Le%baptême%forcé%des%enfants%juifs.%% Question ...€¦ · droit" et" avec" les" juristes," et"...
Transcript of Le%baptême%forcé%des%enfants%juifs.%% Question ...€¦ · droit" et" avec" les" juristes," et"...
1
Dossier de présentation
Séminaire « Actualité de la recherche historique » : séance du 6 avril 2017
Elsa MARMURSZTEJN
Le baptême forcé des enfants juifs. Question scolastique, enjeu politique, échos contemporains
Paris, Les Belles Lettres (L’Âne d’or), 2016, 558 p.
Faut-‐‑il baptiser les enfants des juifs contre la volonté de leurs parents ? Cette question surgit à la fin du XIIIe siècle dans une controverse scolastique qui forme le point de départ de l'ʹenquête. Un fil rouge s'ʹen dégage : plus que le baptême, c'ʹest le rapt des enfants juifs qui est au cœur du débat dont le pouvoir du prince et les droits des parents forment les principaux termes. Enchâssé dans les représentations du péril juif pour l’enfance, le motif de longue durée des « arrachements sauveurs » trouve ici ses prémices. L’abstraction scolastique prend chair dans une histoire de violence, dont les enfants sont l’enjeu et les juifs la cible. Elle s’étaye de sources juridiques et judiciaires, de chroniques et d’exempla, de récits, de fictions et d’articles contemporains. Éléments théoriques, situations concrètes et discussion historiographique se tissent dans une étude qui embrasse le problème du baptême forcé des enfants juifs dans tous ses aspects. Ce livre aborde, à partir de leurs formes médiévales, les questions toujours actuelles sur la part de la filiation, de l’éducation, de la volonté et de la mémoire dans la construction des identités, sur les heurts entre droits et pouvoirs, sur l’imbrication et l’efficacité sociale des constructions intellectuelles, des croyances et des stéréotypes.
Quatrième de couverture
2
L’auteur
Ancienne élève de l’École normale supérieure de Fontenay/Saint-‐‑Cloud, agrégée d’histoire et docteur en histoire médiévale de l’EHESS, Elsa Marmursztejn est maître de conférences à l’Université de Reims Champagne-‐‑Ardennes, membre du CERHiC – Centre d’Études et de Recherche en Histoire culturelle (EA 2616) depuis 2001 et chercheuse associée au CRH-‐‑GAS (EHESS). Après avoir été membre de l’Institut Universitaire de France (2007-‐‑2013), elle a soutenu son habilitation à diriger des recherches à l’EHESS en 2014.
Ses recherches portent sur l’histoire intellectuelle, sociale et religieuse du Moyen Âge. Dans le domaine de l’anthropologie scolastique, elles examinent la fonction sociale des maîtres en théologie, les caractères et l’influence de leur production intellectuelle, leurs rapports avec le droit et avec les juristes, et les multiples aspects de leur réflexion sur la société. Elles abordent également la question des relations entre juifs et chrétiens, sous l’angle notamment des baptêmes forcés.
Outre plusieurs volumes dirigés et des articles sur l’autorité et la normativité universitaires, la pensée politique des scolastiques, l’histoire et l’historiographie médiévale des relations entre juifs et chrétiens (voir liste infra), Elsa Marmursztejn a publié deux ouvrages, tirés respectivement de sa thèse doctorale et de son mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches :
• L’Autorité des maîtres. Scolastique, normes et société au XIIIe siècle (Paris, Les Belles Lettres, 2007)
• Le baptême forcé des enfants juifs. Question scolastique, enjeu politique, échos contemporains (idem, 2016).
AUTRES PUBLICATIONS
Ouvrages en co-‐‑direction
– V. Beaulande-‐‑Barraud, J. Claustre et E. Marmursztejn (dir)., La Fabrique de la norme. Lieux et modes de production des normes au Moyen Âge et à l’époque moderne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2012 – V. Beaulande-‐‑Barraud et E. Marmursztejn (dir.), « Conflits et concurrence de normes », numéro thématique de la revue Médiévales Articles
– En collaboration avec A. Boureau, « Thomas d’Aquin et les problèmes de morale pratique au XIIIe siècle », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 83-‐‑4 (1999), p. 685-‐‑706. – « Fonction intellectuelle et imaginaire urbain : le Studium dans les représentations urbaines au Moyen Âge central », dans P. Boucheron et J. Chiffoleau éd., Religion et société urbaine au Moyen Âge. Études offertes à Jean-‐‑Louis Biget par ses anciens élèves, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000, p. 435-‐‑444.
