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Le voyage de Dumas père en Russie En 1857, Alexandre Dumas avait fondé Le Monte-Cristo, journal hebdomadaire de romans, d'histoire, de voyages et de poésie. On lisait dans la manchette que ce périodique était « publié et rédigé par Alexandre Dumas seul » . Il y avait fait paraître notamment deux oeuvres nouvelles : Ainsi soit-il et Les Mohicans de Paris ; puis, comme il était sans doute à court de copie, il y avait réimprimé son plus grand succès littéraire : Le comte de Monte-Cristo. Le 17 juin 1858, il avait le plaisir d'annoncer à ses lecteurs qu'il allait faire un grand voyage en Russie et au Caucase. N'était-ce pas le meilleur moyen de réveil- ler à son égard l'intérêt du grand public ? Dans sa « Causerie » du Monte-Cristo, il promettait à ses lecteurs monts et merveilles. Il leur décrirait Saint-Pétersbourg et ses nuits blanches ; Moscou et sa cloche ,de 330.000 livres, « avec ses marchés qui sont déjà l'Orient » ; Nijni-Novgorod et « la splendide foire qui attire les marchands de la Perse, de l'Inde et de la Chine » ; puis ce serait le Volga (1), « ce roi des fleuves de l'Europe, comme l'Amazone est la reine des rivières de l'Amérique » ; Astrakan, « avec ses trois bazars destinés aux Russes, aux Indous, aux Asiatiques, Astrakan qui touche de la main droite aux Cosaques du Don, de la main gauche aux Cosa- ques de l'Oural » , etc. Il promettait encore de se rendre au Caucase, de passer « devant le rocher où fut cloué Prométhée », et de visiter « le camp de Schamyl, cet autre Titan qui, de même que Job l'excommunié, luttait dans son burg contre les empe- reurs d'Allemagne, lutte, lui, dans sa montagne contre les tsars (1) Comme tous les Français de son temps, Dumas met Volga au mas- culin, alors que c'est un nom essentiellement féminin et que les chansons populaires russes célèbrent la « matouchka Volga » (la petite mère Volga).

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Le voyage de Dumas père

en R u s s i e

En 1857, Alexandre Dumas avait fondé Le Monte-Cristo, journal hebdomadaire de romans, d'histoire, de voyages et de poésie. On lisait dans la manchette que ce périodique était « publié et rédigé par Alexandre Dumas seul » . Il y avait fait paraître notamment deux œuvres nouvelles : Ainsi soit-il et Les Mohicans de Paris ; puis, comme il était sans doute à court de copie, il y avait réimprimé son plus grand succès littéraire : Le comte de Monte-Cristo. Le 17 juin 1858, il avait le plaisir d'annoncer à ses lecteurs qu'il allait faire un grand voyage en Russie et au Caucase. N'était-ce pas le meilleur moyen de réveil­ler à son égard l'intérêt du grand public ?

Dans sa « Causerie » du Monte-Cristo, il promettait à ses lecteurs monts et merveilles. Il leur décrirait Saint-Pétersbourg et ses nuits blanches ; Moscou et sa cloche ,de 330.000 livres, « avec ses marchés qui sont déjà l'Orient » ; Nijni-Novgorod et « la splendide foire qui attire les marchands de la Perse, de l'Inde et de la Chine » ; puis ce serait le Volga (1 ) , « ce roi des fleuves de l'Europe, comme l'Amazone est la reine des rivières de l'Amérique » ; Astrakan, « avec ses trois bazars destinés aux Russes, aux Indous, aux Asiatiques, Astrakan qui touche de la main droite aux Cosaques du Don, de la main gauche aux Cosa­ques de l'Oural » , etc. Il promettait encore de se rendre au Caucase, de passer « devant le rocher où fut cloué Prométhée » , et de visiter « le camp de Schamyl, cet autre Titan qui, de même que Job l'excommunié, luttait dans son burg contre les empe­reurs d'Allemagne, lutte, lui, dans sa montagne contre les tsars

(1) C o m m e tous les F r a n ç a i s d e son t e m p s , D u m a s m e t V o l g a au m a s ­cul in , a lo r s que c'est un n o m e s sen t i e l l emen t f é m i n i n et que les chansons p o p u l a i r e s russes cé lèb ren t l a « matouchka Volga » ( l a pe t i t e m è r e V o l g a ) .

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de Russie » . Voulant décidément allécher son public et l'éblouir par avance, Dumas écrivait à ce propos : « Schamyl connaît-il notre nom et nous permettra-t-il de coucher une nuit sous sa tente ? Pourquoi pas ? Les bandits de la sierra le connaissaient bien et nous ont bien permis de coucher trois nuits sous leurs huttes » . . . Ce voyage dans l'empire lointain des tsars lui permet­trait aussi de faire une excursion dans le domaine de l'histoire, de raconter « ces merveilleuses légendes de Menchikof le mar­chand de petits pâtés et de Catherine la servante lithuanienne » ; de visiter le champ de bataille de la Moskowa et de recueillir des récits sur Napoléon et Moscou en flammes ; de se rendre à Taganrog, « où Alexandre P r mourut de regret et peut-être de remords » , ainsi qu'à Kertch, « l'ancienne Panticapée des Milésiens où Mithridate poursuivi par les Romains se donna la mort » , etc., etc.

Dumas révélait enfin les raisons à la fois personnelles et politiques de son voyage dans la phrase suivante : « J'ai accepté rinvitation que m'a faite un ami d'aller à Saint-Pétersbourg être le garçon de noces de sa belle-sœur qui se marie et d'assister en même temps à cette grande opération de l'affranchissemnt de 45 millions de serfs » . Pour ce qui est de l'affranchissement des serfs, on en parlait sans doute beaucoup en Russie dès 1858, mais on sait que la « grande opération » n'eut lieu qu'en 1861 et que par conséquent Dumas ne put en être le témoin. Quant à l'ami dont il avait accepté l'invitation, c'était le comte Alexan­dre Kouchelev-Bezborodko, un des hommes les plus riches de Russie, le descendant du Bezborodko qui avait été secrétaire d'Etat de Catherine II et chancelier sous Paul I " . Dumas avait fait sa connaissance à Paris, à l'hôtel des Trois Empereurs et le jeune aristocrate russe s'était engoué de lui au point de l'inviter au mariage de sa belle-sœur, Alexandra Krol, qui épousait un étrange personnage ,1e spirite Home rencontré en Italie l'année précédente. (1)

Dumas et le couple Kouchelev-Bezborodko arrivèrent en Russie dans la seconde quinzaine de juin 1858. Le romancier Tut l'hôte du jeune comte qui possédait un superbe palais à Saint-Pétersbourg, mais il fréquente aussi beaucoup la maison d'un autre aristocrate russe, son vieil ami Dmitri Narychkine, qui avait épousé l'actrice Jenny Falcon que Dumas connaissait

(1) Dans ses Impressions de voyage en Russie (t. I) Alexandre Dumas parie longuement de cet Individu qui faisait tourner le» tables et évoquait « les icisprits » . Il l'appelle « le sorcier écossais » . Il s'agit de Daniel Douglas Home, qui eut une grande vogue comme spirite et qui vécut de 1835 à 1886.

