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L'ENTREPRISE VERTE ET LES BOUES ROUGES Les pratiques controversées de la responsabilité sociétale à l'usine d'alumine de Gardanne (1960-1966) Marie-Claire Loison et Anne Pezet ESKA | Entreprises et histoire 2006/4 - n° 45 pages 97 à 115 ISSN 1161-2770 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-entreprises-et-histoire-2006-4-page-97.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Loison Marie-Claire et Pezet Anne, « L'entreprise verte et les boues rouges » Les pratiques controversées de la responsabilité sociétale à l'usine d'alumine de Gardanne (1960-1966), Entreprises et histoire, 2006/4 n° 45, p. 97-115. DOI : 10.3917/eh.045.0097 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ESKA. © ESKA. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Stanford University - - 171.67.34.69 - 17/04/2013 00h48. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Stanford University - - 171.67.34.69 - 17/04/2013 00h48. © ESKA

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L'ENTREPRISE VERTE ET LES BOUES ROUGESLes pratiques controversées de la responsabilité sociétale à l'usine d'alumine de Gardanne(1960-1966)Marie-Claire Loison et Anne Pezet ESKA | Entreprises et histoire 2006/4 - n° 45pages 97 à 115

ISSN 1161-2770

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responsabilité sociétale à l'usine d'alumine de Gardanne (1960-1966),

Entreprises et histoire, 2006/4 n° 45, p. 97-115. DOI : 10.3917/eh.045.0097

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ENTREPRISES ET HISTOIRE, 2006, N° 45, pages 97 à 115 97

© Éditions ESKA, 2006ENTREPRISES ET

DÉVELOPPEMENT DURABLE

La responsabilité sociétale de l’entre-prise (RSE), qui fait l’objet depuis quelquesannées de travaux de recherche abondantset féconds(2), a des racines historiques large-ment méconnues. La multiplication récentedes discours d’entreprise produits sur lesujet ne fait que révéler la problématisationd’un phénomène dont on trouve des tracesdans l’histoire des entreprises. L’objet de

cet article est précisément d’illustrer, au tra-vers d’un cas approfondi, comment uneentreprise a, dès les années 1960, tenté degérer un problème d’environnement entrevolonté d’anticipation et contraintes. Cen’est pas la première fois que Pechiney (ouune de ses sociétés constitutives) estconfronté à la question environnementale(3).C’est pourquoi quand, au cours des années

L’ENTREPRISE VERTEET LES BOUES ROUGES

Les pratiques controverséesde la responsabilité sociétale à l’usined’alumine de Gardanne (1960-1966)

par Marie-Claire LOISON

et

Anne PEZETDRM CREFIGE (UMR 7088)Université Paris-Dauphine

Pour faire accepter le déversement de boues rouges en Méditerranée une

grande entreprise a eu des pratiques anticipatoires mais confinées de la res-

ponsabilité. Ses opposants y répliquèrent par une controverse socio-tech-

nique. La compagnie y fit face par le recours à des méthodes cette fois inéga-

lement responsables(1).

(1) Cette recherche a été réalisée avec le soutien de l’Institut pour l’Histoire de l’Aluminium.

(2) F. Aggeri, É. Pezet, C. Abrassart, A. Acquier, Organiser le développement durable. Expériences des entreprisespionnières et formation de règles d’action collective, Paris, Vuibert-Ademe, 2005 ; M. Capron et F. Quairel-Lanoizelée, Mythes et réalités de l’entreprise responsable, Paris, La Découverte, 2004 ; J. Igalens et M. Joras, Laresponsabilité sociale de l’entreprise, Paris, Editions d’Organisation, 2002.

(3) Voir le Document de ce numéro et M.-C. Loison, thèse en cours.

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MARIE-CLAIRE LOISON ET ANNE PEZET

98 ENTREPRISES ET HISTOIRE

1960, ses dirigeants envisagent de déverserles boues rouges(4) issues de la productiond’alumine dans la Méditerranée, l’entrepri-se se fait « verte » en anticipant les éven-tuelles conséquences de cette décision.Pechiney entame ainsi un exercice de res-ponsabilité sociétale précoce en program-mant, avant même d’officialiser la décisiondu déversement, une série d’études desti-nées à montrer l’innocuité de celui-ci.

Au-delà de l’historicité de ce qui estquelquefois considéré comme une mode,nous montrerons que la construction d’uneforme primitive de RSE(5) s’inscrit dans unecontroverse socio-technique(6). Celle-ci seprésente comme un épisode hésitant entreun exercice mesuré de démocratie tech-nique, la persuasion et la menace. L’en-treprise verte, qui a d’abord la volonté dedémontrer l’innocuité des déversements, setrouve prise au piège des boues rougesquand les associations, les riverains, etc.,contestent les analyses faites par Pechiney.Elle change alors de stratégie et n’hésiterapas à menacer de supprimer des emploispour arriver à ses fins. Nous montreronsainsi que les différents collectifs intéressés,de près ou de loin, par le déversement desboues rouges mobilisent des alliés et met-tent au point des techniques pour participerà la controverse : techniques de preuve,techniques de négociation ou techniques demenaces.

Les ingénieurs bien intentionnés dePechiney cherchent d’abord à apporter la

preuve de l’innocuité du projet de déverse-ment. Cette première démarche repose surla convocation d’un premier protagoniste, laScience(7) et de ses techniques de preuve(expérimentations, rapports, recours à deslaboratoires et experts extérieurs…). Il y adonc bien une volonté d’anticiper, caracté-ristique de la responsabilité sociétale.D’autres alliés que La Science sont mobili-sés : Le Droit et Le Politique sont ainsiconvoqués par La Compagnie, preuve deson dessein préventif. Toutefois l’exercicede cette responsabilité reste, dans un pre-mier temps, le domaine réservé des experts.L’entreprise s’adresse ainsi implicitement àun peuple qui n’a pas la parole car il seraitincompétent. Pour lui montrer ses bonnesintentions, Pechiney, en plus de prouverl’absence de danger du déversement desboues rouges, s’engage dans une politiqueenvironnementale préventive (camouflagedes conduits…). Cette phase correspond,selon l’expression de Michel Callon et alii(2001), à une « recherche confinée », réser-vée aux seuls spécialistes ou, dans le cas dePechiney, à des pratiques confinées de laresponsabilité, domaine propre de l’entre-prise qui, en dépit de ses bonnes intentions,peine à donner la parole aux individus etcollectifs qui pourraient être concernés. Cechoix, issu d’expériences et de pratiquespassées, s’est avéré être, dans le cas desboues rouges, un échec.

En effet, la parole d’abord négligée descollectifs concernés va se révéler dès lespremières annonces du projet de déverse-

(4) Selon D. Boullet, Entreprises et environnement en France de 1960 à 1990. Les chemins d’une prise deconscience, Genève, Droz, 2006, p. 192, les résidus de la bauxite ayant servi à fabriquer l’alumine ont été baptisés« boues rouges » par Alain Bombard à l’occasion de l’affaire de l’évacuation des déchets de l’usine Pechiney deGardanne qui nous intéresse ici. Il sera nommé Secrétaire d’Etat auprès du Ministre de l’Environnement en 1981.Cf. P. Mioche, « L’alumine à Gardanne, de la deuxième industrialisation à la fin des années 1960 », in I. Grinberget F. Hachez-Leroy (dir.), Industrialisation et sociétés en Europe occidentale de la fin du XIXe siècle à nos jours.L’âge de l’aluminium, Paris, A. Colin, 1997, p. 85-94.

(5) On ne parlait pas bien sûr de RSE à cette époque. On nous pardonnera cet anachronisme langagier destiné àmontrer qu’une question d’actualité brûlante comme la RSE a des racines historiques profondes.

(6) Les travaux de M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratietechnique, Paris, Le Seuil, 2001 sont utilisés ici comme un cadre interprétatif et non comme un cadre théorique. Ilsont essentiellement été mobilisés dans la construction chronologique de l’histoire racontée dans cet article.

(7) Nous désignerons en italique les collectifs engagés dans la bataille afin de bien les identifier comme tels.

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ment. Le collectif des Opposants se consti-tue et s’allie d’abord La Presse et LesPersonnalités Extérieures. A l’aide de tech-niques de communication, Les Opposantsdéfient La Compagnie en contestant lesrésultats des expériences menées. Ils refu-sent de croire à l’innocuité des boues rougeset dénoncent la collusion entre les affaires etLa Science. Parallèlement, ils tentent de ral-lier, avec un certain succès pour le deuxiè-me, les alliés de La Compagnie, Le Droit etLe Politique. Cette deuxième phase faitentrer La Compagnie dans une controverseautour de ses pratiques de la responsabi-lité, désavouées, rejetées par des collectifsque l’on voulait silencieux mais qui sedévoilent bavards et mêmes activistes.

