Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

32

Transcript of Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

Page 1: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com
Page 2: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

Philippe Cerchiari

Le Ventre chaud

du poisson vert

EDITIONS DU

V a l h e r m e i l

Page 3: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

En couverture : I l lustration de Sophie Bazin.

© Editions du Valhermeil

ISBN : 2-913328-09-1

Page 4: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

Pour Nathalie

Page 5: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com
Page 6: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

"Il est difficile de quitter un pays avant d'avoir prouvé par quelque chose

qu'on l'a senti et aimé." Vincent Van Gogh

Page 7: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com
Page 8: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

"Il existe une race, voyez-vous, les hommes qui portent en eux un clochard en filigrane, ceux qu'un rien rend heureux,

un merle sur l'herbe, des lichens sur un mur, une flaque de soleil sur un arbre, ceux qui vivent pleinement l'instant.

Ils sont immortels, c'est pour eux que j'écris." Jean Sulivan, Matinales.

Page 9: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com
Page 10: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

"J'ai passé dans tes bras l'autre moitié de vivre". Ces onze mots d'amour fou, je les adresse au poisson, au bon gros poisson vert dont j'habite le ventre. Le vers est d'Aragon, le poisson c'est le Val-d'Oise ; j'y vis depuis dix ans et je viens d'en avoir vingt. L'autre moitié de vivre, je l'ai passée à Cergy, là où l'Oise tourne et vire avant d'entrer en Seine. De la première moitié, quelques saveurs me manquent, mais seuls ma ville et mon département font désormais vibrer ma plume quand je remonte le temps. Je suis un enfant des Villes Nouvelles, je suis d'ici et d'aujourd'hui, je suis d'où j'ai grandi ; et si je trace mon sillon dans cet Axe qu'on dit Majeur, c'est parce qu'on y a sur l'avenir une vue impre- nable.

Je passerai dans tes bras d'autres moitiés de vivre qui devien- dront un jour les tiers puis les quarts de notre vie à deux, trois ou plus. Mais cette fois, c'est vers toi, Mélodie, que se tournent mes bras, toi dont la peau dorée me rend gourmand de mots, toi dont le ventre plat me fait renaître moins pesant, toi qui m'as fait homme de plume en m'allégeant de mes soldats de plomb.

Sans le savoir, nous fréquentions, depuis dix ans, les mêmes amphithéâtres : celui que Cergy forme, sur la rive droite de l'Oise, celui que Bofill a mis dans l'Axe pour faire venir le XXI siècle, et ceux de la Fac de Lettres où notre avenir s'écrit, à l'encre rouge, dans les marges de nos "œuvres". Nous ne nous sommes pas rencontrés, nous nous sommes reconnus. L'heure venue, nous n'avons même pas eu à nous chercher ; nous n'avons eu en fait qu'à bien ouvrir les yeux. Il faut se ressembler pour finir par s'aimer, il faut grandir ensemble pour bien vieillir à deux.

Page 11: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

L'été commence à peine, et les étangs de Neuville nous tendent leurs eaux tièdes pour rafraîchir nos corps. Mélodie est heu- reuse, elle m'assaille de questions. Elle veut vraiment tout savoir, mais alors tout, tout, tout, sur ces vingt longues années que j'ai vécues sans la connaître, dont dix à deux pas d'elle, jusqu'à l'ins- tant béni où tout a été dit. Notre amour est tout neuf, mais nous étions prédestinés ; ceci compense un peu cela, même si cela complique parfois un peu ceci. Bref, mon passé doit devenir le sien, du jour de ma naissance à celui de notre rencontre ! Par chance, je dispose pour cela d'un précieux Livre de bord. C'est ainsi que mes parents ont baptisé le cahier qu'ils ont noirci chaque soir, de ma conception au jour de mes vingt ans. Ce jour- nal de ma vie, tenu par ceux qui me l'ont donnée, s'impose jour après jour comme mon bien le plus cher. Mes biographes atten- dris me l'ont remis tout récemment, en échange de la promesse d'en tenir un, à mon tour, et de le transmettre à mes enfants. Je suis fils unique, on compte beaucoup sur moi.

Le Livre de bord est un peu froid, il se limite aux faits. Ce n'est qu'un aide-mémoire, il m'oblige à broder ; chiffré mais très fidèle, il me sert de canevas. Le moment est venu d'enluminer cette chronique rédigée par deux scribes convaincus que, fixé noir sur blanc, le temps passe moins vite. Mais à quoi bon se sou- venir si ce n'est pour quelqu'un ? J'attends impatiemment que Mélodie me réclame une petite tranche de vie pour sortir mon canevas et mes fils de couleur, mais je ne la brusque pas. C'est à elle de choisir : je suis de ces artisans qui ne travaillent qu'à façon.

"Quel visage aviez-vous avant la naissance de vos pa- rents ?" demandent les maîtres zen à leurs disciples décontenan- cés. Mélodie est moins exigeante, mais, comme toutes les femmes, elle sait bien que la vie commence avant le jour et l'heure que les officiers d'état civil mentionnent prudemment sur nos livrets de famille. Invité à évoquer le temps où je n'étais encore qu'un tout petit projet, il m'a donc bien fallu lui avouer que je dois la vie au gros ordinateur que l'État programme pour attribuer un poste à tous ses serviteurs. Fraîchement certifiés, mes futurs géniteurs expiaient en effet, sans se connaître mais dans le même établissement, leur réussite au concours et leur

Page 12: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

impardonnable célibat, dans la patrie de Buridan, dont le célèbre âne indécis devait à l'époque servir de modèle aux collégiens de Béthune, si j'en juge par les pages qui les concernent dans le Livre de bord...

Avant de m'envisager, mes parents n'étaient encore que deux très jeunes spécimens de l'embranchement des turbo-profs condamnés, comme tous les débutants, aux trains de nuit, aux mansardes et aux cancres ; mais c'est à cette galère initiatique qu'ils doivent la grande affaire de leur passage sur cette Terre, je veux parler du coup de foudre qui leur fit rapidement occuper la même chambre et grâce auquel, un an plus tard, il me fut donné de transformer leur couple en un joyeux trio.