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depuis longtemps. Avec ce double patronage des Kouchelev et des Narychkine, Dumas fut immédiatement lancé dans la haute société et il devint la coqueluche des salons mondains. Dans ces milieux aristocratiques assez superficiels, on appréciait beau­coup ses qualités littéraires, son prodigieux talent de conteur. On lui savait gré de divertir le lecteur, tout simplement, au lieu de le plonger dans l'examen sévère des problèmes sociaux, comme le faisaient alors les écrivains russes tels que Tourgue­niev, Gontcharov, Pisemski et d'autres encore. Les derniers romans-feuilletons de Dumas se trouvaient sur toutes les tables, tandis qu'il y avait peu de place pour des ouvrages de la qualité de Roudine ou d'Oblomov.

Sur le succès éclatant de Dumas auprès des nobles cosmo­polites de Russie, on possède maints témoignages, entre autres celui de I. Panaïev qui écrivait dans son feuilleton de la revue Sovremennik :

« Pétersbourg a accueilli M. Dumas avec une joie totale et une large hospitalité russe. Comment pouvait-il en être autre­ment ? M. Dumas est presque aussi populaire en Russie qu'en France et même dans le monde entier parmi les amateurs de lecture légère, les lecteurs légers constituant la majorité de l'es­pèce humaine... Tout Pétersbourg, durant le mois de juin, ne s'occupa que de M. Dumas. Sur lui couraient toutes sortes de bruits et d'anecdotes dans toutes les couches de la société péters-bourgeoise ; son nom revenait dans toutes les conversations ; on le cherchait dans toutes les promenades, dans les lieux publics ; on prenait Dieu sait quels individus pour lui. Il suffisait de crier en plaisantant « Voici Dumas ! » pour que la foule s'agitât et s'élançât dans la direction qu'on lui indiquait. Bref, M. Dumas fut le lion de l'heure. »

L'enthousiasme provoqué par Dumas dans les milieux mondains de Saint-Pétersbourg eut son écho dans la presse euro­péenne. Herzen s'en indigna dans son organe La Cloche : le triomphe du romancier français en 1858, au moment de la liqui­dation du régime de Nicolas I " et à la veille de la grande réforme agraire de 1861 lui apparaissait comme le signe même de l'indi­gence intellectuelle et morale de la classe dirigeante de l'empire.

Le voyage « littéraire » de Dumas se transformait en prome­nade à travers les salons de la capitale. Aussi les milieux intel­lectuels russes se tinrent-ils à l'écart. L'écrivain D. Grigorovitch, qui fut le cicérone de Dumas, ne parvint pas à l'introduire auprès des personnalités les plus représentatives des lettres russes : Nekrassov, Dobrolioubov, Tchernychevski. Dans son

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livre En Russie, Dumas lui-même avoue qu'il fut accueilli froi­dement par Nekrassov : ce dernier se contenta de lui serrer la main et il pria sa femme de l'excuser de ne pas parler français. Or, Nekrassov connaissait fort bien.notre langue et il était l'auteur de plusieurs traductions du français en russe. Dumas ne parle qu'en passant de Tourgueniev et de Tolstoï, mais s'étend longuement sur Grigorovitch. C'est avec l'aide de ce guide litté­raire qu'il traduisit pour son livre des vers Nekrassov, de Pouch­kine et de Viazemski. C'est encore Grigorovitch qui lui fit con­naître un roman de Lajètchnikov, La maison de glace : l'œuvre parut même en français dans le Monte-Cristo à partir du numéro du 15 juillet 1858, mais sous la signature de Dumas, si bien que le lecteur non averti put croire que La maison de glace était une nouvelle production de l'auteur des Trois Mousquetaires...

Alors que le succès mondain d'Alexandre Dumas était à son comble, une aventure fort désagréable arriva à l'écrivain F. Tioutchev, président du Comité de la censure étrangère. Un de ses censeurs avait laissé entrer en Russie le Monte-Cristo où Dumas avait déjà commencé le récit de son voyage « De Paris à Astrakan » . La revue avait fait scandale. Le fait est qu'avant même d'arriver à Pétersbourg, Dumas avait entrepris un voyage indiscret dans les sombres coulisses de l'histoire russe. Intrigues de la cour, crimes et révolutions de palais, il s'était mis à racon­ter tout ce qu'il avait appris sur la dynastie des Romanov. Dans le Monte-Cristo du 24 juin, il avait narré l'histoire du testament de Catherine II : il en résultait que si Bezborodko, l'ancêtre du comte Kouchelev, avait joui des faveurs de Paul I " , c'était parce qu'après la mort de l'impératrice il avait supprimé le testament de cette dernière qui avait donné le trône à son petit-fils Alexandre. Continuant son récit sur Paul I " dans le Monte-Cristo du 8 juil­let, Dumas avait cité de nombreuses preuves des extravagances et des folies de l'empereur ; il y racontait notamment qu'un régiment, qui avait cessé de plaire, avait été déporté directement du champ de Mars en Sibérie. Ces révélations de Dumas intro­duisaient le lecteur russe dans un domaine formellement interdit de l'histoire impériale. Le testament de Catherine était un secret d'Etat et les anecdotes sur les agissements de Paul ne faisaient que justifier l'impératrice d'avoir voulu exclure ce maniaque du trône russe. Ecrire de telles choses sur le souve­rain qui était le propre grand-père d'Alexandre II , le tsar régnant.

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c'était évidemment d'une imprudence et d'une impudence extrê-. mes. Et Dumas avait encore aggravé son cas en se servant, pour ses récits sur Paul I e r , des fragments de ses Mémoires d'un mattre d'armes, livre dont la lecture avait été formellement inter­dite par Nicolas I " . (1)

Que fit le gouvernement russe ? Il n'osa pas expulser l'au­dacieux Français qui s'était permis de porter au grand jour les pages les plus intimes et les scabreuses de l'histoire des Roma-nov. Une telle mesure aurait été prise sans aucun doute sous le règne de Nicolas I " , mais les temps étaient changés et Alexan­dre II voulait passer aux yeux de l'étranger pour un prince libéral. On laissa donc Alexandre Dumas poursuivre sa randon­née à travers la Russie, mais l'ordre fut donné à la police de ne pas perdre de vue le voyageur. Celui-ci.fut l'objet d'une sur­veillance très étroite et si secète qu'il n'en soupçonna jamais l'existence. Les biographes du romancier n'en ont jamais fait mention et c'est seulement dans ces dernières années que le> curieux documents relatifs à cette filature policière ont été publiés par l'historien russe S. Douryline. Ouvrons avec lui ce dossier demeuré jusqu'ici inédit en France. (2)

