L’école Normale de L’an III et la Reconfiguration des Savoirs Sous la Révolution

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Revue de synthèse : tome 134, 6 e série, n° 3, 2013, p. 391-398. DOI 10.1007/s11873-013-0230-y REVUE CRITIQUE L’ÉCOLE NORMALE DE L’AN III ET LA RECONFIGURATION DES SAVOIRS SOUS LA RÉVOLUTION Jean-Pierre Schandeler * D ans son Essai sur l’instruction publique (juillet 1793), publié en marge des discus- sions à la Convention sur le futur système éducatif, Daunou rejette toute idée de corps professoral organisé et dirigé par l’État : « Laisser aux arts, aux lettres, aux sciences une indéfinie liberté ; ne les comprimer ni par des usages, ni par des méthodes, ni surtout par des lois ; assurer à toutes les connaissances humaines la pleine faculté de faire au sein de l’empire tous les progrès qu’elles voudront y faire : voilà ce que vous n’obtiendrez, ce me semble, ni en créant une corporation de lettrés, ni en adoptant des livres élémentaires autres que ceux destinés aux premières écoles 1 . » Mais ce discours se heurte vite à la réalité politique et aux idéaux drainés par les Lumières et la Révo- lution. Après la suppression des académies en août 1793, révolutionnaires et savants se trouvent confrontés à une question vitale pour l’avenir d’une nation républicaine comme pour celui de la science : construire un nouveau système d’enseignement et de production du savoir. Avant que la Convention ne crée par la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) les Écoles centrales, les Écoles spéciales et l’Institut national des sciences et des arts, l’éphémère École normale (1 er pluviôse-26 floréal an III ; 20 janvier-15 mai 1795) se situe dans un vide académique. L’École normale de l’an III est le titre général d’une collection de quatre forts volumes consacrés à ces cours qui furent donnés par les savants les plus réputés, dans ce bref intervalle de temps, traversé de bouleversements précipités et d’évolutions de longue durée. Les différents volumes proposent les Leçons de mathématiques (avec les cours de Laplace, Lagrange et Monge), les Leçons de physique, de chimie, d’his- toire naturelle (Haüy, Berthollet, Daubenton), enfin les deux volumes dont il sera ici question, l’un dirigé par Daniel Nordman, l’autre par Jean Dhombres et Béatrice Didier : les Leçons d’histoire, de géographie, d’économie politique (Volney, Buache de 1. Pierre Claude François Daunou, Essai sur l’instruction publique (juillet 1793), dans Bronislaw Baczko, Une éducation pour la démocratie. Textes et projets de l’époque révolutionnaire, Paris, Garnier, 1982, p. 303-344, ici p. 332. * Jean-Pierre Schandeler, né en 1957, est chargé de recherche au CNRS. Ses travaux portent sur l’épistémologie de l’historiographie au xviii e siècle et sur l’histoire sociale et culturelle de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres. Il a récemment publié un ouvrage collectif (avec F. Salaün), Entre belles-lettres et disciplines. Les savoirs au XVIII e siècle (Centre international d’étude du xviii e siècle, Ferney-Voltaire, 2011). Adresse : Université Montpellier 3, UMR 5186, site Saint-Charles, Route de Mende, F-34199 Montpellier cedex 5 ([email protected]).

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Revue de synthèse : tome 134, 6e série, n° 3, 2013, p. 391-398. DOI 10.1007/s11873-013-0230-y

REVUE CRITIQUE

L’ÉCOLE NORMALE DE L’AN III ET LA RECONFIGURATION DES SAVOIRS

SOUS LA RÉVOLUTIONJean-Pierre Schandeler *

Dans son Essai sur l’instruction publique (juillet 1793), publié en marge des discus-sions à la Convention sur le futur système éducatif, Daunou rejette toute idée