3
– « Du récit exemplaire au casus universitaire : une variation théologique sur le thème de la profanation d’hostie par les juifs (1290) », Médiévales, 41 (automne 2001), p. 37-‐‑64. – « Les universitaires et la norme : conception scolastique du pouvoir normatif et pouvoir normatif des scolastiques à Paris au XIIIesiècle », Revue Historique de Droit Français et Étranger, 82, 1 (janvier – mars 2004), p. 15-‐‑43. – « Guerre juste et paix chez les scolastiques », dans Rosa Maria Dessì éd., Prêcher la paix et discipliner la société. Italie, France, Angleterre (XIIIe-‐‑XVe siècles), Brepols (Collection d’études médiévales de Nice, vol. 5), 2005, p. 123-‐‑140. – En collaboration avec S. Piron, « Duns Scot et la politique. Pouvoir du prince et conversion des juifs », dans O. Boulnois, E. Karger, J.-‐‑L. Solère, G. Sondag éd., Duns Scot à Paris, 1302-‐‑2002, Brepols, (FIDEM, Textes et études du Moyen Âge, 26), 2005, p. 21-‐‑62. – « A Normative Power in the Making : Theological Quodlibets and the Authority of Masters at Paris at the End of the Thirteenth Century », dans C. Schabel dir., Theological Quodlibeta in the Middle Ages, The Thirteenth Century, Leiden / Boston, Brill, 2006, p. 345-‐‑402. – « Élections et légitimité politique dans la pensée scolastique au tournant du XIIIe et du XIVe siècles », dans C. Péneau dir., Élections et pouvoirs politiques du VIIe au XVIIe siècle, Bordeaux, Éditions Bière, 2008, p. 143-‐‑162. – « Effacer et soustraire. Infanticides et baptêmes forcés au Moyen Âge », dans Penser / rêver, n° 17 (printemps 2010), À quoi servent les enfants ?, p. 132-‐‑155. – « Penser la dispense : éclairages théologiques sur le pouvoir pontifical aux XIIIe et XIVe siècles », Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis, 78 (2010), p. 63-‐‑88. – En collaboration avec J. A. Beckford, article « Controverses religieuses » du Dictionnaire des faits religieux, dirigé par R. Azria et D. Hervieu-‐‑Léger, Paris, PUF, « Quadrige », 2010, p. 181-‐‑188. – « Une contribution au débat scolastique sur la dîme au XIIIe siècle : six questions quodlibétiques inédites de Gérard d’Abbeville », Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge, 77 (2010), p. 107-‐‑156. – « La construction d’un passé meilleur : Salo Wittmayer Baron et la condition des juifs européens avant l’Émancipation », dans Penser / rêver, n° 19 (printemps 2011), C’était mieux avant, p. 101-‐‑120. – « Issues obligatoires : clôture et incarcération dans la pensée scolastique des XIIIe-‐‑XIVe siècles », dans I. Heullant-‐‑Donat, J. Claustre et E. Lusset dir., Enfermements : le cloître et la prison (Ve-‐‑XVIIIe siècle), Paris, Presses de la Sorbonne, 2011, p. 71-‐‑87. – « Nicole Oresme et la vulgarisation de la Politique d’Aristote au XIVe siècle », dans G. Briguglia et Th. Ricklin éd., Thinking Politics in the Vernacular. From the Middle Ages to the Renaissance, Academic Press Fribourg, Dokimion 36 (nouveaux suppléments à la Revue philosophique et théologique de Fribourg), 2011, p. 103-‐‑127. – « Autorité et vérité dans les relations entre la papauté et les docteurs parisiens au XIIIe siècle », dans G. Potestà éd., Autorität und Wahrheit. Kirchliche Vorstellungen, Normen und Verfahren (13.