Ce fut aussi un coup de foudre qui anima le monstre imaginé par Frankenstein, mais moi j'ai eu la chance que mes coutures restent invisibles, même si, né sous le signe des Gémeaux, je me sens parfois presque aussi double que ce bon vieux docteur Jekyll. Je reviendrai peut-être sur ce point, mais je dois mainte- nant cesser d'anticiper, car je n'en suis encore qu'au jour de ma naissance.

Cet heureux événement eut lieu à Saint-Denis, patrie de Roland Garros et, accessoirement, chef-lieu de La Réunion. Las du Nord, nos deux jeunes mariés avaient en effet fini par troquer leurs mornes plaines betteravières contre mille champs de canne à sucre, et leur noir de fumée contre un bel outremer.

J'ai ainsi échappé aux ciels plombés, mais pas aux noms bizarres qu'on attrape, en naissant, aux quatre coins de la France d'outre-mer : friands d'abréviations, comme tous les scienti- fiques, mes chers parents m'ont en effet affublé d'un prénom double qu'ils ont dû croire très drôle. Il doit l'être d'ailleurs, car Mélodie ne m'a d'abord pas cru lorsqu'il m'a bien fallu lui révéler qu'on ne m'appelle que Dom-Tom. Dominique-Thomas Duruel sur toutes les listes, mais Dom-Tom partout ailleurs ! Si j'étais né à Béthune, ce serait Pas-de-Cal, assurément. En somme, je m'en tire plutôt bien, comme maman sait le faire remarquer à ceux qui s'aventurent imprudemment sur ce terrain miné. Qu'on se le dise : chez les Duruel, on rit de tout, de tous et de soi-même ! C'est une question d'hygiène, en quelque sorte, mais cette hygiène est tellement rigoureuse que je préfère en préserver ma

Page 13: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

Mélodie qui est le tact personnifié. Je les entends d'ici massacrer en duo son prénom, ses seins de fillette et son rire de corail ! Ils repasseront, les hygiénistes : cette mélodie d'amour, je me la fre- donnerai longtemps avant de la leur apprendre !

Page 14: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

Franciliens de souche, Ultramarins par accident, mais désor- mais Cergy-Pontains de cœur, mes parents ont grandi dans ce nord-ouest de la Seine-et-Oise dont quelques as du découpage ont fait surgir le poisson vert qui n'a fait de nous qu'une bou- chée, il y a dix ans. A propos de cet avalement, il va de soi que, si c'est bien malgré eux que Jonas et Pinocchio ont fini par échouer dans l'estomac d'une baleine, moi c'est de mon plein gré que je vis dans son ventre. Il est vrai qu'à y bien regarder, la bête ressemble moins à un cétacé qu'à un gros cœlacanthe, fos- sile vivant dont la longévité n'a d'égale que celle des treize buttes témoins que la mer tertiaire a léguées au Val-d'Oise en perdant du terrain. Immergé durant quarante millions d'années, notre département méritait bien de prendre la forme de l'aîné des poissons !

Pour l'enfant qui le regarde avec les yeux de Nils Holgersson, le poisson vert ouvre l'œil à Marly, la bouche à Roissy, et se dirige vers le futur grâce à un jeu de nageoires dont la plus vigoureuse trempe dans la Seine, du côté d'Argenteuil et Bezons, tandis que sa queue baigne dans l'Epte. Des oies de fer déposent leur manne dans sa bouche d'asphalte, et tout ce qui roule ou flotte emprunte ses artères pour l'approvisionner.

Les habitants de ce Val - que leur nom aurait pourtant pu condamner à l'oisiveté - sont si actifs que le val en question me semble aussi mal nommé qu'injustement classé. Quatre-vingt- quinzième - et donc dernier département métropolitain - le Val- d'Oise est en effet loin de jouer les cancres dans la classe France ; et si, le dimanche, la Belle Oiseuse tend volontiers ses berges aux oisifs d'un jour, c'est sans doute pour les remercier

Page 15: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

d'avoir passé le reste de la semaine à fertiliser, embellir, faire fructifier ou protéger cette bande encore verte d'une Terre dont le bleu tire déjà dangereusement sur le gris.

Page 16: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

Si j'ai tout oublié de ma Réunion natale, je garde en revanche un souvenir assez précis des sept années que j'ai passées aux Antilles. En vérité, je ne me souviens de rien. Mes sens font tout le travail : je n'ai qu'à fermer les yeux pour retrouver la mer tur- quoise et les fougères démesurées, le vert des citrons et l'arôme du vieux rhum, le soleil qui mord la peau et l'alizé qui la caresse.

Je sais qu'en confondant, de plus en plus souvent, la Marti- nique et la Guadeloupe, je commets sans malice un crime de lèse-Caraïbes, mais j'aime l'une autant que l'autre, au point de laisser le papillon que forme la Guadeloupe butiner l'Ile aux Fleurs dans l'atlas imprécis de mon imagination. Si l'âme de Bau- delaire voyage sur le parfum, la mienne s'en tient généralement à des fragrances plus naturelles, comme celles de ces fruits dont la maturité me rend à mon enfance et à ces pays tendres où l'on grandit tout nu. Mes sens sont de là-bas, même si mon cœur ne se sent vraiment chez lui qu'au confluent bouclé de l'Oise et de la Seine. Ni tout à fait déraciné ni complètement écartelé, je reven- dique un droit à l 'éparpillement.

