Leçons de sociologie industrielle

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    COLLECTION IDES

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    Raymond Aron

    Dix-huit leons

    sur la socit\' industrielle

    ?//-

    Gallimard

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    Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationrservs pour tous les pays, y compris l'U. R. S. S.

    @ ditions Gallimard, 1962.

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    Prface

    Les Dix-huit leons sur la socit industrielle ontt efjectivement professes la Sorbonne dans l'anne1955-56. Comme cette anne tait la premire de mon

    enseignement, les quatre leons initiales prsentent uncaractre trs gnral. Elles formulent des problmesdont certains n'ont t traits que dans les deux annes

    ?Mt?anfes.Ce cours avait paru ronot au Centre de Documen-tation universitaire. J'avais refus jusqu' prsentde le prsenter tel quel un public plus large. Les motifsde mon hsitation apparatront immdiatement aulecteur. Miment d'une recherche, instrument detravail pour les tudiants, ce cours suggre unemthode, il esquisse des conceptions, il apporte des faitset des ides. Il garde et il ne peut pas ne pas garderles marques de l'enseignement et de l'improvisation.Ces leons n'ont pas t rdiges l'avance : le styleest donc celui de la parole, avec les dfauts invitables

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    Prface 9

    politique. Tous les pays ont certains obstacles sur-monter au moment du dmarrage : il n'en rsulte pas

    quela

    phasedu dmarrage ait t semblableen Union

    sovitiqueet aux tats-Unis, au milieu du XIXE sicleet dans la premire moiti du XXe. Moins encorela phase de maturit implique-t-elle partout le mmergime ou le mmegenre de vie. La notion de types desocit industrielle n'est pas moins essentielle quecelle de phases de croissance. Le sovitisme n'est passeulement une mthode d'industrialisation, il consti-

    tue une thorie et une pratique de la socitindustrielle.Aufur et mesure de la croissance, il s'est transformet il se transformera encore.Il deviendraplus rationnel,en particulier dans ses dcisions conomiques,dansl choix des investissements. Il ne se convertira pasncessairement pour autant l'objectif du bien-treet de la libert du consommateur. Le XXIIe Congrsdu Parti communiste a promis l'opulence, mais l'opu-lence collective,la moiti des biens de consommationtant distribue par l'tat. Rien n'est plus facileque de concevoir une maturit du sovitisme toutediffrentede la maturit du capitalisme.

    Depuis 1955 galement, les positions relatives despays occidentauxse sont modifies.La France n'offreplus l'exemple d'une croissance ralentie. Les tats-

    Unis, depuisdix

    ans,ont un taux de croissance

    inf-rieur celui de l'Europe occidentale. crivant aujour-d'hui, je tirerais la leon des dix dernires annes etle soulignerais plus fortement encore la compatibilitde la croissance et de certaines institutions d'espritsocialiste. Mais, en gros, les vnementsrcents ontplutt confirmqu'infirm les thses soutenuesen 1955.

    Ce premier cours traite de la croissance et du rgime

    conomique.Le deuxime a t consacr aux relationsde classesdans chacun des deux types de socit indus-trielle. Le troisimea port sur la nature et leprincipedes deux rgimes politiques, rgime du parti monopo.

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    !0 Dix-huit leons sur la socit Industrielle

    listique d'un ct, rgime constitutionnel-pluraliste defaute. Ce n'est qu'au terme de cette triple tude - co-

    nomique, sociale, politique-

    que se dcouvre la diver-8it des socits qui mritent d'tre appeles indus-trielles, diversit qui ne sera probablement pas moindre

    que celle des socits traditionnelles.

    , Paris, juillet 1962.

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    Introduction gnrale

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    LEON 1

    De LCLsociologie

    ', ''".z

    Il m'a paru convenable de consacrer cette pre-mire leon des considrations gnrales sur la na-ture de la sociologie. Cette dcision ne tient passeulement une coutume universitaire laquelle jeveux me conformer (il est normal que les sociologuessoient respectueux des coutumes). Elle tient aussi la nature de la

    discipline que jedois

    enseigner.La

    sociologie, en effet, parat tre caractrise par uneperptuelle recherche d'elle-mme. Sur un point etpeut-tre un seul, tous les sociologues sont d'accord :la difficult de dfinir la sociologie. Aussi prendrai-jepour point de dpart cette auto-interrogation : lessociologues, au fur et mesure qu'ils explorent l'objet,s'interrogent sur ce qu'ils font. Pour essayer de carac-

    triser cette auto-interrogation, je la confronterai l'auto-interrogation de la philosophie d'un ct et,de l'autre, celle de l'conomie politique qui est,comme la sociologie, une discipline sociale particu-lire.

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    La philosophie, pourrait-on dire, est, en tant quetelle, interrogation d'elle-mme ;

    philosopher,

    c'est

    se demander ce qu'est la philosophie. Le philosophecrateur est celui qui repart neuf, comme si rienn'avait t dfinitivement tabli, comme si, pour lapremire fois, un homme isol par sa rflexion s'inter-rogeait sur les sens vcus et sur le sens de tous lessens vcus. On pourrait dire que la philosophie estrecherche de la sagesse, mais cette formule laisserait

    ouverte l'interrogation. En effet, qui possderait lasagesse et serait convaincu de la possder cesseraitdu mme coup d'tre sage. Si le philosophe, au boutde sa recherche, se croyait sage, il cesserait de l'treet, nouveau, il devrait s'interroger sur le sens mmede la sagesse.

    La question radicale du philosophe est, plus quetout autre, lie la continuit de la culture. Pour

    le philosophe rien n'est dfinitivement acquis, etpourtant la question que pose le philosophe est peut-tre la plus vieille de toutes. Les deux propositionssont vraies la fois : le philosophe recommence neuf et il continue une tradition. Aussi les uns disentque les philosophes ne s'entendent sur rien et lesautres que les philosophes disent toujours la mmechose. Peut-tre

    l'explicationde ces deux

    proposi-tions est-elle que la philosophie est en tant que tellerecherche d'une vrit et refus de la science positive.Elle ne sait pas ce qu'elle est, mais elle sait ce qu'ellen'est pas, savoir une science particulire. La socio-logie ne sait peut-tre pas ce qu'elle est, mais ellesait qu'elle veut tre une science particulire.

    En quoi l'auto-interrogation de la sociologie diffre

    t-elle de l'auto-interrogation d'une science commel'conomie politique ? Je prends l'conomie poli-tique parce que de toutes les sciences des socitsmodernes l'conomie politique est la plus dveloppe.L'conomie politique veut tudier un secteur, isolable

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    et isol, de la ralit globale et elle dispose d'unemthode propre. Les questions que se pose l'conomie

    politique viennent prcisment des particularitsde sa mthode. L'conomie politique se dfinit parl'interprtation d'un aspect particulier des conduiteshumaines ou d'un secteur particulier de la ralitsociale globale, interprtation rendue possible lafois par la structure de cette ralit et par les par-ticularits de cette conduite. En effet, l'ensembleconomique est constitu par des variables en tatde solidarit rciproque, et les conduites des sujetsconomiques sont susceptibles d'tre comprises par-tir d'une schmatisation ou rationalisation.

    Aussi l'conomiste, ou celui qui s'interroge sur ceque font les conomistes, se trouve amen poser unesrie de questions : quelle est la relation entre lesmodles simplifis que construisent les thoriciens

    et la ralit ? Quelle est la relation entre les thoriesconomiques et les doctrines, c'est--dire quelle estla relation entre les propositions explicatives de laconduite conomique et les doctrines qui prtendent

    enseigneraux hommes d'Etat ce qu'ils doivent

    faire ? Quelle est la relation entre l'analyse micro-scopique des conduites des sujets conomiques etl'analyse microscopique de l'ensemble de l'cono-

    mie ? Ou encore quelles sont les relations entre lesthories ou les modles et la ralit historique con-crte ? Jusqu' quel point les propositions les plusgnrales sont-elles valables pour toutes les socitsou seulement pour un type dfini de socit? Quelest le caractre historique, quel est le degr d'histo-ricit des propositions de l'conomie politique ?

    L'conomiepolitique progresse par

    un dve-loppement simultan de l'exploration du rel et de laconscience de ce qu'elle fait. Les modles et les sch-mas se compliquent progressivement, ils deviennentplus rigoureux et plus complexes la fois, pour se

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    rapprocher de la ralit, et simultanment l'cono-miste est capable de faire une discrimination plus ri-

    goureuse entre les propositions de fait et les proposi-tions doctrinales, celles qui suggrent un devoirtre.

    A la limite, l'conomie politique rejoindrait laralit la plus complexe. Un schmatisme commecelui de la thorie keynesienne est dj plus prochede la ralit que le schmatisme de l'conomie clas-

    sique.On

    peutconcevoir des lois de

    dveloppementqui seraient simultanment des formules abstraites etqui s'appliqueraient au devenir historique.

    Autrement dit, la rflexion de l'conomie poli-tique sur elle-mme tend s'assurer de la naturepropre de la reconstruction intelligible de l'cono-mie, du rapport entre cette reconstruction intelli-gible et la ralit concrte, de manire discerner

    avec certitude les moments o l'on se borne cons-tater les faits et les moments o l'on indique ce qu'ilsdevraient tre.

    La rflexion de la sociologie sur elle-mme diffrede l'auto-interrogation de la philosophie parce que lasociologie veut tre une science particulire, ellediffre de l'auto-interrogation de l'conomie poli-

    tique parce qu'ellene consent

    pas considrer un

    aspect isol de la ralit sociale. La sociologie s'in-terroge sur elle-mme, parce qu'elle veut tre unescience particulire et, en mme temps, analyser etcomprendre l'ensemble de la socit. C'est de lajonc-tion entre ces deux intentions que rsultent lesdoutes des sociologues eux-mmes, les conflits desdoctrines sociologiques, et aussi l'intrt de la r-

    flexion philosophique sur la sociologie.On pourrait objecter qu'il est illgitime de vouloirconstituer une science de la ralit sociale globale,mais je rserverai provisoirement la question, qui esta.u fond la question centrale de toute cette leon, et je

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    partirai de l'intention premire, de l'intention scien-tifique. La sociologie s'est constitue un moment

    o existaient dj des sciences sociales particulires : tles sociologues ont afferm qu'ils constituaient quel-que chose de nouveau : par quoi se dfinissait lanouveaut de la discipline qu'ils voulaient crer?

