L'entretien de Pascal avec M. de Sacy. Étude et commentaire

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L'ENTRETIEN DE PASCAL

AVEC M. DE SACY

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ÉTUDES D ' H I S T O I R E ET DE P H I L O S O P H I E RELIGIEUSES

PUBLIÉES SOUS LES AUSPICES DE LA FACULTÉ DE THÉOLOGIE PROTESTANTE D E L ' U N I V E R S I T É D E S T R A S B O U R G

COLLECTION DIRIGÉE PAR R. MEHL

N ° 6 0

L'ENTRETIEN

DE P A S C A L AVEC M. DE SACY

ÉTUDE ET COMMENTAIRE

pAR

ANDRÉ GOUNELLE

OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS

DU CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS-VI

1966

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DÉPOT LÉGAL

1 édition 2e trimestre 1966

TOUS DROITS

de traduction, de reproduction et d 'adaptat ion réservés pour tous pays

© 1966, Presses Universitaires de France

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A V A N T - P R O P O S

Il me faut l'avouer : au cours de ce travail, j'ai plus appris que décou- vert, je veux dire plus reçu que trouvé. Ce que je dois aux spécialistes de l'histoire religieuse du XVII siècle, surtout à ceux du jansénisme et de Pascal, est immense. Je me contente souvent, en particulier pour toutes les questions d'histoire et de critique, de faire le point de leurs travaux. Partout, j'ai été aidé par de remarquables études, à côté desquelles la mienne fait piètre figure. Mais ai-je le droit de dire « la mienne » ? Pascal est là, qui se moque des auteurs qui disent toujours : « Mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc. » et qui « feraient mieux de dire : « Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc. » vu que d'ordinaire il y a plus en cela du bien d'autrui que du leur » (Fr 43). Décidément, il vaut mieux ne pas s'amuser à faire l'auteur, et je ne songe nullement à dissi- muler ma dette. Elle n'a, Dieu merci, rien de déshonorant.

Pourquoi ai-je choisi l'Entretien de Pascal et de Sacy ? C'est que je crois ces vingt pages essentielles pour la compréhension de la pensée théologique de Pascal. C'est un des seuls textes, sinon le seul, où Pascal avoue faire de la théologie, et s'en explique. On y trouve l'exposé peut-être le plus clair et le plus complet de son anthropologie (j'emploie ce mot au sens des théologiens modernes : partie de la doctrine qui traite de l'homme). Or, les théologiens ne se sont guère intéressés à l'Entretien, et les philosophes ont souvent limité leur attention à ce que Pascal disait d'Épictète et de Montaigne. Il y avait donc place pour une étude. Que cette étude prenne la forme d'une exégèse minutieuse, c'est une nécessité, étant donné l'état actuel des travaux sur Pascal. La littérature consacrée à Pascal est, on le sait, considérable au point d'en être décourageante, et elle nous offre plus de divergences que d'accords. Où est le véritable Pascal ? Pour s'orienter dans le dédale des interprétations contradic- toires, il faut, je crois, renoncer pour le moment aux synthèses prématu- rées, et multiplier les analyses de détail, poursuivre l'étude de tel ou tel point précis, disséquer les textes. C'est maintenant l'heure des exégètes.

J'ai beaucoup hésité sur la méthode à adopter pour présenter cette étude. Une exégèse phrase par phrase risque de défaire l'unité du texte et d'en briser le mouvement. Un commentaire d'ensemble a l'inconvé- nient de laisser perdre la richesse du détail. J'ai tâché d'échapper à ces deux écueils, et de sauvegarder à la fois l'ensemble et le détail. Dans une

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première partie, j'ai groupé tout ce qui relève de la critique externe et de l'histoire. Pour l'étude proprement dite du texte, qui fait l'objet de la seconde partie, j'ai divisé l' Entretien en un certain nombre de chapitres, et, pour chacun d'eux, le commentaire prend une double forme : une présentation du texte, et une exégèse détaillée. Je n'évite pas ainsi quelques répétitions, mais il m'a semblé que c'était le moindre mal. Enfin, dans une troisième partie, j'ai tenté de dessiner quelques perspectives d'ensemble.