Le 18-30 juillet 1858, le prince V. Dolgoroukov, directeur de la police politique russe (la fameuse Troisième Section de la chancellerie de Sa Majesté), adressait au chef des gendarmes de la circonscription de Moscou la note confidentielle suivante : « Le célèbre écrivain français Alexandre Dumas (père), récem­ment arrivé de Paris à Saint-Pétersbourg, a l'intention de visiter les gouvernements de l'intérieur et il se propose de se rendre à Moscou. En vous informant de ce fait, je vous invite à donner des ordres pour que soit organisée une surveillance secrète de ses faits et gestes durant son séjour à Moscou et je vous prie de me rendre compte en temps utile de ses résultats. » Pareille note fut envoyé le même jour aux chefs de gendarmerie de

(1) Les Mémoires d'un maître d'armes avaient paru à Bruxelles (éd. A. Jamar) en 1840, après avoir été donnés en feuilleton dans la Revue de Paris. C'était Q'histoire romancée du décabriste Ivan Annenkov et de sa femme française (née Pauline Guèble) qui l'avait suivi en Sibérie. La traduction du livre en russe fut interdite durant tout le xix* siècle et elle ne parut finalement qu'en 1925, après la révolution, à d'occasion du centenaire de la révolte des Déeabristes.

(2)L'article de M. Douryline a paru à Moscou en 1937 dans un important recueil de Literatournoïé Nasledstvo (« l'Héritage littéraire ») intitulé La Culture russe et 'la France, t. II.

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Nijni-Novgorod et d'Odessa. Le lendemain, sous une forme légè­rement différente, elle fût expédiée à Tiflis, à l'adresse du prince A. Bariatinski, vice-roi du Caucase.

Dumas arriva à Moscou à la fin de juillet et y passa tout le mois d'août. Le rapport adressé le 18 septembre au prince Dolgoroukov par le chef de la gendarmerie moscovite parle en ces termes de son séjour : « En exécution de l'ordre secret de Votre Excellence en date du 18 juillet, j 'ai l'honneur de vous informer que l'écrivain français Dumas (père), dès son arrivée à Moscou, a habité au moins de juillet chez les Narychkine qu'il avait connus à Paris. Beaucoup d'admirateurs du talent litté­raire de Dumas et les hommes de lettres d'ici ont tenu à faire sa connaissance. Ils lui furent présentés le 25 juillet ( 1 ) , au cours d'une réunion au jardin Eldorado, par le littérateur prince Kogouchev, le prince Vladimir Golitsyne et Likhariev qui se tenaient constamment auprès de Dumas pendant cette soirée. Le 27 juillet, dans le même jardin, fut organisée en l'honneur de Dumas une fête baptisée « la nuit du comte de Monte-Cristo » . Le jardin était magnifiquement illuminé et un cartouche trans­parent avec les initiales A. D. était orné de guirlandes et d'une couronne de laurier. Ce jour-là, le prince Golitsyne donna un dîner en l'honneur de Dumas et c'est de chez lui que ce dernier se rendit directement à la fête de l'Eldorado. Il avait avec lui deux Narychkine, le peintre Moynet et M™" Villeney, sœur de l'acteur français se trouvant à Moscou et qui, dit-on, accompagne constamment Dumas dans son voyage.

» A Moscou Dumas a visité toutes les curiosités et il est allé aux environs. Au début d'août, il s'est rendu avec les fils du général Arjenievski dans le domaine de celui-ci qui se trouve près de Borodino et il y a examiné le monument ainsi que les batteries de 1812. Il a été à l'ermitage Spaso-Borodinskoï, au monastère de Kolotsk et au palais de Borodino qui attendait vers cette date l'arrivée de la famille impériale. Dans la famille^ des Narychkine où a habité Dumas on fait son éloge et on le présente comme un homme très vivant, sans prétentions, et comme un causeur agréable. Il aime préparer lui-même les plats à la cuisine et l'on dit qu'il est un maître dans cet art.

» Beaucoup, tout en lui reconnaissant des qualités littérai­res, le considèrent comme un homme futile. C'est pourquoi ils l'ont évité ou sont restés sur la réserve en s'entretenant avec lui,

(1) 25 juillet aneien style, soit le 6 août. Les dates indiquées plus loin sont celles du calendrier russe, en retard de 12 jours sur le calendrier occi­dental.

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de peur qu'il ne les inscrivît sur ses tablettes et ne répétât leurs propos contrairement à la vérité. Le 7 septembre, Dumas est parti de Moscou, avec la famille de D. Narychkine, pour le domaine que celui-ci possède dans le gouvernement de Vladimir, à Elpatievo, où il doit passer, dit-on, une quinzaine de jours. De là il a l'intention de partir avec le peintre Moynet pour Nijrii-Novgorod. Les officiers du corps de gendarmerie de Vladimir et de Nijni-Novgorod ont été avisés de prendre les dispositions nécessaires en vue de la surveillance secrète de Dumas. »

Ce rapport de police ne manque pas de précisions intéres­santes. Le fait est qu'à Moscou Dumas habita la villa luxueuse des Narychkine, dans le parc Petrovski. Dans le chapitre « Mos­cou » de ses Impressions de Russie, Dumas apparaît comme plongé dans les souvenirs historiques et préoccupé des mœurs locales. Il ne parle pas de la réception organisée en son honneur clans le jardin Eldorado par un groupe de ses admirateurs. L'officier de gendarmerie relève parmi ceux-ci Constantin Narychkine, qui était frère de Dmitri et hofmeister à la Cour ; puis le « littérateur » prince Kougouchev (1824-1871), qui était l'auteur d'un roman alors célèbre Le Cornette Otletaïev et de plusieurs pièces à succès ; enfin le prince Vladimir Golitzyne (1794-1861) et un certain Likhariev, dont on ne sait rien de particulier. L'Eldorado était un lieu de divertissement connu, situé près de Moscou, à Souchtchevo. La fête en l'honneur de Dumas fit l'objet d'une annonce publié dans les Nouvelles de la police municipale moscovite du 26 juillet. On y donnait tout le programme de la soirée, avec illuminations, feux d'artifice et de bengale.

