Le travail autrement. Travail et mode de vie

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le travail autrement Travail et modedevie Guy ROUSTANG Préface de Pierre ROSANVALLON dunod

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le travail autrement Travail et mode de vie

Guy ROUSTANG

Préface de Pierre ROSANVALLON

dunod

Guy Roustang Guy Roustang est maître de recherche au CNRS et travaille au Labora- toire d'économie et de sociologie du travail depuis près de dix ans. Ses activités professionnelles qui l'ont mené à la direction de ce centre de 1975 à 1980, en ont fait un observateur averti de l'ensemble des questions concernant le travail. En effet, avant même son entrée au CNRS en 1 966, il s'occupait déjà de ce sujet à l'Union nationale pour l'emploi dans l'industrie et le commerce (UNEDIC) où il était chef du service des études générales. Auteur de nombreuses publications dans le domaine, il a entre autres animé l'équipe qui a publié Pour une analyse des conditions du travail ouvrier dans l'entreprise (A. Colin, 3e édition 1 980).

Le document de couverture est la reproduction d'un tableau de Jean Viollier (1896- ) réalisé en 1 925 et intitulé la Pendule. Collection particulière.

'Ph. Luc Joubert @ Archives Photeb © by A.D.A.G.P. 1982, Paris.

© BORDAS, Paris, 1 982 ISBN 2-04-01 5457-4 ISSN 0291-3070

« Toute représentation ou reproduction, intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur, ou de ses ayants-droit, ou ayants-cause, est illicite (loi du 1 1 mars 1957, alinéa 1" de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 42 5 et sui- vants du Code pénal. La loi du 1 1 mars 1957 n'autorise, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective d'une part, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration ».

Préface

Les livres publiés sur la crise se multiplient depuis dix ans sans que l'on ait véritablement l'impression d'avoir progressé dans sa compréhension profonde. La littérature économique semble ainsi ironiquement engluée elle-même dans une sorte de processus de suraccumulation/dévalorisation de sa propre production. Pourquoi ? On peut au moins essayer d'apporter une réponse négative à cette question en établissant une classification som- maire de toute cette masse de publications.

Les ouvrages consacrés à la crise peuvent se répartir en quatre catégo- ries :

1) les analyses en termes de crises de civilisation. Oscillant entre un pôle écologiste (discours sur les limites de la croissance) et un pôle libertaire (référence à mai 1968), elles se rattachent aux critiques de la société de con- sommation développées dans les années soixante. La croissance producti- viste classique se heurterait soit à des résistances culturelles (priorité crois- sante donnée au qualitatif sur le quantitatif) soit à des limites matérielles (accession à un niveau d'abondance dépassant la satisfaction des besoins essentiels). D'où le mot d'ordre « changer le type de développement » comme perspective essentielle de « sortie de crise ».

2) les analyses en termes de rupture d'un système. La crise est ici référée au mode de production capitaliste, et non plus globalement à la société industrielle, qui se heurterait à d'insurmontables contradictions internes du point de vue de sa logique de développement économique : baisse tendan- cielle du taux de profit, processus de suraccumulation/dévalorisation, etc.

Ces analyses se réfèrent globalement à la démarche de Marx dans le Capi- tal, tout en la révisant et en la sophistiquant sur de nombreux points. Elles sont pour une large part une théorie des cycles du développement de la pro- duction capitaliste, leur grand problème étant d'évaluer la capacité de mise en œuvre par le système de mécanismes compensateurs (nouveaux compro- mis de classes, intervention accrue de l'État, nouvelles formes d'organisa- tion du travail).

3) les nouvelles théories du concept de crise. Elles veulent en finir avec l'idée de crise comme panne, rupture d'une hypothétique régularité anté- rieure, pour comprendre la crise comme mécanisme normal d'adaptation et d'évolution d'un système socio-économique complexe. Empruntant géné- ralement aux acquis de la théorie générale des systèmes et de la production de l'ordre par le bruit, elles conduisent à banaliser le concept de crise sur la base d'une nouvelle compréhension « cybernétique » de l'architecture et de la dynamique des systèmes sociaux complexes que constituent nos sociétés.

4) les recherches de nouvelles techniques de régulation économique. Elles se fondent sur le constat que la crise est essentiellement due à une ina- déquation et à une inadaptation des instruments de la politique économi- que. Estimant que la crise est principalement conjoncturelle, les économis- tes qui font cette analyse sont avant tout à la recherche de nouveaux moyens de guidage et de relance de l'activité économique. Keynésianisme, monétarisme et théorie de l'offre s'affrontent donc ici pour tenter de défi- nir les conditions d'une politique économique permettant de favoriser les conditions d'un retour à une croissance plus élevée.

Si chacune de ces quatre optiques mérite considération et détient effecti- vement une certaine capacité explicative, aucune d'entre elles ne permet pourtant de rendre compte globalement de l'ensemble des phénomènes indissociablement économiques, sociaux et culturels que nous réunissons derrière le terme de crise. Ou leur caractère explicatif devient au contraire tellement globalisant (cf. notamment les analyses en terme de crise de civili- sation) qu'il finit par perdre tout caractère opératoire en devenant radicale- ment infalsifiable, au sens épistémologique que Karl Popper a donné à cette expression. Même savamment combinées, ce que bien des auteurs ont tenté, ces approches n'arrivent guère à réduire un énorme blanc dans la compréhension que nous avons de la situation actuelle. Comme souvent dans bien des fonctions analytiques construites par les économistes, c'est le facteur résiduel, inexpliqué, qui semble occuper une place centrale.

C'est donc dans une autre direction qu'il faut chercher. Mais laquelle ? Le livre de Guy Roustang contribue à mon avis utilement à entrouvrir la porte qui peut donner accès à la réponse. « Cette crise économique, écrit-il,

est aussi à l'évidence une crise de l'économie, puisque les diagnostics ou les remèdes s'avèrent contradictoires et aussi inefficaces les uns que les autres. » Voilà l'idée centrale autour de laquelle nous sommes avec lui quelques uns à tâtonner aujourd'hui : passer d'une interrogation sur la crise dans l'économie à une réflexion sur la crise de l'économie. L'expres- sion mérite explication. Que veut dire « crise de l'économie » ? Ce dont il est question, c'est de la place et du statut des activités dites économiques dans le système social, politique et culturel. « Ce livre s'interroge, dit clai- rement Roustang, sur la question de savoir si la place du sous-système éco- nomique dans le système social n'est pas en train de se modifier. » Ce qui est en effet en train de s'ébranler aujourd'hui, c'est l'arrangement, au sens mathématique du terme, qui a globalement structuré pendant plusieurs siè- cles les rapports entre l'État, l'activité économique et le système de l'ensemble des rapports sociaux. La crise de l'État-providence, le ralentis- sement de l'activité macro-économique, les tensions entre l'État et la société, le développement de l'économie informelle : tous ces phénomènes contemporains renvoient en effet au problème des rapports entre l'écono- mique et le social. S'engager dans une telle perspective ne fait d'ailleurs que renouer avec l'intuition marxienne centrale de l'impossiblité de dissocier économie et sociologie (celle-ci étant malheureusement réduite chez Marx à une seule approche en termes de lutte des classes). C'est retrouver égale- ment le sens de la démarche institutionnelle inaugurée par Karl Polanyi dans son maître livre The Great Transformation dont Louis Dumont s'est récemment inspiré en écrivant son Homo aequalis. Restaurer le sens et l'origine de cette coupure entre l'économique et le social, comprendre le mouvement de son érosion, telle est en effet la grande tâche contempo- raine. Guy Roustang, étant à la fois économiste et sociologue, va claire- ment au cœur de cette articulation pour en explorer concrètement les défor- mations et les transformations. C'est bien en effet d'une véritable socio- économie que nous avons aujourd'hui besoin pour progresser et mieux comprendre la structure feuilletée de l'imbrication spatiale et temporelle entre l'économique et le social, et pour appréhender ensuite la crise comme processus de dissémination et de réorganisation. Nous n'en sommes encore, il est vrai, qu'aux premiers balbutiements de cette nouvelle appro- che et le livre de Roustang est aussi témoignage pratique de cette difficulté de penser autrement. Tout entier tourné vers la frontière d'un nouveau savoir en train de s'élaborer, il participe de son lent travail de constitution sans encore naturellement pouvoir le dominer. D'où la tendance, parfois perceptible, à revenir sur la terre plus ferme du discours classique sur « le nouveau type de développement », « la soumission de l'économique au politique ». Je n'y vois pas tant une limite qu'une richesse. Toute réflexion qui se risque engendre en effet sa propre zone d'équivoques, elle est à la