Les textes de Pascal sont cités : — Pour les « Pensées », d'après le numéro de l'édition de Brun-

schvicg, précédé du sigle : « Fr » (fragment). — Pour les autres textes : soit d'après l'édition des Grands Écrivains

de France », désignée par le sigle : « BM » (Brunschvicg major), suivi de l'indication du tome en chiffres romains et de la page en chiffres arabes ; soit d'après la petite édition classique Hachette des « Pensées et Opus- cules », désignée par le sigle : « Bm » (Brunschvicg minor), suivi de l'indi- cation de la page.

Les chiffres entre parenthèses renvoient aux notes qui sont toutes groupées dans la quatrième et dernière partie.

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ENTRETIEN

DE M. PASCAL ET DE M. DE SACY SUR LA LECTURE

D'ÉPICTÈTE ET DE MONTAIGNE

1. [M. Pascal vint aussi, en ce temps-là, demeurer à Port-Royal-des-Champs. Je ne m'arrête point à dire qui était cet homme, que non seulement toute la France, mais toute l'Europe a admiré. Son esprit vif, toujours agissant, était d'une étendue, d'une élévation, d'une fermeté, d'une pénétration et d'une netteté au delà de ce qu'on peut croire...]

Monsieur Pascal étant enfin touché de Dieu, soumit cet esprit si élevé au doux joug de Jesus-Christ ; et ce cœur si noble et si grand embrassa avec humilité la pénitence. Il vint à Paris se jetter entre les bras de M. Singlin, résolu de faire tout ce qu'il lui ordonneroit. M. Singlin crut en voyant ce grand génie, qu'il feroit bien de l'envoyer à Port-Royal- des-Champs, où M. Arnauld lui prêteroit le collet en

Le texte que nous reproduisons est celui publié par DESMOLETS dans Conti- nuation des mémoires de littérature et d'histoire (t. V, 2) Paris, 1728.

Ce texte présentant quelques lacunes, nous l'avons complété à l'aide des autres sources (voir notre Introduction). Les passages qui ne se trouvent pas dans Desmolets sont entre crochets.

Nous avons divisé le texte en neuf paragraphes qui correspondent au neuf parties de notre commentaire.

L. 1 à 7. Ce passage se trouve dans les Mémoires..., de FONTAINE. L. 7. Les éditeurs suppriment ici un développement de Fontaine qui n 'a pas

grand intérêt. Le secrétaire de Sacy rappelle que Pascal est un des premiers mathé- maticiens de son époque et qu'il est l 'inventeur de la machine arithmétique. Il ne dit rien de ses travaux sur le vide, mais par contre mentionne la roulette dont Pascal ne devait s'occuper que plus tard en 1658. Il est probable que Fontaine confond, comme le suppose Brunschvicg (BM, IV, 30), les roues de la machine arithmétique avec la roulette (roue génératrice de la cycloïde).

L. 8. Variante : « Cet homme admirable », au lieu de « Monsieur Pascal ».

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ce qui regardoit les hautes sciences ; et où M. de Sacy lui apprendroit à les mépriser. Il vint donc demeurer à P.-R. M. de Sacy ne put se dispenser de le voir par honêteté, sur tout en ayant été prié par M. Singlin : mais les lumières saintes qu'il trouvoit dans l'Écriture et les Peres, lui firent esperer qu'il ne serait point ébloüi par tout le brillant de M. Pascal, qui charmoit néanmoins et qui enlevoit tout le monde. Il trouvoit en effet tout ce qu'il disoit fort juste ; il avoüoit avec plaisir la force de son esprit et de ses discours. [Mais il n'y avait rien de nouveau] : tout ce que M. Pascal lui disoit de grand, il l'avoit vû avant lui dans S. Augustin ; et faisant justice à tout le monde, il disoit : « M. Pascal est extrêmement estimable, en ce que n'ayant point lû les Peres de l'Église, il avoit de lui-même par la pénétration de son esprit trouvé les mêmes véritez qu'ils avoient trouvées. Il les trouve surprenantes, disoit-il, parce qu'il ne les a vûës en aucun endroit ; mais pour nous, nous sommes accoûtumez à les voir de tous côtez dans nos Livres ». Ainsi ce sage Ecclésiastique trouvant que les anciens n'avoient pas moins de lumières que les nouveaux, il s'y tenoit ; et estimoit beaucoup M. Pascal de ce qu'il se rencontroit en toutes choses avec S. Augustin.