Face à cette opposition qu’elle pensaitéviter, La Compagnie décide de déployerd’autres techniques, connues d’elle, maisen intensifiant leur utilisation : techniquesde dédommagement, techniques d’optimi-sation juridique, techniques de relationspubliques ou même techniques de menace.Afin de réaliser son projet de déversementdes boues rouges dans la mer Méditerranée,La Compagnie bascule de la responsabilitéà la persuasion et même à la menace. Sûrede son procédé, de ses droits et forte d’ap-puis politiques, elle poursuit son projet, qui,pour avoir par la suite prouvé son innocui-té(8), n’en a pas moins divisé les collectifsconcernés. Par cet exercice de responsabili-té assumée et non partagée, La Compagnieprive les collectifs intéressés d’une décisionqui aurait pu être commune.

Le récit de cet exercice primitif de RSE sedéroulera par conséquent selon le découpagechronologique et thématique suivant. Nousdécrirons la controverse socio-techniqueautour du déversement des boues rouges en

trois moments : des pratiques anticipatoiresmais confinées de la responsabilité, réservée àl’entreprise et aux collectifs élus par elle ; lacontroverse autour de ces pratiques avec lesurgissement de nouveaux collectifs ensuite ;et enfin le choix de techniques de persuasionet de menace par l’entreprise(9).

1. UNE PRATIQUE CONFINÉEDE LA RESPONSABILITÉ

Ce premier épisode retrace l’histoired’une entreprise qui voulait être verte maisrester maîtresse de ses choix en la matière,par l’exercice d’une responsabilité soustrai-te au regard de la société et à la parole decertains collectifs. Sûre de l’innocuité desboues rouges, démontrée lors d’expériencesmenées après la Seconde Guerre mondiale,mais consciente de la sensibilité des collec-tifs concernés à l’égard des questions d’en-vironnement, La Compagnie mène, entre1961 et 1963, une série d’expériences desti-nées à conforter sa décision préalablement àtoute annonce officielle. Par ailleurs, LaCompagnie prépare le terrain juridique etpolitique. Elle choisit les collectifs avec les-quels elle souhaite préparer sa décision : LaScience, Le Droit et Le Politique sont tour àtour mobilisés.

1.1. La Compagnie

L’établissement Pechiney de Gardanne,spécialisé dans la production d’alumine, aété créé en 1894(10). La Compagnie y fa-brique, depuis le début du siècle, la majeurepartie de l’alumine destinée à la productiond’aluminium dans ses usines des Alpes etdes Pyrénées. De manière simplifiée, le pro-

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(8) Pechiney, « PUK et l’environnement : le déversement en mer des boues d’alumine », Jalons, n° 1, 1973.

(9) Voir la présentation des archives et des sources imprimées que nous utilisons à la fin de l’article.

(10) Pour une histoire complète de l’usine Pechiney de Gardanne voir P. Mioche, L’alumine à Gardanne de 1893à nos jours, une traversée industrielle en Provence, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1994, et O.Raveux, « Les débuts de la fabrication de l’alumine à Gardanne (1892-1899) », Cahiers d’Histoire de l’Aluminium,n° 13, hiver 1993-1994, p. 7-20.

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cédé Bayer utilisé à Gardanne consiste àdissoudre l’alumine présente dans la bauxi-te, préalablement concassée, par de la soudecaustique. La solution obtenue est ensuitedécantée afin de séparer l’alumine, sousforme liquide, des autres résidus insolublesprésents dans la bauxite(11). Ces déchetsinertes et non toxiques sont traditionnelle-ment appelés « boues rouges » en raison deleur consistance et de leur couleur, essen-tiellement due à leur forte teneur en oxydede fer.

L’usine de Gardanne produit chaqueannée d’importantes quantités de bouesrouges. En 1966, elle rejetait une tonne etdemie de ces résidus pour une tonne d’alu-mine produite(12). L’évacuation de ces sous-produits pose un problème de taille à l’in-dustrie de l’alumine(13). Dans les années1960, l’usine de Gardanne, confrontée à uneproduction croissante de boues rouges et àune saturation de ses capacités de stockage,fut contrainte d’envisager une nouvellesolution pour l’évacuation de ces déchets.Cette question va déboucher sur une crisesans précédent dans l’histoire de l’usine etde La Compagnie.

A Gardanne, après avoir stocké les rési-dus dans la cour même de l’usine lors de sacréation, on choisit de se débarrasser desboues rouges en les déversant dans des bas-sins créés en barrant des vallons naturelsvoisins de l’usine(14). Au début des années

1960, les vallons étaient pratiquement com-blés et les espaces disponibles dans larégion présentaient tous des fissures provo-quant des risques d’infiltration des nappesd’eau souterraine avec possibilité de résur-gence dans l’eau des villes(15). Pechineyenvisagea alors d’évacuer ces déchets pardéversement en mer, l’usine de Gardanne sesituant à moins de 40 km de la côte médi-terranéenne.

Un projet de construction d’une canali-sation destinée au rejet des boues rougesvers la Méditerranée fut donc établi parPechiney au début des années 1960. L’idéegénérale du projet était de construire uneconduite terrestre (ou pipe-line) en partieenterrée et en partie aérienne reliant l’usinede Gardanne à la côte méditerranéenne afind’acheminer les boues rouges jusqu’à lamer. Après la côte, la conduite devait sepoursuivre sur quelques kilomètres par unecanalisation sous-marine (ou sea-line) afinque le déversement soit réalisé au large et àune profondeur suffisante pour éviter toutmouvement ultérieur des résidus déposéssur les fonds marins.

Dès 1960, Pechiney entreprit une séried’essais et d’expériences, en laboratoire et enmer, afin d’étudier, d’une part, les problèmesposés par le rejet en mer des boues rouges desusines de Gardanne et de La Barasse(16) et,d’autre part, les conditions techniques de réa-lisation d’un tel déversement.

MARIE-CLAIRE LOISON ET ANNE PEZET

100 ENTREPRISES ET HISTOIRE

(11) Pour une présentation détaillée du procédé Bayer voir notamment M. Le Roux-Calas, Evolution des stratégiesde recherche d’une grande entreprise française : Pechiney 1886-1975, le cas de l’aluminium, thèse de doctoratd’histoire, Université Paris IV, 1994.

(12) C. Decamps, Pechiney-Gardanne : permanence et mutations d’un site industriel, mémoire de maîtrise de géo-graphie, Université de Provence, 1994, p. 87-88.

(13) « Un problème capital pour Gardanne : l’évacuation des boues rouges », Le Bulletin Pechiney, n° 125, avril1964, p. 20-29.

(14) C. Decamps, Pechiney-Gardanne…, op. cit., p. 89 ; P. Mioche, « Pourquoi l’alumine a-t-elle été effacée deMarseille ? », Rives nord-méditerranéennes, Industrie-Ville-Territoire en Provence, 2005 [en ligne], mis en lignele 22 juillet 2005. URL : http://rives.revues.org/document73.html.

(15) « PUK et l’environnement… », art. cit.

(16) A la même époque et dans la même région, la Société Electro-Métallurgique d’Ugine était elle aussi confron-tée au problème d’évacuation des boues rouges de son usine d’alumine de La Barasse. Ugine passa alors un accordavec Pechiney concernant un déversement commun des boues rouges. Dans la suite du texte, nous parlerons prin-cipalement de l’usine de Gardanne dans la mesure où Pechiney était responsable du projet.

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1.2. La Science

A partir de 1961 et durant trois ans,Pechiney mit en œuvre une série d’essais etd’expériences ayant pour but de démonterque le déversement en mer des boues rougesne pouvait occasionner aucune pollution.De manière plus précise, les deux condi-tions essentielles que devait remplir le rejetdes boues rouges à la mer étaient :

• d’une part, une absence totale de mélan-ge des boues avec l’eau de mer et deremontée en surface : il s’agissait no-tamment ici de s’assurer que le déverse-ment des boues rouges dans la Mé-diterranée ne conduirait pas à une colo-ration de la mer en rouge. Au-delà desquestions de préservation de la nature etde santé publique, cette première condi-tion s’imposait également dans un soucide respect de l’harmonie du paysagecôtier et de défense des sites. En effet, ledéversement des boues en mer ne devaiten aucun cas entraîner une dégradationdu littoral qui porterait automatiquementatteinte à l’attrait et aux nombreusesactivités touristiques de la région ;

• d’autre part, une innocuité totale de cesboues vis-à-vis de la flore et de la faunemarine et une absence de modificationde l’équilibre biologique. Comme laprécédente, cette seconde conditionconcernait en premier lieu la sauvegardede l’environnement naturel, mais elleétait aussi directement liée à la protec-tion d’une des autres activités tradition-nelles de la région, à savoir la pêche. Onpouvait, en effet, craindre que la présen-ce des boues rouges ne fasse fuir lespoissons et perturbe considérablement,voire rende impossible, l’activité despêcheurs dans la zone du déversement.