    La premire rponse consisterait dfinir l'origi-nalit de la sociologie par la volont de rigueurscientifique, par le souci, les scrupules de mthode,

    par l'effort pour ne rien affirmer que l'on ne soit srd'avoir dmontr.A n'en pas douter, la volont de rigueur scienti-

    fique fait partie de l'intention de la sociologie, maisjamais une science n'a t dfinie uniquement parla volont d'tre science. De plus, en matire desociologie, le danger existe que l'exagration desscrupules finisse par striliser la recherche. Quelquescritiques aux tats-Unis disent, en plaisantant, quel'on dpense de plus en plus d'argent, de plus enplus de temps, pour dmontrer de plus en plusrigoureusement des propositions de moins en moinsintressantes. Il ne faudrait pas que le souci exclusifde la preuve ft oublier qu'une science doit viser desrsultats en tant que tels significatifs.

    Si l'on ne dfinit pas la sociologie par la seule in-tention scientifique, on la dfinira par l'objet : onessaiera de saisir des phnomnes que les autresdisciplines n'tudiaient pas. Ainsi les sociologuesconstatent que tels phnomnes, la famille, la stra-tification sociale, les rapports entre les secteurs de laralit, entre la politique et l'conomie par exemple,ne relevaient jusqu' prsent d'aucune discipline.

    Ces phnomnes ngligs, sacrifis jusqu'alors, cons-titueraient l'objet propre au sociologue.Mais ces phnomnes, la famille, la stratification

    sociale, les rapports entre les secteurs de la socit,d'une certaine faon concernent l'ensemble de la

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    socit, on ne peut pas tudier la stratification sociale,c'est--dire la

    rpartitiondes individus d'une entit

    sociale entre des sous-groupes ou l'intrieur d'unehirarchie, sans considrer l'ensemble, la foisconomique, politique et religieux. Ces phnomnes,qui relveraient essentiellement de la sociologie, servlent une observation plus pousse, commecaractrise par leur caractre global. Ce sont, commeon dit, des phnomnes sociaux totaux.

    Si l'on essaie de dfinir la sociologie par rfrenceaux autres sciences sociales, on aboutit des rsul-tats analogues. Par rfrence la psychologie, lesphnomnes sociaux sont des phnomnes sui generis,spcifiques, qui appellent une science propre, parceque la signification des conduites sociales est trans-cendante aux phnomnes qu'tudie le psychologue,ou parce que la ralit globale, cre par les con-duites des individus, diffre en nature de celle quele psychologue tudie dans l'individu.

    Par rfrence l'historien, le sociologue a uneintention de gnralit. Il vise saisir les phno-mnes qui se rptent, interprter les phno-mnes sociaux travers des catgories gnrales et,dans le cas ultime, dcouvrir des lois. Or cette inten-

    tion de gnralit nous renvoie ce qui devientl'objet propre de la sociologie, la confrontation dessocits, la mise en place des phnomnes sociaux l'intrieur de chaque collectivit, la mise en placedes diversits sociales dans un systme plus gnral.

    Prenons l'exemple de Durkheim. Si vous suivez ledveloppement de la pense durkheimienne, vousy trouvez les trois aspects que je viens d'numrer : -.

    Durkheim essaie de dfinir la sociologie par la spci-ficit du phnomne social, considr comme trans-cendant aux consciences individuelles ; il vise ta-blir les principes d'une classification des typessociaux, en partant de la socit la plus simple qu'il

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    appelle la horde et en continuant par les socitspolysegmentaires simples et les socits poly-

    segmentaires multiples, il veut donc tablir la struc-ture de chaque socit et mettre en relations les diff-rentes structures les unes avec les autres dans unecontinuit historique.

    Ainsi les trois objectifs que se propose la sociolo-gie seraient d'abord la dfinition et l'analyse du so-cial en tant que tel, ensuite la dtermination descaractres propres de chaque structure ou de toutes

    les structures sociales, et finalement la mise en placedes diffrentes structures sociales dans le cours del'histoire.

    Si, au lieu de prendre l'exemple de Durkheim,nous prenions celui de Max Weber, nous pourrionsretrouver ces trois dmarches caractristiques. MaxWeber essaie de reconstruire le tout de la socit

    partir des relations inter-individuelles, il essaie d'ta-blir des catgories conomiques, politiques, juri-diques qui lui permettent de dfinir les types prin-cipaux de structures conomiques, politiques et

    juridiques, enfin il essaie de mettre en place ces ,diversits, devenues intelligibles, dans la continuitdu dveloppement historique.

    C'est dans la mesure o la sociologie est capable

    d'atteindre ces trois objectifs, d finition du social,analyse du consensus social pour reprendre l'expres-sion d'Auguste Comte, mise en place des diversitshistoriques que la sociologie pourrait combiner, conci-lier les deux intentions, scientifique et synthtique,qui la caractrisent.

    Selon la dfinition que l'on donnera du social, la

    sociologiesera

    plusou moins

    imprialiste.Si l'on

    donne du social une dfinition formelle, par exempleles relations inter-individuelles, la sociologie, mmeavec une intention synthtique, sera une disciplineparticulire ct d'autres disciplines sociales. En

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    revanche, si l'on donne une dfinition du social dutype de celle de Durkheim, le sociologue concevra

    l'ambition d'englober toutes les sciences sociales,de devenir le principe de leur unit et le moyen deleur synthse. Il y a mme un danger supplmentaire.Une certaine dfinition du social semblerait donner la sociologie non pas seulement une autorit scien-tifique, mais une autorit philosophique ; partird'une certaine dfinition du social se dveloppe ce

    quel'on a

    appelle

    sociologisme,c'est--dire la vo-

    lont d'expliquer tous les phnomnes, y compris lesphnomnes spirituels, morale ou connaissance, partir de la socit.

    Disons-le immdiatement, il n'y a pas de lienncessaire entre sociologie et sociologisme, entrel'effort pour analyser les conditions sociales d'undveloppement intellectuel et l'interprtation de

    celui-ci en tant qu'essentiellement expression de la ra-lit sociale ; l'explication d'une catgorie par les cir-constances sociales n'a rien voir avec le jugementde valeur port sur cette catgorie. Rien n'a t aussidangereux pour le dveloppement de la sociologie enFrance que la tendance confondre sociologie et so-ciologisme. La confusion a t d'autant plus redou-table

    quel'on a introduit dans les coles

    primairesl'enseignement de la sociologie et que l'on a li cetenseignement celui de la morale. Le certificat deMorale et Sociologie est n de cette conception :parce que Durkheim croyait qu'il allait rnover lamorale grce l'tude de la socit, la sociologiefigure dans le certificat de Morale et Sociologie etnon l o serait sa place lgitime, c'est--dire dans

    un institut de sciences sociales ou la Facult deDroit.Personnellement, je consens que l'on m'applique

    le terme de sociologue, mais je suis hostile tout cequi ressemblerait une interprtation sociologiste.

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    Volontiers je citerais Lon Brunschvicg qui crivaitdans Le Progrs de la conscience dans la philosophie

    occidentale que le sociologue par excellence est Mon-tesquieu, ajoutant : la sociologie se prsente commeune discipline jeune, mais le got de se rajeunirn'est pas en gnral un signe de jeunesse.

    Admettons ds le point de dpart que l'on trouvede la sociologie dans La Guerre du Ploponnse de

    1'hucydide, peut-tre autant que dans beaucoup

    d'ouvrages spcialisssur les relations internatio-

    nales, admettons une fois pour toutes qu'un desplus grands livres de sociologie franaise soit L'Espritdes lois, mme s'il n'est pas une seule des proposi-tions de fait contenues dans le livre de Montesquieuqui n'appelle aujourd'hui des corrections en fonctionde l'approfondissement du savoir.

    La sociologie est toujours partage entre ces deux

    intentions, scientifique d'une part, synthtique del'autre, et selon les pays, les moments, les coles, elles'abandonne l'intention scientifique et multiplieles enqutes de dtail ou, au contraire, elle veutmaintenir l'intention synthtique et risque de se

    perdre dans la philosophie.En dpit du danger de se perdre dans la philoso-

    phie, je ne conois pas une sociologie qui se satisfe-

    rait d'enqutes de dtail. Le propre de la compr-hension de l'ensemble social, c'est de ne pas rsulteret de ne pas pouvoir rsulter d'enqutes parcel-laires.

    Il y a plus. Si l'on multiplie les enqutes parcel-laires, comme si les questions gnrales ne se posaientpas, on finit par adhrer inconsciemment une cer-taine

    conception.Prenons un

    exemple.La sociolo-

    gie des relations industrielles aux tats-Unis est sou-cieuse de raliser la meilleure intgration possibledu travailleur dans son atelier et dans son entreprise.Maints sociologues amricains cartent ds le point

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    -dire si elle n'aide pas prvenir les guerres, il estheureux que Thucydide y ait consacr tant d'annes.

    Je ne suis pas sr que les livres de Durkheim nousrapprochent de la solution des problmes sociaux,mais je suis heureux qu'ils aient t crits. Durkheim,lui aussi, tait possd par le dsir de comprendre lasocit laquelle il appartenait. Il n'avait pas d'am-bitions politiques au sens vulgaire du terme, il n'avaitpas le dsir de devenir dput ou ministre, mais ledsir de carrire politique, en France, n'est pas n-

    cessairement une preuve d'ambition, il est des cir-constances o cette sorte d'ambition est une formesubtile de la modestie.

    Max Weber lui aussi, et plus directement encore,tait passionn de politique. Lui, aurait voulu treun dirigeant de parti ou un homme d'Etat, il a eula nostalgie d'tre le chef, au sens noble du terme,

    celui qui guide ses concitoyens parl'autorit

    de sapersonne, par la grandeur de son esprit. Mais, peut-tre cause de cette conception de la politique,Max Weber n'est jamais devenu un homme d'action.Incapable d'agir, il a cherch comprendre sa so-cit et toutes les autres socits. La sociologie desreligions de Max Weber est sortie de l'tude consacreau rle de protestantisme l'origine du capitalisme,

    et cette tude elle-mme est ne, dans la pense deMax Weber, du malaise qu'il prouvait dans la so-cit rationaliste de notre temps. Il a pens : Noussubissons la loi du mtier ; il y a quelques sicles leshommes voulaient une socit fonde sur le mtier.A partir de cette opposition, il a conu le plan d'unetude compare des religions et des conomies, in-fluence des

    religionssur le dveloppement des co-

    nomies ou influence des conomies sur les phnomnesreligieux.

    Montesquieu galement tait profondment enra-cin dans sa socit : les problmes qu'il s'est poss

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    taient ceux du xvme sicle. Mais il a aussi crit lesLettres persanes, livre suprmement sociologiquepuisque Montesquieu essaie de nous faire com-prendre quel point notre socit est surprenante,aussi surprenante que les socits sur lesquelles nousprojetons notre ironie.