fois progressive et régressive, elle est simultanément traversée de court- circuits et d'intuitions.

On peut finalement lire ce très riche ouvrage à trois niveaux. A celui du diagnostic, Roustang effectue une bonne synthèse de toutes les réflexions actuelles sur le travail, l'habitat, l'entreprise, les usages du temps et les organisations de l'espace tels que nous les vivons actuellement tout en cher- chant à les vivre autrement. Dans le domaine de la proposition, Roustang chausse avec talent et conviction les bottes de sept lieues du socialisme autogestionnaire. Mais c'est peut-être finalement au troisième niveau, celui de la méthode, que sa démarche prend tout son sens : c'est en effet dans la pensée de ce retournement qui s'impose dans les rapports économie/société/État que le projet d'un au-delà de la crise prend toute sa signification.

Pierre Rosanvallon

Table des matières Introduction 1

Chapitre 1 Réinsérer l'économique dans le débat social 7

1 — L'idéologie de l'autonomie économique 9 Il — Les illusions d'une philosophie mécaniste 10 III — La croissance contre nature du naturel 12 IV — Réinsérer l'économique dans l'environnement et le tissu social .. 14

Chapitre 2 Relancer l'économie ou changer d'orientation économique 21

I — Les trente glorieuses et la crise 23 Il — Les économies d'énergie et de matières premières 30 III — Durée de vie des biens industriels et emploi 32 IV — Le recyclage des matières premières 38 V — Une meilleure utilisation des ressources naturelles nationales .... 41 VI — Pour une agriculture plus économe et plus autonome 43 VII — La difficulté de « démédicaliser » la santé et la mort 46

VIII — Des transports pour un autre mode de vie 50 IX — Le développement des activités sportives et du bricolage malgré

la crise 52

Chapitre 3 La qualité du travail salarié 57

1 — Le travail est un moyen de production 57 Il — Le travail salarié depuis la révolution industrielle 60 III — Naissance du thème des conditions de travail 66 IV — Régulation par le marché et amélioration des conditions de travail 72 V — Insertion dans la vie professionnelle et mobilité sociale ......... 80

a - insertion professionnelle 80 b - mobilité sociale 83

VI — Éventualité d'une autre conception du travail ................ 87

Chapitre 4 L'autre économie du travail indépendant 93

I — Diminution de la proportion des travailleurs indépendants 95 II — La très petite entreprise non agricole 100

III — L' avenir de l'emploi dans les petites entreprises 106 IV — Renforcement de l'exploitation familiale agricole, recul du salariat 110 V — L'importance économique de la famille 116 VI — Les impasses de « l'esprit de compte » 121

VII — Les nouveaux indépendants 126 VIII — L'économie dualiste 131

Chapitre 5 Le progrès contre l'habitat humain 139

1 — La richesse contre la propriété 140 Il — L'extension continue du marché et l'explosion de la mobilité 143

III — La fuite en avant du commerce extérieur 147 IV — Le logement sépare sans relier 153 V — La part d'autoconsommation alimentaire qui subsiste 160 VI — Les possibilités d'un nouvel habitat humain 163

a - le ralentissement de la concentration urbaine 164 b - l'avenir du travail à domicile 166 c - pour un nouvel aménagement du territoire 170

Chapitre 6 Temps des marchands ou temps personnels 175

1 — De l'horloge au chronomètre 176 II — Durée du travail, répartition du travail, mode de vie 182

a - l'enjeu social de la durée du travail 182 b - la diminution de la durée du travail 184 c - changements des taux d'activité par âge et sexe 186 d - types d'horaire de travail 190

III — Plus de temps libre ou plus d'argent pour consommer 192 IV — Le partage de l'emploi 200 V — Le partage du travail durant toute la vie 203

a - pour une retraite progressive et préparée par une autre vie active 203 b - l'école alternée 208

VI - Vers la conquête de temps personnels ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211

Conclusion 221 Tableaux 233 Bibliographie ... 245 Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 250

Introduction

Depuis quelques années la montée du chômage est implacable dans tous les pays industrialisés, alors même que la production se maintient ou croît lentement. Nos économies paraissent s'enfoncer lentement mais inélucta- blement dans là crise, malgré les progrès de la « science économique », malgré tous les moyens de régulation ou de relance à la disposition d'un nombre considérable d'experts en politique économique. Cette crise écono- mique est aussi à l'évidence une crise de l'économie, puisque les diagnostics ou les remèdes s'avèrent contradictoires et aussi inefficaces les uns que les autres... Et ces deux crises sont un défi redoutable pour nos sociétés, compte tenu de la place centrale qu'y tiennent l'économique et l'idéologie économique.

Mais n'oublions pas qu'une demi-douzaine d'années avant la crise éco- nomique, en mai 1968, la France avait vacillé en pleine prospérité économi- que. En mai 1968 s'exprimait notamment une grande insatisfaction à l'égard de la société de consommation, du productivisme, de la division du travail. C'était l'ébranlement d'un système qui avait mué « en échange d'objets, la réciprocité créatrice des sujets ». Et surgissait la question : « comment se créer ? » 1 à la place de la question : « comment consommer davantage ? ».

Si nous rappelons mai 1968, c'est pour souligner combien il est dérisoire de chercher à sortir de la crise économique actuelle sans tenir compte de « l'événement » de 1968. Autrement dit, à supposer même que la relance de la mécanique économique soit possible, comment le faire sans aggraver un malaise aussi sérieux, bien que d'un autre ordre, que le chômage.

Pour les principaux ouvrages, un numéro entre crochets renvoie à la bibliographie placée en fin du livre. 1. M. de Certeau, la Prise de parole, Paris, Desclée de Brouwer, 1968, p. 133.

Cela pose la question des rapports de l'économique et du social ; social étant entendu ici de manière très générale et comprenant le politique, le sociologique, l'éthique ou le culturel. Nous vivons encore sur l'idée que la richesse économique est déterminante, que l'économie constitue la base ou l'infrastructure, que « le reste » en découle. N'est-ce pas cette pseudo- évidence de notre idéologie qu'il faut mettre en doute ? N'y a-t-il pas du reste dans les mouvements sociaux et dans les attitudes de beaucoup une remise en question de cet a priori ?