L’étude de ces conditions, réalisée enlaboratoire d’abord, puis en mer, débuta en1961. Elle fut effectuée pour partie par LaCompagnie elle-même en liaison et sous lecontrôle de l’Institut Scientifique et Tech-

nique des Pêches Maritimes, organisme scien-tifique dépendant de la direction des PêchesMaritimes. S’inspirant d’une étude, concluan-te au plan scientifique mais pas économique,réalisée par la Société Française pour l’In-dustrie de l’Aluminium (SFIA) en 1946, lespremiers essais concernaient l’aptitude desboues à la sédimentation en eau de mer. Lestrois expériences menées en juillet 1961, juin1962 et janvier 1963 eurent lieu en présencedes représentants de différents organismesconcernés par le milieu marin tels quel’Institut Scientifique et Technique des PêchesMaritimes, l’Office Français de la RechercheSous-marine, l’Inscription Maritime, laPrud’homie des Pêches de Marseille ou laCompagnie Maritime d’Expertise (COMEX).Ces essais montrèrent tous l’absence demélange des boues et l’absence de remontéedes dépôts constitués. Dans ces conditions, iln’y avait donc aucun risque de voir les bouesimmergées colorer la Méditerranée en rouge.Les expériences relatives au respect de ladeuxième condition, à savoir l’innocuité desboues vis-à-vis de la flore et de la faune mari-ne, furent accomplies en parallèle par l’Ins-titut Scientifique et Technique des PêchesMaritimes dans son laboratoire de Sète. Desobservations sur le comportement de diffé-rentes espèces marines mises en présence deboues rouges, réalisées en aquarium pendantplus d’une année, apportèrent la preuve ducaractère inoffensif des résidus sur la faunemarine. Aucun cas de mortalité ou de com-portement anormal n’ayant été constaté,l’Institut Scientifique et Technique des PêchesMaritimes autorisa alors La Compagnie à pro-céder aux essais en mer.

Quatre autres expériences de déverse-ment de boues rouges en mer furent entre-prises sous le contrôle de l’Institut Scien-tifique et Technique des Pêches Maritimeset avec le concours de l’Office Français dela Recherche Sous-marine, de la COMEX,du Musée Océanographique de Monaco(Campagnes Océanographiques françaises)et des équipes de plongeurs du commandantCousteau. Enfin, afin de garantir des condi-

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tions optimales de sécurité, l’InstitutScientifique et Technique des Pêches Mari-times imposa à Pechiney d’effectuer ledéversement des boues à une profondeurminimale de 350 m dans un canyon sous-marin conduisant à une fosse marine degrande profondeur, en dehors des zones dechalutage et à l’aide d’une conduite débou-chant à même le fond de la mer surune pente de déclivité supérieure à 30 %.Deux campagnes de relevés hydrogra-phiques furent alors entreprises au prin-temps 1962 par les Campagnes Océano-graphiques Françaises, dirigées par le com-mandant Cousteau.

Pour sa partie terrestre, le sea-line pro-longerait la canalisation allant de Gardanneà Port-Miou en traversant une douzaine decommunes sur un parcours de 45 km. Afinde limiter l’impact sur le paysage, la canali-sation suivrait pour la majeure partie letracé de l’ancienne voie ferrée Aubagne-Gréasque et serait enterrée, donc invisible,pour la partie restante. Elle rejoindrait enfinla côte en empruntant le lit d’une rivièresous-marine. Le tracé exact de la conduitemontrait que le respect du paysage avaitprimé sur la recherche d’économie quiaurait conduit à une construction en lignedroite. Au contraire, les ingénieurs dePechiney ont prévu un tracé sinueux per-mettant au maximum soit l’utilisation de laconduite enterrée, soit la dissimulation dansla végétation. Riverains, touristes et bai-gneurs ne devraient donc rien voir de lastructure envisagée.

La Compagnie a ainsi très tôt mobiliséun allié de poids, La Science, utilisant unréseau de collectifs ou d’individus légitimes(le commandant Cousteau) et des tech-niques de preuve bien rodées. Pressentantcependant l’insuffisance probable de ces

techniques sur un sujet très complexe, LaCompagnie a mobilisé un deuxième allié,Le Droit, avec ses techniques propres,essentiellement prophylactiques.

1.3. Le Droit

Avant même que les techniques depreuves utilisées – voir supra – aient pro-duit leurs résultats, La Compagnie mobiliseun autre allié, Le Droit, afin de s’assurer dela disponibilité des terrains ainsi que desautorisations nécessaires. Les techniquesutilisées ici sont essentiellement prophylac-tiques, destinées à garantir le projet du pointde vue juridique.

Les caractéristiques du projet de tracé dela conduite amenaient à considérer dessituations et des questions juridiques diffé-rentes concernant l’expropriation pourcause d’utilité publique pour le parcours ter-restre Gardanne-Cassis ; l’application del’article 99 du Code Communal (substitu-tion du préfet au maire) pour le cas où celui-ci refuse d’accorder les autorisations d’oc-cuper le domaine public de la commune ouencore l’application de la loi du 29 juin1965 relative au transport des produits chi-miques par canalisation. Nous ne détaille-rons ici que le premier point concernantl’utilité publique du projet.

Concernant le parcours terrestreGardanne-Cassis, il s’agissait de mettre enplace une procédure d’expropriation pourcause d’utilité publique. Cette expropriationn’était possible que si le projet de construc-tion d’une canalisation pour le déversementdes boues rouges était reconnu d’utilitépublique par les pouvoirs publics, c’est-à-dire dans le cas présent le Conseil d’Etat,saisi par le ministère de l’Industrie(17). Lademande de déclaration d’utilité publique

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102 ENTREPRISES ET HISTOIRE

(17) Concrètement, l’enquête d’utilité publique consista à mettre à disposition à la préfecture et dans les mairiesconcernées par la conduite l’ensemble des pièces du dossier ainsi qu’un registre d’enquête pendant 30 jours. Toutepersonne pouvait venir consulter le dossier, faire des observations sur le registre ou encore les adresser directementpar écrit au commissaire-enquêteur (M. Reynaud, ingénieur en chef du Génie Rural en retraite, Préfecture desBouches-du-Rhône, Marseille).

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(DUP) fut adressée au préfet des Bouches-du-Rhône par l’usine Pechiney de Gardannele 9 mai 1963. Celle-ci était accompagnéedu dossier d’enquête préalable à la DUP etdu dossier d’enquête parcellaire réunissantl’ensemble des documents devant être sou-mis à enquête par les autorités compétentes.Précisons que dès le 9 octobre 1962, leConseil d’Etat (Section des Travaux Pu-blics), saisi par le ministère de l’Industrie,avait déjà rendu un avis favorable à la DUPdu projet Pechiney.

Suite à l’avis favorable du commissaire-enquêteur ainsi que de l’ingénieur en chefdes Mines de Marseille, du Conseil Généraldes Mines, du ministre de l’Agriculture etdu ministre d’Etat chargé des AffairesCulturelles, le ministère de l’Industrie dé-clara, par décret du 4 janvier 1966, « d’uti-lité publique la construction dans le dépar-tement des Bouches-du-Rhône d’une cana-lisation destinée au transport et à l’évacua-tion des résidus solides de la fabricationd’alumine entre l’usine de la Compagnie deProduits chimiques et Electrométallur-giques Pechiney à Gardanne et la baie deCassis ». La canalisation étant désormaisreconnue d’utilité publique, le préfet desBouches-du-Rhône publia le 1er février 1966l’arrêté prononçant la cessibilité des terrainsnécessaires à l’implantation de la canalisa-tion sur l’ensemble du tracé Gardanne-Cassis.

1.4. Le Politique

Les techniques prophylactiques asso-ciées à la mobilisation du Droit n’ont pro-bablement pas été perçues par La Com-pagnie comme suffisamment protectricesdans un contexte en mutation. Aussi a-t-ellemobilisé un autre allié, Le Politique, usantde techniques de veille voire de lobbying.

Le projet Pechiney survenait à unmoment où s’engageait une réflexion légis-lative intense sur la question de la pollutiondes eaux. Le gouvernement avait décidé en1963 de déposer un projet de loi afin de

mettre en place une politique de l’eau effi-cace. Les dispositions du texte s’applique-raient à tout fait susceptible d’altérer la qua-lité des eaux superficielles, des eaux souter-raines, ainsi qu’au déversement susceptiblede polluer la mer dans la limite des eaux ter-ritoriales. Le projet de déversement desboues rouges en Méditerranée entrait donc apriori dans son champ d’application. La loisur la pollution des eaux fut promulguée le16 décembre 1964. En mai 1965, les minis-tères de l’Industrie et des Travaux Publicsconsultèrent le Conseil d’Etat afin de savoirdans quelle mesure la loi du 16 décembre1964 s’appliquait au projet Pechiney. Dès le4 août 1965, le Conseil d’Etat rendait unavis selon lequel l’opération de déverse-ment envisagé n’entrait pas dans le champd’application de cette loi.

