Le théâtre de l'Opprimé _ devenir spect'acteur.pdf

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Le théâtre de l'Opprimé : devenir spect'acteur Que faire ? : articles - Citoyennetés Face aux injustices, allons au théâtre. Pour ne plus subir ni rester les bras croisés, le théâtre de l’Opprimé, initié par Augusto Boal au Brésil, invite le spectateur à tester ses solutions de solidarité sur scène. Luttes contre le tout-sécuritaire, l’homophobie ordinaire et l’oppression des femmes : l’espoir de la transformation sociale, testé pour vous sur scène. Ça ressemble à une salle de théâtre, et ça vire au bouillonnement citoyen. Sur les chaises installées dans l’ancienne brasserie lilloise, nombre de personnes du milieu associatif semblent se connaître.« Aux actes citoyens » : la pièce de théâtre s’ouvre sur un quartier difficile. Un appartement familial est symbolisé par un canapé et une porte, à droite, un voisin parano est juché avec sa longue-vue pour observer faits et gestes et alerter ses voisins. La semaine dernière, il y a eu de la casse dans le quartier. Alors qu’une fête de quartier se prépare, les parents refusent d’y laisser aller leurs deux filles, et entendent retirer leur cadette du lycée du coin, pas assez sûr. Même si le père affiche ses engagements militants à l’intérieur de sa veste, il la retourne… et se laisse influencer par le tout-sécuritaire de la télé hypnotisante – personnifiée en personnage de cirque. Les parents pensent à acheter une porte blindée et à mettre des alarmes. Consciente de la dérive sécuritaire, l’aînée tente de leur faire changer d’avis…en vain. La fin de la courte pièce se termine par un échec. Nous sommes tous pantois. Symbolique et schématique, la pièce n’a pas pour vocation de devenir un chef-d’œuvre littéraire ou d'époustoufler par son jeu d’acteurs. Écrite dans des ateliers à partir du vécu des citoyens-acteurs eux- mêmes, elle met à plat les mécanismes individuels qui mènent au malaise, voire à l’horreur trop ordinaire. Le « joker » du spectacle, Jean-François Martel, l’animateur du théâtre Envie, nous interpelle directement : connaissons-nous ces situations ? partageons-nous la volonté du protagoniste ? Au vu du public présent, engagé, le consensus est presque facile. Mais, à la place de la fille aînée, que ferions- nous? Ça se complique. Lève-toi et joue Les acteurs remontent sur scène, recommencent. Et là, plus question de s’avachir sur son siège. Ensemble, nous repérons les moments-clés où l'aînée dispose d'une carte à jouer et pourrait faire basculer la pièce vers une issue positive. Chaque spectateur peut dire « Stop » quand il veut, et venir sur scène incarner le personnage dont il est solidaire. Et tenter un autre comportement en se confrontant aux autres personnages, qui improvisent tout en restant dans leur rôle.

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Le théâtre de l'Opprimé : devenir spect'acteurQue faire ? : articles - CitoyennetésFace aux injustices, allons au théâtre. Pour ne plus subir ni rester les bras croisés, le théâtre del’Opprimé, initié par Augusto Boal au Brésil, invite le spectateur à tester ses solutions de solidarité surscène. Luttes contre le tout-sécuritaire, l’homophobie ordinaire et l’oppression des femmes : l’espoir dela transformation sociale, testé pour vous sur scène.

Ça ressemble à une salle de théâtre, et ça vire aubouillonnement citoyen. Sur les chaises installées dans l’ancienne brasserie lilloise, nombre depersonnes du milieu associatif semblent se connaître.« Aux actes citoyens » : la pièce de théâtre s’ouvresur un quartier difficile. Un appartement familial est symbolisé par un canapé et une porte, à droite, unvoisin parano est juché avec sa longue-vue pour observer faits et gestes et alerter ses voisins. Lasemaine dernière, il y a eu de la casse dans le quartier. Alors qu’une fête de quartier se prépare, lesparents refusent d’y laisser aller leurs deux filles, et entendent retirer leur cadette du lycée du coin, pasassez sûr. Même si le père affiche ses engagements militants à l’intérieur de sa veste, il la retourne… etse laisse influencer par le tout-sécuritaire de la télé hypnotisante – personnifiée en personnage de cirque.Les parents pensent à acheter une porte blindée et à mettre des alarmes. Consciente de la dérivesécuritaire, l’aînée tente de leur faire changer d’avis…en vain. La fin de la courte pièce se termine parun échec. Nous sommes tous pantois.