L'organisation d'une telle soirée accessible au grand public témoigne de la grande popularité de Dumas dans les milieux du Tout-Moscou. L'artiste parisien qui l'accompagnait était Jean-Pierre Moynet (1819-1874), élève de L. Cogniet, excellent dessi­nateur dont les premiers travaux avaient été exposés au Salon de Paris en 1848. En le présentant plus tard dans son livre, Dumas dit de lui : « Moynet dont vous avez vu tant de charmants décors à l'Opéra-Comique » . Le voyage qu'il fit en Russie con­tribua à lui donner une certaine célébrité ; ses paysages russes et caucasiens, exposés dans les galeries parisiennes, se vendirent très bien. Plusieurs de ses « dessins caucasiens » inédits se trou­vent au musée des Beaux-Arts de Moscou et M. Douryline en a reproduit quelque-uns dans son article. A part Moynet, Dumas devait avoir comme compagnon de voyage un étudiant de Moscou, Alexandre Kalino, qui lui fut attaché comme interprète par le

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recteur de cette université. Pour ce qui est enfin de M*" Villeney, on ignore qui elle était et l'allusion de l'officier de gendarmerie moscovite à sa soi-disant présence constante auprès de Dumas ne fut confirmée par aucun de ses collègues des autres villes de Russie visitées par le romancier.

La fête en l'honneur de Dumas eut un tel succès qu'on la redonna le 30 juillet et c'est à cette occasion que la presse mos­covite du 1" août publia des articles sur la présence du roman­cier français dans la ville. Comme il l'avait promis dans son Monte-Cristo, Dumas visita le champ de bataille de Borodino et les environs ; il a fait part de ses impressions dans les chapitres du 3 e volume de En Russie intitulés « Visite à la Moskowa » et « Sur le champ de bataille » . Pour cette excursion historique, il s'arrêta chez le général-major A. Arjenievski, qu'il appelle d'ailleurs dans son livre « le colonel de la garde Konstantin Vargenevsky » . . .

De Moscou, dit le rapport de police, Dumas se rendit chez les Narychkine, à Elpatievo. Dans son Monte-Cristo (25 novem­bre), il explique à ses lecteurs qu'il avait voulu observer là-bas la vie des propriétaires fonciers et des paysans russes. Selon les ordres donnés, il y fut surveillé de près par le colonel Bog-danov, chef de gendarmerie du gouvernement de Vladimir, mais il résulte du rapport adressé le 6 octobre au prince Dol-goroukov que Dumas resta quelques jours dans la propriété de Dmitri Narychkine, qu'il partit avec ce dernier pour Nijni-Novgorod, mais que, « durant son séjour dans le gouvernement de Vladimir, rien de répréhensible n'a été relevé à son sujet. »

A Nijni-Novgorod, Une surprise attendait Dumas. Le gou­verneur, Alexandre Mouraviev, l'avait invité à dîner et à prendre le thé. « La porte s'ouvrir, raconte Dumas lui-même et l'on annonça :

— Le comte et la comtesse Annenkov. » Ces deux noms me firent frisonner et éveillèrent en moi

un souvenir confus. Je me levai. Le général me prit par la main et me conduisit vers ceux qui entraient :

— M. Alexandre Dumas, dit-il, le comte et la comtesse Annenkov, le héros et l'héroïne de votre Maître d'armes.

« Je poussai un cri de surprise et je pris dans mes bras le mari et la femme. »

Le fait est qu'Alexandre Mouraviev n'était autre que le

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décabriste de ce nom qui avait été condamné pour avoir parti­cipé au célèbre complot de 1825 et qui, à son retour d'exil, avait été nommé gouverneur de Nijni-Novgorod en 1856. De son côté, Ivan Annenkov, ancien décabriste lui aussi, avait été réhabilité par Alexandre II et attaché à Mouraviev en 1857. Comme le dit à peu près exactement Dumas, « le général avait offert à Annenkov la place de son secrétaire » . (1)

Dumas passa trois jours auprès de ses « héros » rencon­trés par miracle et se renseigna auprès d'eux sur la vie et l'œuvre du décabriste Bestoujev-Marlinski. Il rechercha ensuite les traces de son séjour au Caucase. (2) Le 17 mars 1859 parut dans le Monte-Cristo le début du roman de Marlinski, La Fré­gate de l'Espérance, mais sans la moindre indication qu'il s'agissait d'une traduction du russe et à la fin du chapitre on trouvait la signature... d'Alexandre Dumas !

Le dossier de police ne contient pas de rapport du chef de la gendarmerie de Nijni-Novgorod sur Dumas. Cependant une allusion au séjour de l'écrivain dans cette ville se trouve dans le rapport suivant adressé à Dolgoroukov, le 1" octobre 1858, par le général Lvov, chef de la gendarmerie de Kazan. Lvov écrit que, d'après les indications fournies par le lieutenant-colonel Kaptiev, Dumas a envoyé de Nijni à Paris, le 24 sep­tembre, une lettre avec l'adresse, 77, rue d'Amsterdam : « cette lettre a été envoyée via Moscou ; vu ses dimensions, il y a lieu de supposer qu'elle contenait un article littéraire » . Et Lvov poursuit :

« M. Dumas est arrivé à Kazan en compagnie de l'étudiant de Moscou Kalino et de l'artiste Moynet. Il se dispose, comme on le sait, à partir pour Simbirsk, Samara, Saratov et Astra­kan ; aussi ai-je prié les officiers de ces gouvernements d'exer­cer la surveillance la plus secrète sur ses actes et de m'en faire rapport. »

Sur la lettre du général Lvov on trouve, en marge, une note manuscrite de Dolgoroukov ainsi conçue : « Informé Sa Majesté le 10 octobre » . Ainsi donc Alexandre I I s'intéressait personnellement à l'enquête policière faite sur le voyage dans son empire de l'auteur des Trois Mousquetaires.

(1) Sa seule erreur est d'ennoblir Annenkov, qui n'avait jamais porté le titre de comte.

(2) Dans son livre Le Caucase, Dumas parle beaucoup de Bestoujev-Marlinski et déclare qu'il veut faire connaître en France son taOent que n'avait pas reconnu la IRussie de Nicolas I * R . Son roman Sultanetta est un démarquage du roman du même nom de Marlinski. Quant à La Frégate de l'Espérance, elle avait été traduite par l'étudiant A. Kalino.

