Lecture analytique du texte n°5 tiré du Père Goriot de...

3
Lecture analytique du texte n°5 tiré du Père Goriot de Balzac. Compilation de questions. En quoi cette fin est-elle particulièrement réaliste et tragique ? Quelle vision du monde nous est transmise par Balzac à travers cette fin ? Quelle image de Rastignac nous est donnée dans ce dénouement ? Situation du texte. Cette dernière page du roman raconte la brève cérémonie funèbre du père Goriot. Elle fournit les derniers éléments nécessaires au dénouement : les thèmes essentiels de l’œuvre, abandon du père et ambition exacerbée de Rastignac s’y trouvent liés l’un à l’autre avec le maximum d’intensité. Un double itinéraire s’achève, celui d’une vie de dévouement mal récompensée pour le père, et celui d’une éducation pour Eugène. Il est possible d’examiner successivement les deux parties du texte, l’une consacrée au disparu et l’autre à Rastignac. I Goriot ou les funérailles d’un pauvre. Les funérailles de Goriot se déroulent sous le triple signe de l’abandon, de la précipitation et de la contrainte d’argent. L’abandon du père par les filles, sa solitude après la mort comme dans l’agonie, sont perceptibles à travers plusieurs expressions : « Il n’y avait qu’une seule voiture de deuil… Il n’y a point de suite… deux voitures armoriées mais vides ». On remarque l’alliance de ces deux termes, « armoriées mais vides », qui marque la noblesse du titre alliée à l’absence des sentiments : le cœur des filles est vide comme les voitures. Socialement, les apparences sont sauves, les filles sont représentées aussi par leurs domestiques, « les gens de ses filles ». Leur absence apporte la triste confirmation d’un abandon perpétré dès longtemps pour des raisons de prestige sociale, le père ancien commerçant, et de surcroît ruiné, étant une compagnie peu distinguée (se souvenir du portrait qu’en fait l’amie de Mme de Beauséant, la duchesse de Langeais, qui ne parvient pas à prononcer correctement le nom de Goriot « ce Foriot, Moriot, Loriot) et qui utilise la métaphore de la « tache de cambouis » dans le salon des Restaud pour le désigner). La précipitation, la hâte d’en finir sont manifestées à travers un lexique temporel qui souligne de façon réitérée le caractère expéditif de ces funérailles de pauvre. Toutes les interventions du clergé sont parcimonieusement chronométrées : « le service dura vingt minutes… nous pourrons aller vite… il est cinq heures et demie… À six heures, le corps du Père Goriot… ». Enfin, tous disparaissent « aussitôt que fut dite la courte prière… ». Cette impression de funérailles au pas de course est accentuée par la notation dépouillée des faits, qui sont dits brièvement, dans leur nudité, sans commentaire. Toute une série de verbes au passé simple établit la succession nue et banale des événements : les deux prêtres… vinrent et donnèrent,… les gens du clergé chantèrent,… deux voitures armoriées mais vides se présentèrent et suivirent… le corps du Père Goriot fut descendu… ». La structure même de la phrase suggère même un escamotage de la descente dans la fosse, cet acte essentiel traité en quelques mots étant aussitôt supplanté par la débandade de tous : « À six heures, le corps du Père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant. ». On constate la disproportion entre la partie très brève consacrée au défunt, oublié aussitôt après le mot « fosse », et la fuite des assistants longuement évoquée.

Transcript of Lecture analytique du texte n°5 tiré du Père Goriot de...

Page 1: Lecture analytique du texte n°5 tiré du Père Goriot de Balzacddata.over-blog.com/xxxyyy/2/11/56/21/Lecture-analytique-du-texte... · La contrainte de l’argent a été dominante