Plus pesant, moins spontané ou peut-être plus exigeant que le petit voyageur imaginé par Selma Lagerlöf, je n'ai pas su me contenter du dos d'un jars pour explorer mon territoire. Je n'avais que dix ans - Nils quatorze - et ne s'envole pas qui veut ! En fait, si j'en crois une note de ma mère, à une paire d'ailes duveteuses, le petit Dom-Tom a tout de suite préféré les quatre pattes en caoutchouc du camping-car dodu qui lui tint lieu de chambre, cet été-là. Autres temps, autres rêves ? C'est possible, mais à la décharge de ce trop terre à terre petit Dom-Tom-là, il convient de rappeler qu'il ne disposait que de deux mois pour

Page 17: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

une bonne dizaine - des châteaux, pas des femmes - sur le terri- toire de la commune. Les deux principaux sont l'œuvre du grand architecte Claude-Nicolas Ledoux et datent de la deuxième moi- tié du XVIII siècle. Le plus visible est l'Hôtel de Mézières qui, situé en plein centre ville, a été transformé en mairie puis en bibliothèque. J'ignore son affectation actuelle, mais je ne me lasse pas de ses proportions.

Avec ses lourdes colonnes, le Petit Château avait des airs de temple antique. Quant aux autres "châteaux", je ne les ai vus que de loin ou pas du tout. Tous semblent privés et personne n'a pu me préciser leur nombre et leur emplacement. Cette ville gagne à être connue, elle y gagne en mystère.

D'un Château l'autre, comme aurait dit Céline, on se retrouve à Margency, petite commune du Parisis où l'on en dénombre au moins trois, de châteaux, dont l'un - ancienne propriété du célèbre Denfert-Rochereau qui, avant de donner son nom à une station de métro, défendit héroïquement Belfort contre les Prus- siens - est devenu l'Hôtel de Ville de cette minuscule commune. Il y a aussi le château Leroux - qui n'a évidemment rien à voir avec la chicorée - et enfin le château de Bury, bâti par l'architecte Visconti pour un agent de change dont le fils était l'ami de Mus- set. En 1840, Le grand Alfred y écrivit Tristesse, un poème déses- péré qu'il conclut en affirmant que "Le seul bien qui (lui) reste au monde /Est d'avoir quelquefois pleuré".

Mon bref passage à Bury reste pour moi un moment de pur bonheur qui a illuminé mon tout premier été en métropole. Le mois d'août se terminait, et l'on commençait à s'affairer "au châ- teau" pour préparer la rentrée. Depuis 1939, en effet, Bury est un établissement scolaire réputé, composé d'un collège et d'un lycée - tous deux privés mais pas sectaires - dont l'étang et les pelouses sont livrés, en été, aux cygnes et aux canards que l'on devine ravis d'être débarrassés des élèves qui leur disputent, le reste de l'année, les abords du "lac". Le temps des colchiques et des ceps étant revenu, quelques adultes préparaient donc la rentrée. Nous avions garé Case-Pilote devant le collège, et j'avais été chargé d'aller demander "à la première personne que je rencontrerais" si nous pouvions faire un tour de l'étang.

Par le plus heureux des hasards, la première personne que je

Page 18: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

rencontrai s'avéra être le directeur de l'établissement en per- sonne. Il venait d'être nommé et semblait de bonne humeur. Avec un bon sourire, il nous donna l'autorisation que je lui demandais et, visiblement attendri par les raisons de notre passage à Mar- gency, il nous autorisa même à garer notre camion près d'une prise d'eau, dans l'enceinte de l'école. Il semblait bien com- prendre notre déracinement, et je crois me rappeler qu'il nous vanta sa bonne ville de Lyon, tout en se réjouissant de ses nou- velles fonctions dans ce département qu'il découvrait en même temps que nous. Il devait être sept heures et il n'y avait plus, à Bury, que cet homme providentiel et nous autres pour profiter du ballet des écureuils et des colères d'un vieux cygne qui semblait en vouloir à la Terre entière et à moi en particulier. Il faut dire qu'autorisé par notre hôte à taquiner le goujon, j'avais rendu furieux l'irascible volatile dont la blancheur ne pouvait dissimu- ler la noirceur des intentions. Il finit par se lasser - moi aussi d'ailleurs - et tout se termina par une série de tirs au but déco- chés par mes soins à un très paternel gardien de but qui me parut soudain bien petit dans l'immense cage où il laissa entrer tout ce que je voulus. Le soleil disparut dans un nuage orange, et cette journée simple se termina par une toilette de chat et le sommeil du juste.

Très tôt, le lendemain, nous sommes montés à l'assaut des hau- teurs d'Andilly d'où l'on voit tout Paris et d'où est originaire le Grand Arnauld, le rigoureux chef des Jansénistes auquel Pascal prêta sa plume pour combattre les Jésuites dans Les Provinciales. Il nous a ensuite fallu repasser devant Bury pour rejoindre Mont- lignon, une commune agréablement cernée, au fond d'un val, par la forêt de Montmorency. Le Livre de bord parle d'une rue de la Marée qui rappelle le temps où les ports de la Manche ravi- taillaient en poisson frais la Région Parisienne.

Montlignon fut longtemps un hameau de Saint-Prix, d'où une certaine imbrication des territoires et une tendance générale à croire que le Château de la Chasse est montlignonnais alors qu'il est plutôt saint-prissien. Résidence d'été d'un Montmorency du XV siècle, rendez-vous de chasse des ducs d'Enghien, propriété du prince de Condé, de la reine Hortense, puis de nouveau du prince, de son héritière et de deux ou trois autres riches familles,

Page 19: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

le domaine est désormais géré par l'Office National des Forêts qui l'a ouvert au public. Le château, quant à lui, est une sorte de cube aux murs épais, avec un fort parfum médiéval qu'il doit à ses meurtrières et à ses quatre tours tronquées - nul n'a pu me dire pour quelle raison - au XVIII siècle. Même en semaine, les promeneurs déambulent le long de ses douves et des étangs pois- sonneux qui le flanquent. Des carpes obèses n'y font qu'une bou- chée d'énormes tartines de pain dur que les petits Dom-Tom d'aujourd'hui leur jettent depuis les berges, puis la nuit tombe et une armée de lapins s'emploie à tondre la pelouse. Par la Route des Fonds, nous avions rejoint la Fontaine Sainte-Radegonde, avant de monter à l'assaut d'une tour de guet néo-gothique, dite Tour du Plumet, désormais transformée en relais Itineris, mais qui n'était alors qu'une ruine idéalement voûtée pour jouer au chevalier. Papa était mon destrier, maman la dame de mes pen- sées, j'avais dix ans, la vie devant moi et bien assez d'imagination pour rendre à la tour son panache d'antan.