-‐‑15. Jahrhundert), Munich, Oldenbourg Verlag, Schriften des Historischen Kolleg, 84, 2011, p. 21-‐‑44. – « Loi ancienne, loi nouvelle et normes chrétiennes dans la théologie scolastique du XIIIe siècle », Revue de l’histoire des religions, t. 228 (2011), fascicule 4 dirigé par L. Mayali : « L’Ordre chrétien médiéval entre le droit et la foi », p. 509-‐‑539. – « La raison dans l’histoire de la persécution. Observations sur l’historiographie des relations entre juifs et chrétiens sous l’angle des baptêmes forcés », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 67-‐‑1 (janvier – mars 2012), p. 7-‐‑40. – « Introduction » et « Une fabrique de la norme au XIIIe siècle : l’université de Paris », dans V. Beaulande, J. Claustre et E. Marmursztejn (dir.), La Fabrique de la norme. Lieux et modes de production des normes au Moyen Âge et à l’époque moderne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 7-‐‑14 et 31-‐‑48. – « Débats scolastiques sur la dîme au XIIIe siècle », dans M. Lauwers éd., La dîme, l’Église et la société féodale, Turnhout, Brepols, « Collection d’études médiévales de Nice », vol. 12), 2012, p. 507-‐‑526).
4
– « De l’usage de la quaestio universitaire », article publié en ligne sur le site Ménestrel, dans la collection « De l’usage de … », sous la rubrique « Aborder les restes médiévaux » : http://www.menestrel.fr/spip.php?rubrique1692&lang – « Uterus Ecclesiae. Doctrine et pratiques de l’inclusion et de l’exclusion des juifs », Penser / rêver, n° 23 (printemps 2013), Le Corps (est un) étranger, p. 175-‐‑194. – « Entre idéal de paix et raison d’État : élaborations scolastiques de la notion de guerre juste (XIIe-‐‑XVe siècles) », dans M.-‐‑F. Baslez, A. Encrevé, R. Fabre, C. Péneau éd., Guerre juste, juste guerre. Les justifications de la guerre de l’Antiquité au XXIe siècle, Éditions Bière, 2013, p. 65-‐‑79. – « Des avis sans efficace ? La ‘détermination’ théologique entre opinion et norme dans l’université parisienne du XIIIe siècle », dans M. Charageat dir., Conseiller les juges au Moyen Âge, Toulouse, éd. des Presses Universitaire du Miral-‐‑Méridiennes, 2014, p. 59-‐‑77. – « La passion des enfants », Penser / rêver, n° 26 (automne 2014), Les mauvais traitements, p. 189-‐‑205. – « Débats médiévaux sur l’expulsion des juifs des monarchies occidentales », dans Isabelle Poutrin et Alain Tallon, Les expulsions de minorités religieuses dans l’Europe des XIIIe-‐‑XVIIe siècles, Bordeaux, Éditions Bière, 2015, p. 19-‐‑44. – « La hantise de la téléologie dans l’historiographie médiévale de la persécution antijuive », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 62-‐‑2/3 (avril-‐‑septembre 2015), « Antisémitisme(s) : un éternel retour ? », coord. M.-‐‑A. Matard-‐‑Bonucci, p. 15-‐‑39.