L'économie constituant apparemment la base « du reste », les fonda- teurs de l'économie ont revendiqué pour elle l'autonomie à l'égard de la politique : « laisser faire, laisser passer ». En réalité, l'économie libre de marché a connu bien des limites et la « main invisible » a été guidée bien souvent par le bras de l'État. Les syndicats sont venus corriger la faiblesse du pouvoir de négociation des individus salariés en face des entreprises, et grâce à la démocratie politique toute une législation sociale, tout un système d'assurance se sont mis en place. Le régime d'économie mixte que nous connaissons ne remet pas pour autant en cause cette centration sur l'économique. Les niveaux du PNB, de la production et de la consomma- tion marchande, restent les indicateurs privilégiés de notre société ; le par- tage des revenus monétaires est l'objet des principaux débats entre groupes sociaux ou entre ceux-ci et l'État.

Nous nous réjouissons de ce que ces débats aient lieu, car il faut appré- cier le privilège de vivre dans un pays démocratique et reconnaître que la vie économique actuelle est le fruit d'un certain consensus social. Mais ce que nous souhaitons c'est un élargissement du débat politique sur l'écono- mique, et ce livre voudrait multiplier les interrogations sur quoi produire, comment, dans quelles structures de production, avec quelle forme de rela- tion au marché mondial, quelles liaisons avec les pays en voie de développe- ment, etc. Il ne s'agit pas seulement de partage de gâteau, mais de la façon dont il a été produit (avec quelle qualité de travail notamment) et aussi de tout ce qui l'entoure et qui n'est pas comptabilisé actuellement : le même plat n'a pas la même saveur selon le couvert et la table, selon la relation entretenue avec les autres convives, etc.

Ce souhait de l'élargissement du débat social sur l'économique repose sur la conviction qu'un retournement s'impose. Le ressort de la course à la richesse, qui a constitué l'essentiel de la dynamique de nos sociétés indus- trielles depuis la Seconde Guerre mondiale, est cassé. Et ceci sans doute pour deux ordres de raison : la richesse a perdu son rôle mobilisateur dans l'imaginaire social, et mai 1968 a marqué à cet égard un tournant ; l'accu- mulation de nouveaux biens et services apporte moins de satisfaction

qu'avant dans les pays industrialisés, et elle est de plus en plus difficile aussi, car les pays en voie de développement (PVD) sont en mesure d'exiger une répartition plus équitable de l'énergie et des matières premières.

La course à la richesse qui a fait notre force devient notre faiblesse. Elle a fait notre force dans la mesure où nous sommes enviés par le reste du monde pour nos succès économiques, dans la mesure aussi où elle s'est faite grâce au jeu démocratique, grâce aux conflits sociaux, avec un certain consensus, et donc une certaine cohésion sociale. Nos sociétés occidentales sont plus solides que les pays de l'Est où le pouvoir du parti communiste et de l'armée soviétique pèse comme une chape de plomb sur les sociétés, elles sont aussi plus solides que bien des PVD où la misère des masses menace de submerger des édifices politiques fragiles. Mais des niveaux de chômage qui atteignent déjà de 7 à 10 % de la population active ne sont pas toléra- bles longtemps sans bouleversements.

Il est extrêmement difficile de changer de cap, puisque les institutions, les rôles sociaux, les pratiques sociales sont conformes à ce privilège accordé dans notre société à la croissance économique. Pour envisager ce que pourrait être une autre place de l'économie dans la société, pour dédra- matiser en quelque sorte la peur du changement, pour échapper à la croyance que l'économique est nécessairement dominant, il paraît fruc- tueux de relativiser les choix faits par nos sociétés industrielles. Et ceci de deux façons : en rappelant d'où nous venons, comment s'est progressive- ment affirmée en position dominante l'idéologie économique qui a conquis son autonomie par rapport à l'éthique ou au politique, et à quelles difficul- tés cela devait aboutir (ce sera l'objet du chapitre 1) ; en rappelant au début de plusieurs chapitres du livre que les sociétés traditionnelles avaient apporté d'autres solutions à la place du travail (chapitre 3), à l'aménage- ment de l'espace (chapitre 5) ou au temps (chapitre 6). Un peu de recul par rapport aux choix qui ont été ceux de notre société permettra d'ouvrir vers d'autres choix. Qu'on ne nous objecte pas pour autant que nous voulons revenir au passé : il ne peut en être question tant nous sommes devenus dif- férents. Il s'agit cependant pour innover de savoir non seulement où nous en sommes mais aussi d'où nous venons et quelles leçons tirer des sociétés traditionnelles. Les vrais passéistes sont ceux qui croient possible de conti- nuer comme avant, d'extrapoler les tendances passées, de relancer l'ancienne mécanique économique. C'est sous-estimer les évolutions tech- nologiques (les ateliers sans travailleur deviennent une réalité), les change- ments dans le monde (la grande masse des affamés ne restera sans doute plus longtemps silencieuse) et la transformation des mentalités dans les pays industrialisés eux-mêmes.

L'hypothèse de ce livre part de l'idée que la poursuite de la centration sur l'économique mène à des impasses. Au lieu de continuer à dire : enrichissez-vous et le reste vous sera donné par surcroît, l'hypothèse est que la crise économique et le chômage ne trouveront de solution que si l'on change progressivement les règles du jeu social. La solution à nos problè- mes économiques passe par moins d'économisme.

Les divers chapitres de ce livre abordent sous divers angles les mêmes questions. Quelle autre place est possible pour l'économie ? Diverses observations et statistiques ne montrent-elles pas que certains changements sont en cours, qu'on assiste à des retournements dans les attitudes et com- portements ?

La montée du chômage peut inciter à la fuite en avant : produire pour produire ou plutôt produire pour créer des emplois coûte que coûte. Le chapitre 2 confrontera le souci de donner un emploi à tous et d'autres préoccupations aussi importantes : économiser l'énergie et les matières pre- mières, ne pas nuire à l'environnement ou à la qualité du mode de vie et à l'autonomie des personnes.

Dans une société qui a privilégié l'accroissement de la consommation de biens et services marchands, le travail salarié n'était qu'un moyen de pro- duction. Le chapitre 3 examinera quelles sont les chances de ne plus réduire le travail salarié au rôle de simple moyen.

Le chapitre 4 souligne qu'à force de se centrer sur les grandes entreprises industrielles ou les grandes organisations du tertiaire, on oublie une autre économie (artisanale et agricole) où le salariat n'est pas dominant, où la coupure vie familiale, vie professionnelle n'est pas très nette. De plus l'éco- nomie n'est pas seulement le secteur marchand puisque l'économie domes- tique notamment continue à jouer un rôle non négligeable. Cette autre éco- nomie n'offre-t-elle pas des potentialités pour réinsérer l'économique dans le tissu social ?

Le chapitre 5 examinera les rapports de l'économique à l'espace. L'éco- nomisme a tendance à privilégier la mobilité des facteurs de production et des travailleurs en particulier. A la limite, l'homme producteur et consom- mateur est un individu déraciné par rapport à la fois à une communauté sociale et à un pays. Quelles sont les chances d'un nouvel habitat humain ?

Le chapitre 6 enfin s'interroge sur la possibilité d'échapper à l'organisa- tion du temps imposée par le système productif, qu'il s'agisse de la durée du temps de travail, ou de l'aménagement de ce temps de travail au cours de la journée, de la semaine, de l'année ou de l'ensemble de l'existence. J. le Goff écrit : « La maîtrise du temps, le pouvoir sur le temps me parais-

sent une pièce essentielle du fonctionnement des sociétés 1 ». N'assiste-t-on pas dans notre société à un changement significatif concernant cette maî- trise du temps ?