Lecture analytique du texte n°5 tiré du Père Goriot de Balzac. Compilation de questions. En quoi cette fin est-elle particulièrement réaliste et tragique ? Quelle vision du monde nous est transmise par Balzac à travers cette fin ? Quelle image de Rastignac nous est donnée dans ce dénouement ? Situation du texte. Cette dernière page du roman raconte la brève cérémonie funèbre du père Goriot. Elle fournit les derniers éléments nécessaires au dénouement : les thèmes essentiels de l’œuvre, abandon du père et ambition exacerbée de Rastignac s’y trouvent liés l’un à l’autre avec le maximum d’intensité. Un double itinéraire s’achève, celui d’une vie de dévouement mal récompensée pour le père, et celui d’une éducation pour Eugène. Il est possible d’examiner successivement les deux parties du texte, l’une consacrée au disparu et l’autre à Rastignac. I Goriot ou les funérailles d’un pauvre. Les funérailles de Goriot se déroulent sous le triple signe de l’abandon, de la précipitation et de la contrainte d’argent. L’abandon du père par les filles, sa solitude après la mort comme dans l’agonie, sont perceptibles à travers plusieurs expressions : « Il n’y avait qu’une seule voiture de deuil… Il n’y a point de suite… deux voitures armoriées mais vides ». On remarque l’alliance de ces deux termes, « armoriées mais vides », qui marque la noblesse du titre alliée à l’absence des sentiments : le cœur des filles est vide comme les voitures. Socialement, les apparences sont sauves, les filles sont représentées aussi par leurs domestiques, « les gens de ses filles ». Leur absence apporte la triste confirmation d’un abandon perpétré dès longtemps pour des raisons de prestige sociale, le père ancien commerçant, et de surcroît ruiné, étant une compagnie peu distinguée (se souvenir du portrait qu’en fait l’amie de Mme de Beauséant, la duchesse de Langeais, qui ne parvient pas à prononcer correctement le nom de Goriot « ce Foriot, Moriot, Loriot) et qui utilise la métaphore de la « tache de cambouis » dans le salon des Restaud pour le désigner). La précipitation, la hâte d’en finir sont manifestées à travers un lexique temporel qui souligne de façon réitérée le caractère expéditif de ces funérailles de pauvre. Toutes les interventions du clergé sont parcimonieusement chronométrées : « le service dura vingt minutes… nous pourrons aller vite… il est cinq heures et demie… À six heures, le corps du Père Goriot… ». Enfin, tous disparaissent « aussitôt que fut dite la courte prière… ». Cette impression de funérailles au pas de course est accentuée par la notation dépouillée des faits, qui sont dits brièvement, dans leur nudité, sans commentaire. Toute une série de verbes au passé simple établit la succession nue et banale des événements : les deux prêtres… vinrent et donnèrent,… les gens du clergé chantèrent,… deux voitures armoriées mais vides se présentèrent et suivirent… le corps du Père Goriot fut descendu… ». La structure même de la phrase suggère même un escamotage de la descente dans la fosse, cet acte essentiel traité en quelques mots étant aussitôt supplanté par la débandade de tous : « À six heures, le corps du Père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant. ». On constate la disproportion entre la partie très brève consacrée au défunt, oublié aussitôt après le mot « fosse », et la fuite des assistants longuement évoquée.

Page 2: Lecture analytique du texte n°5 tiré du Père Goriot de Balzacddata.over-blog.com/xxxyyy/2/11/56/21/Lecture-analytique-du-texte... · La contrainte de l’argent a été dominante