5
Le baptême forcé des enfants juifs. Question scolastique, enjeu politique, échos contemporains
INTRODUCTION
21
TABLE DES MATIÈRES
Introduction Chapitre liminaire. Positionnement historiographique 1-‐‑ Histoire de la persécution et « conception larmoyante de l'ʹhistoire juive »
2-‐‑ Une histoire longue de la persécution
Les critiques de l'ʹinscription dans la longue durée Les critiques de l’anachronisme
Première partie. Le baptême : débats, doctrine, pratiques Chapitre 1. Débats scolastiques sur le baptême forcé des enfants juifs : la construction de l’opposition entre thomistes et scotistes
1-‐‑ Les débuts du débat scolastique : la position thomiste 2-‐‑ Inflexion politique et hypothèse du rapt : la position de Richard de Mediavilla 3-‐‑ La rupture scotiste L’argumentaire scotiste en faveur des baptêmes forcés d’enfants et d’adultes Durand de Saint-‐‑Pourçain et le baptême des enfants d’esclaves infidèles 4-‐‑ Les positions anti-‐‑scotistes de Pierre de la Palud et Guido Terreni Pierre de la Palud Guido Terreni 5-‐‑ La cristallisation du débat dans l’opposition entre thomistes et scotistes
Chapitre 2. Le sacrement de baptême : une procédure d’adoption spirituelle
1-‐‑ La construction de la nécessité du pédobaptisme Péché originel et régénération spirituelle Analogie et écart avec la circoncision Le sort des enfants morts sans baptême 2-‐‑ Efficacité de la « foi pour l’autre » et efficace propre du « sacrement de la foi » L’efficacité de la foi pour l’autre Relégation des parents charnels et adoption divine Les deux effets du "ʺsacrement de la foi"ʺ : infusion de la grâce et impression du caractère
Chapitre 3. L’efficacité sacramentelle en échec ? Les effets de la volonté contraire et de la volonté contrainte
1-‐‑ Efficacité sacramentelle et intention du baptisé 2-‐‑ Résistance, refus, contrainte : les effets de la volonté contraire sur la réception effective du baptême La résistance du nourrisson
22
L’effet du refus des adultes sur le baptême des enfants Violence, crainte et contrainte : la question de l’efficience sacramentelle du baptême forcé Violences populaires et répression inquisitoriale : la conversion du juif Baruch (1320) 3-‐‑ Efficacité sacramentelle et instruction chrétienne
Deuxième partie. Pouvoir du prince et conversion des enfants juifs
Chapitre 4. De quoi Sisebut est-‐‑il le nom ? La cristallisation wisigothique de la norme canonique sur les baptêmes forcés
1-‐‑ Variations sur le nom Sisebut 2-‐‑ L’exception wisigothique dans l’Occident barbare 3-‐‑ Un roi sans discernement 4-‐‑ « Un prince éminent, empli de la foi et de la grâce du Saint-‐‑Esprit »
Chapitre 5. La transmission des canons de Tolède IV de l’Espagne wisigothique au monde scolastique
1-‐‑ Les canons de Tolède IV sur les juifs dans la collection Hispana Trois catégories d’objets : les juifs, les convertis, les enfants Lectures multiples du canon 60 sur l’enlèvement des enfants juifs 2-‐‑ De la collection Hispana au Décret de Gratien La circulation des canons de Tolède IV sur les juifs jusqu’à la fin du IXe siècle Les innovations de Burchard de Worms 3-‐‑ De Gratien aux scolastiques La voix d’Huguccio dans le désert des commentaires Les orientations de Gratien : l’accent sur la subversion religieuse Le baptême forcé des enfants juifs entre droit et théologie : Huguccio, Pierre le Chantre, Guillaume de Rennes
Chapitre 6. Pouvoir des princes et droits des parents : sujétion et servitude des juifs
1-‐‑ Formulations scolastiques de la servitude des juifs La servitude postulée Les racines théologiques et juridiques de la servitude des juifs 2-‐‑ Les juifs sont des esclaves comme les autres Distinction et hiérarchie des ordres juridiques Res du seigneur et zones franches 3-‐‑ La servitude des juifs dans le champ politique L’asservissement des juifs du royaume wisigothique Le prince chrétien et "ʺses"ʺ juifs aux XIIIe et XIVe siècle
23
Troisième partie. Le péril juif pour l’enfance
Chapitre 7. La référence aux infanticides de 1096 dans les textes scolastiques sur le baptême forcé des enfants juifs
1-‐‑ Persécutions, baptêmes forcés et infanticides Les persécutions de 1096 dans les chroniques hébraïques Les persécutions de 1096 dans les sources latines 2-‐‑ Le traitement historiographique des sources sur les infanticides de 1096 Lecture restreinte et omission des points de vue Convertir ou détruire? L’impact des infanticides de 1096 et l’émergence de l’accusation de meurtre rituel
