans laquelle Gödel examine une partie des argu-ments métamathématiques que Herbrand développera à nouveau

[22] L’exemplaire de la lettre de Gödel conservé parmi ses archives à la Firestone Librade Princeton, et qui constitue le brouillon de la réponse que t Gödel à Herbrand, estmanifestement lacunaire, et nos efforts pour retrouver la version dénitive de cette letsont restés infructueux. La traduction de Wilfried Sieg parvient néanmoins à amendcette lacune (cf. « Jacques Herbrand ». Notice introductive à la correspondance Herbran

Gödel,inKurt Gödel,Collected Works, vol. V, Correspondence H-Z , édités par SolomonFefermanet al., Oxford, Clarendon Press, 2003, p. 3-13 : 22, note b).

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dans un article achevé à peine deux semaines avant sa mort23, ne faitpas encore toute sa part à une suggestion contenue dans la lettre deHerbrand, et qui a trait à la caractérisation de la notion de calculabi-lité. Ce n’est que quelques années plus tard que Gödel, se remémorantle contenu de cette correspondance, proposera une légère modi ca-tion de l’idée de Herbrand, amendement qui conduira à la dé nitionmoderne du concept de fonction calculable : les fonctions récursivesgénérales ou « récursives au sens de Herbrand-Gödel » sont bel et bienidentiques à celles reconnues indépendamment par Church, aux États-Unis, et Turing, au Royaume-Uni, comme absolument caractéristiquesde la notion de fonction calculable.

Dans le mince dossier qui contient, à la Firestone Library dePrinceton, la correspondance de Herbrand et de Gödel, la troisièmepièce est un mot très bref du père de Herbrand (13 septembre 1931) :

Monsieur le Professeur,Le 26 juillet, vous avez écrit une longue lettre à mon ls, JacquesHerbrand.Le 27 juillet, mon ls est tombé au cours d’une excursion dans lesAlpes et s’est tué. Ainsi s’explique son silence.Mon ls aurait été heureux, sans aucun doute, d’entretenir une corres-pondance avec vous sur les sujets qu’il aimait.

4] Métamathématique et philosophiedes mathématiques : la situation de Herbrand4.1] Peut-on dé nir l’évidence effective ?

La métamathématique – entendue, donc, au sens que Herbranddonne à ce mot, et non dans l’acception, beaucoup plus générale etlibérale, dans laquelle Tarski prendra ultérieurement le terme – estune discipline qui a exclusivement affaire aux signes mathématiques,et qui s’en occupe à l’aide de méthodes élémentaires, de type combi-natoire. Les signes mathématiques, ou leurs groupements, possèdentéventuellement des propriétés que l’on peut tester de façon élémen-taire. Avoir le même nombre de parenthèses ouvrantes et fermantes,être une formule bien formée, sont deux propriétés de ce genre. La« bonne formation », pour prendre ce dernier exemple, est une propriétédont la satisfaction peut être contrôlée. Contrôlable, elle l’est même

[23] « Sur la non-contradiction de l’arithmétique » [1931],op. cit., p. 221-232.

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serait donc décidable, et nous pourrions effectivement énumérer lesmembres de cet ensemble : f 0, f 1, f 2,… Or c’est chose impossible, puisquela fonction f, dé nie par f(0) = f 0(0) + 1, f(1) = f 1(1) + 1, f(2) = f 2(2) + 1,…possède visiblement les deux propriétés suivantes. D’une part, elle esteffectivement calculable (l’algorithme de calcul de sa valeur pourn consiste à identi er la n-ième fonction de la liste, à calculer la valeurde cette fonction pour l’argumentn, et à ajouter 1 au résultat). D’autrepart, elle n’est pas dans l’ensemble E, puisqu’elle diffère de la p-ièmefonction de cet ensemble par sa valeur pour p) :

En d’autres termes, il est impossible de décrireprécisément tous lesprocédés permettant de construire intuitionnistiquement des fonctions :si l’on décrit de tels procédés, alors il y a toujours des fonctions qui neseront pas construites avec ces procédés : on ne peut pas dénir lesméthodes intuitionnistiques à l’aide d’un nombre ni de mots. Ce faitme paraît très remarquable25.

Tout est dans ce mot, « précisément », et dans l’ambiguïté dont ilest porteur :

(i) Entendu dans le sens « métamathématique » pour lequel Herbranduse volontiers (lorsqu’il écrit directement en français) de l’étrange

adverbe « intuitionnistiquement », le mot confère bien à l’objection danslequel il gure la valeur d’une interdiction absolument insurmontable.Herbrand a mille fois raison : il ne saurait exister aucune énumérationeffective de toutes les fonctions effectivement calculables, et l’argument,ainsi compris, est à cet égard parfaitement concluant. Il peut bienexister une liste complète de ces fonctions, mais à la condition qu’iln’y ait pas de procédé effectif permettant de reconnaître si une fonc-tion donnée appartient ou non à la liste. Pour le dire en bref, dans lelangage qu’utilisera Turing quelques années plus tard : il n’y a pas de

fonction « universelle » pour les fonctions récursives totales.(ii) En revanche, si l’on entend le mot « précisément » en son sensfamilier, moins strict, l’objection tombe : rien n’interdit que l’on puisserigoureusement dé nir l’ensemble des fonctions calculables, à condi-tion de ne pas attendre de cette dé nition un critère effectif qui nouspermettrait de déterminer si une fonction donnée est ou non unélément de cet ensemble. C’est, du reste, ce que Gödel et d’autres sontsur le point de réussir en 1931 : les règles qui dé niront ces fonctions

[25] Herbrand à Gödel, souligné par nous.

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(« récursives générales ») seront justement d’une nature telle que laquestion de savoir si une fonction esteffectivementcalculable ne serapas effectivementdécidable.

Le point crucial n’est donc pas, comme le croit alors Herbrand, desavoir si une dé nition de la notion de « procédé intuitionniste » est ounon possible « à l’aide d’un nombre ni de mots », mais celui de savoirsi l’on peut attendre d’une dé nition de ce genre qu’elle nous mettetoujours en position, un « procédé » étant donné, de reconnaître en unnombre ni d’étapes si ce procédé est ou non « intuitionniste » au sens dela dé nition considérée. À cette question, la réponse est négative, et elleest démontrablement telle26. Autrement dit, la caractéristique centraledes raisonnements « métamathématiques » ne saurait être dé nie sansadmettre un genre de dé nition que la métamathématique récuse 27.

4.2] Signes mathématiques, référence et déréférence

Nous avons commencé par la n, et par les « faits mystérieux » àla lumière desquels Herbrand, si la vie lui en avait laissé le loisir,aurait certainement reconnu les limites dans lesquelles l’attitude« ultra-hilbertienne » qu’il avait adoptée le tenait enclos. Il est tempsde dire mieux ces limites, et l’extraordinaire virtuosité avec laquelleHerbrand se mouvait dans l’espace qu’elles dessinent.

On pourrait considérer que l’activité mathématique est, en prin-cipe, descriptible de trois points de vue distincts. Celui, d’abord, dumathématicien lui-même, de ses constructions mentales, des preuvesqu’il engage, regardées comme motifs de certitude. Celui, ensuite,des objets dont il parle, et dont il essaie d’établir les propriétés. Celui,en n, des signes écrits qui sont l’expression tangible de son activité.La philosophie des mathématiques s’essaie à démêler les rapportsentre ces trois pôles : le rapport de référence entre les signes et lesobjets, le rapport d’adéquation entre les constructions mentales et

[26] Le contenu technique de cette réponse négative est donné par le théorème sur l’indécdabilité du problème de l’arrêt des machines de Turing.

[27] Naturellement, cette situation n’est nullement contradictoire. Bien au contraire, Herbrl’utilise avec une étourdissante ingéniosité, dans un mémoire achevé à Göttingen quelqujours avant sa mort, pour montrer en quoi le second théorème d’incomplétude de Gödel ns’applique pas à sa propre preuve de cohérence : c’est justement parce que les axiomesdu système qu’il étudie ne permettent pas de « décrire d’un seul coup tous les procédéintuitionnistes de fabriquer [sic ] des fonctions d’entiers » (« Sur la non-contradiction del’arithmétique »,op. cit., p. 231).

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leur expression symbolique, le rapport épistémique entre le mathé-maticien et les objets mathématiques. Les diverses philosophies sedistinguent par le pôle qu’elles tiennent pour fondamental, et autourduquel elles cherchent à tout organiser. Le platonisme met en avantles objets mathématiques, l’intuitionnisme privilégie l’activité mentaledu mathématicien, Herbrand, quant à lui, donne priorité aux signes.Cette priorité est absolue et sans compromis. La relation des signesaux objets qu’ils sont supposés désigner, aussi bien que leur relationaux épisodes mentaux qui président à leur écriture, sont délibérémentpassées sous silence, non qu’il n’y ait rien à en dire, mais parce querien ne peut en être dit, sinon sur le mode ordinaire et sans rigueurpour lequel Herbrand n’avait que dédain.

L’une et l’autre abstention sont admirablement décrites par ClaudeChevalley, qui lui était très proche et qui eut, sur ce point, de « nom-breuses conversations » avec lui. S’agissant des intuitionnistes – lesadversaires par excellence, donc, de Herbrand –, Chevalley écrit ceci :

[Les intuitionnistes construisent les objets] à partir d’une intuition, l’intui-tion temporelle, de sorte que les afrmations mathématiques repré-sentent pour eux les afrmations que l’on peut faire sur les intuitions du

temps ; et que seules les afrmations qui peuvent se traduire de cettemanière seront considérées comme valables. Pour Jacques Herbrandde semblables restrictions étaient sans fondement, car il ne croyait pasqu’aucun raisonnement concernant un donné concret fût valable aupoint de vue purement mathématique, ni à plus forte raison qu’il soitnécessaire de se limiter à de semblables raisonnements28.

Herbrand, pour autant, n’accorde au réalisme platonicien aucunecréance. Loin de se représenter, comme il est habituel de faire, leplatonisme et l’intuitionnisme comme deux conceptions antithétiques,

Herbrand décèle dans les deux doctrines un dogme commun, qu’ilrécuse sous toutes ses versions : l’idée des mathématiques commesciencedescriptive, description d’objets indépendants dans un cas, deconstructions mentales dans l’autre. Aucune des deux conceptions nerend compte de l’objectivité des mathématiques. Cette objectivité nepeut être fondée sur aucune réalité donnée, mentale ou pas. Commel’atteste encore Chevalley :

[28] Claude Chevalley, « Sur la pensée de Jacques Herbrand » [1934],inHerbrand,Écritslogiques, op. cit., p. 17-20 : 19.

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Les mathématiques sont tout naturellement considérées [par Herbrand]comme une connaissance par l’homme de ce monde. […] Si on aban-donne le point de vue platonicien, il faut bien admettre que l’objecti-vité en mathématiques, qui n’est plus l’indice de l’existence d’un monderationnel [séparé], est créée par l’homme29.

« Connaissance de ce monde » et « création par l’homme » pourraientsembler des expressions antinomiques, synthèse désespéréedu platonisme et de l’intuitionnisme, si Herbrand ne dissociaitconstamment, comme le rappelle aussitôt Chevalley, la notiond’« objectivité » de celle de « réalité concrète » entendue ordinairement,comme domaine d’objets établi au-delà des signes et que ces derniersauraient pour vocation de dénoter. Herbrand, si sévère à l’égard desméthodes sémantiques ensemblistes, dont il reproche l’usage à LeopoldLöwenheim, n’accorde pas même, dans ses « Recherches sur la théoriede la démonstration », que les symboles dits non logiques d’une formuledu calcul des prédicats soient interprétés par la donnée de ce quenous appellerions aujourd’hui uneextension, qu’une constante ou« lettre d’individu », par exemple, dénote un objet extralogique, situéhors du langage30 : dans l’usage capital qu’il fait dans sa thèse de la

[29]Ibid., p. 18.[30] Cette afrmation doit être correctement comprise. Les méthodes de Herbrand on

indiscutablement un caractère sémantique : ainsi, les énoncés du calcul propositionnereçoivent les valeurs vrai et faux (cf. « Recherches sur la théorie de la démonstrationop. cit., 1.4. « la valeur logique »), et dans le cas des propositions (formules closes) ducalcul des prédicats, Herbrand dit qu’elles sont « vraies dans un champ » ou « interprétédans ce champ » (ibid., p. 149, Herbrand met d’ailleurs des guillemets à « interpréter »).Mais l’inspiration de Herbrand, ou encore la « méthode de Herbrand », comme le ditjustement van Heijenoort (« Préface »,Écrits logiques de Jacques Herbrand , 1968,p. 6), se distingue fondamentalement de la « méthode ensembliste » à l’origine de lathéorie des modèles. Les champs de Herbrand peuvent certes être considérés comme umoyen de construire un modèle d’un énoncé, mais il s’agit avant tout d’interprétatiosyntaxiques, destinées à établir une correspondance entre validité en premier ordreet validité propositionnelle (cf. la note 30). De la même façon, dans le cas du calculpropositionnel, Herbrand est l’auteur d’un « critère algébrique » de décision, qui sdistingue profondément de la méthode des tables de vérité (« Recherches sur la théorde la démonstration »,op. cit., p. 56 sq.), bien qu’il repose également sur la théoriedes valeurs logiques. L’algorithme consiste à associer à chaque formule un polynômdans l’anneau-quotientZ/2Z (à ¬p le polynôme 1 + p, et à pq le polynôme pq) :un énoncé est propositionnellement valide si et seulement si son polynôme associé etoujours nul. Ceci se vérie de façon purement algébrique, en appliquant les lois del’addition et de la multiplication dans l’anneau-quotient : à la différence des tables d

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notion de champ, Herbrand ne considère pour seule « réalité » quedes collections de lettres qui, pour ainsi dire, s’autoréfèrent. Universdénombrables de signes engendrés mécaniquement, leschamps deHerbrand sont à la fois présents là, sur le papier, et produits pas à paspar le mathématicien-logicien, « créés » mais comme d’emblée réalisés,immanents à la théorie31.

L’objectivité des mathématiques pourrait ainsi être caractérisée,selon le mot de Georg Kreisel, comme uneobjectivité sans objets, siles conceptions de Herbrand n’invitaient à une discussion plus ne etplus rigoureuse encore de ces notions.

Parmi les questions relatives à une théorie mathématique, Herbrandsépare rigoureusement celles qui sont d’ordre métamathématique etcelles, « philosophiques », qui touchent, par exemple, à la légitimité dela théorie ou à sa supériorité sur les autres.

[La « nouvelle logique »] cherche seulement à examiner les théoriesdéjà existantes et étudie les caractères des propositions qui y sontvraies ; elle ne prend pas part aux discussions que celles-ci soulèvent ;elle ne cherche pas à les départager ; elle se borne à signaler qu’enraisonnant de telle manière les résultats obtenus posséderont tellespropriétés. […] À aucun moment la métamathématique ne chercheraà savoir si une théorie donnée décrit convenablement les propriétésde tel objet, si elle correspond à quelque chose de réel ou non ; elle

vérité, le critère dispense d’assigner des valeurs de vérité aux atomes qui apparaissendans l’énoncé, et l’algorithme peut être envisagé comme un système de réécriture(Alonzo Church –Introduction to Mathematical Logic (revised and enlarged edition),Princeton, 1956, n. 185-186 – signale que la méthode duale de celle de Herbranda été inventée indépendamment par Gégalkine en 1927).

[31] La notion dechamp correspond en partie à ce qu’il est convenu d’appeler, aujourd’hui,l’univers de Herbrand associé à un langage du premier ordre, c’est-à-dire l’ensemble destermes clos engendré à partir des constantes d’individu du langage (sous l’hypothèse ique le langage comporte de telles constantes). Unestructure d’interprétation de Herbrand interprète chaque terme du langage par le terme clos correspondant de l’univers deHerbrand. Une manière d’énoncer le théorème de Herbrand est la suivante : un énoncépurement existentiel sous forme prénexe est valide si et seulement si il est satisfait datoute structure d’interprétation de Herbrand (cf. Jean Goubault-Larrecq & Ian MackProof Theory and Automated Deduction, Kluwer, 1997, p. 202, pour qui ce théorème« montre que nous n’avons pas besoin de plus que de la syntaxe (les interprétations eunivers de Herbrand) pour décider la validité »). Il en résulte (théorème de Herbrandqu’un tel énoncé du premier ordref est valide si et seulement si il existe un nombre entierk d’instanciations de toutes les variables existentielles de la matrice def par des termesclos dont la disjonction est propositionnellement valide.

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ne le pourrait d’ailleurs pas. Toutes les théories ont à ses yeux égaldroit de cité32.

En métamathématique, il n’y a donc pas de morale : aucunecontrainte métamathématique ne s’exerce sur le choix des théoriesmathématiques. Très proche, en l’affaire, de cet autre grand « syn-tacticien » qu’était le Carnap de laSyntaxe logique, Herbrand justi ecomme suit sa propre version du principe de tolérance :

Cette position agnostique déplaira à beaucoup ; mais il ne faut passe cacher que le rôle des mathématiques est peut-être uniquement denous fournir des raisonnements et des formes, et non pas chercher

quels sont ceux qui s’appliquent à tel objet. Pas plus que le mathé-maticien qui étudie l’équation de propagation des ondes n’a à sedemander si dans la nature les ondes satisfont effectivement à cetteéquation, pas plus en étudiant la théorie des ensembles ou l’arithmé-tique il ne doit se demander si les ensembles ou les nombres auxquelsil pense intuitivement satisfont bien aux hypothèses de la théorie qu’ilconsidère. Il doit se borner à développer les conséquences de ceshypothèses et à les présenter de la manière la plus suggestive ; le resteest le rôle du physicien ou du philosophe33.

L’égale hostilité de Herbrand à l’égard de l’intuitionnisme et duplatonisme doit donc être interprétée par référence à cet « agnosti-cisme » professé. Les deux attitudes sont jugées déplacées, bien plu-tôt qu’erronées. Que l’on propose pour axiome l’hypothèse du continuparce qu’on la croit vraie, ou que l’on décide de disquali er la règleex falso quodlibet parce qu’elle ne re ète pas, allègue-t-on, les modeshumains de raisonner, quoi de plus irréprochable, mais, aussi bien,de plus indifférent à ce dont il est réellement question ? Une fois rédi-gés explicitement les systèmes de signes qui résultent de ces choix,

alors seulement commencent les choses sérieuses, c’est-à-dire les pro-blèmes susceptibles d’une solution théorique. Le reste, c’est-à-dire lesraisons pour lesquelles ont été introduits ces systèmes de signes depréférence à d’autres – mais aussi, et au même titre, la visée d’uneréférence attendue pour ces signes –, tout cela est à la fois légitime etinévitable, mais ne fait pas partie des mathématiques. Reconnaîtrela marginalité de ces éléments et, par-dessus tout, accorder qu’aucun

[32] « Les bases de la logique hilbertienne »,op. cit., p. 164.[33] Ibid., p. 164-165.

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Jacques Dubucs & Paul Égré • Jacques Herbrand297

que dans la symbolique pure, c’est-à-dire en vidant complètement lessymboles de toute signication : objectivité et réalité concrète, loind’être synonymes, s’excluent l’une l’autre

35

.Rien, dans les textes de Herbrand que nous avons expliqués

jusqu’ici, ne semble autoriser cette allusion à un quelconque « mou-vement » vers l’objectivité. L’objectivité des mathématiques, serait-ontenté de dire, est ce qu’elle est : dé nissable, nous dit Herbrand, entermes purement symboliques, sans nulle référence à une « réalité »mentale ou objectale. Aucune mention, en cette affaire, d’un progrèsvers quoi que ce soit : au moment où il écrit ces lignes, trois ans aprèsla mort de son aîné, Chevalley semble sensible aux conceptions plusspéci ques de Cavaillès, dont c’était là un thème favori. L’hypothèsed’une in uence directe de Cavaillès sur la pensée de Herbrand seraittoutefois hasardeuse, et le propos même de Herbrand invite d’ailleursà chercher dans une autre direction.

L’objectivité d’une théorie s’atteint, dit Herbrand par la bouchede Chevalley, lorsque ses symboles sont privés de référence. Quelledynamique préside, en mathématique, à l’attribution ou à la priva-tion de référence ? Laissons de côté les platoniciens convaincus qui

attribuent par principe une référence, toujours et à tout : leur cas relèvede la statique ! Mais quant aux autres ? Dans quelles circonstances un« agnostique » en viendrait-il à renoncer à considérer un symbole commeréférentiel ? L’agnostique n’est pas un antiplatonicien, qui par principen’attribuerait de référence à aucun signe, jamais et en aucun cas. « 7 »,bien entendu, réfère : il réfère à I I I I I I I. Si nous admettons un uni-vers de signes, nous devons bien admettre que les signes abréviatifs quiréfèrent à ces signes réfèrent authentiquement. De façon plus générale,les signes qui réfèrent aux éléments de l’ontologie « obligée », de celle

dont il n’y a même pas à délibérer, ces signes-là réfèrent. Les signesque l’on peut envisager de priver de référence sont d’autres signes,auxquels on avait attribué une référence sans y être directement obligé.

Admettons avec Herbrand que l’ontologie mathématique « obligée »soit celle des signes, de leurs groupements, et que les propositionsmathématiques contenant des termes indiscutablement référentielsse réduisent aux énoncés « élémentaires » du type suivant : 7 + 5 = 12,x – y + y = x , où «x » et « y » peuvent être remplacés par n’importe quel

[35] « Sur la pensée de Jacques Herbrand »,op. cit., p. 19.

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’épistémologie française, 1830-1970

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entier. Platoniciens exceptés, nous ne sommes nullement enclins àconsidérer comme référentiels des termes « transcendants », comme«c » (la « puissance du continu »). Mais nous nous résignerons à lefaire, s’il apparaît que la seule preuve disponible d’une propositionélémentaire est une preuve qui contient un terme transcendant dece genre36. En revanche, nous renoncerons à cette référentialité, s’ilapparaît une nouvelle preuve élémentaire de la même proposition,c’est-à-dire une preuve dans laquelle les termes transcendants n’appa-raissent plus. Autrement dit, certains progrès des mathématiques ontbel et bien pour effet de priver certains signes de leur fonction référen-tielle, c’est-à-dire d’accroître ce que Herbrand nomme l’« objectivité »des mathématiques : chaque fois qu’une preuve « transcendante » d’uneproposition élémentaire est remplacée par une preuve élémentaire,un pas est fait vers la déréférence et l’objectivité. En d’autres termesencore, le platonisme n’est pas une philosophie absurde, mais uneétape obligée, lorsque les preuves « impures » des propositions élémen-taires sont encore les seules disponibles. Il y a, en mathématiques, unecontrepartie binaire de la fameuse loi positiviste des « trois états » :nous commençons nécessairement par être platoniciens, avant de ces-

ser de l’être dès que les progrès de la connaissance nous permettentde « vider les symboles de leur signi cation ».Le programme de Hilbert, on l’a dit, a pour objectif essentiel de

donner une preuve de cohérence élémentaire pour l’arithmétique. Maison peut le formuler autrement – comme Hilbert lui-même, du reste,l’a fait, dans ses fameux « théorèmes-epsilon ». L’objectif, dans cetteseconde version du programme, consiste à montrer que l’arithmé-tique représente ce que nous appellerions aujourd’hui une « extensionconservative » de sa partie élémentaire : il s’agit d’établir que si unénoncé élémentaire possède une preuve quelconque, alors il en possèdedéjà une preuve élémentaire. On voit que réaliser le programme deHilbert sous cette version, c’est faire accomplir aux mathématiquesle progrès le plus signi catif que l’on puisse imaginer en direction del’objectivité. C’est montrer, d’un seul coup, que le recours aux proposi-tions comportant des termes « transcendants » n’est jamais obligatoire

[36] La chose, bien entendu,peut se produire : le « théorème de Fermat », par exemple, estun énoncé élémentaire : (n > 2 x n + y n ≠ z n), dont nous ne connaissons pour l’heurequ’une démonstration hautement transcendante.

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Jacques Dubucs & Paul Égré • Jacques Herbrand299

pour prouver une proposition élémentaire. C’est donc établir que cestermes transcendants peuvent en totalité être « déréférés », puisquel’unique motif que l’agnostique avait de leur attribuer une référenceétait justement celui-là : leur rôle apparemment indispensable dansl’extraction des théorèmes élémentaires.

Dans un texte séparé qu’il consacre au problème de la décision,Herbrand indique dans des termes plus explicites encore que ceuxde Hilbert l’immense champ d’enquête théorique auquel ouvrirait unrésultat de conservativité :

Supposons […] que l’on ait démontré que [la théorie développée

dans lesPrincipia Mathematica] n’était pas contradictoire ; alorson peut déduire un résultat général dont voici un cas particulier : sil’on a pu démontrer un théorème arithmétique en faisant usage denombres incommensurables ou de fonctions analytiques, on peut aussile démontrer en ne se servant que d’éléments purement arithmétiques(entiers, fonctions dénies par récurrence)37.

Contestable et contesté, et de façon éminente par Gödel lui-même38,cet optimisme théorique va, notons-le, bien au-delà du seul dé ation-nisme ; puri er les méthodes de preuve en s’astreignant à ne recourir

qu’à des objets assignables « sur le papier », obtenus par engendre-ment systématique, c’est aussi s’orienter vers la recherche précisedes éléments qu’on doit compter comme vecteurs d’information et designi cation au sein des preuves mathématiques.

Naturellement, le platonicien par système persévérera, quant à lui,dans ses convictions gothiques, mais il n’importe : toute l’affaire étaitde montrer que l’authentique substance des mathématiques n’est pastelle qu’on doive nécessairement le suivre sur ce point.

Bien d’autres aspects de la philosophie de Herbrand demande-raient explication. Il faudrait dire dans le détail comment l’ascèse dela syntaxe l’a conduit à se priver des facilités offertes à qui s’autorisele libre maniement des notions sémantiques, et parler de la superberécompense de cette ascèse : l’extraordinaire « théorème fondamentalde la logique », qui a mis si longtemps à être simplement compris, et

[37] « Sur le problème fondamental des mathématiques » [1929], inÉcrits logiques, op. cit.,p. 31-33 : 33.

[38] Gödel, dans sa lettre du 25 juillet 1931, reprend explicitement Herbrand sur ce texte,que Herbrand lui avait communiqué.

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dont tant de choses devaient sortir, en théorie des preuves et en infor-matique39. Il faudrait aussi parler, sans aucun doute, de la composanteesthétique de cette attitude sévère, et des résonances si évidemmentmallarméennes de certains des propos de Herbrand. Dans l’étenduede cette étude, nous devons nous abstenir de tout cela et laisser, pourconclure, la parole à Herbrand :

C’est l’essence même de cette théorie, que Hilbert, son créateur, aappelée la « métamathématique », que de vouloir résoudre les pro-blèmes posés par la philosophie des mathématiques, non par desdiscussions verbales, mais par la solution de questions précises40.

[39] Cf. note 29. Le lecteur trouvera une présentation éclairante du théorème de Herbranddans ses versions sémantique (méthode des interprétations de Herbrand) et syntaxiqu(en calcul des séquents), dans Goubault-Larrecq & Mackie,Proof Theory and AutomatedDeduction, op. cit., chapitre 6.

[40] « Note non signée sur la thèse de Herbrand écrite par Herbrand lui-même »,op. cit.,p. 209.

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Mathématiques et rationalitédans l’œuvre de Jean Cavaillès1

Gilles-Gaston GRANGER2

Dans une lettre datée de janvier 1938, Gaston Bachelard écrivit à Albert Lautman qu’il était, avec Jean Cavaillès, « un représentant

de la jeune équipe qui va ramener la philosophie aux tâches héroïquesde la pensée dif cile3 ». Il y exprimait le souhait que tous deux forme-raient des disciples ; ce vœu, malheureusement, n’a guère été exaucé. Ayant moi-même eu le privilège d’être l’un des étudiants de Cavaillès(1903-1944), je vais essayer d’esquisser le contenu et la portée de sacontribution au problème fondamental du sens de la rationalité enmathématiques, en prenant également en considération les esquissesqu’il a fournies pour une interprétation plus générale que son destintragique l’empêcha probablement de développer.

1] Contexte philosophiqueDe brèves indications peuvent être utiles, a n de rappeler que

la philosophie de Cavaillès, comme celle de Lautman, est dans unecertaine mesure un point de départ dans le panorama de la philo-sophie française durant le premier après-guerre. Le mot « départ »doit ici être compris selon les deux acceptions de partir et de dévier.Trois caractéristiques majeures du contexte philosophique au tempsde Cavaillès peuvent rendre compte de cela :

[1] Texte traduit de l’anglais par Michel Bitbol.[2] Professeur honoraire au Collège de France.

[3] Gaston Bachelard, « Lettre à Albert Lautman du 11 janvier 1938 »,Revue d’Histoire desSciences, 40(1), 1987, p. 129.

[Chapitre 14]

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’épistémologie française, 1830-1970

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1. Importance de la position dominante de Léon Brunschvicg dansl’université française. Brunschvicg a publié un travail important enhistoire des mathématiques4 (Brunschvicg 1922). Les problèmes his-toriques y étaient développés de façon assez détaillée, mais sans véri-table analyse des travaux individuels. Brunschvicg était un philosophede la rationalité, dont le paradigme était la pensée mathématique.Mais sa conception idéaliste de la rationalité et de la logique étaitplutôt restreinte, bien qu’il eût insisté sur l’aspect évolutif de la rai-son. Brunschvicg penchait pour une conception du développementhistorique des mathématiques comme dominé et organisé par les idéesphilosophiques. Ceci l’a parfois conduit à une interprétation biaisée.

2. In uence de Henri Poincaré en tant qu’autorité mathématiquediscutant la nature des mathématiques . Poincaré s’opposa fermementau logicisme et, dépréciant l’usage même du symbolisme logique, il aconstamment insisté sur la réalité d’éléments synthétiques a priori en mathématiques. Il a appelé sa propre conception « pragmatisme »,ce qui voulait dire pour lui que les objets mathématiques ne devraientpas être dé nis comme des notions abstraites, les dé nitions ayantà atteindre directement les objets individuels. Néanmoins, il ne se

rapprocha pas du « platonisme » de Jacques Hadamard, mais insistasur le caractère effectif desconstructions mathématiques.3. In uence de l’école allemande de mathématiques : David Hilbert

et Emmy Noether. Cavaillès vécut quelque temps à Göttingen et àHambourg. Parallèlement, il maintint le contact avec la jeuneécole Bourbaki de mathématiciens français : Élie Cartan, ClaudeChevalley, Jean Dieudonné, Charles Ehresmann, André Weil etJacques Herbrand, ses contemporains exacts, et camarades à l’Écolenormale supérieure. Bien que la pensée de Cavaillès ait été partiel-lement in uencée par ce contexte philosophique, il ouvrit vraiment denouvelles voies en histoire et en philosophie des mathématiques. Sonproblème central était celui de la possibilité et de l’opportunité d’unfondement des mathématiques, ainsi que l’explication de sa fécondité.

Cavaillès va de faits mathématiques soigneusement examinés à uneinterprétation philosophique. Il revient habituellement à des thèmesphilosophiques, reformulés et renouvelés à partir de points de vue his-

[4] Léon Brunschvicg,Les Étapes de la philosophie mathématique[1912, 2e

éd. 1922],Paris, Blanchard, 1972.

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Gilles-Gaston Granger • Mathématiques et rationalité dans l’œuvre de Jean Cavaillès

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torico-mathématiques. Incontestablement, ses considérations peuventêtre affectées de quelque obscurité, mais elles manifestent toujoursune compréhension approfondie.

2] Mathématiques et rationalitéPourquoi les mathématiques sont-elles un tel objet de prédilection

pour Cavaillès ? La raison la plus profonde est qu’elles sont une réalitéautonome et inépuisable. Elles ne peuvent pas être dé nies 5, surtoutpas comme une simple combinatoire. Elles constituent « une réalitéirréductible à autre chose qu’elles-mêmes6 ».

Cette réalité n’est pas du même genre que les autres objets deculture. Les mathématiques, voire la science en général selon la thèsede Bolzano que Cavaillès commente ici, ne sont pas actualisées, commele sont par exemple les arts, en relation avec « l’extériorité acciden-telle d’un système sensible7 ». Elles évoquent l’idéal d’un domaine depensée dans lequel tout devrait être interconnecté. En fait, la crisedu logicisme et du formalisme, l’échec, démontré par Kurt Gödel,d’une conquête symbolique exhaustive, ont montré que ce « réquisit[…] de la pensée cohérente8 » est aussi inaccessible en mathématiquesqu’ailleurs. Cependant, l’examen attentif des voies par lesquelles lesconcepts mathématiques ont été forgés, et des procédures innovantespar lesquelles les problèmes ont été abordés et résolus, apparaît àCavaillès comme la manière la plus féconde de parvenir à comprendrela raison. Selon ses propres mots, le véritable objet d’une telle enquêteest de « creuser au-delà du mathématique proprement dit, dans le solcommun de toutes les activités rationnelles9 ».

Nous tenterons d’extraire de l’œuvre de Cavaillès en histoire et enphilosophie des mathématiques les traits principaux du concept de

[5] « La pensée mathématique », discussion avec Albert Lautman (4 février 1939),Bulletin dela Société française de philosophie , 40, 1946. Toutes les citations sont faites d’après JeanCavaillès,Œuvres complètes de philosophie des sciences, Paris, Hermann, 1994 (notéesdans la suiteOCPS ), p. 599. (Le remaniement de la présentation de cette bibliographieest de la main des Éditions Matériologiques, Ndé.)

[6]Ibid.[7]Sur la logique et la théorie de la science , Paris, PUF, 1947 (OCPS , p. 504).[8] « Mathématique et formalisme »,Revue internationale de philosophie , n° 8, avril 1949

(OCPS , p. 663).

[9]Méthode axiomatique et formalisme. Essai sur le problème du fondement des mathémtiques, Paris, Hermann, 1938 (OCPS , p. 29).

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rationalité qu’il a esquissé, mais qu’il ne lui fut pas permis de dévelop-per. J’ai choisi trois thèmes : forme et contenu, histoire et dialectique,conscience et concept.

3] Forme et contenuLe problème de la mise en lumière de la rationalité des jugements et

des processus de raisonnement dans la science, tout particulièrementen mathématiques, consiste d’abord à écarter l’accidentel, ce qui signi-e séparer la forme de la matière. Cavaillès suit sur ce point la leçonde Kant et de Port-Royal10, mais il donne un nouveau sens, à la fois

plus élaboré et plus précisément adéquat, aux procédures effectives desmathématiques. Nous décrirons plus tard ce nouveau concept de forma-lisation, qui est un aspect essentiel de l’activité rationnelle. Mais nousinsisterons d’abord sur ses relations avec la logique. Bien que Cavaillèsparle de cette forme comme forme logique, il ne cherche jamais à laréduire à la logique ; ni à « l’étroit corselet des règles de la logique clas-sique11 », ni aux calculs modernes qui font partie des mathématiques enexplicitant et en complétant les règles de structure et de déduction parlesquelles est dé ni le système formel dans son ensemble. Sa conception

semble être très proche du formalisme modéré de Hilbert : « La forma-lisation des mathématiques ne peut s’effectuer par traduction dans lalogique, mais par reconstruction simultanée des deux disciplines12. »

Si promouvoir la rationalité dans les raisonnements de la scienceéquivaut à séparer la forme de la matière, la séparation qu’opère lalogique est trop radicale ; le philosophe de la rationalité devrait prê-ter attention à la relativité de l’opposition de la forme et du contenu.Cavaillès décrit la mise en évidence d’une forme en mathématiquecomme un processus à double face, qui décompose l’opposition forme-contenu à différents niveaux successifs. La forme paradigmatique estune réduction canonique qui expose l’aspect opérant d’un processus,vidé de son contenu variable ; par exemple le concept algébrique d’équa-tion qui distingue les variables, les paramètres, et les foncteurs, ce quidonne le « général ». Mais lorsque la forme opérante elle-même se trouvemobilisée etthématisée comme un nouveau genre d’objet variable, avec

[10]Sur la logique et la théorie de la science , op. cit. (OCPS , p. 485).

[11]Méthode axiomatique et formalisme , op. cit. (OCPS , p. 183).[12]Ibid., p. 175.

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Gilles-Gaston Granger • Mathématiques et rationalité dans l’œuvre de Jean Cavaillès

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plusieurs propriétés qui permettent différentes actualisations, nousobtenons des structures, ou plutôt des lois de construction à un niveausupérieur. Telles sont, en algèbre, les notions de groupe, d’anneau, dechamp, et les lois d’associativité et de commutativité des opérations…Métaphoriquement, le paradigme est un processus « horizontal », et lathématisation un processus « vertical ». Les deux sont un acte créatif dela pensée ; ils ne sont ni une pure uni cation de données diversi ées, nisimplement l’expulsion du contenu à partir d’une forme préexistante13.

Mais si ce processus de promotion des formes, de mise à jour dunon-accidentel dans les raisonnements, est un aspect fondamental de lapensée rationnelle, il ne doit pas cacher un autre de ses traits essentielsqui est sa relation permanente à des objets. « Avec le rapport aux objetscommence la mathématique véritable : une proposition est l’af rmationqu’une propriété est possédée par un ou plusieurs objets14. »

Cavaillès est fortement impressionné par la brèche cardinaledécouverte par Gödel, entre le réseau des déductions mathématiqueset le système des objets qui satisfont les axiomes d’une théorie. Ill’est aussi par le théorème de Löwenheim-Skolem, qui montre qu’unethéorie ayant un modèle peut aussi avoir un modèle dénombrable. Enrègle générale, ce qui le frappe est la non-catégoricité des théories,la détermination incomplète des objets par les règles du raisonne-ment, le fait que la saturation ou la non-contradiction d’un systèmed’axiomes n’implique pas l’unicité,modulo un isomorphisme, du sys-tème des objets. Edmund Husserl, qui voulait maintenir à la fois laprégnance des objets et l’autonomie des chaînes rationnelles de justi-cations, échoua, parce qu’il supposait que toute théorie est à la foisnon contradictoire et catégorique. Cette dernière supposition n’est pascorrecte, mais même ainsi, l’élaboration d’objets mathématiques, « l’en-gendrement indé ni des objets dans ce que nous appellerons lechampthématique15 », est certainement pour Cavaillès le moment essentieldu travail mathématique. Le progrès est alors obtenu par les relationsentre de tels objets, qui ne sont pas des entités génériques mais des« essences singulières16 » ; et la rationalité en mathématiques réside

[13]Sur la logique et la théorie de la science , op. cit. (OCPS , p. 508 sq) ; « La penséemathématique »,op. cit. (OCPS , p. 602).

[14]Méthode axiomatique et formalisme , op. cit. (OCPS , p. 113).

[15]Ibid., p. 185.[16]Sur la logique et la théorie de la science , op. cit. (OCPS , p. 560).

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dans les modalités complexes de ce travail, qui se manifeste en créantet en mettant en relation de nouvelles formes et de nouveaux contenus.

4] Histoire et dialectiqueL’une des leçons que les mathématiques peuvent donner au sujet

de la rationalité est la complexité du travail effectué dans l’analysede cette relation de la forme à la matière. Une autre leçon, parfai-tement comprise et développée par Cavaillès, est la nature de leurdéveloppementhistorique. Il existe bien sûr une histoire empirique desmathématiques ; mais cette histoire externe couvre un devenir plus

profond, « une histoire qui n’est pas une histoire » : « Il n’y a rien desi peu historique – au sens de devenir opaque, saisissable seulementdans une intuition artistique – que l’histoire mathématique17. »

Les mathématiques et la science en général, considérées commedes activités rationnelles, sont un « devenir conceptuel ». Aussi, lepassage d’une théorie à une autre, indépendamment du moment etdu rythme de sa réalisation empirique, est nécessaire bien que nonanticipable. Car cette nécessité n’est pas directement appréhendéedans l’histoire empirique.

Cependant, « [l’histoire empirique] est révélatrice des sens authen-tiques dans la mesure où elle permet de retrouver les liens perdus,d’identi er d’abord comme tels automatismes et sédimentations, deles revivi er ensuite en les replongeant dans l’actualité consciente18 ».

Mais elle ne peut pas être considérée comme un révélateur immé-diat ; elle est seulement utilisée « à l’envers, non comme mouvementen avant mais par le mythe du retour au passé 19 ».

La pensée rationnelle est décrite comme un « passage nécessai-rement progressif de l’acte à son sens20 »,acte et sens étant interprétésnon pas comme des événements empiriques mais par analogie avec lesnotions qui apparaissent dans la description du travail mathématique.La dénomination « dialectique » ne doit pas être comprise dans lestextes de Cavaillès selon la signi cation hégélienne, marxiste, ou mêmeplatonicienne du mot. Elle signi e qu’un moment ou qu’un degré dans

[17]Méthode axiomatique et formalisme , op. cit. (OCPS , p. 184).[18]Sur la logique et la théorie de la science , op. cit. (OCPS , p. 558).

[19]Ibid., p. 559.[20]Ibid., p. 511.

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Gilles-Gaston Granger • Mathématiques et rationalité dans l’œuvre de Jean Cavaillès

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la construction d’un objet de la pensée (particulièrement les entitésmathématiques) est conditionné par les propriétés, et tout spécialementpar les insuf sances, d’un moment ou d’un degré précédent. Mais ceconditionnement n’apparaît la plupart du temps qu’a posteriori.

Ce retard dans la connaissance rationnelle devrait cependant êtrereconnu comme un trait caractéristique de l’intelligibilité. On nepeut pas envisager toutes les possibilités en même temps, et les liensqu’elles entretiennent sont à comprendre l’une après l’autre : « Quetout ne soit pas d’un seul coup n’a rien à voir avec l’histoire, mais estla caractéristique de l’intelligible21. »

Cette nécessaire progressivité du rationnel ne doit pas êtreconfondue avec les accidents de l’actualisation, avec la « déchéancedans l’historicité ». Tel est le sens de ce que Cavaillès appelle sonaspect dialectique ; un aspect qui permet aussi à un spécialiste attentifd’histoire des sciences de retrouver les moments effectifs de la forma-tion de la rationalité.

5] Conscience et conceptLa pensée rationnelle ne doit pas être comprise comme une suc-

cession d’événements mentaux, et Cavaillès critique une logique etune doctrine de la science qui serait fondée sur une description psy-chologique. Il est vrai que la résolution d’un problème mathématiqueest une expérience22, mais l’expérience n’est pas un enregistrementpassif, elle est un acte accompli conformément à une règle ; elle estreproductible, et dans cette mesure est un non-événement23. Une tellecaractérisation exclut évidemment une dé nition psychologique. Uneexpérience est un « système de gestes », de mouvements, dont les résul-tats doivent être constatés après leur accomplissement.

Par contraste, « aucune conscience n’est témoin de la production deson contenu par un acte24 ». Elle n’engendre pas ses produits, « maiselle est chaque fois dans l’immédiat de l’idée, perdue en elle et se per-dant avec elle et ne se liant avec d’autres consciences […] que par lesliens internes des idées auxquelles celles-ci appartiennent25 ».

[21]Ibid., p. 517-518.[22] « La pensée mathématique »,op. cit. (OCPS , p. 594).[23]Ibid.

[24]Sur la logique et la théorie de la science , op. cit. (OCPS , p. 557).[25]Ibid., p. 560.

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Même si ces dernières lignes deSur la logique et la théorie de lascience ne sont pas parfaitement claires, on peut y comprendre queCavaillès ne rejette pas seulement le mode psychologique d’interpréta-tion de la pensée rationnelle, mais aussi son mode phénoménologique.« Ce n’est pas, écrivait-il, une philosophie de la conscience mais unephilosophie du concept qui peut donner une doctrine de la science26. »

À partir des lignes qui viennent d’être citées, on peut conjecturer,comme cela est confirmé par son analyse historique du travailmathématique, que Cavaillès entendait par « idée » la même chose que« concept ». Les concepts ne sont pas selon lui des notions génériquesvidées de leur contenu, mais des « essences singulières, individuelles »,dont les propriétés internes tissent des concaténations, et dont lesréseaux, indépendamment des événements psychologiques, sont lasubstance même de la connaissance conceptuelle. Une philosophiedu concept interprète le travail scientifique comme l’élaborationcréative de tels réseaux. Une philosophie de la conscience qui devraitrechercher l’« archéologie » des notions échouerait à percevoir lesactes corrélatifs des sens.

Mais il y a un autre trait signi catif de cette philosophie du concept,qui est lié à la thèse que la connaissance est connaissancedu monde.

« Il n’y a pas de connaissance qui puisse s’arrêter en chemin àl’intelligibilité fermée sur soi d’un système rationnel. Connaître n’aqu’une signi cation, c’est atteindre le monde réel27. »

Le processus opérant de la connaissance scienti que – et tout par-ticulièrement mathématique – étant une expérience, il est « incorpora-tion du monde à l’univers scienti que28 ». Cette relation de la penséeformelle à la réalité est encore effective en mathématiques, dans lamesure où la connaissance mathématique créative ne sépare pas leraisonnement formel et les objets, les règles et les contenus.

En conclusion, si nous devions caractériser la théorie de la ratio-nalité de Cavaillès par deux traits majeurs, peut-être pourrions-nousdire que cette nécessaire dualité des objets de la pensée et des règlesopératoires est le premier d’entre eux. Le second serait l’aspect néces-sairement progressif, ou dialectique, de son mouvement.

[26]Ibid.[27]Ibid., p. 535.[28]Ibid., p. 505.

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La philosophie des sciences de Henri Poinc

Gerhard HEINZMANN1

Dans les Actes du Congrès international de philosophie scienti que,qui s’était tenu à Paris en 1935, Louis Rougier note dans son

avant-propos « que la Sorbonne ne demandait qu’à renouer la tradition,inaugurée avec tant de maîtrise au début du XXe siècle, par le réno-vateur en France de la philosophie scienti que, Henri Poincaré2 ». Enmême temps, Philipp Frank, au nom des participants venant d’Europecentrale, souligne dans son allocution inaugurale l’in uence qu’exer-

çait Poincaré (1854-1912) dans les groupes de Vienne et de Prague oùon rejetait les doctrines de Bergson, Meyerson et Boutroux. Il af rmeen plus que « “le Cercle de Vienne” n’a reçu une direction scienti queconstructive que lorsque nous eûmes fait nôtre l’esprit de la nouvellelogique de Russell3 ». L’ambition de positionner l’empirisme logiquedans l’héritage de Poincaré semble être anachronique et paradoxalepuisque Poincaré s’opposait justement à cet « esprit de Russell » enplusieurs points fondamentaux. Et cependant, l’actualité de l’épisté-mologie de Poincaré consiste d’une part dans le fait que la connais-

sance physique et géométrique n’est plus régie par une appréhensionintuitive directe des objets représentés (« principe psychologique derelativité4 ») et qu’elle permet d’autre part d’éviter quelques dif cultés

[1] Département de philosophie, Université Nancy II, Laboratoire de philosophie et d’histdes sciences, Archives Henri-Poincaré (LPHS), UMR 7117 du CNRS.

[2] Louis Rougier, « Avant-propos »,Actes du Congrès international de philosophie scientique,Sorbonne, Paris 1935, vol. I, Paris, Hermann, 1936, p. 5.

[3] Philipp Frank, « Allocution inaugurale »,Actes du Congrès international de philosophiescientique, Sorbonne, Paris 1935, vol. I, Paris, Hermann, 1936, p. 13-14.

[4] Henri Poincaré,Dernières pensées [1913], Paris, Flammarion, 1963, p. 101.

[Chapitre 15]

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essentielles que l’empirisme logique a rencontrées depuis. La phi-losophie dans l’héritage de l’empirisme logique exige en particulierun remaniement qui re ète un souci constant de Poincaré : l’élémentrationnel en mathématiques ne peut se réduire à une description for-melle de son objet.

En fait, on oppose souvent deux thèses sur les fondements des mathé-matiques : l’une présuppose que la structure des mathématiques estxée indépendamment de l’expérience sensible et de l’intuition intel-lectuelle. Les mathématiques se réduisent alors ou bien à une formetranscendante ou bien à la logique. Cette première voie est soutenue parla tendance d’une tradition « aristotélico-thomiste ». Elle prend la formedu platonisme ou du formalisme. À l’opposé sont placées les théories quiconçoivent les mathématiques et la logique ou bien comme un processusd’abstraction et de construction à partir de données sensibles, ou biencomme processus de construction de formes subjectives. Cette deuxièmevoie correspond à la tendance de tradition intuitionniste. L’intuitionest donc considérée comme une représentation sensible (Kant), unereprésentation combinatoire-empirique (Curry) ou comme une capacitéintellectuelle (Brouwer et, partiellement, Poincaré).

Poincaré, d’emblée antilogiciste et antiformaliste, s’aperçoit dansson ébauche philosophique des fondements des mathématiques que lesdémarches méthodiques de la construction et de l’analyse descriptivedoivent se suivre dans cet ordre même (construction-analyse) et quel’analyse ne consiste plus dans l’inversion traditionnelle de la syn-thèse, mais qu’elle concerne le passage d’un niveau « intuitif » d’accèsaux objets à un niveau d’accès « abstrait » (symbolique). Tout en res-tant intuitionniste, la pensée philosophique de Poincaré intègre deséléments de formalisation5.