de corps professoral organisé et dirigé par l’État : « Laisser aux arts, aux lettres, aux sciences une indéfinie liberté ; ne les comprimer ni par des usages, ni par des méthodes, ni surtout par des lois ; assurer à toutes les connaissances humaines la pleine faculté de faire au sein de l’empire tous les progrès qu’elles voudront y faire : voilà ce que vous n’obtiendrez, ce me semble, ni en créant une corporation de lettrés, ni en adoptant des livres élémentaires autres que ceux destinés aux premières écoles 1. » Mais ce discours se heurte vite à la réalité politique et aux idéaux drainés par les Lumières et la Révo-lution. Après la suppression des académies en août 1793, révolutionnaires et savants se trouvent confrontés à une question vitale pour l’avenir d’une nation républicaine comme pour celui de la science : construire un nouveau système d’enseignement et de production du savoir. Avant que la Convention ne crée par la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) les Écoles centrales, les Écoles spéciales et l’Institut national des sciences et des arts, l’éphémère École normale (1er pluviôse-26 floréal an III ; 20 janvier-15 mai 1795) se situe dans un vide académique.

L’École normale de l’an III est le titre général d’une collection de quatre forts volumes consacrés à ces cours qui furent donnés par les savants les plus réputés, dans ce bref intervalle de temps, traversé de bouleversements précipités et d’évolutions de longue durée. Les différents volumes proposent les Leçons de mathématiques (avec les cours de Laplace, Lagrange et Monge), les Leçons de physique, de chimie, d’his-toire naturelle (Haüy, Berthollet, Daubenton), enfin les deux volumes dont il sera ici question, l’un dirigé par Daniel Nordman, l’autre par Jean Dhombres et Béatrice Didier : les Leçons d’histoire, de géographie, d’économie politique (Volney, Buache de

1. Pierre Claude François Daunou, Essai sur l’instruction publique (juillet 1793), dans Bronislaw Baczko, Une éducation pour la démocratie. Textes et projets de l’époque révolutionnaire, Paris, Garnier, 1982, p. 303-344, ici p. 332.

* Jean-Pierre Schandeler, né en 1957, est chargé de recherche au CNRS. Ses travaux portent sur l’épistémologie de l’historiographie au xviiie siècle et sur l’histoire sociale et culturelle de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres. Il a récemment publié un ouvrage collectif (avec F. Salaün), Entre belles-lettres et disciplines. Les savoirs au xviiie siècle (Centre international d’étude du xviiie siècle, Ferney-Voltaire, 2011). Adresse : Université Montpellier 3, UMR 5186, site Saint-Charles, Route de Mende, F-34199 Montpellier cedex 5 ([email protected]).

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La Neuville, Mentelle, Vandermonde), et les Leçons d’analyse de l’entendement, art de la parole, littérature, morale (Garat, Sicard, La Harpe, Bernardin de Saint-Pierre) 2.

Chacun des volumes fait l’objet d’une introduction générale et chaque cours est précédé d’une introduction qui présente l’auteur, situe le cours dans sa pensée et propose une analyse de contenu. Certaines de ces présentations sont faites à plusieurs mains, les leçons de Vandermonde ne mobilisant pas moins de cinq contributeurs qui apportent des éclairages croisés : « économie et politique », « la méthode du cours », « la monnaie » (Denis Woronoff) ; « la propriété » (Alain Alcouffé) ; « technique et économie » (Gérard Jorland) ; « les premiers développements de l’économie mathé-matique » (Giorgio Israël) ; « le citoyen, la société et l’État » (Jean-Claude Perrot). Le cours de Bernardin de Saint-Pierre sur la morale, qui s’est tenu durant le dernier mois d’existence de l’École et qui n’avait jamais été publié, est restitué ici par Barthélémy Jobert grâce à plusieurs sources.

L’apparat critique, les bibliographies et les très précieuses « chronologies des leçons et des débats » font de l’ouvrage un remarquable outil. L’index des noms de personnes cités dans les leçons permet une circulation entre les cours des différents volumes qui constituent la collection. La dernière édition de ces Leçons datant de 1808, il paraît inutile d’insister sur l’intérêt historique et scientifique de cette nouvelle publication. Les deux volumes dont il est ici question regroupent donc les cours consacrés aux « sciences humaines », et c’est pourquoi il est difficile de les dissocier malgré les quatorze années qui séparent leur publication. Ils apportent un éclairage essentiel sur le moment de vacance académique à un moment clé de la Révolution.