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Dumas resta une semaine à Kazan, dans cette ville où, dit-il, est particulièrement visible « le mirage de l'histoire » . Il des­cendit chez le directeur de la Compagnie de navigation « Mer­cure » pour lequeï il avait une lettre de recommandation. Mais il avait une seconde lettre pour « l'Intendant général » qu'il appelle Jablonovsky ; en fait, c'était un colonel et qui s'appelait Joukovski. C'était un « homme charmant » qui mit sa maison et son équipage à la disposition des voyageurs. Tout Kazan apprit aussitôt leur arrivée et ils reçurent « vingt invitations à dîner » . Non moins charmant et obligeant se montra « le général Lahn » , qui était le chef du service régional des voies de communication. Dumas reçut pendant son séjour le recteur de l'université (qui était alors un grand orientaliste, O. Kova-levskî, membre-correspondant de l'Académie des sciences), mais l'université ne l'intéressa pas : « L'université de Kazan, .dit-il négligemment, est comme toutes les universités ; elle a une bibliothèque de 27.000 volumes que personne ne lit ; cent vingt-quatre étudiants qui travaillent le moins possible ; un cabinet d'histoire naturelle que visitent seulement les étrangers. »

En revanche, il fait une rencontre fort intéressante à l'uni­versité : celle du « grand maître de la police » qui se met à sa disposition. Ce personnage lui rend en effet bientôt un grand service. Dumas ayant tenu à assister avec ses nouveaux « amis » de Kazan à une partie de chasse aux environs, le maître de police fait retarder d'un jour le départ du bateau Nakhimo» que devait prendre l'écrivain pour descendre la Volga. Dumas est enchanté des agréments du despotisme, ainsi que de tous les dîners et des cadeaux qui lui sont offerts. Il s'écrie qu'il ne connaît pas de voyage plus facile, plus tranquille et plus agréa­ble qu'un voyage en Russie. Il fait le calcul de ses dépenses qui, en dix mois, n'ont pas dépassé 12.000 francs, y compris 3.000 pour divers achats. Grâce à la large hospitalité russe, ses frais sont réduits au minimum.

Au départ de Kazan, le « général Lahn » lui donne une lettre de recommandation pour son ami, le général Beklemichev, atamán des cosaques d'Astrakan. Ainsi l'on voit les autorités russes se passer de mains en mains le célèbre voyageur. Et le général Lvov, qui ne figure pas, lui, sur la liste des personnalités rencontrées par Dumas, envoie de Kazan, le 9 octobre, son rap­port circonstancié à Dolgoroukov :

« J'ai l'honneur de faire savoir à Votre Excellence que l'écrivain français Alexandre Dumas, durant son séjour d'une

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semaine à Kazan, n'a vu personne de la haute société. Il a été tout le temps au bureau de la compagnie « Mercure » dans la partie la plus éloignée de la ville ; il a visité la maison du colonel Joukovski, auquel on l'avait recommandé de Saint-Pétersbourg, et souvent, pendant des journées entières, il a été dans la famille du lieutenant-colonel Lahn, ingénieur des voies de communication ; il est allé à l'université où il a été invité deux fois à prendre le thé par le recteur, le conseiller d'Etat actuel Kovalevski ; il a vu également M"1 6 la Directrice de l'Institut Rodionov, qui a été très mécontente de sa visite, à cause des expressions scabreuses qu'il a employées dans son entretien avec elle. Én général, Dumas n'a pas fait bonne impression à Kazan. Beaucoup l'ont pris pour un bouffon à cause de son accoutrement ; quant à ceux qui l'ont vu dans la société, ils ont estimé que ses manières et ses jugements publics ne correspondaient nullement à son talent d'écrivain. Le 4 octo­bre, Dumas est parti par bateau, via Samara, pour Astrakan où j 'ai enjoint à mes officiers de gendarmerie d'exercer à son sujet une surveillance secrète. J'aurai l'honneur de communi­quer à Votre Excellence les rapports de ces officiers à ce sujet. »

Le fait est qu'à Kazan Dumas n'a pas pris contact avec l'aristocratie russe. Il n'a été ni chez le gouverneur ni chez le maréchal de la noblesse. Pour la seconde fois, on trouve sur le rapport du général Lvov la mention manuscrite : « Informé Sa Majesté le 19 octobre » . Le tsar continuait donc de suivre Alexandre Dumas dans ses pérégrinations.

L'arrêt suivant eut lieu à Saratov. Dans En Russie, l'écri­vain manifeste son étonnement d'avoir été reçu aussitôt par le prince Lobanov-Rostovski, fonctionnaire des Affaires étran­gères détaché auprès du gouverneur, et par le maître de police, le major Pozniak. Or, voici ce qu'écrit lé général Lvov dans son nouveau rapport du 23 octobre à Dolgoroukov : « L'écrivain français Alexandre Dumas est parti de Kazan pour Astrakan. Il ne s'est pas arrêté à Simbirck ; arrivé à Samara par bateau, il n'est pas descendu à terre et bientôt est reparti pour Saratoy où il est arrivé le 8 de ce mois. Ayant pris un fiacre pour se rendre en ville, il a demandé au cocher s'il y avait des Français à Saratov. Quand il sut que le Français Servier, tenant un commerce pour dames, y habitait, il se rendit dans son magasin

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où bientôt arriva le major Pozniak, maître de la police de la ville, tandis que Dumas prenait le café et mangeait le poisson qu'on lui avait préparé. A 8 heures du soir il regagna le bateau. Le lendemain, à 10 heures du matin il reçut sur le bateau la visite du prince Lobanov-Rostovski, fonctionnaire détaché auprès du gouverneur et celle du maître de police Pozniak. Avec ce dernier Dumas alla chez un photographe et fit faire son portrait qu'il offrit à M. Pozniak, puis il alla déjeuner chez celui-ci. Assistaient au déjeuner le président de la chambre de commerce de Saratov, le conseiller d'Etat Hahn, le colonel Terme, ingénieur des voies de communication et le prince Lobanov-Rostovski. Accompagné par ces personnes, Dumas se rendit au bateau et à 5 heures du soir partit pour Astrakan (d'où je n'ai pas encore reçu de rapport). M. Dumas a eu des entre­tiens très simples ; il s'est enquis du commerce de Saratov, de la richesse de la Volga en poissons, de l'activité des marchands de la ville, etc. »

A Astrakan, ce fut la répétition de ce qui s'était passé déjà à Kazan et à Saratov : Fonctionnaires petits et grands accapa­rèrent toutes les heures disponibles de Dumas et de ses compa­gnons de voyage. L ' « hospitalité russe » prenait des propor­tions de plus en plus considérables. On mit à sa disposition la maison du millionnaire Sapojnikov, propriétaire des plus gran­des poissonneries de la basse Volga, « la plus belle maison de la ville » , dit Dumas dans son livre. A ce séjour d'Astrakan, au voyage chez le prince Kalmouk Toumaine, aux divertisse­ments et fêtes qui eurent lieu à cette occasion, Dumas consacre dans son livre une centaine de pages. Le récit qu'en fait le chef de la gendarmerie d'Astrakan, le 26 octobre, à son supé­rieur de Kazan, le général Lvov, est beaucoup plus court, mais plus précis. Voici ce qu'il écrit :

< L'écrivain français Alexandre Dumas, dès son arrivée à Astrakan, le 14 octobre, s'est rendu dans l'appartement qui lui avait été indiqué chez le conseiller de commerce Sapojnikov. Il a fait aussitôt des- visites au gouverneur militaire, le • contre-amiral Machine, et au chargé d'affaires du gouvernement d'As­trakan, le conseiller d'Etat Strouvé, chez lequel il a dîné et passé toute la soirée. Le lendemain, selon les dispositions prises par le chargé d'affaires du gouvernement, on lui a montré des Arméniens, des Tatars et des Persans dans leurs costumes natio­naux, puis il a dîné chez le gouverneur militaire et le soir, en

