L’Enquête Au Sens Pragmatiste Et Ses Conséquences

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2/25/2016 Lenquête au sens pr agmati ste et ses conséquences https://sociologies.revues.org/4916 1/18 SociologieS S’engager dans l’enquête : en passant par Chicago… Dossiers Pragmatis me et sciences sociales : explorations, enquêtes, expérimentations S’engager dans l’enquête : en passant par Chicago… L’enquête au sens pragmatiste et ses conséquences Vulnérabilité du public, observation coopérative et communauté d’exploration 1 ISAAC JOSEPH  Résumés Français  Español Dans ce texte-montage, Isaac Joseph avait commencé à développer son appel à articles pour la livraison de « Raisons pratiques » consacrée à  La Croyance et l’enquête (2004). On y retrouve un certain nombre de ses thèmes de prédilection : la communauté d’explorateurs, en élaborant conjointement la raison publique par l’enquête et l’expérimentation, se fait communauté de croyants ; les publics vulnérables, exposés au risque de l’imposture, de la fausse nouvelle, du canular ou de la rumeur, sont en ceci comparables aux « pigeons » de l’arnaqueur du jeu du bonneteau que décrivait Erving Goffman. On y retrouve aussi le plai doyer pour la méthode de l’eth nographie coopérative et le principe de l’observation irréductible, imputés aux premiers pragmatistes et sociologues de Chicago ; et une réflexion qui balance entre la croyance selon William James, inquiété par l’expérience religieuse, et la foi dans la « méthode expérimentale » de Charles Sanders Peirce, de George Herbert Mead et de John Dewey.  La e ncuesta de sde el punto de vista pr agmáti co y sus consecuencias. Vulnerab ilidad de lo  público, observación coo pera tiva y co munid ad de exploración En este conjunto de escritos, Isaac Joseph había comenzado por una llamada para redactar artículos para editar « Razones prácticas » consagrada a  La Croyance et l’enquête (La creencia y la encuesta), (2004). Encontramos un cierto número de sus temas de predilección: como la comunidad de exploradores, elaborando conjuntamente la razón pública por medio de la encuesta y la experimentación, se convierte en comunidad de creyentes; los conjuntos sociales vulnerables expuestos a la impostura, la información falsa, la novatada o el rumor que pueden compararse con los « primos » victimas de los juegos de prendas que describía Goffman. Encontramos una incitación al método de la etnografía cooperativa y el principio de la observación irreductible, imputados a los primeros pragmatistas y sociólogos de la escuela de Chicago y una reflexión que oscila entre la creencia según William James, inquieto por la experiencia religiosa y la adhesión al

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SociologieSS’engager dans l’enquête : en passant par Chicago…

Dossiers

Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes, expérimentations

S’engager dans l’enquête : en passant par Chicago…

L’enquête au sens pragmatisteet ses conséquencesVulnérabilité du public, observation coopérative et

communauté d’exploration 1

ISAAC JOSEPH

Résumés

Français EspañolDans ce texte-montage, Isaac Joseph avait commencé à développer son appel à articles pourla livraison de « Raisons pratiques » consacrée à La Croyance et l’enquête (2004). On y retrouve un certain nombre de ses thèmes de prédilection : la communauté d’explorateurs,en élaborant conjointement la raison publique par l’enquête et l’expérimentation, se faitcommunauté de croyants ; les publics vulnérables, exposés au risque de l’imposture, de lafausse nouvelle, du canular ou de la rumeur, sont en ceci comparables aux « pigeons » de

l’arnaqueur du jeu du bonneteau que décrivait Erving Goffman. On y retrouve aussi leplaidoyer pour la méthode de l’ethnographie coopérative et le principe de l’observationirréductible, imputés aux premiers pragmatistes et sociologues de Chicago ; et uneréflexion qui balance entre la croyance selon William James, inquiété par l’expériencereligieuse, et la foi dans la « méthode expérimentale » de Charles Sanders Peirce, deGeorge Herbert Mead et de John Dewey.

La encuesta desde el punto de vista pr agmático y sus consecuencias. Vulnerabilidad de lo público, observación cooperativa y comunidad de exploraciónEn este conjunto de escritos, Isaac Joseph había comenzado por una llamada para redactarartículos para editar « Razones prácticas » consagrada a La Croyance et l’enquête (Lacreencia y la encuesta), (2004). Encontramos un cierto número de sus temas depredilección: como la comunidad de exploradores, elaborando conjuntamente la razón

pública por medio de la encuesta y la experimentación, se convierte en comunidad decreyentes; los conjuntos sociales vulnerables expuestos a la impostura, la información falsa,la novatada o el rumor que pueden compararse con los « primos » victimas de los juegos deprendas que describía Goffman. Encontramos una incitación al método de la etnografíacooperativa y el principio de la observación irreductible, imputados a los primerospragmatistas y sociólogos de la escuela de Chicago y una reflexión que oscila entre lacreencia según William James, inquieto por la experiencia religiosa y la adhesión al

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« método experimental » de Peirce, de Mead y de Dewey.

Entrées d’index

Mots-clés : pragmatisme, croyance, expérience, observation, enquête, expérimentation,ethnographie coopérativeKeywords : The survey in a pragmatist sense and its consequences. Vulnerable audiences,

cooperative observation and community of explorersIn this texte-montage Isaac Joseph began formulating his call for articles for an issue of “Practical reasons” devoted to LaCroyance et l’enquête (Belief and the Survey , 2004). Some of his favourite themes are to

be found here: the community of explorers who, in co-constructing public reason throughsurvey and experiment, become the community of believers; vulnerable audiences who,facing the risk of imposture, of phoney news, of practical jokes and rumour, are like the‘suckers’ gulled by the card-sharp playing Bonneteau as described by Goffman. He also

writes in defence of cooperative ethnography and the principle of irreducible observationattributed to the early Chicago pragmatists and sociologists; then, worried by a religiousexperience and faith in the ‘experimental method’ propounded by Peirce, Mead andDewey.

Texte intégral

Croyance, confiance et fixation de lacroyance : un socialisme logique

Plusieurs volumes précédents de « Raisons Pratiques » ont déjà fait référenceexplicitement ou implicitement à l’héritage du pragmatisme dans l’analyse deslogiques de l’activité située (Raisons pratiques, 1999), dans l’étude des cadragesde l’action collective (Raisons pratiques, 2001) et dans le débat sur le problèmedes habitudes ou des dispositions (Raisons pratiques, 2002). Nous voudrions àprésent réunir des contributions qui revisiteraient cette philosophie de la croyanceet de l’enquête, notamment dans ses implications pour la sociologie empirique (le

caractère irréductible de l’observation et la constitution de l’observable), dans sesenjeux politiques (la dimension publique de l’enquête et sa signification pourl’intelligence et l’individuation démocratique) et enfin dans ses conséquences surla psychologie du pragmatisme (la formation du Self chez William James et chezGeorge Herbert Mead).