VACANCe ACADÉMIQUe, eFFeRVeSCeNCe INteLLeCtUeLLe

L’organisation concrète de l’École reflète la hâte et l’improvisation qui ont présidé à sa création. Les cours sont dispensés dans un amphithéâtre du Muséum. Ils sont destinés à un public adulte de 1200 à 1400 élèves qui trouve ici le point d’orgue de son instruction, avant d’être envoyé dans les départements français nouvellement créés, pour y impulser l’enseignement primaire ou secondaire qui va se mettre en place.

Certains élèves se plaignent du bruit et de l’agitation qui règnent dans la salle, et de la difficulté à entendre les professeurs qui, pour la plupart hommes de cabinet, n’étaient guère préparés à faire face à un tel auditoire. Dans son cours, Volney évoque l’exiguïté du lieu, et en connaisseur des assemblées tumultueuses où la voix de l’orateur peine à se faire entendre, il propose une réflexion sur l’histoire de l’architecture pour éclairer les gouvernements futurs sur la manière de bâtir les salles destinées à accueillir une assemblée délibérante ou « professante » 3. L’impréparation des cours est une autre

2. Daniel Nordman, dir., L’École normale de l’an III. Leçons d’histoire, de géographie, d’économie politique, Paris, Dunod, 1994 ; Jean Dhombres et Béatrice Didier, dir., L’École normale de l’an III. Leçons d’analyse de l’entendement, art de la parole, littérature, morale, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2008 (ensuite cités respectivement par Leçons, 1994 et Leçons, 2008).

3. Leçons, 1994, p. 79. L’édition de l’an VIII des Leçons, propose dans une annexe (reproduite dans l’édition moderne) des Plans relatifs à l’art de construire les salles d’assemblées publiques et délibérantes, Leçons, p. 117-118.

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conséquence de l’improvisation politique. Volney encore évoque le travail précipité et exagéré auquel il est soumis depuis deux mois ; Bernardin de Saint-Pierre demande cinq mois de délai, qu’il n’obtiendra pas, pour préparer ses leçons de morale. et que dire du cours d’économie politique, ajouté au programme de l’École alors que celle-ci fonctionnait depuis une décade déjà ? Vandermonde ne dispose ainsi que de deux semaines pour organiser l’ensemble de ses interventions et admet dès sa première leçon se perdre dans une immense quantité de notes : « Il m’est impossible de mettre de l’ordre dans les leçons du cours ; je n’étais pas préparé : je dirai les choses comme elles viendront. Il me semble que ce ne sera pas un grand malheur 4. » La lecture des Leçons plonge le lecteur dans ce climat de désordre dont on semble cependant ne se plaindre que par pure forme. L’effervescence intellectuelle domine et chacun semble la partager ou l’encourager, professeurs, élèves, opinion publique.

Le règlement de l’École prévoit des séances consacrées à des débats entre l’assistance et les professeurs. La présente édition publie ces échanges recueillis lors des séances par les sténographes. Ces débats permettent d’entrevoir l’impact de l’institution sur l’opinion et d’identifier les futures tensions philosophiques dont elle est porteuse. Car le débat n’est pas de pure convention. Les citoyens-élèves font jeu égal avec les citoyens-professeurs. Ainsi par exemple, le second débat du cours de Garat sur l’analyse de l’entendement occupe-t-il deux fois plus de place que la seconde leçon elle-même. On y entend un certain Saint-Martin, au cours d’un long échange, porter une contradiction spiritualiste à l’orateur. Les choses vont parfois plus loin. Les sténogrammes des cours, qui pouvaient être revus et corrigés par les professeurs, devaient être remis aux élèves un ou deux jours avant la séance suivante. Mais les élèves usent aussi de ce droit de correction pour leurs propres interventions. Saint-Martin ne s’en prive pas qui envoie à Garat une lettre de 35 pages ainsi introduite :