    Etre enracin dans une certaine socit, en dgagerdes problmes, mais simultanment se dtacherd'elle pour la comprendre, pour la voir aussi surpre-nante

    quetoutes les

    autres, peut-treest-ce l essen-

    tiellement l'attitude sociologique. Je parlerais volon-tiers de la rciprocit de la surprise : Tu es incroyablemais je ne le suis pas moins. Pour atteindre cetchange entre deux socits dont chacune se consi-dre comme vidente, il faut d'abord tre enracindans la sienne, mais ensuite tre capable de s'endprendre.

    Cette capacit de comprendre la diversit desphnomnes sociaux ne dfinit pas encore la cons-cience sociologique en tant que telle. Cette formules'applique tout autant la conscience historique.L'historien est satisfait d'observer et, pour ainsidire, de collectionner les diversits sociales ; il estcomme le botaniste qui recueille les espces raresdans son herbier. Le

    sociologueconstate cette

    diversit, mais il voudrait la comprendre et en saisirla logique implicite. Peut-tre avez-vous lu le livrede M. Lvi-Strauss, Les Structures lmentaires de laparent, modle de science sociologique. Il montreque la diversit extrme des formes de parent,les modalits de prohibition de l'inceste, consti-tuent des variations sur un petit nombre de thmes

    fondamentaux. Constance des thmes et diversitdes ralisations concrtes, voil exactement l'intel-ligibilit laquelle tend le sociologue.

    Sautons les millnaires pour parvenir la socitcontemporaine. Un historien serait satisfait de com-

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    parer l'conomie amricaine et l'conomie sovi-tique comme deux individus particuliers, deux co-

    nomies de grands espaces, deux humanits lances la conqute de vastes plaines. Pour citer la formulefameuse de Tocqueville, une de ces deux socitsfait confiance l'initiative individuelle, l'autrecompte essentiellement sur l'autorit de l'tat,et toutes deux, d'une certaine faon, touchent aumme but.

    Unsociologue voudra,

    il doit vouloirquelquechose de plus : savoir retrouver les caractres

    communs toutes les conomies de notre poque,comprendre les deux types d'conomie comme deuxvariations sur un mme thme ou deux espces dumme genre. Toutes les conomies modernes sontdes conomies qui veulent crotre, qui appliquent lesconnaissances scientifiques l'organisation du tra-

    vail, qui impliquent une certaine rpartition de lamain-d'oeuvre entre les diffrents secteurs. On peutmultiplier les traits communs entre ces conomiesdiverses et, en mme temps, on doit dterminer cequi les diffrencie.

    Cette comprhension par confrontation doit trerpte pour les structures politiques. Finalementon ne peut pas ne pas tablir, terme dernier ou espoirsuprme, des types de structures globales. La socio-logie veut, au-del de l'analyse et de la dfinitiondu social, dterminer les types fondamentaux d'orga-nisation sociale, la logique souterraine de la vie encommun. A ce point invitablement, on retrouvel'objection : N'est-ce pas sortir de la sciencepour reve-nir la philosophie ?

    Par un curieux paradoxe, il semble que les thoriesgnrales de la socit soient d'autant moins scien-tifiques qu'elles veulent l'tre davantage. Prenonsun exemple. Quand vous considrez une interprta-tion des socits partir des rgimes conomiques,

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    cette interprtation, si elle se donne pour une entred'autres possibles, est acceptable. Elle est une cer-taine lecture des vnements. En revanche, si ellevoulait tout rduire des phnomnes conomiqueset en mme temps s'affirmer scientifique, elle ces-serait du mme coup de l'tre, parce qu'elle prterait la ralit sociale une structure simplifie que celle-ci n'a pas. C'est dans la mesure o ces thoriesacceptent leur particularit qu'elles sont scientifi-

    ques. C'est dans la mesure o elles prtendent trela reproduction fidle, authentique, universellementvalable, des structures sociales, qu'elles cessentd'tre scientifiques.

    Cette proposition est conforme l'inspiration deMax Weber. Elle pose que les thories gnrales del'organisation sociale sont, par nature, multiples et

    quechacune d'elles est lie une certaine intention

    de l'observateur.Dans l'Introduction la philosophie de l'histoire,

    il y a vingt ans, j'avais accept intgralement cettepistmologie relativiste. J'avais crit que, en matired'histoire, la thorie prcde l'histoire et que la tho-rie est philosophique. Aujourd'hui j'en suis moinssr et, aprs avoir suggr, sur l'exemple d'une in-

    terprtation conomique, quel point il est dan-gereux de prter une valeur universelle une certainelecture des phnomnes sociaux, je voudrais sug-grer qu'il est peine moins dangereux d'affirmerle relativisme des interprtations.

    En effet, le relativisme, dans la pense de MaxWeber, tait li l'ide qu'il se faisait du rel, idedont l'origine tait une certaine philosophie nokan-tienne. Pour lui, toute ralit, toute ralit sociale,tait informe, accumulation ou parpillement defaits disperss. Si le sociologue est en face de faitsincohrents, si c'est lui qui, l'aide de ses concepts,cre l'ordre l'aide duquel il comprend, l'interpr-

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    De la soclologie 27

    tation est videmment lie au systme de concepts,et ce systme lui-mme la situation particulire del'observateur. Mais il n'est pas vrai qu'une socitsoit une multiplicit incohrente. La ralit socialen'est ni totale ni incohrente, et c'est pourquoi on nepeut aflirmer dogmatiquement la validit universelled'une thorie des types sociaux, ni le relativisme detoutes les thories. Si Max Weber avait raison, siles faits sociaux taient incohrents, alors toute inter-

    prtation serait surimpose aux faits et, pour cetteraison mme, lie la personnalit du sociologue. Sila ralit sociale tait toute structure, si elle avaitune unit totale, ou bien si une partie de cette ralitcommandait toutes les autres, alors il y aurait unethorie sociologiquevraie, et une seule.

    Au moins en premire approche, la ralit socialen'est ni incohrente ni totale, elle comporte des mul-

    tiplicits d'ordres partiels, elle ne comporte pas demanire vidente un ordre global. Le sociologue necre pas arbitrairement la logique des conduitessociales qu'il analyse. Quand vous observez un sys-tme conomique, et j'espre vous le montrer dansla suite de ce cours, vous mettez au jour un ordrequi est inscrit dans le systme, et non pas surimpos

    par l'observateur,mais cet ordre n'est

    pas univoque,et il n'y a pas une seule faon de l'interprter. Lesociologue met au jour des ordres ou des rgularitsqui sont dans l'objet, mais toujours il fait un certainchoix entre ces ordres et ces rgularits. Plus iltend aller vers l'ensemble tout entier, plus il courtle risque d'exprimer l'intention politique qui l'aanim au point de dpart ou de dcouvrir le systme

    philosophique vers lequel il tend au point d'arrive.La conclusionprovisoire de cette leon introductive,c'est donc le refus des deux dogmatismes, refus dudogmatisme d'un systme universel vrai des socits,et refus de la relativit intgrale des interprtations

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    28 Dix-huit leons sur la socit industrielle

    sociologiques. Au fond, si l'on suit le dveloppe-ment des thories

    sociologiques,on a

    l'impressionque l'histoire tend confirmer l'analyse abstraiteque je viens d'esquisser. La sociologie se dvelopped'abord par une accumulation de faits ; il y a unprogrs de la connaissance scientifique parce quefon connat plus de faits et qu'on les connatmieux. Elle se dveloppe ensuite par le renouvelle-ment des problmes, par la position de questions

    nouvelles, exactement comme l'conomie politique.La Thorie gnrale de Keynes n'aurait pas exists'il n'y avait pas eu le chmage permanent en Angle-terre durant les annes 1930 ; la thorie sociologiquedes religions de Max Weber n'aurait pas exist sicelui-ci n'avait pas t protestant, dchir entre lesncessits de la socit rationnelle et l'aspiration des vrits religieuses. Et enfin il y a un troisimemode de dveloppement historique de la sociologie,le progrs de la thorie. Ce progrs ne se confond niavec l'accumulation de faits, ni avec le renouvelle-ment historique des problmes, il est l'affinementdes instruments conceptuels l'aide desquels onessaie de comprendre la ralit sociale.

    Nous sommes bien loin encore d'avoir un systme

    de concepts sociologiques qui nous permette depenser avec certitude l'ensemble des collectivits. Ilest possible que ce systme de concepts universelle-ment valables n'existe pas ou, tout au moins, il estpossible que le systme de concepts universellementvalables soit tel point formalis qu'il cesse d'treun instrument adapt l'analyse des socits con-crtes. Il reste que l'on ne peut supprimer de l'his-

    toire de la sociologie et, par consquent, de l'intentionactuelle des sociologues, ni la volont de conna-tre les faits de plus en plus prcisment, ni celle deleur poser des questions toujours neuves, ni celled'afiner et de rendre plus rigoureux les systmes

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    De la sociologie

    conceptuels l'aide desquels on les interprte.Pour terminer, je voudrais dire quelques mots

    d'un sujet classique : les relations entre la science etla politique, entre les jugements de fait et lesjuge-ments de valeurs, entre l'Universit o les bruits dudehors sont censs ne pas parvenir, et le reste de lasocit.

    Sur le plan scientifique, ce qui me parat essentielc'est l'effort pour comprendre ou, si l'on a des pas-sions, l'effort pour les sublimer. Aprs tout, dans la

    Rforme intellectuelle et morale de la France, Renans'est efforc de comprendre les Franais, les diff-rents groupes de Franais, avec leurs ractions incom-patibles aux vnements, avec leurs systmes devaleur contradictoires. J'imagine qu'un Renan,aujourd'hui, s'efforcerait de comprendre les rac-tions contradictoires et passionnes des Franais

    depuis quinze ans. Or, comprendre les diverses atti-tudes des Franais l'gard de la France, c'est lacondition mme de l'exercice du mtier de sociologues'il ne veut pas transformer les cours en exercicesde propagande.