Je passerai en revue le conventionnalisme poincaréien en géométrieet son extension affaiblie à la physique, son semi-intuitionnisme enlogique et en arithmétique ainsi que son prédicativisme en théorie desensembles. Je montrerai comment cette énumération traditionnelledes « ismes » cache nalement un autre « isme »,l’occasionnalisme.Celui-ci unit la pensée philosophique de Poincaré qui se manifestepar une hiérarchie où les conventions géométriques et les principes

[5] Ainsi peut se résumer mon étudeEntre intuition et analyse. Poincaré et le concept deprédicativité , Paris, Blanchard, 1985.

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Gerhard Heinzmann • La philosophie des sciences de Henri Poincaré

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physiques suivent l’arithmétique « aprioriste » et précèdent les loisphysiques empiriques6. Il faut en n être conscient que les textes phi -losophiques de Poincaré ne sont pas des monographies, mais souventdes compilations d’articles de vulgarisation et de préfaces dont le voca-bulaire n’est pas uni é. Ils ne sont guère compréhensibles sans leurmise en situation historique7.

1] Le conventionnalisme en géométrieet son extension en physiqueLe concept kantien desynthétique a priori a provoqué des apories

que l’empirisme logique a voulu surmonter en postulant ses deuxdogmes : celui de la séparation du langage observationnel et théoré-tique et celui de la possible réduction de la signi cation empiriqueà l’expérience. Il est bien connu que ces dogmes furent critiqués àpartir de Willard Van Orman Quine. Quine refuse qu’une expériencecruciale puisse déterminer la signi cation des termes observationnelset il refuse même que la distinction entre analytique et synthétiqueconcerne une différence logique. Il est également connu que parmiceux qui furent considérés comme précurseurs des empiristes logiques,

Pierre Duhem se distingue par le fait qu’il semble être en même tempsprécurseur de la critique quinienne. La thèse holiste de Duhem-Quineconcerne la mise en question de la séparation du langage théorétiqueet observationnel. On sait moins qu’il faut également placer Poincaréparmi ces précurseurs qui survivent à la critique de Quine ; car lesconventions de Poincaré ne sont ni analytiques ni synthétiques, maiselles sont une sorte de sélection bicéphale de propositions analytiquesmais non logiques, et « guidées » en même temps par l’expérience. Ainsi Poincaré semble réconcilier nature et culture par la conjectured’un degré de liberté, restreint non seulement par l’expérience mais

[6] Voir Michael Friedman, « Poincarés Konventionalismus und die logischen PositivisteReport 14/93 of the Research Group on Semantical Aspects of Spacetime Theories,Bielefeld, ZiF, 1993, p. 4 ; Gerhard Heinzmann,Zwischen Objektkonstruktion undStrukturanalyse , Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1995.

[7] On trouve dans Laurent Rollet (Des mathématiques à la philosophie. Étude du parcours intel- lectuel, social et politique d’un mathématicien au début du siècle,Villeneuve d’Asq, PressesUniversitaires du Septentrion, 2000) une étude minutieuse du contexte philosophique intellectuel dans lequel s’enracine l’œuvre de Poincaré. Voir aussi Philippe Nabonnand (édLa Correspondance entre Henri Poincaré et Gösta Mittag-Lefer , Basel, Birkhäuser, 1999.

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également par des critères de commodité interne et externe incluantla justesse anthropologique. Plusieurs interprétations concurrentesdu conventionnalisme poincaréien ont vu le jour :

(1) Hans Freudenthal a bien montré que les vues de Louis Rougieret de Moritz Schlick, qui interprètent les axiomes géométriques conven-tionnels comme dé nitions implicites, sont fondées sur un malentenduanachronique qui considérait les lunettes de David Hilbert à tort commeinstrument adéquat 8. Bien que le livreLa Science et l’hypothèsene soitpublié qu’en 1902, donc trois ans après lesFondements de la géométrie de Hilbert, il est en vérité un recueil qui rassemble des articles rédigésdans les années 1890. Or, dans ces articles, Poincaré n’anticipe pas lavue de Hilbert selon laquelle les axiomes d’un système formel ne sontrien d’autres que des formes d’énoncés et donc dépourvueseo ipsod’unevaleur de vérité. Poincaré utilise le terme dé nition déguisée avant1899 pour exprimer que certains axiomes ne sont qu’en apparence uti-lisés de manière descriptive, maisdé nissent en vérité l’objectivité d’unfait. Ce fait ne se trouve dé ni qu’à la structure près mais re ète bienla vérité de certaines relations entre objets dont les qualités restent –comme chez Helmholtz et d’autres – inconnaissables9 :

Ce que [la science] peut atteindre, ce ne sont pas les choses elles-mêmes, comme le pensent les dogmatistes naïfs, ce sont seulement lesrapports entre les choses ; en dehors de ces rapports, il n’y a pas deréalité connaissable10.

Une dé nition déguisée ou convention n’est pas opposée à une dé-nition explicite, car elleest explicite et non implicite, mais elle estopposée à une simple description des choses. Le terme « dé nitiondéguisée » caractérise une dé nition explicite d’une structure dégui-sée, en axiome intuitif sur des choses.

(2) La thèse que le conventionnalisme se réduise à un problème detraduction entre différents systèmes de la géométrie pure n’est passeulement dépourvue d’intérêt philosophique, puisque mathémati-quement décidable, mais elle est également fausse11.

[8] Hans Freudenthal, « Die Grundlagen der Geometrie um die Wende des 19. Jahrhunderts Mathematisch-Physikalische Semesterberichte , 7, 1961, p. 2-25.

[9] Henri Poncaré,La Science et l’hypothèse [1902], Paris, Flammarion, 1968, p. 174.[10]Ibid., p. 25.[11] Voir Suzanne Wright,Henri Poincaré : A Developmental Study of his Philosophical

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(3) On peut nalement lier le conventionnalisme poincaréien à unegéométrie interprétée ou physique. Cette thèse est soutenue en par-ticulier par les interprètes appartenant à l’empirisme logique commeMoritz Schlick, Hans Reichenbach et Rudolf Carnap. En sa faveurparlent trois arguments principaux qui, certes, ne se trouvent querarement mentionnés ensemble. Ils possèdent la forme suivante12.

(a) L’espace est amorphe dans le sens que sa structure internen’implique aucune métrique particulière. La dé nition d’une distance,et donc d’une géométrie, exige une donnée externe qui, à l’intérieurdu cadre présupposé d’une courbure constante, peut varier. Ainsi, iln’y a plus aucune raison de supposer que la structure de l’espace estuniquement déterminée par des faits géométriques. Cependant, ilpourrait toujours exister une raison physique pour maintenir un pointde vue empirique, c’est-à-dire pour étayer la conviction que la bonnegéométrie serait celle qui correspond aux faits extérieurs. Poincaréexclut cette possibilité par :

(b) la présupposition holiste d’une corrélation entre géométrie etphysique. Il est bien connu que, même après le choix d’une métrique,la géométrie de l’espace n’est pas encore complètement déterminée :on ne peut la tester sans admettre d’autres hypothèses physiques, parexemple concernant la rigidité des corps ou le comportement de rayonslumineux. Poincaré remarque qu’il nous faut choisir la métrique et leshypothèses physiques de manière à ce que la géométrie et la physiqueréunies coïncident avec les « faits ». Il y donc la possibilité de porter sonchoix conventionnel, soit sur les éléments géométriques, soit sur ceuxde la physique. Cette position holiste du conventionnalisme semblereposer sur une autre présupposition, à savoir sur :

(c) la conjecture de la différence entre théorie et observabilité.

Étant donné que le fait empirique est conçu comme une invarianteobservable à partir de différentes descriptions physico-géométriques,il devrait être directement accessible, indépendamment de tout cadrethéorique. Or, il semble assez évident que la thèse poincaréienne de la

and Scientic Thought , thèse, Havard University, 1975, p. 151 et Georg Süßmann,« Kennzeichnungen der Räume konstanter Krümmung »,Philosophia naturalis, 27, 1990,p. 206-233. Il n’existe pas d’homéomorphisme de l’espace compact elliptique sur l’espace non compact hyperbolique.

[12] Voir Wright,Henri Poincaré : A Developmental Study of his Philosophical and ScientiThought , op. cit., p. 144 sq.

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relativité psychologique de l’espace – qui dit que nous pourrions avoirdifférentes images mentales du monde qui ne sont ni plus vraies et nimoins vraies que celles que nous avons présentement13 – est incom-patible avec un accès direct au monde réel. Il est bien possible que,ontologiquement parlant, il existe un monde indépendant de notreesprit, mais cette indépendance n’est pas épistémologique. Et il n’y aplus de place non plus pour unsynthétique a priori. Il serait cepen-dant imprudent d’exagérer la distance avec la théorie kantienne. Lesconventions de Poincaré ne sont nullement des notations quelconquesd’un fait, mais sont elles-mêmes la condition de la possibilité de parler,si ce n’est des faits, au moins de leur objectivité14.

Les conventions sont guidées par l’expérience et le choix d’une conven-tion est déterminé par le critère de commodité . Mais Poincaré y ajouteencore une autre af rmation qui, à la lumière de la théorie générale dela relativité, ne trouve aujourd’hui guère plus qu’un intérêt historique :il prétend que la géométrie euclidienne n’aurait rien à craindre d’expé-riences nouvelles. Comment justi er une telle position ? L’argumentlogique du holisme est de toute façon insuf sant pour s’assurer quel’on peut toujours garder la géométrie euclidienne. Ce qu’il nous fautest l’assurance que les lois physiques sont vraiment modi ables de tellesorte que la géométrie euclidienne puisse être conservée.

Cependant, une autre argumentation, indépendante du dévelop-pement technique, est bien possible. Une préséance de la géométrieeuclidienne pourrait être maintenue dans une perspective de compré-hension. La géométrie euclidienne est alors irréfutable parce qu’elledé nit, dans la genèse logique de l’espace géométrique, les méthodesde mesure au niveau d’un horizon d’objectivité qui correspond à notreexpérience avec les corps de grandeur moyenne. Et c’est en effet cette

sorte d’expérience qui est à l’origine de la reconstruction logique del’espace géométrique selon Poincaré.Il faut d’abord souligner que, contrairement à Hilbert, Poincaré

lie ses recherches sur les fondements de la géométrie15 au concept

[13] Andreas Kamlah, « Poincaré’s Philosophy of Relativity and Geometrical Intuition »,in Jean-Louis Greffe, Gerhard Heinzmann & Lorenz Kuno (hrsbg),Henri Poincaré. Wissenschaftund Philosophie , Berlin-Paris, Akademie Verlag-Blanchard, 1996, p. 145-167 : 153sq.

[14] Henri Poincaré,La Valeur de la science[1905], Paris, Flammarion, 1970, p. 23.[15] VoirLa Science et l’hypothèse , op. cit., chapitre 4, modication légère de « L’espace

et la géométrie »,Revue de Métaphysique et de Morale , 3, 1895, p. 631-646 ;Des

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de groupe qui, dès 1880, est considéré comme forme invariante dedifférentes géométries16. La géométrie n’est rien d’autre que l’étuded’un groupe. Et « puisque l’existence d’un groupe n’est pas incompa-tible avec celle d’un autre groupe », on ne peut dire qu’une géomé-trie est vraie et qu’une autre est fausse : le choix entre différentesgéométries est comparable à celui d’un système de coordonnées17. Au départ, notre corps joue ce rôle de système de coordonnées parrapport auquel nous localisons un objet dans l’espace18. Localiserun objet dans l’espace représentatif signi e pour Poincaré ré échirsur le déroulement d’une action pour atteindre cet objet, c’est-à-direré échir sur des séquences de sensations musculaires et non spa -tiales. Pour classi er ces sensations, Poincaré introduit la catégorieessentiellement vague d’espace représentatif 19 : il n’y a ni mesureni possibilité de parler d’axes constants par rapport à notre corpsmais grâce à lui, on peut comparer des sensations de même genreet constater la contiguïté de deux objets. Per se, toutes les sensa-tions sont différentes, puisqu’accompagnées, par exemple de « sen-sations olfactives ou auditives diverses20 ». Leur indiscernabilité estune conséquence de notre classi cation abstractive. Retenons que

l’espace représentatif n’est pas formé par une classi cation à partirde sensations motrices, mais qu’il est au contraire la condition néces-saire d’une classi cation de sensations motrices. Il est une forme denotre entendement et non de notre sensibilité puisqu’une sensationindividuelle peut exister sans lui21.

fondements de la géométrie , Louis Rougier (éd.), Paris, Chiron, 1921, première publication1898 en anglais ;La Valeur de la science , op. cit., chapitre 3, extrait de « L’espace etses trois dimensions »,Revue de Métaphysique et de Morale , 11, 1903, p. 281-301 ;

Science et méthode[1908], Paris, Kimé, 1999, 2e

livre, chapitre 1, 1re

édition, « Larelativité de l’espace »,Année psychologique , 13, 1907, p. 1-17 etDernières pensées op. cit., article « Pourquoi l’espace à trois dimensions » [1912].

[16] Jeremy Gray & Walter A. Scott,Henri Poincaré. Trois suppléments sur la découverte desfonctions fuchsiennes, Berlin-Paris, Akademie Verlag-Blanchard, 1997, p. 76.

[17] Poincaré, « Sur les hypothèses fondamentales de la géométrie »,Bulletin de la SociétéMathématique de France , 15, 1887, p. 203-216 (cité selon la réimpressioninPoincaré,Œuvres, Paris, Gauthier-Villars, vol.XI,1956, p. 79-91 : 90sq.

[18]Science et méthode , op. cit., p. 104.[19]Des fondements de la géométrie , op. cit., p. 7 sq.[20]Dernières pensées, op. cit., p. 142.[21]Des fondements de la géométrie , op. cit., p. 3.

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La construction de l’espace géométrique procède maintenant dufait observable qu’un ensemble d’impressions peut être modi é selondeux façons distinctes : d’une part sans que nous éprouvions des sen-sations musculaires, et d’autre part par une action motrice accompa-gnée de sensations musculaires. Dans le premier cas, Poincaré parled’un changement externe, dans le deuxième cas, d’un changementinterne. Cette observation suggère une classi cation conventionnelledes changements externes : les changements externes corrigibles par unchangement interne sont appelés changements de position, les autreschangements d’état. Par la relation le changement externe x est compen-sable par le même changement interne que le changement externe y22,on peut rassembler les changements externes équivalents dans lesmêmes classes qui s’appellent alorsdéplacements. L’étude de la struc-ture de ces déplacements nous suggère d’autres idéalisations : on passeau concept mathématique de groupes continus de transformations (G).On distingue ensuite parmi les déplacements appartenant aux groupesisomorphes à G (dont certains peuvent opérer sur des matières plussimples que l’espace représentatif) ceux qui conservent certaines sensa-tions. Les plus intuitifs sont les sous-groupes de rotations. Par la prise

en considération des sous-groupes, on obtient une caractérisation desgroupes qui correspondent aux géométries à courbure constante. Parmices groupes, nous choisirons nalement celui qui permet « l’af rmationde l’existence d’un sous-groupeinvariant dont tous les déplacementssont échangeables et qui est formé de toutes les translations23 ». End’autres termes, nous choisirons le groupe qui correspond à la géomé-trie euclidienne, parce que ses sous-groupes sont mieux suggérés parl’expérience. En principe, nous aurions pu xer une autre convention.

Poincaré est bien conscient que la validité des propriétés de groupe

en question ne résulte pas d’une ré exion a priori mais qu’elle estau contraire exposée au danger d’une réfutation empirique. Et pour-tant, « la géométrie est à l’abri de toute révision24 ». Pour résoudre ceparadoxe, Poincaré introduit des conventions, et ceci dès les premierspas de sa construction : en effet, dans l’espace représentatif déjà, leschangements de position ne peuvent jamais être exactement réalisés

[22]Ibid., p. 15.[23]Ibid., p. 34.[24]Ibid., p. 19.

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puisque, en général, la position de départ ne coïncide pas exactementavec la position nale. Lorsque l’observation de nos sensations, provo-quée par un changement interne, ne correspond pas à la compensationattendue, elle est soit rayée, soit remplacée par une nouvelle « conven-tion arti cielle » qui considère le changement comme la résultante dedeux composantes : l’une satisfait rigoureusement la compensation, laseconde étant une altération qualitative qui est dorénavant négligée25.Pour obtenir une coïncidence exacte, il faut donc lire les correctionsconduisant à des changements de position en tant qu’ordres d’actionen vue d’une intention. On agit comme si on pouvait réaliser cetteintention comme norme par rapport à « des corps idéaux […] tiré[s]de toutes pièces de notre esprit26 ». Et pourtant, ce qui est réalisén’est pas la norme, mais seulement l’ordre de réaliser cette norme.L’expérience y joue un double rôle : elle est à la fois l’occasion pourintroduire la norme (sa ratio cognoscendi27) et l’occasion (pour utiliserla norme en vue de conceptualiser la réalité28. Comme la catégorie del’espace représentatif, le concept général de groupe est une forme denotre entendement.

Quant au statut épistémologique des hypothèses en mécanique,

Poincaré se positionne – comme dans sa discussion de la géométrie – par rapport à la dichotomie entre le prétendu empirisme de l’Écoleanglaise et l’apriorisme de l’École française29. Les principes de lamécanique ont certes, selon Poincaré, une origine empirique mais ilssortent néanmoins de la limite du contrôle expérimental, sans êtrea priori au sens classique du terme30. Pour comprendre cette positionmédiane, il importe de distinguer « ce qui est expérience, raison-nement mathématique, ce qui est convention, ce qui est hypothèse31 ».

En fait, l’expérience qui nous conduit au résultat expérimental

repose sur la répétition d’un phénomène, et donc sur l’induction phy-

[25]Ibid., p. 19-20.[26]La Science et l’hypothèse , op. cit., p. 93.[27] Voir par exemple « Des fondements de la géométrie. À propos d’un livre de M. Russel

Revue de Métaphysique et de Morale , 7, 1899, p. 251-279.[28]Des fondements de la géométrie , op. cit., p. 20.[29]La Science et l’hypothèse , op. cit., p. 111.[30] Gilbert Lelièvre,H. Poincaré : La Science et l’hypothèse , CNED, Agrégation externe de

philosophie, Institut de Vanves, 2000, p. 80, p. 173.[31]La Science et l’hypothèse , op. cit., p. 111.

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sique32. Toute généralisation étant une hypothèse33, une loi ou hypo-thèse générale est obtenue par le fait que chaque résultat de la phy-sique empirique peut être généralisé de différentes manières et qu’onest bien obligé de corriger l’expérience34. Mais tandis qu’en géométrieles conventions (ou dé nitions) commodes sont choisies en fonctiond’objets (corps solides, rayons) qui ne sont pas ceux de la géométrie,en mécanique les conventions sont commodes par rapport aux objetsmécaniques35.

Mise à part la différence de taille, à savoir que la géométrie exige unedouble abstraction conventionnelle, par rapport aux objets et aux lois,Poincaré utilise en mécanique la même procédure qu’en géométrie pourpasser des lois empiriques, entendues en tant qu’hypothèses générales,aux principes incluant des éléments explicitement conventionnels36 :

Quand une loi a reçu une conrmation sufsante de l’expérience,nous pouvons adopter deux attitudes, ou bien laisser cette loi dans lamêlée ; elle restera soumise alors à une incessante révision qui sansaucun doute nira par démontrer qu’elle n’est qu’approximative. Oubien on peut l’ériger enprincipe , en adoptant des conventions tellesque la proposition soit certainement vraie. Pour cela on procède tou-jours de la même manière. La loi primitive énonçait une relation entredeux faits bruts A et B ; on introduit entre ces deux faits bruts un inter-médiaire abstrait C, plus ou moins ctif […]. Et alors nous avons unerelation entre A et C que nous pouvons supposer rigoureuse et quiest leprincipe; et une autre entre C et B qui reste une loi révisable.Le principe, désormais cristallisé pour ainsi dire, n’est plus soumis aucontrôle de l’expérience. Il n’est pas vrai ou faux, il est commode37.

Cependant, en physique proprement dite, c’est-à-dire en optique eten électrodynamique, les éléments conventionnels semblent affaiblis.

[32]Ibid., p. 26.[33]Ibid., p. 165.[34]Ibid., p. 161, p. 159.[35]Ibid., p. 152.[36]La Valeur de la science , op. cit. (p. 126-127) énumère six principes : celui de la conser-

vation de l’énergie, de la dégradation de l’énergie (Carnot), de l’égalité de l’action etde la réaction (Newton), de la relativité, et celui de la moindre action. Pour les principede la mécanique, Jacobi a déjà utilisé un demi-siècle avant Poincaré le terme de convention (Helmut Pulte, « Beyond the Edge of certainty : Reections on the Rise of PhysConventionalism »,Philosophia Scientiae,4(1), 2000, p. 47-68).

[37]La Valeur de la science , op. cit., p. 165-166.

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duction àLa Science et l’hypothèse, citée ci-dessus. Nous allons étudierle cas le plus intéressant, celui de l’application du principe de relativitéà l’électrodynamique. En mécanique, le principe du mouvement relatifénonce que la forme des équations différentielles demeure la mêmesi l’on change les axes de coordonnées, ces axes restant immobiles ouqu’ils soient mobiles mais « entraînés dans un mouvement rectiligneet uniforme41 ». En utilisant dans sa célèbre conférence de Saint-Louis(1904) la dénomination de « principe [physique] de relativité », qui nes’applique pas « aux équations nies directement observées, mais auxéquations différentielles42 », Poincaré rapporte que Lorentz introduitles hypothèses du « temps local » et de la « contraction uniforme dansle sens du mouvement » pour tenter de sauver le principe dans sonapplication au domaine électromagnétique43. Et même si « les théori-ciens en avaient fait bon marché a n de mettre en concordance leursautres vues générales » il est de toute façon impossible de con rmerexpérimentalement le mouvement absolu de la Terre44. Nous sommesainsi, remarque Poincaré, naturellement portés à admettre le postulatde relativité dans tous les domaines45. Selon cette argumentation excontrario, le principe étendu n’est plus con rmé, comme l’était celui de

la mécanique, par « l’expérience la plus vulgaire », et nous ne pouvonsplus dire que l’hypothèse inverse répugne à l’esprit46. En postulantau contraire le principe comme « loi générale de la Nature », celui-cine trouve plus sa con rmation directe dans l’expérience, mais sarai-son dans une théorie : elle explique pourquoi aucune expérience n’estsusceptible de nous faire connaître le mouvement absolu de l’univers.

Une contribution importante de Poincaré consiste en la découverteque les équations de l’électrodynamique sont invariantes modulo lestransformations du groupe de Lorentz47. Néanmoins, pour « éviter d’in-

tolérables contradictions », il lui faut poser l’hypothèse pour elle-même

[41]La Science et l’hypothèse , op. cit., p. 130. Voir aussiDernières pensées, op. cit.,p. 101-102.

[42]Dernières pensées, op. cit., p. 103.[43] VoirLa Valeur de la science , op. cit., p. 132sq.[44]Ibid., p. 132.[45] « La dynamique de l’électron »,Rendiconti del Circolo matematico di Palermo , 21, 1906,

p. 129-176 (cité selon la rééditioninŒuvres,op. cit., vol. IX, p.494-550 : 495.[46] VoirLa Science et l’hypothèse , op. cit., p. 129.[47] « La dynamique de l’électron »,op. cit., p. 495, p. 499. Michel Paty, « Poincaré et le

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à la fois invéri able et infalsi able 48, d’une « force spéciale », c’est-à-dire d’une « pression49 ». Étant donné que nous n’avons également« aucun moyen de savoir » si la contraction de Lorentz-Fitzgerald « estréelle50 », le principe de relativité possède un caractère convention-nel : ce n’est que sous condition que l’on admet certaines hypothèsesinaccessibles à l’expérience qu’il est en concordance avec une théoriecon rmée par l’expérience.

On voit que le principe de relativité devient ainsi une condition depossibilité pour que des lois empiriques concernant nos observationspuissent prendre la forme d’équations différentielles. Il est, en d’autrestermes, une sorte d’hypothèsenaturelle dont l’utilité consiste surtoutdans sa fécondité comme condition de description physique. Mais c’estpour cette même raison que son statut de principe, c’est-à-dire soncaractère conventionnel se trouve nalement affaibli : « Si un principecesse d’être fécond, l’expérience, sans le contredire directement, l’auracependant condamné51. » Le conventionnalisme de Poincaré est doncplus proche d’une position pragmatiste au sens de Peirce que d’unconventionnalisme linguistique.

Quel lien existe-t-il entre la géométrie et la physique ?Nous avons vu que les conventions en géométrie ne sont nullement

arbitraires, mais toujours guidées par l’expérience. Cependant, en géo-métrie, le choix entre différents groupes est en principe, donc indépen-damment du critère de commodité, compatible avec l’expérience. Parcontre, ce choix entre règles contraires n’est pas une caractéristiquegénérale du conventionnalisme poincaréien : il peut être impossibledans les systèmes complexes de la physique : « La science est une règled’action qui réussit, au moins généralement et, j’ajoute, tandis quela règle contraire n’aurait pas réussi52. » En présupposant pour lesfondements de la géométrie la catégorie préexistante de la notion degroupe et, en physique, celle des équations différentielles, le conven-tionnalisme de Poincaré intègre également un élément kantien.

principe de relativité »,in Greffeet al., Henri Poincaré. Wissenschaft und Philosophie , op.cit., p. 101-143 : 112sq.

[48]La Science et l’hypothèse , op. cit., p. 167.[49] « La dynamique de l’électron »,op. cit., p. 496.[50]Science et méthode , op. cit., p. 100.[51]La Valeur de la science , op. cit., p. 146.[52]Ibid., p. 154.

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Nous savons que la genèse de l’espace géométrique est conçue àpartir de l’expérience des mouvements des corps solides.

À chaque déplacement possible du corps solide correspondait […]une transformation de l’espace en lui-même, n’altérant pas les formeset les grandeurs des gures ; et la géométrie n’est que […] l’étude dela structure du groupe formé par ces transformations53.

Mais il existe une deuxième manière de construire l’espace : à par-tir du groupe « des transformations qui n’altèrent pas nos équationsdifférentielles54 ». Ce point de vue, qui concerne d’ailleurs aussi letemps, permet une généralisation des méthodes de mesure : de la

congruence de deux gures obtenue grâce à la présupposition de corpssolides indéformables, on passe à l’égalité grâce aux systèmes méca-niques supposés isolés de systèmes voisins55. Dans sa conférence deLondres, faite quelques mois avant sa mort, Poincaré se demande sila géométrie est toujours à l’abri de toute révision, même si on la fondeselon la deuxième manière en acceptant en plus le récent progrès dela physique56. Or57, la constatation d’un récent progrès correspond àl’opposition faite par Poincaré entre les transformations du groupe deLorentz par rapport aux axes xes et à des axes animés d’un mou-vement de translation où les corps solides ne sont plus invariables,différence qui correspond elle-même à la distinction entre la théoriedes électrons de Lorentz et la théorie de la relativité d’Einstein. PourPoincaré, cette nouvelle théorie n’est que l’expression de l’introductiond’une nouvelle convention. Il voit bien que le résultat qu’elle impliqueest jugé par certains plus commode, mais ceci ne l’incite pas à aban-donner l’ancienne convention. Doit-on lui reprocher qu’il souligne tropla commodité de l’aspect géométrique du système58 en négligeant la

[53]Dernières pensées, op. cit., p. 106.[54] Ibid.[55]Ibid.; Kamlah, « Poincaré’s Philosophy of Relativity and Geometrical Intuition »,op. cit.,

p. 164.[56]Dernières pensées, op. cit., p. 97.[57] Je suis pour le reste du paragraphe Paty, « Poincaré et le principe de relativité »,op. cit.,

p. 131sq. et Scott Walter,Hermann Minkowski et la mathématisation de la théorie de larelativité restreinte, 1905-1915 , thèse, Université Paris VII, 1996, p. 198-200.

[58] Un tel argument est avancé par Wolfgang Stegmüller,Probleme und Resultate derWissenschaftstheorie und Analytischen Philosophie , Bd. II,Theorie und Erfahrung, Berlin,Springer, 1970, p. 162.

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nouvelle convention, puisque l’espace et le temps n’y sont plus deuxentités entièrement distinctes ? En fait, je crois que pour Poincarél’élément décisif est plutôt le critère pragmatique de la fécondité.Par rapport à celui-ci, la nouvelle théorie de la relativité ne possèdeun avantage net que dans sa version générale, publiée bien après lamort de Poincaré : le concept géométrique, au sens de Helmholtz-Lie-Poincaré (constance de la courbure), y est dé nitivement abandonné.

2] Raisonnement mathématique, logique et arithmétiqueNous avons vu que Poincaré caractérise le conventionnalisme en

géométrie et son extension en physique par une double relation qui lieces théories à l’expérience : celle-ci est d’une part l’occasion qui nousfait prendre conscience si non d’une catégorie préexistante de l’espritau moins de la possibilité d’introduire des conventions qui trans-forment des lois en principes ; l’expérience sert d’autre part d’occasionpour tester les normes ainsi xées. Ce double rôle que joue l’expériencedans la constitution des conventions justi e d’appeler la position dePoincaré « occasionnalisme ». Quelle forme prend cet occasionnalismeen arithmétiques ?

Dans une célèbre réponse à Russell, Poincaré refuse de distinguerla psychologie de la logique et de l’épistémologie59. Il serait cependantfaux de croire qu’il confond ainsi logique et psychologie. En effet,Poincaré n’utilise pas le terme psychologie dans son sens moderne. Ill’emploie dans toutes les situations où il veut souligner la dimension dela compréhension, en particulier son élément historique, qu’il opposeà l’exposition logiquement correcte du résultat. Il n’est donc pas éton-nant que, selon Poincaré, les mathématiques nécessitent l’intuitionnon seulement dans le contexte de la découverte, mais également dansle contexte de la justi cation60. Dans les mathématiques, l’intuitionpure est nécessaire pour comprendre les preuves.

[59] « La logique de l’inni »,Revue de Métaphysique et de Morale , 17, 1909, p. 461-482(cité selon la rééditioninGerhard Heinzmann (éd.),Poincaré, Russell, Zermelo et Peano.Textes de la discussion (1906-1912) sur les fondements des mathématiques : des antinomià la prédicativité , Paris, Blanchard, 1986, p. 235-256).

[60] Ce fait est souvent négligé. Par contre, on cite parfois (voir par exemple MichaeD. Resnik, « On Understanding Mathematical Proofs »,in Greffe et al.,Henri Poincaré.Wissenschaft und Philosophie , op. cit., p. 459-466 : 459) le passage suivant : « La logiquequi peut seule donner la certitude est l’instrument de la démonstration : l’intuition

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Depuis 1905, Poincaré s’oppose ainsi à la thèse logiciste qui prétendpouvoir démontrer toutes les vérités mathématiques sans recours àl’intuition, une fois admis les principes de la logique. Or, Poincarésuspecte que les logiciens font en vérité une utilisation équivoque duterme logique, qu’ils ne visent plus l’ancienne, mais une « nouvellelogique » contenant des principes de démonstration synthétiques oudes formations de concepts non logiques. Et il a évidemment raison.Non seulement la logique moderne des prédicats est plus riche que lalogique traditionnelle (la syllogistique), mais pour faire face à l’idéede réductionnisme, on est même conduit à l’élargir encore par certainspostulats ensemblistes d’existence.

Selon Poincaré, les antinomies découvertes au tournant du siècle – à l’image du paradoxe de Russell – sont la conséquence d’un usageabusif de l’intuition à l’égard des entités abstraites61. Et cet usageintuitif est lui-même suggéré par la méthode erronée du réalismeconceptuel (platonisme). Car pour un antiplatoniste comme l’a étéPoincaré depuis 1906, dans le contexte donné l’intuition n’est pas unmode évident de représentation d’un objet mais concerne plutôt notrecapacité de suivre une règle. Une « vraie » intuition pure peut être

distinguée d’une simple évidence par le fait qu’elle réfère à ce que l’onpeut faire à la place de ce qui existe. En ce sens, l’intuition pure n’estpas dirigée vers le même objet que l’intuition sensible ou l’imagina-tion62. Elle est la conscience d’une capacité de l’esprit et l’expériencenous donne l’occasion d’utiliser cette capacité.

Ainsi, par exemple, la certitude de l’induction complète, considéréepar Poincaré comme jugement synthétiquea priori, provient du fait

l’instrument de l’invention » (La Valeur de la science , op. cit., p. 37 ;Dernières pensées,op. cit., p. 130). Mais ce texte résume seulement une discussion sur l’intuition sensibleet les procédures analytiques. Poincaré ajoute aux lignes déjà citées : « Au moment deformuler cette conclusion, je suis pris d’un scrupule », et quelques pages plus loin, il sligne que l’intuition pure donne également la certitude et permet de démontrer (La Valeurde la science , op. cit., p. 39).

[61] Il faut remarquer que le terme « intuition » est bien ambigu. Ce fait est fort connu et excitement discuté par Poincaré lui-même. DansLa Valeur de la science , il distingue quatresortes d’intuition : un appel aux sens et à l’imagination, la généralisation par induction l’intuition du nombre pure : celle d’où est sorti l’axiome de l’induction. Les deux premisortes ne peuvent nous donner la certitude, mais, dit-il, « qui doutera sérieusement de troisième, qui doutera de l’Arithmétique ? » (La Valeur de la science , op. cit., p. 33).

[62]Ibid., p. 39.

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qu’elle est l’af rmation de l’intuition directe de la puissance de l’espritde « concevoir la répétition indé nie d’un même acte dès que cet acte estune fois possible63 ». On dirait aujourd’hui qu’une telle intuition – bienqu’elle soit occasionnée par l’expérience – se rapporte à un schème d’ac-tion qui est a priori parce qu’il est le résultat de notre propre créativité.Pour saisir ce schème, l’intuition est nécessaire, puisque la clôture duschème n’est pas créée, mais seulement représentée par une répétitionindé nie se rapportant à différents niveaux : le schème consiste dansune vue d’ensemble d’une réitération potentielle au niveau des objetset d’une vue d’ensemble d’une réitération potentielle dumodus ponens.Cette sorte d’intuition pure permet de dire à Poincaré que le raisonne-ment par récurrence est l’expression d’un nombre in ni de syllogismeshypothétiques, « condensés pour ainsi dire en une formule unique64 ».L’arithmétique élémentaire possède ainsi le privilège d’être fondée surune capacité, ce qui contribue essentiellement à sa compréhension65.

La conscience que la maîtrise d’un schème ne peut être facilementformalisée sans commettre une petitio principii est bien prise enconsidération par Poincaré dans son article « Les mathématiques etla logique » (1905 et 1906), où il critique le réductionnisme logiciste :pour produire et comprendre les dé nitions dans un système for-mel, il nous faut, dit-il, bien utiliser le nom d’un nombre, les adjectifsnuméraux ou au moins les pluriels66. La valeur de cet argument,repris par Hadamard, Fraenkel, Wittgenstein et Bernays, dépendnaturellement de sa forme exacte. Mais Poincaré mentionne encoreun autre argument : si l’on poursuit avec le système formel l’intentionde clari er ou de simpli er le raisonnement informel, il faut connec-ter une familiarité pratique avec sa caractérisation formelle. Or quelcritère choisir pour une telle traduction ? Dans la seconde partie de

son article sur « Les mathématiques et la logique », Poincaré souligneque cette traduction reste parmi les desiderata même si les logicistesréussissent à donner une justi cation du formalisme à l’intérieur de

[63]La Science et l’hypothèse , op. cit., p. 41.[64]La Science et l’hypothèse , op. cit., p. 38-39.[65] Ceci est à juste titre souligné dans Resnik, « On Understanding Mathematical Proof

op. cit., p. 465.[66] « Les mathématiques et la logique »,Revue de Métaphysique et de Morale , 13, 1905,

p. 294-317 (cité selon la rééditioninHeinzmann,Poincaré, Russell, Zermelo et Peano…,op. cit., p. 11-34).

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leur propre système, c’est-à-dire s’ils trouvent une démonstration denon-contradiction67. Poincaré commence donc en 1906 à s’éloignerde sa célèbre formule, disant qu’en mathématiques, le mot « exister »« signi e exempt de contradiction68 ».

On sait que Poincaré espère éviter les antinomies connues en selimitant aux dé nitions prédicatives 69. C’est Russell qui a introduit lestermes « prédicatif » et « non prédicatif » pour xer la différence de deuxsortes de fonctions propositionnelles : celles qui déterminent et celles quine déterminent pas une classe. Il appelle les premières « prédicatives »et les deuxièmes « non prédicatives ». Poincaré impute la faute des dé-nitions non prédicatives à un cercle vicieux. Il formule un principe pourl’éviter, qui mène directement au célèbre principe de Russell. Ce prin-cipe est célèbre puisque Russell a réussi à développer une théorie quile respecte : la théorie rami ée des types. Chez Poincaré, on ne trouverien de comparable : il croit que son maintien, sous-jacent à l’intuition,le met à l’abri des fautes dé nitionnelles, dénoncées dans sa premièreformulation du principe. Il ne prend pas la question au sérieux et neformule successivement différents principes que lorsqu’il apprend parZermelo que la preuve, proposée par Cauchy, du théorème fondamen-tal de l’algèbre, fait justement appel aux dé nitions non prédicativesrejetées, donc seulement lorsque les mesures prises contre les anti-nomies logiques affectent les « vraies mathématiques ». La discussionentre Poincaré, Russell, Peano et Zermelo sur les mesures à prendrese prolonge pendant six ans. La dif culté consiste dans l’obligation deformuler un principe ni trop restrictif pour les résultats importants enanalyse, ni trop libéral à l’égard des formations de concept à exclure enraison de la position philosophique de Poincaré. L’absence de solutionvraiment convaincante montre que l’analyse du concept de prédicativitéà l’aide des méthodes informelles paraît atteindre ses limites.

Quant au raisonnement mathématique, Poincaré ne croit pas qu’unelogique formelle puisse exprimer la structure essentielle d’une preuveen vue de sa compréhension70. Il insiste sur la non-invariance du rai-

[67] « Les mathématiques et la logique »,Revue de Métaphysique et de Morale , 14, 1906,p. 17-34 : 23 (cité selon la rééditioninHeinzmann,Poincaré, Russell, Zermelo et Peano…,op. cit., p. 35-53).

[68] « Les mathématiques et la logique »,op. cit., 1986, p. 819.[69] Voir Heinzmann,Entre intuition et analyse. Poincaré et le concept de prédicativité , op. cit.[70] VoirScience et méthode , op. cit., p. 159.

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sonnement mathématique par rapport à son contenu et avance, pourainsi dire, une conceptionlocale du raisonnement : selon cette vue, unelacune de preuve n’est plus une lacune logique, mais une lacune dans lacompréhension mathématique71. Si un calcul universel n’est alors plusle critère de la rigueur mathématique, comment maintenir la rigueur ?La réponse de Poincaré mentionne surtout un élément de condensa-tion. Il est obtenu en combinant le principe de l’économie de pensée deMach avec le concept d’harmonie : grâce aux « heureuses innovationsdu langage » introduisant une structure d’ordre, la complexité d’undomaine d’objets est rendue plus harmonieuse72. Ainsi, dans un rai-sonnement mathématique, l’argument est placé dans le contexte d’une« architecture mathématique » dont l’expression la plus simple constituel’induction complète. « D’autres principes analogues, présentant lesmêmes caractères essentiels73 » sont donnés par la conscience de notrecapacité à construire un continu de chaque dimension, appeléeintui-tion topologique, ou par la conscience de notre capacité de concevoir desgroupes, appeléeintuition algébrique. Les deux capacités préexistentdans notre esprit comme forme de l’entendement et la conscience deces capacités nous est occasionnée par l’expérience74. Poincaré attribueau langage – mais non à la logique – un rôle essentiel dans le raison-nement mathématique. En ce sens, on peut dire que Poincaré est, parrapport à Brouwer, un semi-intuitionniste75.

[71] Michael Detlefsen, « Poincaré against the Logicicians »,Synthese , 90, 1992, p. 349-378 : 366, 360.

[72] VoirScience et méthode , op. cit., p. 23-30.[73] « Les mathématiques et la logique », op. cit., p. 818.[74]Dernières pensées, op. cit., p. 134sq., p. 157 ;La Science et l’hypothèse , op. cit., p. 107.[75] Poincaré, Borel, Lebesque et Baire sont également semi-intuitionnistes en ce sens qu

acceptent, à l’opposé de Brouwer, le tiers exclu. Voici une liste des similitudes et des diférences entre Poincaré et Brouwer : 1° Poincaré et Brouwer partagent la conviction qul’intuition est un garant de la certitude inhérente aux mathématiques. 2° Ils partagent conviction que l’induction complète est le « raisonnement mathématique par excellence3° Contrairement à Poincaré, Brouwer considère l’intuition comme unique base de lconstruction mathématique. 4° Leurs positions diffèrent par rapport à la relation qu’y entiennent l’intuition et le langage. 5° L’intervention des paradoxes est attribuée par Brouwà l’application des lois logiques à une structure linguistique qui ne peut jamais être transfmée en mathématique propre. Selon Brouwer, le formalisme est inutile, selon Poincaré,philosophie platonicienne qui l’accompagne doit être corrigée. 6° Poincaré refuse l’inactuel, Brouwer l’admet pourvu qu’il puisse être conné à une construction intuitive.

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Émile Meyerson

David LÉVY1

Émile Meyerson naît en 1859 en Pologne et meurt en France en 1933.Il étudie la chimie en Allemagne avec Robert Wilhelm Bunsen

comme professeur. Lorsqu’il publie son premier ouvrage en 1907, il viten France depuis plus de vingt ans. Meyerson est l’un des premiers àutiliser le mot « épistémologie » en langue française pour désigner legenre auquel appartiennent ses propres travaux. Ses connaissancessouvent quali ées, à juste titre, d’encyclopédiques lui permettent de

produire une œuvre qui concerne presque tout le champ des étudesscienti ques. Son œuvre de philosophie des sciences s’étend de 1907(Identité et réalité) à 1936 (Essais, œuvre posthume). Si Meyerson aintéressé aussi bien Louis de Broglie qu’Albert Einstein (tous deuxl’ont préfacé), il paraît bien être tombé dans un certain oubli. Dans sonanalyse de l’explication scienti que, il accorde une place essentielle auprocessus d’identi cation. Il est ainsi conduit à développer une concep-tion résolument antipositiviste et anti-utilitariste de la science.

Pour rendre compte de l’œuvre de Meyerson, nous suivrons le che-

min conceptuel initial qui va de son analyse de la légalité et de lacausalité en science pour aboutir au processus de l’identi cation et àses conséquences.

1] L’explication scientiqueLa distinction des principes de légalité et de causalité apparaît

comme essentielle dans l’analyse que fait Meyerson de l’explicationscienti que, et plus généralement de l’élaboration de la connais-

[1] Docteur de l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne.

[Chapitre 16]

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sance dans les sciences. Il faut donc comprendre le rôle de ces deuxprincipes dans le processus d’explication à l’œuvre dans la penséescienti que. L’examen des nombreuses dé nitions qui en ont étéproposées à divers moments de l’histoire des sciences et de la phi-losophie montre qu’il y a eu deux tendances contraires dans unmouvement de confusion entre les deux termes. Les deux conceptss’interpénètrent objectivement et ont souvent été confondus. L’un,la causalité, englobe nalement l’autre, ou plutôt exige les mêmesconditions ou éléments, plus un certain nombre de suppositions quilui sont propres.

La première tendance, illustrée par Berkeley, consiste simplementà ramener la causalité à la légalité et à considérer qu’il y a plus dansle concept de loi que dans celui de cause :

Une fois les lois de la nature découvertes, il faut qu’ensuite le philo-sophe montre que de l’observation constante de ces lois, c’est-à-direde ces principes, un phénomène quelconque découle nécessaire-ment : c’est là résoudre des phénomènes et indiquer la cause ou raisonpour laquelle ils se produisent2.

Connaître, remarque Meyerson, signi e ici connaître la loi, c’est-à-dire la règle de consécution empirique qui gouverne l’apparitiond’un phénomène et la classe à laquelle il appartient. Ceci se ramèneà connaître une règle de succession purement empirique. La connais-sance dont il est alors question se limite à celle d’un «ubi quando »,et est obtenue par abstraction et généralisation. Elle est nommée« connaissance légale » par Meyerson. C’est au fond la conceptionhumienne de la causalité avec l’ensemble traditionnel de problèmesde fondement qui l’accompagnent – le plus connu étant celui de l’induc-tion. La construction idéale qu’est la loi a donc comme condition(s)de possibilité, selon Meyerson, d’une part la capacité de former desconcepts généraux d’objets semblables, d’autre part, l’existence, indé-pendamment du sujet connaissant, d’un certain ordre dans la naturere été par nos lois. Pour ceux qui réduisent la causalité à la légalité,la supposition « que tous les phénomènes de la nature sont soumis à la

[2] Émile Meyerson,Identité et réalité[1907], Paris, Vrin, 1951, p. 1. Voir également AndréMetz,Meyerson, Une nouvelle philosophie de la connaissance , Paris, Alcan, 1934 ;Thomas R. Kelly,Explanation and Reality in the Philosphy of Émile Meyerson, Princeton,Princeton University Press, 1937.

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loi » suf t pour trouver leur cause3. La causalité se ramène bien alorsà la légalité et cette connaissance de la nature, comme soumise à lalégalité est, vraisemblablement, aussi bien celle de l’animal que cellede l’homme. Selon Meyerson, la conviction de la légalité ne tire pro-bablement pas sa source de l’expérience, c’est d’abord un impératif desurvie d’ordre instinctuel. Par ailleurs, la loi scienti que est homogèneà l’égard du temps. Elle nous dit comment les objets changent avec letemps et cette information épuise le contenu de la loi.

La tendance opposée consiste en une réduction de la loi à la causepar dérivation de toute régularité dans la nature à partir de la cau-salité seule. Meyerson cite et critique à ce propos Lucrèce d’une part,et Jean Bernouilli au XVIIIe siècle d’autre part. « Les mêmes fruits nenaîtraient pas toujours des mêmes arbres, mais ils varieraient sanscesse, tous les arbres porteraient tous les fruits », dit Lucrèce. Commeen écho, Bernouilli estime que « toute la nature tomberait dans ledésordre si nous rejetions le principe de causalité4 ».

2] La causeTout ce que le principe de légalité exige est exigé aussi par le

principe de causalité, mais avec une condition supplémentaire.L’explication causale, telle que Meyerson la comprend, va nettementplus loin que le stade légal. Elle entend non pas seulement prédire cequi va se produire, et quand, mais encore en donner la raison néces-saire et suf sante, ou raison déterminante, au sens exact de Leibniz.Elle place la science dans des sphères plus hautes que celles de la seuleutilité ou de la seule nécessité. L’empirisme et les besoins pulsionnelsauxquels correspond la seule prévision étant dépassés, c’est la volontéde comprendre qui va se réaliser dans la recherche de la cause car,

Meyerson y insiste, expliquer véritablement, c’est nécessairementexpliquer causalement au sens précis qu’il attribue à ce terme. Avec le processus d’explication causale, l’homme cherche la raison

de ce qui se passe dans le temps, c’est-à-dire la raison du changementqui se produit au cours du temps et non pas seulement la prévisionde ce changement. Pour ce faire, il doit dévoiler l’enchaînement descauses, c’est-à-dire la raison du passage d’un état de la nature à un

[3] Meyerson,Identité et réalité , op. cit., p. 2.[4]Ibid., p. 3.

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autre, de chaque état de la nature ou du phénomène isolé, au suivant.La nouvelle condition exigée en plus de l’homogénéité du temps àl’égard des lois est inhérente à la nature même de l’explication cau-sale, puisque celle-ci devra justi er le passage d’un état donné à unmoment donné à un autre. On devra ainsi expliquer la production ouformation de l’effet à partir de l’analyse de la cause.

Cette nouvelle condition sera celle de l’identité des objets dans letemps. En effet, le seul moyen dont nous disposions pour parvenir àune explication, ainsi conçue, est de repérer l’existence d’une sortede l d’Ariane à travers le temps qui relie les termes à expliquer :le conséquent et l’antécédent, la cause et l’effet, les différents états.Expliquer scienti quement, c’est donc montrer la « préformation » duconséquent dans l’antécédent, c’est-à-dire utiliser le principe d’identiténon pas au sens de la logique, où il est exclusivement analytique, mais« en l’appliquant à la “nature des objets réels”, c’est-à-dire à l’existencedes objets dans le temps ». « Dès lors d’analytique qu’il était, il devientsynthétique, car il est analytique quand il exprime le résultat del’analyse du concept, synthétique quand il se rapporte à la naturedes objets réels. » Meyerson considère que le principe de causalitén’est « que le principe d’identité appliqué à l’existence des objets dansle temps5 ». On voit donc pourquoi la recherche de la cause ajoute auxconditions propres de la légalité une exigence supplémentaire : cellede l’identité des objets dans le temps, ou plutôt celle de la persistanced’une identité dans le temps. Meyerson l’indique nettement :

Nous avons cherché selon la parole de Leibniz « quelque chose quipuisse servir à rendre raison, pourquoi cela est existant plutôt que detoute autre façon ? ». Quelle peut être la raison déterminante de l’êtreconditionné par le temps ? Il n’y en a qu’une seule possible : c’est la

préexistence6

.Cette conception du rôle de la causalité dans l’explication scienti-que éclaire une des raisons de l’opposition de Meyerson au positi-visme comtien. Une science authentique ne peut limiter son enquête auseul stade légal ; elle doit pour atteindre le stade causal faire usage deconcepts et d’hypothèses portant sur l’essence même des phénomènes.C’est ainsi qu’elle acquiert une portée ontologique.