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Sans prétention à organiser un débat épistémologique à partir d’une positionproblématique de surplomb, le texte qui suit est modestement une mise en jambesadressée à des explorateurs compétents : philosophes, lecteurs récents ou delongue date des œuvres de Charles Sanders Peirce, William James, John Dewey ouGeorge Herbert Mead, sociologues bâtisseurs d’une sociologie pragmatique ouinterrogeant les antécédents de l’interactionnisme. La « déambulation » qui suitest donc un appel aux ressources de la sympathie élargie visant à rassembler desquestionnements théoriques et des expériences de recherche susceptibles d’éclairerl’actualité du pragmatisme dans les sciences sociales.

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On sait, depuis les analyses de Karl Otto Apel (1981), comment la philosophie

de Charles Sanders Peirce a opéré la transformation sémiotique de la logiquetranscendantale d’Emmanuel Kant en remplaçant le concept de « chose en soiinconnaissable » par celui d’« infiniment connaissable » en même temps qu’ellesubstituait au sujet transcendantal de la connaissance l’idée d’une communautéindéfinie comme sujet de l’opinion ultime. La substitution à l’ego transcendantal

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de l’aperception pure d’Emmanuel Kant d’un procès sans fin d’enquête impliquequ’on prenne acte des habitudes et des dispositions qui sont l’esprit incarné duprocès de connaissance pratique. Il implique en même temps le mouvementopposé qui veut que les « véritables interprètes de notre pensée sont non pas lesfaits pratiques mais les idées générales ». Les valeurs sont ce qui promet de lagénéralité aux faits. Ainsi précisé, le pragmatisme est bien plus qu’uninstrumentalisme, puisqu’il soutient que la fin ultime ne s’épuise pas dans lesconséquences pour l’individu de son action, mais dans la visée d’un

développement ultérieur de la raison concrète (to further the development of concrete reasonableness). Autrement dit, l’engagement que prennent les valeurslorsqu’elles sont convoquées dans une situation consiste certes à augmenter notrehabileté mais aussi à rendre nos incapacités non seulement supportables, maisproductives et créatives (Joas, 1999 [1992]).

C’est cette dimension de généralité, inscrite dans la notion d’habitude quidistingue le pragmatisme de Charles Sanders Peirce de celui de William James,selon John Dewey (1922) Le pragmatisme, dit-il, identifie le sens (meaning) avecla formation d’une habitude ou d’une façon d’agir qui a la plus grande généralitépossible, l’application la plus large. Le vrai problème, en effet, consiste à fixer la

croyance comme habitude d’action dans une communauté de croyants.Différentes formulations de cette logique d’implication expansive ont étéproposées dans la lignée de la « sympathie élargie » de John Dewey. Ellesdonnent à la notion de public une dimension à la fois plastique et régulatrice quien fait un horizon d’accord au-delà de la simple pertinence comme ajustement àune situation donnée. Face à une situation problématique, la communauté desenquêteurs compétents se révèle être le seul espace de fixation des croyances quitienne bon. Contre l’autorité prétendument « établie », elle vient au secours de laténacité en lui imposant en contrepartie de se distinguer de la révélationsubjective : elle publicise la ténacité. Dans le même temps et contre lesgesticulations de la pure volonté cette fois, elle vient au secours de l’institution,elle institue la croyance ou renouvelle son autorité. La publicisation de la ténacitéest l’épreuve qui distingue la vérité de la simple révélation, l’expérience subjectivesusceptible d’être formulée, de l’expérience subjective indicible. Surtout, cettepublicité du trouble et de l’enquête qui le surmonte en font un processus, uneconversation ou une controverse, une discussion ou un débat sur des données del’expérience, une socialisation de la logique (Charles Sanders Peirce disait dupragmatisme que c’était un « socialisme logique »). La logique exploratoireprésuppose ou exige que tout individu puisse accéder à la vérité dans unprocessus virtuellement infini. Le processus de publicisation de l’observable est unusage, comme tel circonstancié et lui-même observable, qui requiert le travail

modeste de l’enquêteur tout comme il est nourri du travail des agents ordinairesqui tentent de surmonter leur trouble. Mais il est animé par une idée, moralementathlétique, selon laquelle ce processus est virtuellement infini. Cette idéerégulatrice ne se satisfait d’aucune performance tout en exigeant qu’elle manifestesa capacité à établir, dans un contexte d’action, son pouvoir de stabilisation. Cetteidée régulatrice la renvoie, d’expérience en expérience, de cadre en cadre, de stratede sens en strate de sens, à une autre organisation de l’expérience, à desmodalisations sans fin et à des redéfinitions des conditions et des enjeux del’accord.

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Le caractère irréductible de l’observation découle de ce socialisme logique :

l’observation est la conséquence naturelle du grand écart sur lequel se bâtit touteconnaissance scientifique ou pratique, elle est fille de nos incapacités structurelleset de nos croyances les plus irréductibles (Peirce, 2002 [1868]). Incapacité à

l’introspection – nous n’avons aucun pouvoir d’introspection ; touteconnaissance de notre monde interne est dérivée de raisonnements hypothétiques

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« Il me semble que nous sommes conduits à ceci que la logicalité exige quenos intérêts ne soient pas limités. Ils ne doivent pas s’en tenir à notrepropre destin, mais inclure la communauté tout entière. Et cettecommunauté à son tour ne doit pas être limitée, mais s’étendre à l’ensembledes races et des êtres avec lesquels nous entrons en relation intellectuelledirecte ou indirecte. Elle doit s’étendre, même vaguement, au-delà de cetteépoque géologique, au-delà de toutes limites. Celui qui ne sacrifierait passon âme pour sauver le monde entier est, à mon sens, illogique dans sesinférences, collectivement. La logique est enracinée dans le principe social »(Peirce 2002 [1878]).

à partir de la connaissance de faits extérieurs. Incapacité à l’intuition – nousn’avons aucun pouvoir d’intuition et toute connaissance est logiquementdéterminée par des connaissances antérieures. Incapacités, enfin, à la pensée sanssigne et à la connaissance de l’absolument inconnaissable.

Les deux premières incapacités sont au principe d’une critique dufondationnalisme puisqu’elles signifient que nous n’avons jamais de connaissancepremière d’un objet quelconque. Toute connaissance est un procès d’inférence et cesont les lois de validation de l’inférence qui sont constitutives d’une logique

pragmatique. C’est en ce sens que le pragmatisme est un « pédestrianisme » (lemot est de Charles Sanders Peirce lui-même) : une pensée qui a pour métaphoreadéquate la marche, soit la « déambulation » chez William James plutôt que lesaut de la conscience au monde ; et le mouvement qui va d’un état des croyances àun autre, mouvement orienté par la recherche de l’opinion ultime, chez CharlesSanders Peirce. Et c’est le caractère irréductible de la croyance, comme dispositionà l’action, qui anime la logique comme sens de la marche. Cette marcheexploratoire est inépuisable parce que la communauté qu’entend fonder la logiquesociale est une communauté à venir. Charles Sanders Peirce est ainsi le premier,avant Robert E. Park, à vider de l’intérieur la notion d’intérêt individuel, quand il

écrit :

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En utilisant un vocabulaire anachronique, on pourrait dire que la logique desconséquences qu’inaugure le pragmatisme ne se conçoit que dans les termes d’undéveloppement durable : elle procède par exploration illimitée des implications etdes inférences possibles d’une pensée et d’une action et par élargissement desintérêts de connaissance et des habitudes d’action. Charles Sanders Peirceconstate ironiquement qu’il aboutit ainsi à une reformulation de la triade desdispositions spirituelles selon Saint-Paul : Charité : l’intérêt pour unecommunauté indéfinie, Foi : la reconnaissance de cet intérêt comme bien suprêmeet Espoir dans la poursuite illimitée de l’activité intellectuelle. Charité, Foi,Espoir sont les conditions pour échapper au doute autrement que par la voie

cartésienne de l’intuition et de l’introspection. Elles sont respectueuses de nosincapacités et du principe social qui guide nos intérêts. En outre, la logique desconséquences qu’inaugure le pragmatisme suggère l’élargissement des intérêts deconnaissance et des habitudes d’action à tous les partenaires conversationnels quesont les choses et les êtres : ces derniers deviennent les nouveaux élus duparlement des objets. Ces thématiques, aujourd’hui popularisées par les travauxde Bruno Latour (1999) ont leur origine dans le postulat d’une logique animée parun « amour évolutionniste ».