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compagnie du conseiller Strouvé, il a rendu visite au consul de Perse ; il a assisté pendant quelques minutes à une soirée dan­sante dans la maison de la noblesse. Le 16 octobre, sur invita­tion du contre-amiral Machine, il a assisté à un Te Deuni solennel à l'occasion de l'inauguration des travaux relatifs à l'approfondissement du lit de la Volga, à 15 verstes d'Astrakan. De là, en compagnie du fonctionnaire Benzemann, du gouver­neur militaire adjoint Fermor et de plusieurs chasseurs, il est allé à la chasse et a visité les grandes poissonneries d'Out-choujna. Il est revenu d'Astrakan sur un bateau privé et a dîné chez le chargé d'affaires du gouvernement. Le 17 au matin, sur le bateau Verblioùd, en compagnie du gouverneur militaire et des invités de ce dernier, il a remonté la Volga pour se rendre chez le prince Kalmouk Toumaine où il a passé le 17 et le 18 à observer les mœurs du peuple Kalmouk et ses danses popu­laires, ses divertissements et ses courses de chevaux. Il est rentré dans la nuit du 19 à Astrakan. Le matin du 19, il s'est mis à rédiger ses impressions ; il a déjeuné chez lui et il a passé la soirée chez l'ataman des Cosaques d'Astrakan, le géné­ral Beklemichev. Le 20 au matin, il a visité les boutiques per­sanes, et y a acheté des objets orientaux ; il a déjeuné chez le conseiller Strouvé et y a passé la soirée. Le 21 au matin, il a écrit des lettres pour Pétersbourg, Moscou et Paris et il a envoyé dans cette dernière ville un cahier contenant ses impres­sions de Russie ; il a déjeuné chez le lieutenant Petritchenko, dont il avait connu la femme sur le Verblioùd. Le 21 au soir et le 22 au matin, il a rédigé ses notes de voyage et a fait ses préparatifs de départ ; puis il est allé faire des visites d'adieu au général Beklemichev et au chargé d'affaires du gouverne­ment. A 4 heures, il est parti dans une voiture louée à Astrakan pour la ville de Kizliar, d'où il doit gagner Tarki, Derbent, Bakou, Chemakha, Elisavetpol et Tiflis. Pour ce voyage, le gouverneur militaire d'Astrakan lui a remis une note pour qu'il obtienne un convoi de sécurité : M. Dumas a choisi cet itiné­raire parce qu'en raison de l'extrême automne ou pour d'autres motifs, aucun bateau ne pouvait prendre la mer à bref délai.

» Comme à l'occasion des autres visites d'étrangers à Astra­kan, le chargé d'affaires du gouvernement, le conseiller Strouvé, s'est efforcé d'attirer cet étranger chez lui pour pouvoir exercer plus commodément sa surveillance et peut-être pour éviter qu'il n'entrât inopportunément en rapport avec d'autres habitants. S'il est arrivé que M. Dumas se soit trouvé dans une autre société, ce n'a jamais été autrement qu'en compagnie d'un fonc-

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tionnaire du gouvernement ou de la police et tout cela a été bien réglé, avec toutes les apparences de l'hospitalité et de l'obligeance.

» Durant son séjour à Astrakan, M. Dumas s'est conduit avec calme et correction, mais visiblement ses entretiens ten­daient à se renseigner avec habileté sur l'état des esprits con­cernant l'amélioration de la condition paysanne et sur le rôle que pourraient jouer les sectes de raskolniks en cas de troubles intérieurs en Russie. Le conseiller Strouvé m'a appris qu'il avait refusé de remettre à M. Dumas un passeport pour l'étran­ger parce que celui-ci, avant de quitter la Russie, sera à Tiflis où il pourra en obtenir un du vice-roi. J'ai des raisons de croire que le chargé d'affaires du gouvernement a mis le vice-roi du Caucase au courant des sentiments et des sujets de conversa­tion préférés de M. Dumas, car j 'ai su que le conseiller Strouvé avait envoyé une estafette à Tiflis, alors que cet envoi ne s'im­posait nullement pour des raisons de service et qu'aucune cor­respondance officielle n'existe à ce sujet. »

Ce document se passe de longs commentaires. La fameuse « hospitalité russe » qui a été tant appréciée par Dumas et qui rendait son voyage si peu dispensieux, était effectivement le meilleurs moyen d'exercer la surveillance exigée par le gouver­nement du tsar. Déjeuners, dîners, fêtes, chasses, visites en compagnie des hauts fonctionnaires et des maîtres de police, tout cela aboutissait à « chambrer » complètement le voyageur, à l'isoler de la vie réelle de la Russie. Dumas ne se rendit nul­lement compte des motifs de cette large hospitalité dont il ne cesse de faire l'éloge dans son livre. (1) Cependant, la surveil­lance étroite de l'écrivain, réalisée avec tant de maîtrise par les. fonctionnaires de l'autocratie, dura pendant tout le séjour de Dumas en Russie, jusqu'au moment où il s'embarqua à Poti pour Constantinople.

Dans tous ces rapports de police, Dumas est considéré comme un voyageur de tout repos et même, selon certains, comme un voyageur frivole. Son « habileté » à se renseigner sur la condition paysanne ne pouvait passer en 1858 pour une audace, vu que la question de l'abolition du servage était alors largement discutée dans l'empire. Au reste, l'intérêt manifesté

(1) Dans le chapitre LVII de ses Impressions sur Astrakan précisément, Dumas écrit naïvement : « Au contraire des autres pays où la visite du maître de police serait toujours une chose inquiétante, nous avions reconnu qu'en Russie cette visite était un symbole d'hospitalité et le premier anneau d'une chaîne de relations toujours agréables. »

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par Dumas pour ce problème se traduisit par la rédaction d'une étude fort longue, mais très superficielle, intitulée Lettres sur f/e servage en Russie (pages 121-271 du tome I V ) . Sur les onze chapitres, les derniers seulement ont pour sujet la situation des paysans russes. Quant aux questions de Dumas sur « les sectes de raskolniks » , le fait est qu'il ne s'est intéressé qu'aux skoptsy (ch. 19 de En Russie et ch. 57 du Caucase) et que ces « cas­trats » lui ont inspiré des commentaires d'un goût douteux.

Alexandre Dumas a décrit son voyage au Caucase dans un livre spécial conçu sur le même plan que En Russie. C'est un mélange extraordinaire d'aventures, de scènes de genre, de légendes, de souvenirs culinaires, de réflexions littéraires, etc., le tout farci d'exclamations sur l'hospitalité russe.