Chapitre 8. Les ennemis de la mère et du corps du Christ : représentations des juifs infanticides
1-‐‑ Juifs infanticides et protection mariale de l’enfance L’infanticide dans la légende du petit juitel Le double infanticide de l’histoire d’Adam de Bristol Meurtres d’enfants chrétiens 2-‐‑ Enfants eucharistiques et théophanies enfantines : du meurtre rituel à la profanation d’hosties L’identification de l’enfant crucifié au Christ eucharistique L’enfant comme hostie 3-‐‑ L’infanticide comme déicide L’amalgame de la Nativité et de la Passion Le déicide volontaire Infanticide, pollution et sacrilège : les latrines comme lieux du crime
Chapitre 9. Éducation, volonté et mémoire des enfants
1-‐‑ Des chrétiens virtuels et volontaires : l’aspiration enfantine à l’instruction chrétienne et au baptême Les cinquante-‐‑trois enfants juifs de Lyon (IXe siècle) Guillaume de Fly (1095-‐‑1096) Catherine de Louvain (XIIIe siècle) 2-‐‑ La rupture : l’enfant chrétien et ses parents juifs L’inversion du motif du rapt Parents d’élection Enfants chrétiens vs. parents juifs : la procédure judiciaire 3-‐‑ Figures contemporaines du péril juif pour l’enfance : « La guerre aux enfants » d’Alexis Danan (Libération, décembre 1944) Un pionnier de la cause des enfants Conditions et construction de l’enquête
24
Les rafles, les camps, la séparation Les "ʺarrachements sauveurs"ʺ et les maisons d’enfants La rupture : oubli du nom et conversion
Épilogue Conclusion générale Bibliographie Index des noms propres Index des matières
25
[p.501-‐‑507]
CONCLUSION
Saisi à la charnière de l’histoire intellectuelle, de l’histoire de l’antijudaïsme et de l’histoire de l’enfance, le baptême forcé des enfants juifs n’a rien d’un phénomène marginal. D’un point de vue général, il éclaire l’ambiguïté de la doctrine chrétienne qui justifiait la survivance du judaïsme dans l’optique de la conversion finale des juifs et dans le cadre d’un programme global qui ne visait pas à abolir mais à « accomplir » le judaïsme. La substitution de l’adoption divine des enfants baptisés aux liens charnels de la filiation constitue une application concrète de ce programme. Ces conceptions doctrinales ne se cantonnent pas dans l’abstraction. Elles affectent le droit autant que les représentations. Condition du salut, la régénération baptismale délégitime les liens de filiation. La servitude des juifs emporte [sic] des conséquences effectives. Le motif du danger de mort spirituelle voisine parfois avec la suggestion d’un risque d’infanticide réel. Associant systématiquement le sacrement aux conditions empiriques de son effectivité, les auteurs scolastiques ont situé la question du baptême forcé des enfants juifs dans la sphère du droit. Plus que le baptême, le rapt est au cœur d’un débat dont le pouvoir du prince et les droits des parents forment les principaux termes.
La reconstruction de la controverse des années 1270-‐‑1340 révèle la productivité scientifique des cas limites, la circulation des arguments retenus ou réfutés par les maîtres et l’articulation des disciplines qui caractérise le savoir scolastique. L’exposé des divergences fait pièce au préjugé du conformisme doctrinal. Les objections ne relèvent ni d’un pur formalisme méthodique ni d’un psittacisme imposé par la tradition. Un postulat commun – l’impossibilité de laisser les enfants baptisés à leurs parents juifs – donne lieu à des conclusions singulières, même lorsqu’elles convergent. Thomas d’Aquin jugeait qu’il eût été aussi dangereux pour la foi de laisser des enfants baptisés à leurs parents juifs que contraire au droit naturel de les leur enlever. Aux droits des parents, Duns Scot oppose le pouvoir du prince chrétien et Durand de Saint-‐‑Pourçain la servitude des juifs. Durand est, à cet égard, l’opposant direct de Thomas d’Aquin. C’est toutefois à un partisan de la solution thomiste, Richard de Mediavilla, défenseur sans équivoque de droits parentaux garantis par Dieu, qu’il revient d’avoir ouvert la voie à l’argumentation politique scotiste. Au XIVe siècle, Pierre de la Palud étaye la position de Thomas d’Aquin et Guido Terreni réfute celle de Scot. Cristallisé dans l’opposition entre thomistes et scotistes, le débat se prolonge dans la « seconde scolastique » sans renouveler véritablement l’argumentaire forgé dans la controverse médiévale.