Tout ceci ne peut évidemment pas prétendre être un programme cohé- rent de politique économique répondant aux difficultés actuelles. Ceci ne pourra être obtenu que progressivement, par tâtonnement et à la suite d'un débat social soutenu. Il s'agit plutôt de montrer qu'on peut substituer à l'augmentation du niveau de vie tel qu'il est actuellement calculé et qui est devenu une fin en soi, un objectif qui consisterait à offrir à tous les meilleu- res conditions d'un développement personnel. Celui-ci suppose bien sûr un niveau minimum de consommation, mais aussi une certaine qualité du tra- vail et une certaine maîtrise de son temps, l'appartenance à une commu- nauté sociale vivante, l'insertion dans un quartier ou un pays, etc. Une politique économique doit donc être subordonnée à un projet politique dégagé de l'idéologie économique encore dominante dans la tête de bien des citoyens et des hommes politiques.

1. J. Le Goff, [45], p. 13.

Je remercie M. A. Legay-Méraud qui m'a aidé à rassembler la documentation et à préparer le manuscrit. Je remercie également le secrétariat du LEST pour la dactylographie du texte, spécialement N. Giner.

1 . R é i n s é r e r l ' é c o n o m i q u e

d a n s l e d é b a t s o c i a l

C'est un lieu commun que de dire que dans nos sociétés industrielles occidentales, l'économie a une place déterminante. Il paraît évident notam- ment que le bien-être social dépend de la prospérité économique. Cette « primauté de la vue économique dans le monde moderne » est un élément essentiel de notre idéologie, c'est-à-dire de « ce qui est socialement pensé, cru, agi » 1.

Bien sûr, il est plus facile d'isoler des faits « économiques » dans nos sociétés industrielles que dans les sociétés traditionnelles. C'est ainsi que les biens échangés sur un marché sont plus visibles que dans un régime d'auto- subsistance. De même, avec le système du salariat il est plus facile de sépa- rer dans un individu son rôle de producteur et ses autres rôles sociaux, alors que ces rôles sont plus ou moins confondus dans une société traditionnelle. Et K. Polanyi a largement développé l'idée que dans les sociétés tradition- nelles l'économie est beaucoup plus « encastrée » dans le tissu social qu'elle ne l'est dans nos économies modernes.

Cependant, l'impossibilité de définir l'économie, ou ce qui revient au même les multiples définitions qui se veulent péremptoires mais qui se con- tredisent plus ou moins les unes les autres, soulignent bien une difficulté2. Comme l'écrit L. Dumont « il n'y a rien qui ressemble à une économie dans la réalité extérieure, jusqu'au moment où nous construisons un tel objet »3. Même dans nos sociétés industrielles, pour isoler « les phénomè- nes économiques » il faut les détacher du « tissu où ils sont pris ». Il est donc trop simple de partir de l'évidence du développement des échanges

1. L. Dumont, [20]. 2. Voir par exemple la discussion de différentes définitions dans Godelier, [30]. 3. L. Dumont, [20], p. 33.

marchands dans nos sociétés pour justifier la primauté de l'économique dans notre idéologie moderne. Raisonner ainsi, ce serait adopter sans dis- cussion la pseudo-évidence du rapport de l'infrastructure et de la super- structure, l'idée que le développement économique a été déterminant dans le développement de la pensée économique. Pour L. Dumont, cette « croyance » fait partie de l'idéologie moderne : « le débat bien connu sur l'antériorité relative de la novation idéologique et de la novation extérieure, comme de la poule et de l'œuf, ce débat fastidieux et stérile demeure inté- rieur à l'idéologie 1. »

Dans la mesure où ce livre s'interroge sur la question de savoir si la place du sous-système économique dans le système social n'est pas en train de se modifier, il se centrera sur la vie économique plutôt que sur la pensée éco- nomique. Mais sans avoir une théorie bien affirmée sur la relation entre les deux, on peut modestement affirmer sans crainte de se tromper qu'il y a certainement interaction entre vie économique et pensée économique. Avant donc d'aborder dans les chapitres suivants des thèmes spécifiques concernant la vie économique, ce chapitre cherche à préciser quelques cadres théoriques qui serviront dans la suite du livre. Il est intéressant de voir comment la pensée économique a cherché progressivement à conquérir son autonomie par rapport à l'éthique et à la politique, sur quelles illusions reposait l'idée que l'économie était naturellement «orientée au bien de l'homme », et comment il se fait que loin de nous libérer de l'économie, l'objectif premier d'accumulation de la richesse nous y asservit au con- traire. En réalité, la prétention de l'économique à l'autonomie par rapport à l'éthique ou au politique est une illusion, car l'économique fait évidem- ment partie de la vie sociale, il n'est pas neutre à l'égard des idées ou des valeurs, à l'égard des pratiques sociales. Il est impossible d'isoler un point de vue économique qui serait scientifique, à l'abri des débats politiques, des conflits de valeur ou des antagonismes entre individus ou groupes sociaux. C'est donc un progrès « scientifique » (car marquant la fin d'illu- sions pseudo-scientifiques) que de vouloir réinsérer l'économique dans le débat politique.

1. Voici ce que répondait G. Duby à la question : comment opère la dialectique entre une vision du monde et un mode de production... ? « Un des objets fondamentaux de la recherche en histoire est, actuellement, de comprendre le mécanisme des rapports entre ce que l'on appelle les infrastructures, et ce qui est de l'ordre du mental, de l'esprit. Pour le moment, on en est à saisir des corrélations très grossières... Je refuse donc d'affirmer qu'il y a, en dernière instance, un élément décisif ; je crois que tout est déterminé par tout et tout détermine tout. » Le Monde dimanche, 24/5/1981.

I — L'idéologie de l'autonomie économique Nous rappellerons quelques-unes des conclusions auxquelles aboutit

L. Dumont dans son étude de la genèse de l'idéologie économique. Depuis longtemps, l'économie avait une existence « définie mais non séparée ». C'est ainsi que les canonistes posaient des questions relatives au bien public qui portaient sur des matières économiques mais ces questions étaient trai- tées sans grand lien entre elles et en référence à une certaine vision des cho- ses. De même, les mercantilistes considèrent les phénomènes économiques du point de vue de la politique. La fin est le pouvoir et la prospérité de l'État, et l'économie politique apparaît « comme une branche particulière de la politique ». Pour que s'impose le caractère distinct du domaine éco- nomique, il a fallu postuler « une cohérence interne orientée au bien de l'homme ».

Avec le tableau de Quesnay (1694-1774) qui décrit les flux de l'activité économique, les échanges entre les agents économiques, le domaine écono- mique apparaît pour la première fois « comme un tout cohérent, comme un ensemble constitué de parties reliées entre elles ». Le tableau de Quesnay est une ébauche de notre comptabilité nationale.

Avec Locke (1632-1704), la propriété n'est plus comme chez les physio- crates une institution d'origine divine, elle a pour origine le travail de l'individu, elle est fondée sur ce qui appartient le plus évidemment à l'indi- vidu : son corps et son effort. Comme l'écrit un historien de l'idée de pro- priété : « Avant 1690, personne ne comprenait que l'homme eût naturelle- ment droit à la propriété créée par son travail ; après 1690, l'idée fut bien- tôt un axiome de la science sociale 1 ». Et pour Locke, le politique est cons- truit à partir des propriétaires qui s'unissent pour constituer un pouvoir. Dans cette perspective, l'économique est hiérarchiquement supérieur au politique, de sorte, nous dit L. Dumont [20], « que nous avons déjà ici un parallèle à la notion marxiste d'infrastructure/superstructure, qui n'est pas dégagée de l'observation mais procède de la cohérence interne de l'idéolo- gie ».