Page 20: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

Ermont est une commune dont le sous-sol bavard se plaît à raconter aux terrassiers et aux archéologues ce que la Chaussée Jules César lui a permis de devenir. Commerçante et urbanisée, cette ville n'a plus grand-chose à voir avec le village étape qu'elle fut, il y a quinze bons siècles, sur la route de Rouen. Et même si une visite éclair au musée municipal nous rendit plus indulgents avec ses rues pavillonnaires, sa modernité un peu artificielle nous fit ce jour-là penser qu'on s'y sent décidément trop en ban- lieue pour la choisir sur un coup de cœur. Ma Ville nouvelle est peut-être aussi réfrigérante, de prime abord, pour les nouveaux arrivants, mais au moins elle est tout d'une pièce, comme toutes ses pareilles, et elle assume son béton au lieu de se la jouer "tra- ditionnelle quand même". La plupart de nos villes sont sans âme, il faut bien se l'avouer. Qui oserait revendiquer sa francilianité ? Nous sommes d'où nous sommes nés à nous-mêmes, mais la plu- part de nos communes ne nous donnent pas de racines, faute de traditions dignes de ce nom et de belles choses à voir. Le Val- d'Oise, ce n'est ni le Morbihan ni le Var : personne ne rêve d'y prendre sa retraite, c'est donc qu'on y a vécu parce qu'il faut bien vivre quelque part.

Dans cette suite du Livre de bord, je me suis surtout lancé à la recherche de mon enfance, de sorte que le Val-d'Oise que j'évoque est une chose mentale, comme l'est toute peinture, s'il faut en croire Léonard de Vinci. C'est dans mon cœur qu'il s'est construit, pas sous mes yeux. Je l'aime bien quand même, mais à qui ferai-je croire que ce coin d'Ile-de-France est l'antichambre du paradis ? Je ne cherche pas tant à indiquer les bons coins qu'à inviter Mélodie, puis mes enfants et tous ceux qui voudront bien

Page 21: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

me lire à chercher en eux le poisson vert qui sommeille, ce Val- d'Oise rêvé plus vrai que le vrai, dont les guides ne signalent que les monuments. C'est ce que je me suis d'ailleurs contenté de faire, parfois, parce qu'il n'y avait pas toujours un petit bonheur à rencontrer dans ces communes désertes que je n'ai souvent que traversées, faute de temps ou d'envie. De la même façon qu'avec mes amis je ne parle de la météo que lorsque je ne trouve vrai- ment rien d'autre à dire, je n'évoque parfois telle église ou tel lavoir que pour dissimuler mon regret de n'avoir pas rencontré une Mélodie dans chaque village. Que les Ermontois me pardon- nent, mais qu'à leur tour ils veuillent bien me concéder que c'est de leurs proches, et non de leur environnement, qu'ils attendent la part de bonheur à laquelle ils ont droit, comme chacun d'entre nous. Nous sommes de moins en moins les purs produits de nos communes et de nos maisons, nous sommes de moins en moins enracinés. Nous voici donc plus libres, mais aussi plus inquiets, moins protégés par nos origines, moins ancrés dans nos terres natales. S'il fallait nous renommer - on change de tout, pourquoi pas de nom ? - on ne nous appellerait plus Dubois ou Dupont, mais Latriste ou Legai, Lesseulée ou Linsensible. Enfants de nulle part, nous voici obligés d'être nous-mêmes.

À coups de paiements par cartes et de transactions immaté- rielles, on a déjà fait de l'argent une pure abstraction ; il ne nous reste plus qu'à finir ce travail de dématérialisation pour revenir à l'essentiel. Nous sommes déjà entrés dans une nouvelle ère et il n'est pas certain qu'elle soit moins séduisante que les époques révolues qui nous ont façonnés. Nous ne faisons plus que dormir dans nos villes, elles ne nous retiennent plus. Nous sommes désormais les citoyens de nos rêves, d'où, par exemple, une abs- tention galopante lors des élections. Qu'on nous demande de voter pour des valeurs ou des grands sentiments et nous retrou- verons peut-être le chemin des urnes et de l'engagement ! Rien n'est moins sûr, j'en suis conscient, mais il se passe quelque chose dans nos têtes de banlieusards, et nos marchands de bon- heur patentés commencent seulement à en prendre conscience, comme si l'or de leurs palais les avait trop longtemps aveuglés.

Page 22: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

Dans la catégorie "pas mal malgré trop de zones sans âme", nous aimons bien Sannois. Sur la Butte, Le Moulin de la Galette restitue l'atmosphère des guinguettes d'antan où il faisait bon boire un verre et virevolter sur la piste. Case-Pilote a peiné, mais il est venu à bout de la pente. Nous sommes tombés sur un thé dansant de l'après-midi. La porte était ouverte, la moyenne d'âge élevée et les baisers très sages. Je crois bien que c'est ce jour-là que j'ai compris qu'il pouvait y avoir une vie après la jeunesse... Il reste un beau moulin sur cette butte où l'on buvait du picolo, une infâme piquette locale qui a donné son nom à une rue de Saint-Gratien. Après la visite, on peut désormais boire un verre de cidre en mangeant de la galette. Rien n'est à couper le souffle, mais la vue sur Paris mérite l'ascension et le moulin de bois donne leurs lettres de noblesse - ou plutôt de mon Moulin - à ces hauteurs valdoisiennes.