À l’arrière-‐‑plan de la question scolastique, la doctrine qui garantissait la possibilité et l’effectivité du baptême des enfants juifs les soumettait au régime général défini par la théologie du pédobaptisme. La « foi pour l’autre » suppléait efficacement l’inaptitude infantile à l’exercice du libre arbitre. Par ses effets propres, le « sacrement de la foi » lavait l’enfant de la macule du péché originel, lui conférait la grâce infuse et l’habitus de foi et imprimait dans son âme la marque indélébile du caractère baptismal. Ce sacrement était jugé d’autant plus nécessaire au salut des enfants juifs que l’obsolescence de la circoncision les condamnait. Le cas échéant, la « foi de l’Église » obviait même à l’infidélité des parents, dont l’éviction de la scène liturgique donnait corps à la fiction augustinienne suivant laquelle il fallait considérer tous les enfants comme des orphelins qui demandaient « Dieu pour
26
tuteur ». Quoiqu’elles divergent, les conclusions scolastiques sur la question de l’effet produit par le refus des parents procèdent néanmoins de la même prémisse : sauf expression d’une « volonté interprétative » de celle des enfants, le baptême était nul. La notion capitale de volonté conditionnelle, instrument théologique et juridique d’une extrême extension du domaine des actes volontaires, était indirectement applicable aux enfants dès lors que, dans certaines situations, leurs parents juifs avaient accepté leur baptême, sous la menace ou par crainte de subir de plus grands maux. Le problème de l’actualisation de la foi résistait cependant à la construction doctrinale de l’efficacité sacramentelle. Aussi la position commune sur l’impossibilité de laisser les enfants baptisés à leurs parents juifs fait-‐‑elle d’emblée glisser la question scolastique du plan de la licéité du baptême au plan de la licéité de l’enlèvement des enfants. Ce glissement détermine l’orientation juridique de la discussion, qui vise dès lors à établir les droits des parents juifs en fonction de leur statut juridique et en rapport avec le pouvoir du prince chrétien.
La conjonction des aspects juridiques et politiques s’est opérée aux origines mêmes de la législation canonique sur les conversion forcées. Produit au concile de Tolède IV [633], le canon De iudeis a véhiculé pendant plusieurs siècles la mémoire du nom et de l’action du roi Sisebut. Seul Duns Scot l’invoque, en en détournant le sens, pour étayer sa préconisation des baptêmes forcés d’adultes. En l’espèce, son argumentaire politique fait écho au canon 10 du concile de Séville [v. 620], avec une précision d’autant plus surprenante que ce canon, témoin détonnant d’une approbation sans équivoque de l’action de Sisebut, n’a eu aucune postérité dans le droit de l’Église. En contrepoint, aucun théologien n’invoque le canon Iudeorum, qui prévoyait que les enfants des juifs leur seraient enlevés pour être confiés à des familles ou à des institutions chrétiennes. Suivi par la glose ordinaire, Huguccio avait en effet jugé que cette mesure ne pouvait s’appliquer qu’aux enfants baptisés. La règle du canon De iudeis qui, de façon générale, imposait aux baptisés de persévérer dans la foi, s’appliquait ainsi aux enfants avec une spécificité forte : l’éducation se substituait dans leur cas à la contrainte qu’il fallait exercer sur les adultes pour qu’ils restent chrétiens. En contrepoint, la position de Pierre le Chantre, qui fait de l’enlèvement des enfants la condition sine qua non de leur baptême, est confortée par l’argument de la servitude des juifs introduit par Guillaume de Rennes. Entre la fin du XIIe et le milieu du XIIIe siècle, les termes du débat se trouvent ainsi constitués à la charnière de la théologie et du droit canonique. Dans la discussion scolastique, les rapports entre le prince et « ses juifs » sont plus souvent examinés sous l’angle juridique des rapports entre maîtres et esclaves que sous l’angle politique de la sujétion des juifs envers le souverain chrétien. La notion de servitude des juifs apparaît comme un moyen de penser l’absence ou la privation de droits, à une époque où de multiples formes de dépendance subsistent et dans el prolongement d’un débat sur la dissolution des unions serviles dont les textes sur le baptême forcé des enfants juifs indiquent eux-‐‑mêmes la piste. Les conséquences juridiques que les scolastiques prêtent à la servitude des juifs prennent consistance dans des conjonctures politiques précises. Si le décret d’asservissement des juifs du royaume wisigothique de 694 semble n’avoir eu aucun postérité, il produit toutefois un enchaînement causal auquel la réflexion scolastique sur les droits parentaux des servi juifs fait écho, dans un contexte où la revendication par les princes d’une juridiction exclusive sur « leurs » juifs participe de l’affirmation générale de la souveraineté monarchique. Dans l’Occident de la fin du Moyen Âge, les restrictions juridiques réelles dont les juifs sont l’objet renvoient objectivement aux incapacités caractéristiques de la servitude, quelques variations qu’impliquent leurs traductions pratiques. Dans ses usages scolastiques, la notion de servitude des juifs ne constitue ni une