Le Politique pour garantir et légitimerses choix recourt parallèlement à La Scienceet à ses techniques de preuve. Alertés par lavivacité des débats suscités par ce projet deloi ainsi que par la sensibilisation croissantede l’opinion au problème de la pollution del’eau, les ministères de l’Industrie et desTravaux Publics constituèrent en date du 1er

octobre 1964, une Commission d’expertschargée de se prononcer sur les risques depollution que pourrait entraîner le déverse-ment des boues rouges en Méditerranée parPechiney, Les six membres de cette com-mission, dite « Commission Gougenheim »du nom de son président, avaient pour mis-sion « de prendre connaissance du dossiertechnique et de compléter leur informationdans la mesure où ils le jugeront utile,notamment par l’audition des « parties » etplus généralement de quiconque, la consul-tation de spécialistes privés, universitairesou administratifs, et en particulier de ceuxqui se trouvent évoquer dans le dossier, lacommunication de rapports, etc., de propo-ser – s’ils le jugent utile – l’exécution d’es-sais, d’expériences ou d’études complémen-taires et de fournir aux autorités départe-mentales les moyens d’une meilleure infor-mation de l’opinion publique ». Sur la basedu solide dossier fourni par Pechiney et de

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l’ensemble des travaux réalisés par laCommission elle-même, cette dernière ren-dit son avis définitif le 1er mars 1965 sous laforme d’un rapport présentant de manièredétaillée l’ensemble des essais et entretiensréalisés dans le cadre de la Commission.Celle-ci accordait un avis favorable sansaucune réserve ou objection au projet dedéversement des boues rouges.

2. LA CONTROVERSE

Alors que Pechiney, forte de son exper-tise et de celle de ses alliés, envisageait les« meilleures » solutions techniques et juri-diques, l’annonce du projet ne suscite pasl’adhésion attendue. Au contraire, unecontroverse naît de l’émergence des Op-posants qui mobilisent tour à tour La Presseet Les Personnalités Extérieures, contredi-sent même La Science et rallient Le Droit etLe Politique à leurs arguments.

2.1. Les Opposants

L’annonce du dépôt des résidus de labauxite traitée par l’usine Pechiney deGardanne en Méditerranée, au large deCassis, suscita une « vive émotion » parmila population mais également de la part desmilieux d’affaires (pêcheurs, plaisanciers,hôteliers, syndicats d’initiative…) et de cer-taines autorités publiques (députés, séna-teurs, maires, conseillers généraux…)(18). Eneffet, survenant en pleine saison touristique,la demande de DUP de mai 1963, suivie parl’enquête d’utilité publique débutée enjuillet 1963, provoqua très vite des remouset des protestations. Pour certains acteurs,malgré les nombreuses études entreprisespar Pechiney au sujet des boues rouges, il nesemblait pas établi avec suffisamment decertitude que leur déversement ne créeraitaucune pollution et n’aurait aucun effet

néfaste sur le tourisme, la pêche maritime etla santé publique.

A partir de 1963, de nombreuses opposi-tions relayées par divers organismes et per-sonnalités impliquées dans la sauvegarde dela nature, la lutte contre la pollution deseaux, la protection de la santé publique ou ladéfense des activités touristiques et écono-miques de la région virent alors le jour. Lesdocuments disponibles ne permettent pasd’établir précisément l’époque où sont néesces oppositions. Toutefois à ce sujet le rap-port de la Commission d’Experts publié enmars 1965 établissait que si les premiersessais d’immersions en mer réalisés defévrier 1961 à janvier 1963 avaient pu pas-ser inaperçus compte tenu de la faible quan-tité de boues rouges utilisée, il n’avait cer-tainement pas pu en être de même pour ceuxdu mois de mars 1963 qui consistaientnotamment au remorquage et au mouillageprès de la côte, de deux tronçons de tuyaude 400 m de long. Selon ce même rapport,« le développement de l’opposition a dûs’effectuer à peu près entre le début de mai,époque où Pechiney sollicita une DUP (9mai 1963), et le milieu de juillet, début del’enquête publique ». De plus, c’est à partird’avril 1963 que Pechiney entreprit d’infor-mer l’opinion publique de la région sur sonprojet de déversement en mer des résidus dela bauxite produits par son usine deGardanne.

Les oppositions émanèrent d’abord desacteurs directement concernés par le projetPechiney, à savoir les pêcheurs de la régionde Cassis et de La Ciotat, les municipalitéssituées sur le tracé de la conduite et les orga-nisations touristiques locales. Ces premièresinitiatives isolées et non organisées bénéfi-cièrent bientôt du soutien et de l’appui depersonnalités et d’organismes influents auniveau local et national et surtout, désireuxde voir se développer un mouvement géné-ral et coordonné de lutte contre le projet

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(18) Voir M.-J. Jaubert, La Mer assassinée, Paris, Alain Moreau, 1978.

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Pechiney. Les arguments des Opposants por-taient sur différents points pouvant être syn-thétisés autour de quatre axes principaux :

• Tout d’abord, Les Opposants affir-maient que, contrairement à ce qu’avaitpu déclarer Pechiney, le déversement enmer des boues rouges ne pourrait avoird’autre conséquence qu’une pollutionaccrue de l’eau. Le Parlement ayantvoté la loi du 16 décembre 1964 pourprotéger le domaine de l’eau et renfor-cer les pénalités en matière de pollution,ce texte constitua l’une des bases desprotestations des différentes organisa-tions et personnalités s’opposant au pro-jet.

• Dans le prolongement du premier argu-ment, ils avaient la certitude que ledéversement des boues rouges aurait deseffets néfastes sur la pêche, le tourismeet la santé publique. A l’appui de cetargument, ils contestaient la valeur del’ensemble du dossier technique com-muniqué par Pechiney décrivant lesessais et expériences réalisés ainsi queles résultats favorables obtenus. Parexemple, selon eux, une étude sur leseffets des boues rouges sur plusieursannées était nécessaire afin d’établir desconclusions valables. De même, lesexpériences réalisées par Pechiney ayanteu lieu à Niolon et non pas à Cassis,l’absence de remontée des boues n’étaitpas certaine dans la mesure où les cou-rants sous-marins étaient différents dansces deux zones. Enfin, l’enquête de com-modo et incommodo avait été bien troprapide et souffrait de différents vices deprocédures.

• Les Opposants avaient également l’im-pression que l’on gâchait un produit quiaurait pu être réutilisé de manière effi-cace, dans l’industrie notamment, et cemalgré les nombreux rapports et étudesdémontrant l’impossibilité d’une telleutilisation du fait de la compositionspécifique de la bauxite traitée àGardanne.

• Ils craignaient enfin que ce projet necrée un précédent et que la Méditerranéene devienne la « poubelle » des indus-tries environnantes.

Parmi les arguments développés par lesOpposants, le point le plus importantconcernait la pollution des eaux et, parconséquent, ses effets sur la pêche, le tou-risme et la santé publique. C’est donc natu-rellement autour de cette thématique que sesont organisées les actions d’opposition.Trois personnalités (le Dr EmmanuelAgostini, maire de Cassis, le Dr AlainBombard et l’industriel Paul Ricard) jouè-rent un rôle moteur dans la campagne d’op-position, notamment à travers leur présencerégulière dans les médias et leurs attaquescontinues à l’encontre de Pechiney par tousles moyens mis à leur disposition (rapports,brochures, affiches, conférences de presse,réunions, manifestations, pétitions, lettresaux autorités locales et aux élites dupays…). Progressivement, ce fut donc unevéritable campagne de propagande, orches-trée par quelques personnes bien identifiées,qui se mit en place à une échelle localed’abord, puis à un niveau régional et natio-nal par la suite. Durant l’été 1963, l’opposi-tion commença à se faire jour, notammentpar des réunions publiques à Cassis. Cettecommune demeura, en fait, le point centralde l’opposition tout au long de l’affaire,principalement du fait de l’engagement sansfaille dans la lutte anti-boues rouges de sonmaire et du Comité pour la Défense desIntérêts de Cassis. Un Comité local deVigilance et d’Action contre le déversementdes boues rouges dans la baie de Cassis futmême institué en 1963.

La montée en puissance du mouvementd’opinion publique se concrétisa par la créa-tion d’un Comité de Défense et de Vigilancedes Baies du Soleil, présidé par Paul Ricard.Afin d’assurer la diffusion des argumentsauprès de la population et des pouvoirspublics, des brochures furent éditées et desaffiches portant les slogans « Non à la merrouge » ou « La mer n’est pas une poubelle »

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diffusées, et différentes manifestations,réunions, conférences de presse et commu-niqués organisées avec le soutien duComité de Défense et de Vigilance desBaies du Soleil. Des lettres, pétitions etcartes de protestation furent parallèlementenvoyées aux ministères au cours de cettemême année.

Outre ces techniques de communication,Les Opposants mobilisèrent aussi deuxalliés : La Presse et Les PersonnalitésExtérieures.