    La volont de comprendre n'implique pas le refusdejuger. Au bout du compte il est impossible d'in-terprter les phnomnes artistiques ou mme politi-

    ques sans porter sur eux desjugements. Si, par exem-ple, on tudie les Aztques, ce serait faire preuve d'unpurisme inutile de se refuser dire que telles de leursmoeurs sont cruelles. De mme, il n'y a aucuneraison de s'abstenir de porter des jugements surnombre de phnomnes contemporains. Le chmagedes socits capitalistes est cruel. Les camps deconcentration sont des institutions cruelles. Ce

    quiest essentiel, c'est de comprendre que la science nepeut jamais indiquer quellesdoivent tre les dci-sions politiques, parce que chacune comporte uncot. A partir du moment o l'on se demande s'il

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    convient de sacrifier celui-ci ou celui-l, ou encoretant de personnes tant d'autres personnes, on sort

    de la science. C'est en ce sens que Max Weber avaitraison de dire qu'il y a une diffrence de nature entredes dcisions politiques qui comportent un engage-ment au-del de la science, et la science elle-mme.

    Ds que l'on confronte des socits fondamentale-ment diffrentes, les problmes sont probablementextra-scientifiques. Tel ethnologue nous dit qu'enun sens les socits de Bororos sont aussi

    parfaitesque les socits modernes, il a raison sur le plan oil se place. Si le but des socits est de raliser uneintgration des individus en groupe, les socits lesplus lmentaires peuvent tre les gales des socitssuprieures, mais celles-ci dveloppent d'autres acti-vits, scientifiques, philosophiques, conomiques.Ces diverses socits ne dveloppent pas avec la mme

    intensit les diffrentes activits. Lorsque l'on con-fronte diffrentes sortes de socits, on ne peut pasformuler au nom de la science des jugements catgo-riques.

    Le vrai danger, c'est que les sociologues sont tou-jours partiels, ils tudient une partie de la ralit enprtendant tudier le tout. Ils ont tendance remar-quer surtout les beaux cts des socits qu'ils pr-frent et les cts sombres des socits auxquelles nevont pas leurs sympathies. Le sociologue devientpolitique, mme sans le vouloir, non pas en exprimantde temps en temps un jugement de valeur - aprstout vous tes libres d'en faire autant - mais en selaissant aller au pch majeur du politicien, et hlasaussi du savant, qui est de ne voir que ce que l'on a

    envie de voir.Il est facile de jurer ses grands dieux que l'on nefera ni politique, ni propagande. Le professeur n'estpas un tre dsincarn. Il a beau dire qu'il a certaineactivit au-dehors, dont vous ignorez tout, et une

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    De la sociologie 31

    certaine activit ici qui vous regarde seule, ces deuxactivits coexistent plus ou moins imparfaitement,

    dans la mme personne. Ce serait la fois insincritet prtention d'affirmer qu'il n'y a pas de communica-tions entre ces activits.

    Comment conclure ? Le vrai danger, c'est la partia-lit non reconnue. J'aurais tendance croire, maispeut-tre je plaide pour moi-mme, que plus l'qua-tion personnelle du professeur est connue, moins ledanger de partialit est grand.

    Il est une deuxime rponse : le dialogue. Il n'y apas un seul professeur dans une universit, il y en aplusieurs, et, Dieu merci, ils ne sont pas d'accord.Il y a aussi dialogue entre les tudiants et les pro-fesseurs. Evoquer le dialogue, dans un cours o l'onparle seul, semble une manire de plaisanterie, mais,aprs tout, si vous ne parlez pas ici, vous vous rattra-

    pez au-dehors,et il

    ya bien des manires de

    poursui-vre le dialogue avec le professeur. Je ne redoutecertes pas que vous renonciez dialoguer avec moi.Aussi bien ce cours ne tend pas vous enseigner ceque vous devez penser, mais j'aimerais qu'il vousenseignt deux vertus intellectuelles, dont la premireserait le respect des faits et la deuxime le respectdes autres.

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    LEON I 1

    Tocquevilleet Marx

    _'

    _. ;--

    J'ai essay la semaine dernire de vous montrerque les questions que se posait le sociologue sortaientde la ralit historique, qu'elles taient une prise deconscience du milieu social et que la sociologie elle-mme tait un effort pour interprter l'ensemble dela socit d'une part, pour mettre en place les diversi-ts historiques de l'autre.

    Aujourd'hui, j'essaieraide

    dfinir la question socio-logique qui sera l'origine de l'ensemble du cours.A cette fin, je me reporterai trois doctrines socio-

    logiques de la premire moiti du xixe sicle,celles d'Auguste Comte, de Tocqueville et de Marx,plus particulirement celles de Tocqueville et deMarx. La raison n'en est pas accidentelle. La plupartde nos idologies politiques et socialistes datent de

    /la premire moiti du xixe sicle. Nous vivons inencore aujourd'hui sur le stock d'ides dveloppespar les penseurs de cette poque et rien n'est plusutile, pour fixer l'originalit de notre situation ac-

    2

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    34 Dix-hutt leons sur la socit indust,-telle 1

    tuelle, que de nous reporter la situation du sicledernier.

    Il y a un sicle, deux faits dominaient les rflexionsdes penseurs. L'un tait la Rvolution franaise, ledeuxime tait le dveloppement des premires usines.Tous les sociologues de la premire moiti du xix6sicle ont donn une interprtation de la destructionde la monarchie franaise et du renversement de lahirarchie sociale d'une part, du dveloppement pro-digieux des moyens de produire d'autre part. Les

    thories sociologiques se dfinissent par le sens qu'ellesdonnent ces deux faits majeurs et c'est par rapport eux que je voudrais essayer de caractriser laquestion d'Auguste Comte, celle de Tocqueville etcelle de Marx.

    La question d'Auguste Comte, disons la questionde Saint-Simon-Auguste Comte, peut tre dfinieassez simplement, si l'on se souvient du texte fameuxo Saint-Simon imagine que subitement les centmeilleurs gnraux, les cent meilleurs diplomates,les cent meilleurs conseillers d'Etat, etc., disparaissent.Que se passerait-il? dit-il. Rien, la socit continuerait

    fonctionner peu prs de la mme faon. En revan-che, supposons, dit-il,queles cent premiers ingnieurs,les cent premiers banquiers, les cent premiers entre-preneurs de la socit disparaissent : tout le fonction-nement de la socit serait paralys. Cette image estdestine fixer l'opposition entre deux types desocit : d'un ct une socit essentiellement poli-

    tiqueet

    hirarchique, ou,selon un autre

    vocabulaire,une socit militaire, en face une socit essentielle-ment conomique ou industrielle, o ceux qui sontresponsables de l'organisation collective sont leschefs de l'industrie, les savants, les ingnieurs, les

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    Tocqueville et Marx 35

    techniciens. Mais cette premire distinction ne dfinitpas adquatement la question Saint-Simon-Auguste

    Comte, elle doit tre complte par lesensqu'AugusteComte donne la Rvolution franaise.Pour Auguste Comte, la Rvolution franaise est

    l'expression d'un esprit qu'il qualifie de mtaphysiqueou de critique et qui, en tant que tel, est inca-pable de reconstituer un ordre social. Aussi le but quese proposent Saint-Simon et Auguste Comte est-il .de fonder nouveau le consensus social sur un ensem-ble de croyances communes. Aucune socit, nous ditAuguste Comte, ne peut vivre si tous les membres dela socit n'ont pas en commun une chelle de valeurset un systme de croyances. Cescroyances communes,religieuses, ont t dtruites par l'esprit mtaphysiqueet critique, par l'esprit scientifique. Il est impos-sible de les reconstituer sous leur forme ancienne,

    mais il est indispensable de recrer un systme decroyances qui servira de fondement l'ordre nouveau.En d'autres termes, la Rvolution franaise tantconsidre comme destructrice, nous sommes main-tenant en prsence d'une socit essentiellementconomique qui manque d'un fondement religieux.Le fait des premires industries accept, le fait dela Rvolution franaise accept, il reste savoir d'o

    surgira l'ordre nouveau qui encadrera, qui dirigerale fonctionnement de la socit conomique.Pour Tocqueville, le fait majeur qui commande

    le devenir des socits est le mouvement dmocrati-que. Le fait dcisif n'est pas les premires usinesqu'il a observes, qu'il connat, mais le mouvementdmocratique, qu'il dfinit par la dcomposition dela hirarchie

    aristocratiquedu

    passet le

    rapproche-ment progressifdes conditions des individus. Tocque-ville est all tudier la socit amricaine, non parhasard, mais parce que la socit amricaine luiprsentait le meilleur exemple du mouvement dmo-

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    cratique et lui offrait l'image des socits futures.Aux tats-Unis, il n'existe pas d'aristocratie hr-

    ditaire et les conditions des individus tendent cons-tamment se rapprocher. Par consquent le pro-blme sociologique qui domine toute son oeuvre estle suivant : le mouvement dmocratique emportetoutes les socits chrtiennes et occidentales, maisquelle sera la nature de ces socits ? Quel sera l'tat,quel sera le rgime politique qui se superposera ces socits, dans lesquelles les distinctions de condi-tions tendront s'effacer ?

    Marx prend galement pour point de dpart de sarflexion la Rvolution franaise, mais pour constaterla contradiction entre les ides au nom desquelles at conduite la Rvolution franaise et la ralitsociale qu'il a sous les yeux. Au lendemain de laRvolution subsiste le divorce entre la socit et

    l'tat et surtout la dissidence des ouvriers par rap-port l'ordre conomique. Marx voit, dans sesouvrages de jeunesse, un premier conflit entre unesocit nouvelle et un Etat traditionnel, incapabled'intgrer la socit nouvelle, et un autre conflit l'intrieur de cette socit, entre les proltaires ex-ploits et les capitalistes exploiteurs. Par consquent,pour Marx, l'unit de la socit et de l'Etat ne serapas reconstitue aussi longtemps que l'unit ou lacommunaut ne sera pas reconstitue l'intrieurde la socit elle-mme.

    Ces trois penseurs nous posent trois questions quise posent encore aujourd'hui, bien que dans destermes diffrents. La question d'Auguste Comte est peu prs la suivante : Nous pensons, dans un certain

    nombre de domaines, selon la mthode et la rigueurscientifiques, comment est-il possible, l'ge de lascience, de reconstituer l'unit de croyance religieuse ?PLe problme de Tocqueville est : Toutes les socitsoccidentales modernes sont de tendance galitaire,

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    Tocquevlle et Marz 87

    quelle en sera la nature sociale et politique? Entroisime lieu, le problme de Marx est : La lutte de

    classes est installe au coeur de la socit industrielle cause du conflit fondamental qui oppose les ou-vriers et les possesseurs de moyens de production ; quelles conditions est-il possible de reconstituerune unit dans l'ordre conomique et social ?