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Voilà pourquoi l’observation est irréductible. On n’apprend rien en analysantdes définitions, dit Charles Sanders Peirce dans How to Make Our Ideas Clear

(2002 [1878]). Les qualités de clarté et de distinction sont les joyaux de lacouronne dans l’univers des logiciens, mais elles ne nous disent rien sur ce qu’estl’acte de penser. Il n’y a donc pas d’alternative réaliste à la coopération avec lemonde et avec les ressources dont il m’indique la disponibilité. On est bientoujours dans le cadre d’une pensée processuelle et plastique, qui ne craint pas,

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Le caractère public de l’enquête et lacommunauté des explorateurs :

impostures et manipulations

chez le William James des Varieties of Religious Experience (1999 [1902]),d’intégrer les dérives mystiques comme autant de formes d’ajustement au réel.Mais le principe d’une continuité des méthodes de la conversion et de lareconversion peut aussi bien nous conduire, en sens inverse, à considérer la placede la tromperie dans cette « théologie de l’immanence ». Au terme de ce parcours,on trouvera, chez Erving Goffman notamment, l’exploration systématique des

jeux de la mécréance et de la défiance, comme autant de formes de l’habiletépragmatique à manipuler les impressions d’autrui et à « fabriquer » de la

croyance. Et c’est bien parce que le jeu de la réflexivité se déroule dans un mondepeuplé par tous les malins génies de l’observation (espions, arnaqueurs, faux-monnayeurs, comédiens, petits-maîtres de cérémonies, etc.), qu’il mérite aussid’être observé et décrit comme la part d’ombre de l’intelligence collective à l’œuvredans toute situation de coopération.

La mise en abyme de la communauté des enquêteurs compétents chez ErvingGoffman n’est peut-être pas sans conséquences sur le modèle de la démocratiecomme mode de vie que proposait John Dewey. En explorant les salles de jeu oules asiles, les interactions avec le stigmatisé ou avec le fou, Erving Goffman nousmontre que la démocratie s’appuie de fait sur des publics qui se recomposent demanière aussi fugitive qu’un rassemblement de potaches riant d’une bonne

blague, qui sont aussi vulnérables que des pigeons devant un arnaqueur. Bref, ilrenvoie à cet ordre des rencontres manquées et des rassemblements embarrassés,

une partie non négligeable du travail ordinaire de ce socialisme logique ayant pourcharge de fixer les croyances. Erving Goffman fait une station prolongée dans ledomaine des habitudes et de l’habileté pragmatique, il donne à voir,empiriquement et selon les canons d’un idéal scientifique que prônait John Dewey mais qui demeurait dans l’ordre des injonctions, ce naturalisme transactionnel àl’œuvre dans les usages publics des espaces de rassemblement des sociétéscontemporaines. La fraîcheur d’Erving Goffman (1989) consiste à se défier commede la peste du discours normatif, conseilliste ou pédagogique, qui encombreparfois la littérature philosophique ou sociologique de Chicago, de lui imposer lecoup de sang de celui qui n’entend pas prendre la notion de communauté, fût-elle

ouverte, pour un acquis non questionnable : communauté entre l’arnaqueur et sa victime, dans « Calmer le jobard » (Goffman, 1989 [1952]), communauté desreclus dans l’institution totale, communauté avec le fou dans « La folie de laplace » (Goffman, 1973 [1969]), communauté avec le stigmatisé. À chaque fois,c’est bien d’une étrange communauté dont il s’agit, de l’espèce qui déstabiliseprécisément les trois principes de la Charité, de la Foi et de l’Espoir qui fondent laposition pragmatiste et son socialisme logique. Erving Goffman transgresse et

bouscule l’assise normative du pragmatisme. Les formes de coopération qu’il meten place impliquent des participants aux situations qui ne tiennent plus leurplace et qui menacent de troubler les arrangements ordinaires et l’intelligence

partagée des situations – tout en en faisant apparaître les conditions depossibilité. Il s’agit par exemple d’inventorier et de classer les façons de faire ou deparler qui visent à contenir celui dont les symptômes se mesurent d’abord à leurcapacité à envahir la sphère des perspectives partagées et des transactionshabituelles avec l’environnement (Joseph, 1996). Erving Goffman interroge la

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« La suspicion et le doute sont les deux conséquences essentielles du cadrage

de l’expérience. Dans la mesure où il est difficile d’imaginer une populationqui ne connaîtrait ni doute ni suspicion, il est difficile d’imaginer uneexpérience qui ne serait pas organisée par des cadres » (Goffman, 1991[1974], p. 130).« La question de l’ancrage d’une activité cadrée dans le cours des choses esten fait étroitement liée à deux autres questions : comment une activité peutêtre modalisée et surtout, comment elle peut être fabriquée. On doit à

William James de nous avoir montré le chemin. Lorsqu’il se demandait :“Dans quelles circonstances estimons-nous que les choses sont réelles ?”, ilfaisait l’hypothèse que la réalité seule ne suffit pas et que la mobilisation denos convictions est déterminante. (Pour insuffisante qu’elle soit, cetteréponse pose néanmoins le problème de savoir comment le monde seprésente à nous comme ordonné). On peut certes constater que ces

convictions ne sont pas moins fortes lorsque nous nous trompons sur ce quise passe. Dilemme : ce qui alimente notre assurance est précisément ce qued’autres pourraient utiliser pour nous induire en erreur. Et, bien quecertains éléments soient plus difficiles à manipuler que d’autres, pouvantservir ainsi de test pour décider de ce qui se passe vraiment, plus on seraassuré de leur solidité, plus il sera payant de les manipuler. Il ressort de tout

notion de compétence de part et d’autre de la barrière de la normalité ou de l’ordre,au cœur de l’embarras ou de la réclusion, au plus loin de l’intercompréhension etpour l’ensemble des participants, ratifiés ou non. À chaque fois, l’explorationaboutit à des résultats qui approfondissent le mystère de cette communauté et leconstant travail de conversion qu’elle impose à ses membres.