2.2. Les alliés des Opposants : La Presseet Les PersonnalitésExtérieures

A la même époque, une campagne depresse de grande ampleur fut également lan-cée contre la réalisation du projet Pechiney.Celle-ci concernait avant tout la presse loca-le afin de sensibiliser les habitants de larégion au danger du projet de déversementdes boues rouges. Toutefois on trouva éga-lement, à partir d’août 1963, de nombreuxarticles dans les quotidiens nationaux.Ainsi, le 14 août 1963, le Dr Alain Bombarddéclarait dans Libération : « Le rejet à lamer des détersifs, des produits chimiquesdes usines et surtout des déchets atomiquesest un suicide ». Le 24 août 1963, le mêmejournal titrait « La mer n’est pas une pou-belle protestent les riverains de Cassis quine veulent pas qu’on transforme la « grandebleue » en « mer rouge » ». Ces articlesfurent non seulement un excellent moyen desensibiliser l’ensemble de la population auxarguments défendus par Les Opposants,mais constituèrent également un relais effi-cace aux actions et démarches entreprisespar ces derniers. Les Opposants assurèrentaussi leur présence dans les médias enaccordant des interviews à la radio ou à latélévision. Enfin, à côté de ces actionsdirectes, diverses personnalités apportèrentindirectement leur aide à la campagne deprotestation en fournissant des études ou

des arguments allant à l’encontre de la thèsedu déversement. Ces sources furent à l’ori-gine de la publication de la brochure Le pro-blème des boues rouges signée par PaulRicard et envoyée au Sénat en 1964.

Par ces différents moyens, la campagnede protestation se développa, touchant pro-gressivement les autorités locales, les élus etles élites du pays dont beaucoup témoignè-rent leur sympathie et leur soutien à ladéfense de la baie de Cassis. En mai 1964,cette campagne eut son écho au Parlementlors de l’examen du projet de loi sur la pol-lution de l’eau. En octobre, l’ampleur dumouvement d’opinion publique conduisit àla constitution de la Commission Gougenheimévoquée précédemment. La publication del’avis favorable de cette Commission le 1er

mars 1965, suivie de la décision du Conseild’Etat du 4 août 1965 d’exclure l’opérationde déversement envisagé par Pechiney duchamp d’application de la loi sur la pollu-tion de l’eau du 16 décembre 1964 et enfinla DUP du 4 janvier 1966 marqueront autantd’étapes supplémentaires dans l’intensifica-tion du mouvement d’opposition.

Confrontés au soutien sans faille despouvoirs publics au projet Pechiney, LesOpposants entreprirent alors une campagneacharnée à l’encontre de La Compagnie.Articles de presse, affiches, interviews,conférences de presse, manifestations, bro-chures et lettres adressées aux autorités sefirent le support de propos de plus en pluscombatifs voire agressifs envers l’entreprise.Ainsi, au cours de l’année 1965, la Fédé-ration Nationale de Défense des Riverains etUsagers des Cours d’Eau Français édita etdiffusa à grande échelle différentes bro-chures présentant, d’une part, les argumentsdes Opposants et, d’autre part, leurs réac-tions suite aux décisions gouvernementalesautorisant le déversement des boues rouges.Elle dénonçait, en particulier, le fait que laCommission d’Experts ait donné son feuvert au projet malgré la nouvelle loi anti-pol-lution qui avait été modifiée, selon lesauteurs, dans le but premier « de tourner la

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loi au profit des gros pollueurs ». LaFédération fit également parvenir une lettreaux députés et sénateurs méditerranéens afinde leur demander leur appui. 47 parlemen-taires sur 60 donnèrent leur soutien au projetde la Fédération. Enfin, celle-ci organisa le23 novembre 1965 à Paris une conférence depresse sur la pollution des eaux et le problè-me des boues rouges, présidée par JeanRostand. Cette conférence eut lieu devant lapresse française et étrangère, Les Opposantsespérant ainsi donner une nouvelle dimen-sion à leur mouvement.

Les Opposants s’appuyèrent ainsi sur lamobilisation d’alliés naturels tels que LaPresse et Les Personnalités Extérieures. Ilsn’ignorèrent pas cependant les premiersalliés de La Compagnie, La Science, LeDroit et Le Politique.

2.3. Disqualifier La Science et rallier Le Droit et Le Politique

La lettre de Louis Gervais (SecrétaireGénéral du Comité Fédéral Méditerranéende Défense des Eaux), envoyée à toute lapresse le 15 janvier 1966 en réponse au rap-port de la Commission Gougenheim, criti-quait vivement les conclusions de ce docu-ment, qui selon lui constituait une « suite decontradictions, ne présentant aucun caractè-re objectif » et « apparaît dès les premièreslignes comme étant un véritable plaidoyerpour la Société Pechiney ». Il mettait enavant les nombreuses failles et incohérencesdu rapport lui-même ainsi que les multiplesfaiblesses de l’enquête menée par lesexperts. Il alla même jusqu’à remettre encause leur compétence : « En définitive,l’adoption du projet a reposé essentielle-ment sur la personnalité des experts et lepréjugé de leur infaillibilité, et si cesexperts, ces hommes, se trompaient ? Lesexemples ne manquent pas », voire leurloyauté en les accusant de partie pris : « Ilest permis de rappeler un point que le rap-port de la commission ignore d’une façon

catégorique, ce sont les moyens d’employerces résidus de bauxite, très riches en mine-rai de fer […]. Pourquoi la commission setait-elle sur ces différentes utilisations ? Envérité, la Société Pechiney a adopté la solu-tion la moins chère. Le rejet des bouesrouges à Cassis est une affaire de « grossous » ». Au même moment, la commune deCassis consacrait l’avant-propos de sonBulletin Officiel Municipal à Pechiney etaux boues rouges. Le maire y dénonçait lacomplicité entre Pechiney et les hautessphères de l’Etat car le projet avait été auto-risé malgré le rejet unanime de toutes lesautorités locales et régionales, de la popula-tion, de certains scientifiques et des diffé-rentes associations ou organismes impliquésdans la protection de l’environnement et dutourisme. Il déclarait que la « pollution a étéreconnue d’utilité publique ».

A partir de 1966, Les Opposants mirentégalement en œuvre tous les moyens légauxà leur disposition afin de retarder au maxi-mum le commencement des travaux voire,ce qui restait leur objectif premier, d’arriverà l’annulation de la DUP et de toutes lesautorisations déjà obtenues par Pechiney. Ladéclaration du maire de Cassis du 8 janvier1966 exprimait parfaitement la détermina-tion des Opposants à cette période : « Nousavons perdu une bataille mais nous n’avonspas perdu la guerre […]. Malgré les décrets,la lutte continue. Elle va s’intensifier. Nosplans de bataille sont prêts depuis long-temps, nous allons les appliquer. Toutes lesdispositions ont été prises et nous entronsdésormais dans le secteur de la guerre […].Même sur le plan juridique, il est encorepossible de trouver des cas de nullité carPechiney n’a pas toujours agi régulière-ment. Nous avons les moyens de l’attaquer,nous ne les négligerons pas […]. Unis etdétendus, ils peuvent et doivent remporter lavictoire qui sauvera l’avenir de Cassis, mal-gré la complicité des princes qui nous gou-vernent ». Le maire annonça le 14 janvier1966, qu’il allait attaquer, en Conseil d’Etat,le rapport de la Commission d’Experts don-nant raison à Pechiney.

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Les tentatives de blocage des Op-posants allaient, en fait, surtout concernerla procédure d’expropriation des terrainscommunaux concernés par le passage de laconduite. En effet, suite à la DUP, la plupartdes communes respectèrent l’arrêté de ces-sibilité et conclurent des accords amiablesavec La Compagnie en contrepartie d’undédommagement négocié avec les conseilsmunicipaux. Toutefois deux municipalités,Cassis et Aubagne, refusèrent de signer toutaccord amiable avec Pechiney. Enfin, uncertain nombre d’actions directes visant àretarder l’avancement du projet eurent lieulors du lancement des travaux en 1966. Onnote notamment, à côté des manifestationspubliques organisées par Les Opposants,l’action des pêcheurs, directement menacésdans leur activité par le déversement desboues rouges en mer, durant les travauxd’immersion de la conduite dans laCalanque de Port-Miou à Cassis.

Outre les intérêts économiques et envi-ronnementaux, certains facteurs d’ordrepolitique peuvent fournir des explicationssupplémentaires à l’ampleur du mouve-ment d’opinion suscité par l’affaire desboues rouges. Tout d’abord, le rapportGougenheim, ainsi que d’autres documentsPechiney, montraient comment l’interven-tion du parti communiste dans cette affaireavait pu être à l’origine du comportementde résistance, quelquefois exagéré, adoptépar les élus de certaines communes situéessur le tracé de la conduite. En effet, oncomprend parfois mal la force avec laquel-le certains maires continuèrent à s’opposerau projet alors même que toutes les preuvesde l’innocuité du déversement avaient étéapportées et que les plus hautes sphères del’Etat avaient donné leur accord au projet.Le rapport Gougenheim déclarait à ce sujetque « l’organisation régionale d’un partipolitique important profita de l’émotionsuscitée dans la population pour s’opposerverbalement et par écrit à cette « nouvelleprétention des trusts » et pour s’instituer ledéfenseur des populations intéressées. Cequi amena les municipalités de la région à

faire de la surenchère afin de sauvegarderleurs positions vis-à-vis de leurs électeurs ».Enfin, ces mêmes élus ont pu être poussés àmettre en place une politique de résistanceacharnée afin de contrebalancer l’attitudede certains organismes publics face au pro-jet Pechiney. Les mêmes experts écrivaient,en effet, dans leur rapport qu’une politiqued’attentisme, sans grand risque, fut pra-tiquée par les organismes publics ou pa-rapublics chargés des intérêts locaux etnationaux : Chambre de commerce deMarseille, Comité d’Expansion Economi-que des Bouches-du-Rhône, groupementspatronaux, etc. Ces derniers se contentèrentde demander une meilleure information, cequi garantirait, selon eux, un retour aucalme.