La conduite ordinaire de M. de Sacy, en entretenant les gens, étoit de proportionner ses entretiens à ceux à qui il parloit. S'il voyoit par exemple M. Champagne, il parloit avec lui de la peinture : s'il voyoit M. Hamon, il s'entretenoit de la Médecine ; s'il voyoit le Chirurgien du lieu, il le questionnoit sur la Médecine ; ceux qui cultivoient la vigne, ou les arbres, ou les grains, lui disoient tout ce qu'il y falloit observer. Tout lui servoit pour passer aussitôt à Dieu, et pour y faire passer les autres. Il crut donc devoir mettre M. Pascal sur son fonds, et lui parler des lectures de Philosophie dont il s'occupoit le plus : il le mit sur ce sujet aux premiers entretiens qu'ils eurent ensemble. M. Pascal

L. 16. V a r i a n t e : « au t r e s sciences » au lieu de « h a u t e s sciences ».

L. 26-27. « Il n ' y a v a i t r ien de n o u v e a u » m a n q u e dans l ' éd i t ion Desmole ts . V a r i a n t e : « Il n ' y a p p r e n a i t rien de nouveau . »

L. 45. V a r i a n t e : « il l ' e n t r e t e n a i t » au lieu de « il s ' e n t r e t e n a i t ». L. 47. V a r i a n t e : « chi rurgie » au lieu de « médec ine ».

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lui dit que ses deux Livres les plus ordinaires avoient été Épictète et Montaigne ; et il lui fit de grands éloges de ces deux Esprits. M. de Sacy, qui avoit toûjours crû devoir peu lire ces Auteurs, pria M. Pascal de lui en parler à fond.

2. Épictète, lui dit-il, est un des Philo- sophes du monde qui ait mieux connu les devoirs de l'homme. Il veut avant toutes choses qu'il regarde Dieu comme son principal objet ; qu'il soit persuadé qu'il gouverne tout avec justice ; qu'il se soumette à lui de bon cœur et qu'il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu'avec une très grande sagesse : qu'ainsi cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement les événemens les plus fâcheux. Ne dites jamais, dit-il, : « J'ai perdu cela » ; dites plûtôt : « Je l'ai rendu : mon fils est mort, je l'ai rendu : ma femme est morte, je l'ai rendüe » ; ainsi des biens et de tout le reste. « Mais celui qui me l'ôte est un méchant homme », dites-vous : De quoi vous mettez-vous en peine par qui celui qui vous l'a prêté vous le redemande ? Pendant qu'il vous en permet l'usage, ayez-en soin comme d'un bien qui appartient à autrui ; comme un homme qui fait voyage se regarde dans une Hôtellerie. Vous ne devez pas, dit-il, désirer que ces choses qui se font, se fassent comme vous le voulez ; mais vous devez vouloir qu'elles se fassent comme elles se font. Souvenez-vous, dit-il ailleurs, que vous êtes ici comme un Acteur, et que vous jouëz le personnage d'une Comédie, tel qu'il plaît au Maître de vous le donner. S'il vous le donne court, jouëz-le court ; s'il vous le donne long, jouëz- le long : s'il veut que vous contrefassiez le gueux, vous le devez faire avec toute la naïveté qui vous sera possible ; ainsi du reste : c'est votre fait de jouër bien le personnage qui vous est donné, mais de le choisir, c'est le fait d'un autre. Ayez tous les jours devant les yeux la mort, et les maux qui semblent les plus insupportables ; et jamais vous ne penserez rien de bas, et ne désirerez rien avec excès. Il montre aussi en mille manières ce que doit faire l'homme. Il veut qu'il soit humble, qu'il cache ses bonnes résolutions, sur tout dans les commencemens,

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et qu'il les accomplisse en secret : rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l'étude et le désir de l'homme doit être de reconnoître la volonté de Dieu et de la suivre.