    Auguste Comte, Tocqueville et Marx ont encommun la philosophie de l'histoire caractristiquede la premire moiti du xixe sicle, tous les trois

    sont convaincus que le mouvement qu'ils analysentest irrsistible. Irrsistible est le mouvement dmo-cratique aux yeux de Tocqueville, irrsistible ledclin des religions traditionnelles et des croyancesthologiques aux yeux d'Auguste Comte, irrsistiblele mouvement qui produit et aggrave progressive-ment la lutte de classes aux yeux de Marx.

    Nous prendrons ces trois thmes pour pointde

    dpart afin d'tudier la structure des socits. Jelaisserai de ct, cette anne, le thme d'AugusteComte, qui pourrait s'exprimer ainsi : socit scienti-fique et reconstitution d'une foi collective. C'estpeut-tre le thme le plus profond mais le plus diffi-cile aussi traiter par des mthodes positives, pro-bablement impossible traiter sans se rfrer d'abord

    une interprtation philosophique. Il nous resterales deux thmes de Tocqueville et de Marx. Tocque-ville ne se contente pas de spculer sur l'irrsistiblemouvement vers l'galit sociale, il s'efforce d'ta-blir quelles sont les consquences invitables et lesconsquences vitables du fait majeur de l'galitdes conditions. Marx, de son ct, ne spcule passeulement sur la lutte de

    classes,il s'efforce de saisir

    les lois du fonctionnement et les lois de transforma-tion du rgime capitaliste.

    Le problme que je vais voquer aujourd'hui estsitu au point de rencontre du problme Tocqueville

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    et du problme Marx. C'est mon problme particu-lier queje vais dfinir partir de ces deux auteurs,

    en analysant plus prcisment la manire dont Toc-queville d'une part, Marx de l'autre, formulent leleur.

    Tocqueville envisage essentiellement les aspectssociaux et les aspects politiques des socits moderneset son point de dpart, je l'ai dit, est le mouvementdmocratique. Je voudrais vous lire quelques lignesde Tocqueville pour vous faire entendre sa voix et

    pour illustrer ces considrations abstraites. Partout, crit-il, on a vu les divers incidents dela vie des peuples tourner au profit de la dmocratie.Tous les hommes y ont aid de leurs efforts, ceux quiavaient en vue de concourir ses succs, et ceux quine songeaient point la servir, ceux qui ont combattupour elle et ceux mme qui se sont dclars ses enne-

    mis. Tous ont t pousss dans la mme voie et tousont travaill en commun, les uns malgr eux, lesautres leur insu, aveugles instruments dans lesmains de Dieu. Le dveloppement graduel de l'galitdes conditions est donc un fait providentiel, il en a- les principaux caractres, il est universel, il est dura-ble, il chappe chaque jour la puissance humaine,tous les vnements comme tous les hommes servent

    son dveloppement. Le livre entier que l'on va lirea t crit sous l'impression d'une sorte de terreurreligieuse, produite dans l'me de l'auteur par la vuede cette rvolution irrsistible qui marche depuis tantde sicles travers tous les obstacles, et que l'on voitencore aujourd'hui s'avancer au milieu des ruinesqu'elle a faites.

    Laissons de ctles

    expressionscomme fait

    pro-videntiel qui suggrent une conception religieuse.Le fait majeur est que les socits du pass taient,aux yeux de Tocqueville, des socits o chacun taitnon pas dans une classe au sens moderne du terme,

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    Q'ocquevilleet Marx 39

    mais une place donne de la hirarchie, alors qu'au-jourd'hui les conditions de tous tendent se rappro-cher.

    La suppression des ingalits sociales parat Tocqueville entraner presque irrsistiblement l'ac-croissement des pouvoirs de l'tat. En une socitdmocratique, ncessairement les non-privilgis,les dfavoriss feront appel l'Etat pour attnuerles consquences de leur disgrce. L'Etat ne peut pasne pas grandir dans une socit dmocratique parce

    que le pouvoir n'est arrt que par le pouvoir et que,dans une socit dmocratique, il n'y a au fond qu'unseul pouvoir qui est l'tat. D'o la question que sepose Tocqueville : Etant admis que lessocits moder-nes sont dmocratiques, quelle sera la nature politiquede ces socits ? Tocqueville lui-mme rpond : Lessocits dmocratiques aboutiront une tyrannieabsolue ou bien elles resteront

    politiquementlibres.

    Sije voulais traduire ces ides en termes de socio-logie moderne, je dirais : La variable socit dmo-cratique tant pose, il n'en rsulte ncessairementni un rgime parlementaire ni un rgime tyrannique.Ou encore, une socit dmocratique comporte entant que versions possibles, aussi bien la tyrannied'un seul parti que la rivalit de plusieurs. Il y a

    donc certains faits qui dcoulent ncessairement del'galit des conditions et certains faits qui n'endcoulent pas.

    Donnons quelques exemples des consquences, qui,pour Tocqueville, sont invitables.

    Dans une socit dmocratique, ncessairementl'emportera l'esprit d'entreprise. Le dsir de richesseprendra la place du dsir de gloire ou de l'ambition.

    Autrement dit, Tocqueville retrouve, en tant que. consquence du fait dmocratique fondamental, laprimaut des valeurs conomiques qui, pour Saint-Simon, tait le fait premier. Une socit o les cordi-

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    tions tendent se rapprocher ne comporte pas lemme dsir de gloire, la mme ambition de puissance

    qu'une socit hirarchique traditionnelle. Chacun,dans une socit galitaire, sera donc en qute derichesses accrues.

    A ce sujet Tocqueville dit simultanment, en pre-nant la socit amricaine pour modle, que lesAmricains sont bien loin de refuser les ingalits defortune, mais aussi qu'une socit dmocratiqueverra les efforts constants des non-privilgis, des dfa-

    voriss pour rduire les ingalits. D'o finalementune certaine perspective sur la socit qui se rattache la tradition. Quand Tocqueville parle des classes,par exemple, il n'est pas sans appeler la comparaisonavec Aristote ; il distingue les riches, les moyens etles pauvres. C'est en termes de rpartition des reve-nus, pour employer lejargon moderne, qu'il envisage

    lastructure d'une

    socit dmocratique.D'autre part, Tocqueville, la diffrence de Marx,et je pense qu'il avait raison, croit que le mouvementdmocratique combin avec la socit industriellemultipliera les rangs intermdiaires. A ses yeux, lessocits dmocratiques seront caractrises par legonflement du volume des classes intermdiaires(classes au sens de catgories de revenus). Il y aurade moins en moins de gens trs riches. Il y aura encoredes gens trs pauvres, mais le grand nombre sera auniveau moyen. D'o il conclut curieusement, ettout fait contre les interprtations la manire deMarx, que les socits dmocratiques seront agiteset monotones, les hommes se disputeront avec unepassion croissante, mais ils seront en fin de compte

    peurvolutionnaires. Il concevait une sorte de

    mdio-crit tumultueuse et sans profondeur. Tocquevillecrit de manire telle que l'on ne sait pas toujourss'il souhaite que les socits dmocratiques soienttranquilles ou rvolutionnaires. Il subsiste un certain

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    Tocqueville et Marx 41

    romantisme de la grandeur chez Tocqueville et lessocits bourgeoises o la valeur suprme serait

    l'ordre tabli ne lui plaisaient gure, mais la tendancenon pas vers l'galisation des fortunes mais vers larduction des ingalits extrmes, avec une massecroissante attache l'ordre social, lui paraissait laplus forte.

    Dans le spectacle de la socit amricaine, il avaitt extrmement frapp par le penchant au confor-misme. La socit amricaine lui paraissait courir le

    risque de devenir tyrannique non pas tant par lamonte soudaine d'un despote, mais en raison d'unetyrannie qu'il craignait et qu'un sicle aprs nousavons toutes les raisons de craindre, la tyrannie de lamajorit. Il avait constat que les socits dmocra-tiques inclinaient au conformisme et il rpugnait auconformisme intellectuel et moral, mme si celui-ciest

    l'expressiondu

    grandnombre.

    Que disait Tocqueville des phnomnes qui frap-paient Marx? J'ai eu la curiosit de reprendre LaDmocratie en Amrique pour lire les quelques pagesconsacres aux phnomnes, qui, pour Marx, sont lesplus importants.

    Il y a un seul passage, ma connaissance, dans LaDmocratie en Amrique sur les crises industrielles. Il

    les constate comme tous les observateurs de l'poque.Il ajoute que les crises semblent lies l'extraordi-naire agitation des citoyens, leur dsir de crer,d'entreprendre, de s'enrichir, au mouvement perp-tuel des hommes et des affaires : ces crises industrielles,ajoute-t-il, semblent faire partie intgrante de notresocit, et il y a peu de chance de les en faire dispa-ratre. Il ne voit pas dans les crises conomiques le

    ressort du mouvement historique, il n'a pas le sens_ apocalyptique.

    Aux tats-Unis, Tocqueville en vient naturelle-ment observer les relations des ouvriers et des

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    42 Dix-huit leons sur la 80cit industrielle

    entrepreneurs, bien qu' cette poque les tats-Unisfussent surtout composs de rpubliques agraires.Qu'en dit-il? Sa premire remarque, pleine de bonsens, est d'une originalit faible. Dans les entreprisesindustrielles qu'il a pu observer aux tats-Unis, aussibien qu'en Europe, il n'y a pas de communaut entreles ouvriers et les entrepreneurs. Ce sont deux mondesqui s'ignorent, deux mondes hostiles, les ouvrierstravaillent pour un entrepreneur qu'ils ne connaissent

    pas et que souvent ils dtestent. Ce fait parat dplo-rable Tocqueville, mais ne lui parat pas fondamen-tal, et il pense que cette hostilit s'attnuera avec letemps. En revanche, il rflchit sur la signification del'ingalit industrielle pour l'ensemble de la socit.Chez Auguste Comte ainsi que chez Saint-Simon, lesindustriels et les banquiers sont les hirarques del'ordre nouveau, les dirigeants du monde cr parl'industrie, les grands hommes de la socit nouvelle.Tocqueville observe une hirarchie qui se reconstituedans le monde industriel. Les entreprises ont leurtte des dirigeants qui sont en mme temps les pro-pritaires des moyens de production (il n'emploie pascette expression), mais ces dirigeants constituerontl'aristocratie la plus fragile, la plus prcaire, la moins

    consciente d'elle-mme que l'on puisse imaginer. Lesentrepreneurs, classe dirigeante de la socit indus-trielle, paraissent Tocqueville, par rfrence auxsocits traditionnelles, une mdiocre aristocratie.Les entrepreneurs passent trop facilement de l'ob-scurit la grandeur et retombent de la grandeurdans la misre, ils n'ont pas la dure, la solidit, laconscience d'un univers commun, d'une volont

    commune de valeurs, marques de la vritable aristo-cratie.Tocqueville n'a aucunement mconnu les conflits

    l'intrieur du monde industriel, non plus que lareconstitution d'une hirarchie l'intrieur de ce