Dans Les Hommes de bonne volonté, Jules Romains a décrit cette butte et Utrillo l'a peinte, mais, en ce qui me concerne, je n'ai eu d'yeux, ce jour-là, que pour le moulin, bâti en 1759 autour d'un chêne cinq fois centenaire qu'on appelle le bourdon. Le meunier versait le grain dans la trémie, et le vent n'avait plus alors qu'à faire tourner les ailes du moulin pour que soient actionnés le rouet et la meule. Aucun autre moulin à pivot n'est aussi bien conservé, en France. Le visiter rapproche du ciel, du vent et du passé.

Et puis, quand les vieux danseurs et les jeunes visiteurs eurent déserté la butte, nous nous retrouvâmes seuls, à 162 mètres d'al- titude, papa, maman et moi. Alors, après un bon dîner, nous res- tâmes un long moment à contempler les lumières de Paris. Et,

Page 23: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

comme il se doit, Maman tint à lire à son grand dadais une bonne page du grand Daudet. Le Livre de bord précise qu'il s'agit du Secret de Maître Cornille, cette "lettre" dans laquelle on découvre que le "secret" de ce pauvre meunier c'est que, n'ayant plus de grain à moudre, il fait tout de même tourner son moulin, mais à vide, comme nous autres lorsque nous faisons semblant d'aller bien pour ne pas déranger. Heureux sont-ils ceux dont le "moulin" ne tourne jamais à vide ! Mais que les autres se rassu- rent : il y a des impostures tellement délicates qu'elles valent mieux que bien des vérités...

Grand-père ne tarit pas d'éloges sur cette localité, mais c'est visiblement son histoire géologique qui l'intéresse. Pour lui le Sannoisien n'est pas un habitant de Sannois, mais un "étage géo- logique" riche en fossiles "de caractère stampien". Comme je ne comprenais pas très bien à quelle époque il faisait allusion, il a tenu, au dernier sacro-saint déjeuner-dominical-à-Marly, à me préciser que le Sannoisien n'est, au fond, qu'un sous-étage de l'Oligocène, c'est-à-dire de l'époque du retrait définitif de la mer de notre région. "Et cela s'est passé quand, au juste ?", ai-je alors risqué. "Mais voyons, mon grand, au moment de l'amorce de la surrection de la chaîne des Alpes, il y a quinze millions d'années, bien sûr !"

Et voici la Butte du Moulin promue butte témoin de l'Oligocène, et mes danseurs à cheveux blancs transformés en gamins par ce vieux marcheur à reculons qui relit volontiers son cher Cyrano de Bergerac – le vrai, pas celui de Rostand - celui qui est mort à San- nois et qui parle de son Voyage dans la Lune avec le même naturel que mon grand-père lorsqu'il évoque le Val-d'Oise englouti d'avant le Sannoisien. Cyrano rêvait d'un Autre Monde ; il lui fallait la lune, il l'a trouvée. Au bout de sa plume, cela va de soi. La recherche d'époques ou de mondes perdus préserve si bien ses adeptes de la laideur ambiante que l'envie me prend parfois d'aller décrocher la lune, déterrer le baril d'or enfoui au pied de chaque arc-en-ciel ou caresser un xiphodon, cet ancêtre de la gazelle dont on retrouve les gracieux restes dans le gypse de Sannois...

Il serait trop facile de dénigrer Argenteuil et ses cent mille habitants. Il est vrai que la patrie du courageux Gabriel Péri n'est pas une aguicheuse. Elle, "c'est moralement (qu'elle a) ses élé-

Page 24: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

gances", comme le Cyrano de Rostand. Si de ce haut lieu de l'im- pressionnisme on ne retient que la Dalle ou le Val d'Argenteuil, il est clair qu'on passera vite son chemin ; mais si l'on veut bien s'aventurer sur les berges de la Seine et s'accrocher à la nageoire ventrale du poisson vert, on aura peut-être la bonne surprise, en regardant fixement une vieille barque ou un carré d'herbes folles, de se retrouver à l'époque du Maupassant des régates et du Monet de la Promenade près d'Argenteuil. Ce tableau représente un couple avec son enfant, dans un paysage de champs et de friches comme savaient les voir les impressionnistes, et il nous parle d'une époque où, du côté d'Orgemont, on prenait encore le temps d'écailler les asperges avant de les botteler. Ce n'est pas avec des yeux de chair qu'il faut maintenant arpenter ces villes tentaculaires, et l'on dit plus souvent : "Souviens-toi !" que "Regarde !" à celles et ceux que nous emmenons sur les traces d'Héloïse, de Sisley ou de Braque. Pour voir ce qu'ils ont vu à Argenteuil, il suffit parfois d'un peu d'imagination, comme dirait Charles Trénet.

Et puis, au sud du sud de la nageoire ventrale, il faut jeter un œil sur Bezons, ville dans laquelle Louis-Ferdinand Céline exerça la médecine pendant la seconde guerre mondiale. Nous ne sommes pas restés bien longtemps dans cette ville industrieuse, mais ma mère note qu'elle a profité de notre bref passage à Bezons pour me mettre en garde contre l'argent dont Céline écrit qu'il est le "cancer qui a bouffé l'âme" des Français. Dans son Voyage au bout de la nuit, il n'est pas tendre avec ces banlieues où "la Seine a tué ses poissons et s'américanise entre une rangée double de verseurs-tracteurs-pousseurs qui lui forment au ras des rives un terrible râtelier de pourritures et de ferrailles". Bezons donne l'impression d'une cité sacrifiée sur les autels moches et sales de l'industrialisation et de l'urbanisation. "Les avant-gardes du désastre campent à Bezons", a écrit Céline, ne l'oublions pas. Il exagère, bien sûr, mais ce n'est pas là non plus que j'irai vivre si je dois un jour changer de port d'attache.