Mais chez Locke, la société comme juxtaposition d'individus n'était via- ble qu'en faisant appel à la moralité, qui réunit des individus de l'espèce humaine sous le regard de Dieu, « qui empêche la liberté de dégénérer en simple licence ». Mandeville (1670-1733) va permettre l'émancipation par rapport à la moralité, mais avec l'idée « que l'action économique est par elle-même orientée au bien, qu'elle a un caractère moral qui lui est

1. R. Schlatter, Private Property : The History of an Idea, 1951, p. 156, cité par H. Arendt, [4], p. 124.

spécial ». C'est-à-dire que « l'économique n'échappe aux entraves de la moralité générale qu'en assumant lui-même un caractère normatif propre ». En poursuivant ses intérêts particuliers, l'homme travaille sans le vouloir au bien commun, c'est la fameuse main invisible d'A. Smith. Man- deville a donné comme sous-titre à sa Fable des Abeilles, « Vices privés, bénéfices publics ». Les hommes vivent en société pour satisfaire leurs besoins matériels. Et L. Dumont voit là une des caractéristiques essentielles de l'idéologie moderne : les relations entre hommes et choses (ou besoins matériels) sont primaires, les relations entre hommes sont secondaires. C'est l'inverse dans les sociétés traditionnelles.

Dans le système économique « chaque sujet définit sa conduite par réfé- rence seulement à son intérêt propre, et la société n'est plus que le méca- nisme — ou la "main invisible" — par quoi les intérêts s'harmonisent ». La société est reconnue comme un fait de nature physique. De plus, la société se résoud en son seul aspect économique 1 et le bien social est identi- fié avec la prospérité2. Le titre du livre d'A. Smith en 1776 : Une enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations est d'autant plus signifi- catif qu'il peut être considéré comme l'acte de naissance de la nouvelle catégorie de l'économique, qui a alors conquis son autonomie.

II — Les illusions d'une philosophie mécaniste Croire que de l'accumulation mécanique des richesses allait sortir une

société plus humaine était l'espoir des économistes. Puisque « l'estomac du riche... ne contient pas plus que celui du villageois grossier3 », le dévelop- pement des richesses va bénéficier au plus grand nombre. Et le succès même de l'économie va assurer son dépassement. J. St. Mill imaginait pour l'avenir l'état stationnaire de la population et de la richesse, mais il « reste- rait autant d'espace que jamais pour toute sorte de culture morale et de progrès moraux et sociaux ». Certes, il déplorait en 1848 que les « arts industriels n'aient pas encore commencé à opérer dans la destinée de

1. A rapprocher de ce que dit J.-J. Silvestre sur la sociologie simpliste et implicite de l'économiste [70]. Voir aussi P. Rosanvallon, [60]. P. Rosanvallon écrit notamment p. 41 qu'A. Smith voit dans l'économie « le résumé et l'essence de la société, le terrain solide sur lequel l'harmonie sociale pourra être pensée et pratiquée. En fait, Smith devient presqu'économiste par nécessité philosophique. » 2. H. Arendt considère que c'est le postulat de l'économie politique classique que de retenir comme but ultime de la vita activa, l'accroissement des richesses, l'abondance et « le bonheur du plus grand nombre », [4], p. 149. 3. A. Smith, cité par P. Rosanvallon, [60], p. 38.

l'humanité les grands changements qu'il est dans leur nature (souligné par nous) de réaliser ». Le fait « que la vie de tout un sexe est employée à cou- rir après les dollars, et la vie de l'autre à élever les chasseurs de dollars » ne pouvait pas être considéré par lui comme un idéal, mais seulement « comme une des phases désagréables du progrès industriel » 1.

Dans une société où personne ne doutait que les besoins physiologiques étaient limités, il paraissait évident que le développement des richesses allait permettre à tous d'accéder aux activités les plus dignes d'intérêt. « Le modèle de cette espérance chez Marx était sans aucun doute l'Athènes de Périclès qui, dans l'avenir, grâce à la productivité immensément accrue du travail humain, n'aurait pas besoin d'esclaves et deviendrait réalité pour tous les hommes ». Pour H. Arendt cette inspiration de Marx « repose sur l'illusion d'une philosophie mécaniste qui assure que la force de travail, comme toute autre énergie, ne se perd jamais, de sorte que si elle n'est pas dépensée, épuisée dans les corvées de la vie, elle nourrira automatiquement des activités "plus hautes"2 ».

Les marxistes sont restés les défenseurs d'un choix philosophique de type scientiste-naturaliste3, mais aujourd'hui l'évolution des sociétés industriel- les semble rendre caduques les perspectives d'une négation de l'économie qui résulterait de son propre succès.

Qui oserait encore écrire aujourd'hui ce que Keynes écrivait il y a environ un demi-siècle : « Avarice, usure et prévoyance doivent encore être nos dieux pour quelque temps, car eux seuls nous tireront du tunnel de la nécessité économique et nous amèneront au plein jour ». Alors, nous « honorerons ceux qui peuvent nous enseigner à cueillir l'heure et le jour vertueusement et bien, les gens délicieux qui sont capables de se réjouir directement des choses, le lis des champs qui ne peine pas et ne tisse pas non plus »4.

En effet, plus personne ne pense que la sortie du tunnel débouche sur le non-économique, au contraire la préoccupation dominante semble être la

1. J. St. Mill, Principes d'économie politique, 1848, tome II, p. 304-308, cité par J. Wolff, Capitalisme et croissance, Paris, Cujas, 1969. 2. H. Arendt, [4], p. 150. Pour corroborer cette analyse, voir A. Heller, [37] : « L être humain (la richesse de l'homme), fondé sur les concepts d'universalité, de conscience, de sociabi- lité... » est une construction philosophique « qui ne peut se vérifier que dans l'avenir, mais qui' dit Marx, doit de toute façon apparaître dans le futur » (p. 68). 3. Voir la citation de Marcuse dans I. Illich, [39], p. 78 ; voir mon analyse de S. Moscovici, « Essai sur l'his- toire humaine de la Nature », in Projet, mai 1975 ; voir la recension du livre de P. Naville, « Vers l'automa- tisme social », par A. Touraine, in Sociologie du travail, 1964, n°2. 4. Cité par H. Kahn et A.J. Wiener, l'An 2000, Paris, Laffont, 1968, p. 280.

crainte du ralentissement de l'économie ; l'espoir est dans la relance à tout prix de la machine économique. Tout se passe comme s'il était de plus en plus difficile d'alimenter son activité dévorante, comme si nous étions con- damnés à la fuite en avant. Des conseillers écoutés des milieux patronaux recommandent de se centrer sur les besoins nouveaux : « l'eau, l'air, le silence... sont désormais entrés dans le cycle économique. On peut vouloir produire des matériels nouveaux pour en favoriser le traitement... Il ne se passe pas de jour sans que de nouvelles contraintes s'établissent qui sont aussi des possibilités d'activités nouvelles... 1 ». Autrement dit, la destruction-préservation de l'environnement est susceptible d'assurer le mouvement perpétuel de l'activité économique.

Créer des emplois devient une fin en soi, « fabriquer des besoins2 » est un impératif pour le système. L'impossibilité de se satisfaire du niveau de productivité atteint est constamment justifié par la « guerre économique » que se livrent les nations. Le langage commercial cède le pas au langage militaire quand il est question de commerce international, mais c'est à un combat sans armistice ou paix possible que l'on nous engage.

Comment expliquer en définitive un tel retournement de perspective ? Comment expliquer que contrairement aux espoirs, le développement des forces productives ne nous a pas libérés des soucis économiques et que la lutte pour la survie semble toujours aussi âpre (sinon plus) pour les indivi- dus, les entreprises ou les économies nationales.