« Vous aviez le droit de revoir les séances. Vous en avez amplement usé en ce qui concerne celle du débat que nous avons eu ensemble, le 9 ventôse an III. Vous avez composé presque à neuf, décomposé, recomposé à plusieurs reprises les réponses que vous publiez aujourd’hui […] : il est juste que j’entreprenne, aussi à tête reposée, de vous présenter mes répliques 5. »

La parole est libre, comment en serait-il autrement en 1795 ? La dernière leçon du cours de littérature de La Harpe, consacrée à Cicéron, tourne-t-elle à l’évocation de la Vendée persécutée ? Un élève, nommé Dupuis, interpelle publiquement l’ora-teur, lui demandant de ne pas lire seulement des morceaux d’auteurs antiques, mais aussi des « extraits des discours qu’ont produits les premiers élans de la liberté » tout aussi propices à l’étude de l’art oratoire 6. Si Philippe Roger juge qu’il faut lire ce cours de La Harpe selon le double registre scolaire et polémique, l’analyse vaut pour bien d’autres leçons. Les réactions débordent souvent l’enceinte du Muséum, la presse

4. Leçons, 1994, p. 3645. Leçons, 2008, p. 117. 6. Leçons, 2008, p. 547.

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se mêle aux débats et les citoyens-professeurs doivent faire avec l’opinion publique : l’École normale de l’an III n’a pas été conçue comme le lieu clos d’un enseignement ex cathedra.

Le PROCeSSUS De DISCIPLINARISAtION

Dans ce bouillonnement se jouent des évolutions décisives pour l’avenir de la science. L’École peut être abordée comme un champ de luttes entre différentes branches de la connaissance que la suppression des académies a toutes fragilisées. La question est prégnante dans les leçons, à tel point que les introductions générales respectives des deux volumes de la nouvelle édition s’organisent autour du processus de disciplinari-sation à l’œuvre en l’an III.

Dans la présentation du tome 4, Jean Dhombres considère d’emblée l’École normale comme le creuset de la séparation fondatrice lettres/sciences qui organisera les disci-plines de notre enseignement au xxe siècle. Mais malgré des précautions rhétoriques d’usage, l’opposition « scientifique/littéraire » devient un critère transhistorique qui, provoquant l’effet inverse de celui qui est attendu, opacifie la compréhension du processus de disciplinarisation. L’auteur affirme en effet que « scientifiques » et « littéraires » se côtoient à l’École dans une ignorance réciproque qui manifesterait une volonté clairement assumée de « tracer les frontières disciplinaires appelées à durer 7 ». On peut difficilement suivre l’auteur sur cette voie. Que des cours, quels qu’ils soient, tracent des frontières disciplinaires n’est pas en soi un élément pertinent, car tout cours organise ses domaines et les délimite. Jean Dhombres situe l’origine de cette opposi-tion à une période bien antérieure à la Révolution. Ainsi Condorcet est-il convoqué pour sa vision « irénique » et « idyllique » de la vie scientifique alors qu’il sait la diffi-culté à régenter un corps de savants ; « mais il pense que les littéraires sont pires 8 ». Un tel usage de l’opposition littéraire/scientifique, qui a été le substrat idéologique de bien des ministres de l’éducation nationale du xxe siècle, n’est pas le plus pertinent pour rendre compte des phénomènes complexes de disciplinarisation au xviiie siècle.

La contribution de Béatrice Didier à l’introduction générale du même volume est plus nuancée. elle souligne à la fois la volonté de délimiter des disciplines et le « désir d’emprise totalitaire 9 » (à entendre dans son sens strictement étymologique) sur l’en-semble des connaissances humaines. L’École normale de l’an III constitue davantage une charnière qu’une rupture.