Les rapports de police s'arrêtent aux pieds du Caucase, niais il n'est pas douteux que la surveillance exigée par le tsar fut prolongée dans les steppes des Nogaïs, dans les montagnes du Daghestan et les vallées de la Géorgie. Depuis le prince Baria-tinski, vice-roi du Caucase résidant à Tiflis, jusqu'au simple commandant de Chemakha, les autorités russes continuèrent d'entourer Dumas de mille prévenances et même avec plus d'exhubérance qu'en Russie d'Europe.

On attendait Dumas depuis longtemps au Caucase. Le vice-roi avait été prévenu dès le 19 juillet par lë prince Dolgoroukov et il avait répondu le 20 août qu'il prendrait les mesures néces­saires dès l'arrivée de l'écrivain à Tiflis : « J'attacherai à sa per­sonne, en qualité d'interprète et de guide, un fonctionnaire très sûr qui sera chargé de le surveiller. Par cette mesure, je pense pouvoir remplacer avantageusement la filature policière. »

Tout se passa donc au Caucase aussi bien qu'en Russie même. Cependant le bruit courut en France que Dumas était mort dans ce pays encore mal pacifié. La rumeur fut si persis­tante que la rédaction du Monte-Cristo jugea nécessaire de ras­surer le public. Elle publia le 9 décembre un grand portrait de Dumas pris à Astrakan au milieu d'octobre et, au-dessous, le directeur de la revue, Delavier, fit paraître la note suivante aux lecteurs :

« Vous nous savez gré, sans doute, d'avoir fait graver et reproduire en tête du journal le portrait que nous a envoyé l'un des amis d'Alexandre Dumas ; c'était évidemment le moyen le meilleur de répondre aux bruits alarmants dont la santé de

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l'illustre voyageur avait été le sujet pendant quelques jours et c'était en même temps, nous croyons pouvoir l'ajouter, comme une garantie prise dans l'avenir contre les inquiétudes aux­quelles un voyage comme celui qu'il accomplit peut si facilement donner une apparence de raison.

» La photographie dont vous avez la reproduction sous les yeux a été faite à Astrakan, vers le milieu d'octobre, alors qu'Alexandre Dumas avait déjà subi en quelque sorte le baptême du froid, l'épreuve redoutée et réellement dangereuse, pour une constitution moins athlétique, d'un voyage en plein hiver dans les steppes désertes et sur les fleuves glacés de la Russie ; eh bien ! pour ceux qui l'ont vu à Paris, au moment de son départ, je suis convaincu que, loin d'accuser la moindre alté­ration dans sa santé, cette photographie dira que les fatigues du voyage ont en quelque sorte réparé la lassitude et l'affaisse­ment où le jetaient chaque jour les travaux de son existence ordinaire. Alexandre Dumas reviendra, vous verrez, plus fort et plus jeune qu'il n'est parti, après avoir fait allègrement un voyage où dix hommes ordinaires auraient dû succomber. »

Les journaux russes se firent aussi l'écho des bruits répan­dus à Paris. On lut notamment, dans les Sankt- Petersbourgskie Viedomosti du 30 octobre, l'entrefilet suivant à propos des débuts d'une danseuse à l'Opéra de Paris : « A cette représentation assistait tout Paris, c'est-à-dire toutes sortes de personnalités connues, y compris le jeune Dumas qui se remettait à peine d'une chute de cabriolet. A l'entracte, ses amis et connaissances l'as­saillirent de questions : « Avez-vous de Russie des nouvelles de votre père ? demanda l'un des admirateurs de l'auteur de Monte-Cristo. Vous écrit-il ? Le bruit a couru de sa mort » . « Non, il est en parfaite santé. Mon père, bien qu'il soit écrivain, n'aime pas écrire de lettres. Par l'intermédiaire d'un moscovite, j 'ai reçu récemment sa carte de visite sur laquelle il avait griffonné ces vers au crayon :

Que contre le .destin ton cœur soit affermi ! Je t'aime, je t'embrasse et t'envoie un ami.

» Voilà toute sa correspondance. Le reste, vous pouvez le lire dans la revue Monte-Cristo. »

Ce numéro du journal de Saint-Pétersbourg parvint au

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Caucase et tomba entre les mains de Dumas qui était alors à Bakou. Comme d'habitude, il y était l'hôtel des autorités locales, entre autres du maître de police de la ville, Pigoulevski. Voulant démentir lui-même la nouvelle de sa mort, il écrivit une longue lettre à son ami, le romancier Joseph Méry. (1) Voici le début de ce curieux document :

« Cher Méry, j 'ai lu dans un journal russe qu'à Paris et même en France s'était répandu le bruit de ma mort et que ce bruit avait chagriné mes nombreux amis. Le journal a oublié d'ajouter que cette même nouvelle a réjoui mes nombreux enne­mis, mais cela va sans dire. Autrefois vous avez déjà démenti en mon nom une information de ce genre, cette fois déclarez en mon nom que je ne suis pas assez sot pour dire adieu si prématurément à la vie. Il me serait d'autant plus pénible, mon arni, d'interrompre mon retour en France que je fais un voyage merveilleux, si merveilleux que si j'étais réellement mort je serais prêt à apparaître la nuit — comme saint Bonaventure qui, en vérité, avait sur moi l'avantage d'être saint, ce qui facilite grandement la résurrection d'entre les morts — à apparaître pour continuer mes mémoires interrompus » .

Dumas dit ensuite qu'il écrit cette lettre « de Perse, de Russie, je ne sais d'où » . Faisant allusion au naphte enflammé qui sort des puits de pétrole, il s'écrie : « Sous moi la terre brûle ; au-dessus de moi l'eau brûle ; autour de moi l'air brûle ; tout cela a pu donner lieu de croire que non seulement j'étais déjà mort, mais même que, semblable à Talleyrand, je me trou­vais déjà en enfer. Expliquons-nous : les mauvaises langues peuvent prétendre que je suis ici pour mes péchés, alors que j ' y suis pour mon plaisir. »

Après avoir raconté 1'« histoire » de ce capitaine qui, en allumant son cigare à Bakou, avait mis le feu à la mer, Dumas dit que « pour arriver dans ce paradis de Brahma il a fallu franchir fe pont de Mahomet, c'est-à-dire le Caucase » . Et il poursuit : « Nous avons traversé le territoire de Schamyl et deux fois nous avons eu l'occasion d'échanger des coups de fusil avec le fameux chef des Murides. De notre côté, trois Tatars et un Cosaque ont été tués de son côté quinze Tcherkesses, dont on a seulement enlevé les armes avant de jeter leurs cadavres

(1) L'original de cette lettre, que possédait un écrivain et critique musi­cal russe, M. Karganov, jusqu'en 1923, a été malheureusement perdu. On n'a de la lettre, dit M. Douryline, qu'une traduction russe faite par M. Karganov lui-même. Nous sommes donc obligés de retraduire du russe en français.