La contrainte de l’argent a été dominante tout au long du roman (souvenez-vous de l’épisode des lettres de la famille de Rastignac) ; elle est rappelée ici dans un registre lexical très insistant, et elle s’exerce jusqu’au bord de la tombe : à l’église, Goriot obtient « tout ce qu’on peut avoir pour soixante-dix francs », car « la religion n’est pas assez riche pour prier gratis ». Au cimetière, le clergé mesure son temps sur « l’argent de l’étudiant ». Dans la fosse même, « l’un des fossoyeurs lui demanda leur pourboire ». Alors « Eugène fut forcé d’emprunter vingt sous à Christophe ». L’argent toujours : jusqu’au bout de la vie, et dans la mort même, sans argent, on n’a rien. Il conditionne aussi l’intervention du clergé, qui est assimilée à une prestation de service exactement tarifée. II Rastignac : l’achèvement d’un itinéraire. En un court moment, et en quelques phrases, le deuil dans le cœur d’Eugène est supplanté par le désir de parvenir. L’adieu au passé est suscité par le choc des vingt sous qu’il n’a pas et qui agissent en Eugène comme un déclic révélateur de l’égoïsme social : « Ce fait si léger en lui-même détermina chez Rastignac un accès d’horrible tristesse ». Il prend alors une conscience plus aiguë que jamais de son dénuement personnel. Le jeune homme d’autrefois meurt à ce moment : le spectacle de la pauvreté entraîne la révolte, le refus de se laisser réduire soi-même à l’état d’un Goriot. Ici, Eugène pleure sur un mort qui est aussi l’adolescent d’hier, un garçon honnête et pauvre, auquel il dit adieu. La scène est réussie sur le plan poétique : le crépuscule de la journée, le déclin de la saison, la mort du père et la fin des illusions, tout cela est dans la même tonalité triste. Le passage du passé à l’avenir est instantané chez Rastignac. Il ne reste pas longtemps prisonnier de sa tristesse, il trouve vite en lui une détermination nouvelle : « Il se croisa les bras, contempla les nuages, et, le voyant ainsi, Christophe le quitta ». Le passage de la tombe où gît la victime vers les nuages, ce mouvement d’ascension du regard, marque le retour à la vie, le recommencement de l’espérance, une deuxième naissance. Plongé dans ses méditations, concentré sur sa pensée, Eugène est devenu un autre homme ; le court début de phrase (brièveté des propositions + passé simple) « Il se croisa les bras, regarda les nuages… » marque la détermination et la foi dans l’avenir. Paris apparaît alors comme un objet de désir. L’espérance retrouvée, c’est la fascination du Paris élégant, perçu comme une proie désirable. Si l’on fait l’analyse de l’avant-dernier paragraphe, on voit que chaque terme montre les séductions de ce monde sous le regard d’un homme jeune. La sensualité de Paris est dans « tortueusement couché », comme dans une pose de courtisane. L’éclat des fêtes est celui d’une ville où « commençaient à briller les lumières » qui annoncent les dîners, les bals de la nuit. La richesse fascine Rastignac, il voit les seuls beaux quartiers, « là où vivait ce beau monde ». Il est sensible au débordement de la vie dans cette métaphore « ruche bourdonnante ». Enfin, comme prolongement de tout ce spectacle significatif, émerge le désir réaffirmé de participer au festin, de jouir des douceurs offertes, « un regard qui semblait par avance en pomper le miel », qui dit l’appétit sensuel de savourer, d’avaler à longs traits. La volonté exacerbée de la conquête s’énonce de façon concentrée dans la fameuse apostrophe à la capitale : « À nous deux maintenant ! ». Par là, l’ambitieux affirme sa volonté de prendre possession de tout ce qui s’offre et se déploie sous son regard. Par ce langage de conquérant un peu théâtral et emphatique, en harmonie avec la pose physique, il marque l’assurance de la jeunesse, sa détermination, sa présomption aussi. Rastignac ne reste jamais longtemps au stade du désir, chez lui le passage à l’acte est immédiat : « Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen », un dîner d’ambitieux plus que d’amoureux, il n’est plus désigné

Page 3: Lecture analytique du texte n°5 tiré du Père Goriot de Balzacddata.over-blog.com/xxxyyy/2/11/56/21/Lecture-analytique-du-texte... · La contrainte de l’argent a été dominante

par son prénom Eugène (souvenez-vous : Eugène = le « bien né »), il est Rastignac, et cela sonne dur, pour un dîner chez une femme désignée du nom de son mari banquier, et pas de son prénom d’amante, Delphine. Dîner chez elle ce soir-là, c’est renoncer à la juger, c’est accepter sa sécheresse de cœur, son ingratitude filiale, c’est donc la traiter en instrument d’une ambition. Parvenir en exploitant l’amour à des fins mercantiles : voilà Rastignac qui met en pratique les conseils exposés autrefois à Eugène par Rastignac. Conclusion. Cette dernière page du roman est le point de rencontre des thèmes importants. Une vie s’achève, une autre commence. Le thème fondamental du roman, l’égoïsme préféré et pratiqué au lieu de la générosité, reçoit ici son ultime et capitale expression : la mort même ne peut pas effacer le culte de l’intérêt personnel dans les cœurs indifférents. La méconnaissance des bons et grands sentiments a été poussé jusqu’aux extrêmes limites : Goriot est désavoué par tous, par ses filles absentes autour de son lit de mort et du cimetière, et aussi par le jeune homme, qui certes s’est occupé de lui affectueusement, mais qui va vivre selon des principes opposés aux siens. Une ultime et décisive leçon. Face à la tombe, Eugène a scruté le fond des cœurs. La mort pathétique du père marque la fin de son éducation. Le voilà seul désormais face à la vie en position d’adulte ; ses maîtres, ou ses inspirateurs, l’ont quitté : Mme de Beauséant retirée, Vautrin arrêté, Goriot mort. À lui de vivre en assumant un choix largement engagé et renforcé par l’épisode final. Le destin du père Goriot aura contribué jusqu’au bout à l’apprentissage d’Eugène. Les deux fils de l’intrigue se rejoignent au bord de la tombe de Goriot : celui du père dépouillé et celui du jeune homme ambitieux, cependant que la filiation plus discrète avec Vautrin s’affirme dans la décision d’utiliser Delphine, femme du banquier, à des fins d’enrichissement.