Voilà, Monsieur, dit M. Pascal à M. de Sacy, les lumières de ce grand esprit, qui a si bien connu les devoirs de l'homme. J'ose dire qu'il mériteroit d'être adoré, s'il avoit aussi-bien connu son impuissance ; puisqu'il falloit être Dieu pour apprendre l'un et l'autre aux hommes. Aussi, comme il étoit terre et cendre, après avoir si bien compris ce qu'on doit, voici comme il se perd dans la présomption de ce qu'on peut. Il dit que Dieu a donné à l'homme les moyens de s'acquitter de toutes ses obligations ; que ces moyens sont en notre puissance ; qu'il faut chercher la félicité par les choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a données à cette fin ; qu'il faut voir ce qu'il y a en nous de libre ; que les biens, la vie, l'estime ne sont pas en notre puissance et ne mènent donc pas à Dieu ; mais que l'esprit ne peut être forcé de croire ce qu'il sçait être faux, ni la volonté d'aimer ce qu'elle sçait qui la rend malheureuse ; que ces deux puissances sont donc libres, et que c'est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits ; que l'homme peut par ces puissances parfaitement connoître Dieu l'aimer, lui obéïr, lui plaire, se guérir de tous ses vices, acquérir toutes les vertus, se rendre saint, et ainsi compagnon de Dieu. Ces principes d'une superbe diabolique le conduisent à d'autres erreurs, comme : que l'ame est une portion de la substance divine ; que la douleur et les maux ne sont pas des maux ; qu'on peut se tuer quand on est tellement persécuté qu'on doit croire que Dieu appelle ; et d'autres [encore].

3. Pour Montaigne, dont vous voulez aussi Monsieur que je vous parle, étant né dans un état chrétien, il fait profession de la Religion Catholique ; et en cela, il n'a rien de particulier : mais comme

L. 130. Variante : « la douleur et la mort », au lieu de : « la douleur et les maux » (voir le commentaire).

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il a voulu chercher quelle morale la raison devroit dicter sans la lumière de la foi, il a pris ses principes dans cette supposition ; et ainsi en considérant l'homme destitué de toute révélation, il discourt en cette sorte. Il met toutes choses dans un doute universel, et si général, que ce doute l'emporte soi-même ; c'est-à-dire [qu'il doute] s'il doute : et doutant même de cette dernière proposition, son incertitude roulle sur elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos, s'opposant également à ceux qui assurent que tout est incertain, et à ceux qui assurent que tout ne l'est pas ; parcequ'il ne veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi, et dans cette ignorance qui s'ignore, et qu'il appelle sa maîtresse forme, qu'est l'essence de son opinion, qu'il n'a pu exprimer par aucun terme positif : car, s'il dit qu'il doute, il se trahit en assurant au moins qu'il doute ; ce qui étant formellement contre son intention, il n'a pû s'expliquer que par interrogation ; de sorte que ne voulant pas dire : « je ne sçais », il dit « Que sçais-je ? » dont il fait sa devise, en la mettant sous des balances, qui pesant les contradictoires, se trouvent dans un parfait équilibre ; c'est-à-dire qu'il est pur Pirrhonien. Sur ce principe roullent tous ses discours et tous ses essais ; et c'est la seule chose qu'il prétende bien établir, quoiqu'il ne fasse pas toûjours remarquer son intention. Il y détruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour établir le contraire avec une certitude, de laquelle seule il est ennemi ; mais pour faire voir seulement que les apparences étant égales de part et d'autre, on ne sçait où asseoir sa créance.

Dans cet esprit, il se mocque de toutes les assurances ; par exemple il combat ceux qui ont pensé établir dans la France un grand remède contre les procès par la multitude et par la prétendüe justesse des loix, comme si l'on pouvoit couper la racine des doutes d'où naissent les procès, et qu'il

L. 144. Variante : « s'emporte », au lieu de « l'emporte ». L. 144. « Qu'il doute », correction proposée par Pierre Villey et adoptée par la

plupart des éditeurs.