Symbolique et schématique, la pièce n’a pas pour vocation de devenir un chef-d’œuvre littéraire oud'époustoufler par son jeu d’acteurs. Écrite dans des ateliers à partir du vécu des citoyens-acteurs eux-mêmes, elle met à plat les mécanismes individuels qui mènent au malaise, voire à l’horreur tropordinaire. Le « joker » du spectacle, Jean-François Martel, l’animateur du théâtre Envie, nous interpelledirectement : connaissons-nous ces situations ? partageons-nous la volonté du protagoniste ? Au vu dupublic présent, engagé, le consensus est presque facile. Mais, à la place de la fille aînée, que ferions-nous? Ça se complique.

Lève-toi et joue Les acteurs remontent sur scène, recommencent. Et là, plus question de s’avachir sur son siège.Ensemble, nous repérons les moments-clés où l'aînée dispose d'une carte à jouer et pourrait fairebasculer la pièce vers une issue positive. Chaque spectateur peut dire « Stop » quand il veut, et venir surscène incarner le personnage dont il est solidaire. Et tenter un autre comportement en se confrontant auxautres personnages, qui improvisent tout en restant dans leur rôle.

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Oppressions au Nord, oppressions au Sud On peut penser que l’oppression dans les pays « du Sud » serait uniquement sociale et économique,tandis que dans les pays « du Nord » elle serait surtout devenue individuelle et psychologique.L’exploitation au Sud, les névroses au Nord, et tout cela serait sans liens ! Jean-François Martel,créateur d’En Vie, n’est pas d’accord : « en pratiquant ces techniques avec des publics très diversdepuis 1987, d’abord en Europe puis au Brésil et ailleurs, et récemment en Inde, nous avons constatécombien c’est faux. »Pour ma part, impossible de ne pas réagir sur la question de la télé.L’appréhension au ventre, soutenue par le regard de l’amie qui m’a accompagnée, je prends la place del'aînée et discute avec les acteurs qui ont le même âge que moi comme s’ils étaient mes parents. Matentative : démonter un à un les arguments, les statistiques faussées énoncées par Miss Télé; qui seremet à débiter de plus belle, plus fort! Dans l’émotion, difficile de former des phrases qui se tiennent etd'adopter un ton ni trop violent, ni trop conciliant. Mais j’arrive à me mettre suffisamment en situationpour ne pas avoir envie de rire. Éprouvant! Applaudissements. Un autre monte sur scène, éteint la télé.Qui se rallume, s’éteint à nouveau. Un militant associatif monte et propose aux parents de rejoindreCasseurs de pub… pour eux, difficile de faire le grand écart! Chapeau aux acteurs qui arrivent à resterbornés dans leurs convictions et savent réagir « à chaud » aux idées des spectateurs !

Homophobie ordinaire Des personnages « vrais », ni noirs, ni blancs, avec leurs désirs cachés, leurs peurs, leurs œillères, quirendent toute situation complexe - comme dans la seconde pièce, sur un instituteur homosexuel à quil’école entend retirer la responsabilité d’emmener les enfants en classe de mer. Graffitis, petits mots,articles dans la presse donnant la parole aux parents qui craignent le pédophile, il lui faut être muté, «pour son bien ». Malgré des collègues sympathiques, mais à la vie sans doute plus « normale ». Quefaire pour le soutenir ? Organiser une réunion et expliquer ? Diffuser une pétition ? Travailler au corpsla directrice, « qui n’a rien personnellement contre l’homosexualité »?