III — La croissance contre nature du naturel H. Arendt nous propose une explication. L'autonomisation de l'écono-

mie par rapport à l'éthique et à la politique a libéré des forces que nous contrôlons de moins en moins, c'est la « croissance contre nature du natu- rel » qui résulte de l'augmentation en accélération constante de la producti- vité avec risque de destruction accrue de l'environnement et de la vie sociale. H. Arendt distingue trois activités humaines fondamentales : le travail, l'œuvre et l'action. Le travail est l'activité de l'homme en tant qu'être biologique, naturel, il est perpétuellement recommencé pour nous maintenir en vie, c'est le métabolisme, c'est la soumission aux nécessités de

1. M. Drancourt, « les Quatre vérités », lettre mensuelle, tevner iv/y. 2. J. Baudrillard, [6], p. 87. On peut « définir les besoins... non plus du tout, selon la thèse naturaliste/idéaliste, comme force innée... appétence spontanée... mais comme fonction induite dans les individus par la logique interne du système... comme force productive requise par le fonctionnement du système lui-même ». Voir l'article de P. Drouin, « Fabriquer des besoins ? », le Monde, 20/6/1981.

la vie. « L'œuvre de nos mains par opposition au travail de nos corps.» fabrique un monde d'objets durables qui nous entourent et qui garantissent la stabilité du monde humain,... « les hommes, en dépit de leur nature changeante, peuvent retrouver leur identité dans leurs rapports avec la même chaise, la même table 1. Alors que, pour se nourrir par exemple, « les contraintes du processus vital dans le travailleur précèdent le processus de travail », pour l'œuvre il y a un modèle à réaliser (un modèle de chaise par exemple) qui est extérieur au fabricateur. L'action met directement en rap- port les hommes entre eux, elle repose sur la pluralité des hommes qui sont tous pareils, c'est-à-dire humains, « sans que jamais personne soit identi- que à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître ». Par l'action, les hommes « se distinguent » les uns des autres, ils sont nova- teurs, ils initient. L'initiative est ce « dont aucun être humain ne peut s'abs- tenir s'il veut rester être humain ». Le sens de l'action est révélé par la parole grâce à laquelle l'agent dit aux autres hommes « ce qu'il fait, ce qu'il a fait, ce qu'il veut faire ».

Ces trois activités sont intimement liées et chacune a sa place dans l'exis- tence humaine. Mais la « croissance contre nature du naturel » signifie que le travail est devenu la catégorie centrale, prééminente de toute notre vie moderne. Il est significatif que Locke et ses successeurs aient voulu en faire « l'origine de la propriété, de la richesse, de toutes les valeurs et finalement de l'humanité même de l'homme »2. C'est sur le travail que repose, en ana- logie avec la fécondité naturelle de la vie, le « processus inouï d'accroisse- ment de la richesse ». « De toutes les activités humaines, seul le travail (ni l'action, ni l'œuvre) ne prend jamais fin, et avance automatiquement d'accord avec la vie, hors de portée des décisions volontaires ou des projets humainement intelligibles 3 ». La relance à tout prix de l'activité économi- que, la création d'emplois, la fabrication des besoins correspondent bien à cela.

Alors que l'œuvre et la création des biens durables provenaient de l'acti- vité de l'artisan, aujourd'hui « la nature même de l'œuvre est modifiée ». L'artisan a été remplacé par le travailleur qui est un élément du processus

1. Comme en écho à cette citation d'H. Arendt, [4], Adret, [11, parle des « objets qui assurent notre iden- tité », p. 129. 2. H. Arendt, [4], p. 119 ; voir aussi L. Dumont, [20], p. 74. 3. H. Arendt, [4], p. 119, P. Ricœur, sans utiliser les mêmes catégories qu'H. Arendt, écrivait en 1953 : « La découverte ou la redécouverte de l'homme comme travailleur est un des grands événements de la pen- sée contemporaine... ma déception c'est de voir cette réhabilitation du travail triompher dans le vide... Ne voit-on pas une théologie du travail reprendre les fondements et prolonger les perspectives d'une philosophie du travail en plaçant le travail dans la suite de la création divine ? ». Ricœur ajoutait « C'est précisément cette apothéose du travail qui m'inquiète. Une notion qui signifie tout ne signifie plus rien ». « Travail et Parole », in Esprit, janvier 1953.

de production au milieu des outils et des machines. Le travailleur n'a pas de modèle à réaliser, il répète comme une machine les mêmes gestes, il « gagne sa vie », il obéit au processus vital. Quant à la différence entre les biens durables et les biens fongibles, elle tend à s'estomper. « Avec le besoin que nous avons de remplacer de plus en plus vite les choses-de-ce-monde-qui- nous-entourent, nous ne pouvons plus nous permettre de les utiliser, de res- pecter et de préserver leur inhérente durabilité ; il nous faut consommer, dévorer pour ainsi dire nos maisons, nos meubles, nos voitures... ».

De même l'action, la vie entre les hommes ou autrement dit la vie politi- que ont un statut dégradé dans « une société où l'échange des produits est devenu la principale activité publique », et « les gens qui se rencontrent au marché ne sont pas d'abord des personnes : ce sont des producteurs de pro- duits ». « C'est ce manque de relations avec autrui, ce souci primordial de marchandises échangeables que Marx a flétri en y dénonçant la déshumani- sation, l'aliénation de soi de la société commerciale, qui en effet exclut les hommes en tant qu'hommes 1. »

IV — Réinsérer l'économique dans l'environnement et le tissu social La conquête par l'économie de son autonomie comme discipline indé-

pendante de la politique (laissez faire, laissez passer), ou de l'éthique, repo- sait donc sur la conviction que de la poursuite par chacun de son intérêt allait résulter la richesse, et que celle-ci, une fois acquise, serait le fonde- ment de toutes sortes de progrès humains. Du succès même de l'économie résulterait son dépassement. Aujourd'hui, cette illusion de la philosophie mécaniste critiquée par H. Arendt n'est plus largement partagée.

Mais cet échec ne touche guère les économistes qui ne posent plus (comme les fondateurs le faisaient), de questions philosophiques. Les éco- nomistes ont tendance à parler, aujourd'hui, le langage de la nécessité : il « faut bien » relancer l'économie pour lutter contre le chômage, il « faut bien » augmenter notre productivité si nous ne voulons pas être écrasés par la concurrence internationale, etc.

Que peut signifier réencastrer l'économique dans le tissu social ? Mais tout d'abord, est-il vrai que l'économique a jamais conquis son autono- mie ? N'a-t-on pas vu depuis les débuts de la révolution industrielle croître

1. H. Arendt, [4], p. 236.

la règlementation du travail, et depuis la crise de 1929 augmenter les inter- ventions de l'État pour réguler la vie économique ? Cela prouve abondam- ment que l'économie de marché est une utopie 1 et que la société, pour évi- ter sa destruction, suscite des interventions correctrices de l'État ; c'est ainsi que peuvent être interprétées par exemple les premières lois interdi- sant le travail des jeunes enfants dans les usines. Mais, si l'on ne peut pas, dans ces conditions, parler d'autonomie de l'économie de marché, on peut penser qu'il y a cependant autonomie de l'objectif de poursuite de la richesse économique dans une économie mixte, et que la dynamique sociale est en grande partie commandée par l'augmentation du niveau de vie tel qu'il est appréhendé par les indicateurs économiques traditionnels. Les acteurs principaux des « trente glorieuses », ou de la période « d'accumu- lation intensive » dans le vocabulaire marxiste, sont l'État, le patronat et les syndicats, ils contribuent à réguler l'économie, ils partagent le point de vue que l'essentiel est « d'agrandir le gâteau ». Les syndicats et le système démocratique permettent de contrebalancer le pouvoir du patronat, de par- tager les gains de productivité et de consommation, de développer produc- tion et consommation de masse2.