Plutôt que d’analyser les leçons à l’aune d’une opposition qui ne rend pas pleine-ment compte des processus réels, peut-être aurait-il fallu envisager les tensions qui traversent l’École comme les manifestations d’une lutte des champs du savoir pour leur survie institutionnelle. La suppression des compagnies savantes provoque un sauve-qui-peut général qui, chez un Lavoisier par exemple, fait éclater ce qu’il restait d’illusion sur la « république des Lettres ». Dans ses Observations sur l’Académie

7. Leçons, 2008, p. 25.8. Leçons, 2008, p. 8.9. Leçons, 2008, p. 32.

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des sciences (1793) 10, le savant distingue avec soin ce qui caractérise le travail de l’Académie : c’est l’indispensable travail collectif décrit comme le moteur le plus puissant des progrès de la science. À cette organisation collective, il oppose les figures solitaires de l’homme de lettres et de l’historien, l’un observant la société, l’autre hantant les bibliothèques. C’est grâce à cette argumentation, reprise par Grégoire au nom du Comité d’instruction publique 11, conjuguée aux thèmes de l’utilité immédiate de la science et de sa disponibilité dans la politique révolution-naire, que l’Académie des sciences jouira d’un régime de faveur dans la période comprise entre la suppression des académies et la création de l’Institut 12. Mais en l’absence d’autres institutions, et dans l’incertitude de l’avenir, c’est dans l’enceinte de l’École normale que va se jouer l’avenir de certains champs de la connaissance, et de bien des carrières.

Daniel Nordman aborde cette même question sous un tout autre jour que Jean Dhombres. Il s’interroge sur la pertinence du regroupement des sciences dans le volume qu’il dirige. C’est un détour efficace pour analyser les « liaisons interdisci-plinaires » et le processus de disciplinarisation à l’œuvre à l’École. L’auteur propose d’abord un cadre général de réflexion qui concerne le statut et l’état de la science avant son enseignement, la distribution de telle science dans les cycles d’enseigne-ment, la formation des enseignants dans le cas d’une discipline nouvelle et son lieu d’implantation (l’enseignement de l’économie sera-t-il dispensé dans un établissement où s’enseignent le droit ou la littérature ?), le rattachement formel à un autre enseigne-ment, l’autonomie d’une discipline expressément mentionnée dans les textes législa-teurs, le contenu réel des enseignements. Pour ce qui relève de l’École, il propose de s’appuyer sur les pratiques courantes, les innovations réelles et les simples projets. L’ana-lyse conduit à constater qu’une multidisciplinarité latente et une plasticité des matières enseignées pouvaient « conduire à des types de combinaisons différentes 13 » pour orga-niser les volumes publiés. Il s’appuie sur l’analyse de la carrière antérieure des profes-seurs de l’École (Monge et Buache de La Neuville ont travaillé ensemble à la section « Marine et géographie » de la Commission temporaire des Arts), sur les liens étroits qui lient certains savoirs (arithmétique politique et économie), sur les définitions théo-riques données par les enseignants mêmes, tous héritiers de formes d’encyclopédisme.

Que disent des cours eux-mêmes ces réflexions sur l’organisation interne du volume ? elles mettent l’accent sur les porosités et les fluidités qui caractérisent un processus de long terme. Renvoyer l’auditoire à d’autres cours, c’est marquer les

10. Antoine Laurent de Lavoisier, Observations sur l’Académie des sciences (1793), Œuvres de Lavoisier, t. IV, p. 616-623, Paris, Imprimerie nationale, 1878, p. 618.

11. Henri Grégoire, Rapport et projet de décret, dans James Guillaume, Procès verbaux du comité d’instruction publique de la convention nationale, Paris, Imprimerie nationale, 1894, t. 2, p. 251.

12. L’article premier du décret de suppression des académies stipule que « toutes les académies et sociétés littéraires patentées ou dotées par la nation sont supprimées » tandis que l’article deuxième réserve un sort particulier à l’Académie des sciences qui « demeure provisoirement chargée des divers travaux qui lui ont été envoyés par la convention nationale ; en conséquence elle continuera de jouir des attributions annuelles qui lui sont accordées jusqu’en ce qu’il en ait été autrement ordonné » (James Guillaume, Procès verbaux, op. cit., t. 2, séance du 8 août 1793, p. 240).