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y eût des digues qui pussent arrêter le torrent de l'incertitude, et captiver les conjectures. C'est là que, quand il dit qu'il voudroit autant soumettre sa cause au premier passant, qu'à des Juges armez de ce nombre d'Ordonnances, il ne prétend pas qu'on doive changer l'ordre de l'État, il n'a pas tant d'ambition ; ni que son avis soit meilleur, il n'en croit aucun de bon : c'est seulement pour prouver la vanité des opinions les plus reçües ; montrant que l'exclusion de toutes Loix diminuëroit plûtôt le nombre des différends, que cette multitude de Loix qui ne sert qu'a l'augmenter ; parceque les difficultéz croissent à mesure qu'on les pèse, que les obscuritéz se multiplient par le commentaire, et que le plus sûr moyen pour entendre le sens d'un discours est de ne le pas examiner, et de le prendre sur la premiere apparence ; si peu qu'on l'observe, toute la clarté se dissipe. Aussi il juge a l'avanture des actions des hommes et des

points d'histoire, tantôt d'une maniere, tantôt d'une autre, suivant librement sa premiere vûë, et sans contraindre sa pensée sous les regles de la raison, qui n'a que de fausses mesures ; ravi de montrer par son exemple, les contrariétez d'un même esprit. Dans ce génie tout libre il lui est entierement égal de l'emporter ou non dans la dispute, ayant toûjours, par l'un et l'autre exemple, un moyen de faire voir la foiblesse des opinions ; étant porté avec tant d'avantage dans ce doute universel, qu'il s'y fortifie également par son triomphe et par sa défaite.

C'est dans cette assiette, toute flottante et chancelante qu'elle est, qu'il combat avec une fermeté invincible les hérétiques de son tems sur ce qu'ils s'assuroient de connoître seuls le véritable sens de l'Écriture ; et c'est de là encore qu'elle foudroye plus vigoureusement l'impiété horrible de ceux qui osent assûrer que Dieu n'est point. Il

L. 180. V a r i a n t e : « v a u d r a i t », au lieu de « v o u d r a i t ». L. 203. V a r i a n t e : « s ' e m p o r t e r », au lieu de « l ' e m p o r t e r ». L. 205. V a r i a n t e : « pos té », au lieu de « po r t é ». L. 214. V a r i a n t e : « il », au lieu de « elle » (la lec ture « il » es t t rès p r o b a b l e m e n t

la bonne) .

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l e s e n t r e p r e n d p a r t i c u l i è r e m e n t d a n s l ' « A p o l o g i e d e

R a i m o n d d e S é b o n d e » ; e t l e s t r o u v a n t d é p o u i l l e z

v o l o n t a i r e m e n t d e t o u t e r é v é l a t i o n , e t a b a n d o n n e z à

l e u r s l u m i è r e s n a t u r e l l e s , t o u t e s f o i s m i s e s à p a r t , il l e s

i n t e r r o g e d e q u e l l e a u t o r i t é i l s e n t r e p r e n n e n t d e j u g e r d e

c e t Ê t r e s o u v e r a i n , q u i e s t i n f i n i p a r s a p r o p r e

d é f i n i t i o n , e u x q u i n e c o n n o i s s e n t v é r i t a b l e m e n t a u c u n e s c h o s e s d e l a n a t u r e . I l l e u r

d e m a n d e s u r q u e l s p r i n c i p e s i l s s ' a p p u y e n t ? I l l e s

p r e s s e d e l e s m o n t r e r : il e x a m i n e t o u s c e u x q u ' i l s

p e u v e n t p r o d u i r e , e t y p é n è t r e s i a v a n t , p a r l e t a l e n t

o ù i l e x c e l l e , q u ' i l m o n t r e l a v a n i t é d e t o u s c e u x

q u i p a s s e n t p o u r l e s p l u s n a t u r e l s e t l e s p l u s f e r m e s .