Pour faire du plâtre, il faut du gypse ; or c'est Cormeilles-en- Parisis qui en possède le plus grand gisement à ciel ouvert d'Eu- rope. Je fus comme fasciné par ce site éventré. Ce "monument géologique" se donne à lire à roche ouverte, et il a fallu creuser

Page 25: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

dans plusieurs couches de marnes pour atteindre la pierre à plâtre. La pluie rehausse l'ocre, le blanc, le vert et le bleu de ces marnes qui font de chaque flaque une vasque de turquoise. Enfoui sous la Butte de Cormeilles, l'or blanc abandonné par la mer en déroute finit le plus souvent "gâché", moulé ou en car- reaux, quand ce n'est pas autour des membres des skieurs mal- adroits.

Déplâtrés par l'écriture, mes souvenirs d'enfance retrouvent leur souplesse, et, sous les marnes colorées, ressurgit un Dom- Tom dont la candeur révèle la friabilité. Bientôt nous l'écrirons à deux ce Livre de nos bords, et tu m'aideras, je le sais, à être moins fragile ; et puis, quand je serai au clair de mes anciennes brumes, je te prêterai mon encre, mes cahiers et ma plume pour qu'à ton tour tu fasses un livre de tous ces mots qu'au clair de lune tu ne prononces encore que pour moi seul.

Page 26: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

Franconville - dont le nom fait référence aux Francs - serait le berceau de la pomme de terre en France. C'est en tout cas ce que j'ai cru comprendre en visitant la maison de Cadet de Vaux qui aurait été le premier Français à faire pousser ce féculent avec lequel L'Encyclopédie est pourtant très sévère, puisque notre bonne vieille patate y est traitée de "racine fade et farineuse" qui "ne saurait être comptée parmi les aliments agréables". Si l'on veut bien considérer que l'article de L'Encyclopédie date de 1765, que Parmentier a répandu la culture de ce savoureux tubercule vers 1773 et que le Cadet en question est mort en 1828, on se prend vite à douter du rôle déterminant de Cadet de Vaux dans l'aven- ture de la purée et des frites ! Pilote d'essai de la patate ou non, Cadet de Vaux fut pourtant un vrai philanthrope, et il est pro- bable qu'il a vraiment cherché des remèdes pratiques à la sous-alimentation chronique de ses contemporains dont la misère le touchait sincèrement. L'incident est clos. Disons que la pomme de terre a été méprisée au XVIII siècle avant de devenir, avec le pain, l'aliment de base des Valdoisiens fauchés du siècle suivant. "Mais tout le monde s'en moque !", me souffle Mélodie. J'en ai gros sur la patate, mais je dois vite ôter de mon esprit ce germe de discorde !

Où en étais-je ? Ah ! oui : je commençais à parler de Francon- ville, mais j'ai ouvert une parenthèse pour célébrer l'immortel inventeur des comices agricoles, et me voici battant la campagne dans laquelle, comme chacun le sait, on risque fort d'entendre mugir ce féroce soldat que peut soudain devenir le lecteur convaincu par les Philosophes du Siècle des Lumières que la pomme de terre n'est qu'une "racine fade et farineuse". "Et il

Page 27: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

insiste !", semblent dire les yeux de ma lectrice préférée. Bon, bon, je me tais... N'empêche que Franconville n'est sans doute pas le berceau de la pomme de terre et que cette triste nouvelle risque fort de rebuter les citoyens belges désireux de s'installer dans cette très vieille ville étape sur la chaussée Jules César dont je ne sais trop quoi dire de plus, comme chacun l'aura compris.

Après les frites, La Frette ! J'ai osé, j'ai honte, mais Dieu que cette ville est belle ! J'y ai flâné avec maman, tandis que mon petit papa jurait comme un charretier en farfouillant dans les entrailles de son cheval-vapeur. Si nous avions été plus riches, c'est peut-être "sur-Seine" que j'écrirais ces lignes. Le Livre de bord ne tarit pas d'éloges sur cette "perle du Val-d'Oise bourgeoi- sement tapie au pied d'un coteau vert" où ont vécu Jacques Char- donne et Roger Ikor. Jusqu'en 1791, La Frette n'était qu'un hameau de Montigny. La commune s'émancipa donc dès la pre- mière année d'existence de la Seine-et-Oise. Ce n'est pas un vil- lage-rue, c'est une commune-fleuve, une petite ville toute en lon- gueur qui se parfume au lilas, des berges de la Seine au sommet du coteau. Papa nous a rejoints et Case-Pilote a étrenné sa durite neuve en gravissant la pente qui mène à Montigny-lès-Cor- meilles, commune ainsi nommée à cause des fours à tuiles qui transformaient jadis le coteau en montagne de feu.

En se couchant, le soleil transforma la Seine en boucle d'or, ce qui nous décida, vient de me dire mon père, à ne jamais vivre ailleurs qu'en vue d'un fleuve ou d'une rivière.

Le lendemain, nous sommes passés au Plessis-Bouchard, un grand village qui résiste héroïquement aux assauts des promo- teurs qui voudraient bien lotir la totalité des terres agricoles que compte la commune. Plessis-Buccardiens et Plessis-Buccar- diennes, continuez de résister ! Nous sommes fiers de vous !

En revanche, Beauchamp compte plus d'usines que de champs, mais on pardonne tout à cette commune dont le premier maire est l'auteur, avec Camille Robert, de La Madelon, une chanson de 1914 que les Poilus entonnèrent plus souvent que La Marseillaise, le soir, à la veillée, en attendant que leurs noms finissent gravés sur d'af- freux monuments aux morts. Cette brave fille a fait le bonheur de tant de noceurs que tous les Beauchampois peuvent être fiers de leur ancien maire, Louis Bousquet. Chez les Duruel, en tout cas,

Page 28: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

on n'a pas honte d'aimer cette chanson à boire, et la statue de La Madelon qui orne le parc de la mairie invite si bien à célébrer dignement la plus célèbre des cantinières que, ce soir-là, nous avons bu à sa santé, avant de passer une nuit frisquette dans le Bois de Boissy. Créée en 1922, la commune de Beauchamp est sans doute la plus jeune du département, et je trouve bien sympa- thique que sa Marianne de coeur à elle, ce soit cette bonne fille car, à l'occasion de la communion du petit ou du mariage de la grande, aujourd'hui comme hier, "elle aime à rire, elle aime à boire, elle aime à chanter comme nous, oui, comme nous !"