Face aux actions et à l’opiniâtreté de sesOpposants, La Compagnie mit en œuvreune série de techniques qu’elle connaissaitpour la plupart mais qu’elle utilisa alors demanière intensive. L’utilisation de ces tech-niques confine au « passage en force ».

3. LE RECOURS À DES TECHNIQUES MOINSRESPONSABLES

La diversité des actions entreprises parLes Opposants ainsi que la multitude d’ar-ticles suscitée par cette affaire dans la pres-se locale et nationale constituent autant depreuves de l’ampleur et de la gravité de lacrise d’opinion à laquelle dut faire facePechiney de 1963 à 1966. Confrontée à unecampagne d’opposition de plus en plusintense, La Compagnie déploya un ensem-ble varié d’outils et techniques de gestionadaptés à cette situation nouvelle afin, d’unepart, d’assurer le succès de son projet dedéversement en mer, condition de la pour-suite de l’activité de l’usine de Gardanne et,d’autre part, de retrouver et de reconstruireune crédibilité et une légitimité largemententamée par cette crise aux terribles réper-cussions pour l’image et la réputation du

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groupe(19). Ayant anticipé la possibilité, voirela certitude, de l’apparition d’un mouve-ment d’opposition, Pechiney avait commen-cé à réfléchir aux moyens à mettre en œuvreafin de pouvoir faire face aux arguments desOpposants dès les origines du projet.Toutefois, La Compagnie n’ayant pas ima-giné avec quelle vivacité et quel acharne-ment le mouvement d’opposition allait s’ex-primer et monter en puissance, elle s’estrapidement trouvée dans l’obligation derecourir à de nouvelles méthodes afin derésister aux attaques continues de sesOpposants. La mise en œuvre d’une véri-table stratégie de défense solidement élabo-rée était désormais indispensable et mêmevitale pour La Compagnie.

A côté des instruments classiques jusque-là utilisés par La Compagnie pour faire face àce type de difficultés (dédommagement auxvictimes et négociations), elle développadeux moyens d’action déjà présents dansl’entreprise auparavant mais qui prirent uneampleur sans précédent durant l’affaire desboues rouges : premièrement, une utilisationoptimale des ressources offertes par la légis-lation et la réglementation et deuxièmement,une campagne de communication intenseaccompagnant le développement d’une poli-tique de relations publiques. La mobilisationde ces différentes techniques a permis àPechiney de monopoliser une responsabilitéqui aurait pu être négociée et partagée. Sûrede l’innocuité de son action, La Compagniegarde la main sur la décision, récuse touteassociation des Opposants à une gestion dudossier et recourt à des techniques d’influen-ce pour gagner le combat de l’opinion.

3.1. Les techniques anciennesde dédommagement

L’affaire des boues rouges de Gardannene constituait pas le premier cas oùPechiney faisait l’objet de critiques et de

plaintes concernant l’impact de ses activitéssur l’environnement, le paysage et les acti-vités économiques dans les zones situées àproximité de ses usines de production d’alu-mine ou d’aluminium. Avant les années1960, les réponses apportées par Pechiney àces problèmes environnementaux étaientprincipalement le dédommagement aux vic-times et protestataires ainsi que l’expéri-mentation et le développement de tech-niques de collecte et de traitement des rejetspolluants. Quelques actions volontaires,telle la participation au financement d’unparc national en Camargue en 1928,venaient compléter cette panoplie de pra-tiques purement adaptatives et défensives.

Dans le cadre de l’affaire des bouesrouges, Pechiney s’est donc naturellementappuyé, en premier lieu, sur ces pratiquesconnues afin de gérer les conflits avec LesOpposants. L’indemnisation fut surtout uti-lisée lors de la procédure d’expropriation.Dans certains cas, les négociations furentplus compliquées et la Société dut proposersoit des indemnisations plus élevées, soitdes participations financières à des projetscommunaux afin de pouvoir finaliser lesaccords nécessaires à la réalisation du pipe-line. Dans d’autres cas, les indemnisationsconstituèrent des solutions efficaces pouraboutir à un accord avec des acteurs oppo-sés au projet. Ainsi, suite au blocage des tra-vaux d’immersion de la conduite provoquépar la présence de filets de pêche dans lacalanque de Port-Miou en mai 1966, lesavantages financiers accordés aux pêcheurspar Pechiney permirent de conclure desconventions efficaces avec ces derniers.

3.2. Des techniques d’optimi-sation juridique aux techniques de lobbying

A côté du dédommagement, Pechineyavait également pensé, dès le début du pro-

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(19) Cf. P. de Boccard, « La communication de crise », Entreprises et Histoire, n° 11, mars 1996, p. 41-48.

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jet, à recourir à un autre outil assez clas-sique face aux éventuelles contestationssuite à l’annonce de sa volonté de déverserles boues rouges en Méditerranée, à savoirl’utilisation à son avantage des textes légis-latifs et réglementaires. En effet, avantmême que Les Opposants n’aient recours àla voie judiciaire afin de faire échouer leprojet Pechiney, La Compagnie avait déjàlisté et étudié l’ensemble des procéduresjuridico-administratives susceptibles deconcerner la construction de la conduiteGardanne-Cassis et s’était livrée à un exa-men approfondi des textes afin de détermi-ner quelles difficultés Les Opposants pour-raient susciter au projet.

Les premières actions en justice desOpposants eurent lieu en 1966, après laDUP. Pourtant divers documents attestentque Pechiney avait anticipé, dès 1965, leséventuelles attaques des Opposants enmatière juridique et connaissait, en détail,l’ensemble des textes et des réponses mobi-lisables afin de les contrecarrer. Ainsi, le 26octobre 1965, lors d’un entretien entre lesreprésentants de La Compagnie et M.Gerville-Réache, conseiller juridique auministère de l’Industrie, ont notamment étéabordés les problèmes relatifs à la DUP et laprocédure d’expropriation. Le compte rendude cet entretien comportait également unepartie intitulée « Procédés dilatoires de tousordres dont pourraient user les communeshostiles au projet ». Pechiney craignait, enpremier lieu, le fait que « les communespourraient faire pression sur les particulierspour qu’ils utilisent tous les délais et recourspossibles ». Ensuite « les maires pourraientabuser du pouvoir réglementaire dont ils dis-posent ». Toutefois la majeure partie de cemême entretien fut consacrée à l’une desquestions juridiques les plus importantespour Pechiney, à savoir déterminer « dansquelle mesure les municipalités pourraient[…] refuser de se conformer aux consé-quences de la DUP, c’est-à-dire […] ne pasaccorder les autorisations temporaires d’oc-cuper le domaine public communal ? ». Lasolution sur ce point était apportée par l’ar-

ticle 99 du Code Communal qui stipulait lapossibilité, dans le cas d’un refus du maire,d’une substitution du préfet au maire pouraccorder l’autorisation d’occupation du do-maine public. Mais à cette époque, Pechineyn’avait pas encore la certitude que cet articlesoit applicable dans son cas. Un ensemble deconstructions juridiques fut donc imaginé dès1965, afin d’assurer le succès de LaCompagnie sur ce point quels que soient lesrecours engagés par Les Opposants.

En ce qui concerne les procédures juri-diques et administratives relatives au projetde déversement des boues rouges, la straté-gie de défense intensive mise en place parPechiney se révéla particulièrement effica-ce. La Compagnie réussit, en effet, à obte-nir, malgré les nombreux recours et actionsen justice entrepris à son encontre, toutesles autorisations nécessaires à la construc-tion et à l’exploitation de sa canalisation. Ilfaut préciser qu’un atout majeur dans lastratégie de défense de Pechiney fut l’appuisans faille des autorités publiques les plusinfluentes tout au long du projet. Ainsi, lestentatives entreprises par les mouvementsd’opposition auprès des autorités politi-ques, administratives et judiciaires (lettres,pétitions, entretiens, actions en justice) sesoldèrent toutes par des échecs.