[5]Ibid., p. 38.[6]Ibid.

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3] Le rôle de l’identication dans l’explication causaleToute explication est causale et repose sur la mise en évidence

d’une identité profonde entre ces deux éléments d’abord hétérogènesque sont la cause et l’effet. L’identi cation joue donc un rôle essentieldans les sciences, ce qui amène Meyerson à penser qu’on rechercheavant tout l’identité dans la mécanique et dans la chimie7. Cette iden-tité peut se traduire sous la forme d’une persistance dans le temps(ce sera le cas pour les principes de conservation en mécanique oupour l’atomisme) aussi bien que sous la forme d’une égalité entre deuxcomposés situés de part et d’autre d’une formule chimique.

En vérité, le rôle de l’identi cation est encore plus large et plus uni-versel. En effet, le processus d’identi cation est aussi à l’œuvre dansles théories explicatives qui ont été abandonnées au cours du tempscar non rati ées par l’expérience ou simplement dépassées. Ainsi, cequi est vrai de la mécanique ou de la chimie modernes l’est aussi deleurs ancêtres. Le processus identi catoire est aussi bien le fond surlequel repose l’explication causale dans la chimie du phlogistique quedans la chimie lavoisienne. De même, les théories non mécaniques outhéories de la qualité issues de l’aristotélisme recherchent elles aussi

l’identité, et leur mode d’explication est en dernière analyse semblableà celui de leurs rivales mécaniques. Ces dernières permettent tou-tefois, surtout grâce au rôle qu’y joue le concept de mouvement, unemeilleure identi cation, et sont aussi plus adaptables à l’expérience.Meyerson s’attache à cerner l’importance du processus d’identi cationdans presque toutes les entreprises de l’esprit humain, de la « penséecommune » à la mécanique classique aussi bien que dans la penséephilosophique. Pour lui, le principe d’identité est une sorte de mouledans lequel l’homme coule sa pensée.

4] La plausibilitéMeyerson choisit d’appeler « plausibles » les hypothèses et théories

qui satisfont notre besoin d’identi cation causale. Les théories enquestion ne peuvent donc pas dériver de l’expérience, mais elles nesont pas pour autant véritablement a priori. Elles sont simplementsuggérées à l’esprit humain par le caractère identi cateur des explica-

[7] Le cheminement de la pensée identiante existe dans le domaine du raisonnement mathmatique et logique, autant qu’ailleurs, mais selon des modalités spéciques.

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tions qu’il peut produire et comprendre. Le plus identi ant étant, toutechose égale par ailleurs, le plus plausible, c’est-à-dire le plus vraisem-blable. Ce qui est plausible n’est « nia priori ni a posteriori parce qu’ilest les deux à la fois8 ». Le principe causal, lui, est bien entièrementa priori, mais les principes ou lois que nous cherchons et découvronspar lui sont aussi bien a priori qu’a posteriori. La conclusion généralede Meyerson est que toute proposition af rmant l’identité d’une chosedans le temps trouve notre esprit prêt à la recevoir et que nous ne larejetons qu’en cas de contradiction évidente avec les faits.

5] Le mécanisme et la mécanique classique vus par MeyersonLa pensée identi ante s’est réalisée historiquement de façon par-

ticulièrement nette dans le mécanisme et dans la mécanique clas-sique depuis Galilée et Newton jusqu’à la théorie cinétique des gazde Willard Gibbs et de Ludwig Boltzmann.

Meyerson voit surtout dans la mécanique une tentative d’expli-cation uni ée des phénomènes s’appuyant en dernier ressort sur unseul concept irréductible : celui de mouvement et de déplacement. Tousles concepts dont use la mécanique, et tous les phénomènes dont elle

traite, sont, pour Meyerson, réductibles au concept premier de mouve-ment. « Toutes les hypothèses mécaniques présentent ce trait communqu’elles cherchent à expliquer les phénomènes de la nature à l’aidedu mouvement9. » Le mouvement – et le déplacement – d’un pointmatériel ou d’un corps conceptualisé par la vitesse et/ou l’accélérationest un concept qui permet de concilier stabilité et changement. Enmécanique classique, un corps ou un point matériel en mouvementne connaît aucune altération de nature du fait de ce mouvement. Ilsne sont pas différents de ce qu’ils sont au repos. Seule leur énergie

cinétique change avec le mouvement. Mais le mouvement et le dépla-cement relatifs des corps ou des molécules les constituant permettenten dernière analyse de concevoir les modi cations de ces mêmes corpsou des systèmes dont ils font partie, ainsi que les changements depropriétés dont ils sont l’objet. Cette opération de réduction de touteexplication des modi cations des propriétés des corps – voire de cespropriétés elles-mêmes – à des caractéristiques d’ordre spatio-ciné-

[8]Ibid., p. 161-162.[9]Ibid., p. 62.

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matique, et aux modi cations de ces caractéristiques, s’effectue aussibien dans la mécanique de Newton et de ses successeurs que dansl’optique de Newton ou dans celle de Huygens, ou encore dans la théo-rie cinétique des gaz et de la chaleur. Elle imprègne, pour ainsi dire,toute la mécanique, comme l’électromagnétisme jusqu’à James ClerkMaxwell, et elle constitue, pour Meyerson, l’essence du programmede la mécanique.

6] Les raisons du succès de la mécaniqueMeyerson note que des esprits aussi différents que Leibniz,

Descartes ou Huygens ont estimé que la réduction au mécanismeétait nécessaire pour rendre les phénomènes intelligibles. Plus prèsde lui, Maxwell déclare :

Quand un phénomène physique est susceptible d’être complètementdécrit comme une modication dans la conguration et le mouvementd’un système matériel, l’explication dynamique de ce phénomène estconsidérée comme complète. Nous ne pouvons concevoir une expli-cation ultérieure comme nécessaire, désirable ni possible10.

Meyerson s’empresse de remarquer que « pour Maxwell, l’explica-

tion par la loi n’est pas aussi complète que celle par le mécanisme ;c’est cette dernière seule qui paraît ultime11 ». Emil du Bois-Reymond,quant à lui, dé nit la science « comme l’action par laquelle nous rame-nons les modi cations dans l’univers physique à la mécanique desatomes », et il poursuit en soulignant : « C’est un fait psychologiqueque, là où cette réduction réussit, notre besoin de causalité se trouvesatisfait pour le moment12. »

De ce qui est pour lui une remarquable convergence, Meyerson vaproposer une explication. Le principe de causalité, qui est notre uniquemoyen de comprendre et d’expliquer, suppose l’identité dans le temps.Une identité profonde doit donc se dissimuler sous le changement et ladiversité dont la mécanique a à rendre compte. Ceci est rendu possiblepar la supposition que les éléments des choses restent identiques àeux-mêmes alors que les choses elles-mêmes changent. Ces élémentsse contentent de se déplacer. Ce déplacement constitue l’essence et la

[10]Ibid., p. 98.[11]Ibid.[12]Ibid., p. 97.

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cause du changement observé. Ainsi se trouvent conciliés l’identité etle changement. Meyerson précise que ceci n’est possible qu’eu égard« à la nature particulière de notre concept du déplacement, lequel estet n’est pas un changement ». Il déclare aussi : « Le phénomène estchangement, c’est-à-dire modi cation dans le temps. Or il n’y a qu’uneseule modi cation qui soit intelligible, c’est le déplacement13. »

En résumé, le mécanisme, qui réduit tout au mouvement, c’est-à-dire à la permanence sous-jacente au changement, satisfait notretendance causale.

7] Les grands principes de conservationde la mécanique et de la chimieTous les principes de conservation de la mécanique classique tirent

leur origine de la tendance identi ante propre à la raison. Ceci estvrai du principe d’inertie, du principe de conservation de la matière etdu principe de conservation de l’énergie. On se limitera ici au principed’inertie.

Si c’est un lieu commun de l’histoire des idées que de dire que lacompréhension des lois du mouvement était le premier obstacle épisté-

mologique à vaincre pour pouvoir constituer une physique véritable, iln’en est pas moins vrai que la découverte et l’énonciation du principed’inertie, première loi du mouvement, marquent le début de la sciencemoderne. Sur ce point, Meyerson pense être en droit de véri er lapertinence de ses analyses du rôle de la causalité. Avec l’apparitionde l’idée d’impetus et l’abandon des idées aristotéliciennes se pose unproblème majeur : celui de la diminution et de la cessation du mou-vement avec le temps. L’admettre comme un fait brut est insatisfaisantcar cela suppose l’existence de la variation d’un phénomène sans rai-

son apparente. Quel rapport y a-t-il entre l’écoulement du temps et ladécélération puis l’arrêt du mobile ? L’impetus est à la lettre, remarqueMeyerson, une théorie non explicative, une théorie purement légale,au sens comtien d’une recherche d’un « rapport sans support » (Comte),c’est-à-dire d’une recherche se limitant délibérément à la mise enévidence d’une dépendance fonctionnelle et éliminant les hypothèsesà portée ontologique sur la nature des phénomènes. Comte donneracomme exemples de ce type de lois véritablement scienti ques selon

[13]Ibid., p. 99.

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lui, la loi de Newton en 1/r2 pour la gravitation et les lois de Fouriersur la propagation de la chaleur dans les solides. Meyerson critiqueraces deux exemples. En particulier, il insistera pour le second sur laportée ontologique des hypothèses rentrant dans la constitution de lathéorie cinétique de la chaleur.

Si nous sommes tentés de rejeter les théories du type de l’impe-tus, c’est précisément parce qu’elles ne satisfont pas le principe decausalité.

Meyerson dira qu’avec ce type de conception, nous possédons seu-lement la forme d’une fonction, sans cause assignable. Le principed’inertie, approché par Nicolas de Cuse au XVe siècle avec son expé-rience de pensée sur la perpétuation du mouvement de rotation eténoncé dé nitivement par Descartes, satisfera, lui, au principe de cau-salité. L’idée de la conservation du mouvement en ligne droite énon-cée par Descartes, qui la relie à ce qu’il nomme la première loi de lanature (« Chaque chose demeure en l’état qu’elle est pendant que rienne la change14 » nous est inspiré par le principe d’identité. Descartesa atteint, selon Meyerson, le cœur du principe d’inertie, mieux encoreque Galilée, parce qu’il l’a rattaché à l’immutabilité divine, c’est-à-dire à la conviction selon laquelle toute chose persiste dans la nature.Le principe d’inertie n’est, pour Meyerson, nia priori ni a posteriori,mais plausible. Notre conviction de sa validité provient du fait qu’il estdérivé du principe causal. En n, l’acceptation du principe d’inertie sepaiera d’un tribut : il faut que quelque chose subsiste et se conserve àla fois identitairement et dans le temps. Or, s’agissant du mouvement,ce ne pourra être que la vitesse elle-même. Un pas est franchi dans laconception de la vitesse comme une propriété possédée par les corps.

8] L’atomismeL’hypothèse mécanique peut-être la plus vaste, en tout cas celledont la puissance heuristique s’est révélée la plus forte, est sansaucun doute l’atomisme. Meyerson consacre de longs développementsà l’atomisme, car il voit dans cette hypothèse et dans les théoriesauxquelles elle a donné naissance un cas exemplaire de réalisationintellectuelle du causalisme identi cateur. L’atome, de quelque façonqu’on le conçoive, est toujours, pense-t-il, un îlot fondamental de sta-

[14]Ibid., p. 158.

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bilité de l’identité dans un univers en changement. Là encore, c’est lemouvement qui permet l’articulation et la coexistence du stable et duchangeant, du permanent et du transitoire. L’îlot de stabilité qu’estl’atome permet d’expliquer le changement – toujours par modi cationdes con gurations spatiales et cinématiques – tout en lui supposantun soubassement xe ou au minimum stable. Le temps lui-même,ou tout au moins le changement, est comme second et généré par lemonde sous-jacent stable des atomes.

Meyerson considère l’atome, qu’il soit démocritéen ou leibnizien,comme une entité à laquelle ont été transférés pratiquement tousles attributs de la sphère de Parménide. L’ancienneté de l’atomisme,aussi bien que son existence dans différentes civilisations (atomismeindien de Kanada vers les débuts de l’ère chrétienne, atomisme juifdu XIe siècle, atomisme arabe, etc.), s’expliquent par la plausibilitéde l’idée atomique même. Par ailleurs, la diversité des formes d’ato-misme recouvre une inspiration commune, très profonde, qui consisteà faire prévaloir l’idée d’une identité dans le temps des élémentsmêmes des êtres. C’est en ce sens que Meyerson déclare que « leséléments communs à l’atome – point géométrique de Boskovich, ou

aux corpuscules de Lucrèce ou de Boyle, ou à l’électron des théoriescontemporaines, l’emportent de beaucoup sur leurs traits distinctifs15 ».L’atomisme est la suprême expression du mécanisme, lequel « est néen même temps que la science, et que nous trouvons constitué dès sondébut16 ». L’atomisme n’a pas, lui non plus, pour origine l’expérience.Mais les théories mécaniques et atomiques, si elles sont sous-tenduespar le principe d’identi cation, ne peuvent pas échapper à une consé-quence presque obligée que Meyerson appelle l’élimination du temps.

De quoi s’agit-il plus précisément, et quelles formes cette élimina-

tion du temps prend-elle ?9] L’élimination du temps

« La mécanique rationnelle mérite bien son nom. C’est la sciencela plus adéquate à notre raison et la plus éloignée de la réalité17 ».La réversibilité des mouvements en mécanique rationnelle n’a pas

[15]Ibid., p. 104.[16]Ibid., p. 286.[17]Ibid., p. 237.

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de contrepartie dans la réalité. En tout cas, « le nombre de systèmes“conservateurs” est in niment faible dans le monde réel et les sys-tèmes “dissipateurs” y sont pratiquement la règle18 ». Alors que dansla réalité le temps est irréversible, les équations de la mécaniquerationnelle sont insensibles au sens du temps et les lois y sont inva-riantes par renversement du temps. C’est sans doute en mécaniquecéleste où les forces de frottement vis-à-vis du milieu sont les plusfaibles que cette situation paradoxale est la plus évidente. À l’originede cette contradiction entre l’esprit de notre mécanique et notre expé-rience du temps, se trouve le postulat de l’égalité entre l’antécédent etle conséquent, exprimé par exemple par Leibniz lorsqu’il af rme que« l’effet intégral peut reproduire la cause entière ou son semblable19 ».Ce postulat est une manifestation directe du principe de causalitéidenti cateur qui anime notre pensée dès qu’il s’agit d’offrir uneexpli-cation. Même lorsque l’effort d’élimination du temps entrepris dans lamécanique rationnelle prend une forme différente de celle qui découledu postulat d’égalité leibnizien, il reste fondateur. C’est le cas lorsqueHeinrich Hertz déclare que « la tâche de la mécanique est de déduireen partant des propriétés des systèmes matériels indépendantes du

temps les phénomènes produits par ce dernier ainsi que les propriétésde ces systèmes dépendant du temps et s’écoulant dans le temps20 ». Autre exemple, Meyerson pense que même les concepts de vitesse

et d’accélération sont marqués par l’identi cation dans le temps quenous postulons à des ns d’explication, puisque nous les transformonsen véritables états ou propriétés possédés par les corps à un instantin niment petit, alors qu’il s’agit de simples rapports. De la mêmefaçon, la possibilité d’interpréter la somme des énergies cinétiqueet potentielle comme une constante est une manifestation de notretendance à l’identi cation. Il s’agit toujours de « donner à la règle quidétermine les modalités du changement une forme qui fasse ressor-tir ce qui demeure à travers le changement21 ». Le mouvement est leconcept-clé qui nous permet d’expliquer le changement, mais commetout changement, il est en lui-même inconcevable. Meyerson voit là

[18]Ibid., p. 240.[19]Ibid., p. 238.[20]Ibid., p. 242.[21]Ibid., p. 297.

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l’origine des paradoxes de Zénon. Si le calcul in nitésimal permet dedissoudre les apories de Zénon (et de penser la vitesse comme pos-sédée par un corps), c’est qu’il permet de décomposer le mouvementen petites phases indivisibles assimilables à des repos, ce qui permetl’identi cation.

Meyerson considère en résumé que l’effort de compréhension scien-ti que équivaut à un effort d’identi cation qui a pour conséquence,ou plutôt pour corrélat immédiat, d’éliminer le temps, de lui laisser lemoins d’autonomie et d’ef cace possible. Une science qui parviendraità tout expliquer aurait, dit Meyerson, tout identi é dans l’espace etle temps : « La cause et l’effet deviendraient indiscernables et simul-tanés 22. » Ce serait l’homogénéité intégrale du monde, c’est-à-direquelque chose d’équivalent à la sphère de Parmenide.

10] Les limites de la mécanique. L’irrationnelMais cette sphère de Parménide qu’évoque Meyerson est restée « à

l’horizon ». Le programme d’explication causale de la science ne s’est jamais réalisé intégralement, et l’effort d’identi cation a trouvé sur saroute certains obstacles. Meyerson choisit d’appeler ces obstacles « l’ir-

rationnel ». Par ce mot, il faut comprendre ce qui ne se prête pas, oupas intégralement, à l’identi cation causale selon le sens qu’il donneà ces mots. L’irrationnel est donc ce qui résiste d’une façon ou d’uneautre au travail de la raison identi ante, c’est l’opposé du plausible.

Le principe de Carnot peut ainsi être considéré comme la forme« externe » de l’irrationnel. Car le principe de Carnot traduit larésistance à l’élimination du temps que la mécanique a trouvé horsd’elle, dans le réel objectif lui-même. L’opuscule de Sadi Carnot,LesRé exions sur la puissance motrice du feu 23, devait s’avérer être leplus grand obstacle à l’identi cation de toute l’histoire de la scienceclassique. Son caractère de principe universel dudevenir l’a rendutrès vite gênant pour l’entendement. Selon Meyerson, c’est ce quiexplique qu’à peine ce principe bien établi par Rudolf Clausius, onobserve des tentatives pour y échapper ou pour le contourner. « Ce n’estpas un principe de conservation mais de changement […] qui établit,

[22]Ibid., p. 256.[23]Réexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cet

puissance , Paris, Bachelier, 1824.(Ndé.)

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David Lévy • Émile Meyerson339

pour un état donné, qu’ildoit se modi er et dans quelle direction 24. »En d’autres termes, « c’est un principe non pas de l’identité, mêmeapparente, mais de diversité25 ». Il y a là une énorme différence, unedifférence de nature par rapport à tous les autres principes de lamécanique et de la physique.

D’un point de vue historique, Meyerson remarque l’absence quasicomplète de précurseurs au principe de Carnot. Il l’explique par lecaractère a posteriori et empirique du second principe de la thermo-dynamique et par le fait qu’il est étranger à notre entendement iden-ti ant. Au sens meyersonien, ce principe n’est pas plausible. Notreentendement peine autant à admettre l’impossibilité a priori du mou-vement perpétuel – de seconde espèce – qu’à reconnaître la réalité duprincipe entropique. Celui-ci appliqué à l’univers dans son ensembleimplique que nous nous trouvions à tout moment en un point précisd’un développement continu qui mène l’univers à l’état dit d’équilibrethermodynamique. C’est la fameuse idée de la « mort thermique » del’univers. Meyerson explique que cette idée est d’abord choquante pourl’entendement identi ant car il lui faut admettre comme un donné pur,inexplicable, d’être à tel point dans le devenir de l’univers plutôt qu’à un

autre ; il y a là un manque d’identité entre l’antécédent et le conséquent.C’est pour échapper intellectuellement à ce dé cit d’identi cationque des hypothèses sur la reconstitution de l’énergie mécanique del’univers, comme celles des physiciens William Rankine ou Svante Arrhenius, se sont fait jour. Ces hypothèses ont pour but (majoritai-rement inconscient) de rétablir l’identité dans ses droits en imaginantun univers où l’évolution et le changement s’opéreraient dans le futuren sens inverse de la période présente. Cette périodicité et cette symé-trie sont supposées remédier au dé cit d’identi cation entraîné par leprincipe entropique lorsqu’il se présente à l’état brut. Les hypothèsestrès spéculatives de Boltzmann sur les éons, développées à la n desleçons sur la théorie des gaz, obéissent malgré leurs différences aumême besoin intellectuel.

Meyerson s’intéresse aussi aux travaux de théorie des gaz et demécanique statistique de Maxwell, Boltzmann et Gibbs. Sans discuter

[24] Meyerson,Identité et réalité , op. cit., p. 297, souligné par l’auteur. Voir également ÉmileMeyerson,Essais, Paris, Vrin, 1936 ;De l’explication dans les sciences, Paris, Fayard, 1995.

[25] Meyerson,Identité et réalité , op. cit., p. 297.

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ici du détail de cet aspect des choses, on peut dire tout de même qu’il yvoit, d’une façon générale, un effort pour amener « un accord indirectentre le principe de causalité et le principe de Carnot26 ». Les travauxde Maxwell, par exemple, sont compris par Meyerson comme unetentative de faire prévaloir l’idée que « le principe de Carnot ne règleque les phénomènes des corps sensibles mais ne s’applique pas à leursparticules élémentaires27 ». Au sujet du célèbre démon de Maxwell, ilse réfère à Henri Poincaré qui déclare se dé er d’un raisonnement« où l’on trouve la réversibilité dans les prémisses et l’irréversibilitédans les conclusions28 ». L’ironie du sort est que ce principe surgissepar des voies telles que la thermodynamique, puis la théorie cinétiquedes gaz et de la chaleur, dans lesquelles l’esprit de la mécanique avaitété porté si loin. La mécanique statistique héritera pour cette raisond’une situation et d’un « état des lieux » intellectuel complexe.

Le principe de Carnot montre que la science qui va d’identi cationen identi cation, pour laquelle expliquer c’est identi er, c’est-à-direrétablir l’identité dans le temps et la réversibilité, n’a pas tout dissousdans l’homogène ; il est le premier échec, relatif, dans le « programme »causal et identi ant et dans son corollaire qu’est l’élimination du

temps. Le manque d’identi cation dont il est porteur est le premierirrationnel, d’origine extérieure à la science.

11] Les autres irrationnelsOn se limitera à signaler d’autres formes d’irrationnel que celle

du principe de Carnot. L’une, interne à la science, est l’inintelligi-bilité profonde de l’interaction à distance et de la communication dumouvement. Si on peut penser que le premier problème est résolupar l’existence des champs en physique, le second reste ouvert pourMeyerson. La communication du mouvement, même par contact, estmystérieuse, car il nous faut admettre une solution de continuité dansle temps, in nitésimal, où le mouvement « se détache d’un corps pours’attacher à un autre 29 ». Ceci conduirait à considérer le mouvementcomme une substance, ce qui est impossible.

[26]Ibid., p. 310.[27]Ibid., p. 312.[28]Ibid., p. 314.[29]Ibid., p. 341.

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Une dernière forme d’irrationnel est celle de l’inintelligibilité, tou- jours par manque d’identi cation, entre la cause mécanique d’unesensation et la sensation elle-même ; la manière dont le mouvementmécanique se transforme en sensation restant un fait pur et à jamaisobscur pour notre entendement.

En dehors de la mécanique classique, les théories non mécaniquesont été envisagées de façon parfois très détaillée par Meyerson. Ceci luia permis de constater et d’af rmer une certaine continuité en matièrede théorie de la connaissance scienti que. Il s’est également intéressé àla relativité et à la mécanique quantique. La relativité a fait l’objet d’unlivre entier : La Déduction relativiste30. Non seulement Meyerson n’a vuaucun irrationnel dans la relativité, mais il y a même repéré une formeextrême de l’identi cation ; l’espace-temps de la relativité restreinte et legéométrisme des phénomènes de gravitation avec le principe d’équiva-lence de la relativité générale lui paraissant un triomphe de l’explicationcausale déductive. Le cas de la mécanique quantique est évidemmenttrès différent et le texte assez court qu’il lui a consacré laisse clairementpenser qu’il y pressentait l’irruption d’un nouvelirrationnel 31.

12] ConclusionLe principe d’identité de Meyerson évoque le principe de per-manence de la substance chez Kant. Meyerson lui-même abordela question de la proximité des deux principes dans la conclusiond’Identité et réalité . Mais bien sûr, les contextes de pensée sontabsolument différents. On peut se demander à ce propos si, dansla philosophie des sciences de Meyerson, il faut vraiment voir unethéorie de la connaissance ou bien plutôt une sorte d’anthropologiede la pensée.

Gaston Bachelard n’a cessé de pourfendre « le réalisme naïf » et le« chosisme » de Meyerson. Jean Piaget, nuancé, s’est montré soucieuxde discuter de façon précise et argumentée ses points d’accord et deréserve. Il déclare « véri er sans cesse [dans ses études de psychologiegénétique] la justesse des arguments anti-positivistes de Meyerson32 »et reconnaît « quelque chose d’essentiel à la plupart des schémas de

[30] Paris, Payot, 1925.[31]Réel et déterminisme en physique quantique , Paris, Hermann, 1933.(Ndé.) [32] Jean Piaget,Sagesse et illusions de la philosophie , Paris, PUF, 1992, p. 28.

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) •L’épistémologie française, 1830-1970

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Meyerson33 ». Mais il ne croit pas à « l’identité pure » et resitue le pro-cessus d’identi cation comme appartenant à « l’ensemble mobile d’ungroupe de transformations au sein duquel il est actif et opératoire34 ».Pour Piaget, les opérations effectuées par le sujet doué d’activité,notamment motrice, se développent au cours d’un processus génétiqueignoré, selon lui, par Meyerson.

Du côté des physiciens, il faut rappeler qu’un esprit comme Louisde Broglie, qui a connu Meyerson, avait un intérêt non simulé poursa pensée. Dans les belles pages qu’il lui consacre35, il admire sonérudition. Mais il semble que pour un théoricien, l’image de la sphèrede Parménide, d’une science « achevée » qui aurait tout expliqué, c’est-à-dire tout identi é dans l’espace et le temps, dissolvant par là mêmeson objet et le rendant semblable au néant, laisse songeur…

[33] Jean Piaget,Introduction à l’épistémologie génétique , Paris, PUF, 1949, tome I,p. 162-163.

[34] Ibid., tome II, p. 302-303.[35] Louis de Broglie,Matière et lumière , Paris, Albin Michel, 1939.

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Alexandre Kojève et l’épistémologie

Léna SOLER1

C’est un aspect très particulier et assez peu connu de l’œuvre dugrand spécialiste de Hegel qui va être abordé ici : les contributions

kojéviennes à l’épistémologie de la physique2.

1] Situation singulière de l’épistémologie kojévienneL’épistémologie, dans le projet philosophique kojévien, n’est qu’une

étape. Les productions spéci quement épistémologiques d’AlexandreKojève (1902-1968) restent de ce fait peu nombreuses et échelonnées surune période assez circonscrite : quelques courts articles, la plupart dutemps des comptes rendus critiques de publications, et un seul ouvrage,L’Idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physiquemoderne3, paru en 1990 grâce aux soins de Dominique Auffret, plusd’une soixantaine d’années après la rédaction du manuscrit en 1932.

L’ouvrage en question est un travail de pionnier – l’une des pre-mières ré exions philosophiques sur la mécanique quantique4. S’iln’avait pas été publié si tardivement, il aurait sans aucun doute eu

[1] ESPE de Lorraine et Laboratoire d’histoire des sciences et de philosophie, LHSP-ArcHenri Poincaré, Nancy.

[2] Pour plus de développements, voir Léna Soler, « Les apports d’Alexandre Kojève àphilosophie des sciences contemporaine »,Philosophia Scientae , 5(1), Léna Soler (dir.),Analyses historiques et philosophiques sur les théories quantiques), 2001, p. 69-102.

[3] Paris, Le Livre de Poche, 1990. Nous renvoyons le lecteur à cet ouvrage pour un répetoire des articles de Kojève ayant trait à la philosophie des sciences ainsi que pour deséléments biographiques.

[4] Avec quelques autres, tels que : Gaston Bachelard,Le nouvel esprit scientique , Paris,PUF, 1934 ; Grete Hermann,Les Fondements philosophiques de la mécanique quantique

[Chapitre 17]

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’épistémologie française, 1830-1970

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en son temps un très grand impact historique. Même s’il venait justed’être écrit, il devrait être considéré comme une contribution majeureà la philosophie des sciences contemporaines.

2] L’Idée du déterminisme :objectifs internes, objet d’étude et style de l’analyseLa transition de la physique classique à la physique quantique

marque aux yeux de Kojève le passage d’un type « d’esprit » à unautre 5, et Kojève entend caractériser l’un des aspects de ce change-ment : les déplacements de sens subis par le concept de déterminismephysique. Ceci, en vue d’indiquer le sens et la portée du déterminismequantique.

Kojève prend ce terme de « déterminisme » au sens d’un principe delégalité , et non pas au sens beaucoup plus large de « causalité ». Pourdé nir l’idée de légalité, Kojève en appelle à la formulation kantiennede la seconde analogie de l’expérience6 : tout ce qui s’effectue présup-pose quelque chose à quoi ceci succèdeselon une règle. Et il ajoutecette précision, que la règle en question est dans l’esprit de Kantuni-voque: à un conséquent (un état nal) ne correspond qu’unet un seul

antécédent (un état initial). Si une telle précision ne fut pas explicitéepar Kant, c’est qu’elle était du point de vue de son époque évidentecar dépourvue d’alternative (un état initial déterminant nécessaire-ment un unique état nal dans le paradigme newtonien qui sert deréférence du XVIIe au début du XXe siècle).

Toute loi causale présupposant (sans forcément s’y réduire) un rap-port légal, Kojève estime étudier avec le concept de légalité un pluspetit dénominateur commun à tout concept de causalité7.

Dans L’Idée du déterminisme, Kojève a manifestement pris la peined’étudier minutieusement le formalisme de la physique quantique etles débats les plus récents ayant trait à son interprétation physique.Il estime que la seule interprétation consistante est, en l’état de laré exion , celle de Bohr et de Heisenberg. Il entend donc faire de la

[1935], Paris, Vrin, 1996 ; Ernst Cassirer, « Determinismus und indeterminismus in dmodernen Physik »,Göteborgs Högskolas Arsskrift , XLII, vol. 42, part. 3, 1936.

[5]L’Idée du déterminisme dans la physique…, op. cit., p. 26.[6]Ibid., p. 44.[7]Ibid., p. 28.

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Léna Soler • Alexandre Kojève et l’épistémologie

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(plus tard) dite « interprétation de Copenhague » le point de départd’où seront tirés les enseignements philosophiques. L’exposé kojéviense laisse ainsi décomposer en deux temps logiques : un temps pourl’explicitation des principaux aspects de l’interprétation de Bohr ; untemps pour l’analyse philosophique.

Kojève donne l’impression de s’être approprié les thèses de tous lesauteurs qu’il présente mieux encore que ceux qui les ont tout d’abordénoncées : tout en restant parfaitement dèle à la logique des raison-nements originaux, il lève en effet maintes ambiguïtés recelées parleurs formulations initiales et livre ainsi un exposé limpide de ce quirestait confus ou implicite.

Il serait déjà admirable d’être parvenu à un tel résultat dans lesannées 1990. Mais y être parvenu en 1932, en plein cœur du débat,sans aucun recul historique, constitue une performance dont l’am-pleur mérite d’autant plus d’être soulignée qu’elle peut facilementne pas apparaître à un lecteur contemporain non averti – du faitque, depuis 1932, l’interprétation de Copenhague a été largementexplicitée et commentée, et que son contenu et ses dif cultés mêmessont ainsi devenus familiers à ceux qui s’intéressent à la physique

quantique.Qu’il s’agisse de la restitution des conceptions d’autrui ou de consi-dérations philosophiques plus personnelles, les analyses kojéviennessont d’une clarté, d’une rigueur et d’une précision absolument remar-quables. Plutôt donc que de tenter une restitution détaillée, j’explici-terai pour commencer un certain nombre de positions philosophiquesfondamentales et de concepts directeurs qui conditionnent et struc-turent toute l’épistémologie kojévienne.

3] Rapporter toute connaissance au sujet de cetteconnaissance : l’identication du déterminé et du prévisibleDe très nombreux aspects de l’interprétation kojévienne de la

physique quantique se comprennent à partir de cette af rmationcentrale : toute connaissance est connaissanced’un sujet et doit enconséquence être rapportée à ce sujet. Même quand les physiciensprétendent atteindre le réel « en soi ».

Première conséquence : le déterminisme s’identi e pour Kojève à lapossibilité qu’a le sujet de la connaissancede formuler des prédictionsattestables et empiriquement corroborées.

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Les mondes déterminé et contingent […] ne diffèrent qu’en tant que pré-visible et non prévisible. Les catégories « monde déterminé » et « mondecontingent » ne sont pas, à proprement parler, des catégories ontolo-giques mais des catégories épistémologiques. Certes, le monde déter-miné a une structure réelle (objective) différente de la structure du mondecontingent. Seulement, ce n’est pas cette structure en tant que telle quifait de lui un monde qu’on peut appeler « déterminé », mais uniquementle fait que cette structure permet à un sujet de faire des prévisions8.

4] Première constellation conceptuelle : autour desnotions de structures causale et statistique du monde

Kojève a recours à deux constellations de concepts. La premièresert à caractériser deux structures possibles (causale ou statistique)du monde physique et introduit des différentiations entre plusieurstypes de déterminismes.

4.1] Présentation des concepts mis en jeu :déterminismes causal et statistique, exact et approché

Kojève distingue tout d’abord le déterminismecausal et le déter-minisme statistique. Il entend par là souligner qu’il n’y a pas moinsdéterminisme dans le cas de prévisionsunivoques que dans le cas deprévisionsstatistiques. Il y a en effet, dans un cas comme dans l’autre,formulation de prédictions véri ées. La seule différence, c’est le carac-tère univoque ou non univoque de l’anticipation : à partir d’un étatinitial, on prévoit soit un unique état nal déterminé et absolumentcertain (déterminisme causal), soit un ensemble non moins déterminéd’états naux ayant chacun une probabilité bien dé nie d’apparition(déterminismestatistique , qui reste un déterminisme dans la mesureoù n’importe quoi ne s’ensuit pas de n’importe quoi).

Par ailleurs, le déterminisme, qu’il soit causal ou statistique, peutêtre exact ou approché :exact, quand des causesrigoureusement iden-tiques engendrent des effets rigoureusement identiques ; approché ,quand des causes semblables engendrent des effets semblables.

Lorsque le physicien est capable d’énoncer des prédictions véri éesà propos du monde physique, on dit que le monde à propos duquelvalent ces prédictions a (selon les cas) unestructure causale et/oustatistique, exacte et/ou approchée.

[8]Ibid., p. 54.

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4.2] Application des concepts élaborés :les af rmations de la physique classique à propos du déterminisme

Dans L’Idée du déterminisme, Kojève analyse précisément lesconcepts de structure causale et de structure statistique, répertorieles prémisses à admettre pour pouvoir af rmer que le monde possèdeeffectivement chacune de ces structures, en n présente un certainnombre de conséquences et d’apories entraînées par le postulat clas-sique de l’existence des deux structures en question. Pour résumersuccinctement, il associe à la physique classique à la fois une structurecausale approchée démontrée, une structure causale exacte postulée,une structure statistique approchée démontrée et une structure statis-tique exacte postulée (les deux structures postulées étant admissiblesen tant qu’idées régulatrices au sens kantien).

La physique classique présuppose donc à la fois deux structuresdéterministes, l’une causale, l’autre statistique. Elle pose cependant lastructure causale comme la plus fondamentale : toutes les lois statis-tiques sont supposées pouvoir êtreen principe remplacées par des loiscausales, le caractère statistique provenant uniquement d’un défautde connaissance du sujet de la science.

5] Seconde constellation conceptuelle : différents sujets de lascience rapportés chacun à un type caractéristique de mondeRappelons ce principe directeur de la pensée kojévienne : ne jamais

oublier que la réalité pour l’homme est toujours forcément une réalitéconnue par un sujet9. De là, Kojève va plus loin. La nouvelle physiquedes quanta permet selon lui d’apporter à la question du sujetde lascience une réponse nouvelle et philosophiquement intéressante.

5.1] Sujet biologique et monde biologique/sujetgnoséolog ique et monde décrit par la science

Les philosophes, note Kojève, distinguent le sujet de la science et lesujet empirique individuel (dans la terminologie adoptée par Kojève :le « sujet gnoséologique » et le « sujet biologique »). Le sujetbiologique,c’est l’homme concret en tant qu’il se caractérise par une certaineconstitution psychophysiologique. Il a pour corrélat le « monde bio-logique », à savoir le monde du sens commun tel que l’appréhendent

[9]Ibid., p. 159.

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les sujets incarnés, le monde donné à l’homme naïf dans et par sonexpérience quotidienne10.

Le sujet gnoséologique désigne quant à lui le sujetde la science. Nonpas un sujet empirique et incarné, mais un sujet idéal (le « Bewussteinüberhaupt » des néokantiens allemands), une sorte d’opérateur parlequel deux effets sont produits : 1/ lacohérence de la description dumonde (par élimination des aspects contradictoires de ce qui se montreà différents individus singuliers ou au même individu à des momentsdistincts du temps) ; 2/ lacomplétude de la description du monde (ensurmontant le caractère partiel de ce qui apparaît à un sujet situé enun point singulier de l’espace-temps).

Le sujet gnoséologique se rapporte, lui, non plus au monde du senscommun et de l’expérience quotidienne, mais à un monde qui en esten général distinct : le mondetel que le décrit la science, bien souventidenti é à la « réalité objective » ou au monde « en soi ». Le monde telque le décrit la science et le monde biologique sont alors opposés l’unà l’autre comme l’être à l’apparence ou comme l’objectif au subjectif.Mais ce genre de formulation, insiste Kojève, est source de confu-sions, science et sens commun restant tous deux desconnaissances,

et devant à ce titre être l’un comme l’autre rapportés à un sujet.5.2] Le sujet de la physique,classiquement conçu comme un sujet mathématique

Comment les locuteurs de l’époque classique concevaient-ils le sujetde la physique, autrement dit le sujet de la science empirique parexcellence ? Comme un sujetmathématique, répond Kojève.

De Newton à Einstein, la physique s’af rme comme mathémati-sation progressive du réel. Personne ne nie certes l’existence d’une

différence essentielle entre le monde idéal des entités mathématiqueset le monde des objets physiques concrets. Mais une telle distinction,insiste Kojève, resteexterne à la physique. De l’intérieur même de la physique, les objets manipulés sont des objetsmathématiques11.

Les classiques (Einstein y compris) ont dans ces conditions identi éle sujet de la science (le sujet de la physique prise comme paradigme detoute science) à un sujet mathématique, et plus précisément ausystème

[10]Ibid., p. 177.[11]Ibid., p. 160.

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Léna Soler • Alexandre Kojève et l’épistémologie

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de coordonnées. Ils ont distingué, au sein du monde mathématiquephysiquement réalisé, deux types de propriétés mathématiques : cellesqui sont relatives à un système particulier de coordonnées (qui ne sonttelles que pour un sujet donné ) et celles qui restent invariantes parrapport à tout système de coordonnées (ces dernières seules étant qua-li ées d’objectives et identi ées aux éléments constitutifs du mondephysique « en soi »).

Du point de vue des classiques, il n’y a donc qu’ununique sujetgnoséologique, un sujet mathématique qui est aussi le sujet de laphysique. Mais l’avènement de la physique quantique conduit, af rmeKojève dans un passage clé deL’Idée du déterminisme, à remettre enquestion le postulat classique de l’unicité du sujet gnoséologique etl’identi cation corrélative des sujets mathématique et physique.

5.3] Nécessité d’int rodui re un sujetet un monde spéci quement physiques

Parmi les diverses théories mathématiques possibles, seules cer-taines d’entre elles, celles qui conduisent à des prédictions corrobo-rées, peuvent prétendre être des théories physiques. Sur ce point,physiques classique et quantique ne divergent pas. D’où vient alorsque la première n’établit aucune différence entre sujets mathématiqueet physique, tandis que la seconde incite fortement à les distinguer ?

La physique classique n’avait pas sufsamment médité l’idée de l’expé- rience , et en particulier elle n’avait pas posé la question relative ausujet de l’expérience et à son interaction avec l’objet. Il était pourtantévident que ce sujet n’était pas le sujet biologique, car vérier expéri-mentalement un symbole mathématique ne signie certainement pasconstater l’impression psychophysiologique que produit l’entité sym-bolisée sur un sujet particulier. Et il est non moins clair que ce n’est

pas au sujet géométrique (système de coordonnées) que l’expériencepeut être rapportée, et que ce n’est pas le « sujet gnoséologique », […]leBewussstein überhaupt des philosophes qui a besoin de faire desexpériences et qui est capable de les faire12.

Conclusion de Kojève :Nous voyons donc comme une place vide qui devrait être occupéepar un sujet spéciquement physique, par rapport auquel on pourraitparler d’un monde physique, différant tant du monde biologique […]

[12]Ibid., p. 163.

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que du monde mathématique […]. Et selon nous, la critique de l’idéede causalité faite par M. Heisenberg et interprétée par M. Bohr peutjustement contribuer à la détermination d’un pareil sujet intermédiaire13.

5.4] La perturbation du mesuré par le mesurant

C’est essentiellement en s’appuyant sur l’interprétation de Bohr queKojève détermine son concept de sujet physique. Je me contenterai derappeler brièvement l’un des thèmes centraux de cette interprétation :la perturbation de l’observé par l’observant.

Bohr introduit dans les années 1930 l’idée d’une perturbationincontrôlable et irréductible de l’instrument de mesure sur l’objet

physique d’étude, et en tire d’importantes conséquences :Le postulat quantique […] exprime que toute observation des phéno-mènes atomiques entraîne une interaction nie avec l’instrument d’ob-servation ; on ne peut par conséquent attribuer ni aux phénomènesni à l’instrument d’observation une réalité physique autonome au sensordinaire du mot14.

Fidèle au Bohr d’avant 1935, Kojève conçoit la perturbation commeune action physique effective du même type que toute autre actionphysique. Les expressions employées et le contenu des développementsne laissent à ce sujet subsister aucun doute.

L’idée générale selon laquelle l’observation modie nécessairementl’observé […] aurait pu tout aussi bien être formulée à l’intérieur de laphysique classique. En effet, elle est une conséquence nécessaire duprincipe classique de l’égalité de l’action et de la réaction15.

Le système étudié agit sur l’instrument de mesure ; mais récipro-quement, l’instrument de mesure agit sur le système.

Le point nouveau par rapport à l’époque classique, c’est que l’actionde l’appareil de mesure n’estni négligeable ni indé niment réduc -tible. Conséquence : le résultat d’une mesure ne renseigne pas surdes caractéristiques possédées par l’objetindépendamment de toutemesure, mais se rapporte, comme y insiste Bohr, à un complexeinstrument-objet.

[13]Ibid., p. 164.[14] Niels Bohr,La Théorie atomique et la description des phénomènes [1931], Paris,

Gauthier-Villars, 1993, p. 51.[15]L’Idée du déterminisme dans la physique…, op. cit., p. 154 et p. 238, note 2.

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5.5] Nature du sujet physique

Poser que le sujet qui explore le monde physique ne fait pas quedécrire en langage mathématique ce qui préexiste, mais exerce, dufait même de l’acte d’observation, une action physique perturbatrice irréductible, c’est, souligne Kojève, mettre en évidence la nécessitéd’une redé nition du sujet physique.

Le sujet physique doit désormais être conçu comme le sujetd’uneexpérience physique en général. Ce n’est pas une pure conscience,« mais un “expérimentateuren général” (Experimentaler überhaupt).Il lui est essentiel d’employer des moyens matériels pour connaîtreun objet16 ». Il est bien un sujet physique, puisqu’il est incarné par unsystème d’entités physiques (les dispositifs expérimentaux en général)et qu’il exerce à ce titre, comme toute entité matérielle, une actionphysique sur les autres objets physiques. Et il est un sujet physique,du fait qu’un sujet connaissant l’institue comme systèmeobservant (l’appareil de mesure utilisé par l’expérimentateur et l’objet physiquequi subit la mesure ne sont pas sujet et objet de par leur constitutionintrinsèque, mais seulement en vertu de la fonction que leur confèreune conscience dans une situation donnée)17.

Sujets physique et biologique ont ceci de commun qu’ils sont tousdeux incarnés et qu’ils subissent et engendrent des actions physiquesréelles18. Le sujet physique s’oppose au sujet gnoséologique en ce qu’iln’est pas affranchi de toute corporéité, mais s’en rapproche en ce qu’ilest le sujet d’une expérience idéelle correspondant au plus haut degréde précision théoriquement possible19. En n, sujet et monde physiquesappartiennent désormais à la même région ontologique. Ce qui n’étaitpas le cas lorsque le sujet du monde physique était conçu comme unsujet mathématique.

6] Thèse centrale : le monde quantique ne possèdepas de structure causale, mais une structure statistiqueLa physique moderne conduit à distinguer sujet mathématique et

sujet physique, monde mathématique et monde physique. Le monde

[16]Ibid., p. 165, souligné par l’auteur.[17]Ibid., p. 167.[18]Ibid., p. 166.[19]Ibid., p. 165.

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physique se dédouble à son tour dans l’exposé kojévien en deux mondesdistincts : le mondeclassique (que décrit la physique classique) et lemondequantique (que décrit la physique quantique).

6.1] Le monde quantique ne possède pasde structure causale, ni en fait ni en principe

Kojève aboutit à la conclusion selon laquelle le monde quantique nepossède pas de structure causale par de multiples chemins, mais tousprocèdent au fond, à ses yeux, d’une seule caractéristique essentielle :la perturbation du système observé par le système observant présenteune limite inférieure nie irréductible.

Le déterminisme causal approché ne vaut de fait pas en physiquequantique : des causes semblables (des manipulations expérimentalessemblables appliquées à des systèmes ayant été préparés de manièresemblable) produisent des effets nettement différents (les résultatsd’expériences semblables diffèrent notablement).

Quant au déterminisme causal exact, il ne peut même plus êtreconsidéré comme une idée régulatrice. Car si chaque mesure d’unevariable donnée modi e inévitablement, d’une manière qui ne peutêtre ni réduite, ni précisément déterminée d’avance, la valeur de lavariable conjuguée, alors il reste en principe à jamais impossible, etd’accéder à une connaissance absolument exacte de l’état initial (doncde prévoir avec certitude l’évolution ultérieure du système), et de conce-voir que cet objectif reste en principe indé niment approchable. Unmonde dans lequel vaut une modi cation incontrôlable et irréductiblede l’observé par l’observant ne peut donc posséder de structure causaleexacte. Les deux idées sont contradictoires.

6.2] Le monde quantique possède une structure statistique

Le monde quantique n’est pas pour autant complètement chao-tique. La physique quantique fournit de fait, pour chaque cause, uneliste bien dé nie d’effets possibles et une probabilité bien dé nie pourchacun de ces effets. Et comme les prédictions quantiques sont expé-rimentalement con rmées, le monde quantique possède une structurestatistique approchée.

La structure statistique est tout aussi objective que la structurecausale. Dans les deux cas, il s’agit d’une détermination objective,nécessaire et universelle, de l’effet par la cause. La seule différence,c’est le caractèreunivoque ou non univoque de cette détermination.

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Les mesures physiques restant en pratique toujours entachéesd’imprécision, on ne peut en toute rigueur démontrer que le mondequantique possède, en plus d’une structure statistique approchée, unestructure statistique exacte. Celle-ci peut néanmoins être considéréecomme une idée régulatrice. Rien ne s’oppose en effet en principe àl’augmentation indé nie de la précision relative à la mesure d’uneunique variable : la limite nie spéci quement quantique porte seu -lement sur la précision relative de deux variables conjuguées.

7] Penser les rapports entre les mondes classique et quantique

Comment concilier l’existence de deux mondes physiques, l’unclassique, l’autre quantique ? Aborder cette question va permettre demieux saisir le concept de monde dont Kojève fait grand usage.

7.1] Monde c lassique et monde quantique :deux mondes apparemment incompatibles

Le monde classique, c’est le corrélat référentiel de l’interprétationphysique du formalisme mathématique de la physique classique. Lesujet physique s’y identi e à un sujet mathématique qui n’exerceaucune action physique effective sur les objets physiques qu’il étudie.C’est donc un monde dans lequel la mesure ne fait querévéler à unsujet ce qui est et aurait été indépendamment du fait qu’il chercheà en prendre connaissance. Bref, c’est un mondeen soi (du moins entant qu’idéal régulateur). Et ce monde possède une structure causaleet une structure statistique.