I l d e m a n d e s i l ' â m e c o n n o î t q u e l q u e c h o s e ; si e l l e s e

c o n n o î t e l l e - m ê m e ; si e l l e e s t s u b s t a n c e o u a c c i d e n t ,

c o r p s o u e s p r i t ; c e q u e c ' e s t q u e c h a c u n e d e c e s

c h o s e s , e t s ' i l n ' y a r i e n q u i n e s o i t d e l ' u n d e c e s

o r d r e s ; s i e l l e c o n n o î t s o n p r o p r e c o r p s ; c e q u e

c ' e s t q u e m a t i e r e , e t si e l l e p e u t d i s c e r n e r e n t r e l ' i n -

n o m b r a b l e v a r i é t é d e s c o r p s , q u a n d o n e n a p r o d u i t : c o m m e n t

e l l e p e u t r a i s o n n e r , s i e l l e e s t m a t e r i e l l e ; e t

c o m m e n t p e u t - e l l e ê t r e u n i e à u n c o r p s p a r t i c u l i e r e t

e n r e s s e n t i r l e s p a s s i o n s , si e l l e e s t s p i r i t u e l l e ;

q u a n d a - t - e l l e c o m m e n c é d ' ê t r e ? a v e c l e c o r p s ? o u

d e v a n t ? si e l l e f i n i t a v e c l u i , o u n o n ? s i e l l e n e

s e t r o m p e j a m a i s ? si e l l e s ç a i t q u a n d e l l e e r r e ? v û

q u e l ' e s s e n c e d e l a m é p r i s e c o n s i s t e à n e le p a s c o n n o î t r e : si d a n s s e s o b s c u r c i s s e m e n t s e l l e n e c r o i t

p a s a u s s i f e r m e m e n t q u e d e u x o u t r o i s f o n t s i x , q u ' e l l e

s ç a i t e n s u i t e q u e c ' e s t c i n q ? si l e s a n i m a u x r a i s o n n e n t ,

p e n s e n t , p a r l e n t ; e t q u i p e u t d é c i d e r c e q u e c ' e s t q u e

l e t e m s ? c e q u e c ' e s t q u e l ' e s p a c e o u é t e n d ü e ? c e

q u e c ' e s t q u e l e m o u v e m e n t : c e q u e c ' e s t q u e l ' u n i t é ?

q u i s o n t t o u t e s c h o s e s q u i n o u s e n v i r o n n e n t , e t

i n t é r i e u r e m e n t i n e x p l i c a b l e s : c e q u e c ' e s t q u e l a s a n t é ,

m a l a d i e , v i e , m o r t , b i e n , m a l , j u s t i c e , p é c h é , d o n t

n o u s p a r l o n s à t o u t e h e u r e ? si n o u s a v o n s e n n o u s d e s

p r i n c i p e s d u v r a i , e t si c e u x q u e n o u s c r o y o n s , e t

L. 219. Variante : « toute foi », au lieu de « toutes fois ». L. 223. Variante : « aucune des moindres choses », au lieu de « aucunes choses ». L. 228. Variante : « éclairés », au lieu de « naturels ». L. 235. « Innombrable variété des corps, quand on en a produit » : texte très

douteux. Voir plus bas la note sur ce texte. L. 250. Variante : « entièrement », au lieu « d'intérieurement ».

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qu'on appelle axiômes ou notions communes, parce qu'elles sont communes dans tous les hommes, sont conformes à la vérité essentielle ? E t puisque nous ne sçavons que par la seule foi qu'un Être tout bon nous les a donnez véritables, en nous créant pour connoître la vérité, qui sçaura sans cette lumière si étant formez à l'avanture, ils ne sont pas incertains ; ou si, étant formez par un Être mêchant, il ne nous les a pas donnez faux, afin de nous séduire ; montrant par là, que Dieu et le vrai sont inséparables, et que si l'un est ou n'est pas, s'il est incertain ou certain, l'autre est nécessairement de même. Qui sçait donc si le sens commun, que nous prenons pour Juge du vrai, en a l'être de celui qui l'a créé ? de plus, qui sçait ce que c'est que vérité ? et comment peut-on s'assurer de la voir sans la connoître ? qui sçait même ce que c'est qu'être, qu'il est impossible de définir ; puisqu'il n'y a rien de plus général, et qu'il faudroit, pour l'expliquer, se servir d'abord de ce mot là même, en disant, c'est être : et puisque nous ne sçavons ce que c'est qu'ame, corps, tems, espace, mouvement, vérité, bien, ni même être, ni expliquer l'idée que nous nous en formons, comment nous assurons-nous qu'elle est la même dans tous les hommes, vû que nous n'avons d'autre marque que l'uniformité des conséquences, qui n'est pas toujoûrs un signe de celle des principes ; car ils peuvent bien être différens, et conduire néanmoins aux mêmes conclusions, chacun sçachant que le vrai se conclut souvent du faux.