À Pierrelaye, nous avons acheté des artichauts - Oui, je sais, Mélodie, on s'en moque ! - en souvenir du temps où ils pous- saient abondamment dans cette localité irriguée, comme Beau- champ d'ailleurs, par les eaux usées de la capitale. Il paraît que les cultures maraîchères engraissées à l'eau d'égout sont impropres à la consommation, mais ce n'est pas grave, puisque nos artichauts-souvenirs à nous, ils venaient de Bretagne.

À Herblay, nous avons joué à d'Artagnan, car Aramis, un des trois mousquetaires, fut chevalier d'Herblay ! C'est donc à Alexandre Dumas que je vais maintenant laisser le soin de dire à quoi je ressemblais, en Aramis, ce jour-là, avec ma "figure naïve et doucereuse", mon "œil noir et doux" et mes "joues roses et velou- tées comme une pêche en automne". Maman m'avait fabriqué une "moustache fine" qui "dessinait, sur (ma) lèvre supérieure, une ligne d'une rectitude parfaite". Elle fit la reine, et le roi lui demanda d'arborer ses ferrets de diamants à la fête qu'"inces- samment il comptait donner". En un instant, je fus à Londres où Buckingham me rendit le cadeau de la reine, et maman les porta dignement devant un cœur d'artichaut vinaigrette qu'elle avala le cœur léger, tandis que papa ravalait ses soupçons. Tout se ter- mina par des chansons et, en particulier, par une Madelon légère- ment anachronique dont l'entretien fut si doux que je m'endormis à table, en tenue de mousquetaire, en présence de Sa Majesté le roi Louis Treizième et de la reine du pays de France. Nous étions trois mousquetaires très unis en ce temps-là, et je ne sais pas ce que je donnerais pour m'endormir encore une fois à table, sur mes bras frêles d'alors, dans un dernier "Un pour tous, tous pour un !" à attendrir tous les rois de la Terre ! Je fus dévêtu par une

Page 29: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

reine et mis au lit par un roi, et, dans le rêve que je fis cette nuit- là, Cadet de Vaux et Cyrano se joignirent aux cadets de Gascogne pour un dodo méli-mélo en bonne compagnie.

"Pourquoi Dieu met-il tout le meilleur de la vie au commence- ment ?" se demandent parfois en chœur le père Hugo et le petit Dom-Tom. Je le sais, maintenant : c'est pour qu'ensuite nous pas- sions notre vie à retrouver la légèreté et la fraîcheur de ces rêves d'enfants que les marnes du temps recouvrent comme gypse. Le paradis n'est pas perdu, il n'est qu'enfoui dans nos mémoires. "C'est bien, dit le roi en se retirant, c'est bien, j'y compte !" Cher Alexandre Dumas ! Vous veniez parfois prendre les eaux - ou quelque chose d'un peu plus fort, mais cela ne nous regarde pas – à Enghien ; or voici que nous autres, pauvres hôtes d'un an 2000 qui ne sait plus célébrer que les sportifs et les mannequins (et se moque de la culture comme de l'an quarante), nous n'avons plus personne à rencontrer lorsque l'envie nous prend de déambuler le long du lac. Millénaire commençant cherche maîtres-à-rêver. Si pas sér. s'abst. Écrire à l'éditeur qui transmettra.

Après avoir endossé la cape et le chapeau d'Aramis à Herblay, Éragny me permit, le lendemain, de devenir le Paul de la tendre Virginie, dans le jardin de Bernardin de Saint-Pierre qui a vécu et est mort à Éragny-sur-Oise. Maman m'avait fait rêver de l'état de nature en me lisant plusieurs passages de Paul et Virginie, dont celui dans lequel cet aimable disciple de Rousseau évoque l'Isle de France, ce confetti de l'Océan Indien que nous appelons désor- mais l'île Maurice. Maman a recopié ces phrases et je n'ai qu'à les retranscrire. Voici la première, la plus pastorale ("La plus cucul, oui !", répond mélodieusement l'écho) : "Virginie aimait à se repo- ser sur les bords de cette fontaine, décorés d'une pompe à la fois magnifique et sauvage. Souvent elle y venait laver le linge de la famille à l'ombre des deux cocotiers. Quelquefois elle y menait paître ses chèvres. "

J'ai rêvé de la belle ingénue devant cette maison d'Ile-de- France où l'écrivain a eu tout le loisir de revivre par la pensée son séjour dans l'Océan Indien. La maison de l'artiste est simple et belle, et son jardin sans prétention. J'entends encore maman me lire la promesse de Virginie à Paul, avant son départ pour la France d'où elle ne reviendra que pour se noyer, lors du très

Page 30: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

authentique naufrage du Saint-Géran, sur les récifs de l'île d'Ambre, au nord-est de l'île, entre Grand-Gaube et Poudre-d'Or : "Ô mon ami, j'atteste les plaisirs de notre premier âge, tes maux, les miens, et tout ce qui doit lier à jamais deux infortunés, si je reste, de ne vivre que pour toi ; si je pars, de revenir un jour pour être à toi. "

Et moi j'atteste avoir vécu, dans ce jardin-prétexte, une émo- tion littéraire plus profonde que toutes celles que la vraie vie pouvait alors m'offrir, lorsque maman m'a lu la dernière page du roman, celle où l'on voit Paul tenter de sauver Virginie qui tend ses bras "vers celui qui faisait tant d'efforts pour la joindre", jus- qu'au moment où "une montagne d'eau d'une effroyable grandeur s'engouffra entre l'île d'Ambre et la côte, et s'avança en rugissant vers le vaisseau qu'elle menaçait de ses flancs noirs et de ses som- mets écumants. [...] et Virginie, voyant la mort inévitable, posa une main sur ses habits, l'autre sur son cœur, et, levant en haut des yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux. "