Le soutien continu accordé par les auto-rités au projet Pechiney semble provenir dedeux facteurs complémentaires. D’une part,selon ces dernières, il n’existait aucun argu-ment valable allant à l’encontre du déverse-ment des boues rouges en mer. Ainsi, dansleur rapport du 1er mars 1965, les experts dela Commission Gougenheim affirmaientqu’« en regard de toutes les recherchesfaites méthodiquement par Pechiney, l’argu-mentation des opposants était bien mince[…]. Les rapports établis (par le Comité deDéfense des Eaux) n’ont guère de valeurscientifique, ils abondent en erreurs et enconfusions, en affirmations non démon-trées, en citations mal comprises, en mor-ceaux de littérature sans rapport direct avecle problème […]. Une partie de l’opinion

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publique, de même que certaines personna-lités, se sont laissées prendre aux contre-vérités et aux hérésies à l’égard de la scien-ce qui leur étaient affirmées avec conviction ».D’autre part, l’industrie de l’aluminium, etpar conséquent celle de l’alumine, consti-tuait un secteur très important au niveaunational et surtout local. La menace de fer-meture de l’usine de Gardanne, véritablemoteur économique de la région, en cas derejet du projet de déversement des bouesrouges en mer constituait, dès lors, un argu-ment de poids en faveur de Pechiney.

Les techniques de défense pour lesquellesPechiney avait acquis une longue expériencese sont donc révélées efficaces dans certainscas mais sont parfois restées insuffisantes faceaux attaques des Opposants les plus motivés.Pechiney se trouva donc dans l’obligationd’élaborer d’autres moyens de faire face àcelles-ci et surtout de remporter l’adhésion del’opinion publique et de tous les collectifsconcernés par le projet. En effet, confrontées àune grave crise d’opinion publique, l’image etla réputation de l’ensemble du groupe subirentde plein fouet les retombées de cette affairedont l’ampleur ne cessa de grandir de 1963 à1966. Il était donc impératif de développerune nouvelle stratégie de défense basée sur denouvelles pratiques de gestion orientées versla reconstruction d’une crédibilité et d’unelégitimité peu à peu ébranlées. La politique decommunication du groupe allait alors devenirl’arme décisive qui conduirait finalement ausuccès du projet de déversement des bouesrouges en Méditerranée.

3.3. Des techniques de relations publiques aux techniques de menace

Face à l’apparition des premiers mouve-ments d’opposition au projet en 1963,

Pechiney se refusa, dans un premier temps,à toute communication ou interventionpublique répondant directement aux at-taques des Opposants et préféra concentrerson action sur le développement de relationspersonnalisées avec des acteurs directementimpliqués dans le projet. Les seules opéra-tions de communication avaient alors uncontenu purement informatif et consistaienten la publication de brochures à l’intérieuret à l’extérieur de l’entreprise : la Brochurerouge diffusée en septembre 1963, la bro-chure Alumine, boues rouges et Médi-terranée et un Bulletin Pechiney intitulé« Un problème capital pour Gardanne :l’évacuation des boues rouges » en 1964.

Toutefois, face à l’intensification du mou-vement d’opposition, Pechiney, qui n’avaitpas anticipé une telle mobilisation, ne pouvaitrester inactif et entreprit alors de réagir par lamise en place d’un nouvel outil de communi-cation inspiré du secteur de la recherche ato-mique : les relations publiques ou public rela-tions(20), dont la première mention apparaîtdans une note de M. Violet du 30 août 1963 :« Nous pensons qu’il y aurait peut-être uneautre méthode d’action, qui relève des publicrelations et qui consisterait à trier soigneuse-ment parmi les opposants toutes les personnesvalables, c’est-à-dire celles auprès desquellesun effort d’information pourrait être fait à titreindividuel […]. Nous pensons qu’il y auraitlieu d’étudier dans quelle mesure nous pour-rions appliquer les méthodes utilisées par lespublic relations de la recherche atomique aumoment où s’est déroulée la campagne d’op-position à la création du Centre de Cadaracheau nord d’Aix. A cette époque, une oppositionviolente s’est manifestée dans toute la régionau projet d’installation de Cadarache et M.Haas-Picard (préfet des Bouches-du-Rhône)nous a indiqué que la réussite de l’opérationn’avait pu être assurée que par un travail depublic relations très efficaces »(21).

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(20) Cf. C. Malaval, La presse d’entreprise française au XXe siècle. Histoire d’un pouvoir, Paris, Belin, 2001, p. 229-230.

(21) Cf. G. Hecht, Le rayonnement de la France : énergie nucléaire et identité nationale après la Seconde Guerremondiale, Paris, La Découverte, 2004.

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En 1963, avant même de s’engager offi-ciellement dans une politique de relationspubliques, Pechiney avait déjà commencé àchercher des appuis, dans la professionnotamment : présidents de la Chambre decommerce de Marseille, du Syndicat desindustries chimiques, de la Société pour ladéfense du commerce et de l’industrie et duComité régional d’expansion économique.Enfin, le développement de contacts per-sonnalisés concerna également le domainede la presse. Ainsi, en juin 1965, Pechineyobtint des directeurs des journaux LeProvençal et Le Méridional que, tant quel’avis de la Commission d’experts ne seraitpas rendu, les articles publiés soient plusconstructifs et ouvrent la porte à des solu-tions plus positives. En effet, jusqu’alors lesarticles sur les boues rouges publiés dansces deux journaux, du fait de leur parti prisen faveur des Opposants, avaient surtoutconduit à un échauffement de l’opinion surcette affaire.

Entre 1963 et 1966, cette politique derelations publiques permit à Pechiney de seconstruire progressivement un réseau derelations favorables au projet. Il faut préci-ser ici que dans le cadre de sa politique derelations publiques Pechiney n’a pas agiseul. A partir de la fin de l’année 1965, LaCompagnie fit appel au cabinet de conseilHavas pour établir sa stratégie de défensedans l’affaire des boues rouges de Gardanne.Lors du premier entretien avec Havas (8décembre 1965), les représentants du cabi-net déclaraient qu’il s’agissait moins deconvaincre l’opinion du bien-fondé du pro-jet que de « noyer » celui-ci dans une cam-pagne d’intérêt plus général. Le compterendu de l’entretien déclarait : « En d’autrestermes, Havas estime qu’on ne surmonterapas l’opposition à force d’arguments, si fon-dés qu’ils soient ».

Suite à cet entretien un premier rapportdu cabinet Havas présentait les quatre prin-cipaux facteurs pouvant expliquer les oppo-sitions suscitées par le projet ainsi que lesretards accumulés tout au long de la procé-

dure. Premièrement, l’année 1965 était uneannée électorale. Selon Havas, cela avait puconstituer un frein au projet Pechiney, lespartis politiques ne voulant pas prendreposition sur le projet avant les résultats élec-toraux. Deuxièmement, « l’opinion publi-que a été ces derniers temps, fortement sen-sibilisée par le problème des déchets radio-actifs. Il est à craindre (donc à combattre)l’identification d’un rejet sous mer desboues rouges, avec l’immersion des déchetsradioactifs ». Deux ans plus tôt, un projetd’immersion de déchets radioactifs enMéditerranée avait, en effet, fait naître uneémotion aussi vive que dans le cas desboues rouges. Troisièmement, « les débatssur le projet de loi au sujet de la pollutiondes eaux ont duré une année environ.Pechiney devait en attendre les résultatsavant de lancer son programme ». Enfin, surce même problème de la pollution des eaux,« le public a été alerté, conditionné par lesdébats rapportés par la presse, la radio ou latélévision ».

Ces derniers arguments montraientnotamment que la sensibilisation de l’opi-nion et des pouvoirs publics ne se limitaitpas au cas des boues rouges. Cette affaires’inscrivait dans un mouvement plus géné-ral de lutte anti-pollution né bien plus tôt etque l’affaire des boues rouges ne faisaitqu’attiser. Par exemple, le 22 septembre1963, un premier décret réglementant lalutte contre la pollution atmosphériques’inscrivait déjà dans la même mouvance.Havas concluait d’ailleurs la première partiede son rapport avec le commentaire suivant :« Pechiney se trouve donc sur un terrain« déjà travaillé », où les opinions se sontforgées, plus ou moins confusément, et oùle public reste sur ses gardes et plutôt surune position de défense ». Finalement, lecabinet rejoignait la position de Pechineyquant à sa stratégie de défense et proposaitun plan d’action en deux phases : première-ment, une campagne qualifiée de confiden-tielle auprès des personnalités politiqueslocales dans la continuité de la politique derelations publiques engagée par Pechiney

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depuis 1963 et deuxièmement, une cam-pagne d’information tournée vers la presselocale et le grand public.

Un second rapport, daté du 31 décembre1965, soit quelques jours avant la publica-tion de la DUP, présentait les actions envi-sageables. Celles-ci devaient avoir lieu entrois temps, par ordre de priorité et selon unagenda très précis. La première action pos-sible selon Havas était la neutralisation de lapresse locale et régionale. Pour ce faire, ilfut décidé d’envoyer, la veille de la publica-tion du décret d’utilité publique, une lettreau directeur de la succursale Havas deMarseille, M. Jarnès – particulièrement bienintroduit auprès des directeurs des différentsquotidiens et périodiques locaux et régio-naux – « lui demandant de faire savoirconfidentiellement qu’Havas a obtenu de laSociété Pechiney un budget relativementimportant pour négocier avec ces dits jour-naux des ordres d’achat d’espace par pagesentières pour des publi-reportages ». En-suite, le jour de la publication du décret, M.Jarnès devait réagir immédiatement endemandant aux directeurs de journaux de nerien faire paraître sur le problème des bouesrouges avant une série de déjeuners d’infor-mation destinés aux dirigeants de la presseorganisés deux jours plus tard. « Ceci pouréviter les initiatives personnelles des corres-pondants locaux, qui pourraient faireparaître leurs articles sans que la directionde ces journaux n’en soit avisée ».