13. Leçons, 1994, p. 2.

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limites de son propre champ de compétence et en même temps affirmer, dans la tradi-tion encyclopédiste, le lien qui unit les connaissances entre elles. L’argument est aussi bien épistémologique que politique : nul ne sait encore sous quelle forme renaîtra la recherche savante, ni le sort qui sera réservé à des champs de réflexion que l’on peine encore parfois à nommer (« économie sociale », « sciences métaphysiques et sociale », « sciences morales et politiques », « art social », « sciences sociales ») et que l’Institut fixera finalement sous le nom de « sciences morales et politiques ». en attendant, il faut tenter de sauver ce que chacun considère comme essentiel, la nouvelle analyse de l’entendement comme la vieille rhétorique classique ou la vieille érudition. Ainsi Volney essaie-t-il de démontrer l’utilité des études historiques et, ni mathématicien, ni probabiliste, il renvoie par deux fois au cours de Laplace sur les probabilités pour asseoir son raisonnement sur la certitude en histoire. Chacun met en avant et défend comme il le peut la « matière » qui lui a été confiée. C’est certainement la raison pour laquelle on pourrait appliquer à de nombreuses leçons ce que Jean-Claude Perrot écrit à propos du cours d’économie politique de Vandermonde : on y entend quantité d’énoncés classiques qui « s’habillent du prestige du neuf 14 ».

UNe LUtte De CONQUÊte : L’eXeMPLe De L’IDÉOLOGIe

Cette lutte des champs du savoir pour leur survie se double d’une lutte de conquête. La question du moment n’est pas tant de savoir si l’École compartimente les savoirs ou leur conserve une unité, mais plutôt ce qu’elle met en place quant à la future réorgani-sation des hiérarchies et à la place qui reviendra à chacun des champs. De fait, ce qui va disparaître à plus ou moins long terme côtoie ce qui émerge.

en géographie, par exemple, c’est une conception et un style de recherche qui touchent à leur fin. Buache de La Neuville reprend de son oncle la « théorie des bassins » qui donne à la géographie un aspect rationnel « d’autant plus séduisant qu’il se formule géométriquement 15 ». Quant à Mentelle, bien plus pédagogue que savant, il considère que la géographie n’ouvre aucune voie nouvelle et qu’elle se borne à exposer des faits, presque tous déjà connus. La géographie est donc une science descriptive qui ne doit pas chercher les causes : « Laissant à la physique la cause des variétés de l’espèce humaine et animale ; à la morale, les effets de l’influence des climats sur les mœurs, la géographie en indique les généralités et les variétés remarquables 16. » Pour Labourie et Nordman, Buache et Mentelle manquent du recul nécessaire pour dégager de l’érudition accumulée une « synthèse originale », ils ne confrontent pas, comme le fera plus tard Humboldt, la géographie, la géologie et l’his-toire naturelle. Leurs cours valent surtout par ce qu’ils révèlent de la conception de la géographie à la fin du xviiie siècle.

Le nouveau qui émerge : dès l’École normale de l’an III, tout est en place pour former la seconde classe de l’Institut national des sciences et des arts. Mais avant cela,

14. Leçons, 1994, p. 355.15. Leçons, 1994, p. 154.16. Leçons, 1994, p. 168, ici p. 155.

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il aura fallu des ajustements et des arbitrages et, dans une certaine mesure, l’École joue un rôle expérimental. L’économie politique, institutionnalisée à la dernière minute, y prendra son élan. D’autres champs des connaissances connaîtront des fortunes diverses.

À propos du cours de littérature de La Harpe, Philippe Roger évoque sa « mission problématique 17 » car le contenu de la discipline désignée par le mot « littérature » est encore instable. Face à un orateur englué dans des approches qui sentent le collège d’Ancien Régime, les questions de l’élève Dupuis ou les interventions de la Décade voudraient définir un autre programme pour ce cours qui, au lieu de faire sentir les beautés de la rhétorique antique, aurait dû aborder les rapports entre « les productions de l’esprit, la politique et les mœurs publiques », ou encore « l’influence de la liberté sur la littérature » 18. Que demande-t-on d’autre que de sortir de la répétition scolas-tique et d’ouvrir de nouveaux horizons à la critique et à ce qui deviendra au siècle suivant « l’histoire littéraire » ?