Immortalisés par une célèbre gravure de Proudhon, ces der- niers instants d'une jeune femme "de papier" me semblaient au moins aussi réels et émouvants que la plupart des "vrais" désastres banalisés par la télévision. Je vivais alors dans un petit monde plus poétique que le nôtre que je retrouve sans mal en relisant les livres que j'aimais à dix ans. Il y a tant de lieux capables d'enflammer une jeune imagination dans notre dépar- tement que je me demande pourquoi "on" ne passe pas dans les écoles pour informer les petits Valdoisiens de l'existence de ces lieux de mémoire fréquentés par des auteurs qui y ont accouché d'œuvres propres à les faire rêver. Ainsi Joseph Kessel nous a-t-il quittés en 1979, mais Patricia et son lion hantent encore Avernes, tandis que Le Capitan ferraille toujours en Parisis, même si son créateur, Michel Zévaco, a pris "son vol vers les cieux" en 1918, après avoir vécu à Eaubonne.

Page 31: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

"La dernière chose qu'on trouve en faisant un ouvrage, est de savoir celle qu'il faut mettre la première". Je fais mienne cette pen- sée de Pascal au moment d'évoquer, pour finir, la ville qui, pour moi, constitue le "ventre chaud" de ce "poisson vert" dont j'es- père n'avoir oublié aucune écaille. Je dis écaille et non organe, car, faute d'y avoir vécu, je ne me suis risqué à évoquer que ce qui se voit - ou du moins ce que j'ai vu - des communes que je tra- verse depuis dix ans et que j'ai trop tendance à ne considérer, j'en suis conscient, que comme des portes ouvertes sur le rêve et la culture. Je laisse aux urbanistes et aux élus le soin de vanter les merveilleuses innovations qu'ils ont apportées à ces chaleureuses horreurs que sont souvent nos villes.

En 1987, dans son Journal du dehors, Annie Ernaux écrivait : "Je vis dans la Ville Nouvelle depuis douze ans et je ne sais pas à quoi elle ressemble. Je ne peux pas la décrire, ne sachant pas où elle commence, finit, la parcourant toujours en voiture. " Il est vrai que Cergy ne se laisse pas embrasser d'un seul regard. On n'en est plus au temps du petit ginglet qu'on buvait sous la tonnelle avant que le vieux village ne soit peu à peu absorbé par l'agglomération urbaine. La même Annie Ernaux, dans une contribution à un ouvrage collectif intitulé Un Nouvel Art de Ville, ajoute que "la ville nouvelle" - sans majuscules cette fois - "n'est que l'ombre d'une autre ville, une "vraie" ville, disparue ou à venir. Comme une ville provisoire." Elle la qualifie même de "ville-concept" et affirme s'y être souvent perdue. Cela m'est arrivé, je peux la com- prendre ; mais lorsqu'elle affirme qu'elle ne s'est jamais sentie "dedans", mais seulement "posée sur", j'ai plus de mal à la suivre. Elle dit aussi qu'"on ne peut pas habiter charnellement la ville nou-

Page 32: Le Ventre chaud du poisson vert - excerpts.numilog.com

velle". C'est pourtant ce que nous faisons, mes parents, Mélodie et moi, comme des milliers d'autres Villenouvellois, si l'on veut bien m'accorder cet affreux néologisme. Elle ajoute : "Je sais maintenant qu'il n'y a rien à chercher dans la ville nouvelle avec la mémoire des choses anciennes. Qu'il faut se dépouiller de ses sou- venirs d'enfance, de livres et de villes où l'on a vécu avant". C'est peut-être ce que j'ai voulu faire en remontant le temps et les livres qui me mènent au petit gars des îles que j'ai été avant la grande exploration du Val-d'Oise et l'installation à Cergy. Elle ter- mine son article par une lueur d'espoir où je me reconnais mieux : "Pourtant, je ne souhaitais pas être ailleurs que dans ce lieu étrange où s'accomplit la déchirure entre hier et demain". Je me demande bien, en effet, où je pourrais vivre, désormais, si ce n'est à portée des Trois-Fontaines, des étangs de Neuville et de Mélodie, cette fille de l'Axe Majeur et du quartier Saint-Chris- tophe, déposée par une rame du R.E.R. sous une horloge de dix mètres, l'année même où le lycée a ouvert ses portes.

Dans le fait que mon quartier soit situé à l'ouest de la Ville Nouvelle, je vois une sorte de symbole. Ma ville a trente ans et la moitié de sa population n'en a pas vingt : la conquête de l'Ouest ne fait que commencer, et elle réclame des âmes neuves. Paul Valéry me souffle ce que Cergy n'arrive pas à me dire : "Il dépend de celui qui passe que je sois tombe ou trésor, que je parle ou me taise. Cela ne tient qu'à toi : ami, n'entre pas sans désir !"

Des désirs, j'en ai à revendre. Bientôt j'enseignerai sans doute, à mon tour. Une fois reçu au concours, je demanderai à être nommé à Cergy. Ils n'en reviendront pas, au Ministère ! On me prendra pour un fou, parce que, vue de Paris, la banlieue est invi- vable ; mais moi j'y resterai pour apprendre aux petits Dom-Tom et aux petites Mélodie du troisième millénaire à calquer leurs pleins et leurs déliés sur les méandres de l'Oise et les boucles de la Seine. Pour leur apprendre à lire l'heure, je disposerai, à deux pas de l'école, de douze colonnes de douze mètres de haut et de la plus grande horloge d'Europe. Nous irons voir Paris, au bout de l'Esplanade et puis nous reviendrons sur la Place Ronde, la Place des Colonnes, celle qui symbolise la Terre et toutes ses villes. Et puis un jour viendra où chaque enfant comprendra enfin qu'un chemin finit forcément par s'ouvrir devant celui qui a appris à