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    Tocquevilleet Marx 43

    monde industriel, mais il n'a pas cru qu'il sortait decelui-ci un ordre comparable aux aristocraties du

    pass.Il y a un dernier phnomne dont je voudrais direun mot. Que dit Tocqueville au sujet des guerres ? Lesguerres ont t, dans l'histoire de l'humanit, un desphnomnes majeurs. Les hirarchies sociales ont t,dans une large mesure, le reflet de hirarchies mili-taires. Le sociologuene peut pas rflchir sur la natureet la structure des socits industrielles sans songer

    au phnomne de la guerre.Tocqueville parle des guerres que conduiront lesdmocraties et de l'attitude que les socits dmo-cratiques adopteront l'gard du phnomne guerrier.Il dit des choses pleines de bon sens : les socitsdmocratiques auront toujours grand-peine com-mencer les guerres, car, dans une socit o le souci

    principalest la

    richesse,les

    peuples rpugneront

    consentir en temps de paix les sacrifices ncessairespour disposer d'un appareil militaire en bon tat defonctionnement. En revanche, une fois les guerresdclenches, comme celles-ci sont foncirement tran-gres la nature conomique des socits, il y agrand risque que lcs dmocraties soient incapablesde les tcrminer. Tocqueville n'ignorait pas le double

    risque, dans l'ge dmocratique, d'imprparationavant et d'obstination aprs le dclenchement duconflit. Et comme le nombre des hommes suscep-tibles de porter les armes se confond presque avecla totalit des hommes des socits dmocratiques,les armes et les guerres ne pcuvent pas ne pasy jouer un grand rle.

    Essayons de voir maintenant quels sont les pro-blmes que Marx s'est poss par opposition ceuxde Tocqueville.

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    44 Dix-huit leons sur la socit industrielle

    Tocqueville considre la Rvolution franaisecomme un phnomne majeur, puisqu'il suit le mou-

    vement vers l'galisation des conditions traversles sicles. Mais le mouvement a commenc bien avantla Rvolution franaise et il se poursuit bien au-del,et d'ailleurs il est susceptible de se produire dansd'autres pays sans qu'il y ait explosion rvolution-naire.

    La rvolution, aux yeux de Marx, a une significa-tion autrement

    importante.Elle tient un conflit

    fondamental l'intrieur de la socit prrvolution-naire. Celle-ci comportait une structure d,'originefodale, elle se divisait en tats, et, l'intrieur d'elle-mme s'taient progressivement dvelopps lesmoyens de production qui devaient faire sauter lescadres traditionnels. Dans la pense de Marx commedans celle de Tocqueville, la Rvolution franaise

    est le rsultat d'un mouvement prolong travers lessicles. Mais l'explosion violente elle-mmetait pourTocqueville un accident fcheux. Il aurait pu yavoir galisation des conditions sans les violences quiont marqu les annes de la Rvolution franaise etde l'Empire. En revanche, Marx a donn l'explosionelle-mme, la rupture violente, une significationessentielle. Il a

    pens quela

    ngationde l'ordre

    ancien tait le ressort du mouvement historique et 'que le passage d'un ordre un autre ordre ne pouvaitpas se faire de manire progressive et continue, maisdevait se faire par la violence. Le phnomne rvo-lutionnaire appartient pour Tocqueville plutt aupass qu' l'avenir ; en revanche, pour Marx, lephnomne rvolutionnaire a eu lieu une premire

    fois dans le pass, au moment de l'avnement dutroisime tat et l'avnement du quatrime tat, leproltariat, sera marqu son tour par une rvolutionviolente.

    Pour Tocqueville, nous l'avons vu, les socits

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    Tocqueville et Marx 45

    modernes sont essentiellement conomiques, l'espritd'entreprise y domine. Mais l'esprit d'entreprise,

    l'obsession des richesses et de la cration des ri-chesses, pour Tocqueville, n'est qu'un sous-produitde la rvolution dmocratique. Le fait initial, le faitmajeur est l'effacement des ingalits hrditaires,l'galit devant la loi. C'est parce que les hommessont gaux devant la loi que leur activit principaledevient une activit conomique.

    En revanche, aux yeux de Marx, le fait majeur est

    le dveloppement de l'industrie, qui cre un conflitnouveau et fondamental, le conflit du proltariatet des capitalistes. Tocqueville n'ignore pas ce conflit,mais celui-ci est, ses yeux, un phnomne entrebeaucoup d'autres, l'intrieur de socits dmocra-tiques animes par l'esprit d'entreprise. En revanche,pour Marx, le conflit du proltariat et des entrepre-neurs est le ressort du

    mouvementvers l'avenir.

    L'galit que Tocqueville voit se dvelopper progres-sivement n'interviendra, d'aprs Marx, qu'avec l'av-nement du quatrime tat.

    Tocqueville et Marx cherchent tous les deux leprincipe dominant qui donne sa forme aux socitsmodernes. Tocqueville reconnat dans l'esprit d'in-dustrie, de ngoce et d'argent, l'esprit de notre so-

    cit. Marx aurait accord que les socits modernessont obsdes par le souci de faire de l'argent. Dansles textes de jeunesse de Marx, il y a des pages quisont la fois d'un moraliste et d'un sociologue, surla tyrannie que l'argent exerce sur les hommes et surles valeurs humaines. Mais cette manire d'envisagerla socit moderne comme essentiellement dmocra-

    tiqueet

    conomiqueau sens de

    Tocquevilleaurait

    paru Marx mconnatre l'essentiel : ces phnomnessont l'expression ou l'effet de deux faits fonda-mentaux : les forces de production, c'est--direl'quipement technique et-l'organisation du travail et,

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    46 Dix-huit leona sur la socit industrielle

    d'autre part, les rapports de production, c'est--dire lesrelations juridiques quis'tablissent entre les indi-

    vidus en fonction de leur rapport la proprit desmoyens de production.

    Or la proprit des moyens de production, lesconflits qui en rsultent ou les formes de production,Tocqueville en parle, mais incidemment. Ainsi, ildira : A n'en pas douter les socits dmocratiquesdeviendront de plus en plus riches : puisqu'elles sontobsdes

    parle dsir de bien

    vivre,comment serait-il

    concevable que la richesse ne s'accrt pas ? Mais il enparle comme d'un fait qui va de soi, effet vident del'esprit des socits modernes.

    En revanche, pour Marx, le sociologue manquel'essentiel s'il ne part pas de ce qui est la base detoutes les socits, savoir l'tat des forces de pro-duction d'o rsultent les rapports de production,

    puis la superstructure. Aussi est-ce partir du ph-nomne des industries en cours d'expansion que Marxdifie une thorie de la structure des socits, unethorie des ges successifs de l'conomie et des soci-ts humaines, et, finalement, une thorie du dve-loppement des socits capitalistes modernes.

    Cette diffrence de point de vue, mon sens, s'ex-

    pliqueassez aisment

    parla situation

    personnelle,historique, des deux penseurs auxquels nous nousrfrons.

    Tocqueville est le descendant d'une vieille famillearistocratique. Il pense que le fait majeur est prcis-ment l'effacement de la distinction hrditaire destats. Ses jugements de valeur sont domins par sestendances librales et un profond sentiment religieux.

    Toequeville accepte sans enthousiasme le mouvementirrsistible qui entrane les socits modernes vers ladmocratie, il souhaiterait que la religion pt stabi-liser ces socits dmocratiques, il se proccupe sur-tout de sauver les valeurs librales dans une civilisa-

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    Tocqueville et Marx 47

    tion galitaire. On pourrait rsumer le problmeTocqueville dans la question suivante : Quelles sont

    les chances qu'une socit dmocratique demeure unesocit librale ?

    Marx est un intellectuel, d'origine bourgeoise, en-clin la prfrence rvolutionnaire, en fonction dumilieu mme dans lequel il a vcu. L'atmosphre del'Universit de Berlin tait hostile au rgime conser-vateur de la Prusse de son temps. Il n'est pas religieux

    et,contrairement

    Tocqueville,il est

    essentiellementphilosophe.Tocqueville, religieux et libral, se proccupe de

    sauver dans les socits dmocratiques les valeursmorales et religieuses, tandis que Marx se proccupede dcouvrir dans le mouvement des socits indus-trielles la solution de ses propres problmes philoso-phiques. La reprsentation finale de la socit, rcon-

    cilie avec elle-mme, est dans la pense de Marxla reprsentation d'une socit o les oppositions declasses ont t surmontes, o existe nouveau unecommunaut d'hommes qui se reconnaissent rci-proquement.

    Pourtant ces diffrences de situation dans la socitn'empchent pas Tocqueville et Marx de poser un

    problme sociologique

    peu prssemblable ; en tout

    cas, il n'est pas impossible de combiner les problmesde l'un et de l'autre.

    L'un et l'autre jugent quele dveloppement dessocits industrielles cre des conflits l'intrieur dumonde du travail, entre les travailleurs et les entre-preneurs. Une premire question, fondamentale, sepose : Quel est l'effet du dveloppement de la socit

    industrielle sur les ingalits au sens le plus large duterme ? La suppression des ingalits hrditaires oudes ingalits de condition tait largement un faitacquis l'poque de Tocqueville comme l'poquede Marx, mais Marx comme Tocqueville avaient

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    48 Dix-huit leons sur la socit industrielle

    constat que l'organisation du travail recre unenouvelle

    ingalitentre les

    entrepreneurset les

    ouvriers. Un sicle aprs on peut poser la questionsuivante : Qu'en est-il de cette ingalit conomiqueet sociale? Jusqu' quel point le dveloppementdes socits industrielles a-t-il tendu attnuerles distinctions sociales et conomiques, ou, aucontraire, les renforcer ?