27
fiction, ni une métaphore théologique qui ferait simplement pendant à celle de l’affranchissement baptismal. La délimitation des espaces de liberté conservés par les juifs, à l’instar de tous les esclaves, engage une réflexion plus large sur l’étendue et les limites du pouvoir. À ce titre, le baptême forcé des enfants juifs participe pleinement de l’histoire politique des relations entre juifs et chrétiens. Pas plus que la notion de la servitude des juifs, le stéréotype du juif infanticide n’a déterminé de position théologique unique sur la question du baptême forcé. Quoique ce motif n’apparaisse guère que chez Richard de Mediavilla et chez Duns Scot, il fait partie des représentations majeures du danger incarné par les juifs et touche en outre un point névralgique de l’historiographie des relations entre juifs et chrétiens. Suivant des hypothèses récentes, les infanticides perpétrés par les juifs de la vallée du Rhin en 1096 auraient servi de référence aux allusions théologiques au risque d’infanticide auquel leur rapt et leur baptême exposaient leurs enfants, voire de fondement réel à l’accusation calomnieuse de meurtre rituel. Rares sont pourtant les chroniques latines de la première croisade qui mentionnent ces infanticides, et plus rares encore celles qui relatent que les juifs avaient tué leurs enfants pour les soustraire au baptême. Les récits de meurtres rituels n’évoquent pas plus les infanticides de 1096 que ne le font Mediavilla ou Duns Scot. Dans un contexte marqué par l’essor des représentations de la vulnérabilité humaine du Christ enfant et de la maternité salvatrice de la Vierge, les allusions scolastiques semblent surtout manifester, indépendamment de toute référence aux infanticides réels commis lors d’épisodes de persécution antijuive, la perméabilité de la pensée théologique aux accusations qui donnent corps au stéréotype. De fait, le lien entre l’infanticide et le refus de la conversion se trouve beaucoup plus nettement constitué dans les collections de miracles mariaux et dans les récits de meurtres rituels ou de profanations d’hosties, où les juifs sont de plus en plus systématiquement désignés comme les ennemis de la Vierge et des enfants chrétiens, mais aussi des enfants juifs qu’elle protège et qu’elle convertit, comme l’illustre exemplairement la légende du petit juitel. Crucifixions rituelles d’enfants et théophanies enfantines apparaissent moins dans ces récits comme des répliques déformées du modèle supposé de 1096 que comme des formes symétriques de réactualisation du déicide, expression originaire du refus du christianisme alors requalifiée en crime volontaire. Accentuée dans les récits de miracles de la fin du Moyen Âge, l’association des juifs aux fonctions corporelles et à la souillure produit une image spécifique du sacrilège qui menace la pureté et l’intégrité du corps chrétien. Elle pointe aussi l’impossibilité de la conversion. A contrario, l’inclination spontanée des enfants juifs pour le christianisme s’étaye dans des récits édifiants de conversions enfantines, où elle se combine avec les conceptions communes sur la formation des habitudes et l’acquisition des vertus morales. Chrétiens virtuels et volontaires, les enfants qui aspirent au baptême, réclament leur propre enlèvement et optent pour des enfermements protecteurs, rejettent leurs parents avec le judaïsme. Un, modèle de conversion des juifs se dessine en filigrane : dès lors que l’âge tendre permettait ce qu’interdisait l’endurcissement de dispositions enracinées, il fallait gagner les enfants, plus aisément persuadés, et les soustraire à leur milieu d’origine en les confiant à des monastères, où leur conversion bénéficierait des effets combinés de la réclusion et de l’éducation. Le christianisme leur offrait de rompre les liens charnels qui les liaient au judaïsme au profit de liens d’élection. La volonté des parents ne se heurte plus dès lors à celle du prince chrétien, mais à celle de leurs propres enfants, dont la coïncidence providentielle avec celle de Dieu emporte les digues juridiques.