Enfin il examine si profondément les sciences, et la Géométrie, dont il montre l'incertitude dans les axiômes et dans les termes, qu'elle ne définit point de centre, de mouvement, etc. et la Physique en bien plus de manieres, et la Médecine en une infinité de façons, et l'Histoire, et la Politique, et la Morale, et la Jurisprudence, et le reste, de telle sorte qu'on demeure convaincu que nous ne

L. 269. Variante : « l'avoir », au lieu de « la voir ». L. 274. Variantes au lieu de « être » : « etc. » ; « telle ou telle chose ». L. 287. Variante : « comme d'étendue », au lieu de « de centre » (La lecture

« d'étendue » offre un sens plus satisfaisant puisque le centre est une notion claire- ment définie en géométrie.)

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pensons pas mieux à présent, que dans quelque songe, dont nous ne nous éveillons qu'à la mort, et pendant lequel nous avons aussi peu les principes du vrai que durant le sommeil naturel. C'est ainsi qu'il gourmande si fortement et si cruellement la raison dénuée de la foi, que lui faisant douter si elle est raisonnable, et si les animaux le sont ou non, ou plus, ou moins, il la fait descendre de l'excellence qu'elle s'est attribuée, et la met par grace en parallele avec les bêtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre, jusqu'à ce qu'elle soit instruite par son Créateur même de son rang qu'elle ignore ; la menaçant si elle gronde, de la mettre au dessous de tout, ce qui est aussi facile que le contraire ; et ne lui donnant pouvoir d'agir cependant que pour remarquer sa foiblesse avec une humilité sincère, au lieu de s'élever par une sotte insolence.

4. M. de Sacy se croyant vivre dans un nouveau païs, et entendre une nouvelle langue, se disoit en lui-même les paroles de S. Augustin : « 0 Dieu de véritë, ceux qui sçavent ces subtilitez de raison- nement, vous sont-ils pour cela plus agréables ? » Il plaignoit ce Philosophe, qui se piquoit et se déchiroit de toutes parts des épines qu'il se formoit comme S. Augustin dit de lui-même lorsqu'il étoit en cet état. Après donc une assez longue patience, il dit à M. Pascal :

Je vous suis obligé, Monsieur, je suis sûr que si j'avois long-tems lû Montaigne, je ne le con- noîtrois pas autant que je fais depuis cet entretien que je viens d'avoir avec vous. Cet homme devroit souhaiter qu'on ne le connût que par les récits que vous faites de ses écrits ; et il pourroit dire avec S. Augustin : Ibi me vide, attende. Je crois assurément que cet homme avoit de l'esprit ; mais je ne sçais si vous ne lui en prêtez pas un peu plus qu'il n'en a, par cet enchaînement si juste que vous faites de ses principes. Vous pouvez juger qu'ayant passé ma vie comme j'ai fait, on m'a peu conseillé de lire cet Auteur, dont tous les ouvrages n'ont rien de ce que nous devons principalement rechercher dans nos lectures, selon la règle de S. Augustin ; parce que