    Marx tenait pour essentielle la lutte des entrepre-

    neurs et des ouvriers et, incontestablement, nousretrouvons cette lutte des entrepreneurs et des ou-vriers dans la socit actuelle. Mais Marx n'ignoraitpas les autres formes de lutte entre les groupes sociaux,il n'tait pas entirement convaincu que la socitindustrielle reconstituerait d'elle-mme, ft-ce parune rvolution, une communaut authentique. Uneformule de Marx, au moins, laisse entrevoir deux

    possi-bilits, comparables aux deux possibilits de Tocque-ville : socialisme ou barbarie. De mme, Tocquevilleaurait dit : socit dmocratique coup sr, maispeut-tre tyrannique, peut-tre librale. Ce qu'il y apour nous de nouveau, ce sur quoi ni l'un ni l'autrepenseur ne mettaient l'accent autant que nous lemettons aujourd'hui, c'est le dveloppement de la

    richesse gnrale.Pour Tocqueville le fait majeur tait l'effacementdes distinctions, pour mars le conflit entre les prol-taires et les entrepreneurs. Mais j'ai tendance croireque, pour nous, le fait majeur, celui que nous retrou-vons aussi bien dans les socits industrielles du typesovitique que dans les socits industrielles ditesoccidentales, c'est le

    progrsde la

    productivitou

    encore l'augmentation de la valeur produite parl'ensemble de la collectivit et par chaque individu l'intrieur de celle-ci. Ce fait majeur nous renvoie un autre que ni Marx ni Tocqueville ne mettaientau premier plan, les variations du nombre. Si nous

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    1TOcqumlleet Marar 49

    prenons comme variable initiale le dveloppement dela productivit, les consquences qui en rsultent

    pour l'ensemble de la collectivit, seront fondamen-talement autres selon que la population sera station-naire, augmentera lentement ou augmentera trsrapidement.

    Il ne s'agit pas d'inventer des faits que tel ou telsociologue n'a pas vus, car les mmes faits ont tvus par tous. Ce qui change, c'est l'accentuation des

    uns ou des autres, ou la saisie du rapport entre lesuns et les autres. Le problme dontje voudrais partirest le suivant : tant admis que, dans les socitsactuelles, occidentale et sovitique, nous obser-vons un fait majeur, l'application de la science l'industrie qui entrane l'augmentation de la produc-tivit et la croissance des ressources pour la collecti-vit tout entire et par tte de la population, quelles

    sont les consquences qui en rsultent pour l'ordresocial ?Tocqueville, lui, se tournait vers l'galisation des

    conditions et s'interrogeait sur ce que seraient lesmoteurs,la faon de penser et le rgime politique d'unesocit o les conditions seraient galises. Person-nellement je pars du fait que les socits actuellesconsidrent l'activit

    conomiquecomme l'activit

    principale et qu'elles refusent en thorie l'existenced'ingalits hrditaires. La primaut de l'conomieet la suppression de l'aristocratie traditionnelle sontdes faits acquis. Dans ces socits, l'augmentation dela richesse est devenue non seulement un fait constant,mais une exigence des masses et des gouvernements.Qu'en rsulte-t-il pour la structure sociale ? Quelles

    sont les ingalits que cre le dveloppement dessocits industrielles ? Est-ce que ce dveloppementaccrot la force des classes moyennes, comme le pen-sait Tocqueville, ou aggrave les luttes de classescomme le pensait Marx?P

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    Cette question est une manire d'viter au pointde dpart l'opposition socialisme-capitalisme et deconsidrer socialisme et capitalisme comme deuxmodalits d'un mme genre, la socit industrielle.Mon voyage en Asie m'a convaincu que le conceptmajeur de notre poque est celui de socit indus-trielle. L'Europe vue d'Asie n'est pas compose dedenx mondes fondamentalement htrognes, lemonde sovitique et le monde occidental, elle est

    faite d'une seule ralit, la civilisation industrielle.Les socits sovitiques et les socits capitalistes nesont que deux espces d'un mme genre ou deux mo-dalits du mme type social, la socit industrielleprogressive.

    Pourquoi mon cours porte-t-il sur Socit indus-trielle et stratification sociale ? C'est que la stratifi-cation sociale est finalement le fait dcisif. Une socit

    n'est pas possible si ceux qui la composent n'ont pasentre eux des relations humaines. Le grand obstacle la communaut, dans les socits complexes, cesont videmment les ingalits. A partir d'un certaindegr d'ingalit, il n'y a plus de communicationshumaines ; et quiconque d'entre vous a pu visiter dessocits, telles que celles de l'Inde, sait ce que signifie

    une certaine misre.Ainsi, quand je pose le problme de la stratifica-tion sociale,je poseun problme qui est philosophiqueen mme temps que sociologique. Le problme philo-sophique de la politique est celui de la communaut,celui d'un ordre vrai, acceptable aux membres de lacollectivit. Je partirai donc de la notion de socitindustrielle comme du genre par rapport aux espcesdes socits sovitiques ou des socits capitalistes,

    j'analyserai les caractres essentiels de la socitindustrielle et les diffrencesentre les types de soci-ts industrielles. J'essaierai de voir jusqu' quel pointles caractres de la socit industrielle permettent de

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    dterminer l'attnuation ou le renforcement des inga-lits, les modalits de la stratification sociale, finale-ment dans quelle mesure le dveloppement de la

    socit industrielle a tendance favoriser ou prve-nir la reconstitution d'une communaut. Le courspourrait s'appeler : De la lutte de classes puisquela lutte de classes ne devient intelligible et pour ainsidire sense qu' la lumire et l'analyse de la struc-ture sociale.

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    ; LEONIII 1 ,

    Marx et Montesquieu,. , ; - ,

    J'ai essay, la semaine dernire, de vous expliquerle problme que je me suis pos et partir duquel

    j'essaierai d'interroger les socits actuelles.A la diffrence de Tocqueville, je ne me demande

    pas quelles sont les consquences sociales de la sup-pression des ingalits de condition, mais quellesingalits conomiques et sociales la socit indus-

    trielle tend reconstituer. A la diffrence de Marx,je ne me demande pas quelles sont les consquencessociales du rgime capitaliste, mais quelles sont lesconsquences sociales des socits industrielles engnral. Les raisons pour lesquelles je formule leproblme en ces termes sont d'ordre historique etd'ordre personnel.

    Le schma marxiste suggrait que le socialismetait pour ainsi dire l'hritier du capitalisme. Orl'exprience du xxO sicle prouve que les rgimesqui se baptisent eux-mmes socialistes ne succdentpas ncessairement aux rgimes capitalistes, mais

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    54 Dix-huit leons sur la socit Industrielle

    que, dans une large mesure, ils remplissent la fonc-tion que Marx lui-mme attribuait au capitalisme,

    savoir le dveloppement des forces productives.Ds lors, si les rgimes soi-disant socialistes sont unsubstitut du capitalisme ou remplissent la fonctionque le marxisme attribuait lui-mme au capitalisme,il est normal que nous posions le problme en termesplus gnraux, que nous nous demandions quels sontles traits communs toutes les versions de la socitindustrielle.

    Mes raisons personnelles sont aussi simples. Jesuis parti, dans mes rflexions, du problmemarxiste et progressivementj'ai retrouv le problmede Tocqueville. A l'origine, je me demandais quelleest la nature du rgime capitaliste et quelles sont leslois de son devenir, puis j'en suis venu me demanderquelles sont les caractristiques propres des socits

    base dmocratique, question quifait

    partiede la

    tradition de Tocqueville.Aujourd'hui, nous allons envisager quelques pro-

    blmes de mthode. Je prends le terme de mthodeen son sens le plus gnral, c'est--dire le moyend'atteindre l'objet propre de la recherche et, en l'es-pce, le moyen de saisir l'ensemble social.

    La rponse marxiste au problme de la saisie de

    l'ensemble, telle qu'on la trouve dans les livres deMarx, s'appelle couramment matrialisme historique.Je n'envisagerai ici qu'un aspect limit du matria-lisme historique, ce que l'on pourrait et devrait appe-ler l'interprtation conomique de l'histoire, telle queMarx la formule dans la prface de la Contribu-tion la critique de l'conomie politique. Dans cetexte

    clbre, queMarx lui-mme

    appelleun rsum

    de ses conceptions les plus gnrales, il est dit quechaque socit est caractrise et dfinie par uncertain tat des rapports de production, tat quicorrespond lui-mme un certain tat du dvelop-

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    Marx et Montesquieu 55

    pement des forces productives. Sur l'infrastructureconstitue par les rapports de production se dvelop-

    pent

    les

    phnomnes politiques,intellectuels et

    religieux.Marx distingue infrastructure conomico-sociale

    et ensemble de la socit, il oppose la ralit humainevcue et la conscience que l'on en prend. Pour com-

    prendre une socit, il faut saisir la manire dont leshommes vivent et non pas l'ide qu'ils se font deleur propre existence ; il faut saisir l'tre rel des

    hommes dans le travail et dans l'organisation collec-tive, et non pas les idologies que les hommes se fontde leur propre socit.

    Dans les socits actuelles, les rapports de produc-tion capitaliste sont antagonistes : d'un ct lesdtenteurs des moyens de production, de l'autre les

    proltaires exploits. Ces rapports de productionantagonistes impliquent une tension permanente et,

    partir d'un certain moment, ils entrent en contra-diction avec les forces de production. Les forces de

    production se dveloppent, elles ne peuvent pastrouver place dans les cadres sociaux et juridiques dela socit capitaliste jusqu'au moment o la contra-diction clatera en rvolution. La classe opprime,c'est--dire la classe proltarienne, est charge pourainsi dire

    par l'histoire,ou voue

    par l'histoire,

    raliser cette rvolution.Ce rsum rapide n'est rien de plus qu'un cornmen-

    taire de la prface de la Contribution la critiquede l'conomie politique de Marx. Comment peut-oninterprter ce texte et quelles consquences peut-onen tirer pour le problme de mthode?

    La premire interprtation possible, que j'appel-

    lerai moniste ou mtaphysique, n'est pas l'interprta-tion marxiste authentique, bien que certains textesde Marx puissent la suggrer. Elle consisterait

    affirmer que les hommes sont intgralement dfinis

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    par le travail et par la manire dont ils organisentleur travail, que les rgimes conomiques se trans-forment en obissant un

    dynamisme propre,sans

    intervention de phnomnes extrieurs l'ordreconomique. Cette interprtation moniste n'est pascelle de Marx car il n'est pas vrai que Marx nie laralit ou l'efficacit des autres phnomnes. Lors-qu'il essaie d'interprter le mouvement global de lasocit, il donne une place aux phnomnes intellec-tuels, politiques et religieux. Dans la dialectique

    de la lutte de classes intervient un moment essentiel :la prise de conscience par le proltariat de sa situa-tion. C'est parce que le proltariat prend conscience,partiellement grce aux philosophes, de sa situationde classe exploite qu'il devient une classe rvolu-tionnaire et peut renverser le systme capitaliste. Sila prise de conscience par le proltariat de sa situa-tion est un des ressorts de

    l'histoire, l'interprtationmoniste n'est pas conforme la pense authentiquede Marx.