Il était également prévu de faire paraître,dès le 6 janvier 1966, le rapport Gougenheimdont Pechiney avait négocié le partage de ladiffusion avec l’administration lors d’uneréunion au ministère de l’Intérieur le 22décembre 1965. La Compagnie avait égale-ment obtenu la permission d’en faire impri-mer 1 000 exemplaires supplémentaires afind’en assurer une diffusion maximale auprèsde la presse régionale notamment. Enfin,Havas prévoyait « d’avoir en réserve un cer-tain nombre d’articles signés par des hautespersonnalités du monde scientifique » et quipourraient être diffusés « par le canal des

agences de presse dès les premiers signesd’une opposition nationalisée ». La presseétant neutralisée, le second objectif était derallier au projet le plus grand nombre depersonnages « clefs » par la poursuite de lapolitique de relations publiques. Enfin, ilfallait organiser une large campagne d’in-formation « parfaitement objective » auprèsdes habitants du Var et des Bouches-du-Rhône. A cet effet, il fut prévu de construireune maquette de la canalisation qui seraitdisposée sur un camion se déplaçant de villeen ville. Chaque manifestation serait enoutre, « composée d’une conférence-débatprécédée d’un audio-visuel. Des brochures,simples, claires et impartiales seront distri-buées à ces occasions ».

Selon les recommandations de sonconseiller en relations publiques, Pechineyfit donc éditer et diffuser à très grandeéchelle une nouvelle brochure sur les bouesrouges intitulée Alumine et Méditerranéefin 1965. La même année, Pechiney réalisale film « Terres de Provence » dont le scé-nario avait été élaboré en collaboration avecHavas. Dans le même état d’esprit, un grandnombre d’articles furent publiés sur lethème des boues rouges en 1965 et 1966dans la presse locale. Ces documents s’arti-culaient autour de deux axes majeurs : pre-mièrement, la multiplication, depuis troisans, des preuves de l’innocuité du déverse-ment des boues rouges, concrétisée par lerapport de la Commission d’experts de 1965et la DUP de 1966, et deuxièmement, unemise en avant du poids déterminant dePechiney dans l’économie locale et régiona-le.

Sur ce second point, les différentsmédias apportaient des informations trèsdiverses portant sur les activités industriel-les de Pechiney dans la région Provence,son rôle moteur dans la recherche indus-trielle, son poids dans le développementéconomique de la région (Port de Marseille,entreprises d’entretien et de maintenan-ce…), les emplois directs et indirects dansla région générés par son activité, sa poli-

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tique sociale (facilités de logement, poli-tique accès à la propriété pour les ouvrierset les agents de maîtrise, formation…), etc.La menace de fermeture de l’usine au cas oùaucune solution technique à l’évacuationdes boues rouges ne pourrait être trouvéeainsi que les conséquences dramatiques quecelle-ci aurait sur l’ensemble de la régionconstituèrent finalement un argument depoids récurrent dans la campagne dePechiney.

Ainsi, le 4 mars 1966, Raoul de Vitry,Président de Pechiney, écrivait à un députédu Rhône combien la résistance expriméeface au projet de déversement en mer desboues rouges « était regrettable dans unerégion qui, devant actuellement déjà faireface à des problèmes économiques etsociaux difficiles, n’aurait pu que grave-ment pâtir d’un arrêt des usines d’alumineet des exploitations minières du Var quel’absence de solution technique satisfaisan-te au problème des boues rouges auraitrendu inéluctable ». Plus précisément, unarticle publié dans le journal SemaineProvence le 18 février 1966 insistait sur lefait que « mille cinq cent foyers dans lesBouches-du-Rhône dépendent des usines deGardanne et de La Barasse, mille foyersdépendent des mines de bauxite du Var. Onmesure les conséquences familiales, socia-les et économiques d’une simple interrup-tion du travail et l’on comprend qu’avectoutes les assurances nécessaires sur l’inno-cuité du déversement le projet soit reconnu« d’utilité publique » ».

Cet argument fut à l’origine du soutienaccordé au projet par de nombreuses per-sonnes et organismes de la région. Parexemple, Havas faisait figurer dans son pre-mier rapport que « Pechiney bénéficie del’appui du Comité d’Etablissement, et enparticulier FO et CFDT qui réalisent la gra-vité d’une action telle que la fermeture deGardanne; éventualité qui pourrait arriver siPechiney ne pouvait mettre à exécution sonprojet d’évacuation des « boues rouges » ».De même, dans un article paru dans Le

Provençal le 8 janvier 1966, le maire deGardanne, M. Savine, se déclarait « entière-ment d’accord pour toutes les solutions per-mettant à l’usine Pechiney de fonctionnernormalement. Cette usine représente, eneffet, environ 60 % du potentiel écono-mique de notre région et intéresse égale-ment une bonne vingtaine de communes duVar. Déjà, entre 1921 et 1923, Gardanneavait terriblement souffert d’une fermeturede l’usine. La chose serait catastrophique àl’heure actuelle. Je suis donc pour le rejetdes boues rouges à la mer. Je comprendsnéanmoins les problèmes que cela posepour les communes du littoral dont évidem-ment, les intérêts économiques et l’activitésont très différents de ceux de Gardanne.Toutefois des experts qualifiés ont affirmé,après diverses études, que ces boues sontinoffensives. Je ne suis pas moi-même unspécialiste. Je me range à l’avis motivé deces techniciens ».

La majorité des personnes impliquéesdans l’affaire des boues rouges deGardanne adoptèrent finalement la mêmeposition que le maire de Gardanne puisquela canalisation vit finalement le jour en1966. Ainsi, malgré les multiples tentativesentreprises par l’opposition, la stratégie dedéfense mise en place par Pechiney, asso-ciée à son rôle économique régional, permità La Compagnie d’obtenir toutes les autori-sations et les accords nécessaires à la cons-truction et à l’exploitation de la canalisa-tion reliant Gardanne à Cassis. Malgré lesinterruptions des chantiers dues aux blo-cages, manifestations ou retards d’autorisa-tion en provenance des Opposants, la cana-lisation put finalement être mise en servicedès 1966.

CONCLUSION

La pratique d’une responsabilité confi-née ayant échoué, Pechiney se replie doncsur des méthodes éprouvées aux antipodesd’un projet de responsabilité partagée.

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L’exploration des mondes communs, quePechiney a voulu maîtriser de bout en bout,s’est révélée être une impasse. L’entreprisequi voulait être verte, sûre de sa démarche,n’est pas parvenue à mener une explorationdes collectifs concernés, de leurs besoins,de leurs croyances ou de leurs peurs. Elle nepourra donc qu’exercer une responsabilitélimitée, en quelque sorte avortée. L’exercicede la responsabilité sociétale par une entre-prise initialement pleine de bonne volontés’est révélé être un parcours semé d’em-bûches. L’avenir montrera d’ailleurs que ledéversement des boues rouges n’entraîneeffectivement aucun danger. L’histoireracontée dans cet article montre ainsi que lapratique d’une responsabilité sociétale n’estpas seulement d’avoir raison contre lesautres mais aussi d’associer à la décision lescollectifs concernés.

ÉTAT DES SOURCES

Archives Centrales Pechiney –Secrétariat Général

072.10.21965 et 66 : Procès-verbauxComité de Direction, 1958-1969.

072.10.21969 à 71 : Procès-verbauxComité de Gestion, 1958-1967.

Archives historiques de Alcan Paris –Direction de la Communication – Servicede la Communication et de l’Information

90.1.110 SCI/1 à 90.1.110 SCI/10 : dos-siers consacrés à l’affaire des boues rougesde l’usine Pechiney de Gardanne (corres-pondances, documents juridiques et admi-nistratifs, articles de presse, brochures,livres…), 1960-1966.

Sources publiées

Ministère des Travaux Publics et desTransports et Ministère de l’Industrie,Rapport de la Commission d’experts char-gés d’examiner les problèmes posés par leprojet de déversement des boues rougesdans la baie de Cassis, 1er mars 1965.

Pechiney, Alumine, boues rouges etMéditerranée, Brochure du Service Infor-mation, 3e trimestre 1964.

Pechiney, « Un problème capital pourGardanne : l’évacuation des boues rouges »,Le Bulletin Pechiney, n° 125, avril 1964, p.20-29.

Pechiney, Alumine et Méditerranée,Brochure du Service de l’Information, 4e

trimestre 1965.

Pechiney, « PUK et l’environnement : ledéversement en mer des boues d’alumine »,Jalons, n° 1, 1973.

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