La figure de l’imposteur est un dispositif critique central dans cette entreprised’approfondissement de la communauté des enquêteurs compétents. Lepersonnage, présent ou fantasmé, dit l’intelligence collective à l’œuvre dans la

stabilisation d’un usage ou dans la composition d’un accord. Mais il est créditéd’un pouvoir de détourner cette intelligence collective à son seul profit. C’est lecomble de la compétence et de l’habileté, véritable malin génie des cadres quiimpose à l’usage ordinaire de reconsidérer sa stabilité ou sa transparence.L’imposteur est peut-être une figure cartésienne faisant irruption dans cet universde confiance et d’habitude que dessine le pragmatisme, mais ce n’est passimplement le produit du doute volontaire : il témoigne de la prise en compteempirique de la contrefaçon dans le domaine de production des croyances et inviteà analyser les conséquences de l’imposture pour le repos de la pensée auquelaspire toute croyance et donc la croyance démocratique. Plus que la simple

supercherie, elle dit que l’expérience n’est le socle du sens pratique qu’à conditiond’être pensée comme structurellement vulnérable, que nous vivons dans unmonde « still in the making », de ce point de vue aussi, contraints de reconstruirela confiance en ce monde en sachant que l’escroc entend lui aussi y prendre place.

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Il ne suffit pas de dire que les dispositifs transformationnels comme les jeux, lessupercheries ou les rituels généralisent la plasticité de la signification sur laquelledes participants peuvent se mettre d’accord. C’est en termes de strates deréflexivité qu’il faut penser le processus de modalisation d’un cadre puisque lesparticipants savent la plupart du temps que des altérations ont été apportées àl’usage conventionnel ou littéral et qu’ils agissent en conséquence, soit parce queces altérations ont été concertées, soit parce que certains participants sont plusavertis que d’autres et coopèrent pour « fabriquer » une situation, auquel cas ils’agira d’une collusion qui, comme telle, joue de la différence cognitive entreparticipants. La même expérience peut donc être vécue de l’intérieur d’une strateou de son bord et la compétence associée à ces deux façons de la vivre seradifférente. Ce n’est donc pas par hasard si Erving Goffman est autant fasciné parla « distance au rôle » (Goffman, 2002 [1961]), c’est-à-dire par le dédoublementde toute compétence sociale, par son hybridation constante dans la position del’observateur averti.

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cela que l’étude des techniques de mise au jour d’une tromperie est enmême temps l’étude des techniques de manipulation. Les modalités selonlesquelles une activité s’inscrit dans le cours du monde sont,paradoxalement, de même nature que celles par lesquelles on fabrique uneimposture. On peut donc comprendre comment se constitue notre sens de laréalité ordinaire en examinant quelque chose dont on est plus facilementconscient, à savoir la façon dont la réalité peut être imitée et/ou falsifiée »(Goffman, 1991 [1974], p. 245).

« L’approche classique de ces problèmes se préoccupe surtout de lever lesdoutes concernant un requérant et d’examiner ses requêtes. Pour ce qui meconcerne, je cherche plutôt à savoir comment nous entendons que les chosestiennent dans notre monde. Les techniques qu’utilise celui qui nous abusesont, de ce point de vue, aussi riches d’enseignement que les techniques parlesquelles nous le soupçonnons et peut-être sont-elles mieux étudiées.Prenons ce type d’escroc populaire depuis plusieurs siècles dans nossociétés, le petit faussaire, l’escroc à la petite semaine. Un exemple de l’èreanté-Xerox : un pigeon tombe sur un inventeur qui possède une petite

machine fabriquant des bi llets de vingt dollars. Il lui propose de l’acheter, ill’emporte chez lui, pour s’apercevoir qu’elle ne produit que du papier. Ons’était servi du modèle d’une machine à fabriquer de faux billets pour enfabriquer une fausse. Les grandes traditions qui nous apprennent à survivredans le monde pernicieux de la grande ville nous apprennent également ànous prémunir contre ce genre de fraude. Tous ces condensés de bon senspopulaire qui nous disent comment ne pas se faire avoir nous disent aussicomment un petit épi sode de notre expérience trouve son assise dans lecours du monde. Par la même occasion, ils nous parlent de la nature de cemonde. Au cœur de ce raisonnement il y a sans doute l’idée que, si uneséquence d’activité se prolonge suffisamment ou si la biographie deséléments qui la constituent est correctement contrôlée, la vérité doit

l’emporter » (Goffman, 1991 [1974], p. 431).

L’information et l’imposture sont comme les deux faces d’un mêmephénomène – la vérité du reportage se comprend depuis la confection du canular(hoax). Les Cadres de l’ expérience (Goffman, 1991 [1974]) peut être lu comme unguide d’enquête sur l’expérience démocratique. L’étude des manipulations a doncun pouvoir heuristique pour autant qu’elle met entre parenthèses la confianceconstitutive de la communauté des enquêteurs sur ce qu’est la réalité pour étudierla manière dont certains trahissent cette confiance, développant ainsi descompétences cognitives et pratiques sur cette réalité. Ce sont ces manipulateursqui nous enseignent ce que sont des conventions de phasage, les formules del’apparence, la continuité des ressources, etc. Parlant des différentes formes de

vulnérabilité de l’expérience, Erving Goffman dit clairement le propos de sa

fascination pour la tromperie – qu’il ne faudrait pas dissocier, répétons-le, de sacuriosité pour la folie, l’offense ou le stigmate (Joseph, 2003).

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Autrement dit, l’enquête sur les formes concrètes de la défiance ordinairedemeure orientée par une confiance générale sur les capacités à contrôler l’avenir.Ce serait la version peircienne du propos d’Erving Goffman, qui rappelleégalement la leçon de Karl Marx distinguant l’exploitation du simple vol : lemaquillage des étiquettes ne dure qu’un temps. C’est donc avec une franche ironiequ’Erving Goffman parle du « devenir anomique du monde » (ibid ., p. 485), maisc’est avec un sérieux relatif qu’il rassure ses lecteurs sur sa posture critique : « Mespréoccupations sont donc particulières, mais mes hypothèses ne sont guèreéloignées du sens commun : je pense que nos cadres interprétatifs sont, dans

l’ensemble, adéquats. Quelques exceptions apparentes confirment ceraisonnement » ( Ibid ., p. 431).

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Dans cet univers de non dupes, la place du sujet moral et de sa responsabilitén’est plus la même et on peut le comprendre dès lors qu’on admet que l’enquêteporte non pas sur l’univers du pur devoir mais sur un domaine (celui qu’explorait

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Observer : plaidoyer pour uneethnographie coopérative

déjà l’anthropologie pragmatique d’Emmanuel Kant) où règnent les vertus del’habileté et les règles du jeu des apparences concertées. Dire que la vérité doitl’emporter, comme le propose Erving Goffman (dont on sait le peu de propensionqu’il a à jouer les éveilleurs de conscience ou à faire acte d’allégeance à unquelconque progressisme), pour peu qu’une séquence d’activité se prolonge ouque la « biographie de ses éléments qui la constituent est correctementcontrôlée… », c’est faire l’hypothèse que ce qui change dans l’accomplissement du

jeu de dupes, ce n’est pas la position des participants ni leur responsabilité

morale, mais l’intelligence des situations et la possibilité d’élargir, parl’expérience, la communauté des non dupes. C’est cette irruption, dans le champ

de la morale, de l’intelligence individuelle et collective, nourrie par l’observationordinaire, mais aussi par l’éducation sous toutes ses formes, celle du senscommun comme celle de l’école réformée, qui est au cœur de la « reconstruction dela philosophie » dans le champ de la morale, telle que l’entend le pragmatisme,notamment chez John Dewey.