Réencastrer l'économique dans le tissu social, c'est refuser que l'objectif prioritaire soit l'accroissement de la richesse, c'est mettre en question une certaine conception des rapports de l'économique et du social. La version moderne de la « philosophie mécaniste », c'est en effet l'idée que le social coûte cher et qu'il faut donc être riche avant de « se payer » de la santé, de l'éducation, de la culture, de la qualité de la vie et de l'environnement. C'est le cercle vertueux de l'économique et du social : car à leur tour, des hommes plus sains, mieux éduqués, avec de bonnes conditions de travail seront plus efficaces, plus productifs 3.

A ceci, on peut opposer qu'il y a au contraire souvent cercle vicieux : la productivité du travail élevée va de pair avec une spécialisation des ouvriers qui atrophie leur savoir-faire, leur intelligence, leur capacité de prendre des initiatives ou d'entrer en relation avec les autres. Aucune dépense dans le secteur culturel, prise sur la richesse accumulée, ne pourra jamais compen- ser cet « appauvrissement » inéluctable. Bien d'autres exemples pourraient

1. K. Polanyi, [55] et P. Rosanvallon, [60]. 2. Dans les régimes soviétiques, l'absence d'élections libres et de syndicats indépendants ne permet même pas de contrebalancer le pouvoir de la classe dirigeante, favorable à une accumulation des biens capitaux aux dépens du secteur des biens de la consommation, et aveugle dans ses décisions faute d'être éclairée par le marché. A. Smolar dans la Revue d'études comparatives est-ouest, sept. 1978, p. 63 à 112 analyse « les Sources de l'incapacité à apprendre du planificateur soviétique ». 3. Voir dans le chapitre 3, la critique de l'idée que de bonnes conditions de travail devraient résulter du fonc- tionnement libre du marché du travail.

être donnés : si de mauvaises conditions de travail ou de vie détériorent la santé, les dépenses de santé ne sont qu'une bien piètre réparation ; si certai- nes conditions de production ou d'urbanisation détériorent notre environ- nement, aucune dépense ne pourra vraiment y remédier. Impossible donc de dire : priorité à l'accroissement de la richesse et tout le reste en décou- lera. Il faut mettre radicalement en doute la valeur des indicateurs de nos performances économiques pour s'interroger sur quoi produire, comment produire. Il ne peut plus être seulement question de corriger les abus ou de mettre des garde-fous, comme a contribué à le faire toute une réglementa- tion étatique. Il faut réexaminer les fondements du sous-système économi- que et ses rapports aux autres sous-systèmes.

De même que le développement de la richesse n'a pas de sens en tant que tel, la recherche du plein emploi n'en a pas davantage. A. Sauvy a souvent affirmé que puisque les besoins sont illimités, si le système sait s'adapter, le plein emploi doit être assuré. Évoquant notamment les besoins publics, il écrit qu'ils ne présentent aucune limite : « Tout service public quel qu'il soit, de la météorologie aux archives, des routes aux hôpitaux, en passant par la recherche scientifique, l'enseignement, le logement, la vieillesse, etc. a des besoins considérables exprimés ou latents ». Sans doute. Mais n'est-il pas important d'établir des distinctions, de tenir compte notamment des critiques d'I. Illich sur les méfaits de l'hétéronomie, sur les risques d'une dépendance accrue des individus à l'égard de multiples professions ou ser- vices ? Si, en partant de besoins infinis, on veut dire que chaque homme est mortel, que son temps est la seule vraie rareté, qu'il ne pourra jamais déve- loper qu'une infime part de ses potentialités, on a raison. Mais pourquoi passer de là à la création d'emplois en nombre potentiellement illimité ? Notre besoin de culture est infini, et jamais nous n'aurons la possibilité de « saturer » notre curiosité ; il n'en résulte pas pour autant qu'il faille nécessairement multiplier les emplois dans ce domaine. La notion d'emploi renvoie à une place dans le système économique de la production de biens et services. Pourquoi vouloir fonder le développement indéfini de l'écono- mique sur les besoins illimités, ou autrement dit sur notre condition de mortel ? N'y a-t-il pas une perversion essentielle dans cette tentative de camoufler notre finitude par cette course perpétuelle à la satisfaction de plus de besoins ?

La soi-disant hiérarchie des besoins (à la base les besoins alimentaires, ensuite les besoins de logement et de biens industriels, puis les besoins notamment d'éducation et de culture) ou l'explication des étapes du déve- loppement selon l'importance relative des emplois dans le primaire, le secondaire, le tertiaire, sont d'autres expressions de la philosophie méca- niste sous-jacente à l'idéologie économique. L'un des signes du « progrès »

est, dans cette perspective, l'importance de l'emploi dans le secteur des ser- vices où les besoins sont illimités. Cela veut dire que l'on pourrait hiérar- chiser les civilisations selon les moyens en argent et en emplois qu'elles auront su consacrer aux services de santé, d'éducation, de culture, de loisir. De telles absurdités révèlent sans doute le caractère enfantin de notre civili- sation « développée ».

Il ne suffit pas de dire qu'aucun indicateur économique (niveau du PNB ou répartition des emplois par secteur) ne peut rien nous livrer de la qualité d'une civilisation, il faut reconnaître que la centration privilégiée sur l'acquisition de la richesse entraîne une course sans fin, rend toujours plus dépendant à l'égard de la rareté 1. C'est la croissance contre nature du natu- rel dont parlait H. Arendt. Sans doute devons-nous prendre le contre-pied des fondateurs de l'économie. Au lieu de dire : enrichissez-vous et le reste vous sera donné par surcroît, il faut reconnaître que seule la maîtrise de la vie économique permet d'accorder une place centrale au non-économique. C'est l'option inverse de celle des économistes qui croyaient que le dépasse- ment de l'économie résulterait de sa libération de toute contrainte. Cette option s'impose de plus en plUS 2 et la limitation des besoins paraît la condi- tion de la découverte de la vraie vie3.

Les économistes ont joué les apprentis sorciers, il leur revient maintenant d'aider à réinsérer l'économie dans la société, ce qui sera loin d'être aisé4, compte tenu de la complexité des interdépendances entre les nations étendues au monde entier. Les économistes ont tout d'abord à déconstruire les concepts qui sont à la base de la théorie et des modèles pour aboutir à de nouvelles conceptualisations. Cela revient à faire de l'économie une

1. Dans la Trahison de l'opulence, J.-P. Dupuy et J. Robert, [21], démontrent le mécanisme par lequel « l'appauvrissement des liens qui lient l'homme au monde et aux autres... est un puissant générateur de demande de substituts marchands ». 2. Les nombreuses critiques à l'égard de la société de consommation renvoient bien à l'idée que nous nous sommes fourvoyés. A. Grjebine : « Nous devons assumer notre rôle d'apprentis sorciers en retrouvant le sens profond du défi humain par-delà la société de consommation », le Monde, 28/10/1977. A. Fontaine évoque « une société qui retrouverait du temps pour vivre, contempler, admirer, pour aider les autres, pour essayer de rompre les solitudes », le Monde, 1/9/1977. M. Albert, ancien commissaire général au Plan qui a écrit avec J. Ferniot « les vaches maigres » envisageait bien qu'on consommât moins en étant plus heureux, etc. 3. Adret, [1], p. 129-130. Pour Aristote, les besoins humains ne sont pas illimités et il y a de quoi les satis- faire dans la nature ; il refuse le postulat de rareté qui ne vient que d'une conception fausse du bien vivre. Celui-ci ne peut être accumulé ni possédé de manière physique. Voir dans K. Polanyi, « Aristote découvre l économie », [56], p. 93-117. Sur ce même thème, voir M. Sahlins, [66], qui écrit : « ...les sociétés capitalis- tes modernes se vouent elles-mêmes à la rareté ». 4. Il ne peut être question cependant de faire des économistes des boucs émissaires, car si l'économique est en position dominante dans l'idéologie et la société modernes, c'est en raison d'un certain consensus sur le privilège à accorder à l'accumulation de la richesse.