Autre exemple, celui de l’Idéologie. Le néologisme n’est pas encore apparu ; il sera introduit en 1798 par Destutt de tracy dans le Mémoire sur la faculté de penser. Mais Roederer, en marge de l’École, réclame que le cours d’analyse de l’entendement de Garat soit considéré comme préliminaire à tous les autres enseignements 19. Par-delà les divergences entre Garat et tracy (on lira l’analyse détaillée de Gérard Gengembre), on assiste en fait au prélude de la consécration de l’idéologie que tracy placera au faîte du savoir : « la connaissance de l’entendement humain est proprement la science unique ; […] toutes les autres, sans exception, ne sont que des applications de celle-là aux divers objets de notre curiosité, et […] elle doit en être le flambeau 20 ». toujours en rapport avec l’Idéologie, dernier exemple des gestations à l’œuvre en l’an III et des luttes pour les hiérarchies, celui de la grammaire. Élisabeth Schwartz introduit le cours de Sicard sur « l’art de la parole » par un éclairage sur la place de la grammaire philo-sophique dans l’histoire des sciences du langage et des sciences de l’esprit. L’enjeu est de savoir si ce cours relève de la grammaire générale ou de l’analyse des idées. L’Institut tranchera en faisant relever la discipline de la classe de littérature et beaux-arts. Mais tracy s’élèvera contre ce choix au motif que la grammaire relève de l’art de penser et non de l’art de parler : la seconde partie des Éléments d’idéologie y sera entièrement consacrée 21.

Le cours d’analyse de l’entendement prélude donc non seulement à la montée en puissance de l’Idéologie mais également à un changement de régime dans la représen-tation des savoirs. en voulant consacrer la science des idées comme propédeutique à tous les savoirs, les tenants de l’Idéologie, tracy en tête, installent au sommet d’une hiérarchie imaginaire une science matricielle qu’il faudrait maîtriser avant de prétendre cultiver les autres connaissances. Ils ouvrent alors la voie à une forme d’épistémè- centrisme que D’Alembert avait critiqué dès 1751 dans le Discours préliminaire

17. Leçons, 2008, p. 523.18. Leçons, 2008, p. 532 (cité par Philippe Roger).19. Leçons, 2008, p. 17.20. Antoine Destutt de Tracy, Mémoire sur la faculté de penser (1798), Paris, Fayard, 1992,

p. 37-38.21. Voir aussi Antoine Destutt de Tracy, Sur un système méthodique de bibliographie, dans

Mémoire sur la faculté de penser, Paris, Fayard, 1992, p. 19-20.

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de l’Encyclopédie : « Il n’est guère de savants qui ne placent volontiers au centre de toutes les sciences celle dont ils s’occupent, à peu près comme les premiers hommes se plaçaient au centre du monde, persuadés que l’Univers était fait pour eux 22. » Ainsi de nouvelles hiérarchies prennent-elles forme et il reviendra à l’Institut de les consacrer, au moins pour un temps. L’École normale constitue bien une étape dans le processus de rupture avec l’encyclopédisme, comme avec les anciennes compagnies savantes.

Cette nouvelle édition des cours de l’École normale de l’an III met à disposition des textes essentiels qui contribuent à éclairer les reconfigurations de la science à la fin des Lumières, durant une période trop souvent caricaturée. Si l’expérience fut sans lendemain, elle ne fut pas sans postérité 23. Dans l’immédiat, la seconde classe de l’Institut, comme Saint-Simon à bien des égards, et plus tard même Auguste Comte, lui sont redevables à un titre ou à un autre.

22. D’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie (1751), dans Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie, Amsterdam, Zacharie Chatelain et fils, 1767, t. 1, p. 80.

23. Voir Schwartz, dans Leçons, 2008, p. 163.