À examiner la place de l’observation dans l’héritage de la sociologie etl’importance des dispositifs de type observatoire dans son développement, on estconduit à analyser ensemble la règle et l’usage, la discipline et le départementpour reprendre le titre de l’ouvrage d’Andrew Abbott (1999). Il montre à quel pointla génération des sociologues en poste à l’Université de Chicago au tournant desannées 1940 aux années 1950 (Louis Wirth, Ernest Burgess, Herbert Blumer,Everett Hughes) a été décisive dans l’institution de l’héritage, non sanscontroverses sur le sens des messages des pères fondateurs, les liens avec lesdisciplines voisines, les priorités en matière de programmes de recherche. On setrouve alors en présence de strates de redécouverte qui n’ont de sens qu’orientéespar un « combat » de la discipline ou par l’horizon d’attente que partagent leschercheurs et qui résultent de convergences problématiques traitées parfois avecmépris comme simples « effets de mode » et dont le sens n’en finit pas de seredécouvrir par strates et comme matériaux pour une recréation. En l’occurrence,le travail d’Andrew Abbott peut se comprendre comme la mise en jour d’un filconducteur (qu’on peut appeler pompeusement paradigme et qui en fait seraitplutôt un syntagme) dans des recherches qui ont manié toutes sortes de méthodesmais qui ont toutes conçu l’observation comme une appréhension du réel plus que

comme une saisie de variables, comme un processus manipulant des « degrés decontextualité » différents plus que comme une classification de données. Ce filconducteur est résolument pragmatiste d’inspiration : il installe une scène danslaquelle l’observation est une arme pour une critique politique de l’activitéscientifique, une arme dont les performances sont jugées publiquement, quireproduit la communauté scientifique et y englobe constamment de nouveauxacteurs : indigènes, informateurs, collègues, commanditaires, journalistes, etc.C’est parce qu’elle présuppose un travail de coopération dans l’exploration,l’exposition et l’interprétation des résultats que l’observation est une arme contreles délices du corporatisme disciplinaire et académique.

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Pour redécouvrir aujourd’hui le socle sur lequel se déploient ces controverses, ilfaut d’abord rappeler deux points, déjà soulignés par deux lectures attentives dece champ : d’abord, ce que Ulf Hannerz (1983 [1980]) a appelé l’« ethnographie

coopérative » et, ensuite, le principe d’une observation « irréductible »,commenté par Olivier Schwartz (Schwartz, 1993). Ce sont ces deux points que

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j’aimerais à mon tour commenter ensemble, comme deux arguments convergentsdans la discussion sur ce qu’est un observatoire s’il prétend être autre chose qu’undispositif de pure saisie et s’il veut être un outil d’appréhension du social. D’uncôté, la métaphore optique (du panoptique de la gouvernabilité au détail del’immersion ethnographique) ; de l’autre, la métaphore de la manipulation et del’usage habile (du laboratoire et de son écologie des activités à la scène de larencontre entre l’ethnographe et de l’indigène).

À propos du premier point, l’ethnographie coopérative, il faudrait donc avoir en

tête plus le mystère de la coopération que la réalité substantielle d’une école.D’autant que le premier paradoxe, dans le cas de Chicago, c’est que la coopérationcommence entre philosophes avant de se généraliser aux sciences sociales engénéral et aux sociologues en particulier. À Chicago, on invente une traditiond’enquête après avoir coopéré dans la recherche philosophique. C’est cettepremière coopération qui marque William James lorsqu’il rend visite audépartement de philosophie de Chicago au tournant du siècle : John Dewey,Georges Herbert Mead et leurs collègues travaillent et publient ensemble ; ilsmettent en pratique le principe pragmatiste de constitution d’un savoir dans unecommunauté d’enquêteurs compétents. Et cette coopération n’est pas seulement

le renforcement d’une ligne, mais inévitablement une hybridation des regards, quece soit par la proximité des sociologues et des anthropologues, ou par les échangesconstants avec la psychologie sociale naissante, ou encore par l’engagement desphilosophes en question dans les problèmes politiques de l’heure en matièred’éducation, d’immigration ou de politique de la ville.

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Il faudrait ensuite prendre au sérieux la place réservée à l’observation et àl’empirisme irréductible de ce que l’on a appelé l’École de Chicago. Dans unepensée convaincue que le réel est processuel, que le « monde est en train de sefaire », fascinée par les phénomènes d’organisation et de désorganisation, par lesconflits et les formes d’accommodation, les mouvements sociaux et le changementculturel, l’observation est le seul mode d’accès aux situations sociales, auxinteractions entre groupes et aux activités des acteurs. Et, surtout, c’est la bonneméthode parce que c’est l’ethnométhode de tout un chacun confronté à unesituation problématique et pour lequel l’enquête est la seule issue face à l’irritationdu doute. Ce sont les acteurs eux-mêmes qui nous enseignent qu’ils sont desobservateurs et agissent en contrôlant les contextes et les conséquences de leursactions. L’observation est irréductible en ce sens et en ce sens d’abord ; nonseulement comme une injonction académique cherchant à contrebalancer lesempathies et les prénotions du travail social, mais comme un accord pratique

avec les objets mêmes, ou avec les conduites, les activités, les habitudes et lescroyances que l’on tente d’objectiver et donc avec les savoirs et les savoir-faire

ordinaires des agents. Observer, c’est-à-dire concrètement explorer le domaine des visibilités et des ressources perceptives dans un contexte d’action, écouterattentivement l’implicite d’une conversation, répertorier les indices constitutifsd’un contexte, repérer les étapes et les bifurcations d’une carrière, décrire un cadreinteractionnel et ses participants, c’est aussi bien suspendre les a priori des

visions structurales que tourner le dos aux visions héroïques de l’agent, prendreacte que le monde est bien encore « en train de se faire ».

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Résumons provisoirement. 1. Observer c’est coopérer et ceci a des conséquencessur la nature des données, puisque coopérer dans l’observation, c’est considérerque les données sont publiques, accessibles et disputables. 2. Les acteurs sociaux

ordinaires ne sont sans doute pas rationnels, mais ce sont des observateurs. Ilsont des dispositions et des habiletés, des croyances et des habitudes d’action quileur permettent de s’ajuster, de s’engager, de s’investir dans une action.3. Observer des cadres de vie (des territoires, des quartiers ou des immeubles), deshistoires de vies ou des carrières (d’individus, de réseaux ou d’associations), des

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La constitution de l’observable et lecaractère incarné de l’expérience

« Aristote pensait que la raison était capable de communion solitaire avec la vérité rationnelle. La contrepartie de la proposition célèbre selon laquellel’homme est un animal politique est que l’intelligence, Nous, n’est nianimale, ni humaine, ni politique. Elle est divinement unique et serecouvre elle-même. Pour Bacon, l’erreur a été produite et reproduite dufait de facteurs sociaux et la vérité ne peut être découverte que par des

contextes d’action ou des situations problématiques (l’intervention du travailleursocial ou l’accueil aux urgences), c’est se donner des degrés de contextualité

différents. Mais c’est aussi inévitablement colorer la carte de la métropole,démultiplier les types et les typologies savantes, multiplier les personnagessecondaires ; en un mot ajouter une strate de signification à une réalitéinsaisissable et avancer ainsi dans une intelligence à la fois collective et pratiquedu réel.