28
C’est du reste le cas des enfants volontairement convertis contre la volonté ou sans le consentement de leurs parents qui produit les plus forts échos contemporains. Il résonne, dans le contexte d’après-‐‑guerre, à travers la question de savoir s’il était « moralement légitime » d’arracher les enfants aux familles qui les avaient cachés pendant la guerre pour les rendre à des parents juifs qu’ils avaient oubliés ou à des membres de leur famille naturelle qu’ils ne connaissaient pas. Forme contemporaine de l’articulation entre séparation et salut, la thématique des « arrachements sauveurs » qui domine le reportage d’Alexis Danan dessine une nouvelle figure du péril juif pour l’enfance : non plus celle de l’infidèle qui faisait obstacle au salut des enfants en refusant leur baptême, voir de l’infanticide qui préférait leur mort à leur conversion, mais celle du juif persécuté qui condamnait ses enfants en refusant de s’en séparer et qui, survivant, leur imposait de partager sa condition misérable. La cause de l’enfance invitait à perpétuer la rupture salvatrice qui avait créé les conditions de construction d’une identité nouvelle, éventuellement scellée par la conversion. En 1944, la volonté de rupture prêtée aux enfants résulte de la séparation imposée par la persécution ; elle ne la détermine pas. La résonance objective entre les récits médiévaux de conversions enfantines volontaires et les textes de Danan permet toutefois de pointer l’ambiguïté des efforts de sauvetage spécifiquement déployés en direction des enfants, au-‐‑delà des facilités pratiques relatives qui les soutenaient objectivement, face à la persécution, mais aussi face leurs parents persécutés. La séparation actualise la virtualité spécifique d’intégration des enfants au groupe majoritaire, postulée dès l’époque wisigothique et conforme à la conception anthropologique durable suivant laquelle l’identité des enfants pouvait être façonnée ou remodelée, sans préjudice, contre la volonté initiale de leurs parents. Le motif contemporain des résurgences de la mémoire dément le succès escompté. Décrivant différents modes d’accès au passé, témoignages, récits et fictions montrent que le corps sauvé n’est pas seulement le support d’un libre arbitre destiné à s’épanouir inconditionnellement, mais le lieu où s’enracine profondément la mémoire, et qu’affecte sa répression. Aux confins du territoire de l’historien, cette brève exploration de la mémoire des enfants, c’est-‐‑à-‐‑dire des adultes qui souffraient autant de ce qu’ils avaient oublié que de ce qu’ils avaient vécu, marque le terme de l’enquête. Elle ne permet toutefois pas d’éluder les cas d’enfants dont la trace a été perdue et qui ont vraisemblablement grandi dans l’ignorance de leur nom et de leurs origines, ou d’orphelins entièrement intégrés à leur milieu d’accueil, parfois baptisés, qui refusèrent d’être remis à leurs familles ou aux organisations juives qui tentèrent de les récupérer après-‐‑guerre. Dans un cas l’oubli, dans l’autre la volonté des enfants, semblent avoir effectivement déterminé la rupture. Induites par les circonstances, la dissolution de l’identité juive et la fusion de certains enfants dans le groupe majoritaire ne nécessitaient pas de conversions massives et n’en ont pas produit. Elles n’en impliquaient pas moins, suivant les prémisses du débat médiéval, que les enfants, pour être sauvés, cessent d’être juifs.
Dossier réalisé par M.-‐‑M. de Cevins pour le séminaire ARH