Le monde quantique, c’est le monde tel que le décrit l’interprétationde Bohr. C’est le monde résultant de l’interaction irréductible et incon-trôlable entre sujet physique et objet de la connaissance. Et ce monde

n’a pas de structure causale et possède une structure statistique.Les deux mondes diffèrent par leurstructure (type de détermi-nisme interne) et par leur situation ontologique (réalité en soi ouproduit d’une interaction irréductible)20. Ils ne peuvent donc tous deuxs’identi er à l’unique monde réel visé par la physique. Comment alorspenser leurs rapports ?

Si l’on se place du point de vue du monde classique, alors, le mondequantique n’est pas le monde physique réel, mais n’en est qu’une image

[20]Ibid., p. 286.

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incomplète, subjective, approchée. Alors, à l’échelle où la constante dePlanck ne peut être négligée, on peut dire que le monde se comportecomme s’il n’avaitqu’une structure statistique sans structure causale.

Si l’on se place maintenant du point de vue de la physique quantique,alors, la notion de réalité en soi n’a plus aucun sens physique. Alors, lesexpériences réalisées ne sont pas approchées, incomplètes, imprécises,mais atteignent au contraire le maximum de précision possible. Laconnaissance obtenue est donc absolument complètesi on la rapporteà ses moyens. Et comme ce sont de tels moyens qui permettent de tra-cer la frontière entre ce qui appartient à la réalité physique et ce quiappartient à d’autres ordres de réalité, il faut admettre que le physicienquantique possède une connaissancecomplètedu monde physique.

Est-on libre d’adopter indifféremment l’un ou l’autre des pointsde vue précédents ? Kojève répond par la négative. Puisque seule laphysique quantique rend compte de la totalité des phénomènes phy-siques connus, c’est la physique quantique qui doit être prise commeréférence (au sens où c’est au discours de la physique quantique qu’ilfaut accorder crédit). C’est, en d’autres termes, pour reprendre laterminologie de Kojève, le monde quantiquequi doit être considéré

comme réel.7.2] Le monde classique et le déterminismecausal sont des concepts métaphysiques

De l’intérieur du monde quantique pris comme référence, on peutcertes toujours penser le concept d’une connaissance « en soi » au sensclassique du terme. Seulement, ce concept n’est pas un concept phy-sique, puisqu’aucune expérience physique ne peut lui donner sens,puisque la perturbation irréductible rend impossible la connaissance

de l’état au sens classique du terme. Du point de vue du monde quan-tique, c’est-à-dire du seul point de vue tenable, le mondeclassique n’est pas un monde physique (ni a fortiori le monde physique), maisun monde purement métaphysique.

La même chose vaut pour le déterminisme causal, attribut essentieldu monde classique. « L’idée classique du déterminisme causal n’est nivraie ni fausse, mais simplement dénuée de sens physique : c’est uneidée métaphysique21. » Pour que le déterminisme causal soit réfuté

[21]Ibid., p. 288-289.

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par la physique quantique, il aurait en effet fallu que cette dernièreprouve : 1/ que le physicien peut accéder à la connaissance de l’étatprésent au sens classique du terme; 2/ qu’unmême état présent peutdonner lieu à des états futurs différents. Or, tout ce que montre laphysique quantique, c’est l’impossibilité d’avoir une connaissance duprésent au sens classique du terme22. Autrement dit, la physique quan-tique montre que le principe de causalitéclassique « mêmes causes/mêmes effets » ne peut êtreni prouvé ni réfuté par des méthodes phy-siques, non seulement en fait mais aussi en principe23.

7.3] Impossibi lité de l’in terprétation

ctionaliste de la physique quantiqueSi l’on admet ce qui précède, la physique quantique, af rme Kojève,ne peut pas être interprétée comme une physique du « comme si ».Puisque le monde quantique est le monde physiquetout court, etpuisque ce monde n’a pas de structure causale et possède une struc-ture statistique, l’on ne peut prétendre, du moins en tant que discours physique, que c’estcomme si le monde physique n’avait pas de structurecausale (alors qu’en réalité, il en a une, mais inaccessible)24. Appliquéeau monde quantique, l’interprétation ctionaliste est donc impossible.

Une interprétation de ce type peut en revanche être appliquée aumonde classique : à l’échelle où les différences de l’ordre de la constantede Planck peuvent être négligées, on peut faire « comme si » le mondequantique possédait une structure causale (on pourrait dire qu’il pos-sède une structure causale approchée à h près)25.

8] Réalisme, phénoménisme,subjectivisme et physique quantiqueKojève y insiste à plusieurs reprises : le point de vue de la physique

quantique n’est pas moins réaliste que celui de la physique classique.La physique quantique, admet Kojève, est certes un phénoménisme,

au sens où la seule réalité à laquelle les expériences physiques per-mettent d’accéder est le produit d’une interaction entre le mesurantet le mesuré. Mais le phénomène obtenu au terme de toute mesure

[22]Ibid., p. 289.[23]Ibid., p. 147.[24]Ibid., p. 241.[25]Ibid., p. 233-235.

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n’en est pas moins pleinement réel. Le phénoménisme de la physiquequantique est ainsi, en même temps, un réalisme.

Ce n’est par contre pas un subjectivisme. Car qui dit subjectivismedit connaissance à la fois incomplète et in dèle à l’objet. Or, la théoriequantique n’est ni l’un ni l’autre. Tout d’abord, elle n’est pas incomplète.La fonction d’onde représente certesnotre connaissance sur le monde,mais elle contient tout ce que nous pouvons savoir du monde physique,elle incarne la connaissance maximale à laquelle peut prétendre lephysicien26. La physique quantique est donc complète. Ensuite, « le“phénomène” n’est pas une création du sujet mais le résultat d’uneinteraction réelle entre deux systèmes physiques27 ». La fonction d’ondereprésente donc bien l’état objectif de l’entité physique au moment deson interaction avec l’instrument de mesure28.

9] Le sujet physique kojévien après le paradoxe EPR La perturbation irréductible de l’observé par l’observant n’est pas

un fait empirique : c’est une interprétation physique possible des rela-tions de Heisenberg. En 1932, cette interprétation est considérée parKojève comme la seule tenable. Mais quelques décennies plus tard, elle

apparaît moins convaincante, à la suite dudit « paradoxe EPR » publiépar Einstein, Podolski et Rosen en 193529. D’une manière générale,d’autres interprétations consistantes du formalisme quantique peuventdésormais prétendre rivaliser avec l’orthodoxie de Copenhague30.

Le paradoxe EPR fragilise l’interprétation kojévienne de la per-turbation, car il met en évidence que cette perturbation s’exerce danscertains cas sur des systèmes physiquesqui ne sont effectivement sou-mis à aucune mesure. Ces systèmes sont apparemment physiquementisolés, mais restent mathématiquement corrélés par le formalisme

quantique à d’autres systèmes physiques, lesquels subissent, eux, lamesure. Il devient dans ces conditions problématique d’assimiler sans

[26]Ibid., p. 208.[27]Ibid., p. 169.[28]Ibid., p. 209, p. 212.[29] Albert Einstein, Boris Podolski & Nathan Rosen, « Can Quantum-mechanical Descripti

Physical Reality be Considered as Complete ? »,Physical Review , XLVII, 1935, p. 777-780.[30] Pour un aperçu de ces récentes innovations conceptuelles, voir Bernard d’Espagna

& Hervé Zwirn (dir.),Le Monde quantique. Les débats philosophiques de la physiquequantique , Paris, Éditions Matériologiques, 2014.(Ndé.)

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plus de discussion la perturbation quantique à une action physiqueordinaire exercée par un sujet physique spéci que.

Il n’est pas impossible de maintenir le caractère physique de laperturbation. Le faire revient à interpréter la corrélation mathéma-tique entre systèmes quantiques, aussi éloignés fussent-ils, comme uneaction physique à distance, comme un transfert instantané d’infor-mation. Une telle interprétation viole certes le principe fondamentald’une vitesse maximale nie de la lumière et reste muette sur lanature des processus physiques au moyen desquels s’exerce l’action àdistance invoquée – ce qui réduit cette action, pourrait-on dire, à unemanière de parler. Mais on peut toujours en appeler à une résolutionfuture du problème. Si l’on se satisfait d’une telle solution, le conceptkojévien de sujet physique peut être maintenu.

Mais supposons à présent que l’on voit à l’inverse dans le paradoxeEPR une raison convaincante de renoncer à l’interprétation kojéviennedes relations de Heisenberg en termes de perturbation physique. Ledestin du sujet physique kojévien dépend alors du contenu de l’inter-prétation substitutive adoptée.

On peut par exemple, dans une orientation agnostique, ne rien

affirmer de plus que l’existence de lacorrélation mathématique qu’expriment les relations de Heisenberg. Alors, le sujet physiquese trouve renvoyé du côté d’un sujetmathématique. On peut encoreinvoquer quelque chose comme unecontextualité des résultats demesures physiques31. Le résultat d’une mesure, soutient-on alors,n’a de sens que référé à un contexte expérimental, plus précisémentà une histoire des procédures expérimentales antérieurement effec-tuées. Il n’est pas pour autant question d’une interactionmécanique ou d’uneaction physique à distance entre mesurant et mesuré. Il

s’agit seulement de reconnaître que l’ordre des mesures n’est plusindifférent : une dispersion irréductible, de l’ordre de grandeur dela constante de Planck, résulte de mesures alternées de variablesconjuguées.

Dans une telle interprétation, la physique quantique n’apporte plusaucune eau au moulin du sujet physique kojévien. On en revient plutôtà un sujet gnoséologique de type transcendantal – au sens de la spéci-cation d’une série de conditions logiques de possibilité de la physique.

[31] Michel Bitbol,Mécanique quantique. Paris, Flammarion, 1996.

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Le désir de Kojève était manifestement de rapporter chaquedomaine du savoir (mathématique, physique, sens commun, etc.) àun sujet qui lui soit propre et qui introduise dans chaque champ unmode particulier de constitution. Un sujet physique intervenant aumoyen d’une perturbation physique remplissait parfaitement cettefonction. Un sujet de type transcendantal du genre de celui qui vientd’être succinctement caractérisé ne saurait jouer ce rôle.

10] Situation de l’épistémologie dans le projet kojévienIl y aurait toute une étude à faire sur la place de l’épistémologie

dans le projet philosophique d’ensemble kojévien32. Je me contenteraid’esquisser une perspective.

10.1] La quête fondamentale de Kojève

Une quête fondamentale semble depuis le début avoir motivé Kojèveet présidé à toutes ses recherches : l’obtention d’une perspective philo-sophique d’ensemble au sein de laquelle chaque région de l’être, touten étant distincte et spéci que, s’articule néanmoins aux autres pourengendrer une totalité organique.

La construction d’un tel système philosophique exigeait de s’inté-resser aux diverses manifestations de l’esprit, et donc, entre autres,aux sciences. D’où un énorme effort dans ce sens entrepris parKojève entre 1929 et 1932 (parallèlement à l’étude des religions, àdiverses ré exions sur l’art, etc.). Dans une lettre de février 1929adressée à son oncle Vassily Kandinsky, Kojève explicite le sensde sa démarche : « Maintenant, je m’occupe surtout d’étudier lesmathématiques. Auparavant, j’étudiais la philosophie orientale.Tout ça, bien sûr, étant le moyen dont le but est un “système” phi-losophique33. » Et dans L’Idée du déterminisme, déjà, se manifestecet aspect caractéristique de l’orientation hégélienne de Kojève :l’accent est mis sur l’unité des différentes régions, non sur laparcellisation.

[32] Un certain nombre d’éléments sont proposés dans Laurent Bibard,La Science, la religionet la politique chez Alexandre Kojève , thèse soutenue à l’université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Bernard Bourgeois, 1995.

[33] Alexandre Kojève, « Deux lettres inédites d’Alexandre Kojève à Kandinsky », Kandinsky :Album de l’exposition du Musée d’art moderne , Paris, Centre Georges Pompidou, Muséenational d’art moderne, 1984, p. 64-74.

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10.2] L’in uence de Koyré :l’étroite imbrication entre science, religion et philosophie

Sans doute Alexandre Koyré n’est-il pas pour rien dans l’intérêtde Kojève pour les sciences. Kojève partage en tout cas visiblementl’intuition fondamentale de Koyré : les différents éléments constitutifsd’une même civilisation sont étroitement interdépendants ; il y a uneprofonde unité entre les diverses manifestations de la pensée, notam-ment entre religion, sciences et philosophie.

Koyré entendait « étudier les progrès et les transformations de laraison au cours de son histoire par ceux de l’image du monde qu’elle

s’était donnée34

». Kojève parle quant à lui, non d’image du monde,mais de « mondes » tout court (mondes physique, biologique, métaphy-sique, etc.). Il s’agit cependant toujours pour Kojève, comme on l’a vu,du monde pour un sujet de la connaissance.

A n d’illustrer la manière dont « l’esprit » koyréen marque les tra-vaux de philosophie des sciences de Kojève, je ne prendrai qu’un seulexemple : celui d’un article de 1964 intitulé « L’origine chrétienne dela science moderne », d’ailleurs publié dans un ouvrage en l’honneurde Koyré35. Kojève y soutient la thèse suivante : la physique mathé-

matique ne pouvait naître dans le cadre d’une théologie païenne ; lacivilisation chrétienne en rendait en revanche en principe possiblel’émergence.

L’argument est en gros le suivant : pour le chrétien, il suf t demourir pour se trouver face à face avec la divinité. En revanche,dans une théologie païenne, on a comme deux mondes absolumentséparés. L’un, transcendant, est celui où le Théos se manifeste et oùrègnent en conséquence les idéalités mathématiques. L’autre est lemonde profane toujours uctuant, qui ne saurait en aucune manièrese prêter à la mathématisation.

Et c’est pourquoi, conclut Kojève, pour des paiens convaincus telsque Platon et Aristote, la recherche d’une science telle que la phy-sique mathématique moderne serait non seulement pure folie, comme

[34] Gérard Jorland,La Science dans la philosophie. Les recherches épistémologiquesd’Alexandre Koyré , Paris, Gallimard, 1981, p. 67.

[35] Alexandre Kojève, « L’origine chrétienne de la science moderne »,in BernardCohen & René Taton (dir.),L’Aventure de l’esprit , Paris, Hermann, 1964, tome 2,p. 295-306.

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pour tous les Grecs civilisés […], mais encore un grand scandale, toutcomme pour les Hébreux36.

On voit comment Kojève se situe dans la droite ligne des dévelop-pements où Koyré met en évidence les répercussions sur la physiquede la séparation antique entre mondes lunaire et sublunaire.

Dans la même veine, l’article se termine sur l’esquisse d’une idéeaussi surprenante que stimulante, celle d’un lien étroitentre athéismeet physique quantique.

10.3] Le philosophe face à la science

Dans L’Idée du déterminisme, Kojève précise que le philosophe n’apas à juger de la valeur scienti que d’une théorie physique. Ne sont icirecevables que des argumentsinternes à la science considérée. Quelleest alors la tâche du philosophe ? Kojève n’a pas varié sur ce point. Lascience traite d’une région circonscrite de l’être. En tant que science,elle ne pense pas ses résultats dans une perspective plus large. Laphilosophie, elle, est englobante : elle doit prendre comme objet lesthéories scienti ques, en parler et articuler ce discours relatif à unerégion particulière de l’être aux autres discours sur d’autres régionsde l’être, de manière à obtenir un discours cohérent de la totalité.

En philosophie, Kojève, on le voit, est resté captif de l’idée hégé-lienne d’un savoir absolu37.

[36]Ibid., p. 298.[37] La dépendance de Kojève par rapport au Système hégélien est particulièrement frap

pante lorsque l’on examine l’utilisation (surprenante et discutable) que fait Kojève danalyses épistémologiques deL’Idée du déterminisme pour la construction de son systèmephilosophique, dans l’Essai d’une histoire raisonnée sur la philosophie païenne (tome 1,Paris, Gallimard, 1968).

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Jean-Louis Destouches et la théorie quantique1

Michel BITBOL2

Né le 9 décembre 1909, Jean-Louis Destouches s’inscrivit à lafaculté des sciences de Paris en 1929, à l’âge de 20 ans, après

ses années de classes préparatoires. Il suivit en mathématiques lescours dispensés par Maurice Fréchet et Émile Borel, et en physiqueles cours de Jean Perrin, Marie Curie, Irène et Frédéric Joliot-Curie,ainsi que ceux de Louis de Broglie. Il obtint sa licence en 1930, dansun climat d’exaltation intellectuelle provoqué par l’enseignement deLouis de Broglie sur la mécanique quantique qui venait de naître.

À l’époque, de Broglie avait abandonné aussi bien sa théorie de l’ondepilote, suivant laquelle chaque corpuscule est guidé par une onde selonla règle d’un accord de phase, que la version la plus évoluée de sonmodèle dualiste, appelée « théorie de la double solution » ; et il s’étaitrallié, un peu malgré lui, aux conceptions de Bohr et de Heisenberg.Ce sont donc ces conceptions alors dominantes, couramment appelées« interprétation de Copenhague de la mécanique quantique », quiimpressionnèrent le jeune esprit de Destouches.

En 1932, devenu boursier de recherche, Destouches demande à deBroglie d’organiser un séminaire spécialisé pour sa poignée d’étu-diants les plus avancés. C’est là qu’il est initié aux théories de lasuperquanti cation (ou seconde quanti cation) à laquelle il consacresa thèse de doctorat ès sciences soutenue en 1933. Il considère cepen-

[1] Une version antérieure de cette étude historique peut être trouvée dans Michel Bitbo« Jean-Louis Destouches : théories de la prévision et individualité »,Philosophia Scientiae ,5, 2001, p. 1-30. Voir également Michel Bitbol,Mécanique quantique, une introductionphilosophique , Paris, Flammarion, 1996.

[2] Archives Husserl, École normale supérieure, Paris.

[Chapitre 18]

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dant dès cette époque que les dif cultés encore nombreuses en phy-sique quantique, allant de la théorie des champs à la théorie du noyauatomique, ne trouveront leur solution que dans une « étude critique desfondements des théories quantiques et plus tard de la notion mêmede théorie physique3 ». Il prend alors du recul par rapport aux préoc-cupations immédiates des physiciens de son temps et s’intéresse auxstructures générales des théories quantiques. En 1936, il entre auCNRS en qualité de chargé de recherche. Il commence à ce momentà édi er une théorie générale des corpuscules et systèmes de corpus-cules qui impliquedeux réorientations radicales par rapport au modede théorisation de la physique classique : une refonte en profondeurdu concept même de corpuscule, et un déplacement des prioritésthéoriques consistant à renoncer à la description des prédicats d’objetscorpusculaires en faveur de la prévision des résultats de celles desexpériences qui sont supposées porter sur eux.

En 1938, il devient docteur ès lettres après avoir soutenu une thèseprincipale sur la « forme générale des théories physiques » et une thèsecomplémentaire sur « l’unité des théories physiques ». Dans sa thèseprincipale4, il propose un plan de formation de la théorie physiqueen trois temps, qui formera l’armature de la plupart de ses ouvragesultérieurs. Ces trois temps, dont il fournit une analyse détaillée ens’appuyant sur les travaux d’Édouard Le Roy, de Ferdinand Gonsethet de Gaston Bachelard, sont la « synthèse inductive », la formulationdes axiomes et le déroulement déductif.

La période entre 1937 et 1941 est celle d’une extraordinaire acti-vité productive, qui va aboutir (entre autres) à la publication dedeux gros ouvrages sur les fondements de la physique quantique.Le premier, intitulé Corpuscules et systèmes de corpuscules, estpublié par Gauthier-Villars en 1941 ; le second, intitulé Principes fondamentaux de physique théorique et comprenant trois volumes,est publié par Hermann en 1942. Cette période est aussi celle dudébut d’un important travail en coopération avec un autre grandchercheur français en philosophie de la physique : Paulette Février,qui deviendra son épouse.

[3] Paulette Février, « Notice biographique de J.-L. Destouches », 12 décembre 1980 (docment inédit), 1980), p. 1.

[4] Jean-Louis Destouches,Essai sur la forme générale des théories physiques, Cluj (Roumanie),Institutul de arte grace, 1938.

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À partir de 1941, Destouches entame une double carrière d’ensei-gnant. La première le conduit à enseigner la physique mathématiqueà la faculté des sciences, d’abord en tant que chargé de cours jusqu’en1945, puis en tant que maître de conférences jusqu’en 1949-1950, eten n en tant que professeur à partir de 1950. Sa seconde carrièred’enseignant concerne « la logique et la méthodologie des sciences » ;elle se déroule à la faculté des lettres de l’université de Paris où il estchargé de cours entre 1942 et 1948. Par la suite, il est aussi appelédans diverses institutions françaises et étrangères pour enseigner lesapplications de sa théorie générale des prévisions.

En 1951 se produit une fracture dans la famille intellectuelle dontfait partie Destouches. Louis de Broglie vient alors de réactualiser sonidée abandonnée en 1927 d’une dualité réelle de l’onde et du corpus-cule, en lui donnant l’aspect d’une nouvelle version de sa théorie de ladouble solution. Cette théorie consiste, comme son nom le suggère, àidenti er deux solutions couplées de l’équation d’ondes : l’une est l’ondeψ de la mécanique quantique et l’autre, appelée ondeu, comporte unesingularité mathématique censée représenter un corpuscule5. En 1952,la publication par David Bohm d’une version modernisée de la théorieinitiale de l’onde pilote conforte de Broglie dans sa réorientation.

Mais Destouches manifeste très tôt son peu d’enthousiasme vis-à-visde ce tournant ; il rédige en 1951 un long article dans lequel il expliqueles motifs de sa réticence à l’égard de la réorientation de la pensée deBroglie. L’un des motifs principaux qu’il invoque doit de nos jours êtretenu pour inacceptable. Il s’appuie en effet sur le célèbre théorème devon Neumann de 1932, que l’on continuait à tort de tenir à l’époque,en dépit de sa réfutation con dentielle par Grete Hermann en 1935 6,pour un théorème d’impossibilité de théories déterministes à variables« cachées » aptes à reproduire les prédictions de la mécanique quan-tique. Mais, anticipant sur les travaux bien connus de J.S. Bell et deSimon Kochen et Ernst Specker qui datent du milieu des années 1960,Destouches esquisse aussi un ensemble d’arguments plus convaincants.Il souligne qu’à supposer même qu’une telle théorie à variables supplé-mentaires puisse voir le jour, elle aurait au moins deux conséquences

[5] Louis de Broglie, conférence au Palais de la Découverte, 16 octobre 1954, reproduitedans Marie-Antoinette Tonnelat,Louis de Broglie , Paris, Seghers, 1966.

[6] Grete Hermann,Les Fondements philosophiques de la mécanique quantique , présentationet postface Léna Soler, Paris, Vrin, 1996.

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à ses yeux inacceptables, que l’on appellerait à l’heure actuelle : (1)lecontextualisme et (2)l’inaccessibilité principielle à l’expérimentation dela cinématique et de la dynamique sous-jacentes postulées.

L’un des effets de cette divergence entre de Broglie et ses anciensélèves, parmi lesquels Destouches, fut de susciter la formation d’unnouveau groupe de jeunes chercheurs désireux d’explorer avec lui lavoie des théories à variables cachées. Mais Destouches, bien qu’écartédu courant principal des recherches menées autour de Broglie, necessa pas pour autant de dialoguer avec lui et de s’intéresser à sesrecherches. Destouches entreprit en particulier de démontrer lacohérence du nouveau point de vue broglien en utilisant ses propresméthodes métathéoriques. Il en vint même à édi er ce qu’il appe-lait une « théorie fonctionnelle des systèmes de corpuscules7 », danslaquelle chaque corpuscule est représenté, un peu comme dans lathéorie de la double solution de Broglie, par une fonction u qui obéità une équation non linéaire et qui se décompose en autant de sous-fonctions que de valeurs expérimentalement observables. La seuledifférence de quelque importance entre les deux théories est d’ordrephilosophique, puisque Destouches substitue à la conception réaliste

et substantialiste du corpuscule soutenue par de Broglie une concep-tion phénoméniste et « fonctionnelle ». Il montre ainsi qu’on peut êtreconvaincu de l’intérêt formel et heuristique des travaux des partisansdes théories à variables cachées sans nécessairement partager leurdésir de retrouver coûte que coûte un climat philosophique précritique.

Parmi les derniers travaux de Destouches, vers la n des années1970, on trouve une proposition de solution du paradoxe d’Eins-tein-Podolsky-Rosen dans le cadre de la théorie fonctionnelle descorpuscules8.

Jean Louis Destouches meurt le 28 octobre 1980, à Paris.Focalisons à présent notre attention sur le travail épistémolo-

gique de Destouches. Et tout d’abord sur sa méthode. Selon lui, pourrépondre à certaines questions concernant l’universalité d’une caracté-ristique théorique, il faut s’affranchir de l’autolimitation du physicien

[7] Jean-Louis Destouches & Françoise Aeschlimann,Les Systèmes de corpuscules en théoriefonctionnelle , Paris, Hermann, 1959.

[8] Paulette Février, Hervé Barreau & Georges Lochak (dir.), Jean-Louis Destouches, physicienet philosophe , Paris, CNRS Éd., 1994, p. 249.

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qui omet de prendre du recul, d’envisager le système des théoriespossibles au lieu de se contenter de la seule théorie actuelle. Unenouvelle discipline est requise, qui n’est ni une physique théoriqueni une physique mathématique, mais plutôt « la théorie des théoriesphysiques. On serait tenté de la désigner par l’un des termes suivants,dont aucun ne nous paraît satisfaisant : Métaphysique mathématique,Métathéorie physique, Physico-logique9 ».

En défendant et en pratiquant systématiquement ce genre de rai-sonnement métathéorique, il s’inscrivait dans une ligne de penséeinaugurée par John von Neumann et codi ée plus tard, durant lesannées 1960, par des chercheurs comme John Bell, Bernard d’Espa-gnat et Michael Redhead10.

L’une des applications les plus intéressantes de la méthode métathéo-rique de Destouches porte sur les relations qu’entretiennent des théoriesphysiques déjà formées. Le constat dont il faut partir est ici celui dela multiplicité des théories physiques utilisées à une époque donnée.La circonstance la plus gênante pour le physicien qui se préoccupe del’architecture générale de sa science est que les modèles associés auxdiverses théories dont il se sert peuvent comporter des représentationsmutuellement incompatibles et des propositions contradictoires.

On ne doit alors pas s’étonner que la réalisation de l’unité desthéories ait été et soit encore l’un des projets les plus motivants de larecherche en physique ; un projet qui de surcroît s’est souvent révéléfécond parce que les théories unitaires comportent généralement desconséquences testables plus nombreuses que les théories initiales.Pourtant, insiste Destouches, on n’a aucune raison d’être certain quecette uni cation soit toujours possible. Il faut en examiner les condi-tions et considérer jusqu’à nouvel ordre que l’unité de la physiquen’est qu’une « croyance » ; qu’elle « est affaire de méthode, non de réa-lité, [qu’elle est] voulue par nous, en nous, pour nous11 ». Mais quesuppose donc l’uni cation théorique rêvée ? Dans un premier temps,Destouches montre que si deux théories (ou plutôt leurs modèles asso-ciés) « sont telles qu’aucune proposition n’a sa négation appartenant à

[9] Destouches,Essai sur la forme générale des théories physiques, op. cit., 114.[10] Voir John Bell,Speakable and Unspeakable in Quantum Mechanics, Cambridge, Cambridge

University Press, 1987 ; Bernard d’Espagnat,Le Réel voilé , Paris, Fayard, 1994 ; MichaelRedhead,Incompleteness, Non-Locality, and Realism, Oxford, Oxford University Press, 1987.

[11] Jean-Louis Destouches,Physique moderne et philosophie , Paris, Hermann, 1939, p. 63.

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l’autre, il existe une théorie englobante, ayant pour termes primitifsla réunion des termes primitifs et pour […] axiomes le produit logiquede tous les axiomes de la théorie12 ».

Bien entendu, le cas le plus intéressant n’est pas celui-ci ; il estplutôt celui des théories dont les modèles associés comportent despropositions contradictoires. Pour uni er deux théories de ce type,souligne Destouches, le seul moyen est d’altérer les règles de lalogique courante, par exemple en restreignant le champ d’applicationdu produit logique, comme dans les logiques non classiques de HansReichenbach ou de Paulette Destouches-Février. Or, ces manipulationsformelles reviennent, lorsqu’on tire leurs conséquences pragmatiques,à restreindre la validité de chaque proposition à un certain contexted’énonciation, et à refuser d’attribuer un sens à une proposition si onne s’est pas assuré auparavant que le contexte dans lequel elle vautn’implique pas la conjonction de deux ou plusieurs contextes mutuel-lement incompatibles. En d’autres termes, « ces modi cations [de lalogique] entraînent […] la complémentarité de Bohr13 ». L’exemple typeen est fourni par la coexistence préalable d’une théorie corpusculaireet d’une théorie ondulatoire du rayonnement électromagnétique, suivie

de leur uni cation dans le cadre d’une théorie, la mécanique quan-tique, dont le formalisme est isomorphe à une logique non classiqueet qui utilise comme principe directeur la contextualité des détermi-nations, ainsi que l’incompatibilité de certains couples de contextes.En dé nitive, une théorie uni ée obtenue à partir de théories dontles modèles associés comportent des propositions contradictoires, estcondamnée à thématiser les circonstances ou contextes d’arrière-plande la recherche expérimentale ; elle ne peut plus faire l’économie d’undiscours ré exif portant sur les moyens de l’investigation et s’en tenir,

comme c’était la règle en physique classique, à un discours portantexclusivement sur son objet.Malheureusement, Destouches énonce ces conclusions fortes en

utilisant un vocabulaire qui a pu favoriser les malentendus. Là où jeme suis limité à opposer l’absolu au relatif, l’intrinsèque au contextuel,il parle d’un passage de l’objectif au subjectif. Il écrit par exempleque « lors de l’uni cation de deux théories physiques telles que des

[12]Ibid.[13]Ibid., p. 64.

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propositions de l’une aient leur négation qui appartient à l’autre, deséléments de l’une au moins de ces deux théories qui possèdent lecaractère objectif perdent ce caractère dans la théorie uni ante etdoivent à ce moment être nécessairement considérés comme subjec-tifs14 ». Et il ajoute, pour préciser ce qu’il entend par « subjectif », queles af rmations d’une théorie uni ée comme la mécanique quantiqueapparaissent « dépendantes des connaissances acquises par l’obser-vateur15 ». Le résultat a été que le remarquable effort d’analyse méta-théorique et pragmatiquement ré exive inauguré par Destouchesest tombé dans un discrédit que seul son lexique naïvement idéa-liste méritait. Il aurait pourtant suf que l’on regarde de plus prèscomment il utilisait les vocables dérivés de « subjectif », pour se rendrecompte que, mis à part quelques glissements verbaux, il ne tendaitpas à introduire dans la physique les caractéristiques psychologiquesou anthropologiques du sujet connaissant, mais plutôt son échelle, sonprojet et ses normes d’exploration instrumentale, sa capacité présup-posée de choix entre contextes expérimentaux.

Quelles sont à présent les conséquences de la démarche ré exivede Destouches ? La première est d’ordre architectonique. Puisque

la physique traite non pas de prédicats mais de relations qui inter-viennent entre des systèmes et des observateurs dotés de leur grille delecture instrumentale et conceptuelle, cette science doit se subdivisernon pas selon la variété des domaines naturels qu’elle explore maisselon la variété de ses modes d’investigation. Ainsi, les deux grandesparties des Principes fondamentaux de physique théorique publiésen 1942 sont intitulées « Physique du solitaire » et « Physique collec-tive ». « Physique du solitaire » traite de la relation qui s’établit entrel’observateur isolé et des systèmes, à travers une instrumentation ;tandis que « Physique collective » porte sur la coordination des infor-mations obtenues par plusieurs observateurs répartis dans l’espaceet dans divers repères en mouvement les uns par rapport aux autres.La « physique du solitaire » se ramène pour l’essentiel à la mécaniquequantique standard, et la « physique collective » y rajoute la dimensionrelativiste.

[14] Jean-Louis Destouches,Principes fondamentaux de physique théorique , Paris, Hermann,1942, p. 468.

[15]Ibid.

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Un deuxième corrélat de l’attitude ré exive de Destouches porte sursa conception de la nature des théories physiques. Si aucun trait desphénomènes ne rendait intenable la position selon laquelle la rechercheexpérimentale se contente de révéler les propriétés intrinsèques d’objetspréexistants, la théorie pourrait se donner comme but de décrire cespropriétés et leur évolution. Mais à partir du moment où l’on a dûadmettre que chaque résultat expérimental exprime une interactioninanalysable entre le système et l’appareillage, la théorie ne peut pluss’en tenir à sa visée antérieure qu’au prix d’un discours que Destouchesquali e de « métaphysique » sur des prédicats principiellement inacces-sibles16. La théorie doit dès lors se contenter de fournir des prévisions pour un résultat expérimental futur, sous la condition d’un ou de plu-sieurs résultats expérimentaux passés. Cet objectif minimal pouvaitdéjà, du temps de la physique classique, être considéré par certainsépistémologues à tendances empiristes comme l’un des seuls auquelpuisse légitimement prétendre la théorie physique. Mais il peut se pré-valoir de raisons bien plus contraignantes en physique quantique qu’enphysique classique. En premier lieu, le concept même de phénomène asubi une altération décisive, entre un Pierre Duhem qui parle de pro-priétés des corps auxquelles la mesure fait simplement correspondreun symbole ordinal, et un Bohr ou un Destouches pour lesquels l’opé-ration de mesure est indissolublement constitutive du phénomène. Ensecond lieu, comme l’a montré Paulette Février17, et comme le souligneDestouches18, une théorie traitant de phénomènes contextuels, et danslaquelle existe au moins une paire de grandeurs incompatibles, est« essentiellement indéterministe ». En d’autres termes, cette théorie nepeut pas être considérée comme décrivant statistiquement des processusdéterministes sous-jacents « ayant une signi cation physique », c’est-à-dire « éventuellement accessibles à l’expérience19 ».

Ceci étant acquis, on doit préciser comment « l’indéterminismeessentiel » se re ète dans la forme même de la théorie quantique. Lesthéories prédictives déterministes ont pour outil symbolique central

[16] Jean-Louis Destouches, « Retour sur le passé », in André George (dir.),Louis de BrogliePhysicien et penseur , Paris, Albin Michel, 1953.

[17] Paulette Destouches-Février,La Structure des théories physiques, Paris, PUF, 1951.[18] Jean-Louis Destouches,État actuel de la question du déterminisme en physique , Paris,

Conférence du Palais de la découverte, 1954.[19]Ibid., p. 26-27.

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ce qu’on appelle une « grandeur d’état », c’est-à-dire « une grandeurtelle que si l’on connaît à l’instantt1 sa valeur on en déduit les valeursde toutes les grandeurs attachées au système20 ». Le devenir de cettegrandeur d’état étant lui-même déterminé à tout instant par des équa-tions aux dérivées partielles comportant le paramètre temps, on peutconnaître à travers elle et à tout instant la valeur de chacune desautres grandeurs. Le formalisme d’une théorie déterministe se résumedonc àdécrire l’évolution de la grandeur d’état considérée comme prédi-cat fondamental du système physique. Son caractèredescriptif occupele devant de la scène, et sa capacité prédictive semble n’en être qu’uneconséquence. Au contraire, dans une théorie qui doit tenir compte del’incompatibilité de certains couples de déterminations dé nies relati-vement à un contexte instrumental, et qui à cause de cela est affectéeà la fois d’un « indéterminisme essentiel » et de l’absence d’une gran-deur d’état, l’aspect prédictif parvient au premier plan sous la formeprobabiliste, tandis que l’aspect descriptif semble secondaire parcequ’il ne concerne plus que l’évolution de l’outil probabiliste lui-même.Ceci explique que la mécanique quantique doive, de façon plus pres-sante que les théories classiques, être considérée avant tout comme

une variété de ce que Destouches appelle « les théories de la prévision ».Destouches a donc développé, dès son ouvrage de 1941Corpusculeset systèmes de corpuscules21, une « théorie générale de la prévision »des résultats expérimentaux. Le but d’une théorie de la prévision,explique-t-il, consiste à exprimer mathématiquement la connaissanceque nous procure une mesure initiale effectuée sur un système, defaçon à pouvoir calculer à partir de là une anticipation (exacte ouprobabiliste) pour le résultat d’une mesure ultérieure effectuée surle même système. Il montre en premier lieu qu’il est possible d’analy-

ser la procédure de calcul des prévisions en trois étapes. Ces étapesconsistent : (1) à traduire les conditions initiales de l’expérience en unélément symbolique initial de prévision, (2) à calculer des élémentssymboliques de prévision à un instant quelconque à partir de l’élémentinitial et (3) à évaluer les prévisions probabilistes pour un instantdonné à partir de l’élément symbolique correspondant à cet instant22.

[20] Destouches,Physique moderne et philosophie , op. cit.[21] Paris, Gauthier-Villars, 1941.[22] Jean-Louis Destouches,La Mécanique ondulatoire , Paris, PUF, 1981.

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En second lieu, il analyse la dernière étape, celle de l’évaluation desprobabilités proprement dites à partir de l’élément de prévision àl’instant t, en trois moments : (1) la détermination des éléments « debase » de la grandeur qu’on a choisi de mesurer, c’est-à-dire des élé-ments de prévision qui fourniraient une probabilité 1 pour l’obtentionde l’une des valeurs possibles de cette grandeur ; (2) la décompositionde l’élément de prévision effectivement obtenu en une superpositionlinéaire d’éléments de base ; et (3) le calcul de la probabilité d’unevaleur à partir du coef cient qui, dans la superposition linéaire, mul-tiplie l’élément de base correspondant.

Le temps fort de la série de démonstrations de Destouches concernela dernière étape, c’est-à-dire le calcul des probabilités à partir descoef cients de la superposition linéaire par laquelle on développe l’é-lément de prévision. En 1941, dans son ouvrage fondateurCorpusculeset systèmes de corpuscules, il se contentait de restreindre la classe desexpressions qui pouvaient permettre d’estimer la probabilité à partirdes coef cients de la superposition linéaire. Mais en 1946, PauletteFévrier montrait, en s’appuyant sur une version généralisée du théo-rème de Pythagore, que lorsqu’un élément de prévision unique doit

servir à calculer les probabilités de phénomènes indissociables decontextes instrumentaux parfois incompatibles, une seule expressionde la probabilité en fonction de chaque coef cient de la superpositionlinéaire peut être retenue 23. Selon cette expression, la probabilité d’unevaleur est égale au carré du module du coef cient correspondant de lasuperposition linéaire. Mais une telle expression correspond exacte-ment à la règle de correspondance de Born, énoncée dès 1926. Et elleest également isomorphe à la formule de l’intensité d’une composantechromatique, dans le principe de décomposition spectrale d’une onde.

Aussi Paulette Février et Jean-Louis Destouches af rmèrent-ils qu’ilsavaient élucidé la « signi cation profonde » des « ondes de probabilité » dela mécanique quantique. Cette signi cation consistait non pas à décrirela propagation d’une onde à la « réalité » douteuse dans un espace decon gurations, mais à traduire la relativité des phénomènes vis-à-visde contextes expérimentaux parfois incompatibles. Et comme la quanti-cation des grandeurs découlait elle-même du formalisme ondulatoire,

[23] Paulette Destouches-Février, « Signication profonde du principe de décomposition strale »,C.R. Acad. Sci., 222, 1946, p. 867-868.

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Février et Destouches concluaient que la totalité des traits distinctifsde la mécanique quantique dérivait de l’incompatibilité des contextes.

C’est certainement là, à mon sens, la contribution majeure deDestouches, en collaboration avec Paulette Destouches-Février : avoirmontré qu’il était presque facile de rendre la mécanique quantiqueintelligible en adoptant une attitude ré exive, alors que tant d’autresse débattaient, et se débattent encore, dans des dif cultés inextri -cables pour satisfaire au besoin d’intelligibilité de la mécanique quan-tique dans un cadre ontologique.

À côté de cette critique serrée du programme de description desdéterminations d’un système de corpuscules, et de son remplacement parun programme de prévision des résultats d’expériences effectuées surun système, Destouches s’est attaqué au concept même de corpuscule.Il ne faut pas oublier, souligne-t-il, que le concept de corpusculeélémentaire requiert non seulement l’aboutissement d’une procédurede morcellement, mais aussi la permanence des produits du morcel-lement24. Or, cette permanence, loin d’être assurée en toutes circons-tances, dépend des conditions expérimentales25. Plus grave encore, enl’absence d’un critère de permanence des produits du morcellement, ini-

tial, comme la continuité de leur trajectoire, il n’est même plus possibled’assurer leur discernabilité. Et des objets indiscernables, remarqueDestouches, ne sont plus ordonnables, ni même dénombrables puisquela procédure de dénombrement suppose l’incrémentation itérative d’unnombre ordinal. « À un ensemble d’éléments physiques de même espèce,écrit-il, on peut attribuer un nombre cardinal, mais on ne peut établiraucune relation d’ordre entre les éléments ; la notion de nombre ordinaln’a dans ce cas aucune signi cation physique26. » Les implications decette dissociation entre nombre cardinal et nombre ordinal sont consi-

dérables. Elle traduit en termes d’altération du concept de nombre decorpuscules l’absence d’un critère d’identité permanente pour chaquecorpuscule. De même qu’un corpuscule ne se dé nit que relativementà une procédure de découpage ou de morcellement maximale, sanspossibilité en général de garantir l’identité permanente de chaque élé-ment résultant du découpage, le nombre cardinal d’un ensemble de

[24] Destouches,Principes fondamentaux de physique théorique , op. cit.[25]Ibid., p. 187.[26]Ibid., p. 180.

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corpuscules est relatif à une procédure de découpage, sans possibilitéen général d’en tester à tout instant la valeur par un dénombrementordinal indépendant d’une procédure de ce type. Les critères ordinauxde l’attribution d’une propriété « nombre » à un ensemble de corpusculesne sont en dé nitive pas davantage remplis que les critères phénomé-naux de l’attribution de propriétés dynamiques à chaque corpuscule. Lenombre cardinal d’un ensemble de corpuscules, dirait-on de nos joursen s’appuyant sur le formalisme de la théorie quantique des champs,n’est rien de plus qu’une observable, dont la valeur expérimentale peutuctuer pour cet ensemble au gré de ce qu’il est convenu d’appeler desprocessus decréation et d’annihilation.

Au terme de son travail, Destouches lie tous les temps forts de sonanalyse de la crise épistémologique provoquée par la physique quan-tique dans un réseau fortement articulé. Il montre 27 la solidarité etl’interconvertibilité partielle d’au moins quatre traits inédits associésà la mécanique quantique : (1) l’indéterminisme « essentiel » et les rela-tions d’incertitude, (2) le remplacement d’une mécanique ponctuellepar une mécanique ondulatoire associée à la règle probabiliste deBorn, (3) l’indiscernabilité des corpuscules et (4), ce qu’il appelle le« principe de subjectivité », c’est-à-dire l’inséparabilité entre les phé-nomènes et leur contexte expérimental de manifestation, associée aucaractère mutuellement exclusif de ces contextes. La voie suivie par laplupart des physiciens consistait à prendre la mécanique ondulatoireassociée à la règle de Born pour point de départ, puis à en dériver lesrelations « d’incertitude », le caractère non simultanément mesurabledes grandeurs, la quanti cation et l’indiscernabilité des corpuscules.Mais, remarque Destouches, il est également possible de partir du« principe de subjectivité », puis de dériver à partir de là et de quelqueshypothèses auxiliaires, la quanti cation, l’indéterminisme « essentiel »et un principe de décomposition spectrale isomorphe à celui des ondes.

La révolution quantique, telle que la déploie Destouches, a uncaractère organique. Elle touche non seulement les lois de la physiqueantérieure, mais aussi la dé nition de ses objets ; non seulement lespropriétés décrites, mais la notion même de propriété et la conceptiondescriptive de la théorie physique.

[27]Ibid., p. 472.

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Ravaisson et la philosophie de la médecine

Annie BITBOL-HESPÉRIÈS

Henri Bergson a publié en 1904, dans lesComptes rendus del’Académie des sciences morales et politiques, le texte du dis-

cours qu’il avait lu en 1901 à cette Académie, où il succédait à FélixRavaisson (1813-1900). Ce texte a été repris en 1934 dansLa Penséeet le mouvant, avec une note liminaire dans laquelle Bergson indi-quait que, malgré l’accusation qui lui avait été faite d’avoir « quelquepeu bergsoni é » Ravaisson, il avait renoncé à y apporter quelquesretouches. Bergson ajoutait : « C’était peut-être la seule manière declari er le sujet, en le prolongeant 1. »

L’hommage de Bergson à Ravaisson dans cet exercice rhétoriqueparticulier que représente l’éloge de son prédécesseur à l’Académie estcependant sincère, Bergson ayant à maintes reprises reconnu sa detteenvers Ravaisson. Il déclarait ainsi à Gilbert Maire, à qui il avaitfait lire à 16 ans De l’habitude de Ravaisson, en même temps que le Discours de la méthode, être « certain de ne devoir profondément qu’àdeux ou trois philosophes : Plotin, Maine de Biran, et quelque peu àRavaisson2 ».

Notre rappel biographique sur Ravaisson se veut plus sobre quel’hagiographie ciselée de Bergson, et plus attentif au contexte danslequel s’inscrivent les écrits de Ravaisson.

Jean-Gaspard-Félix Lacher est né le 23 octobre 1813 à Namur(actuellement en Belgique, mais alors chef-lieu du département deSambre-et-Meuse de la France du Premier Empire à son apogée ter-

[1] Henri Bergson, La Pensée et le mouvant[1934], Genève, Skira, 1946, p. 237.

[2] Dominique Janicaud,Ravaisson et la métaphysique. Une généalogie du spiritualismefrançais, Paris, Vrin, 1997, p. 6-7.

[Chapitre 19]

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ritorial, après la politique conquérante de Napoléon, et juste avant ledébut des revers militaires). Il prend le nom de Ravaisson, nom d’unepetite terre possédée par sa famille non loin de Montauban, auquelil ajoute celui de son oncle, Mollien. En effet, Ravaisson ayant perduson père (trésorier-payeur), alors qu’il était très jeune, fut élevé parson oncle Mollien, conseiller d’État, ministre du Trésor de 1806 à lachute de l’Empire, et nommé pair de France en 1819.

Le jeune Ravaisson fait de brillantes études au collège Rollin et yobtient, en 1832, le prix d’honneur de philosophie. En 1836, il est reçupremier à l’agrégation de philosophie. Juste avant, en 1835, Ravaissonavait été colauréat d’un prix de l’Académie des sciences morales etpolitiques (rétablie sous la monarchie de Juillet) qui avait mis auconcours une étude sur la Métaphysique d’Aristote. Cette étude anourri son Essai sur la Métaphysique d’Aristote, œuvre inachevée,prévue en quatre tomes, mais dont seuls les tomes I et II ont étépubliés, respectivement en 1837 et 1846.

Sous l’in uence de Victor Cousin, Ravaisson prépare sa thèse, Del’Habitude,et la soutient à la faculté des lettres de Paris le 26 décembre1838, devant un jury présidé par Cousin. Sa thèse complémentaire en

latin porte sur Speusippe.De 1838 à 1840, Ravaisson est nommé à la chaire de philosophie dela faculté de Rennes, où il n’enseigne pas, puisqu’il occupe la fonctionde directeur de cabinet du ministre de l’Instruction publique, Narcisse- Achille de Salvandi (Salvandy). La vie professionnelle de Ravaissonn’est pas celle d’un enseignant. En 1839, au départ du ministre deSalvandi, Ravaisson est nommé inspecteur général des bibliothèquespubliques, poste qu’il occupe jusqu’en 1853. En 1849, il est élu membrede l’Académie des inscriptions et belles lettres. En juin 1853, sous leSecond Empire, Ravaisson mène, à la demande du ministre de l’Ins-truction publique Hippolyte Fortoul, une étude sur l’enseignement dudessin dans les lycées qui nourrira l’article « Dessin » publié en 1882dans le Dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson.

Ravaisson est ensuite nommé inspecteur général de l’enseigne-ment supérieur, puis membre du Conseil supérieur de l’Instructionpublique.

En 1863, il est nommé président de l’agrégation de philosophie parle nouveau ministre de l’Instruction publique, Victor Duruy, qui vientde rétablir cette agrégation, supprimée en 1852 avec celle d’histoire.

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En 1867, Ravaisson publie unRapport sur la philosophie en Franceau XIX e siècle, rapport qui lui a été demandé un an auparavant parle ministre Duruy.

En 1870, Ravaisson est nommé conservateur des antiquités dumusée du Louvre. Cette fonction le conduit à proposer le nouvel assem-blage des blocs de marbre de laVénus de Milo et l’ajustement desailes de la Victoire de Samothrace, qui n’avait pas été possible dansla restauration primitive de cette statue.

En 1880-1881, Ravaisson est élu membre de l’Académie des sciencesmorales et politiques.

En 1887, il publie une étude sur Pascal dans laRevue des DeuxMondes, et en 1893 un article, « Métaphysique et morale », dans lepremier numéro de la Revue de métaphysique et de morale.

Il est ensuite nommé inspecteur général honoraire et professeurdes arts du dessin à l’École normale de Fontenay. Il meurt le 18 mai1900. SonTestament philosophiqueest un ouvrage posthume composéà partir de fragments d’un ouvrage inachevé3.