Avec Georges Herbert Mead, William Isaac Thomas et Robert Park, lepragmatisme a fait de l’observation le sous-produit, mais aussi le ressort éthique(Joseph, 2003) d’une pensée qui associe l’athlète moral et l’enquêteur modeste.C’est l’agencement de ces deux personnages conceptuels, aurait dit Gilles Deleuze,dans la position scientifique du pragmatisme qui donne sens à l’empirisme de la

sociologie de Chicago et au paradigme des « degrés de contextualité » (Abbott,1997) qu’elle propose en alternative à la sociologie des variables (Blumer, 1969).Cette position, loin de se résoudre en une fascination pour la rhapsodie du diverset pour la singularité d’un jeu de circonstances, interroge la disponibilité desdonnées dans une écologie des activités et de la perception qui entend prendre lamesure du caractère incarné de l’expérience en explorant les catégories du sensible(du visible et du tactile) comme autant de catégories de l’usage, sans oublier lapart de coopération inscrite dans toute expérience et dans la constitution del’observable.

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C’est pourquoi repenser la place de l’observation, c’est inévitablement« reconstruire la philosophie ». Dans Reconstruction in Philosophy, John Dewey fait remonter à Francis Bacon le renouveau de la philosophie dans lequel s’inscritle pragmatisme en rappelant son aphorisme célèbre selon lequel le savoir est unpouvoir (Dewey, 2004 [1920]). Mais dans son commentaire, il précise que laformule peut avoir deux sens bien différents. Dans la pensée aristotélicienne, queFrancis Bacon combat, le savoir est un pouvoir qui passe par la démonstration etla persuasion et vise à conquérir les esprits plutôt que la nature. De plus,démonstration et persuasion supposent que quelqu’un dispose déjà de la vérité oude la croyance et que le seul problème qui demeure c’est de convaincre oud’enseigner ce que l’on a découvert. C’est tout le contraire qu’entend Francis Baconqui a une piètre opinion du savoir disponible et un sens aigu de l’étendue et de

l’importance des vérités à atteindre. ( Ibid ., p. 31) Il faut donc opposer deuxpouvoirs de la science : celui qui consiste à dominer la nature et celui qui vise àassujettir des esprits ; celui qui se fonde sur la démonstration d’une vérité établieet celui qui vise à la découverte d’une vérité.

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De cette opposition découlent d’autres, tout aussi importantes pourcomprendre la reconstruction de la philosophie dans l’entreprise pragmatiste. Lapremière porte sur l’organisation de la recherche scientifique comme coopérationau sein d’un collectif, organisation opposée au modèle de la contemplationsolitaire de la vérité chez Aristote.

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agencements organisés à cet effet […] Ce dont nous avons grandement besoin c’est d’une organisation de recherche coopérative, où les hommes seconfrontent à la nature collectivement et où le travail d’enquête est pris encharge de manière continue génération après génération […] Lorsque

William James disait du pragmatisme que c’était un mot nouveau pour unefaçon de penser ancienne, je ne saurais dire s’il pensait expressément àFrancis Bacon, mais pour ce qui concerne l’esprit et l’atmosphère propres àla poursuite de la vérité, Bacon peut être tenu pour le prophète de laconception pragmatique de la connaissance. Beaucoup d’erreursd’interprétation sur l’esprit de son œuvre auraient pu être évitées si l’ons’était montré plus attentif à son insistance sur le facteur social aussi biendans l’élaboration que dans les fins de la connaissance » (Dewey, 2004[1920], pp. 36-38).

« Un organisme agit selon sa structure, simple ou complexe, sur sonenvironnement et les changements produits dans l’environnement serépercutent sur l’organisme et ses activités. Toute créature vivantesurmonte ou subit les conséquences de son propre comportement. Ce lien

étroit entre faire, surmonter et subir constitue ce que nous appelonsexpérience. Ceci a des implications importantes pour la philosophie. Pourcommencer, c’est l’interaction entre l’organisme et son environnement, dontle résultat est une certaine adaptation assurant l’utilisation del’environnement, qui est le fait premier, la catégorie de base. Laconnaissance est reléguée dans une position dérivée, secondaire du point de

vue de son origine, même si son importance, une fois qu’elle est établie,obscurcit les autres » (Dewey, 1920, p. 86).

La deuxième opposition porte sur la notion d’expérience. Dans la penséegrecque, toute expérience est, par définition, en défaut puisqu’elle ne conduit ni àla certitude ni à l’universalité. Quant aux empiristes du XVIIIe siècle, leurconception de l’expérience était polémique et l’observation avait une vertu dedésintégration : ils s’opposaient à un corps de croyances et d’institutionsauxquelles précisément ils ne croyaient plus. L’empirisme philosophique est« désintégrateur dans son intention ». Le tableau se modifie dès lors que lapsychologie empirique, s’inspirant de la biologie, met à mal le socle sensualiste del’empirisme : les sens ne sont plus les portes d’entrée de la connaissance mais lesstimuli de l’action. La biologie, en généralisant le problème de l’organisme vivantà partir de son activité d’adaptation fait de l’expérience non pas la réceptiond’informations, mais un faire. Un organisme n’est pas une surface passiverecevant des informations par les sens.

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L’adaptation pratique prévaut sur la connaissance comme information éclairéede la pratique. La troisième opposition porte précisément sur la place del’observation, conçue comme extérieure ou distincte du fait de penser ou, au

contraire, comme le voudrait la philosophie reconstruite, inséparable de l’activitéconcrète de la pensée. Observer intelligemment c’est, dit John Dewey,appréhender dans les deux sens du terme, prendre ce qui arrive et être en alerte

devant ce qui va se produire, comme le forgeron contrôlant la couleur et la texturede son fer, le docteur observant son patient ou l’homme de science attentif auxindices lors d’une expérimentation de laboratoire. Tous trois sont desmanipulateurs avertis.

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La première enquête est le fait de la main et c’est elle qui « fixe la croyance »dans cette situation. Tout au long de l’œuvre de John Dewey sera réaffirmée l’idéeque le cognitif n’est qu’un des modes de l’expérience et que l’enquête commence

avec la perception et en particulier la manipulation, bien avant d’être argumentée.Comme le soutiendra George Herbert Mead dans The Philosophy of the Act (1938),mais aussi dans Mind, Self and Society (1934, p. 134 et p. 237), toute explorationet notamment celle qui commence avec la main, est mise à distance, observationet appréhension qui distingue l’usage humain de la consommation immédiate.