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dans une fosse. Moynet a profité de l'occasion pour faire gra­tuitement sur eux des études anatomiques, dites à sa femme que son mari sait être économe ! Quelle étrange machine que l'esprit humain ! Savez-vous à quoi était occupé mon esprit pen­dant ce temps ? Au souvenir involontaire et à la traduction invo­lontaire, en français d'une sorte d'ode de Lermotov qu'on m'avait fait connaître à Pétersbourg et que j'avais même complètement oubliée. Elle s'appelle Les dons du Térek et, comme elle a un caractère purement local, je vous l'envoie. »

Après avoir recopié cette poésie, il ajouté : « Des vers ! Vous ne vous attendiez certainement pas, n'est-il pas vrai, à recevoir de moi des vers du Caucase. » Ensuite il raconte qu'il voyage comme un prince : « L'hospitalité russe est magnifique, semblable aux mines d'or de l'Oural. Mon escorte comprenait près de cinq cents hommes, sous la conduite de trois princes tatars. » Enfin, après avoir engagé son cher Méry à voyager avec lui l'année suivante et à visiter l'Inde, Dumas termine sa lettre en la datant ainsi : « 25 novembre 1858, par 25 degrés de chaleur » .

Tout est hyperboles et hâbleries dans cette lettre : aussi bien la description des soixante puits de pétrole en flammes que celle de sa soi-disant rencontre avec Schamyl, l'Abd el Kader du Caucase. Dans son livre Le Caucase, Dumas parle de deux rencontres avec les montagnards rebelles, mais il s'agit seule-

. ment d'une fusillade fortuite avec des Abrecks pendant une chasse et d'une expédition nocturne chez les Tcherkesses (chapi­tre « Le secret » ) au moment d'un arrêt à Khasav-Iourta. En aucun cas, Dumas n'a eu affaire directement au « fameux chef des Murides » .

Cette exagération fut d'ailleurs relevée par Dostoîewski (1) , après la parution des livres de Dumas sur la Russie et le Cau­case : « Tel voyageur parisien, note ironiquement Dostoïewski, racontera son voyage à Paris avant de partir pour la Russie ; il le donnera à un éditeur et ce n'est qu'ensuite qu'il arrivera chez nous pour briller, charmer et s'envoler... Après avoir cueilli ses premières impressions à Pétersbourg et appris en passant aux « boyards russes » à tourner les tables, il se décide enfin à étudier la Russie à fond, dans tous les détails et il part pour Moscou... Puis le voyageur va plus loin, il s'extasie sur les troïkas russes et il apparaît enfin quelque part au Caucase où,

(1) CEuvres complète» de Dostoïewski, t. X. Articles sur la littérature russe. Saint-Pétersbourg 1906.

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avec des danseurs russes, il tire sur des Tcherkesses, fait la connaissance de Schamyl et lit avec lui Les Trois Mousque­taires... »

M. Dowryline cite dans son article un témoignage amusant d'où il résulte que, dans cette traversée du Caucase, Dumas fut joué par les Russes chargés de l'accueillir. A la fin de la lettre de Dumas à Joseph Méry que nous avons citée plus haut, V. Karganov, propriétaire de l'original, a ajouté en effet une note où il fait état des déclarations que lui fit un jour un certain M. Hakkel, ancien secrétaire du prince Dondoukov-Korsakov, commandant en chef au Caucase: (1)

« M. Hakkel, écrit V. Karganov, m'a fait le commentaire suivant de la fusillade avec les Murides dont parle Dumas. A cette époque, le régiment de dragons de Nijni-Novgorod avait pour commandant le prince Dondoukov-Korsakov qui, comme il l'a raconté lui-même, reçut cordialement le célèbre écrivain à son bivouac de la province du Térek. Après toute une série de dîners et de beuveries, il prit avec lui un petit détachement pour accompagner pendant quelques verstes ses hôtes, c'est-à-dire le groupe de voyageurs parmi lesquels se trouvait Dumas. Arrivé à une lisière de forêt, le prince eut l'idée de s'amuser en, simu­lant une attaque de montagnards. Il envoya dans la forêt quel­ques dragons à la rencontre d'un Schamyl imaginaire. Après la fusillade, on raconta au romancier toutes sortes de fables sur le combat de la forêt et, comme pièces à conviction, on lui montra quelques haillons trempés dans le sang d'un mouton égorgé pour le dîner. »

Cette mystification était en quelque sorte une réplique spi­rituelle des Russes aux fanfaronnades de Dumas qui, avant de partir pour la Russie, on s'en souvient, avait promis à ses lec­teurs de « passier la nuit sous la tente de Schamyl » . . .

Quand Qumas fut rentré à Paris, il envoya à son ami D. Narychkine le billet suivant : « Quel voyage magnifique, mon cher ami ! Bientôt vous l'apprendrez, car je donne l'ordre à l'imprimeur de vous envoyer, à vous le premier, les numéros de la revue Caucase que je commence à rédiger. On y publiera durant trente jours tout mon voyage de Kizlia à Poti. »

(1) Dumas parle du prince dans le chapitre de son livre sur le Caucase intitulé Les dangers de Nijni-Novgorod.

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Quelques années plus tard, en 1865, Dumas publiait Le comte de M or et avec la dédicace suivante à ' D . Narychkine : « Cher Narychkine, je vous prie d'accepter la dédicace de mon roman Le comte de Moret en souvenir de l'hospitalité royale que vous m'avez accordée en Russie. Ex imo corde. A . Dumas, »

En réalité, Dumas aurait pu étendre la dédicace à tous les personnages officiels russes : gouverneurs, chefs militaires, maî­tres de police, etc., qui lui avaient témoigné cette « hospitalité royale » . S'il avait pu remonter aux sources réelles de cette hospitalité, il aurait même dû dédier son ouvrage au chef des gendarmes, au prince Dolgoroukov...

A la différence de ses Impressions de Russie, son Caucase devait être accueilli avec faveur à la cour de Saint-Pétersbourg. C'était un livre qui ne contenait rien d'offensant pour Alexan­dre II et où il n'y avait aucune excursion dangereuse dans le passé mouvementé des Romanov. Les conquérants russes du Caucase y étaient même représentés comme de bons Européens qui apportaient la civilisation aux peuples de ce pays.

En 1861, l'imprimerie officielle du vice-roi publia la tra­duction russe de l'ouvrage de Dumas. A part quelques lignes supprimées ici et là, la censure tsariste n'avait fait cette fois aucune objection. Et cela s'explique aisément : Dumas n'avait pu raconter sur le Caucase que ce qu'avaient bien voulu lui en laisser voir les autorités officielles et ses « surveillants * dont il n'avait jamais soupçonné l'existence.

A N D R É P I E R R E .