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ses paroles ne paroissent pas sortir d'un grand fond d'humilité et de piété. On pardonneroit à ces Philosophes d'autrefois, qu'on nommoit Académiciens, de mettre tout dans le doute ; mais qu'avoit besoin Montaigne de s'égayer l'esprit en renouvellant une doctrine qui passe maintenant aux Chrétiens pour une folie ? C'est le jugement que S. Augustin fait de ces personnes. Car on peut dire après lui de Montaigne, à l'égard de sa jeunesse : « Il met dans tout ce qu'il dit la Foi à part, ainsi nous qui avons la foi, devons de même mettre à part tout ce qu'il dit ». Je ne blâme point l'esprit de cet Auteur, qui est un grand don de Dieu ; mais il pouvoit s'en servir mieux, et en faire plûtôt un sacrifice à Dieu qu'au Démon. A quoi sert un bien, quand on en use si mal ? Quid proderat, etc. ? dit de lui ce saint Docteur avant sa conversion. Vous êtes heureux, Monsieur, de vous être élevé au dessus de ces personnes, qu'on appelle des Docteurs plongez dans l'yvresse [de la science], mais qui ont le cœur vuide de la vérité. Dieu à répandu dans votre cœur d'autres douceurs et d'autres attraits que ceux que vous trouviez dans Montaigne, il vous a rappellé de ce plaisir dangereux, : « a jucunditate pestifera », dit S. Augustin, qui rend grâces à Dieu de ce qu'il lui a pardonné les péchez qu'il avoit commis, en goûtant trop la vanité. S. Augustin est d'autant plus croyable en cela, qu'il étoit autrefois dans ces sentimens ; et comme vous dites de Montaigne, que c'est par ce doute universel qu'il combat les Hérétiques de son tems, aussi par ce même doute des Académiciens S. Augustin quitta l'Hérésie des Manichéens. Depuis qu'il fut à Dieu, il renonça à ces vanitez, qu'il appelle sacrilèges ; et fit ce qu'il dit de quelques autres. Il reconnut avec quelle sagesse S. Paul nous avertit de ne nous pas laisser séduire par ces discours ; car il avouë qu'il y en a cela un certain agrément qui enlève ; on croit quelquefois les choses véritables seulement parce- qu'on les dit éloquemment : ce sont des viandes dangereuses, dit-il ; mais que l'on sert dans de beaux plats ; mais ces viandes, au lieu de nourrir le cœur, elles le vuident ; on ressemble alors à des gens qui dorment, et qui croyent manger en dormant ; ces viandes imaginaires les laissent aussi vuides qu'ils étoient.

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5. M. de Sacy dit à M. Pascal plusieurs choses semblables : surquoi M. Pascal lui dit, que s'il lui faisoit compliment de bien posséder Montaigne et de le sçavoir bien tourner, il pouvoit lui dire sans compliment qu'il sçavoit bien mieux S. Augustin, et qu'il le sçavoit bien mieux tourner, quoique peu avantageusement pour le pauvre Montaigne. Il lui témoigna être extrêmement édifié de la solidité de tout ce qu'il venoit de lui représenter. Cependant, é tant encore tou t plein de son Auteur, il ne pu t se retenir et lui dit :

« Je vous avoüe, Monsieur, que je ne puis voir sans joïe dans cet Auteur la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si sanglante de l 'homme contre l'homme, qui de la société avec Dieu où il s'élevoit par les maximes [de sa faible raison], se précipite dans la nature des bêtes : E t j 'aurois aimé de tou t mon cœur le ministre d'une si grande vengeance, si é tant Disciple de l'Église par la Foi, il eût suivi les règles de la morale, en portant les hommes, qu'il avoit si utilement humiliez, à ne pas irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer des crimes qu'il les a convaincus de ne pouvoir pas seulement connoître.

Mais il agit au contraire en Païen de cette sorte. De ce principe, dit-il, que hors la foi, tout est dans l'incertitude, et considérant bien combien il y a que l'on cherche le vrai et le bien, sans aucun progrès vers la tranquilité, il conclud qu'on en doit laisser le soin aux autres, et demeurer cependant en repos, coulant légèrement sur les sujets de peur d 'y enfoncer en appuyant ; et prendre le vrai et le bien sur la premiere apparence sans le presser, parcequ'ils sont si peu solides, que quelque peu qu'on serre les mains, ils s 'échappent entre les doigts et les laissent vuides. C'est pourquoi il suit le rapport des sens, et les notions communes, parcequ'il faudroit qu'il se fît violence pour les démentir, et qu'il ne sçait s'il gagneroit, ignorant où est le vrai ; ainsi il fuït la douleur et la mort, parceque son instinct l'y pousse, et qu'il ne veut pas résister par la

L. 399. Va r i an t e : « i n u t i l e m e n t » au lieu de « u t i l e m e n t ».