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L’usage humain, en tant qu’il est maniement d’objets, n’est plus contemplationdes choses, mais considération de l’accomplissement. La main introduit une

première réflexivité de l’acte et c’est en même temps la première des enquêtes, la

première des explorations. Dans ce schéma de la créativité corporelle (Joas,2000), la main est le siège de l’intelligence non seulement parce qu’elle inaugurel’intelligence pratique et instrumentale, mais parce qu’elle séquence l’activitéintelligente en repoussant l’achèvement ou en l’anticipant dans la représentationcomme achèvement à venir. Du coup l’usage n’est pas – et ne peut pas être –

pure consommation pas plus que la représentation n’est pure contemplation.L’exploration est inscrite dans l’histoire de l’animal humain dès lors que celui-cidispose d’un « pouce opposé aux autres doigts pour saisir et utiliser les objetsdont il a besoin ». La main est moins l’organe de la prise que celui du retrait, de laconsommation différée ; c’est en tant qu’elle médiatise le rapport à l’objet et qu’ellepréfigure la communication par gestes qu’elle est l’instrument de l’intelligencehumaine. Dans la hiérarchie des sens qui stimulent ou accompagnent l’acte, la

voix – le geste vocal – est au début de l’accomplissement, elle relève de l’émotionet accompagne l’action soudaine, la simple réaction, mais c’est aussi l’irruptiondu Self sous sa forme primaire dans le processus de communication. La vue –

l’organe de la mise à distance – est à la fin de cet accomplissement : c’est l’organequi fait de l’espace une construction de l’œil (en coopération avec la main, c’estdéjà une coopération, fondatrice de l’observabilité du monde) et non une simpleforme de la sensibilité, comme le définissait Emmanuel Kant. Mais la main est le

véritable médiateur, le ressort de l’habileté spécifique (Mead, 1934, pp. 170-188).Notons que cette médiation a un sens très curieux puisqu’il s’agit en fait presqued’une contrariété, d’un organe avec lequel se développe la crise du rapport entre lesubjectif et l’objectif et c’est dans cette crise que se construit à la fois le Self commeintelligence réflexive et le monde des objets.

Le pragmatisme nous enseigne la dimension incarnée de toute expérience.Enquêter avec la main et par la vue, enquêter au cœur des transactions corps-milieu. Nous sommes des êtres de locomotion, des « unités véhiculaires »(Goffman, 1973-1971), capables en nous mouvant de découvrir le milieu où nous

vivons. Nous explorons la ville avec nos mains, nos pieds, nos oreilles et nos yeux,dans un ordre de rencontres et d’événements pratiques et sensibles. En enquêtantsur notre environnement, nous le transformons et nous nous transformons nous-mêmes. Nous créons des postes d’observation, au sens où nous secouons laconfiance naturelle sur laquelle repose notre rapport corporel aux choses et oùnous perturbons l’engrenage de nos habitudes, ces schèmes incorporés quiassurent l’unité de l’organisme et de l’environnement ; mais en allant plus loindans cette pratique réflexive, nous montons des équipes collectives d’enquêteurs,

coopérant au sein d’observatoires-laboratoires, dont un prototype – dans unChicago d’avant la sociologie de Chicago – était le social settlement de HullHouse. Les femmes de Hull House, autour de Jane Addams (1910), mettaient lamain à l’ouvrage et elles élaboraient les premiers outils pour prolonger leursorganes sensoriels et moteurs : la description par cas, la carte et la statistique,pour faire voir et toucher du doigt les conditions de vie dans le Near West Side.Hull House était l’incarnation de la communauté des explorateurs et descroyants. Ses membres combinaient un mélange de charité pour les migrants qui

vivaient dans leur quartier, à leur pas de porte et au-delà pour l’humanité, de foi

inébranlable dans les pouvoirs de la raison publique et de la politique

expérimentale et d’espoir dans la capacité à changer le monde commun par leursinitiatives collectives. L’engagement de leur vie, sur place, anticipait surl’observation participante et sur l’ethnographie coopérative. Il fallait voir pourfaire. L’idée de situation problématique et son attribut subjectif, l’« irritation dudoute », apparaissent chez Charles Sanders Peirce à la faveur d’un exemple

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L’enquête et son sujet. Lepragmatisme et ses psychologies

banal – comment payer son taxi, avec des pièces ou un billet ? Puis elle connaîtdes variantes chez William Isaac Thomas, chez Robert Park ou chez John Dewey pour qui elle donne l’impulsion au processus d’enquête. C’est en vivant avec leshabitants du Near West Side que les femmes de Hull House apprenaient quellesétaient leurs situations problématiques, enquêtaient dessus et inventaient dessolutions. Faisaient de l’observation et de l’expérimentation les voies de créationd’une communauté à venir.

Les Variétés de l’expérience religieuse, qui reprennent les Gifford Lectures

présentées par William James à Edinburgh (1901-02) font de la crise mystique oude la conversion des expériences du seuil , de la limite entre plusieurs mondes etdes dépassements de la division du soi, mais aussi des formes fiévreuses,

émotionnellement instables, de la sensibilité, comparables aux symptômes de la

personnalité pathologique, qu’elle soit mélancolique, hystérique, paranoïaque ouobsessionnelle. Pour que cette description clinique de la crise religieuse nediscrédite pas les croyances en les réduisant à leur causalité physiologique (laqualification d’une expérience comme « rien que » n’ouvre pas sur une descriptionmais la clôture et juge sans sympathie), elle ne doit pas ignorer l’extension deseffets de la crise (crise de conversion ou crise mystique) bien plus importante queles causes alléguées. Décrire sans sombrer dans le matérialisme médical, c’est sesoucier de la manière dont l’événement (de la révélation ou de la conversion)transforme le croyant dans ses valeurs et son rapport au monde et donc le mondedes faits lui-même.

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C’est l’enseignement de la tradition puritaine qui est ainsi confirmé : « c’est parleurs fruits que vous les connaîtrez et non par leurs racines ». Telle est la thèse duTraité des affections religieuses de Jonathan Edwards. Les racines de la vertuhumaine nous sont inaccessibles et rien dans les apparences ne témoigne de lagrâce. Seul, nous enseigne cette tradition, le « degré par lequel notre expérience estproductive en pratique témoigne du degré par lequel elle est spirituelle et divine ».

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William James entend donc concilier description clinique et jugement spirituel.La description clinique opère comme le scalpel ou le microscope – elle isole etdécoupe dans la matière de l’expérience en même temps qu’elle rappelle que lamélancolie religieuse demeure une mélancolie, tout comme la transe religieuse est

bel et bien une transe. Le jugement porte sur la forme particulière que prend la

reconstruction du Self dans l’expérience religieuse. Se reconstruire c’est certesaccepter autrement le monde. Or, il y a deux façons tout à fait différentes des’accorder sur l’accord et d’accepter l’univers. On peut le faire d’un cœur froid oului souhaiter la bienvenue avec sérénité ou enthousiasme. C’est ce qui distingue lacroyance de la conscience morale et celle de l’attitude religieuse : la première secontente d’accepter (to agree to) alors que la deuxième se met d’accord avec (to

agree with), littéralement, elle « abonde en accord, elle se précipite pourembrasser les décrets divins » (James, 2005). La position moralisante, dit

William James, est celle d’un athlète qui doit retenir son souffle et tendre sesmuscles. « Mais l’attitude athlétique tend à s’effondrer et s’effondre même pour le

plus résolu lorsque l’organisme décline ou que les peurs morbides envahissentl’esprit » (James, 1999). L’expérience religieuse s’engouffre dans ce déclin : elle estla ressource de l’athlète moral en crise, elle prend en mains son destin, lui offreémotion et enthousiasme là où la morale lui demande seulement de courber la têteet d’acquiescer ; elle substitue la solennité de la joie ou de l’épreuve, la jubilation, à

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l’ordinaire de l’observance ; elle ne cherche même pas à banaliser le mal. Le malenrichit le monde « tant que nous maintenons un pied sur sa nuque ». Autrementdit, la conscience religieuse n’est riche émotionnellement que parce qu’elle ne tentepas d’échapper au « principe négatif » et le psychologue ne peut décrire la richessede cette expérience et comprendre sa valeur pour la vie humaine qu’en restituantsa violence, ses joies et ses peurs, ses mouvements d’expansion et de contraction.