1] Ravaisson : une philosophie de la vie

1.1] Contexte de la publication de De l’habitudeLa thèse de Ravaisson, publiée en 1838, De l’habitude, marque une

orientation nouvelle de la philosophie en France, en réhabilitant lamétaphysique et en s’écartant du mécanisme à partir d’une analyse ànouveaux frais d’une question qui peut paraître anodine : l’habitude.« Titre modeste », souligne Bergson avant d’indiquer « mais c’est touteune philosophie de la nature que l’auteur y expose4. »

Ce texte intervient au moment où la philosophie, grâce à VictorCousin, semble s’être installée comme le couronnement des étudesau collège. Mais par rapport à l’Angleterre et à l’Allemagne, l’uni-versité et la recherche sont, en France, très en retard. Ce retardconsidérable, souvent lié aux changements politiques qui entraînentdans leur chute celle de l’université, est particulièrement sensibleen philosophie. Pour en avoir une idée, il suf t de rappeler qu’en Angleterre, Henri VIII et Élisabeth Ire (morte en 1603) ont fondé denouvelles chaires de philosophie à Oxford et Cambridge, et qu’en

[3] Félix Ravaisson,Testament philosophique , Paris, Boivin, 1933.[4] Bergson, La Pensée et le mouvant , op. cit., p. 249.

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Allemagne, Thomasius, dont Leibniz a suivi l’enseignement à l’uni-versité de Leipzig en 1662, est considéré comme le fondateur del’histoire de la philosophie.

À l’énorme retard qu’a pris l’enseignement de la philosophie dansles universités en France, s’ajoutent des querelles sur la nature decet enseignement. Les partisans de Cousin défendent l’enseignementde la philosophie rationaliste et s’opposent aux partisans d’unephilosophie entendue comme propédeutique à la théologie. Rappelonsque l’Instruction publique n’a été séparée des affaires ecclésiastiquesqu’en 1828. Les partisans de Cousin s’opposent aussi aux « socialistes »comme Henri de Saint-Simon qui voudraient une philosophie auservice du combat social.

Ces tensions ont contribué, en 1850, à la quasi-suppression desuniversités et la suppression de l’enseignement de la philosophie (etde l’histoire) dans les collèges, et son remplacement par la logique etla rhétorique.

Avant cette suppression, Cousin avait, dans sa préface auxFragments de 1826 et sonCours de 1828, exposé les voies que la phi-losophie devait suivre en France. Les points essentiels sont qu’une« nouvelle philosophie française », une philosophie « spiritualiste » doitse développer, « naturellement par sa vertu propre, par la puissance desa méthode, cette méthode psychologique abandonnée ou dédaignée en Allemagne », et qui est, aux yeux de Cousin, « la source unique de toutevraie lumière, en suivant les instincts héréditaires du génie français »tels que la Révolution de 1789 les a illustrés5. Cette méthode reposesur une conception de la conscience comme miroir de l’univers et dumoi. Cousin dit que « l’homme est un univers en abrégé : la psychologieest la science universelle concentrée ». Il ajoute que « la psychologie

contient et ré échit tout, et ce qui est de Dieu, et ce qui est du monde,sous l’angle précis et déterminé de la conscience ; tout y est à l’étroit,mais tout y est6 ». Dans sonRapport sur la philosophie en Franceau XIX e siècle, Ravaisson évoque cette « méthode psychologique » enindiquant :

La vraie méthode en philosophie consistait, après avoir décrit et classéles phénomènes intérieurs, à en tirer la connaissance de ce que devait

[5] Victor Cousin,Fragments et souvenirs[1826], Paris, Didier et Cie, 1857, p. 166.[6] Victor Cousin,Cours (Leçons d’histoire de la philosophie à la Sorbonne), 1828, p. 139.

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être l’âme, puis de l’âme à s’élever, par le chemin que Descartes avaitmontré, jusqu’à Dieu7.

À la n de la première partie de sa thèse, De l’habitude,Ravaissonassocie conscience et méthode d’investigation de l’habitude :

C’est dans la conscience seule que nous pouvons trouver le type del’habitude ; c’est dans la conscience seule que nous pouvons espé-rer non plus seulement d’en constater la loi apparente, mais d’enapprendre lecomment et lepourquoi , d’en pénétrer la génération, etd’en comprendre la cause8.

Il s’interroge aussi sur l’âme et sur Dieu, mais son itinéraire ne se

déploie pas en suivant, comme le prescrivait Cousin, « le chemin queDescartes avait montré ». En fait, De l’habitude est bien une médita-tion où sont traitées les questions, métaphysiques au sens cartésien, del’âme et de Dieu. Mais l’âme ravaissonienne n’est pas l’âme rationnellede Descartes, une mens dégagée de l’âme principe de vie9, puisquel’âme selon Ravaisson est « une seule force, une seule intelligencequi est dans la vie de l’homme le principe de toutes les fonctions etde toutes les formes de la vie10 », et que Dieu, selon Ravaisson, quicite en note Fénelon, saint Augustin, Aristote et Vico, c’est « Dieu ennous, Dieu caché […] dans ce fonds intime de nous-même, où nous nedescendons pas11 ». Ravaisson propose donc une orientation nouvellede la méthode psychologique cousinienne et du rapport à Descartes.Ravaisson, soixante-neuf ans avantL’Évolution créatricede Bergson,dépasse le mécanisme issu de Descartes, puisque dans De l’habitude, la progression dans la hiérarchie vitale se caractérise par le fait que« la mécanique le cède de plus en plus au dynamisme irreprésentableet inexplicable de la vie12 ».

Des écrits de Ravaisson, nous retiendrons en particulier De l’habi-tude et le Rapport sur la philosophie en France au XIX e siècle, parceque, rédigés à trente ans de distance, 1838 pour la thèse, 1867 pour lerapport, ces textes montrent la constance de Ravaisson dans son inté-

[7]Rapport sur La philosophie en France au XIX e siècle [1895] Paris, Fayard, 1984, p. 72.[8]De l’habitude[1838], Paris, Alcan, 1933, I, § 4.[9] Annie Bitbol-Hespériès,Le Principe de vie chez Descartes, Paris, Vrin, 1990, p. 31-102.[10]De l’habitude , op. cit., II, § 3.[11]Ibid., II, § 4.[12]Ibid., II, § 3.

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rêt pour la philosophie de la médecine et sa délité dans l’invocationde certains auteurs : Aristote et Leibniz pour les philosophes qui ontaccordé une grande importance aux phénomènes biologiques, et Stahl,Barthez, Bichat, Buisson, pour les médecins qui se sont interrogés surla vie et le principe de vie. Ce point vaut d’être souligné parce que,entre 1838 et 1867, la médecine a connu une remarquable évolution :1838-1839, con rmation de la théorie cellulaire chez les animaux parTheodor Schwann ; 1858, querelle de la génération spontanée entreLouis Pasteur et Félix Archimède Pouchet et établissement dé ni-tif, par Pasteur, que la génération spontanée n’existe pas, commeLeeuwenhoek, Redi et Spallanzani l’avaient pressenti. Cette époquese caractérise aussi par l’avancée des ré exions sur la question dela localisation cérébrale des différents centres du langage, avec lestravaux de Franz Gall puis, en 1861, la localisation de l’aphasie parPaul Broca. En 1865 paraissent l’Introduction à la médecine expéri-mentale de Claude Bernard, et le premier mémoire de Gregor Mendel,« Expériences sur les hybrides végétaux ». En outre, la biologie, dont leconcept a été forgé au début du XIXe siècle par Lamarck et Treviranus,se développe également, avec en 1859 la publication de De l’origine

des espèces au moyen de la sélection naturellede Charles Darwin, eten 1864 la parution des Principes de biologie de Herbert Spencer.Dans sonRapport, Ravaisson se montre attentif aux développements

de la médecine, puisque les noms de Gall, Broca, ainsi que ceux deFrançois Broussais (auteur en 1828, de De l’irritation et de la folie,ouvrage dans lequel les rapports du physique et du moral de l’hommesont établis sur les bases de la médecine physiologique,deuxième édition« considérablement augmentée par l’auteur », 1839), et d’Alfred Vulpian(auteur en 1867 des « savantes »Leçons sur la physiologie du cerveau)sont par exemple cités. Ravaisson évoque aussi les recherches « si neuveset profondes sur la pathologie cellulaire » de Rudolf Virchow et parle lon-guement du physiologiste Claude Bernard dont l’Introduction à l’étudede la médecine expérimentale « intéresse éminemment la philosophiegénérale ». LeRapport mentionne à plusieurs reprises le nom de Spenceret cite Darwin, mais Ravaisson fait peu de cas des thèses de Lamarck.Il écrit, au sujet des propositions d’explication de « la génération desinstincts » par « une transformation graduelle d’actes intellectuels etvolontaires », thème abordé dans De l’habitude: « théorie proposée jadis,sans l’appui d’assez de preuves empruntées à l’expérience, par Lamarck,

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et renouvelée très récemment par M. Herbert Spencer, et, avec toutesles ressources d’un vaste savoir, par M. Charles Darwin ». Dans leRapport, Ravaisson dénonce les insuf sances du mécanisme pour trai-ter des phénomènes vitaux et condamne expressément les « théoriesphilosophiques et médicales qui réduisent la vie à un pur mécanisme »,en accusant « deux fauteurs célèbres » : Broussais et Gall13.

Ce qui est remarquable chez Ravaisson, c’est que De l’habitude estbien plus que l’écho d’une conception romantique de la nature issue deSchelling14, du reste non cité dans la thèse. L’importance des médecinsvitalistes et animistes chez Ravaisson a été relevée, mais uniquementdans De l’habitude15.

Or, ces références ne jalonnent pas simplement une thèse sur l’habi-tude. Les œuvres de ces médecins ont véritablement nourri la penséede Ravaisson et se trouvent à nouveau invoquées dans leRapportcomme rempart contre les « insuf sances » du « matérialisme » et de« l’organicisme » dans la médecine du XIXe siècle16. Des ré exions de Van Helmont, citées dans De l’habitude, fondent les références auxquestions sur la vie inscrites dans « Métaphysique et morale », undes articles qui inaugure la parution de la Revue de métaphysique et

morale en 189317

. L’interrogation sur la vie fait partie intégrante dela philosophie de Ravaisson. À trente ans de distance donc, entre 1838 et 1867, Ravaisson est

resté dèle aux enjeux et à la problématique dé nis dans De l’habi-tude. Mieux encore, certains passages de « Métaphysique et morale »sont, vingt-cinq ans après leRapport et soixante-cinq ans après lathèse, l’écho direct de paragraphes sur la philosophie de la médecineinscrits dans De l’habitude.

1.2] Ravaisson et la philosophie de la médecine dans De l’habitude

Ce qui nous intéresse particulièrement dans De l’habitude, c’est lefait que Ravaisson oriente la pensée française sur la voie nouvelle du

[13]Rapport sur La philosophie en France au XIX e siècle , op. cit., p. 233, p. 173, p. 245,p. 101.

[14] Janicaud,Ravaisson et la métaphysique…, op. cit., p. 97.[15] Jean Cazeneuve, « La Philosophie médicale de Ravaisson »,Les Études philosophiques, 4,

1984, p. 497-500. Voir aussiLa Philosophie médicale de Ravaisson, Paris, PUF, 1958.[16]Rapport sur La philosophie en France au XIX e siècle , op. cit., p. 127, p. 229-232.[17]Revue de métaphysique et de morale , 1 (1), janvier 1893, p. 6-25.(Ndé.)

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spiritualisme, à partir d’emprunts faits à différents auteurs. Dans lesnombreuses notes accompagnant son texte, court et dense, Ravaissoncite des philosophes : Aristote, Plotin, Leibniz, Berkeley, Kant ; desPères de l’Église : saint Paul, saint Augustin. Il se réfère égalementune fois à Buffon, et bien sûr beaucoup plus fréquemment à Mainede Biran, auteur en 1802 de l’In uence de l’habitude sur la faculté de penser, livre que Ravaisson cite explicitement18. Ravaisson cite aussi,et c’est ce point qui va particulièrement retenir notre attention, denombreux médecins : Galien, Cesalpino (qu’il appelle Césalpini, etquali e de « profond métaphysicien »), Sydenham, Hoffmann, mais sur-tout de nombreux médecins et physiologistes vitalistes ou animistessur lesquels il a médité : Johann Baptist Van Helmont, invoqué cinqfois et notamment au sujet de l’ignorance des auteurs et de « l’idéesubstantielle » ; Claude Perrault, cité une fois sur l’analyse des sensextérieurs, et que Francisque Bouillier considère comme le « prédé-cesseur de Stahl19 » ; Georg-Ernst Stahl justement, que Ravaisson citedirectement six fois, et deux fois encore au sujet de quatre médecinsayant soutenu des thèses sous sa direction : Richter, Rhetius, Jung etBurchart. Ravaisson cite encore Paul-Joseph Barthez, à six repriseset en particulier à propos des retours réglés de l’in ammation et duspasme « sans aucune apparence de cause déterminante dans le maté-riel de l’organisme ». Il cite également cinq fois Xavier Bichat, en par-ticulier pour la « vie organique » dans le règne animal et l’in uence del’habitude sur la clarté de la perception, ainsi que Mathieu François-Régis Buisson, cousin de Bichat, trois fois, surtout parce qu’il a cher-ché des transitions, des « liens presque insensibles » entre les « deuxvies », la vie active et la vie organique, que Bichat avait distinguées.Buisson montre en effet que « l’in uence cérébrale », la volonté, s’exercesur les fonctions « nutritives » : digestion, respiration et excrétion20. Cequi caractérise ces médecins, comme aussi les philosophes Aristoteet Leibniz, régulièrement invoqués par Ravaisson, c’est leur ré exionphilosophique et médicale sur la vie et particulièrement sur le statutde l’âme comme « principe de vie ».

[18] Janicaud,Ravaisson et la métaphysique…, op. cit., p. 15-35.[19] Francisque Bouillier,Du principe vital et de l’âme pensante [1862], Paris, Didier, 1873,

p. 213.[20]De l’habitude , op. cit., I, § 3 ; Mathieu François-Régis Buisson,De la division la plus

naturelle des phénomènes physiologiques, Paris, A. Delalays, 1855, p. 185-189.

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Conscient de l’insuf sance des « théories physiques » et des « théo-ries rationalistes 21 », Ravaisson ré échit sur « le principe de la vie22 »,sur les rapports entre l’âme et la vie, la vie et la pensée, la vie et lamaladie. Dans De l’habitude,cette ré exion met notamment en jeude nombreuses distinctions, puisque « la vie implique l’opposition de laréceptivité et de la spontanéité23 », que l’habitude est différente de la« fatalité mécanique » et de la « liberté ré exive24 », que « la loi de l’habi-tude » montre que « la réceptivité diminue » tandis que « la spontanéitéaugmente25 » et que « l’habitude transforme en mouvements instinctifsles mouvements volontaires26 ». De l’habitudemet aussi en œuvre lesoppositions âme/corps, esprit/matière, vivant/inerte, sujet/objet, conti-nuité/discontinuité, instinct/mouvement volontaire, nature/secondenature, nature naturante/nature naturée, « loi des membres »/«loi degrâce », mécanisme/dynamisme, santé/maladie, « vie du corps »/« mondede l’âme », nature/grâce. Mais ce texte ne se borne pas à opposer cesnotions pour montrer que le mécanisme est caractérisé par la fatalité,et que l’habitude n’appartient pas au monde du mécanisme. Ravaissonrapproche la vie biologique de la vie spirituelle, en montrant que l’habi-tude permet, par « analogie », de penser l’unité du monde. L’habitude,terme de morale et de médecine selon l’Encyclopédiede Diderot etd’Alembert, devient avec Ravaisson, cette « nature acquise », cette« seconde nature » qui spiritualise la nature : « En descendant pardegrés les plus claires régions de la conscience, l’habitude porte en ellela lumière dans les profondeurs et dans la sombre nuit de la nature27. »

C’est un des résultats de ce texte, où Ravaisson, après avoir exclul’habitude du monde inerte, le « règne inorganique », a progressive-ment dé ni l’habitude dans le règne végétal, « où elle n’a que peud’accès », et surtout dans le règne animal et dans la conscience. PourRavaisson, l’habitude commence avec les phénomènes de la vie, quisont coextensifs à la nature. La vie est, dit Ravaisson, « unité suc-cessive dans le temps », et « avec la vie commence l’individualité ». Il

[21]De l’habitude , op. cit., II, § 2.[22]Ibid., I, § 2.[23]Ibid.[24]Ibid., II, § 2.[25]Ibid., I, § 2.[26]Ibid., II, § 3.[27]Ibid., II, § 3.

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précise que « le caractère général de la vie, c’est donc qu’au milieu dumonde elle forme un monde à part, un et indivisible ». « Sans doute,souligne Ravaisson, tout ce qui change est dans la nature, commetout ce qui est est dans l’être28. » Ravaisson ne cite pas la lettre deLeibniz à Arnauld du 30 avril 1687, mais sa conception semble l’échode « l’axiome » leibnizien pour lequel « ce qui n’est pas véritablementUN être n’est pas non plus véritablement un ÊTRE29 ». Ravaissonajoute alors : « Mais seul l’être vivant est une nature distincte, commeseul il est un être. C’est donc dans le principe de la vie que consisteproprement la nature comme l’être30. »

Dans son examen des phénomènes de la vie qui recèle la « hié-rarchie des formes de la vie31 », Ravaisson observe :

Des fonctions locomotives aux fonctions préparatoires de la nutrition,de celles-ci à la nutrition même et à la végétation, on voit succéder auxmouvements distincts, gurables et mesurables dans l’étendue, des mou-vements presque insensibles, puis des mouvements moléculaires, enndes transformations chimiques et les opérations vitales les plus secrètes.

D’où il conclut que « la mécanique le cède de plus en plus au dyna-misme irreprésentable et inexplicable de la vie32 ».

L’exposé de la philosophie biologique de Ravaisson est indisso-ciable des notes renvoyant explicitement aux médecins vitalistes etanimistes. Ce sont les lectures des œuvres du médecin empreint demysticisme Van Helmont, du médecin animiste Stahl – référence laplus importante dans De l’habitude,avec huit mentions, dont deux àpropos de thèses présidées par le professeur de Halle, après Aristoteet Maine de Biran cités chacun à treize reprises dans les notes,des médecins vitalistes Barthez, Bichat et Buisson, qui conduisentRavaisson à expliquer notre être par « ce principe qu’on appelle l’âme »,puis à expliciter : « C’est donc une seule force, une seule intelligencequi est dans la vie de l’homme le principe de toutes les fonctions et detoutes les formes de la vie33 ». Cette âme, souligne Ravaisson, éprouve

[28]Ibid., I, § 2.[29] Gottfried Wilhelm Leibniz,Œuvres, Paris, Aubier Montaigne, 1972, p. 252.[30]De l’habitude , op. cit., I, § 2.[31]Ibid., II, § 3.[32]Ibid.[33]Ibid., I, § 4 ; II, § 3.

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des sensations, se déploie dans le temps, devient consciente de soi etaccède à une « vie supérieure » à laquelle, souligne l’auteur, « le progrèsincessant de la vie et de la nature […] semble aspirer sans y pouvoiratteindre ». Cette « vie supérieure » est celle de l’accession vers le Bienplotinien (cité en note), « monde moral » où se déploient la volonté etla liberté34. La philosophie de la médecine de Ravaisson, qui s’ouvresur la morale, s’inspire, selon les dé nitions données plus tard dans leRapport, de « l’animisme, qui rapporte la vie à l’âme » et se distinguedu « vitalisme qui l’explique par un principe spécial différent de lamatière, non moins différent de l’esprit35 ».

2] Un animisme, plutôt qu’un vitalisme, tiré de médecins,et qui rayonne sur toute la philosophie de Ravaisson2.1] Ravaisson et le vocabulaire de la médecine

L’interrogation de Ravaisson sur les phénomènes de la vie qui jalonne De l’habitude est nourrie par l’animisme stahlien et les méde-cins vitalistes.

Au début de son texte, Ravaisson écrit que « ce qui fait le sujet de[son] travail, ce n’est pas seulement l’habitude acquise, mais l’habitude

contractée, par suite d’un changement, à l’égard de ce changementmême qui lui a donné naissance ». L’emploi du verbe « contracter », issudu registre médical, n’est que le premier des nombreux emprunts faitspar Ravaisson au domaine médical. Cet emprunt est aussi le premierindice du rôle important que jouent des exemples tirés de la pathologieet de la thérapeutique dans De l’habitude.

Ravaisson, reprenant des observations de Galien, Hoffmann etHahn, note par exemple : « On s’habitue à la longue aux poisonsles plus violents. Dans les affections chroniques, les médicamentsperdent leur force, et il en faut changer de temps en temps. » Auparavant, il a observé, en se référant à la Theoria medica vera de Stahl en note, que « l’habitude se révèle comme la spontanéitédans la régularité des périodes. Si la veine a été ouverte plus d’unefois à des intervalles de temps réguliers, après les mêmes inter-valles, le sang s’y porte et s’y accumule de lui-même ». Il ajoute :« L’in ammation, le spasme, la convulsion ont leurs retours réglés,

[34]Ibid., II, § 3.[35]Rapport sur La philosophie en France au XIX e siècle , op. cit., p. 224.

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sans aucune apparence de cause déterminante dans le matériel del’organisme. » Il cite en note des thèses soutenues par ChristianRichter, De affectibus periodicis, Andreas Chistian Rhetius, De mor-bis habitualibus, Johann Chistoph Jung, De consuetudinis ef ca -cia generali in actibus vitalibus, sous la présidence de Stahl, ainsique les Nouveaux éléments de la science de l’homme de Barthez.En consultant les ouvrages cités par Ravaisson à l’appui de sesremarques, on constate que les observations des médecins citésvisent notamment les maladies présentant des retours périodiques,et en particulier les convulsions infantiles. À propos de « l’absencede causes apparentes dans certaines maladies », Barthez souligneque « c’est dans les maladies éminemment malignes que les Anciensadmettaient le divinum quid qu’Hippocrate dit avoir lieu dans cer-taines maladies, et sur lequel on a tant disputé ». Le fondateur del’École de Montpellier rappelle que « l’ignorance totale de la manièred’agir » de la cause de ces maladies très graves a fait que leurs effetsont « toujours produit de l’étonnement, et qu’ils ont pu être rappor-tés par les Anciens à quelque puissance divine36 ». Barthez, quantà lui, rapporte les causes des pathologies au « principe vital » qui se

trouve affecté par la maladie, les organes ne faisant que ressentirl’atteinte faite au principe vital. Dans ce contexte, la recherche dela localisation des maladies apparaît donc inutile.

Sans doute faut-il voir dans cette source un des éléments qui ontensuite, dans le Rapport, conforté Ravaisson dans sa lutte contre« l’organicisme qui explique la vie par les propriétés des organes37 ».

Ravaisson a en effet noté, dans De l’habitude, que la pathologie etla vie sont liées par « le même principe et par la même analogie », dansun passage explicitant l’idée selon laquelle « l’habitude est de plus enplus une idée substantielle38 ». Ravaisson écrit :

Par le même principe et par la même analogie semble se découvrir lesecret de cette vie anormale et parasite qui se développe dans la vierégulière, qui a ses périodes, son cours, sa naissance et sa mort, est-ce une idée ou un être, ou ne serait-ce pas plutôt une idée et un être

[36] Paul-Joseph Barthez,Nouveaux éléments de la science de l’homme , tomes I et II, Paris,Goujon et Brunot, 1806, II, p. 95-96n.

[37]Rapport sur La philosophie en France au XIX e siècle , op. cit., p. 224.[38]De l’habitude , op. cit., II, § 3.

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à la fois, une idée concrète et substantielle hors de toute conscience,qui fait la maladie ?

À cet endroit, Ravaisson indique en note plusieurs références : « Voir Van Helmont, De Ideis morbosis, de Morbis Archealibus, etc., Barthez, passim (ce qui renvoie à plusieurs passages desNouveaux élémentsde la science de l’homme), Sydenham (op. init.) dé nit la maladie : laméthode de la nature pour expulser le principe malfaisant. » Cettedé nition gure au début de livre de Sydenham Observationes medi-cae circa morborum acutorum historiam et curationem (1676). SelonRavaisson, elle « implique également l’idée morbide; mais il faut

prendre l’idéein concreto », et Ravaisson renvoie alors à Stahl, VanHelmont et Barthez « sur les effets des poisons, des virus contagieuxet des passions violentes, qui impriment au principe vital des formesou idées morbides correspondantes39 ».

Ce qui est remarquable dans cette très riche note, c’est que la consul-tation des auteurs cités par Ravaisson conduit à en privilégier deux : Van Helmont et Barthez. Van Helmont parce qu’il a écrit, dans leTractatus de Morbis, que l’idée est le « vrai ef cient morbide » des mala-dies. C’est notamment parce que l’imagination est « une vertu gurante,

qui revêt de telle sorte les idées qu’elles deviennent des êtres spirituelset séminaux, qui ensuite ont la puissance de faire des choses dignesd’admiration40 ». Barthez, parce qu’il a dit que « chaque poison paraîtagir en introduisant une manière d’être particulière dans le systèmeentier des forces du Principe de la vie. On a l’exemple le plus frappant deces formes nouvelles que les poisons impriment au Principe Vital, dansles effets des virus que communiquent la morsure d’un chien enragé41 ».Il fait ensuite explicitement référence à Van Helmont pour cet exemple.

Van Helmont constitue ensuite la référence essentielle du dévelop-pement sur la transmission de la vie et le caractère héréditaire de lamaladie. Ravaisson écrit :

Ne serait-ce pas là aussi le secret divin de la transmission de la vie,comme d’une idée créatrice, qui se détache et s’isole dans le trans-port de l’amour pour vivre de sa vie propre, et se faire à elle-même

[39]Ibid.[40] Jean-Baptiste Van Helmont,Tractatus de Morbis, in Ortus medicinae , et trad. fr. partielle

desŒuvres de Van Helmont d’après Jean Leconte, Lyon, J.A. Huguetan, 1671, p. 266.[41] Barthez,Nouveaux éléments de la science de l’homme , op. cit., p. 212-215.

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son corps, son monde et sa destinée ? Ne serait-ce pas, de la mêmemanière, le secret de la transmission de la maladie elle-même, de l’idéesubstantielle de la maladie, qui attend son temps et son heure pourêtre dans le ls ce qu’elle était dans le père, et qui se propage avecses formes et ses périodes immuables de génération en génération ?42

Cette idée substantielle de la maladie qui affecte l’être dans sonprincipe vital, dans son âme, dans son unité, concourt également àdénoncer le mécanisme en médecine.

2.2] L’animisme de Ravaisson et sadénonciation c laire et constante du mécanisme

Dans la dénonciation du mécanisme et l’exaltation de l’animisme,il faut remarquer que Descartes n’est pas pris ouvertement à partie.Dans De l’habitude, « le mécanisme cartésien » est seulement discrè-tement évoqué dans une note43. Bien sûr, la conception ravaissoniennede l’âme principe de vie s’oppose à la disjonction cartésienne entre l’âmeet les phénomènes de la vie, et le mystère qui entoure la nature chezRavaisson ne s’accorde pas avec la conception cartésienne de la natureni avec celle de la science permettant d’éradiquer l’admiration44. Maisl’accent mis par Ravaisson sur la conscience, sur la volonté et sur laliberté n’est pas anticartésien. Ravaisson se distingue d’ailleurs net-tement du ton ouvertement polémique envers le mécanisme cartésienqui est celui de Francisque Bouillier, dans son livre d’abord publiéen 1862, puis réédité et augmenté en 1873,Le Principe vital et l’âme pensante. Ravaisson a beaucoup lu Descartes, qui est très présent dansle Rapport ainsi que dans « Métaphysique et morale », où Ravaissonévoque « l’incompréhensibilité des choses divines » en citant un passagede la n de la Méditation troisième, puis se réfère à la générosité dutraité des Passions de l’âme45. Du reste, le Rapport identi e claire -ment ceux que Ravaisson combat : ceux qui, comme Broussais, suivent« l’exemple des La Mettrie [écrit Lamettrie] et des Cabanis », voulant« expliquer l’homme tout entier par sa seule organisation corporelle46 ».

[42]De l’habitude , op. cit., II, § 3.[43]Ibid., I, § 4.[44] Annie Bitbol-Hespériès, « Introduction à René Descartes »,Le Monde, L’Homme , Paris,

Seuil, 1996, p. VIII-IX.[45] Félix Ravaisson,De l’habitude. Métaphysique et morale , Paris, PUF, 1999, p. 179, p. 187.[46]Rapport sur La philosophie en France au XIX e siècle , op. cit., p. 102.

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Le Rapport dénonce ainsi les dangers que recèle l’évolution des théo-ries et pratiques médicales. Ravaisson critique en Broussais « l’auteurd’une théorie pathologique qui expliquait toutes les maladies, y com-pris les maladies mentales, par le seul phénomène de l’irritation ». Ildénonce en Gall celui qui enlève à « l’esprit ce qu’on avait toujours reven-diqué pour lui comme son caractère exclusif, la simplicité et l’unité. Ilprétendait montrer, dit Ravaisson, que ce qu’on nomme esprit est unassemblage de facultés absolument distinctes et indépendantes les unesdes autres, produits de parties différentes du cerveau. L’inspection ducrâne, ou cranioscopie, comparée aux actes qui manifestent les apti-tudes et les dispositions, en devait fournir la preuve ». Ravaisson pour-suit en désapprouvant le ralliement de Broussais à la cranioscopie, où il« crut trouver là les preuves dé nitives du matérialisme ». Le chapitre setermine sur une défense de la psychologie, qui, selon Ravaisson, est « enmesure de démontrer que nos facultés, diverses par leurs applications,n’en ont pas moins une radicale unité47 ».

La défense de la psychologie et l’intérêt pour la vie sont con rmés,en 1893, dans « Métaphysique et morale ». Ravaisson écrit :

Comment nous apparaît la vie, sinon comme une sorte de mouvement

par lequel le vivant se crée incessamment lui-même ? Et la vie n’est-ellepas partout dans le monde ? Qui sait même si elle n’y est pas tout ?La biologie semble tendre de plus en plus à se placer aux racinesde la physique. Dans la région plus haute de la pensée humaine, cen’est plus apparence et probabilité, c’est expérience et certitude. La« chose pensante » ne se dédouble-t-elle pas dans la conscience desoi en un sujet pensant et un objet pensé qui pourtant ne sont qu’elle,qu’une seule et unique existence ? Ne trouve-t-on pas surtout, dans la« chose pensante », une volonté que ne déterminent pas, quoi qu’af-rment des théories du mécanisme qui, pour l’expliquer, l’anéantissent,des mobiles différents d’elle, mais qui se détermine elle-même, causeet effet tout ensemble ? À plus forte raison en doit-il être de même dansune sphère supérieure encore, celle de l’intelligence et de la volontéentièrement pures48.

Ravaisson évoque aussi, dans ce texte, parmi les mystères, au sensfort de l’Antiquité, celui de la naissance et de la croissance des êtresvivants : « mystère que la manière dont tout vivant naît et s’accroît ».

[47]Ibid.[48]De l’habitude. Métaphysique et morale , op. cit., p. 183.

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) •L’épistémologie française, 1830-1970

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Il ajoute, entre parenthèses : « Je ne sais, dit Van Helmont, commentles principes séminaux expriment leurs vertus49. » Cette référence à Van Helmont est la traduction d’une note déjà inscrite dans de Del’habitude. Ravaisson poursuit : « mystère que l’in uence de l’âme surle corps et du corps sur l’âme ; mystère que la pensée, dont nous avonsune si irrécusable expérience50 ».

Défendre l’unité de l’esprit humain contre le mécanisme et le maté-rialisme qui se développe en médecine, réserver la part de « secret »,de « mystère », d’« inexplicable » au sujet des questions relatives àDieu, à l’âme, à la nature et concernant la vie, voilà l’illustration,par Ravaisson du « spiritualisme » et de la méthode « psychologique ».

Il est resté dèle à cette conception jusque dans son Testament philosophique, préparé en 1899-1900, où il poursuivait par exemple,sa réfutation de Vulpian et de son analyse « absolument machinale »du mouvement ré exe 51. LeRapport dénonçait Vulpian « se fondant surl’hypothèse que les actions ré exes ne sont qu’un machinisme brut »et croyant « pouvoir étendre à la volonté ce mécanisme52 ».

Ravaisson a certes ouvert la voie à Bergson53. Mais son in uencese retrouve aussi chez Georges Canguilhem, non seulement dansle vitalisme avoué deLa Connaissance de la vie54, mais aussi dansl’enjeu de son étude surLa Formation du concept de réflexe aux XVII e et XVIII e siècles. À la n de l’introduction, Canguilhem parlede « la dignité éminente qu’à tort ou à raison l’homme attribue à lavie humaine », puis ajoute : « L’essence de la dignité c’est le pouvoirde commander, c’est le vouloir. D’où l’attention apportée à délimiterparmi les mouvements ceux qui ne sont qu’animaux et ceux qui sontexpressément humains, volontaires ou raisonnables55 ».

[49]Ibid., p. 180.[50]Ibid.[51]Testament philosophique , op. cit., p. 73.[52]Rapport sur La philosophie en France au XIX e siècle , op. cit., p. 239.[53] Janicaud,Ravaisson et la métaphysique…, op. cit., p. 123-195.[54] Georges Canguilhem,La Connaissance de la vie [1952], Paris, Vrin, 1965.[55] Georges Canguilhem,La Formation du concept de réexe aux XVII e et XVIII

e siècles,

Paris, Vrin, 1977, p. 7.

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Le concept d’individualité dans la philosophiebiologique de Georges Canguilhem1

Jean GAYON2

Aux yeux du public français, il est dif cile de dissocier les troisdimensions majeures de l’œuvre de Georges Canguilhem (1904-

1995) : philosophie de la médecine, histoire de la biologie, et philoso-phie des sciences. Pour le public anglophone, en particulier le publicaméricain, auquel la présente étude fut d’abord destinée, les chosesont pris un tour différent. La thèse de médecine de 1943, intituléeEssai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique3,est bien connue dans le domaine des études sur la médecine. L’éditionrévisée et augmentée de cet essai, parue en 1966, fut le premier textede Canguilhem traduit en langue anglaise, en 19784. L’œuvre de l’his-torien des sciences de la vie, quoique très incomplètement traduite, jouit d’une grande réputation : en 1983, Canguilhem s’est vu décerner

[1] Ce texte est une version remaniée d’un article paru dans Journal of the History of Biology ,31, 1998, p. 305-325.

[2] Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, et Institut d’histoire et de philosophie des scieet des techniques (CNRS/Paris I/ENS).

[3] Clermont-Ferrand, Publications de la faculté des lettres de l’université de StrasbouImprimerie La Montagne, 1943.

[4] La thèse de médecine fut rééditée avec une nouvelle préface en 1950 (Paris, Belles LettreEn 1966, l’Essai devient la première section d’un livre intituléLe Normal et le pathologique (Paris, PUF). La seconde section contient trois essais écrits entre 1963 et 1966. Uneédition révisée de ce livre paraît en 1972 chez le même éditeur. C’est cette édition quia été traduite en anglais par Carolyn Fawcett (Dordrecht, Reidel, 1978 ; repris par ZoneBooks en 1989). Les rééditions de cet ouvrage sont un indice de l’intérêt qu’il a suscit

Dans la suite de cette étude, nous citerons systématiquement l’ouvrage dans la rééditioqui en a été faite aux PUF (Le Normal et le pathologique , Paris, PUF, « Quadrige », 1984).

[Chapitre 20]

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’épistémologie française, 1830-1970

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la médaille Georges Sarton de la Société internationale d’histoiredes sciences, assurément la plus haute distinction dans ce domaineà l’échelle mondiale. Dans le domaine de la philosophie des sciencesen n, Canguilhem n’est connu que marginalement, au titre de sonappartenance à une tradition « d’épistémologie historique » et de sonrôle d’intermédiaire entre les pensées de Gaston Bachelard – lui-même pauvrement connu – et Michel Foucault, qui jouit assurémentd’une renommée plus confortable dans les milieux intellectuels anglo-phones5. L’on trouverait dif cilement, en revanche, la moindre allusionà Canguilhem dans la littérature de philosophie de la biologie. Unetelle absence peut surprendre le lecteur français, nourri de l’idée quela pensée de Canguilhem est tout entière inspirée par l’idée de la « nor-mativité » du vivant. Cette pensée n’est-elle pas un exemple manifested’une conception de la philosophie comme concernée au premier planpar le concept de vie, autrement dit d’une « philosophie biologique » ?

Une précision terminologique est ici opportune, qui nous introduiradirectement dans le sujet. Canguilhem, comme beaucoup de philo-sophes européens, a utilisé des expressions telles que « philosophiebiologique », ou « philosophie des sciences de la vie », ne répugnant pasà se les appliquer à lui-même. Mais il ne semble pas qu’il ait utilisé laformule « philosophie de la biologie ». Cette expression est typique dela littérature de langue anglaise. Employée sporadiquement depuis lan du XIXe siècle comme synonyme debiological philosophy6, l’expres-sion philosophy of biology s’est imposée dans la n des années 19607.Nous avons proposé ailleurs une interprétation de ce glissement ter-minologique curieux, et à vrai dire passé inaperçu de ceux-là mêmequi l’ont opéré8. L’esprit de la moderne « philosophie de la biologie »

[5] Garry Gutting,Michel Foucault’s Archeology of Scientic Reason, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1989.[6] James Johnstone,The Philosophy of Biology , Cambridge, Cambridge University Press,

1914 ; Vincent Edward Smith,Philosophy of Biology , New York, New York Saint John’sPress, 1962.

[7] Le basculement se fait en 1969, après la publication de l’article de David Hull, « WhaPhilosophy of Biology Is Not » ( Journal of the History of Biology , 2, 1969, p. 241-268). Hullne fait aucun commentaire sur l’expression même de « philosophie de la biologie ». Mail est clair qu’après cet article, cette expression est massivement adoptée par l’ensembdes philosophes nord-américains s’intéressant à l’épistémologie des sciences de la vie.

[8] Jean Gayon, « La philosophie et la biologie »,in Jean-François Mattéi (dir.), Encyclopédiephilosophique universelle , Paris, PUF, vol. 4, 1998, p. 2152-2171.

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Jean Gayon • Le concept d’individualité dans la philosophie biologique de Georges Canguilhem

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est principalement de contribuer à la clari cation de concepts et dethéories biologiques contemporaines, en collaboration étroite avec lesspécialistes de tel ou tel champ de science biologique. La limite entreconceptualisation scienti que et analyse philosophique s’en trouved’ailleurs parfois et délibérément brouillée. L’esprit de la « philosophiebiologique » est différent. Quoiqu’intéressée par l’examen de théoriesscienti ques présentes (ou passées), la philosophie biologique est unexercice de pensée qui s’engage tôt ou tard dans une ré exion surla nature de la vie ou, à tout le moins, sur la portée philosophiquegénérale des phénomènes de la vie. La distinction entre « philosophiebiologique » et « philosophie de la biologie » ne doit pas être prise demanière trop rigide. Elle a d’ailleurs une signi cation institution-nelle autant que conceptuelle. La « philosophie biologique » est plutôtl’affaire d’intellectuels – philosophes, biologistes, médecins – pour quila connaissance de la vie est essentielle à leur ré exion d’ensemblesur l’expérience humaine. La « philosophie de la biologie » a davantagele caractère d’une spécialité professionnelle récente : c’est une sous-division de la profession de philosophe des sciences, soucieuse d’unepart d’évaluer si les modèles généraux de scienti cité construits parl’épistémologie contemporaine s’appliquent bien aux sciences de la vie,et qui d’autre part s’efforce de contribuer à des clari cations concep-tuelles dans tel ou tel secteur de science biologique.

La pensée de Canguilhem se range manifestement dans le genrede la « philosophie biologique », par son esprit comme par son inser-tion institutionnelle classique. Philosophe, médecin, historien de labiologie, inspecteur général de philosophie, président du jury de l’agré-gation de philosophie, Canguilhem aimait à incliner sa pensée dansle sens d’une méditation sur la vie, largement ouverte sur l’histoiregénérale des idées philosophiques et scienti ques, sur la médecine etsur l’anthropologie. C’est dans ce contexte qu’il faut situer certainestentatives récentes en vue d’identi er une thèse centrale dans sonœuvre. Ainsi François Dagognet et Guillaume Leblanc ont-ils opportu-nément insisté sur l’idée de « normativité du vivant »9. Tous deux y ontvu un sillon de pensée qui sans relâche s’est approfondi, dans la thèse

[9] François Dagognet,Georges Canguilhem, philosophe de la vie , Paris, Les Empêcheurs depenser en rond, 1997 ; Guillaume Leblanc,Canguilhem et les normes, Paris, PUF, 1998 ;La Vie humaine. Anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem, Paris, PUF ; GillesRenard,L’Épistémologie chez Georges Canguilhem, Paris, Nathan, 1996.

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’épistémologie française, 1830-1970

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de médecine d’abord, dans les travaux d’histoire de la biologie ensuite,dans des ré exions touchant à philosophie générale des sciences en n.Sans contester la pertinence de cette interprétation, nous préféronsembrasser la philosophie biologique de Canguilhem sous un anglequi laisse davantage place à l’évolution de ses thèses philosophiques.Plutôt que de nous concentrer sur une thèse, nous préférons examinerune question lancinante qui, réexaminée à de nombreuses repriseset dans des contextes différents, révèle une évolution signi cative decette philosophie biologique.

Nous trouvons notre l d’Ariane dans le concept d’individualité. À trois reprises, ce concept a joué un rôle important dans la phi-losophie biologique de Canguilhem. Sous les espèces de la « normeindividuelle », ce concept a d’abord joué un rôle central dans l’Essaisur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique,doncdans la philosophie de la médecine. La question revient ensuite dansune série d’articles publiés entre 1945 et 1960, où Canguilhem s’in-terroge sur les conditions auxquelles des entités biologiques peuventde manière générale être quali ées comme des « individus ». En n,l’individualité est l’énigme qui motive la ré exion des années 1960 sur

le rapport entre vie et la connaissance. La perspective philosophiquegénérale est sensiblement différente dans chacun de ces trois cas.Comme nous le verrons bientôt, la ré exion de Canguilhem sur lescatégories fondamentales de la pathologie (santé, maladie, guérison)use d’un concept d’individualité dans une perspective ouvertementaxiologique. Dans son examen ultérieur de conceptions biologiquescomme la théorie cellulaire, la notion de régulation ou celle de milieu,Canguilhem s’intéresse à une question de nature ontologique, cellede savoir quelles sont les classes d’entités naturelles qui peuvent pré-tendre au statut d’individus, et quels sont les critères pertinents pouraborder ce genre de question. La réponse de Canguilhem est qu’il fautfondamentalement penser l’individu comme relation à autre choseque soi-même plutôt que de chercher un critère de substantialité,ou, plus exactement, qu’il faut subordonner la seconde question à lapremière. En n, dans ses ré exions tardives sur le rapport entreconnaissance et vie, Canguilhem a placé sa ré exion sur l’individua-lité biologique sous l’angle de la gnoséologie. Il a soutenu que la géné-tique moléculaire, dans la mesure où elle enveloppe une interprétationde l’individualité biologique comme « communication d’information »,

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remettait à l’ordre du jour diverses spéculations philosophiques tra-ditionnelles sur ce thème, qu’il a principalement trouvées dans laconception aristotélicienne de la vie et dans l’identi cation hégéliennede la vie et du concept. Le concept d’individualité a donc été mobilisépar Canguilhem à trois reprises dans le dessein de construire uneinterprétation philosophique de la vie tantôt comme valeur, tantôtcomme être, tantôt comme connaissance.

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C’est dans l’Essai sur quelques problèmes concernant le nor-mal et le pathologique, thèse de doctorat en médecine soutenue et

publiée en 1943, que l’on trouve la première méditation argumentéede Canguilhem sur l’individualité biologique. Beaucoup considèrentque cette thèse de médecine est le chef-d’œuvre du philosophe, carc’est le seul authentique livre de philosophie proprement dite qu’il aitécrit. De fait, si on laisse de côté un manuel élémentaire de philoso-phie morale publié peu avant la Seconde Guerre mondiale10, l’essaide 1943 est le seul ouvrage de philosophie non composite écrit parCanguilhem. L’édition de 1966 inclut trois additions, sous le titre de« Nouvelles ré exions concernant le normal et le pathologique (1963-

1966) ». Exception faite de corrections mineures (coquilles, référencesparfois plus précises), l’essai de 1943 est reproduit tel quel dans toutesles versions ultérieures.

Les thèses de l’essai sont en grande partie inspirées du livre deKurt Goldstein (1878-1965),La Structure de l’organisme, publié en1934 en langue allemande11. Il n’y a selon nous aucun doute quantau fait que Goldstein a été le maître authentique, le maître choisipar Canguilhem, lorsqu’il s’est décidé à écrire sur la médecine.Canguilhem ne connaissait pas personnellement Goldstein, qu’il n’arencontré qu’après la Seconde Guerre mondiale. Notons aussi qu’ilne peut l’avoir lu qu’en allemand, la traduction française étant de1951. La date de parution du livre, en n, n’est pas indifférente. Ellesuit d’un an l’arrivée des nazis au pouvoir. Goldstein, médecin juif,ayant clandestinement quitté l’Allemagne pour la Hollande, publia sonlivre à La Haye. La même année, Canguilhem fondait avec d’autres

[10] Georges Canguilhem & Camille Planet,Traité de logique et de morale , Marseille,Imprimerie Robert et ls, 1939.

[11]Der Afbau des Organismus, La Haye, Nijhoff, 1934.

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le Comité de vigilance antifasciste12. Le livre de Goldstein sera citéici dans la traduction française de 1951, rééditée en 1983.

À Goldstein, Canguilhem a peut-être emprunté plusieurs de sesthèmes majeurs, tout particulièrement ceux de l’importance d’uneré exion philosophique sur les notions de santé et de maladie, surle concept de ré exe. Il a sans doute aussi trouvé en Goldstein uneréhabilitation moderne de la célèbre idée de Bichat, selon laquellec’est la pathologie qui révèle la profonde spéci cité des phénomènesde la vie. Le sous-titre deLa Structure de l’organisme mérite ici d’êtrerappelé : Introduction à la biologie à partir de la pathologie humaine.Ce sous-titre résume parfaitement l’un des leitmotivs de l’essai de1943, mais aussi de toute la pensée ultérieure de Canguilhem sur lesrapports entre médecine et biologie. Cependant, ce ne sont peut-être làque des convergences. Il existe des traces plus précises de l’in uencede Goldstein sur Canguilhem. Le chapitre 8 deLa Structure de l’orga-nisme a pour titre « Norme, santé et maladie. Anomalie. Hérédité etsélection ». C’est de part en part une tentative d’élucidation du conceptdu « normal ». Le titre re ète le plan du chapitre. Il nous informe aussidu plan de travail adopté dans la rédaction de sa thèse, tout particu-lièrement dans la seconde partie de celle-ci. Mais surtout, ce chapitrecontient plusieurs des thèses majeures défendues par Canguilhemquant à la signi cation des catégories du normal et du pathologique.Tout lecteur familier avec l’essai surLe Normal et le pathologiqueles reconnaîtra sans peine. L’idée fondamentale de Goldstein est quela détermination philosophique de la maladie « requiert comme pointde départ le concept de l’être individuel13 ». La maladie ne peut pourle médecin allemand être simplement pensée comme altération d’une« norme idéale » ou « norme statistique » qui suf rait à dé nir l’état

de santé14

. Pour Goldstein, la santé, la maladie et la guérison sontdes notions tout à la fois biologiques et médicales, qui ne peuventêtre correctement comprises que sur la base de la notion de « normeindividuelle » : « Il n’y a qu’une seule norme qui puisse suf re ; celle

[12] Pour plus de détails sur cet événement, voir la bibliographie critique établie par CamiLimoges dans François Delaporte (ed.),A Vital Rationalist. Selecting Writings from GeorgesCanguilhem, New York, Zone Books, 1994, p. 385-454.

[13] Kurt Goldstein,La Structure de l’organisme[1951], trad. fr. E. Burkardt & J. Kuntz, Paris,Gallimard, 1983, p. 345, souligné par l’auteur.

[14]Ibid., p. 343.

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qui prend l’individu lui-même pour mesure : donc une norme indi-viduelle personnelle. Chaque homme serait la mesure de sa proprenormalité15. » Goldstein reconnaît qu’il emprunte cette idée à d’autresmédecins, comme Aschoff et Grothe. Il en tire que « l’adaptation à unmilieu personnel est une des conditions fondamentales de la santé », ensorte que « des individus paraissent malades dès que cette adaptationleur fera défaut16 ». La maladie, corrélativement, est une modi cationqualitative de l’organisme qui se traduit par un « rétrécissement dumilieu » et l’émergence d’un nouvel équilibre physiologique adapté à cemilieu rétréci17. Quant à la guérison, il ne faut pas la penser commeretour à un état antérieur de santé idéale, mais comme instaurationd’une « nouvelle norme individuelle18 ».