« science » sociale ou humaine, à montrer l'erreur scientifique du présup- posé universaliste : comme si les concepts de l'économie étaient applicables à toute époque et toute nation 1. Voilà déjà une manière de réinsérer l'éco- nomique dans le social en rendant possible « la transition intellectuelle d'une idéologie à une autre2 » en revenant sur la fausse conquête par l'éco- nomique de son autonomie. Plus modestement, les économistes peuvent élargir le calcul économique en complétant la comptabilité nationale par des indicateurs sociaux, cela permet d'augmenter la visibilité sociale de cer- tains domaines : le niveau d'éducation, l'état de santé, la qualité des loge- ments, les conditions de travail, etc. Ainsi, on aura moins tendance à faire du PNB le seul indicateur des performances du système socio-économique. De même, on peut envisager de faire des calculs de productivité qui intè- grent le rendement énergétique, et qui peuvent contribuer à orienter vers une économie plus respectueuse de l'environnement.

Mais, en dernier ressort, ce n'est pas aux économistes de définir la politi- que économique à suivre, et il ne faut pas attendre non plus le verdict du calcul économique pour savoir ce qu'il convient de faire. Tout d'abord, pour la raison indiquée ci-dessus : il n'y a pas de théorie économique ou de calcul économique neutres, ce qu'ils intègrent ou laissent de côté dépend du système de valeurs à un moment donné. On le voit bien pour la comptabi- lité nationale3, pour les méthodes coûts-avantages ou celles qui visent la rationalisation des choix budgétaires (RCB). Les économistes ne peuvent être guère que consultés sur des décisions envisagées. Si l'on veut augmen- ter les salaires les plus bas, il est important d'essayer d'en estimer les consé- quences sur l'équilibre financier des entreprises, sur la structure de la con- sommation, etc., mais le calcul économique ne peut pas dire quelle est la « bonne » structure des salaires. Pour définir une autre politique économi- que, les économistes sont indispensables, mais les professeurs d'économie politique qui se croient vocation à faire la leçon aux pauvres citoyens igno- rants sur ce qu'est la bonne économie et donc la bonne société, sont des individus dangereux.

Comme l'indiquait C. Gruson, « le point capital consiste donc à engager une réflexion, un débat sur les modes de vie4 ». A cet égard, une illusion doit être combattue : celle qui considère un peu vite que le système produc-

1. Cela renvoie aux travaux des anthropologues qui critiquent la prétention des économistes classiques ou marxistes d'appliquer leur théorie aux sociétés traditionnelles, et aux travaux menés au LEST par M. Mau- rice, F. Sellier, et J.-J, Silvestre, [49]. 2. L. Dumont, [20], p. 27. 3. Voir chapitre 4 sur la production domestique non intégrée dans le calcul. 4. Le Monde, 29/9/1978.

tif a atteint maintenant une telle efficacité qu'il suffit de le laisser en l'état, de travailler moins et de profiter de notre temps libre à loisir. C'est là reve- nir à l'utopie de l'état stationnaire de l'économie, ou à la solution grecque de l'économie cantonnée à une place tout à fait secondaire et sans lien avec la vie politique ou avec l'action, pour reprendre la catégorisation d'H. Arendt. Dans la mesure où l'économie n'est plus que très partielle- ment domestique, dans la mesure où les rôles sociaux sont principalement distribués par le système productif qui structure l'utilisation du temps et de l'espace, il est impossible de raisonner comme si étaient sans relation : le système productif et le reste de la vie sociale, le monde du travail et du loi- sir, celui de la nécessité et de la liberté. C'est aussi pour cela qu'un renou- veau de l'action par rapport au travail (au sens d'H. Arendt), qu'une renaissance de la politique dans notre société passent par le débat sur une reprise de contrôle de la vie économique, sur le mode de vie, sur la réponse aux questions : quoi produire, comment produire, avec quelle organisation de l'espace et du temps, dans quelles unités de production ?

Dans cette perspective, les acteurs privilégiés de la période faste du système productiviste et de la généralisation du salariat (État-patronat- syndicats) devraient perdre en importance ou n'auraient plus la même fonction. D'autres acteurs ont déjà commencé à influencer les débats poli- tiques socio-économiques. Prenons l'exemple de l'environnement. Alors que l'idéologie économique a une conception unifiée de la richesse, les sociétés traditionnelles privilégient la terre par rapport à la richesse mobilière 1. Aujourd'hui, la défense de l'environnement, la revendication de vivre au pays sont des protestations contre cette tendance à considérer la nature comme une quelconque marchandise. Non seulement les écologis- tes, mais les associations de défense de l'environnement, les collectivités locales ont une fonction essentielle à remplir dans cette prise en considéra- tion de l'espace comme transcendant la vie économique. De même, les pay- sans pourraient, en sus de leur fonction de producteurs de biens alimentai- res, voir reconnu leur rôle pour empêcher la désertification de toute une partie de l'espace rural français 2. Dès maintenant, l'image sociale des pay- sans s'est transformée, ils ne sont plus regardés avec commisération par les salariés citadins. Les artisans, outre leur rôle traditionnel, pourraient con- sacrer une partie de leur temps à transmettre des savoir-faire à tous ceux qui, avec la diminution de la durée du travail, voudront produire par eux-

1. Voir le chapitre 5 sur cette question.

2. M. Crépeau, ministre de l'Environnement, déclarait : « Pour évaluer l'aide qui sera apportée à l'agricul- ture, il faut que l'on prenne en compte le rôle que les exploitations familiales jouent dans la sauvegarde de la nature », le Monde, 23/7/1981.

Guy ROUSTANG le travail autrement Travail et mode de vie

Et si l'on remettait "l'intendance" à sa place pour vivre et travailler autrement ?... Le travail, récemment encore sacra- lisé, semble aujourd'hui changer de nature. La crise et la montée du chômage font en effet douter de son rôle de panacée tandis que les jeunes générations tendent à contes- ter ses modalités. Temps et qualité du travail, conditions de vie, finalités de l'emploi, tout est actuellement objet de réflexions concrètes.

Compte tenu des tendances actuelles, quelles sont les évolutions probables? Quels seront les changements qui vont affecter la vie au travail et quelles incidences auront-ils tant sur l'économie que sur les conditions d'existence?

C'est à l'ensemble des questions sur les relations entre le travail et le mode de vie que Guy Roustang, spécialiste en sociologie et économie du travail, apporte une réponse documentée. Son livre, qu'il a voulu clair et complet, se présente comme une synthèse des études les plus récentes sur le sujet. Les spécialistes en loueront la précision; les syn- dicalistes, les responsables politiques, économiques et plus largement tous ceux qui se préoccupent de l'avenir de notre société, y trouveront un ensemble de données nouvelles et une analyse passionnante de la question.

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