La psychologie de la conversion est ainsi une introduction à la dimensiontragique de l’accord avec le monde. Le chapitre consacré à la religion des « sains

d’esprit » corrige par avance toutes les interprétations hâtives sur le prétenduoptimisme béat du pragmatisme. Il se moque de l’univers de l’âme enchantée,

vibrant au bleu du ciel, aux petites fleurs et aux oiseaux, plus qu’aux passionsobscures. Cette religion, dit William James, traite le mal de haut, le considèrecomme simple mensonge ou comme errance de la raison. Elle voudraittransformer la réalité elle-même à sa convenance. Son optimisme se nourrit sansdoute des théories de l’évolution, mais c’est un optimisme naïf, celui des thérapiesmentales. L’hygiénisme mental est encore plus limité dans ses conséquences quel’attitude morale et il échoue comme elle : la médecine de la volonté ne peut riencontre les tensions qui s’accumulent dans la subjectivité ni contre le divorce entre

la subjectivité et le monde. L’authentique expérience religieuse est re-naissance. Alors que les sains d’esprit (moralistes ou hygiénistes) voudraient vivre dans unmonde rectiligne et ne comportant qu’un niveau, les « twice-born » nousconduisent dans un mystère à deux niveaux.

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Autrement dit, la conversion a pour elle d’être un décentrement de laconscience. La force qui s’y manifeste n’a rien à voir avec les gesticulations de la

volonté saine ou les thérapies mentales. C’est au contraire une façon de penser à« autre chose » (comme lorsqu’on tente de surmonter un trou de mémoire) de« lâcher prise ». Certes il y a des conversions volontaires qui procèdent par étapeset construisent pièce par pièce de nouvelles croyances et de nouvelles habitudes.Mais elles sont bien moins intéressantes, dit William James, que celles quicorrespondent à un abandon de soi et procèdent par maturation et éclosion. Lesubconscient joue alors un rôle plus important. Ce terme ne doit pas tromper : ilne désigne, chez William James, que les zones extérieures au champ deconscience, pour ainsi dire limitrophes. Les derniers chapitres des Varieties enferont une sorte de vase d’expansion de la conscience, l’indication de sonélargissement possible. La conversion par abandon de soi ouvre précisément sur

cette expansivité du Self . Et, pour la troisième fois, le psychologue se trouver enaccord avec la tradition puritaine qui enseigne précisément que l’abandon est unelibération, une délivrance. L’abandon de soi permet à la conscience de rompre leface-à-face avec le péché qui occupe son attention et encombre son esprit. C’est

l’épuisement de la volonté qui inaugure l’expérience de la conversion et ouvre surses conséquences subjectives et pratiques. Qu’il s’agisse de la conversion de Saint-Paul, d’Alphonse Ratisbonne ou de celle d’un alcoolique repenti, la chute (laproximité du mal radical) est l’épreuve initiatique. Cité à plusieurs reprises,Jonathan Edwards confirme l’harmonie de pensée du psychologue et de latradition puritaine. Aucun trait ne distingue les croyants véritables et aucunemarque ne sépare les ordres de l’excellence humaine. Il n’y a que des différences dedegré sur un continuum de régénérations possibles. Le converti (twice born)

réinstalle la croyance et la jubilation comme ce qui tient bon face à la« dessication » progressiste du réel (Lasch, 2002 [1991]) que proposent le

méliorisme hygiéniste de la maîtrise de soi et la figure volontariste de l’athlètemoral. Il est l’autre figure de la croyance, celle qui déstabilise et dramatise le reposde la pensée dans l’habitude, la fait passer du sens commun à la foi commune.

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Ce sont donc deux formes de la croyance, comme habitude d’action etdisposition d’une part et comme expérience de la conversion et renaissance

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Bibliographie

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d’autre part, qui méritent d’être explorées dans leur tension. Comment ceprogramme est-il lu et interprété par Georgte Herbert Mead et par sa théorienaturaliste du Self , par Émile Durkheim dans Les Formes élémentaires ? Quellesconséquences faut-il en tirer pour la compréhension des formes d’individuation ?Telles sont, à titre indicatif, des questions que nous aimerions soulever dans ceprojet de numéro.

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Notes

1 Nous remercions les ayant-droit d’Isaac Joseph de nous autoriser à publier cet inédit dans SociologieS . Il s’agit d’une version de l’appel à articles pour la livraison de la collection« Raisons pratiques » consacrée à La Croyance e t l’enquête. Aux sources du pragmatisme,dont Isaac Joseph avait été le concepteur et l’artisan, juste avant sa disparition et la menéeà terme de l’entreprise par Bruno Karsenti et Louis Quéré (Karsenti & Quéré, 2004). Cetinédit préfigure, pour certains de ses passages (les paragraphes sur Erving Goffman et sur

William James), le texte publié comme « L’athlète moral et l’enquêteur modeste » (Joseph,2007, écrit en 2003 et achevé début 2004). Il semble qu’Isaac Joseph ait dans un premiertemps commencé à intégrer à l’appel à articles sa réflexion sur l’observation et à reprendreun certain nombre de notes sur l’« ethnographie coopérative », développées dans un autretexte inédit intitulé « Observer, appréhender, coopérer » (écrit en 2002). Puis il aurachangé d’idée et, conservant quelques éléments de ce premier brouillon de synthèse, il sesera orienté dans d’autres directions, sans doute à la faveur de son séjour de lecturesintensives à l’Université Johns Hopkins de Baltimore, pendant l’hiver 2003-2004. Ce petit

texte hybride est intéressant, dans une perspective pragmatiste, par ses considérations surl’enquête, tant philosophique que sociologique, par sa circulation entre des perspectives surla croyance, l’expérience et l’action et par sa tentative de concilier les lectures de CharlesSanders Peirce, William James, John Dewey et George Herbert Mead (édition par DanielCefaï).

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2/25/2016 L’enquête au sens pragmatiste et ses conséquences

Pour citer cet article

Référence électronique

Isaac Joseph, « L’enquête au sens pragmatiste et ses conséquences », SociologieS [Enligne], Dossiers, Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquê tes,expérimentations, mis en ligne le 23 février 2015, consulté le 25 février 2016. URL :http://sociologies.revues.org/4916

Auteur

Isaac Joseph1943-2004 - Professeur de sociologie à L’Université Paris X-Nanterre