La santé nouvellement acquise n’est pas celle de naguère […]. Pour récu-pérer la santé, il importe avant tout de parvenir à un ordre : l’organismeparaît avoir par-dessus tout la tendance à conserver ou à acquérir desparticularités qui permettent cet ordre, c’est-à-dire que sa principalepréoccupation paraît être d’acquérir de nouvelles constantes19.

Goldstein insiste aussi sur la distinction entre « anomalie » et« maladie ». Une anomalie est un écart par rapport à une normesuperindividuelle (par exemple « le peuple », « la race », « l’espèce »).L’anomalie se distingue de la maladie en ce qu’« il n’est pas néces-saire qu’elle entraîne avec elle un ébranlement de l’existence indivi-duelle20 ». Beaucoup d’anomalies, par exemple des malformations, sontcompatibles avec la survie ; leur dangerosité vient éventuellement desproblèmes insolubles qu’elles entraînent dans une collectivité donnée,au nom, bien souvent de périls réels ou imaginaires. S’il en est ainsi,« il ne fait presque pas de doute que cet individu ne pourra existersans porter préjudice à la communauté, bien que souvent ce préjudicesoit imaginaire. La société en conclura qu’elle a le droit de se défairede ces individus. Tout théoricien raciste agit en ce sens21 ».

[15]Ibid., p. 347.[16]Ibid., p. 349, souligné par nous.[17]Ibid., p. 355-356.[18]Ibid., p. 350.[19]Ibid.[20]Ibid., p. 363.[21]Ibid., p. 367.

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Le concept biologique d’hérédité, si utile d’un point de vue théo-rique, peut se révéler redoutablement dangereux lorsque des doc-trines politiques comme l’eugénisme, l’hygiène raciale, le racisme, s’enemparent22. Goldstein concluait en n son chapitre sur la maladie ences termes :

Certes on peut détruire ce que l’on tient pour anormal, mais alors sepose la question suivante : […] rend-on justice à ce trait essentiel etspécique de l’homme, tel qu’il s’est avéré déjà lors de notre discus-sion des phénomènes de la maladie comme un caractère particulierde l’être humain, à la liberté23.

Les formules que l’on vient de rappeler indiquent l’importance dela dette de Canguilhem à l’égard de Goldstein. Toutes, à l’exceptionde la dernière, qui eût sans doute paru maladroite au philosopheCanguilhem, sont explicitement reprises par lui et sont essentiellesà l’essai de 1943. Notons en outre que ce n’était certainement pasun acte politiquement neutre, dans le contexte de l’occupation dela France par l’Allemagne nazie que de se référer de manière aussitransparente aux conceptions d’un médecin allemand et juif sur lecaractère irréductiblement individuel de la santé, de la maladie et

de la normalité.Cela dit, l’Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologiquen’est pas une simple répétition des thèses de Goldsteinsur la maladie. L’originalité du livre n’est pas tant dans les thèsessoutenues que dans l’argumentation que Canguilhem développe enfaveur de ces thèses. La structure argumentative de l’ouvrage doitêtre considérée avec attention. Canguilhem justi e en effet la concep-tion individualiste de la maladie et de la santé propre à Goldstein enl’enracinant dans une méditation sur l’individualitébiologique.

L’essai de 1943 traite deux questions, abruptement introduitescomme titres des deux parties qui le constituent : (1) « L’état patho-logique n’est-il qu’une modi cation quantitative de l’état normal ? » ;(2) « Y a-t-il des sciences du normal et du pathologique ? » La pre-mière question renvoie à une conception classique de la maladie dansla médecine « scienti que » moderne, selon laquelle les phénomènespathologiques se laissent décrire comme augmentation ou diminution

[22]Ibid., p. 368-373.[23]Ibid., p. 373.

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de l’intensité de phénomènes physiologiques ordinaires. Canguilhemfournit des commentaires fascinants sur l’histoire de cette conception,souvent quali ée de « conception positiviste de la maladie ». Nous lais-serons ces considérations historiques de côté, pour nous concentrer surles arguments développés à son encontre. La dimension historique dutexte est au service d’une démarche argumentative. Pour Canguilhem,la maladie ne saurait être réduite à la modi cation quantitative d’unparamètre physiologique. Une telle modi cation peut sans doute êtreun signe de la maladie, mais elle n’est pathologique que dans la mesureoù elle re ète une altération, une modi cation qualitative de l’orga -nisme pris comme un tout24. Par exemple, la même quantité de glucosedans le sang peut être pathologique chez un individu, et ne pas l’êtrechez un autre, en fonction d’autres paramètres qui interagissent avecla glycémie. De là la formule : ce qui fait qu’un symptôme est patho-logique est « son rapport d’insertion dans la totalité indivisible d’uncomportement individuel25 ». Ni les symptômes, ni les maladies n’ontde sens à l’état isolé. Les maladies ne sont pas des êtres ; mais ellesaffectent certaines sortes d’être, à un certain niveau d’organisation :

Nous pensons, contrairement à toutes les habitudes médicales

actuelles, qu’il est médicalement incorrect de parler d’organesmalades, de tissus malades, de cellules malades […]. Pour tout vivant[…] il n’y a de maladie que du tout organique26.

À cet argument relatif au niveau d’organisation auquel la notion demaladie a un sens, Canguilhem adjoint un argument sur la natureaxiologique des concepts de normal et de pathologique. La notion demaladie ne peut être comprise si l’on n’admet pas l’existence de valeursvitales négatives : « De ce que le mal n’est pas un être, il ne suit pasque ce soit un concept privé de ses, il ne suit pas qu’il n’y ait pas devaleurs négatives, même parmi les valeurs vitales27. »

La maladie n’est pas simplement un écart, elle est intrinsèquementun « mal », comme son étymologie l’indique assez explicitement, enfrançais comme en anglais (illness). Ici, de nouveau, l’individualitéest convoquée par le médecin-philosophe :

[24]Le Normal et le pathologique , op. cit., p. 49.[25]Ibid., p. 50.[26]Ibid., p. 150.[27]Ibid., p. 62.

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C’est donc bien toujours en droit, sinon actuellement en fait, parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine, etnon parce qu’il y a des médecins que les hommes apprennent d’euxleurs maladies28.

Dans un tel contexte argumentaire, les notions de « valeur vitale »,« norme » et « individualité » sont interprétées en référence spéci queà l’expérience humaine subjective, avec ses connotations existentielleset psychologiques habituelles. Toutefois, Canguilhem, à la différencesans doute des médecins allemands auxquels il emprunte la notionde « norme individuelle », ne se satisfait pas d’une approche subjecti-viste de l’interprétation axiologique de la maladie. De là la secondepartie de la thèse de 1943, dont nous pensons qu’elle vise à asseoircette conception axiologique sur une base objective. L’objectivité enquestion n’est pas celle du discours positiviste sur la maladie. Elleconsiste à ancrer et à élargir les catégories éminemment cliniquesdu normal et du pathologique de manière à leur conférer une portéebiologique générale.

La seconde partie de l’essai sur le normal et le pathologique porteexplicitement sur la question « Y a-t-il des sciences du normal et dupathologique ? ». Question étrange qui, à première vue, rappelle cetteautre, aussi vieille que la philosophie médicale : la médecine est-elleune science ? S’il s’agit bien de cette question, elle n’est pas origi-nale, pas davantage d’ailleurs que la conviction de Canguilhem selonlaquelle la médecine n’est pas une science mais la théorie d’une tech-nique29. Ce qui est original, ce sont les arguments qui conduisentCanguilhem à cette conclusion. À l’issue de la première partie del’essai, nous avons une raison sérieuse de soupçonner que la méde-cine, si elle est une science, est une science bien peu ordinaire. Sien effet le normal et le pathologique sont des catégories irréducti-blement axiologiques, alors le discours de la médecine ne consiste niseulement ni fondamentalement en jugements descriptifs. La secondepartie de l’essai de 1943 est tout entière destinée à élaborer le conceptde médecine comme science normative30. Pour clari er la signi ca -

[28]Ibid., p. 53-54.[29]Ibid., IIe partie, chapitre V, p. 35-153.[30] Canguilhem pose la question d’une manière que l’on peut trouver un peu sinueuse : «

s’agit de savoir si c’est la médecine qui convertit − et comment ? − en idéaux biologiquedes concepts descriptifs et purement théoriques, ou bien si la médecine, en recevant de

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tion du concept de « norme individuelle » et celle de « valeurs vitalespositives et négatives », Canguilhem utilise deux genres d’arguments.L’un d’eux a trait à la clinique et relève de la philosophie médicaleproprement dite. L’autre porte sur l’inévitabilité de l’axiologie dansla biologie en général.

L’argument clinique est repris de Goldstein. Goldstein, qui s’ap-puyait sur son expérience de neurologue, refusait d’interpréter lamaladie comme un écart par rapport à une moyenne statistique, carla frontière entre le normal et le pathologique est incertaine si l’oncherche à la tracer pour une collection d’individus considérés dans lemême temps. En revanche, cette limite est parfaitement claire pourun même individu considéré à des temps successifs. La maladie n’estdonc pas écart par rapport à une norme idéale, fût-elle statistiquementdé nie, mais émergence d’une nouvelle « norme individuelle », c’est-à-dire d’une nouvelle structuration du rapport de l’organisme individuelà son environnement. La maladie, admet Goldstein, est une normeinférieure, mais seulement au sens où le malade est un individu dontla gamme des environnements tolérables est « rétrécie » par rapport àce qu’elle était antérieurement. De même pour Goldstein, la guérison

n’est pas seulement un retour à un état normal antérieur : « Guérir,malgré des dé cits, va toujours de pair avec des pertes essentiellespour l’organisme et en même temps avec la réapparition d’un ordre. Àcela répondune nouvelle norme individuelle31. » Canguilhem reconnaîttrès explicitement sa dette à Goldstein sur tous ces points, en recou-rant parfois à de longues citations. Son traitement des notions d’étatnormal, de maladie et de guérison en termes de « norme individuelle »se distingue cependant en trois points. En premier lieu, Canguilhemétend les thèses développées par Goldstein dans le cas des maladiesneuropsychiatriques à toute maladie en général. En second lieu, ilsouligne l’objectivité de cette approche :

Contrairement à une façon de citer Goldstein qui donne les appa-rences de l’initiation à une psychologie hermétique ou paradoxale, onmettrait ici volontiers l’accent sur l’objectivité et même la banalité deses idées directrices. Ce ne sont pas seulement des observations de

la physiologie la notion de faits et de coefcients fonctionnels constants, ne recevrait paussi, à son insu, la notion de norme au sens normatif du mot » (ibid., p. 74).

[31] Goldstein, traduit et cité par Canguilhem,ibid., p. 128, souligné par l’auteur.

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cliniciens, étrangères à ses thèses, qui vont dans le sens de ses propresrecherches, ce sont aussi des constatations expérimentales32.

En n et surtout, Canguilhem propose un concept nouveau – celuide « normativité » – dans le but de clari er le rôle du concept de normedans les notions médicales de maladie, de santé et de guérison. Tandisque la « normalité » est un concept statistique qui renvoie à l’adaptationla plus commune aux conditions ordinaires de la vie, la « normativité »d’un organisme renvoie à son aptitude à adopter de nouvelles normesde vie. La signi cation fondamentale de la maladie n’est pas d’êtreun écart à quelque norme typique, dé nie de manière superindivi-

duelle, mais une réduction de l’aptitude de l’organisme à tolérer unchangement d’environnement : « Le propre de la maladie c’est d’êtreune réduction de la marge de tolérance des in délités du milieu33. »« Quant à la santé, c’est une marge de tolérance des in délités dumilieu34. » « L’homme ne se sent en bonne santé – qui est la santé – quelorsqu’il se sent plus que normal – c’est-à-dire adapté au milieu et àses exigences – mais normatif, capable de suivre de nouvelles normesde vie35. » Les réparations de la guérison, en n, sont « vraiment desinnovations physiologiques36 ».

De là la célèbre paraphrase de Goldstein, qui conclut l’ensemble del’essai : « Aucune guérison n’est retour à l’innocence biologique. Guérirc’est se donner de nouvelles normes de vie, parfois supérieures auxanciennes. Il y a une irréversibilité de la normativité biologique37. »

Comme on le voit, l’originalité de Canguilhem n’est pas tant dansla thèse soutenue que dans le langage inédit qu’il met en place pourla justi er philosophiquement. Goldstein avait déjà attiré l’attentionsur l’irréversibilité de ces réponses de l’organisme que sont la maladieaussi bien que la guérison. Mais l’on ne trouve pas dansLa Structurede l’organismela notion de « normativité ». Dans l’esprit de Canguilhem,la redé nition de la maladie, de la santé et de la guérison au moyendu concept de normativité n’impliquait pas que les notions communes

[32]Ibid., p. 129.[33]Ibid., p. 132.[34] Goldstein, traduit et cité par Canguilhem,ibid., p. 130.[35]Ibid., p. 132-133.[36]Ibid., p. 128.[37]Ibid., p. 156.

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du « normal » et de « l’anormal » fussent totalement inadéquates. « L’étatpathologique ne peut être dit anormal absolument, mais anormal dansla relation à une situation déterminée. » Corrélativement, « être sainc’est non seulement être normal dans une situation donnée, mais aussiêtre normatif, dans cette situation et dans d’autres situations éven-tuelles. Ce qui caractérise la santé c’est la possibilité de dépasser lanorme qui dé nit le normal momentané, la possibilité […] d’instituerdes normes nouvelles dans des situations nouvelles38 ».

Sous ce déluge de eurs de rhétorique paradoxale, nous commen-çons à comprendre la leçon du titre apparemment neutre de l’essaide 1943. Le « pathologique » n’est pas opposé au « normal ». La santé,la maladie et la guérison, catégories présupposées par tout exercicede la médecine, sont des indices de l’ouverture et de l’irréversibilitédu processus vital. La méditation médicale de Canguilhem sur la« normativité » est une méditation sur l’individualité.

Outre ces arguments cliniques, Canguilhem utilise un autreargument en faveur de l’interprétation individualiste des normesvitales. Cet argument lui est propre. Il porte sur la signi cation dela normalité dans la biologie en général, et prend ouvertement appuisur la théorie darwinienne de l’évolution biologique. La thèse est que,pour un vivant, la « normalité » ne consiste pas à se conformer à untype, fût-il statistique. Et réciproquement, l’anormalité ou état patho-logique ne peut se réduire à la notion d’anomalie, c’est-à-dire d’écartpar rapport à l’état moyen. Elle n’a jamais de signi cation biologiqueque relativement à un environnement. Voici le passage crucial où cettequestion conceptuelle est soulevée :

Le problème de la distinction entre l’anomalie – soit morphologique,comme la côte cervicale ou la sacralisation de la cinquième lombaire,

soit fonctionnelle comme l’hémophilie, l’héméralopie ou la pentosurie– et l’état pathologique est bien obscur, et pourtant il est bien impor-tant du point de vue biologique, car enn il ne nous renvoie à rien demoins qu’au problème général de la variabilité des organismes, dela signication et de la portée de cette variabilité. Dans la mesure oùdes êtres vivants s’écartent du type spécique, sont-ils des anormauxmettant la forme spécique en péril, ou bien des inventeurs sur lavoie de formes nouvelles ? Selon qu’on est xiste ou transformiste, onvoit d’un œil différent un vivant porteur d’un nouveau caractère […].

[38]Ibid., p. 130.

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Quand une drosophile pourvue d’ailes donne naissance par mutationà une drosophile sans ailes ou à ailes vestigiales, se trouve-t-on ou nonen présence d’un fait pathologique ?39

Canguilhem se réfère alors aux expériences de génétique expéri-mentale des populations réalisées par Georges Teissier et PhilippeL’Héritier dans le milieu des années 1930. Utilisant leurs légendairescages à population (ou « démomètres »), les deux jeunes biologistesfrançais ont été les premiers au monde à étudier la sélection naturelledans des conditions expérimentalement contrôlées40 :

Teissier et L’Héritier ont montré expérimentalement que certaines muta-tions qui peuvent paraître désavantageuses dans le milieu habituel-lement propre à une espèce sont capables de devenir avantageuses,si certaines conditions d’existence viennent à varier. La drosophile àailes vestigiales est éliminée par la drosophile à ailes normales, dansun milieu abrité et clos. Mais en milieu ventilé, les drosophiles vesti-giales ne prenant pas leur vol, restent constamment sur la nourriture eten trois générations on observe 60 % de drosophiles vestigiales dansune population mêlée. Cela n’arrive jamais en milieu non ventilé. Nedisons pas en milieu normal, car enn, il en est des milieux commedes espèces […]. Au bord de la mer, un milieu ventilé est un fait sansreproche, mais ce sera un milieu plus normal pour des insectes aptèresque pour des insectes ailés, car ceux qui ne prendront pas le volauront moins de chance d’être éliminés41.

Il est à peine besoin de souligner le caractère insolite de l’intérêtde Canguilhem – philosophe français, et philosophe de la médecine –pour le travail de Teissier et L’Héritier sur la sélection naturelle. Lesdeux biologistes étaient alors les seuls à s’intéresser à la génétiquedes populations en France et à s’inscrire dans le tissu du darwinisme

rénové qui se mettait alors en place à une échelle internationale.Canguilhem est sans doute le seul philosophe français qui ait relevéce travail à l’époque. Ce que le philosophe a trouvé dans la théorie de

[39]Ibid., p. 88-89.[40] Sur cette contribution tout à fait exceptionnelle de la biologie française à la biologie d

l’évolution dans l’entre-deux guerres, voir Jean Gayon & Michel Veuille, « The GeneticExperimental Populations : L’Héritier and Teissier’s Populations Cages »,in Rama S. Singhet al. (eds.),Thinking about Evolution : Historical, Philosophical, and Political Perspective,Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 77-102.

[41]Le Normal et le pathologique , op. cit., p. 89-90.

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la sélection naturelle, c’est sans aucun doute l’idée qu’il était possiblede trouver un fondement biologique objectif à l’interprétation indi-vidualiste des catégories fondamentales de la pensée pathologique.

La question médicale de savoir ce qui est normal et ce qui est patho-logique est en réalité un cas particulier du problème général de lanature des « valeurs vitales ». Pour tout être vivant, écrit Canguilhemen 1966, dans l’édition augmentée de l’essai de 1943, « la norme c’estla forme d’écart que la sélection naturelle maintient42 ». Dans d’autresécrits, l’on trouve des expressions encore plus vigoureuses. Ainsi en1951, dans un article intitulé « Le normal et le pathologique », il sou-ligne le lien intrinsèque entre la notion de valeur vitale et celle devariabilité individuelle :

L’irrégularité, l’anomalie ne sont pas conçues [par nous] comme desaccidents affectant l’individu mais comme son existence même. […]On peut interpréter la singularité individuelle comme un échec oucomme un essai, comme une faute ou comme une aventure43.

Mais en aucun cas la réussite ou l’échec ne sont représentablesa priori, en référence à quelque typologie que ce soit :

Les formes vivantes sont considérées moins comme des êtres référablesà un type réel préétabli que comme des organisations dont la validité,c’est-à-dire la valeur, est référée à leur réussite de vie éventuelle. […] Iln’y a pasa prioride différence entre une forme réussie et une formemanquée. Il n’y a même pas à proprement parler de formes man-quées. […] Toutes les réussites sont menacées puisque les individusmeurent, et même les espèces. Les réussites sont des échecs retardés,les échecs des réussites avortées44.

Un peu plus loin dans le même texte, Canguilhem indique la signi-cation ouvertement évolutionniste qu’il attribue à ces af rmations :

La sélection, c’est-à-dire le criblage par le milieu, est tantôt conserva-trice dans des circonstances stables, tantôt novatrice dans des circons-tances critiques. À certains moments « les essais sont les plus hasardeux

[42]Ibid., p. 197.[43] « Le normal et le pathologique » [1951], inGeorges Canguilhem,La Connaissance de

la vie[1952], Paris, Vrin, 1975, p. 159. Originellement publiéinRené Leriche (dir.),Somme de la médecine contemporaine , Paris, Éditions médicales de la Diane française,1951, vol. 1, p. 27-32.

[44]Ibid., p. 159-160.

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sont possibles et licites » . […] On peut donc conclure ici que le termede « normal » n’a aucun sens proprement absolu ou essentiel45.

Dans l’un de ses derniers écrits sur la question de la normalité,« La question de la normalité dans l’histoire de la pensée biologique »(conférence de 1973 reproduite dansIdéologie et rationalité dansl’histoire des sciences de la vie), Canguilhem a été aussi clair qu’ilest possible sur l’importance de la théorie darwinienne de l’évolutionpour une juste appréciation de la signi cation biologique générale duconcept de normalité :

En dénissant l’utilité des variations individuelles, des déviations destructure ou d’instinct, par l’assurance précaire de vie qu’elles repré-sentent dans un monde de vivants en concurrence où « les relationsd’organisme à organisme [sont] les plus importantes de toutes lescauses de changement pour les êtres vivants », Darwin a introduit enbiologie un critère de normalité fondé sur le rapport du vivant à lavie et à la mort ; il est bien loin d’avoir éliminé toute considération denormalité dans la détermination de l’objet biologique46.

En réalité, dès la thèse de médecine de 1943, la référence audarwinisme avait une importance primordiale, car c’était elle qui

permettait à Canguilhem d’étendre le concept de « normativité »de la sphère de la pensée médicale à celle de la biologie dans sonensemble :

Il y a des esprits que l’horreur du nalisme conduit à rejeter même lanotion darwinienne de sélection par le milieu et la lutte pour l’exis-tence, à la fois à cause du terme sélection, d’import évidemmenthumain et technologique, et à cause de la notion d’avantage quiintervient dans l’explication du mécanisme de la sélection naturelle. Ilsfont remarquer que la plupart des vivants sont tués par le milieu bien

longtemps avant que les inégalités qu’ils peuvent présenter soient àmême de les servir, car il meurt surtout des germes, des embryons etdes jeunes. Mais, comme le fait remarquer Georges Teissier, parceque beaucoup d’êtres meurent avant que leurs inégalités les servent,cela n’entraîne pas que présenter des inégalités soit biologiquementindifférent. C’est précisément le seul fait dont nous demandons qu’il

[45]Ibid., p. 161. Canguilhem cite ici Georges Teissier, « Mécanisme de l’évolution », LaPensée , 2, 1945, p. 5-19 et 1945, 3, p. 15-31.

[46]Idéologie et rationalité dans les sciences de la vie[1977], Paris, Vrin, 1981,p. 131-132.

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nous soit accordé. Il n’y a pas d’indifférence biologique. Dès lors, onpeut parler de normativité biologique47.

Résumons le cheminement de la méditation canguilhémiennesur l’individualité dans ses écrits sur les catégories du normal et dupathologique. Au départ, on trouve une thèse de philosophie médi-cale empruntée à Kurt Goldstein : la santé, la maladie et la guérisondevraient toujours être conçues comme des « normes individuelles ». Auterme de l’enquête, cette idée médicale est réinterprétée à la lumièrede l’explication darwinienne de la modi cation des espèces. Darwinn’intéresse cependant Canguilhem que parce qu’il lui permet d’éta-blir une thèse majeure de sa philosophie biologique : la thèse de larelation intime entre les concepts d’individualité et de valeur vitale.Cette thèse acquiert une vigueur nouvelle dans la fameuse conférencedonnée en 1946-1947 au Collège philosophique, « Le vivant et sonmilieu », publiée en 1952 dansLa Connaissance de la vie. Dans cetteconférence, Canguilhem explique qu’un être vivant, en tant qu’il estplongé dans un environnement, est un être qui confère sens et valeurà ce qui l’entoure en fonction de son besoin, et constitue ainsi « unsystème de référence irréductible et par là absolu48 ». La philosophie

biologique canguilhémienne se présente donc d’abord sous l’aspectd’une conception axiologique de l’individu vivant, et de la science quile prend pour objet :

La biologie doit donc tenir d’abord le vivant pour un être signicatifet l’individualité, non pas pour un objet, mais pour un caractère dansl’ordre des valeurs. Vivre c’est rayonner, c’est organiser un milieu àpartir d’un centre de référence qui ne peut lui-même être référé sansperdre sa signication originale49.

Immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, Canguilhemélargit son champ d’investigation. Plutôt que de poursuivre sa ré exiond’épistémologue de la médecine, il se tourne vers des théories, conceptset méthodes relevant de l’histoire générale de la biologie. Dès 1945,il s’intéresse à la théorie cellulaire ; puis, dans les dix années quisuivent, aux notions de milieu, régulation, mécanisme, vitalisme,ré exe, et quelques autres. Cet in échissement le conduit à aborder

[47]Le Normal et le pathologique , op. cit., p. 79.[48]La Connaissance de la vie , op. cit., p. 154.[49]Ibid., p. 147.

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la question de l’individualité biologique sous un angle différent, quepar commodité nous quali erons « d’ontologique ». Il s’agit alors dedéterminer la nature des entités qui peuvent légitimement être carac-térisées comme des « individus ». En dépit du faible nombre d’exposéssystématiques sur ce thème, il ne fait aucun doute que cette questionétait l’une des plus importantes pour la ré exion générale sur la vieet le vivant que le philosophe entendait développer. Elle était en effetau cœur d’une méditation qui se souciait au moins autant de délimi-ter le domaine de la connaissance de la vie relativement à celui dessciences de la société que de marquer son autonomie par rapport auxsciences physico-chimiques. Dans cette perspective, le concept d’indi-vidu est essentiel, car il permet de borner l’espace de la biologie desdeux côtés. La stratégie de Canguilhem consiste de toute évidence àlimiter l’extension du concept d’individu. Il n’est guère que deux textesdans lesquels Canguilhem l’ait mise en œuvre de façon systématique :l’étude de 1945 sur « la théorie cellulaire »50 et celle de 1966 sur « letout et la partie dans la pensée biologique »51.

À quels niveaux d’organisation le concept d’individu est-ilpertinent ? Canguilhem eût sans doute été amusé de savoir que denombreux philosophes de la biologie de langue anglaise envisagentles gènes, les protéines, les cellules, les organismes, les populations,les espèces, les biocœnoses, les écosystèmes comme autant d’entitésnaturelles analysables comme des entités ayant le statut ontologique« d’individus ». Sans doute aurait-il réagi à ce genre de scolastiquecontemporaine, fondée sur la dé nition de la catégorie d’individucomme « entité spatio-temporelleme délimitée » (par opposition à lacatégorie de classe logique, d’application délicate, par exemple, dansle cas des espèces biologiques)52. Quoi qu’il en soit, la philosophie

biologique de Georges Canguilhem n’examine que trois candidats pos-[50] Repris dansLa Connaissance de la vie, op. cit.,p. 83-90). Originellement publié sous

le titre « La théorie cellulaire en biologie. Du sens et de la valeur des théories en scienques », dansMélanges 1945 , IV, Études philosophiques, Paris, Publications de la Facultédes lettres de Strasbourg, Les Belles Lettres, 1946, p. 143-175.

[51] Repris dansÉtudes d’histoire et de philosophie des sciences [1968], Paris, Vrin, 1975,p. 319-333. Originellement publié dansLes Études philosophiques, 21 (numéro spécial),1966, p. 3-16.

[52] Sur cet usage de la catégorie d’individu dans la philosophie de la biologie contempo

raine, voir l’article canonique de David Hull, « A Matter of Individuality »,Philosophy ofScience , 45, 1978, p. 335-360.

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sibles au statut d’individu : la cellule, l’organisme et la société. Maisla thèse nale est plus restrictive : une société n’est pas un individucar ce n’est pas un authentique « tout », tandis qu’une cellule est unindividu en dépit de sa nature de « partie ». Nous sommes convaincuque toute l’ontologie de la vie de Canguilhem est construite en vue de justi er ces deux assertions.

La réflexion ontologique de Canguilhem sur les êtres vivantsconsiste en deux doctrines. La première est exposée dans « Le toutet la partie dans la pensée biologique » (1966). S’appuyant sur unedé nition d’Aristote, Canguilhem soutient qu’un tout authentique estfait de composants qui forment par leur ensemble même une unité :

Un tout, dit Aristote, s’entend de ce à quoi ne manque aucune desparties qui sont dites constituer normalement un tout. C’est aussi ce quicontient les composants de telle sorte qu’ils forment une unité. Cetteunité est de deux sortes : ou bien en tant que les composants sont cha-cun une unité, ou bien en tant que de leur ensemble résulte l’unité… Deces dernières sortes de touts, les êtres naturels sont plus véritablementtout que les êtres articiels53.

Autrement dit, pour utiliser une formule triviale, un vrai tout

est davantage que la somme de ses parties. Canguilhem soutientpar ailleurs que dans l’histoire de la biologie, deux modèles méta-phoriques ont été utilisés pour représenter la relation entre partieet tout. Jusqu’au XIXe siècle, cette relation a été conçue selon unmodèle technologique : les parties sont, au sens étymologique duterme, des organes, autrement dit des instruments différenciés dontla convergence fonctionnelle permet le maintien du tout, donc del’organisme54. Selon ce modèle, les partiesne sont pas des indivi-dus, tandis que l’organismeest un individu. Le second modèle dela relation entre partie et tout dans les êtres vivants est de naturepolitique, et émerge au XIXe siècle. Dans un modèle politique de larelation tout-partie, les parties sont des individus. Un tel modèleest exactement celui qui opère dans les formulations didactiques dela théorie cellulaire dans la seconde moitié du XIXe siècle. CommeErnst Haeckel ou Claude Bernard aimaient à le dire, les cellules,

[53] Aristote,Métaphysique , D, 26, citéin Canguilhem, « Le tout et la partie dans la pensée

biologique »,op. cit., p. 320.[54]Ibid., p. 320-323.

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« éléments virtuellement autonomes », sont comparables aux citoyensdans la République55. Une telle métaphore trouble la représenta-tion traditionnelle des parties comme instruments au service dutout : si les cellules sont elles-mêmes des vivants élémentaires, c’estaussi l’organisme entier qui est au service de la survie des cellules.Paraphrasant Claude Bernard, Canguilhem écrit : « La partie dépendd’un tout qui n’existe que pour son entretien56. » Il faut cependantsouligner que Canguilhem n’admet pas la métaphore réciproque,celle qui consiste à prendre l’organisme comme modèle des sociétéshumaines. Lorsqu’il traite de celles-ci, il se refuse à les quali ercomme d’authentiques totalités. Ce point apparaît bien dans l’unedes études qui vient en 1966 compléter la réédition de la thèse demédecine de 1943, sous le titre « Du social au vital ».

Il suft qu’un individu s’interroge dans une société quelconque sur lesbesoins et les normes de cette société et les conteste, pour qu’onsaisisse à quel point le besoin social n’est pas immanent, à quel pointla norme sociale n’est pas intérieure, à quel point en n de comptela société, siège de dissidences contenues ou d’antagonismes latents,est loin de se poser comme un tout. Si l’individu se pose la questionde la nalité de la société, n’est-ce pas le signe que la société est unensemble mal unié de moyens […] ?57

Bref, comme le dit une autre des études publiées en 1966 dansLeNormal et le pathologique, « la norme de vie d’un organisme est donnéepar lui-même »58, tandis que « les normes sociales sont à inventer et nonpas à observer59 ». Cette mé ance à l’égard de toute métaphorisationbiologique, et très précisément organiciste, de la société, remonte loindans la genèse de la pensée de Canguilhem. On en trouve les prémicesdans la ré exion critique sur la pensée sociale et politique d’Auguste

Comte qu’il avait développée dans son diplôme d’études supérieures,

[55]Ibid., p. 330.[56]Ibid. La formule de Claude Bernard est celle-ci : « L’organisme, comme la société, es

construit de telle façon que les conditions de la vie élémentaire ou individuelle y soierespectées » (Leçons sur les phénomènes communs de la vie aux végétaux et aux anima[1878], préface de Georges Canguilhem, vol. I, Paris, Vrin, 1966, p. 355.

[57]Le Normal et le pathologique , op. cit., p. 191.[58] « Les normes organiques chez l’homme », inLe Normal et le pathologique , op. cit.,

p. 193.[59]Ibid., p. 194.

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réalisé en 1926 sous la direction de Célestin Bouglé, sous le titreLaThéorie de l’ordre et du progrès60.

La ré exion ontologique de Canguilhem sur l’individualité biolo-gique comme totalité est complétée par une autre doctrine, qui toutà la fois l’éclaire et la relativise. La conclusion philosophique princi-pale de l’article de 1946 sur la théorie cellulaire est que le conceptd’individualité ne décrit pas un être, mais une relation. Le passageest souvent cité :

Le problème de l’individualité ne se divise pas. On n’a peut-être pasassez remarqué que l’étymologie du mot fait du concept d’individuune négation. L’individu est un être à la limite du non-être, étant cequi ne peut plus être fragmenté sans perdre ses caractères propres.C’est un minimum d’être. Mais aucun être n’est en soi un minimum.L’individu suppose nécessairement en soi sa relation un être plus vaste,il appelle, il exige (au sens que Hamelin donne à ces termes dans sathéorie de l’opposition des concepts) un fond de continuité sur lequella discontinuité se détache. […] En bref l’individualité n’est pas un termesi l’on entend par là une borne, elle est un terme dans un rapport61.

Cette définition philosophique de l’individualité fondée sur lacatégorie de relation plutôt que celle de substance ferme la porte àtoute ontologie naturaliste qui se satisferait d’une notion de l’individucomme entité spatio-temporellement délimitée (en vertu de quelquecritère matériel de consistance interne que l’on voudra). L’on peuttoutefois se demander ce que Canguilhem veut dire lorsqu’il écrit que« l’individu suppose nécessairement en soi sa relation un être plusvaste ». Là se situe sans aucun doute le pas théorique décisif, maisaussi le plus dif cile à cerner, car Canguilhem n’a jamais fourni uneélaboration systémique de cette notion « d’être plus vaste » en relationà quoi un être naturel donné peut valoir comme individu. Pour unecellule, « l’être plus vaste » est l’organisme, donc un authentique « tout ».La citation reproduite plus haut vient d’ailleurs dans le contexte d’uneanalyse épistémologique du concept de cellule. Toutefois, le couple« partie-tout » ne peut plus être invoqué lorsqu’il s’agit de l’organisme,donc de l’individu biologique paradigmatique. Pour un organisme,« l’être plus vaste » n’est pas une totalité fortement intégrée ; c’est le

[60]La Théorie de l’ordre et du progrès, diplôme d’études supérieures, Paris, Université dela Sorbonne, 1926.

[61]La Connaissance de la vie, op. cit., p. 71.

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milieu extérieur, c’est-à-dire un conglomérat complexe et variabled’êtres organiques et inorganiques qui ont un sens pour la surviede l’organisme. L’article sur la notion de milieu, déjà cité, mérite icid’être une nouvelle fois évoqué : « Le milieu dont l’organisme dépendest structuré, organisé par l’organisme lui-même. Ce que le milieuoffre est fonction de la demande62. »

Un vivant ne se réduit pas à un carrefour d’inuences. D’où l’insuf-sance de toute biologie qui, par soumission complète à l’esprit dessciences physico-chimiques, voudrait éliminer de son domaine touteconsidération de sens. Un sens, du point de vue biologique et psycho-logique, c’est une appréciation de valeurs en relation avec un besoin.Et un besoin c’est pour qui l’éprouve et le vit un système de référenceirréductible et par là absolu63.

De manière ultime, par conséquent, l’ontologie canguilhémienneaboutit à réaf rmer la primauté du point de vue axiologique pourla philosophie biologique. L’ontologie y doit être subordonnée à uneaxiologie.

La philosophie biologique de Georges Canguilhem enveloppe uneré exion sur la connaissance. Là réside la troisième dimension de sa

ré exion sur l’individualité biologique. Comme un certain nombrede philosophes et épistémologues francophones du XXe siècle qui sesont intéressés aux sciences de la vie, Canguilhem a trouvé dans lapensée de Bergson une incitation à ré échir sur la relation de la vieà la connaissance. Jean Piaget, par exemple, n’a pas caché non plusla marque laissée en lui par l’auteur deL’Évolution créatrice. CommePiaget, Canguilhem a été intrigué par les conceptions complexes etambivalentes de Bergson sur le rapport entre « vie » et « concept ». D’uncôté, en effet, Bergson a souligné autant qu’il était possible l’opposition

entre vie et concept. Les concepts sont en effet pour lui semblablesaux outils : ils ont émergé au cours de l’évolution biologique commedes prolongements arti ciels du corps humain ayant pour fonctiond’élargir les capacités d’adaptation de l’organisme humain à son envi-ronnement64. Comme telle, la connaissance conceptuelle est, rigou-reusement parlant, utile, mais elle est faite de ctions – des schémas

[62]La Connaissance de la vie,p. 152.[63]Ibid., p. 154.[64] Henri Bergson, L’Évolution créatrice , Paris, Alcan, 1907, chapitre 2.

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spatiaux –, qui sont incapables de révéler la vraie nature de la vie.Seule une connaissance intuitive est à même de nous faire comprendrel’essence de la vie, qui tient dans la « durée ». Le concept s’oppose doncà la vie, en sorte qu’une philosophie du concept ne peut être d’aucunintérêt pour une philosophie de la vie. Toutefois, d’autre part, dansLa Pensée et le mouvant, Bergson a aussi soutenu que les organismes,dans la mesure où ils ont tous en commun d’assimiler une matièreextérieure à eux pour se nourrir et survivre, peuvent se voir reconnuela faculté même de « généraliser ». Dans son essai intitulé « Le conceptet la vie », Canguilhem rapporte cette idée dans les termes suivants :

Bergson explique que ce n’est plus seulement l’organisme complet,l’organisme macroscopique, qui généralise. Tout ce qui est vivant, lacellule, le tissu, généralise. Vivre, à quelque échelle que ce soit, c’estchoisir et c’est négliger. Bergson se réfère donc à l’assimilation, laprenant dans toute son ambiguïté sémantique. L’assimilation c’est d’unepart la réduction de l’aliment, c’est-à-dire de ce que fournit le milieuinerte ou vivant, à la substance de l’animal qui se nourrit. Mais l’assi-milation c’est aussi la façon de traiter indistinctement, indifféremment,ce qu’on assimile65.

Dans cette perspective, le concept et la vie ne sont pas opposés : laconnaissance humaine abstraite n’est qu’une ampli cation particu-lière, et spectaculaire de la tendance caractéristique de tous les êtresvivants à extraire du milieu ce qui est nécessaire à leur survie.

Cette évocation de Bergson est importante pour quiconque veutcomprendre l’étrange itinéraire de ré exion qui a conduit Canguilhemd’une méditation épistémologique sur « la connaissancede la vie » –

[65] « Le concept et la vie » [1966], inÉtudes d’histoire et de philosophie des sciences, op.cit., p. 335-364 : 350. Originellement publié dansRevue Philosophique de Louvain, 64,1966, p. 193-233. Canguilhem ne donne pas de référence précise. Le passage deBergson qu’il paraphrase est manifestement celui que Bergson consacre à « la question dl’origine et de la valeur des idées générales » (Œuvres, Paris, PUF, 1963, p. 1294-1303).Voici les phrases les plus signicatives : « Tout être vivant, peut-être même tout organe,tissu d’un être vivant généralise, je veux dire classie, puisqu’il sait cueillir dans le mioù il est, dans les substances ou les objets les plus divers, les parties ou les éléments qupourront satisfaire tel ou tel de ses besoins ; il néglige le reste. Donc il isole le caractèrqui l’intéresse, il va droit à une propriété commune ; en d’autres termes il classe, et paconséquent abstrait et généralise » (ibid., p. 1295). L’on comprend que Canguilhemait trouvé dans un tel texte quelque raison de prolonger sa réexion axiologique sur lvivant (être de besoin qui valorise) en une méditation sur le rapport entre connaissanc(abstraite) et la vie.

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titre d’un livre publié en 1952 – à une spéculation plus visionnairesur la connaissance et la vie ou, plus précisément « le concept et lavie » – titre d’un essai écrit en 1966. Bien que les deux thèmes aientinterféré de bonne heure, il nous semble que deux étapes doivent êtredistinguées dans l’évolution des méditations souvent déconcertantes,voire ambiguës, de Canguilhem sur le rapport de la connaissance à lavie. Le recueil d’essais publié en 1952 sous le titreLa Connaissancede la vie constitue la première phase. La seconde est principalementconstituée par deux textes publiés au milieu des années 1960 : d’unepart le texte intitulé « Un nouveau concept en pathologie : l’erreur »,qui est l’une des additions à l’essai de 1943 dans le livre publié en1966 sous le titreLe Normal et le pathologique; d’autre part l’articleintitulé « Le concept et la vie », publié la même année dansLa Revue Philosophique de Louvain, article que Michel Foucault a quali écomme le plus inventif de tous les écrits de Canguilhem66. Dans LaConnaissance de la vie,la question du rapport entre vie et connais-sance est soulevée dans le chapitre introductif, intitulé « La penséeet le vivant ». Cette question a la forme suivante : comment la viepeut-elle être objet de connaissance scienti que ? La réponse est que« l’intelligence ne peut s’appliquer à la vie qu’en reconnaissant l’ori-ginalité de la vie67 ». Ceci signi e que, bien qu’il n’y ait pas de con itfondamental entre la connaissance et la vie68, il existe une dissymétriefondamentale entre les sciences de la vie et les autres sciences de lanature, les premières ne pouvant en aucune manière être une provincedes premières69. Les deux textes de 1966 ont un enjeu sensiblementdifférent. Tous deux ont été écrits immédiatement après la réceptiondu prix Nobel de physiologie et de médecine par François Jacob, AndréLwoff et Jacques Monod en 1965, pour leurs travaux sur la régula-tion génétique chez les bactéries, travaux qui ont constitué un jalonessentiel dans l’histoire de la biologie moléculaire. Les deux articlesde Canguilhem s’inscrivent manifestement dans le climat d’euphoriequi a saisi les Français, dont le dernier prix Nobel de physiologie et

[66] Michel Foucault, « La vie : l’expérience et la science »,Revue de Métaphysique et deMorale , 90, 1985, p. 3-14. Voir aussi l’introduction de Paul Rabinow à Delaporte,AVital Rationalist…, op. cit .

[67]La Connaissance de la vie, op. cit ., p. 13.[68] L’idée anime le livre entier. Voir tout particulièrement pages 12 et 83.[69]Ibid., p. 2.

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de médecine, attribué à Charles Nicolle, remontait à 1928. Les deuxarticles de 1966 soutiennent que la biologie moléculaire a introduitun concept nouveau de la vie (comme information), que l’on peut phi-losophiquement envisager comme une réhabilitation d’une certaineforme d’aristotélisme. La biologie moléculaire autoriserait en effet leretour de l’idée selon laquelle unlogos (ou concept, Canguilhem glissed’un terme à l’autre) serait inscrit en tout individu vivant. De là laformule audacieuse « la vie est le concept », qui vient à la n de l’essaisur « Le concept et la vie ».

Dans chacune des deux étapes de la ré exion de Canguilhem sur lerapport entre connaissance et vie, la notion d’individualité joue un rôleimportant, que nous voudrions maintenant préciser.La Connaissancede la vie (1952) est un livre qui comportait originellement six essais,tous écrits entre 1945 et 1951. Cinq sont des reconstructions histo-riques (portant sur l’expérimentation en biologie animale, la théo-rie cellulaire, le vitalisme, le mécanisme, la notion de milieu). Lesixième est un article de synthèse sur la question du normal et dupathologique. Mais tous ces articles illustrent la thèse philosophiquede l’autonomie des sciences biologiques. La thèse est déclinée en de

nombreuses formules, dont la plus franche est peut-être celle qui ouvrela ré exion de la conférence « Aspects du vitalisme », donnée en 1946-1947 au Collège philosophique, en constituant l’un des chapitres deLaConnaissance de la vie: « On doit attendre peu d’une biologie fascinéepar le prestige des sciences physico-chimiques, réduite ou se réduisantau rôle de satellite de ces sciences70. »

Dans l’introduction du livre, Canguilhem se réfère à plusieursreprises et avec insistance à Kurt Goldstein, qui fournit à lui seultrois des cinq citations du chapitre. L’une de ces citations offre uneformulation précise de la conception épistémologique de la biologiequi domineLa Connaissance de la vie: « La biologie, dit Goldstein, aaffaire à des individus qui existent et tendent à exister, c’est-à-direà réaliser leurs capacités du mieux possible dans un environnementdonné71. » Par quoi le médecin allemand entendait qu’une connais-

[70]La Connaissance de la vie, op. cit ., p. 83.[71] Kurt Goldstein, « Remarques sur le problème épistémologique de la biologie », Cong

international de philosophie des sciences (Paris 1949), Paris, Hermann, 1951, vol. I,Épistémologie . Cité inLa Connaissance de la vie, op. cit ., p. 11.

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sance ne peut être quali ée de « biologique » que si la structure ou leprocessus envisagés sont décrits de telle sorte que leur relation autout de l’organisme soit explicitée. Ce n’est en effet qu’à ce niveau,selon Goldstein, que l’on peut distinguer les faits qui ont valeur pourl’organisme de ceux qui sont pour lui insigni ants. Canguilhem necite ces propos que pour marquer son total accord avec la conceptionrésolument holistique des phénomènes de la vie, et avec la visionautonomiste des sciences biologiques qui en est le corrélat. Pardiverses voies, les essais rassemblés dansLa Connaissance de lavie plaident pour cette thèse : originalité des procédés expérimen-taux et des théories biologiques, plaidoyer en faveur de la valeurheuristique du vitalisme, critique du mécanisme. Dans tous les cas,le parti pris holiste s’appuie sur l’idée, beaucoup évoquée au coursdu présent chapitre, selon laquelle les sciences biologiques ont fon-damentalement affaire, non seulement à des objets analysables enparties et processus, mais à des totalités individuelles qui valorisentun environnement. C’est donc, une nouvelle fois, la perspective axio-logique qui domine.

En 1966, la ré exion de Canguilhem sur le rapport entre connais-sance et vie prend un tour différent. Dans « Le concept et la vie »,l’auteur construit un tableau historique des rapports entre la théoriede la connaissance et le concept de vie, d’Aristote à aujourd’hui. Lastructure du texte est compliquée. Nous n’entrerons pas dans le détailde cette analyse, mais nous nous concentrerons sur l’épisode – scien-ti que – qui clôt une étude principalement centrée sur l’histoire de laphilosophie. Canguilhem soutient que la biologie moléculaire modernepeut être philosophiquement interprétée comme une réhabilitationde la vision aristotélicienne de la vie. La résonance entre le début del’étude (consacré à Aristote) et la n (qui porte sur la biologie molé-culaire) est frappante.

[La] nature du vivant, pour Aristote, est une âme. Et cette âme est aussila forme du vivant. Elle est à la fois sa réalité, l’ousia, et sa dénition,logos. Le concept du vivant, c’est donc nalement, selon Aristote lui-même, le vivant lui-même72.

Bien sûr, explique Canguilhem dans un commentaire relativementlong, de considérables problèmes résultent des deux sens qu’Aristote

[72]Études d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit ., p. 336.

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confère à la notion d’âme : tantôt un principe formel et éternel, quicontient les caractères communs à tous les membres de l’espèce ; tantôtun principe actif qui explique la génération et l’activité vitale d’unindividu concret. Néanmoins, c’est cette ambiguïté elle-même qui rendpossible de comparer la conception aristotélicienne de l’âme commeprincipe vital avec la conception « informationnelle » moderne de lavie dans la biologie moléculaire. « Dire que l’hérédité biologique estune communication d’information, c’est, en un certain sens, revenirà l’aristotélisme, si c’est admettre qu’il y a dans le vivant unlogos,inscrit, conservé et transmis73. »

De telles déclarations nous sont aujourd’hui familières. Souvenons-nous pourtant que ces propos datent de quarante ans. Plus qu’auxmétaphores banales pointées par le philosophe, c’est à la signi ca-tion philosophique qu’il leur conférait que nous voudrions nous inté-resser ici. Canguilhem a soutenu qu’il convenait de prendre en unsens réaliste fort les analogies enveloppées dans lesdites métaphores.Ce point est développé dans la troisième addition à l’essai surLeNormal et le pathologique, publiée en 1966. Le passage que nous citonsfait référence à la notion, classique en génétique depuis le début du

XXe

siècle, « d’erreur innée de métabolisme », c’est-à-dire de dé ciencesdans l’effectuation de certaines réactions biochimiques associées à unemutation mendélienne.

Au départ, le concept d’erreur biochimique héréditaire reposait surl’ingéniosité d’une métaphore ; il est fondé, aujourd’hui sur la soliditéd’une analogie. […] La tentation serait assez forte de dénoncer iciune confusion entre la pensée et la nature, de se récrier qu’on prêteà la nature les démarches de la pensée, que l’erreur est le propredu jugement, que la nature peut être un témoin, mais jamais juge,

etc. Apparemment, tout se passe en effet comme si le biochimisteet le généticien prêtaient aux éléments du patrimoine héréditaire leursavoir de chimiste et de généticien, comme si les enzymes étaientcensés connaître ou devoir connaître les réactions selon lesquelles lachimie analyse leur action et pouvaient, dans certains cas ou à cer-tains moments, ignorer l’une d’elles ou en mal lire l’énoncé. Mais onne doit pas oublier que la théorie de l’information ne se divise pas, etqu’elle concerne aussi bien la connaissance elle-même que ses objets,la matière ou la vie. En ce sens, connaître c’est s’informer, apprendre

[73]Ibid., p. 362.