Face à la violence directe La soirée s’achève et j’ai besoin d’aller plus loin. De revenir le lendemain, face à une pièce de la célèbrecompagnie indienne Jana Sanskriti, « Shonar Meye », sur les droits de la femme avant, pendant et aprèsle mariage. Jouée en langue locale, heureusement que la pièce est très visuelle, voire chorégraphiée.Petite, la fille doit aller au puits, le garçon est laissé en paix. Mais cette fille-là a envie de faire sesdevoirs à l’école. Le père s’énerve et, plus tard, finit par la marier à un homme inconnu. Tout en sesaignant pour sa dot, il la laisse à une famille qui l’ausculte comme du bétail (les dents, les yeux, etc.).Dernière scène : le riz qu’elle a préparé est trop chaud, elle se fait battre par son mari, à côté de sesvoisins. Rude. Je remonte sur scène pour jouer la carte de l’éducation. Assise en train de lire, je me faisinterrompre par mon « père » : « non, je n’irais pas au puits, j’ai des choses à faire avant. »

Quand les paysans indiens font du théâtre En 1985, dans un petit village des Sunderbans, la forêt bengalie, un petit groupe se réunit pour essayerd’utiliser le théâtre comme outil de transformation sociale. Après une formation menée sur place parune équipe française en 1991, le Jana Sanskriti devient le premier groupe en Inde à pratiquer le théâtre

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de l’Opprimé d’Augusto Boal de manière intensive. La majorité des équipes est composée de paysans etde paysannes qui dépendent de leur travail quotidien pour vivre. Jouer régulièrement à l’intérieur et auxalentours de leurs villages, organiser des ateliers de théâtre s’engager dans le débat public puis dans desactions concrètes : tout cela est pour eux un véritable engagement associatif et militant. Leur but : «l’extension de la démocratie à toutes les sphères de la société, de la famille à l’État.» Aujourd’hui, Jana Sanskriti est un véritable mouvement regroupant plus de 1000 actrices et acteurs,principalement au Bengale (État de Calcutta) où réside l’équipe principale, mais également dans neufautres États indiens (environ 60 troupes !) Le temps d’être traduit au micro, je vois débouler à 2 cm demon nez, une bouille en colère qui me crie dessus en indi. Là, il faut négocier, version équitable : cettefois-ci, mon frère y va ; la prochaine, c’est moi. Le « père » ne démord pas, il faut prendre son courageà deux mains et expliquer qu’en faisant des études, je pourrais aussi l’aider financièrement – stratégie,stratégie… Pour la scène finale, je n’ai pas le cœur. Plusieurs tentatives se succèdent : interpeller lesvoisins qui trouvent ça « normal » et ne se mêlent pas, s’opposer…Mais toutes se soldent par une mêmesolution : partir. Intervention du metteur en scène indien : en Inde, c’est socialement impossible. Alorsque faire ? Étonnante, la dernière fille à se frotter à la violence du « mari », prend le parti du « monchou, tu t’es brûlé » et l’embrasse avant qu’il n'aie le temps de penser à la battre. Surpris, l’acteur indienest totalement désarçonné. Et le public français peut souffler en riant.

Raquel Hadida10.03.2008

Photos: TOP théâtre de l'opprimé- Compagnie En-vie de Lille© Raquel Hadida

Pour en savoir plus sur le théâtre de l’opprimé

Pour participer:Dans le Nord, T’OP théâtre – En Vie ( [email protected] ; 03 20 54 16 33) organise desateliers, mais aussi un stage du 1er au 4 mai 2008.

En région parisienne, à Antony, Compagnie théâtrale NAJE - Nous n’abandonnerons jamais l’espoir : 0146 74 51 69.

Stage à Montreuil (93) avec Augusto Boal les 21, 22 et 23 mars, organisé par le Groupe du théâtre del'opprimé-Paris : [email protected].

Théâtre-forum à Amiens le mardi 26 mars à 20h00:"Vies communes en résidence universitaire" Av. Paul Claudel Campus Bailly, Bâtiment B.

Jana Sanskriti sera en visite en France en juin.