    J'appellerai anthropologique la deuxime interpr-tation possible. Elle consiste aflirmer que les ph-nomnes conomiques sont essentiels dans l'inter-prtation de toutes les socits, non parce que cesphnomnes ont une causalit plus efncace que les

    autres, mais parce que l'homme est essentiellementun tre qui travaille. Dans la mesure o l'essence del'homme s'accomplit dans le travail, la manire dontle travail est organis devient la caractristique dechaque socit. Il n'est pas question d'un primatau sens causal, mais d'une primaut d'intrt, d'unepriorit existentielle, comme on dirait aujourd'hui.Si le travail dfinit l'essence de l'homme, il est nor-mal que le sociologue concentre son attention, avanttout, sur le mode et l'organisation du travail.

    Je ne discuterai pas cette interprtation, car ellene concerne pas notre problme qui est la relatior

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    Marx et Montesquleu 57

    entre un aspect particulier de la socit et l'ensemblede la socit. C'est la troisime conception possiblede l'interprtation conomique de l'histoire, la

    conception sociologique, que je vais examiner.Elle peut se subdiviser en deux versions. Selon

    une version simplement mthodologique, on affirmequ'il est utile, opportun, fcond pour la comprhen-sion d'une certaine socit, de commencer par l'ana-lyse des forces de production, de l'organisation dutravail en commun et de la structure des classes. Il

    s'agiraitdonc

    de suggrerune voie

    d'approche, demontrer les tapes de la recherche sans impliqueraucune affirmation dogmatique sur les relationsentre l'organisation conomique et le reste de lasocit. Cette version simplement mthodologiquede l'interprtation conomique de l'histoire ne sou-lve aucun problme. Il est parfaitement lgitime,sans tre obligatoire, de commencer l'tude d'une

    socit par l'analyse des relations sociales ou del'organisation du travail.

    Selon une deuxime version possible de la concep-tion mthodologique, un certain tat des forces deproduction d'abord, des rapports de productionensuite, rpond ncessairement un certain tat dela superstructure. Voici les difficults qu'entranecette affirmation. Par forces de production Marxentend simultanment un certain dveloppement denos moyens techniques et une certaine organisationdu travail en commun. Comme l'aurait dit Proudhon,le fait que vous conjuguez les efforts de plusieurshommes est l'origine d'une force supplmentaire deproduction. Ds lors, si l'on part de la notion desforces productives et si l'on dit qu' un tat donn des

    forces productives correspond ncessairement uncertain tat des rapports de production, il faut d-montrer que tout dveloppement

    techniqueimplique

    un certain tat des rapports entre les classes ou du

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    58 Dix-huit leons sur la socit industrielle,

    systme juridique de proprit. Il suflit, me semble-t-il, d'analyser les faits pour voir que cette correspon-dance

    rigoureuseentre l'tat des forces

    productives,les rapports de production et la superstructuren'existe pas.

    Prenons un exemple. Vous pouvez avoir exacte-ment la mme organisation technique de la produc-tion agricole, que la terre soit la proprit indivi-duelle d'un grand propritaire, la proprit collectivede coopratives de production, du type des kol-

    khozes ou la proprit de l'tat. Autrement dit, un mme tat de forces productives peuvent corres-pondre des relations juridiques diffrentes dans l'or-ganisation de la production. Prenons le cas des usinesmodernes : rien ne ressemble autant l'usine Citronque l'usine Renault, il n'y a pas de diffrence tech-nique substantielle dans l'organisation de la pro-duction selon

    quela

    propritest individuelle ou

    collective. Si nous prolongions l'analyse, nous pour-rions montrer qu' une socit divise en classessociales, classe des dtenteurs des moyens de pro-duction et classe ouvrire, nc correspond pas nces-sairement le mme rgime politique.

    Ces remarques lmentaires ne sont nullement unerfutatiou de l'interprtation conomique de l'his-

    toire ; n'importe quel thoricien raisonnable de cetteinterprtation accepterait les faits que je viensd'avancer. Une discussion en profondeur devraitaller plus loin. Je veux seulement montrer, par cesrflexions initiales, que l'on ne peut pas partir del'affirmation dogmatique de la dtermination des rap-ports de production par les forces de production, nide la dtermination de la superstructure par les rap-ports de production. Le vritable problme est dechercher quelle est la marge de variation que laissel'infrastructure : tant donn un certain tat de lascience et de la technique, tant donn un certain

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    duction ; elle comprend aussi les rapports des diff-rents individus la

    proprit,c'est--dire les lois de

    proprit ; or nous avons vu qu'il y a dissociationpossible entre l'organisation technique de la produc-tion et les rapports de proprit. Enfin, elle peutcomprendre les rapports entre les groupes sociauxque l'on appelle les classes. Or cette troisime notions'ajoute aux deux autres sans leur tre rigoureuse-ment lie, si bien que les rapports de production

    peuvent englober presque toute la socit, toute lastructure sociale.Un concept n'est jamais vrai ou faux, un concept

    est utile ou quivoque. Ce que j'ai voulu montrer,c'est que le concept de rapports de production estquivoque parce qu'il autorise plusieurs interprta-tions et englobe des phnomnes qui ne sont pasrigoureusement insparables les uns des autres.

    Quant aux types d'conomie ou de socit globale,vous savez que Marx distingue les modes de produc-tion asiatique, antique, fodal, capitaliste, et l'hori-zon le socialiste. La socit antique est caractrisepar l'esclavage, la socit fodale par le servage,la socit bourgeoise par le salariat. Dfinir une co-nomie par le statut des travailleurs est possible, mais

    ce n'est pas la seule dfinition possible et il n'est pasdmontr, au moins au point de dpart, que l'ensem-ble des caractres de l'conomie antique ou de l'co-nomie fodale ou de l'conomie bourgeoise puissentse dduire de cette caractristique majeure.

    Le rgime de proprit prive et de concurrencedevient-il un certain moment une entrave au dve-

    loppementdes forces

    productiveset ce

    rgimedoit-il

    cder la place un rgime socialiste ? Ce n'est pasune question laquelle je veuille rpondre au dbutde ce cours, puisque tout le cours sera un effort pourdonner rponse cette question, suscite par l'ana-lyse de Marx. Lorsque Marx dit que les forces pro-

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    ductives se dveloppent de manire constante etqu' partir d'un certain moment la proprit privedevient une entrave au

    dveloppementdes forces

    productives, il s'agit d'une aflirmation de fait quej'essaierai de soumettre au contrle de l'expriencehistorique et, en particulier, de l'exprience histo-rique intervenue depuis Marx.

    Cette analyse rapide autour des thmes marxistesnous amne des rsultats ngatifs. Nous ne partonspas d'une interprtation dogmatique des relations

    entre l'infrastructure ou la superstructure, ou, si .l'on prfre, entre l'organisation de la production etl'ensemble de l'organisation sociale. Nous n'admet-tons pas comme vident que chaque socit soit dfi-nie par un certain type d'conomie et chaque typed'conomie par le rapport des personnes dans letravail. Nous admettons qu'il y a des relations cau-sales dans tous les sens, ou encore que, quelle quesoit la variable dont on parte, on peut trouver desrelations avec des phnomnes dpendants.

    Cette conclusion comporte une difficult ou undanger. Dans un systme comme celui de l'interpr-tation conomique de l'histoire, on sait quel est lephnomne primaire, on sait comment dfinir chaquesystme conomique, chaque type de socit. Si nousn'admettons aucun

    phnomne primaireni aucune

    dtermination unilatrale, n'allons-nous pas avoirune multiplication indfinie de relations causalesdans tous les sens, sans que l'on puisse tablir unesynthse ?

    Remarquons qu'il n'est pas inconcevable que lasociologiedoive tre strictement analytique. On peutconcevoir une sociologie qui expliquerait jusqu'

    quel point le milieu gographique ou le nombre deshabitants ou la technique de production exercentune influence sur l'organisation de l'tat, les rela-tions de classes ou la religion ; une sociologie qui

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    expliquerait quelle influence exerce une certaine reli-gion sur les moeurs, l'organisation de la famille ou le

    systme politique ; une sociologie strictement ana-lytique, qui multiplierait les relations causales plusou moins rigoureuses entre phnomnes isols, sansprtendre atteindre l'ensemble.

    C'est ce qu'entendait mon matre Lon Brunsch-vicg, lorsque dans Le Progrs de la conscience dansla philosophie occidentale, il dclarait que Montes-quieu n'tait pas l'anctre de la sociologie, mais le

    . sociologue par excellence. A ses yeux, Montesquieutait essentiellement le sociologue analytique quin'a pas la prtention d'atteindre un systme social,ni d'isoler une variable essentielle, ni de prcisercomment un certain terme dtermine tous les autres,mais qui saisit tous les rapports de solidarit ou decausalit sans privilgier aucun lment. Il n'estdonc

    pasinconcevable

    d'laborer une sociologiestrictement analytique que nous pourrions opposer la sociologie de type synthtique que j'ai esquisse partir des textes de Marx.

    Je pense qu'il existe une solution intermdiaire.Je vais essayer de la faire sortir d'une rflexion surL'Esprit des lois de Montesquieu. Je pense que, dansun langage faussement clair, souvent avec des qui-voques, ce livre clbre suggre l'essentiel de la m-thode de penser ncessaire une sociologie qui n'au-rait ni la prtention totalement synthtique de lasociologie marxiste, ni la rsignation la pure analyseque nous venons d'analyser.

    La pense de Montesquieu est difficile saisir. Elles'exprime souvent sous forme d'pigrammes et l'on ade la

    peine mettre en accord les

    formules, toujoursbrillantes, qui s'chelonnent dans les diffrents cha-pitres de L'Esprit des lois. Le mot de loi lui-mmeest pris dans l'ceuvre de Montesquieu dans deux sensdiffrents, d'une part le rapport ncessaire qui drive

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    de la nature des choses (la loi au sens naturalisteou dterministe du terme), d'autre part, l'objet de

    l'tude, la lgislation elle-mme, c'est--dire les com-mandements de la socit. Montesquieu connatvidemment la distinction entre les lois tablies parl'tat ou par le droit d'une collectivit et les rapportsde causalit (ou lois) qui expliquent ces loisjuridi-ques ou politiques, mais, avec humour, il joue surces deux sens du mot loi, de sorte que l'on ne voit

    pas toujours en quelle acception il utilise le mot.Toute activit sociale s'exprime sous forme derglement, est soumise des commandements. Cescomman