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à déchiffrer ou à décoder. Il n’y a donc pas de différence entre l’erreurde l’information informante et l’erreur de l’information informée. C’est lapremière qui donne la clé de la seconde. Il s’agirait, du point de vuephilosophique, d’une nouvelle sorte d’aristotélisme, sous réserve, bienentendu, de ne pas confondre la psychobiologie aristotélicienne et latechnologie moderne des transmissions74.

En réalité, la pensée de Canguilhem est passablement ambivalentedans son évaluation de cette conception moderne de la vie. D’un côté,il est extrêmement mé ant quant à leurs possibles effets médicauxet sociaux. Si en effet les gènes mutés sont des « erreurs », il nous fautredouter que l’on ne mette en pratique le rêve « d’une chasse aux gèneshéréditaires, d’une inquisition génétique » :

À l’origine de ce rêve, il y a l’ambition généreuse d’épargner à desvivants innocents et impuissants la charge atroce de représenter leserreurs de la vie. À l’arrivée, on trouve la police des gènes, couvertepas la science des généticiens. […] Rêver de remèdes absolus, c’estsouvent rêver de remèdes pires que le mal75.

Mais d’autre part, l’analogie entre information biologique et infor-mation cognitive mérite d’être prise au sérieux par l’épistémologue

des sciences de la vie. Nous avons déjà signalé la formule « La vieest le concept76 ». Il en est quelques autres du même genre : « La vieest sens et concept », ou encore « Le concept est dans la vie77 ». Cesformules, construites comme des équivalences, signi ent qu’il existeune analogie très profonde (une identité, si l’on se place du point devue approprié) entre ce que nous appelons « concept » dans le domainede la vie mentale et « information génétique » en biologie. Canguilhemn’est sans doute pas aussi explicite qu’on pourrait le souhaiter sur cesujet, il est en vérité passablement, excessivement, allusif. Toutefois,il fournit quelques indices sur la nature de l’identité en question. Uneinformation génétique peut être appelée un logos (un concept en jar-gon moderne – Canguilhem ne se soucie pas d’être philologiquementcorrect) dans la mesure où elle constitue un principematériel, nonabstrait, de dé nition, une détermination matérielle de l’essence de

[74]Le Normal et le pathologique , op. cit., p. 209.[75]Ibid., p. 212.[76]Études d’histoire et de philosophie des sciences, p. 364.[77]Ibid.

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quelque chose : « Dé nir la vie comme un sens inscrit dans la matière,c’est admettre l’existence d’una priori objectif, d’una priori propre-ment matériel et non plus simplement formel78. »

Ce qui est en jeu ici, c’est, aussi paradoxale que puisse sembler laformule philosophique, un principe d’informationmatériel qui déter-mine un individu en tant que tel. « L’hérédité c’est le nom moderne dela substance79. » Pour expliciter cette idée, Canguilhem s’appuie surla dé nition leibnizienne de la substance individuelle :

Lex seriei suarum operationum, loi de la série au sens mathématique duterme, loi de la série de ses opérations. Cette dénition quasi formelle,

logiquement parlant, de la forme héréditaire, biologiquement parlant,n’est-elle pas à rapprocher de la découverte en biologie moléculairede la structure de la molécule d’acide désoxyribonucléique constituantl’essentiel des chromosomes, véhicules du patrimoine héréditaire, véhi-cules dont le nombre même est un caractère spécique héréditaire ?80

Cette avalanche de références à l’histoire de la philosophie était-elle nécessaire ? Il nous paraît évident en tout cas que c’est la voieutilisée par Canguilhem pour rendre philosophiquement acceptablele genre de langage utilisé en toute innocence par les biologistes

moléculaires lorsqu’ils voient dans l’ADN un principe d’information qui est manifestement matériel et qui rend compte des différenceshéréditaires individuelles. Forme, matière, individu : comment de telsconcepts philosophiques traditionnels peuvent-ils trouver à s’associercomme ils le font dans le jargon scienti que moderne ? Telle est, noussemble-t-il, la question à laquelle Canguilhem s’efforce d’apporter sacontribution, en utilisant la boîte à outils que constitue l’histoire dela philosophie.

Quoi qu’il en soit, il est clair que la ré exion tardive de Canguilhemsur le rapport entre concept et vie amène sa philosophie biologique,son interrogation lancinante sur le contenu du concept de vie, dansle voisinage de la gnoséologie. Assurément, il n’y a rien de tel qu’une« théorie de la connaissance » systématiquement développée dans sonœuvre. Mais il y a assurément une théorie philosophique canguil-

[78]Ibid., p. 362.[79] « Un nouveau concept en pathologie : l’erreur » [1966], inLe Normal et le pathologique ,

op. cit., p. 211.[80]Études d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., p. 359-360.

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hémienne de la viecomme connaissance. Et, comme on vient de lemontrer, cette théorie philosophique est une théorie de l’individualitébiologique.

&&&&

En conclusion, nous ne prétendons pas avoir proposé une interpré-tation d’ensemble de la pensée de Georges Canguilhem. Les travauxd’histoire des sciences mériteraient d’être abordés pour eux-mêmes(en particulier l’extraordinaire histoire du concept de ré exe). Il estd’ailleurs curieux que les commentateurs français de Canguilhem sesoient peu intéressés au Canguilhem historien des sciences, engagé

dans des chapitres particuliers d’historiographie scienti que. Sansdoute ceci tient-il à ce que ce sont principalement des philosophesde profession qui l’ont commenté. Nous n’avons pas non plus prêtéattention aux ré exions de Canguilhem sur les rapports entre histoireet philosophie des sciences. Ceci a été bien fait, et beaucoup fait, audétriment peut-être d’autres aspects de son œuvre. Nous avons tentéd’identi er un thème qui a profondément motivé la philosophie médi-cale et la philosophie biologique de Canguilhem. Le thème de l’indivi-dualité a aidé le philosophe à formuler trois idées majeures, à savoir :

(1) que la perspective axiologique est fondamentale et incontour-nable dans les sciences de la vie ;(2) que l’individualité biologique doit être interprétée à la lumière

de la catégorie de relation ;(3) que la biologie moderne réhabilite de manière inattendue la

vieille idée d’une proximité entre vie et connaissance.Chacune de ces trois thèses entretient un rapport manifeste avec

le « vitalisme » de Canguilhem. La plupart des commentateurs ontinterprété ce vitalisme subtil et af ché comme étant de sa part uneassertion de nature historique : le vitalisme comme philosophie natu-relle heuristiquement féconde. Nous pensons que l’histoire est enl’occurrence seconde. Georges Canguilhem entendait construire, auvieux et fort sens du terme, une « philosophie biologique », c’est-à-dire,une conception générale de la vie. Classi cateur infatigable de toutesles philosophies biologiques construites par des philosophes ou dessavants dans le passé, il n’éprouvait aucune réserve à en construireune, lui aussi. En un siècle où la méthode analytique a si bien réussiaux sciences de la vie, il demeurait évident pour lui, et sans douteimpérieux, de rétablir dans ses droits l’idée d’une irréductible unicité

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et originalité de la vie. Dès le début, l’élaboration philosophique decette idée, si simple en apparence, a reposé sur une articulation subtilemais fondamentale entre philosophie médicale et philosophie biolo-gique. D’un point de vue biographique, il est clair que c’est son inté-rêt originel pour la médecine, lui-même motivé par un regard lucidesur le rôle social et politique inquiétant que celle-ci en était venue à jouer dans l’histoire moderne, qui l’a conduit à une certaine visionphilosophique de la vie. C’est l’examen des concepts des catégories dela pensée pathologique qui a mené Canguilhem vers la philosophiebiologique. Réciproquement, c’est dans une conception générale de lavie, hantée par l’articulation des concepts de valeur vitale et d’indi-vidualité, qu’il a pensé trouver un fondement épistémologique objectifau genre de philosophie médicale qu’il avait découvert dans les écritsde Kurt Goldstein.

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Eisenmann et Kelsen :éléments d’une liation épistémologique1

Emmanuel PICAVET2

Charles Eisenmann (1903-1980) fut, dès le temps de ses études,le disciple français de Hans Kelsen, en théorie du droit comme

en théorie politique. Positiviste, il développe la théorie du droit et del’État dans une direction normativiste conforme, dans les grandeslignes, au programme de Kelsen3. C’est aussi dans un esprit très kelsé-nien qu’Eisenmann a apporté une contribution, demeurée précieuse,à l’étude des relations entre théorie juridique et sciences sociales.C’est ce que je tenterai de montrer à partir de sa communication aucolloque de Strasbourg en 1956 et des transcriptions de ses cours deNancy entre 1965 et 1968. L’évaluation épistémologique des contribu-

[1] Cette étude est conçue comme un complément aux contributions importantes déjà appotées à l’étude de la pensée d’Eisenmann – en particulier celles que réunit le recueil publsous la direction de Paul Amselek,La Pensée de Charles Eisenmann, Paris-Aix-en-Provence,Economica-Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 1986. Ce recueil contient une importbibliographie des travaux d’Eisenmann. Je privilégie certains aspects peu connus de spensée, qui intéressent la philosophie des sciences sociales. Je laisse de côté les développements techniques en droit constitutionnel et en droit administratif (contenus notammdans les cours systématiques) ainsi que d’importantes contributions d’Eisenmann à science politique (théorie des fonctions de l’État et des formes politiques, analyse de séparation des pouvoirs, etc.).

[2] Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, et Institut d’histoire et de philosophie des scieet des techniques (CNRS/Université Paris I/École normale supérieure).

[3] Une exception notable : dès le temps de la thèse de doctorat, Eisenmann prenait sesdistances vis-à-vis des propositions sur la nature juridique des actes d’édiction originairSur cette question, voir Paul Amselek, « L’acte juridique à travers la pensée de CharlEisenmann »,inAmselek (dir.),La Pensée de Charles Eisenmann, op. cit., 1986.

[Chapitre 21]

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tions d’Eisenmann peut aider à décrire l’une des positions défendables – certainement à une extrémité du spectre des possibles – dans ledébat contemporain sur les rapports de méthode et d’objet entre droit,philosophie politique et sciences sociales.

Le normativisme d’Eisenmann, comme celui de son maître, estsimultanément une théorie du « donné » pouvant constituer une baseempirique de la science, et une théorie de la signi cation. Il ne peut enaller autrement, car le donné, dans ce domaine, est constitué de signi-cations. Se mettre à l’école de Kelsen, c’était s’engager à approfondirl’une des variantes de la pensée positiviste en explorant la manière dontles normes politiques et juridiques peuvent tout à la fois préexister àla théorie et posséder une signi cation à laquelle la théorie doit fairedroit. Il reste que, sur certains points, Eisenmann s’éloigne de Kelsen.Il en va ainsi, d’abord, autour de nombreuses questions de détail, quipeuvent parfois servir d’indices d’un re ux de plus forte magnitude dukelsénisme chez l’auteur. Ainsi, dansCentralisation et décentralisation (1948), il reproche vivement à son maître d’avoir « omis de faire unedistinction juridiquement de grande importance », en raisonnant commesi le cumul des fonctions devait toujours être l’effet d’un hasard (le jeu

fortuit de deux normes appartenant à des ordres différents) alors qu’il sepeut fort bien qu’une même norme (règle législative, clause d’un traité)investisse les mêmes individus de plusieurs fonctions à exercer enversplusieurs collectivités4. Dans son essai de classi cation des formes poli-tiques, il soutiendra contre Kelsen la nécessité de reconnaître commeun « type intermédiaire mixte » important le type de régime politiquedans lequel la liberté est reconnue à une partie seulement des membresde la collectivité, et exclue pour les autres – contre l’opposition stricte,chez Kelsen, entre autocratie et démocratie5. Ainsi, l’oligarchie grecque,qui implique l’hétéronomie de la grande majorité des gouvernés, estréellement différente à la fois de la démocratie et de l’autocratie.

Mais surtout, à travers quelques indications de Centralisationet décentralisation, puis dans l’article sur la théorie kelsénienne dudomaine de validité, Eisenmann s’est acheminé vers une position cri-

[4] Charles Eisenmann,Centralisation et décentralisation. Esquisse d’une théorie générale ,Paris, LGDJ, 1948, p. 125.

[5] Charles Eisenmann, « Essai d’une classication théorique des formes politiques »,Politique ,1968, p. 41-44.

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Emmanuel Picavet • Eisenmann et Kelsen : éléments d’une liation épistémologique

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tique à l’endroit de la doctrine classique de Kelsen (celle de laThéorie pure du droit et de la Théorie générale de l’État et du droit6). Le ressortprincipal de la critique est l’injonction de considérer l’activité humainecomme un tout. Cet impératif apparaîtra nalement incompatibleavec la décomposition kelsénienne de la validité des normes selonplusieurs dimensions irréductibles ou, si l’on préfère, selon la pluralitédes « domaines » du droit. Pour cerner la démarche méthodologiqued’Eisenmann, nous en examinerons les aspects qui intéressent direc-tement la théorie du droit et des normes (plutôt que la théorie desinstitutions et des formes de l’État). Nous ferons d’abord référence àdeux aspects exemplaires du développement de sa théorie du droit :l’analyse du contrôle de constitutionnalité et celle des libertés. Puisnous examinerons la question des champs disciplinaires : quelles sontles relations entre la science du droit et les autres types de connais-sance du social ? Dans quelle mesure ces rapports engagent-ils ousupposent-ils l’association du positivisme et du normativisme ? En n,nous poserons, après Kelsen et avec Eisenmann, la question théoriquede la validité des normes.

1] Épistémologie de la théorie pure du droit1.1] La question de la justice consti tutionnelle :le maître et le disc iple

Le développement de la théorie de la juridiction constitutionnelledans La Justice constitutionnelle et la Haute Cour constitutionnelled’Autriche7 permit à Eisenmann de faire la démonstration de l’apportà la fois critique et constructif de la théorie kelsénienne. Dans l’avant-propos de la réédition de 1986, Georges Vedel soulignait l’origina-

lité d’un ouvrage très étranger aux lignes de force du droit publicfrançais et la rupture délibérée avec le dogme de la loi considéréecomme « expression de la volonté générale ». À travers l’étude du casautrichien – création de la Haute Cour constitutionnelle en 1920 –,

[6] Hans Kelsen,Reine Rechtslehre , 2e éd., Vienne, Franz Deuticke, 1960 (trad. fr. CharlesEisenmann,Théorie pure du droit , Paris, Dalloz, 1962) ;General Theory of Law and State [1945], New York, Russell & Russell (trad. fr. Béatrice Laroche,Théorie générale du droitet de l’État , Paris, LGDJ, 2001).

[7] Charles Eisenmann,La Justice constitutionnelle et la Haute Cour Constitutionnelle d’Autrich,préface de Hans Kelsen, Paris, LGDJ, 1928.

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il s’agissait de montrer que la supériorité effective de la Constitutiondans l’ordre normatif ne pouvait être acquise qu’au prix d’une véri-table justice constitutionnelle. Inévitablement, il fallait aussi tirer lesconséquences de l’analyse présentée, du point de vue de la garantie desdroits. Eisenmann montrait que la protection réelle des droits – ou, sil’on préfère, la « mise en vigueur » authentique d’une déclaration desdroits (dont il affectait de ne trouver nul témoignage dans la Francede l’époque) – suppose leur organisation réelle, autrement dit, leurlimitation explicite à l’échelon proprement constitutionnel.

De telles conceptions s’éloignent à la fois du sens commun et de latradition politique française, et ce n’est pas en vain que Kelsen, dansla préface du texte publié (mai 1928), fait crédit à Eisenmann d’avoirdédaigné « la grande route royale des doctrines “traditionnelles” »,rappelant à cette occasion que la science juridique doit « appliquertoute son énergie à la construction d’un système de notions le plusprécises possible, et, pour ainsi dire, à arêtes vives, qui s’emboîtentsans jeu les unes dans les autres, comme les moellons d’un édi ce ».

Description qui s’applique d’ailleurs beaucoup mieux au travail deKelsen lui-même qu’à celui de son disciple. Eisenmann ne prétend

guère causer de bouleversement d’ordre conceptuel et s’applique plutôt,là où l’on pourrait songer à introduire de nouvelles notions, à cerner defaçon rigoureuse les présupposés des approches traditionnelles, pourexaminer ensuite à quelle condition l’on échappe aux contradictionsdévoilées par l’analyse. C’est l’analyse qui fournit la clef des dé nitionsadaptées, de sorte que la théorie exerce une contrainte sur le choixdes concepts. Ainsi, c’est « avec une certitude presque absolue » que l’onpeut af rmer que « toute dé nition du droit est arbitraire et inexacte,qui permet en apparence de dire que l’État est juridiquement limité8 ».

De fait, les conclusions d’Eisenmann sont l’aboutissement d’uneanalyse théorique, procédant à partir de prémisses explicites. Enpremier lieu, l’État c’est le droit effectivement en vigueur, selonl’équivalence kelsénienne. En second lieu, l’idée de Constitution està comprendre à partir de l’opposition entre pouvoir constituant etpouvoir constitué. C’est ce qui permet à Eisenmann de présenter unenotion du contrôle de constitutionnalité autour de laquelle un accordtrès large peut se faire : ne s’agit-il pas de faire en sorte que l’opéra-

[8]Ibid., p. 12.

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tion du pouvoir constituant ne soit pas défaite par celle du pouvoirconstitué ? En n, rien ne limite l’État ; tout le droit est contenu dansle droit, et l’on chercherait en vain un « arrière-plan » de principes quiseraient capables de contraindre juridiquement l’État tout en jouissantd’un caractère immuable que ne posséderait pas la Constitution.

Au long du parcours proposé, l’exigence d’universalité oriente lepropos et le choix des concepts : il n’est pas possible d’étudier scienti-quement les problèmes propres à un système juridique donné sanschercher à lui appliquer les notions et les raisonnements qui éclairentpotentiellement n’importe lequel des systèmes juridiques auxquels onpourrait songer. Ainsi, la valeur scienti que supérieure de la dé -nition matérielle de la Constitution s’explique notamment par sonindépendance à l’égard de toute règle de droit positif9.

Du point de vue de la théorie politique, l’apport essentiel de la thèsed’Eisenmann est à chercher dans la démonstration du lien entre pro-tection effective des droits d’une part, et limitation explicite des droitsà l’échelon constitutionnel. Cette découverte résulte de l’applicationintransigeante de la grille de lecture kelsénienne, particulièrementdans les régions fondamentales de la pyramide des normes. C’est la

logique kelsénienne qui, poussée suf samment loin, permet d’aper-cevoir clairement la vacuité juridique des principes absolus, et aussil’impossibilité d’y remédier par les discours séduisants, mais creux,de l’universalité et de l’immutabilité.

L’alternative réelle, à laquelle on ne peut échapper, oppose lapure « proclamation » à la réglementation de rang constitutionnel.De là, rien n’oblige à conclure à l’insigni ance des déclarations desdroits de l’homme10. Mais il en résulte bien un dé permanent pourla philosophie politique. Il faut en effet expliquer la pertinence

des déclarations de principes absolus dans la vie publique, tout enprenant acte du divorce entre l’effectivité juridique et toute formed’exigence absolue.

[9]Ibid., p. 3.[10] La position personnelle d’Eisenmann semble avoir été de cet ordre, si l’on s’en reme

ses indications pour le moins désenchantées sur la Déclaration universelle des droits dl’homme : « Une immense farce au fond, un masque d’unanimité verbale qu’on essad’apposer sur des divergences extrêmement profondes » (Théorie des structures politiques,conférences des 2 et 3 février 1967, Centre européen universitaire (Nancy), transcriptioà l’usage des étudiants, Cujas 259.004 (19), 1967, p. 12).

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Si l’on retient la caractérisation des « connaissances » qu’apporteaux praticiens la « science du droit » dans les termes de Kelsen dans lapréface de la thèse, il est parfaitement exact de dire que les premièresrecherches d’Eisenmann ont contribué à l’avancement de cette science.Kelsen soulignait d’abord que la science du droit devait permettre dese représenter le droit comme un « système logique », ou encore commeun « ordre organique ». Eisenmann s’y essayait en dénonçant les inco-hérences des conceptions reçues dans la doctrine juridique, en souli-gnant les limitations de la conception formelle de la Constitution (quiprocède de l’opposition entre législation ordinaire et législation relevantd’une procédure exceptionnelle), et en dégageant les conditions d’uneconceptionmatérielle satisfaisante (dans laquelle la Constitution està comprendre comme ensemble des règles sur la législation).

Il s’agissait aussi, selon Kelsen, « d’apercevoir à quel point exact dece système, de cet ordre, prendront place et fonctionneront les normes ».Eisenmann remplit partiellement ce programme en apportant une solu-tion dé nie au problème de la suprématie effective de la Constitution,en précisant le rôle du juge constitutionnel et en apportant des indi-cations (certes contestables) sur la place qu’il convient d’assigner aux

droits fondamentaux dans l’édi ce juridique. Le système juridique n’estpensable comme unité que si l’on est capable de penser la coexistencedes normes valides, autrement dit leurs positions respectives dans lapyramide des normes. C’est ce que montre aussi la contribution deLaJustice constitutionnelle à l’analyse des problèmes de la coordinationet de la délégation, dans le droit l de la doctrine de Kelsen.

Ainsi, dans l’étude des États fédéraux ou des confédérations d’États,il est nécessaire de faire précisément le départ entre les ordres ouorganes hiérarchisés et ceux qui sont coordonnés. Bien souvent, en

effet, s’instaure un rapport de subordination (et non pas de coordina-tion) entre un ordre juridique central et l’ordre juridique non central.Il faut alors en prendre acte et admettre que le premier, dans lestermes de la théorie du droit, équivaut à une législation constitution-nelle11. De même, au moment d’établir théoriquement l’impossibilitéde l’inconstitutionnalité matérielle absolue, Eisenmann montre quecette thèse oblige à penser un rapport de délégation, par lequel lesnormes juridiques renvoient à des systèmes métajuridiques.

[11]La Justice constitutionnelle et la Haute Cour Constitutionnelle d’Autriche , op. cit., p. 14-15.

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La condition de possibilité d’une telle inconstitutionnalité, ce seraitle pouvoir, pour un juge de la Constitution, « d’apprécier la moralité,l’opportunité, le mérite, ou plus généralement la valeur intrinsèquedes lois même constitutionnelles12 ». Il faut donc penser la liaison entreun tel pouvoir et l’édi ce juridique. Mais il se trouve que la liaisonn’est pensable que dans un rapport de délégation : la Constitution, laloi reconnaissent au juge de la Constitution un pouvoir de ce type.L’analyse révèle ainsi la fragilité, voire la contradiction interne de ladoctrine visée : s’il y a ainsi délégation, c’est que l’inconstitutionnalitéconcernée n’est pas absolue. Elle résulte au contraire d’un rapportinstitué entre des organes, et ce rapport peut éventuellement êtredéfait (cette possibilité n’étant jamais absolument exclue, si élevé quesoit le degré de dif culté d’un tel changement).

En n, Kelsen soulignait la nécessité d’éclairer « les connexions réci-proques des normes juridiques, leurs répercussions mutuelles et enparticulier la structure interne du système ». Eisenmann n’isole pasla Constitution du reste de l’édi ce juridique, et jamais il ne comprendl’opération du pouvoir constituant sans référence au pouvoir législa-tif entendu comme pouvoir constitué. Mais surtout, il faut relever

qu’Eisenmann fait comprendre de manière simple l’importance desrapports hiérarchiques entre les normes dans la compréhension du rôledes normes elles-mêmes. Par exemple, outre l’indépendance à l’égarddu droit positif, c’est l’aptitude à caractériser « en même temps que lecontenu essentiel de la Constitution, sa place dans la hiérarchie desrègles de droit13 », qui donne à la dé nition matérielle de la Constitutionun statut scienti que éminent. De même, la prééminence du droitinternational apparaît tout naturellement dans le prolongement desanalyses de la supériorité de la Constitution dans l’ordre interne :

« Pour rétablir la continuité entre Constitutions ou même États succes-sifs, il faut remonter un degré plus haut, au droit international 14. » Lacompréhension de la liaison entre les normes procède ainsi, en partie,de la nécessité de les penser ensemble. Rien n’indique plus clairementque la vocation de la science du droit est de dévoiler la structure interned’un système dans une description ordonnée.

[12]Ibid., p. 18.[13]Ibid., p. 3.[14]Ibid., p. 9, avec un renvoi à Kelsen, Sander et Verdross.

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Proposant une classification des formes politiques, Eisenmannsoulignera que la « valeur scienti que » d’une classi cation (à distin-guer de sa « valeur logique ») est « d’apprendre ou révéler quelque chosed’important concernant les objets classi és », et que cette opération estindissociable de la « création d’un système d’ordre15 ». La classi cationdoit introduire l’ordre, plutôt que de préciser un ordre préexistant : « Ledroit positif n’impose pas de classi cation à partir de laquelle la seuletâche serait de parvenir à des dé nitions plus abstraites 16. » L’effortconstant du juriste est d’étudier des systèmes de relations, a n d’enmettre en évidence la structure. Par exemple, dans Théorie des struc-tures politiques, le problème posé est le suivant : pour des collectivitésdistinctes, quels sont les types de relations possibles entre leurs organesgouvernementaux ? C’est à partir des différentes réponses possibles(indépendance, supériorité, association, intégration) que se déploie lathéorie de la souveraineté et de la communauté internationale.

1.2] Nature et protection des libertés

Eisenmann avait montré, dans sa thèse, que l’institution ducontrôle de constitutionnalité était nécessaire si l’on voulait remettreen vigueur une déclaration des droits. Mais la question de la protec-tion des libertés n’est pas nécessairement suspendue à cette optionet il se trouve que, pour examiner cette question de manière précise,il faut renoncer à considérer « la liberté » comme un tout17. Dans ladénonciation des conceptions holistes de la liberté, Eisenmann illustrele potentiel critique important du normativisme positiviste face auxidéologies hâtivement traitées comme des fondements rationnels del’ordre normatif. L’analyse de la liberté oblige à rompre avec le « mythelibéral » d’une liberté une et indivise. Rapportant les justi cations decette thèse, Eisenmann laisse entrevoir une orientation dont on peutdire qu’elle est devenue centrale dans la recherche théorique sur leslibertés : au lieu de les rattacher à une idée générale de la liberté, il estparfois plus instructif d’étudier la manière dont elles se décomposenten diverses propriétés assignables de l’interaction sociale.

[15]La Pensée de Charles Eisenmann, op. cit., p. 12.[16]Ibid., p. 16.[17] Eisenmann souligne qu’en démocratie, la liberté est la règle ; mais la liberté qui est e

cause est simplement « le respect de toutes les croyances, de toutes les opinions » (Théoriedes structures politiques, op. cit., p. 29).

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Selon le mythe libéral, « toutes les libertés iraient de pair » et « àpartir du moment où certaines n’existeraient pas on aurait un régimenon libéral18 ». C’est une erreur complète : tout ce que nous pouvonsdire, c’est que « des régimes sont libéraux sur certains points, d’autressont libéraux sur d’autres points19 ». Dans Information et structures politiques20, à propos de la diffusion des idées, Eisenmann montre quetout est affaire de géométrie de la contrainte : il n’y a pas de libertéabsolue ; il faut dénoncer les « formules creuses » et les « présentationsfallacieuses » qui ne servent qu’à sauver les apparences, autrement ditl’absolu des principes proclamés. En réalité, la liberté ne constituepas un tout, ce qui a pour corollaire qu’on ne peut pas constituer cetout à partir d’éléments disjoints : l’addition des libertés ne fait pasune liberté. On ne saurait davantage considérer que la liberté tolèredes variations assimilables à l’augmentation ou à la décroissance d’unparamètre unique ; on n’est pas « plus libre » parce que des libertés plusnombreuses ont été additionnées les unes aux autres21. La liberté estune notion vague22. Les libertés ont, de leur côté, un contenu précis,et l’on peut les dissocier les unes des autres :

Une liberté, c’est une faculté de décision et d’action autonome

reconnue à des sujets, c’est-à-dire indépendante de toute autre per-sonne, de toute autorité, de tout pouvoir ; bref, c’est une faculté d’auto-

[18] Charles Eisenmann,Libertés politiques et régime politique , conférences, 25-26 janvier1968, Centre européen universitaire (Nancy), transcription à l’usage des étudiants, Cuja259.004, 1968, p. 5.

[19]Ibid.[20] Nancy, Centre européen universitaire, 1965.[21] Eisenmann semble ainsi récuser par avance l’entreprise de « mesure de la liberté » qui

développe aujourd’hui sur le mode axiomatique et qui examine la relation à établir entrla superposition de différentes sortes de choix possibles (ou « opportunités ») – autremdit l’addition des libertés – et la « liberté » (ou plus modestement la « liberté négative ») agent. Voir notamment : Prasanta Pattanaik & Yongsheng Xu, « On Ranking OpportunSets in Terms of Freedom of Choice »,Recherches économiques de Louvain, 56, 1990,p. 383-390 ; Marlies Klemisch-Ahlert, « Freedom of Choice : a Comparison of DiffereRankings of Opportunity Sets »,Social Choice and Welfare , 10, 1993, p. 189-197 ; JérômeWittwer, « La liberté de choix. Une mesure alternative du bien-être »,Revue Économique ,49(5), 1998, p. 1227-1240 et Martin Van Hees, « On the Analysis of Negative Freedom »,Theory and Decision, 45(2), 1998, p. 175-197.

[22] Eisenmann (Libertés politiques et régime politique , op. cit., p. 3) cite Montesquieu :« Chacun a appelé liberté le régime qui était conforme à ses coutumes ou à ses inclinations » (Esprit des lois, livre XI, chap. 2).

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détermination du comportement, la faculté pour un sujet de déterminerlui-même son comportement à l’égard de certains problèmes ou decertaines relations

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.L’analyse des libertés se rattache à la doctrine de Kelsen – et,

par-delà Kelsen, à celle de Kant – par la liaison forte qu’elle suppose,autant qu’elle la conforte, entre liberté et sanction. On peut s’en aper-cevoir, par exemple, quand Eisenmann récuse les prétendus « abus »,« transgression des limites » et autre « atteinte aux bonnes mœurs24 ».Ces descriptions ne renvoient qu’à des restrictions des libertés, assor-ties de sanctions. Telle est leur réalité normative, et c’est en vain quel’on y chercherait l’interprétation correcte d’une conception appropriéede la liberté. Ainsi, il n’est pas correct de prétendre que la liberté d’ex-pression comporte l’obligation de se garder des abus. La formulationthéoriquement valide consiste à constater qu’aucun État ne reconnaîtabsolument le principe de la liberté des idées et de leur diffusion. Sila loi interdit les abus, et si la responsabilité des auteurs peut de cefait être engagée, il y a simplement limitation juridique – assortie desanctions socialement organisées – d’une liberté particulière.

Les libertés véritables consacrées par le droit supposent toujours la

possibilité d’une revendication par des voies juridiques et celle d’unesanction socialement organisée. Les responsabilités – pénale et civile – sont des sanctions qui imposent, sur la base de réglementations iné-vitablement restrictives, une part de « non-liberté ». Il esta contrario impossible de considérer comme des libertés certains des « droits »économiques et sociaux dont nous sommes portés à soutenir, pourtant,qu’ils témoignent d’une conception de la liberté allant au-delà de la« liberté négative » entendue comme absence d’empêchement. Ainsi, ledroit au travail (au sens du droit d’obtenir un travail) est un droit que

l’on détiendrait « contre l’État », et ce droit ne pourrait donc se laisserréduire à une liberté25. De même, il est incorrect d’assimiler à uneliberté le « droit à l’enseignement », s’il va au-delà de la « liberté de

[23]Ibid., p. 4.[24]Information et structures politiques, op. cit., p. 35.[25] Certains développements récents de la théorie mathématique du droit atténuent la

portée de ce type d’opposition : liberté de travailler et droit à l’obtention d’un travail slaissent ramener l’un et l’autre à la donnée de garanties concernant les ensembles d’étatsociaux auxquels peuvent conduire différentes sortes d’actions individuelles ou d’actioconjointes de groupes sociaux. Voir en particulier Bezalel Peleg, « Effectivity Functio

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l’enseignement », car on renvoie alors à une action positive de l’État enfaveur de la démocratisation de l’enseignement. Au demeurant, fautede possibilité de revendication et faute de sanction, le juriste doit serefuser à parler « de véritables droits juridiques26 ». La même analyses’applique au prétendu « droit d’être informé », qui renvoie simplementà une forme d’action visant à assurer une large information et au« droit d’informer », qui n’est pas un droit, mais une liberté27.

L’analyse de la liberté se rattache à la doctrine de Kelsen par unautre aspect encore : la contestation du dualisme traditionnel opposantle droit privé au droit public, qui constituait précisément l’une desdimensions de l’entreprise de déstabilisation (de la science juridiquetraditionnelle) menée à son terme dans la Théorie pure du droit.

L’expression « liberté publique », observe Eisenmann, serait parfai-tement adéquate dans l’hypothèse d’une relation exclusive entre indi-vidu et État. Or, « il n’est pas sûr que le traitement de cet objet n’obligepas à ne pas se limiter à lui28 ». Par exemple, la liberté de la presse està examiner en considérant les phénomènes relatifs aux relations entreparticuliers, tels que l’injure par voie de presse. De même, la libertésyndicale ne possède guère de sens si l’on fait abstraction de certainsphénomènes ayant trait aux relations entre patrons et salariés : onpeut songer, en particulier, à l’action délibérée en vue de bloquer uneaction syndicale. La conclusion s’impose d’elle-même :

Beaucoup de libertés ne sont pas assurées si elles ne sont pas à lafois publiques à l’égard de l’État et privées à l’égard d’autres particu-liers ; il y a beaucoup de libertés que l’on traite comme des libertéspubliques et qui en réalité ne sont complètes que si elles sont à la foisdes libertés publiques et des libertés privées29.

2] Science du droit et connaissance du socialSur la question du rapport entre les disciplines, qui engage profon-

dément la compréhension de la tâche du juriste, Eisenmann se situe,pour l’essentiel, sur la trajectoire des ouvrages classiques de Kelsen.

Game Forms, Games and Rights »,in Marc Fleurbaeyet al., Freedom in Economics,Londres, Routledge, 1998.

[26]Libertés politiques et régime politique , op. cit., p. 10.[27]Information et structures politiques, op. cit., p. 43, note 1.[28]Libertés politiques et régime politique , op. cit., p. 6.[29]Ibid., p. 7.

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On le voit en 1956 dansScience du droit et sociologie30, lorsqu’il sepropose de présenter la réponse offerte par Kelsen (« le grand théori-cien du droit dont la doctrine et l’œuvre dominent la pensée juridiquedepuis un quart de siècle ») aux deux questions gurant au programmedu colloque : (1) les sociologues détiendraient-ils la clef des études juri-diques ? et (2) dans quelle mesure leurs méthodes peuvent-elles aiderà mieux comprendre le droit ou à le faire progresser ?31

Une thèse vient à l’esprit : « Kelsen, c’est l’antisociologie, puisquec’est l’homme de la science du droit pure, c’est le juriste, le normativistepurs32. » Selon cette opposition, science du droit et sociologie opéreraient« dans deux mondes pleinement étrangers l’un à l’autre33 ». Les opposi-tions claires séduisent toujours. Celle-ci ne laisse pas d’être étrange àpremière vue : le droit n’a-t-il pas le social pour objet ? La racine de l’op-position se trouve, d’une part, dans le souci kelsénien d’amarrer le droitaux « sciences de l’esprit » – dans un dualisme consenti qui est l’une desgrandes oppositions entre la doctrine de Kelsen et celle de l’empirismelogique viennois – et, d’autre part, dans l’épistémologie kelsénienne dessciences de la nature, fondée sur le principe de causalité.

Il faut toutefois éviter les simpli cations abusives, notamment celle

qui consisterait à opposer l’entreprise normativiste à toute forme decompréhension de l’enracinement social du droit. Eisenmann, toutcomme Kelsen, a parfaitement conscience de cet enracinement, commele montre par exemple, dans Information et structures politiques, lesouci d’élargir la conception « étroite » du régime politique entenducomme l’ensemble des « règles concernant l’organisation de l’appareilgouvernant, avant tout celui des États ». Cette conception est jugée

[30] Charles Eisenmann,Science du droit et sociologie dans la pensée de Kelsen, colloquede Strasbourg, novembre 1956, Bibliothèque Cujas (Paris), cote 25 8.008, 1956.[31] Dans ce texte, Eisenmann se réfère à laReine Rechtslehre , à laGeneral Theory of Law andState , ainsi qu’à l’essai de Kelsen paru dans lesMélanges en l’honneur de Z. Giacometti(« Was ist die reine Rechtslehre ? »,Demokratie und Rechtsstaat , Zurich, PolygraphischerVerlag, 1953). Il prend acte du tournant de la pensée de Kelsen dans les années 1940,lié à un dialogue plus profond avec la philosophie de langue anglaise, s’opposantainsi par avance (à juste titre) à l’opinion selon laquelle laThéorie générale des normes (posthume :Allgemeine Theorie der Normen, édité par Kurt Ringhofer & Robert Walter,Vienne, Manz, 1979 ; trad. fr.,Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996) serait laseule œuvre de Kelsen marquée par la pensée anglo-américaine.

[32]Science du droit et sociologie dans la pensée de Kelsen, op. cit., p. 60.[33]Ibid., p. 61.

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inadéquate pour des raisons impliquant précisément la connaissancedu social, et qui apportent des corrections considérables aux af rma-tions rapportées précédemment. Qu’on en juge :

Les systèmes d’organisation au sens strict ne se laissent pas séparerdes idées et principes relatifs au rôle et aux pouvoirs du pouvoir poli-tique considéré globalement en sa totalité à l’égard de la collectivitéoù il s’exerce34.

La source du problème est bien connue. La science du droit, selonla conception kelsénienne, s’occupe du devoir-être et ne concerne enrien les relations factuelles entre les normes juridiques et d’autres

réalités. Elle ne s’intéresse pas – à la différence de la science socialeentendue comme partie intégrante de la science de la nature – aux« relations causales » qui peuvent exister entre ces « faits naturels » quedemeurent incontestablement les phénomènes sociaux. Son domaineest celui de l’imputation, alors que le domaine des sciences naturellesest l’investigation causale. À la sociologie, on peut attribuer l’ambitionlégitime de découvrir des lois causales reliant les phénomènes : ce n’estpas trahir l’intention des pères fondateurs qui ont voulu la distinguerde la philosophie.

En réalité, chacun sait qu’une opposition aussi tranchée a quelquechose d’improbable. Af rmer que la sociologie est « science de faits etnon pas de normes35 » c’est méconnaître que cette discipline étudienotamment des normes ainsi que des raisonnements sur des normes,les uns et les autres appréhendés en tant que tels par les acteurssociaux capables d’intentionnalité. Eisenmann réaf rme, après Kelsen,que la science du droit est normative : « Elle a des normes pour matièreou objet36. » Mais elle n’est pasnormatrice : comme l’enseigne justementla Théorie pure du droit, elle s’abstient (1) de prescrire une conduitedéterminée et (2) d’édicter une norme quelconque relative à la conduite.Cette prise de position peut d’ailleurs étonner : les économistes,par exemple, ne renient pas le versant « normatif » de leur science(économie du bien-être, théorie des choix sociaux, théorie des jeuxcoopératifs, analyse de surplus, etc.) qui est clairement « normateur »dans l’acception récusée par Eisenmann. La position de ce dernier

[34]Ibid., p. 2.[35]Ibid., p. 60.[36]Ibid., p. 61, note 2.

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s’explique probablement par le souci, propre au juriste, d’éviter touteconfusion entre science des normes et création de normes : la tâchedu juriste est de « dégager, analyser, ordonner des systèmes norma-tifs, des ordres juridiques ou des branches d’ordres juridiques37 ». Deplus, la science du droit s’intéresse au devoir-être, mais seulementen tant qu’il résulte d’un fait créateur de norme. Rien n’illustre plusclairement le sens de l’alliance du positivisme et du normativisme dupoint de vue de la délimitation du champ disciplinaire du droit. Leprojet kelsénien comporte d’ailleurs des éléments « normateurs » (dansla même acception), mais ils concernent le savant et s’expriment dansdes impératifs tels que : penser l’objet de la science dans son unitéet comme unité ; fonder la théorie sur l’idée d’imputation ; tirer lesconséquences du fait que seule une norme peut être au fondement dela validité d’une autre norme.

La science juridique, entendue comme enquête sur l’ordre étatiquevalide, a pour objet un devoir-être lié au phénomène. Rappelons d’ail-leurs que la notion même de validité – distinguée avec soin, chezKelsen, de l’ef cacité factuelle – ne va pas sans quelque référenceà l’ordre des phénomènes sociaux. C’est, en effet, affaire de seuil.

En deçà d’un certain niveau d’obéissance habituelle aux normes, ondécrit un système qui ne vaut pas de manière objective. Il est doncdif cile, même dans le registre d’une science pure et normative, defaire abstraction des actes donnés dans l’expérience. C’est pourquoi,selon Eisenmann, et malgré les apparences, Kelsen « ne “désocialise”nullement le droit38 ». Il faut reconnaître que le droit positif est « unfragment de la réalité », ce qui engage sur le sentier épineux – bienéloigné de la voie de l’empirisme logique – d’une « réalité d’un autreordre, d’un autre genre que la nature39 ». Loin de nier l’enracinementdu sollen dans « la vie sociale effective », le normativisme positivisteest à certains égards plus audacieux que certaines approches socio-logiques : loin de se borner à l’enregistrement d’une corrélation entrele normatif et l’effectif, il conduit à reconnaître la réalité d’un lien dedépendance40.

[37]Ibid., p. 61.[38]Ibid., p. 70.[39]Ibid., p. 68, avec référence à laThéorie générale .[40]Ibid., p. 64.

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Selon Eisenmann, le normativisme kelsénien implique la condam-nation de la sociological jurisprudence et des « doctrinaires de lasociologie du droit41 ». Ce qui est condamné, c’est d’abord la tendanceà « diriger l’objectif sur des faits » ; mais cette critique, nous l’avonsvu, est sans objet. C’est surtout la tendance à assigner à la sciencedu droit, comme objet exclusif, « la connaissance de faits de conduitehumaine, de comportements effectifs dans la vie sociale, c’est-à-direde données qui seraient directement observables, directement sai-sissables par les sens42 ». Car alors, les juristes devraient « décrire ceque les gens font réellement, non ce qu’ils doivent faire » et, pour cela,trouver les lois causales des conduites ; en bref, devenir sociologues43.L’horizon du positivisme juridique, distinct en cela du positivisme desphilosophes, n’est certes pas l’unité de la science.

Le rejet global de l’approche sociologique se heurte, on le sait, à l’ob- jection suivante : pourquoi les sociologues du droit s’intéresseraient-ilsau droit s’ils niaient son caractère normatif ? De fait, leurs analysespréservent en général un noyau, à coup sûr réduit, de « devoir-être »,lequel est indissociable du caractère contrefactuel des normes. Onpourrait en donner la description suivante : une norme valide précise,

pour des individus ou des groupes, ce qui leur arrive (ou précise pardéfaut ce qui ne leur arrive pas) si la conduite de ces entités correspondà telle ou telle description. Cette réponse, évidemment, n’impliquepas l’inclusion du droit dans la sociologie, et Eisenmann rappelleles positions kelséniennes qui restent, sur ce point, très solides : (1)« l’idée même de la sociologie juridique suppose la notion normative dudroit44 », comme le montrent les ré exions de Kelsen dans laThéorie

[41] Eisenmann songe probablement à l’école « réaliste » américaine, emmenée par KaLlewellyn, qui rejoignait certaines thèses de « l’école scientique du droit » (dont l’œude François Geny demeure un bon témoignage), et qui a donné naissance au courantde la jurisprudence sociologique, qui se développe de nos jours encore. À bonne dis-tance des analyses d’Eisenmann, Joseph Raz (« The Purity of the Pure Theory »,in RichardTur & William Twining (eds.), Essays on Kelsen, Oxford, Oxford University Press, 1981)soulignera que « Kelsen ne niait pas la possibilité d’une jurisprudence sociologique ».

[42]Science du droit et sociologie dans la pensée de Kelsen, op. cit., p. 64.[43] Une certaine inquiétude se révèle, dans un paragraphe unique, à propos du parcours

intellectuel de Kelsen, dont les dernières contributions témoigneraient d’une « tendancertaine à dénir la science du droit comme l’étude des comportements effectifs […] erelation avec des normes » (ibid., p. 70).

[44]Science du droit et sociologie dans la pensée de Kelsen, op. cit., p. 64.

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générale: le sociologue s’intéresse à la liaison entre la conduite et ledroit saisi comme contenu de représentation ; et (2) la science « nor-mative » du droit remplit une fonction que ne peuvent assurer lesdoctrines des écoles sociologiques du droit45.

Eisenmann se montre par ailleurs fort libéral dans sa vision du« pluralisme avec concours (ou coopération) » entreles sciences du droit,qui sont diverses à cause de la pluralité des types de problèmes dontelles traitent, et parmi lesquelles s’insère cette « science naturelle » quedemeure la sociologie juridique46. Libérale encore, la reconnaissancedu fait que « les problèmes du droit positif ne sont pas les seuls pro-blèmes juridiques ». Le sérieux de l’appel à la coopération est ici évident :lorsqu’il est question de comprendre un « ordre juridique concret » (autre-ment dit l’ordre juridique d’une société donnée), le point de vue « extra-normatif » est indispensable. Mais le noyau méthodologique kelsénienreste fermement défendu. Selon Eisenmann, la conception normativistedes notions d’ordre juridique et d’ordre valide témoigne d’un ancrageprofond et suf sant dans la réalité. Elle garantit que l’on ne verse pasdans « l’irréalisme » au sens de « l’ignorance systématique et volontairede la réalité ». Elle conjure tout danger de confusion de la « science juri-

dique pure » (permettant la description correcte des systèmes juridiquesqui existent réellement) avec l’improbable « science d’un droit pur47 ».

3] La question de la validité des normesEn apparence, Eisenmann est plus proche du positivisme tradition-

nel des juristes que ne le fut jamais Kelsen. Moins disposé que sonmaître à s’engager dans les voies d’une théorie absolument généraledes rapports entre la conduite et l’ordre normatif (quel qu’il soit), ilse montre constamment soucieux de la pertinence de la théorie pour

[45] Eisenmann cite à ce propos la comparaison assez surprenante de laThéorie pure :l’existence du droit suscite une théorie normative du droit, comme le fait religieux appeune théologie dogmatique.

[46] Cette vision d’ensemble est placée sous l’égide du Kelsen de « Was ist die reineStaatslehre ? » (op. cit., 1953) : le droit peut se rapporter selon des modalités très variéesà l’objet de la connaissance.

[47] On peut observer que la crainte de la substitution d’un « droit pur » à la réalité juridiqest un thème récurrent de l’opposition à la doctrine de Kelsen. Voir par exemple ChantMillon-Delsol, « À propos de Kelsen : critique du pur »,Cahiers de philosophie politique etjuridique de l’Université de Caen, 9, 1986.

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l’analyse des normes singulières. Mais par sa critique de la doctrine deKelsen au sujet de la validité des normes, Eisenmann s’est orienté versune philosophie de l’action et une théorie originale du rapport entrel’action et les normes. C’est bien à la faveur d’une critique de la théoriekelsénienne – formulée toutefois « en dehors de toute remise en causedes principes généraux de l’analyse kelsénienne » – qu’Eisenmannavance la thèse selon laquelle « les normes n’ont qu’un seul et uniquedomaine de validité, qui est humain48 ». Sous une forme plus dévelop-pée, cette thèse s’énonce ainsi :

L’idée juste à mes yeux est que les normes valent pour des hommes,

pour des hommes seulement, que leur validité ne peut être rapportéequ’à leurs « sujets » ou « adressataires », que, si l’on veut parler de leurdomaine de validité, elles n’en ont qu’un seul – il est constitué par lesêtres humains dont elles prétendent régir la conduite –, leurs sujets, despersonnes49.

Selon la théorie kelsénienne, il faut distinguer, en fait de validitédes normes juridiques, les domaines suivants : le spatial (ou territo-rial), le temporel, le personnel et, en n, le matériel (réel, objectif).Il faut d’ailleurs apparier ces domaines : le spatio-temporel précise

« pour quand » et « où » valent les énoncés juridiques ou les propositionsde droit, tandis que dans le domaine matériel-personnel, on trouveles entités ou rapports dont il est question. Ce qu’entend critiquerEisenmann, c’est « l’apparence, l’illusion d’une pluralité de sortes dedomaines de validité », et la double confusion sous-jacente :

La confusion entre objet de mesure et procédés de mesure, ou mieuxentre objet à délimiter et moyens de délimitation – c’est la principale ;d’autre part, une certaine confusion entre domaine de validité etcontenu des normes50.

À propos de Kelsen lui-même, on peut certainement distinguer(1) une thèse forte : il y a quatre validités quali ées des normes ; (2)une thèse atténuée : la validité des normes est une donnée complexeconstituée de quatre facteurs ou relations distinctes (il y aurait en

[48] « Sur la théorie kelsénienne du domaine de validité des normes juridiques »,Law, State,and International Legal Order : Essays in Honor of Hans Kelsen, recueil collectif, Knoxville,University of Tennessee Press, 1964, p. 63.

[49]Ibid., p. 63.[50]Ibid., p. 67.

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quelque sorte un schème quaternaire de la validité). En toute hypo-thèse, le maître autrichien aurait été victime soit d’une illusion,soit d’une substitution de notions, demeurée inaperçue. Mais il fautd’abord prendre acte des innovations kelséniennes par rapport à ladoctrine traditionnelle, outre l’introduction des domaines personnelet réel à parité de niveau avec le spatio-temporel. En premier lieu,chaque domaine concerne le régime de la validité des normes, au lieude renvoyer simplement à un champ d’application. En second lieu, ilrésulte du système kelsénien considéré globalement que la distinctiondes domaines concerne l’ensemble des normes juridiques, y comprisles normes individuelles (alors que la doctrine antérieure se limitaitvolontiers aux lois et aux règles).

Considérons maintenant la première critique d’Eisenmann. Ellevise le prétendu domaine de validité matériel, qui n’aurait en fait rienà voir avec le domaine de validité, « parce que la matière ou objet –c’est-à-dire le “secteur de la conduite humaine” – auquel se rapporteune norme n’a rien à voir avec sa validité51 ». En d’autres termes, le« domaine » auquel se réfère Kelsen, c’est réellement ce dont la normeparle, et cela ne renseigne pas sur la validité du rapport établi avec cet

objet. Sur ce point, l’innovation kelsénienne serait donc malheureuse.La critique d’Eisenmann repose sur une dissociation extrême du fait etdu droit, allant au-delà de la démarche constructive-transcendantalede Kelsen. La matière ou l’objet, selon cette critique, serait quelquechose que l’on détermine « par référence au système de concepts quidistingue et classi e divers secteurs de relations ou de vie sociales »et, à proprement parler, ce ne serait même pas un élément constitutifdes normes en tant que telles.

La critique d’Eisenmann repose sur l’idée d’une extériorité (prin-

cipielle et nécessaire) de ce avec quoi il y a mise en relation lors durecours à la norme (au sens de ce qui permet de répondre à la ques-tion : à quoi se rapporte-t-on par la norme ?). Cette extériorité seraità opposer à la quali cation interne à la norme.

Ce point de vue est certainement défendable en lui-même. On vou-drait ici suggérer qu’il contredit la doctrine de Kelsen jusque dansles principes, et non pas, comme le suggère la présentation d’Eisen-mann lui-même, simplement sur un point technique. Du point de vue

[51]Ibid., p. 63.

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kelsénien, en effet, les particularités des normes (matières concer-nées, circonstances) importent juridiquement par leurs conséquencesen termes d’imputation des actions sur la base de l’ordre normatif.Le système des normes permet d’identi er certains actes comme desoccasions de mettre à exécution certaines mesures qui résultent durapport existant entre ces actes et le système normatif entier. Telleest l’opération fondamentale. Dès lors, il n’y a pas lieu de réserver unsort particulier à une opération de spéci cation des domaines d’actionauxquels s’appliqueraient les normes. En réalité, c’est là plutôt unesimple propriété du complexe des opérations d’imputation que per-mettent les normes telles qu’elles sont – rien d’extérieur, donc, à lasigni cation des normes et à leur validité. Aussi peut-on s’étonnerdu reproche fait à Kelsen, à propos de l’alternative du limité et del’illimité, d’examiner le problème seulement pour « un ensemble denormes, pris globalement52 ».

La seconde critique d’Eisenmann est amorcée par le rappel de ladistinction entre fait-condition et fait-conséquence. En ce qui concernel’ef cacité, Kelsen n’a pas manqué de faire le partage. Mais il auraitfallu procéder de la même manière pour lavalidité . Par exemple, si l’on

veut parler de domaine de validité territorial, il faut au moins distin-guer (1) la validité territoriale au sens des propriétés spatiales que doitavoir le fait-condition pour que les sanctions interviennent ; (2) l’es-pace dans lequel les sanctions doivent être appliquées. Cela comportele risque d’une remise en cause de l’unité de la norme. Eisenmannpropose, quant à lui, la vision concurrente d’un domaine de validité« humain », unique, garant de l’unité de la norme – alors que chezKelsen, la notion technique correcte de la « personne » (un point focalvers lequel convergent les opérations d’imputation) a nécessairement

pour corrélat non pas une norme unitaire, mais un système de normes.Mais surtout, Eisenmann formule une critique relevant du mêmeprincipe que celle qui visait le domaine matériel : la délimitationd’une partie de l’espace dans l’énoncé d’une norme ne crée pas unevalidité « spatiale » qui serait distincte d’une validité « personnelle ». Au contraire, cette délimitation consiste à renvoyer à certaines per-sonnes : celles qui se trouvent dans la portion d’espace concernée. Laprétendue validité spatiale recouvre donc une confusion de l’objet à

[52]Ibid., p. 64.

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délimiter (les personnes) et du procédé de délimitation (l’espace) : fauted’apercevoir que le second délimite le premier, on met l’un et l’autresur le même plan, comme deux modalités d’une opération de mise enrelation qui est, par là, vouée à demeurer ctive. Il en va de mêmepour le temps, de sorte qu’il ne reste nalement que la personne. Il n’ya pas de domaine de validité autre que personnel. La même critiquevalait, dans Centralisation et décentralisation , contre la doctrine dela compétence territoriale. La validité, rappelait Eisenmann, « n’existeque pour des hommes », à titre de « rapport entre normes et êtreshumains, et rien d’autre ». L’opinion contraire vient de notre désir detraduire en images spatiales la validité des normes générales pourles hommes. Mais en réalité, jusque dans le droit des collectivitésterritoriales, l’espace « n’intervient que comme le lieu des hommes53 ».

Eisenmann a l’humilité de ne pas tenter de déduire sa vision holisteet personnaliste d’une analyse générale de l’idée de norme juridique.Telle qu’il la présente, il s’agit plutôt d’une hypothèse qui traduit uncertain malaise devant la fragmentation des dimensions de la conduite.Retenant de Kelsen l’idée que le droit est un ordre unitaire de laconduite humaine, Eisenmann refuse finalement d’admettre qu’à

l’unité de l’ordre ne corresponde pas l’unité d’un substrat54. Régir, c’estprescrire ou permettre, et ce ne peut être qu’à des êtres humains. Ilfaut donc toujours « repasser à la clé humaine55 » et rapporter les modesde détermination juridique aux « personnes », aux hommes qui sont lessujets des normes, non plus aux « actes » ou aux « faits ». Sur le plantechnique, la critique revient essentiellement à privilégier l’unité de lanorme au détriment de la description synthétique, au moyen du conceptkelsénien d’imputation, d’un rapport global entre l’ordre normatif etle monde (les rapports de priorité entre les normes étant supposésétablis). Si la solution d’Eisenmann fait courir le risque d’une penséemoins unitaire de la mise en œuvre des normes, il demeure que cellede Kelsen, dans la perspective d’Eisenmann au moins, faisait courircelui d’une absence de signi cation réelle de la norme singulière.

[53]Centralisation et décentralisation, op. cit., p. 47.[54] Ce refus est rattaché à un point de vue « humaniste » et « personnaliste » qui conserve

faut l’avouer, sa part de mystère (Eisenmann, « Sur la théorie kelsénienne du domaine validité des normes juridiques »,op. cit., p. 68).

[55]Centralisation et décentralisation, op. cit., p. 50-51.

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On trouve encore, dans l’article sur la théorie kelsénienne dudomaine de validité, certains indices d’un rejet plus global de l’en-treprise de Kelsen, qui semblent viser particulièrement l’armaturethéorique de la seconde version de laThéorie pure du droit (celle dela traduction d’Eisenmann). Kelsen invitait le juriste à considérer des« propositions de droit » distinctes des normes « brutes » auxquelles cedernier s’intéresse spontanément, et cela suppose un effort de formu-lation théoriquement adéquate des données juridiques. Mais qu’enrésulte-t-il ? Une mise en relation abstraite des actes les uns avecles autres, qu’Eisenmann compare à la liaison des descriptions dephénomènes par les lois de la nature. C’est le « phénoménisme » – ouencore 1’actualisme ou objectivisme – de Kelsen56. Or, la validité desnormes consiste alors exactement en ceci que, pour une certaine classede faits-conditions, telle chose doit être faite. Par qui, on ne le saitpas, ce qui illustrerait le fait que les propositions de droit « planent »au-dessus des hommes, jouissant d’une existence indépendante deshommes, et comme indifférente à eux.

Face au problème qui est ici posé, Eisenmann délaisse la solutionkelsénienne évidente : une proposition de droit peut préciser les sanc-tions prévues contre certaines personnes dans l’hypothèse où celles-cine feraient pas en sorte qu’advienne le fait-conséquence lorsque survientle fait-condition. Eisenmann se détourne franchement d’une construc-tion théorique dans laquelle les ponts semblent coupés entre l’actionillicite et les conditions sociales de l’administration de la sanction. Ladéfense du normativisme contre le reproche d’irréalisme se retourne icien une critique, d’essence réaliste, de la doctrine de Kelsen. On pour-rait tenter d’expliquer un tel retournement par le souci du « métier » :il faut former des juristes, répondre aux questions du public et, si tout

cela doit être possible, il est nécessaire que les théories de l’État et dudroit restent en contact avec le langage des représentations communes.

4] ConclusionLe rapport critique d’Eisenmann à la doctrine juridique française

et les questions politiques originales qu’il aborde donnent à son œuvreune dimension que n’aurait pu avoir une simple entreprise d’appli-cation ou de développement de la doctrine du maître viennois. De

[56] « Sur la théorie kelsénienne du domaine de validité des normes juridiques »,op. cit., p. 68.

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plus, Eisenmann n’est pas demeuré un disciple dèle. Il n’a certes jamais cessé d’adhérer au projet d’une théorie générale du droit et del’État appuyée sur l’étude des rapports de coordination, de subordina-tion ou de délégation entre des ordres juridiques partiels. Il est restéconvaincu, sa vie durant, de la nécessité d’une approche systématiqueet anti-idéologique de ces problèmes, comme aussi de la valeur ducombat toujours recommencé contre les doctrines de ceux qui érigentun mouvement de leur sensibilité en une sorte d’obligation pour lesautres 57, ou bien veulent « dresser les juges bourgeois pour la défenseet le maintien irréductibles des privilèges des classes possédantes58 ».Plus fondamentalement encore, il s’en tint, comme Kelsen, au principed’après lequel la norme peut tout à la fois s’inscrire dans la sphère dudevoir-être et constituer un objet d’enquête positive59.

Mais le retournement d’Eisenmann contre la doctrine de son maîtrefut réel. Il illustre l’impossibilité de réduire le débat épistémologiquesuscité par la doctrine de Kelsen à la problématique de la validité etde la signi cation. Il en va toujours aussi des rapports entre norme etconduite, entre droit et action. Par la critique de Kelsen, comme parl’analyse des pouvoirs et des libertés, les contributions d’Eisenmannpré gurent l’effort d’application des théories modernes de l’action àl’analyse des rapports juridiques et des structures politiques. Sonanalyse normativiste, d’une certaine manière, préparait le terraindes analyses « normatrices » des systèmes normatifs, telles que lesdéveloppe aujourd’hui la théorie de la décision, à partir de l’étude desrelations générales entre l’action des groupes d’agents, les normes etle résultat des interactions sociales60.

[57]La Justice constitutionnelle et la Haute Cour Constitutionnelle d’Autriche , op. cit., p. 35,citant Durkheim.[58]Ibid., p. 28, renvoyant à Jèze.

[59] VoirScience du droit et sociologie dans la pensée de Kelsen, op. cit. Michel van deKerchove (« L’inuence de Kelsen sur les théories du droit dans l’Europe francophoneinseconde édition de la traduction française de Kelsen,Reine Rechtslehre , Leipzig-Vienne,F. Deuticke, 1988) souligne que la plupart des autres disciples de Kelsen tendent aucontraire à détacher la norme du devoir-être pour en faire un objet d’enquête positive. Àpropos de l’inuence de Kelsen sur la pensée politique et juridique, on peut aussi consulCarlos-Miguel Herrera,Actualité de Kelsen en France , Paris, LGDJ, 2001.

[60] On peut songer notamment aux analyses du droit venues de la théorie des choix collectifs (contributions de A.K. Sen, A. Gibbard), de la théorie économique des droits dpropriété et des effets extrêmes (R. Coase, P. Hammond) ainsi qu’au récent développeme

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Annexe] Repères sur la vie et la carrière de Charles EisenmannCharles Eisenmann (20 septembre 1903, Dijon-4 octobre 1980,

Paris) t ses études de droit à la faculté de droit de Paris et à laSorbonne. Il obtint en 1923 la licence en droit et la licence ès lettres(en philosophie). Préparant sa thèse, qui devait devenirLa Justiceconstitutionnelle et la Haute Cour Constitutionnelle d’Autriche, il effec-tua en 1926 et 1927 deux séjours au Centre français des hautes étudesde Vienne et put rencontrer Kelsen, qui enseignait alors à l’universitéde Vienne, et dont il devint l’un des disciples.

Il fut d’abord chargé de cours à la faculté de droit de Caen, oùil enseigna le droit international public et la législation nancière. Agrégé de droit public en 1930, il fut agrégé puis professeur titulaire(1934) à la faculté de droit de Strasbourg. René Capitant, dans sonrapport de 1933 sur le candidat à la chaire de droit public général dela faculté de droit et des sciences politiques de Strasbourg, soulignaitson souci de « remonter, de proche en proche, jusqu’aux sources de laconnaissance ». Il y enseigna notamment, au côté de Marcel Prélot etde René Capitant, le droit constitutionnel et le droit public général.

Mobilisé comme lieutenant d’infanterie en août 1939, il commandaune compagnie de mitrailleuses sur le Rhin. Fait prisonnier en juin 1940dans les Vosges, il resta captif jusqu’en mai 1945, d’abord dans l’O agXVIIA (où s’était constitué un embryon de structure universitaire),puis, à partir de février 1944, au camp des suspects politiques deLübeck. Pendant ce temps, son appartement strasbourgeois fut pillépar les nazis. Projets d’avant-guerre et cours de captivité sont perdus.

En 1945-1946, il participa au cabinet de René Capitant, au minis-tère de l’Éducation nationale, et siégea au jury du premier concoursd’agrégation de l’après-guerre en droit public. En 1948-1968, il ensei-

gna à la faculté de droit de Paris, comme chargé de cours, agrégé, puisprofesseur titulaire. Il y enseigna notamment la philosophie du droit.De 1969 à 1973, il fut professeur à l’université Panthéon-Sorbonne(Paris I). Il fut le traducteur de la deuxième version de laThéorie pure du droit de Kelsen et deLa Démocratie, de Kelsen également61.

de l’analyse des droits dans le contexte des formes de jeu (P. Gärdenfors, R. Sugden,B. Peleg).

[61] Ces indications sont reprises de l’ouvrage déjà cité de Amselek,La Pensée de CharlesEisenmann, op. cit.

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A Ackermann W. : 286. Adjukiewicz K. : 40. Adler F. : 29, 59. Adler E. : 108. Aeschlimann F. : 364. Ajam M. : 168. Alembert J. Le Rond d’ : 56, 60, 159, 169, 381. Algazi L. : 118. Althusser L. : 6. Ampère A.-M. : 101, 217. Amselek P. : 421, 443. Archimède : 98. Aristote : 45, 50, 96, 359, 377, 378, 380, 382,

407, 414. Arnauld A. : 382. Aron Raymond : 170. Aron Robert : 118, 119. Arrhenius S. : 339. Aschoff : 395. Auffret D. : 343. Augustin (saint) : 377, 380. Avenarius R. : 34, 272.

Ayer A. : 32, 41.BBachelard G. : 6, 8, 14, 28, 97, 99, 107, 163,

167, 168, 169, 171, 184, 235-263, 301, 341,343, 362, 390.

Bachelard S. : 179.Bacon F. : 139.Bacon R. : 241.Baege M.H. : 34.Baire R. : 285, 325.Balibar F. : 34.Barberousse A. : 10.Barone F. : 93.Barreau H. : 364.Barthez P.-J. : 378, 380, 382, 384, 385.Baudouin C. : 258.Bauer O. : 59.Becker O. : 278, 279.Behmann H. : 41.Bell J.S. : 363, 365.Bénichou : 118.Benis Sinaceur H. : 8.Bensaid L. : 108.Benveniste É. : 155.Berg R. : 108.Bergson H. : 19, 28, 36, 38, 169, 175, 221, 276,

307, 373, 375, 377, 410, 411.

Berkeley G. : 11, 328, 380.Bernard C. : 14, 78, 215-234, 378, 407, 408.Bernays P.L. : 41, 323.Bernouilli J. : 329.Berr H. : 13, 58, 114, 122, 171, 172, 173.Bezias J. : 166.Biard A. : 171, 172.Bibard L. : 358.Bichat M.F.X. : 378, 380, 382, 394.Bitbol M. : 10, 161, 301, 357, 361.Bitbol-Hespériès A. : 377, 386.Blanché R. : 37, 105, 107, 222.Blay M. : 161, 172.Blum L. : 111.Boas M. : 108.Bochenski J. : 45.Boerhaave H. : 247.Bohm D. : 363.Bohr N. : 169, 249, 344, 345, 350, 353, 361,

368.Boll M. : 36, 58, 92. 98.Boltzmann L. : 55, 332, 339.Bolzano B. : 43, 52, 303.

Bonnay D. : 10.Boole G. : 97.Boorse C. : 9.Borel É. : 166, 285, 325, 361.Born M. : 370, 372.Boskovich R.J. : 336.Bossuet J.-B. : 128.Bouglé C. : 165, 166, 409.Bouillet M.-N. : 232.Bouillier F. : 380, 386.Bourbaki (groupe) : 282, 302.Bourdeau M. : 7.Bourel D. : 171, 172.Boutroux É. : 6, 36, 165, 307.Boutroux P. : 165.Bouvier R. : 36, 58.Boyer A. : 90.Boyle R. : 336.Brahe T. : 158.Braunstein J.-F. : 6, 7, 8, 9, 184, 185.Bréhier É. : 166.Brenner A. : 6, 10, 20, 26, 28, 29, 73.Brian É. : 171, 172.Brillouin L. : 166.Broca P. : 378.Broglie L. de : 42, 166, 167, 170, 327, 342,

361, 363, 364.

[Index onomastique]

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7/23/2019 L'Épistémologie Française, 1830-1970 - Editions Matériologiques

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’é pistémologie française, 1830-1970

446

Broussais F. : 378, 379, 386, 387.Brouwer L.E.J. : 285, 286, 308, 325.Bruhl Adrien : 119.Bruhl Alice : 108.Bruhl B. : 108.Bruhl D. : 108.Bruhl H. : 108.Bruhl I. : 108.Bruhl P. : 108, 109.Brun J. : 198.Brunelle L. : 227, 232.Brunet P. : 122.Brunschvicg L. : 38, 40, 45, 111, 122, 165,

166, 169, 170, 171, 177, 237, 250, 302.Buffon G. : 110, 380.

Buisson F. : 374.Buisson M.F.-R. : 378, 380, 382.Bunsen R.W. : 327.CCabanis G. : 386.Cadenas A. : 47.Canguilhem G. : 5, 6, 8, 9, 14, 42, 163, 169,

170, 173, 179, 180, 183, 184, 185, 190, 215,221, 251, 260, 263, 388-394, 396-419.

Cantor G. : 285.Capitant R. : 443.Carcopino J. : 166.Carnap R. : 25, 31, 32, 36, 38-41, 45-48, 51,

52, 55, 56, 60, 68, 75, 79, 80, 82, 83, 95,269, 271, 295, 311.

Carneiro P. : 168.Carnot S. : 316, 338, 339, 340.Cartan É. : 166, 302.Casevitz Marguerite : 108, 109.Casevitz Michel : 108.Casewit C. : 108.Cassirer E. : 344.Castellana M. : 123.Castelli Gattinara E. : 139, 171.Cauchy A.-L. : 324.Cavaillès J. : 8, 9, 14, 33, 44, 49, 52-55, 93,250, 282, 297, 301-308.Cazeneuve J. : 379.Cesalpino A. : 380.Charléty S. : 166.Chastel A. : 170.Chauviré C. : 31.Chevalier J. : 41, 218.Chevalley C. : 282, 292, 293, 296, 297, 302.Chevreul M.-E. : 218-221, 226, 227, 234.Chimisso C. : 107, 109, 111, 112, 123.Church A. : 282, 288, 294.Clausius R. : 338.Clauzade L. : 7.

Clavelin M. : 38, 69, 70.Coase R. : 442.Coblence G. : 108.Comte A. : 5, 7, 9, 14, 163, 164, 167, 168, 169,

173-176, 180, 183-196, 217, 218, 227, 230,334, 408.

Condillac É. Bonnot de : 170.Conry Y. : 174.Copernic N. : 84, 151, 199.Corneille P. : 128.Costabel P. : 159, 168.Coumet E. : 164.Cournot A. : 6, 7, 14, 25, 169, 197-212.Cousin V. : 374-377.Couturat L. : 43, 44, 46, 47, 48, 50, 51, 52, 57,

63, 64, 65, 169.Cozic M. : 10.Cresson A. : 168.Curie M. : 361.Curry H.B. : 308.DDagognet F. : 258, 263, 391.Dalton J. : 85.Darwin C. : 61, 378, 379, 404, 405.Daston L. : 154.Delacre M. : 145.Delaporte F. : 394, 412.Delorme S. : 108, 109, 110.Demangeon A. : 166.Démocrite : 259.Derrida J. : 6.Desanti J.-T. : 44, 45, 161.Descartes R. : 36, 38, 40-43, 45, 128, 139, 151,

154, 195, 206, 256, 333, 335, 377, 386.Destouches J.-L. : 14, 42, 168 , 169, 170,

361-372.Destouches-Février P. : 98, 362, 364, 366,

368, 370, 371, 382.Detlefsen M. : 325.Diderot D. : 56, 60, 381.Diès A. : 167.Dieudonné J. : 302.Dilthey W. : 136, 137, 138.Dirac P.A.M. : 97.Dreyfus A. : 52, 118.du Bois-Reymond E. : 6, 103, 333.Ducassé P. : 115, 167, 168, 169, 171.Duhem P. : 13, 17, 18-21, 23, 26-30, 36, 48,

55, 59, 60, 67, 69-74, 77-88, 90, 105, 123,145, 174, 225, 309, 368.

Dumoncel J.-C. : 106.Durand de Gros J.-P. : 113.Durkheim É. : 176, 442.Dürr : 41.

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7/23/2019 L'Épistémologie Française, 1830-1970 - Editions Matériologiques

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Index onomastique

447

Duruy V. : 374, 375.Dutreuil S. : 10.

EEddington A. : 104.Edger H. : 167, 168.Edwards P. : 37, 270.Ehresmann C. : 302.Einstein A. : 34, 55, 58, 60, 97, 99, 101, 169,

327, 348, 356.Eisenmann C. : 421-424, 426-437, 439-443.Élisabeth I re : 375.Elkana Y. : 128.Enriquès F. : 34, 41, 55.Épicure : 259.Espagnat B. d’ : 356, 365.

Euclide : 24, 98.FFawcett C. : 389.Febvre L. : 166, 168, 171, 173, 178.Feigl H. : 31, 38.Fénelon F. de : 377.Fermat P. de : 298.Ferrier J.F. : 11.Février P. (voir Destouches-Février P.)Feyerabend P. : 67, 82, 84, 85, 86, 125.Finetti B. de : 98.Finnegan R. : 128.Fleck L. : 40.Fortoul H. : 374.Foucault M. : 6, 9, 390, 412.Fourier J. : 240, 335.Fournier M. : 171.Fraenkel A. : 323.Franck M. : 167.Frank P. : 29, 36, 38, 41, 42, 60, 68, 307.Fréchet M. : 361.Frege G. : 36, 45, 46, 65, 66.Freud S. : 34, 63.Freudenthal H. : 310.Freudenthal G. : 89, 107, 109, 110, 112, 114,

121, 123.Freymann P. : 36.Friedman M. : 309.Fruteau de Laclos F. : 7, 8.GGadamer H.-G. : 134, 136-147.Gaille M. : 9.Galien C. : 380, 383.Galilée : 73, 151, 156, 273, 332, 335.Gall F.J. : 189, 378, 387.Galton F. : 61, 62.Gardenfors P. : 443.Gayon J. : 10, 184, 227, 229, 390, 402.Gégalkine J.-J. : 294.

Gemelli G. : 166.Geny F. : 435.Geoffroy Saint-Hilaire I. : 234.Giacometti Z. : 432.Gibbard A. : 442.Gibbs J.W. : 332, 339.Gibson J.J. : 274, 275.Gilson E. : 166.Giroux É. : 9.Goblot É. : 92, 94, 105, 107.Gochet P. : 21, 73.Gödel K. : 281, 282, 286-290, 291, 299, 303,

305.Goldstein K. : 393-396, 399, 400, 405, 413,

414, 419.

Gonseth F. : 41, 362.Goubault-Larrecq J. : 294, 300.Gouhier H. : 41.Granet M. : 166.Granger G.-G. : 9, 14, 32, 99, 102, 105, 107,

248.Gray J. : 313.Grimanelli G. : 168.Grmek M.D. : 215, 218, 225, 233.Grothe : 395.Guéroult M. : 41.Guizot F. : 163, 164, 190.Gurwitsch A. : 169.Gutting G. : 390.HHabermas J. : 134, 136, 137, 147.Hacking I. : 67, 90.Hadamard J. : 165, 170, 285, 286, 302, 323.Hadamard C. : 108.Haeckel E. : 407.Hahn H. : 58, 60.Hahn : 383Halley E. : 156.Hamelin O. : 238, 409.Hammond P. : 442.Hanson N. : 84.Hayes P.J. : 272.Hegel G.W.F. : 232, 343.Heidegger M. : 99, 138, 139, 155, 156, 172.Heinzmann G. : 309, 312, 321, 323, 324.Heisenberg W.K. : 244, 255, 344, 350, 356,

357, 361.Helm G. : 34.Helmer O. : 41.Helmholtz H. von : 55, 310, 321.Hempel C.G. : 41, 68, 269, 270.Henri VIII : 375.Herbrand J. : 14, 44, 281-300, 302.Herneck F. : 34.

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7/23/2019 L'Épistémologie Française, 1830-1970 - Editions Matériologiques

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’é pistémologie française, 1830-1970

448

Herrera C.-M. : 442.Herschel W. : 234.Hertz H. : 337.Herzl T. : 63.Heyting A. : 98.Hilbert D. : 34, 96, 97, 275, 282, 284-287, 291,

296, 298, 299, 300, 302, 304, 310, 312.Hippocrate : 384.Hitler A. : 115.Hobbes T. : 46.Hoffmann F. : 380, 383.Holton G. : 34, 152, 153.Honnorat P. : 49.Hoquet T. : 10.Horton R. : 128.

Hull C. : 41.Hull D. : 390, 406.Huneman P. : 10.Husserl E. : 40, 50, 53, 138, 156, 160, 161,

278, 305.Huygens C. : 333.IImbert C. : 46.Isaac J. : 118.Itelson G. : 64.JJacob P. : 31.Jacob F. : 412.James W. : 31, 170, 239.Janet P. : 232.Janicaud D. : 373, 379, 380, 388.Jespersen O. : 51, 52.Jèze G. : 442.Jœrgensen J. : 60.Johnston W. : 63.Johnstone J. : 390.Joliot-Curie F. : 361.Joliot-Curie I. : 361.Jorland G. : 151, 156, 161, 162, 359.Jung C.G. : 258.

Jung J.C. : 380, 384.KKamlah A. : 312, 320.Kandinsky V. : 358.Kant E. : 43, 45-48, 64, 96, 198, 199, 200,

202-205, 207, 212, 213, 231, 304, 308,341, 344, 380, 430.

Kelsen H. : 421-424, 426, 427, 430-438, 443.Kenyon F. : 120.Kepler J. : 20, 83, 84, 151, 195.Kerchove M. van de : 442.Keynes J.M. : 267, 268, 270, 271.Kinross R. : 58.Klarsfeld S. : 121.

Klein F. : 34.Klemisch-Ahlert M. : 429.Kochen S. : 363.Kohen G. : 121.Kojève A. : 14, 343-356, 358, 359, 360.Kokoszynska M. : 41.Kolmogoroff A. : 98.Korzybski A. : 104.Koyré A. : 6, 13, 42, 67, 89, 117, 122, 132, 149,

151-162, 166, 273, 359, 360.Kraft V. : 36, 41.Kraus P. : 169.Kreisel G. : 294.Kuhn T.S. : 13, 40, 67, 84, 85, 86, 87, 89, 107,

125, 132, 149, 151, 195.LLa Mettrie J.O. de : 386.Lachelier J. : 267.Laf tte P. : 6, 164.Lagardelle H. : 171.Laignel-Lavastine P. : 166, 167.Lakatos I. : 70, 82, 89, 149.Lalande A. : 12, 34, 36, 37, 52, 57, 58, 63,

64, 110-114, 165, 166, 167, 239, 250, 265.Lamarck J.-B. : 378.Lamé G. : 236, 240, 245.Lamétherie J.-C. de : 110.Langevin P. : 58, 165.Laplace P.S. de : 207.Latour B. : 6.Laudan L. : 18.Laugier S. : 68, 71, 79, 89.Launay L. de : 113.Lautman A. : 93, 282, 301, 303.Lavoisier A.-L. : 86, 87.Laz J. : 43.Le Roy É. : 17-24, 26, 28, 30, 167, 362.Lebesgue H. : 285.Leblanc G. : 391.

Lecomte de Nouÿ P. : 58.Lecourt D. : 195.Leeuwenhoek A. van : 378.Leibniz G.W. : 36, 43, 44, 46, 47, 48, 50, 51,

57, 200, 206, 227, 231, 232, 267, 329, 330,333, 337, 376, 378, 380, 382.

Lelièvre G. : 315.Lémery N. : 128, 129.Lénine : 171.Leś niewski S. : 278.Lévy A. : 118.Lévy I. : 166.Lévy L. : 108.Lévy-Bruhl J. : 108.

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7/23/2019 L'Épistémologie Française, 1830-1970 - Editions Matériologiques

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Index onomastique

449

Lévy-Bruhl L. : 58, 88, 89, 108, 111, 122, 126,127, 166, 176.

Lévy-Ullmann H. : 165.Lewis C.I. : 31.Lewis D.K. : 98.L’Héritier P. : 402.Lie S. : 321.Liebig J. von : 234.Limoges C. : 394.Littré É. : 164, 172.Llewellyn K. : 435.Lochak G. : 364.Lorentz H.A. : 318, 319, 320.Löwenheim L. : 293, 305.Lucrèce : 329, 336.Lulle R. : 46.Lupasco S. : 170.Lwoff A. : 412.Lyssenko T.D. : 150.MMach E. : 28, 29, 31, 34, 36, 48, 52, 53, 55, 57,

58, 72, 75, 79, 90, 145, 170, 177, 272, 325.Macherey P. : 184.Mackie L. : 294, 300.Maine de Biran F.P.G. : 373, 380, 382.Maire G. : 373.Malebranche N. : 248.Marin L. : 36.Martin T. : 7, 211.Marty A. : 50.Marx K. : 162.Masaryk T. : 33.Massignon L. : 166, 168, 170.Masson-Oursel P. : 58, 166.Masterman M. : 149.Matisse G. : 98, 104.Mauss M. : 165, 166, 168, 171.Maxwell J.C. : 97, 333, 339, 340.McDowell J. : 82.

McGuinness B. : 61.Meillet A. : 50, 63, 172.Mendel G. : 378.Mendeleïev D.I. : 242, 243.Merlin F. : 10.Metzger H. : 13, 89, 107-148, 165, 167, 169,

170.Metzger E. : 110.Metzger P. : 110.Meyerson É. : 6, 8, 12, 13, 14, 36, 67, 69,

74-77, 85-90, 107, 109, 111, 112, 114, 122,169, 170, 238, 265, 307, 327-342.

Michelson A.A. : 100.Mieli A. : 116, 120, 122, 172.

Milhaud G. : 6, 17-20, 26, 28, 30, 42, 164, 165,169, 170, 175, 177.

Mill J.S. : 20, 170, 234.Millon-Delsol C. : 436.Milne E.A. : 99, 104.Mises R. von : 41.Mollien N.F. : 374.Monod J. : 108, 412.Montel P. : 172.Montesquieu C. de : 429.Monzie A. de : 168.Moore G.E. : 268, 276.Moore R.C. : 272.Moreno A. : 9.Morris C. : 53, 58, 60, 61, 62.

Musgrave A. : 89, 149.Musil R. : 62.Musschenbroek P. van : 247.NNabonnand P. : 309.Naess A. : 41.Nagel E. : 94, 273.Neumann J. von : 281, 282, 286, 287, 363,

365.Neurath O. : 9, 29, 31, 36-41, 43, 55-64, 72,

73, 95, 100.Neurath M. : 58, 64.Newton I. : 20, 83, 84, 98, 127, 151, 207, 316,

317, 332, 333, 335, 348.Nicod J. : 14, 98, 265-279.Nicolas de Cuse : 335.Nicolle C. : 168, 413.Niekisch E. : 62.Nietzsche F. : 179, 257.Noether E. : 302.Nordenfelt L. : 9.OOppenheim P. : 41.Ostwald W. : 145.PPapanastassiou C. : 166.Paracelse : 127.Pareto V. : 98.Pariente J-C. : 14.Park K. : 154.Parménide : 336, 338, 342.Parrochia D. : 6, 8.Pascal B. : 375.Pasteur L. : 378.Pattanaik P. : 429.Paty M. : 318, 320.Paul H.W. : 163, 183.Paul (saint) : 380.Peano G. : 36, 46, 48, 51, 52, 97, 104, 283, 324.

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7/23/2019 L'Épistémologie Française, 1830-1970 - Editions Matériologiques

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’é pistémologie française, 1830-1970

450

Péguy C. : 171.Peirce C.S. : 48, 53, 90, 225, 266, 319.Peleg B. : 430, 443.Perrault C. : 380.Perrin J. : 166, 361.Petit A. : 6, 28.Petzoldt J. : 34.Piaget J. : 341, 342, 410.Picard É. : 113, 165, 167, 170.Pinès S. : 169, 170.Planck M. : 244, 354, 355, 357.Planet C. : 393.Platon : 45, 96, 99, 101, 359.Plotin : 373, 380.Podolski B. : 356.

Poincaré H. : 13, 14, 17-30, 36, 37, 46, 48, 49,50, 55, 57, 59, 82, 83, 90, 92, 99, 105, 169,272, 273, 302, 307-325, 340.

Poirier R. : 168.Pont J.-C. : 9.Popper K. : 29, 60, 85, 89.Popper-Lynkeus J. : 63.Pouchet F.-A. : 378.Prélot M. : 443.Ptolémée : 158.Pulte H. : 316.Putnam H. : 67.Pythagore : 370.QQuine W.V.O. : 13, 21, 31, 67-79, 81, 82, 83,

85, 87, 89, 123, 266, 309.RRabinow P. : 412.Raffalovich Mme : 232.Ranke L. von : 133.Rankine W. : 339.Ravaisson F. : 14, 170, 373-388.Raz J. : 435.Redhead M. : 365.Redi F. : 378.Redondi P. : 117, 171.Reichenbach H. : 37, 38, 40, 41, 42, 68, 95,

98, 104, 106, 107, 221, 222, 245, 311, 366.Reinach A. : 161.Reinhart J. : 98.Renan E. : 175.Renard G. : 391.Renouvier C. : 6, 170, 245.Resnik M.D. : 321, 323.Rey A. : 13, 29, 36, 42, 58, 114, 116, 122,

163-180.Rheinberger H.-J. : 5.

Rhetius A.C. : 380, 384.Richter C. : 380, 384.

Ricœur P. : 139.Ricou-Adler J.-M. de : 108.Riemann G.F.B. : 55.Rivet P. : 166, 167.Robert Aron S. : 118.Robin L. : 166.Robinet A. : 198.Robinson-Valéry J. : 49.Rockfeller J.D. : 166.Rollet L. : 309.Rorty R. : 32.Rosen N. : 356.Rossi A. : 123.Rougier L. : 9, 13, 36, 37, 40, 41, 43, 49, 58,

60, 63, 91-107, 168, 307, 310, 313.

Rouilhan P. de : 285.Russell B. : 33, 36, 45-49, 57, 63, 64, 65, 90,96, 98, 104, 169, 266, 268, 272, 275, 276,283, 284, 307, 321, 322, 324.

Russo F. : 168.Ryle G. : 32.Ryziger J. : 108, 120.SSaint-Sernin B. : 202, 204.Saint-Simon H. de : 376.Salvandy N.A. de : 374.Sander F. : 427.

Sarton G. : 109-117, 119, 120, 168, 390.Sartre J.-P. : 153.Scharff R. : 180.Scheffer H. : 266.Schelling F. : 379.Schleiermacher F. : 134, 135, 136.Schlick M. : 31-34, 38, 53, 61, 80, 94, 95, 99,

100, 102, 103, 310, 311.Schroder F.W.K. : 48.Schwann T. : 378.Sebestik J. : 34, 43, 58, 59.Sen A.K. : 442.Serrus C. : 49, 50, 51, 168.Sieg W. : 281, 287.Silberstein M. : 10.Simiand F. : 166, 171.Simons P. : 278.Singer C. : 115, 116, 120, 168.Singer D. : 115, 116, 120.Skolem A.T. : 305.Smith V.E. : 390.Socquet : 247.Socrate : 101.Soler L. : 343, 363.Somerville J. : 56.

Soulez A. : 9, 31, 34, 35, 38, 39, 49, 56, 58, 60.Soustelle J. : 170.

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Index onomastique

451

Spallanzani L. : 378.Specker E. : 363.Spencer H. : 378, 379.Spengler O : 62.Speusippe : 374.Stahl G.E. : 114, 378, 380, 382-385.Stebbing S. : 60.Stegmüller W. : 320.Stern A. : 167, 179.Sugden R. : 443.Süßmann G. : 311.Sydenham T. : 380, 385.TTaine H. : 129.Tannery (épouse de Paul) : 167.

Tannery J. : 165.Tannery P. : 6, 164, 169, 174, 184.Tarski A. : 41, 68, 94, 279, 288.Teilhard de Chardin P. : 167.Teissier G. : 402, 404.Thalès : 170.Thomasius J. : 376.Treviranus G.R. : 378.Turing A. : 288, 290, 291.Twardowski K. : 40.UUebel T. : 64.Ullmo J. : 118, 169, 170.

V Valéry P. : 36, 49. Van Hees M. : 429. Van Heijenoort J. : 282, 284, 289, 293. Van Helmont J.B. : 379, 380, 382. 385, 388. Varenne F. : 10. Vedel G. : 423. Veil B. : 110. Vendryes M. : 64, 65. Vendryès P. : 231. Verdross A. : 427. Veuille M. : 402. Vico G. : 377. Virchow R. : 378. Voltaire : 64. Vouillemin E. (général) : 36, 45, 92, 100, 101. Vuillemain J.-P. : 219. Vuillemin J. : 21, 107, 207, 265. Vulpian A. : 378, 388. W Wahl J. : 118.Waismann F. : 38, 39.Wallerant F. : 110.Walras A. : 98.

Walter R. : 432.Walter S.A. : 329.

Weber M. : 62, 179.Weil A. : 302.Weyl H. : 285.Whewell W. : 11, 221, 234.Whitehead A.N. : 33, 49, 64, 275, 276, 277,

283, 284.Wilson B.R. : 128.Wittgenstein L. : 32-35, 38, 39, 52, 53, 61, 62,

84, 97, 99, 104, 323.Wittwer J. : 429.Wolff C. von : 46, 232.Woodger J.H. : 41, 98.Woolf V. : 276.Wright S. : 310, 311.Wunenburger J.-J. : 8.Wyrouboff G. : 164.

X Xu Y. : 429.ZZadoc Kahn B. : 108.Zaremba S. : 283.Zénon : 338.Zermelo E. : 104, 324.Zwirn H. : 356.

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PRÉFACE À LA SECONDE ÉDITION / Jean GAYON & Michel BITBOL (page 5)

INTRODUCTION / Michel BITBOL & Jean GAYON (page 11)

Partie 1T RADITIONS DE PENSÉE ET INSTITUTIONS

1. PositivismeCHAPITRE 1 / Anastasios BRENNER (page 17)

Un « positivisme nouveau » en France au débutdu XX e siècle (Milhaud, Le Roy, Duhem, Poincaré)

1] La constitution d’un mouvement intellectuel2] Les réponses de Poincaré et de Duhem3] L’impact de la controverse4] Conclusion

CHAPITRE 2 / Antonia SOULEZ (page 31)

La réception du Cercle de Vienne aux congrèsde 1935 et 1937 à Paris ou le « style Neurath »

1] Le Cercle de Vienne au Congrès de 1935 à Paris2] Le Cercle de Vienne au congrès Descartes de 1937 à Paris3] Les raisons des réticences françaises

3.1] Première raison : l’allergie au symbolisme3.2] Deuxième raison : la « nouvelle logique »3.3] Troisième raison : l’objection d’une « philologie scienti que »

au lieu d’une théorie de l’unité de la science (Cavaillès)3.4] Quatrième raison : l’esprit des Lumières sociales,

ou le style neurathien d’un synopsis4] En conclusion : Neurath et Couturat

CHAPITRE 3 / Sandra LAUGIER (page 67)

Duhem, Meyersonet l’épistémologie américaine postpositiviste

1] Holisme, instrumentalisme, ontologie

[Table des matières]

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’épistémologie française, 1830-1970

454

2] Théorie physique et traduction3] Le réalisme et l’histoire

CHAPITRE 4 / Jacques LAMBERT (page 91)

L’épistémologie françaiseet le Cercle de Vienne : Louis Rougier

1] Les grandes thèses sur les systèmes formels2] Les grandes thèses sur les vérités empiriques

2.1] Le critère véri cationniste de la signi cation empirique2.2] Critique du physicalisme et de la conception unitaire de la science2.3] Aspect conventionnel d’une séparation trop nettement

établie entre les énoncés analytiques et les énoncés synthétiques2.4] Limitation de l’exigence de véri cation directe2.5] La métaphysique et les problèmes

3] Conclusion

2. Histoire et philosophie des sciences

CHAPITRE 5 / Gad FREUDENTHAL (page 107)

Hélène Metzger

(1888-1944)1] Hélène Metzger : une esquisse biographique2] Épistémologie des sciences de la nature et herméneutique

de l’histoire des sciences selon Hélène Metzger2.1] L’épistémologie de la découverte scienti que :

le rôle de l’a priori dans la constitution des sciences de la nature2.2] L’herméneutique de l’histoire des sciences :

le rôle de l’a priori dans la constitution du savoir historique3] Conclusion

CHAPITRE 6 / Gérard JORLAND (page 149)

La notion de révolution scientifque :le modèle de Koyré

CHAPITRE 7 / Jean-François BRAUNSTEIN (page 163)

Abel Rey et les débuts de l’Institut d’histoiredes sciences et des techniques (1932-1940)

1] L’Institut d’histoire des sciences et des techniques (1932-1940)1.1] Un projet ambitieux

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Table des matières

455

1.2] Les activités de l’Institut2] Abel Rey et l’histoire des sciences

2.1] Science et philosophie2.2] L’« histoire générale » des sciences2.3] Science et religion2.4] « Outillage mental » et histoire de la raison

Partie 2F IGURES

1. Philosophie générale des sciences

CHAPITRE 8 / Laurent CLAUZADE (page 183)

Histoire des sciences et philosophie dessciences dans la philosophie d’Auguste Comte

1] La philosophie comtienne des sciences1.1] La philosophie positive1.2] Une épistémologie historique ?

2] Ordre dogmatique et ordre historique3] La véritable histoire scienti que

3.1] La méthode historique3.2] La loi des trois états4] L’histoire des sciences dans les sciences5] Conclusion

CHAPITRE 9 / Jean-Claude PARIENTE (page 197)

Criticisme et réalismechez Augustin Cournot

1] Cournot critique de Kant2] Le logique et le rationnel3] La connaissance et le réel

CHAPITRE 10 / Jean GAYON (page 215)

Les ré exions méthodologiquesde Claude Bernard : structure, contexte, origines

CHAPITRE 11 / Jean-Claude PARIENTE (page 235)

Rationalisme et ontologiechez Gaston Bachelard

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’épistémologie française, 1830-1970

456

2. Épistémologie de la logique et des mathématiques

CHAPITRE 12 / Jacques DUBUCS (page 265)

J ean Nicod,l’induction et la géométrie

1] Des Principia Mathematica au problème de l’induction1.1] Induction, logique et probabilité1.2] Le « critère de Nicod »1.3] La discussion du théorème de convergence

2] Géométrie naïve2.1] L’insidieuse simplicité des conventions2.2] Une axiomatique du sens commun

CHAPITRE 13 / Jacques DUBUCS & Paul ÉGRÉ (page 281)

J acquesHerbrand

1] La lecture des Principia2] La rencontre avec le programme de Hilbert3] L’année allemande

4] Métamathématique et philosophiedes mathématiques : la situation de Herbrand4.1] Peut-on dé nir l’évidence effective ?4.2] Signes mathématiques, référence et déréférence

CHAPITRE 14 / Gilles-Gaston GRANGER (page 301)

Mathématiques et rationalitédans l’œuvre de Jean Cavaillès

1] Contexte philosophique2] Mathématiques et rationalité3] Forme et contenu4] Histoire et dialectique5] Conscience et concept

3. Épistémologie des sciences physiques et chimiques

CHAPITRE 15 / Gerhard HEINZMANN (page 307)

La philosophie des sciencesde Henri Poincaré

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Table des matières

457

1] Le conventionnalisme en géométrie et son extension en physique2] Raisonnement mathématique, logique et arithmétique

CHAPITRE 16 / DavidLÉVY(page 327)

ÉmileMeyerson

1] L’explication scienti que2] La cause3] Le rôle de l’identi cation dans l’explication causale4] La plausibilité5] Le mécanisme et la mécanique classique vus par Meyerson6] Les raisons du succès de la mécanique7] Les grands principes de conservation de la mécanique

et de la chimie8] L’atomisme9] L’élimination du temps10] Les limites de la mécanique. L’irrationnel11] Les autres irrationnels12] Conclusion

CHAPITRE 17 / Léna SOLER (page 343)

Alexandre Kojèveet l’épistémologie

1] Situation singulière de l’épistémologie kojévienne2] L’Idée du déterminisme:

objectifs internes, objet d’étude et style de l’analyse3] Rapporter toute connaissance au sujet de cette

connaissance : l’identi cation du déterminé et du prévisible4] Première constellation conceptuelle : autour des

notions de structures causale et statistique du monde4.1] Présentation des concepts mis en jeu :

déterminismes causal et statistique, exact et approché4.2] Application des concepts élaborés :

les af rmations de la physique classique à propos du déterminisme5] Seconde constellation conceptuelle : différents sujets de la

science rapportés chacun à un type caractéristique de monde5.1] Sujet biologique et monde biologique/sujet

gnoséologique et monde décrit par la science5.2] Le sujet de la physique,

classiquement conçu comme un sujet mathématique

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Michel Bitbol & Jean Gayon (dir.) • L’épistémologie française, 1830-1970

458

5.3] Nécessité d’introduire un sujet et un monde spéci quement physiques5.4] La perturbation du mesuré par le mesurant

5.5] Nature du sujet physique6] Thèse centrale : le monde quantique ne possèdepas de structure causale, mais une structure statistique6.1] Le monde quantique ne possède pas

de structure causale, ni en fait ni en principe6.2] Le monde quantique possède une structure statistique

7] Penser les rapports entre les mondes classique et quantique7.1] Monde classique et monde quantique :

deux mondes apparemment incompatibles7.2] Le monde classique et le déterminisme

causal sont des concepts métaphysiques7.3] Impossibilité de l’interprétation ctionaliste de la physique quantique

8] Réalisme, phénoménisme, subjectivisme et physique quantique9] Le sujet physique kojévien après le paradoxe EPR10] Situation de l’épistémologie dans le projet kojévien

10.1] La quête fondamentale de Kojève10.2] L’in uence de Koyré :

l’étroite imbrication entre science, religion et philosophie10.3] Le philosophe face à la science

CHAPITRE 18 / Michel BITBOL [page 361]

J ean-Louis Destoucheset la théorie quantique

4. Épistémologie des sciences de la vie et de la médecine

CHAPITRE 19 / Annie BITBOL-HESPÉRIÈS [page 373]

Ravaissonet la philosophie de la médecine

1] Ravaisson : une philosophie de la vie1.1] Contexte de la publication de De l’habitude1.2] Ravaisson et la philosophie de la médecine dans De l’habitude

2] Un animisme, plutôt qu’un vitalisme, tiré de médecins,et qui rayonne sur toute la philosophie de Ravaisson2.1] Ravaisson et le vocabulaire de la médecine2.2] L’animisme de Ravaisson et sa

dénonciation claire et constante du mécanisme

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