Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8...

26
Le temps de vivre et le temps de mourir Pour une fin de vie et une mort non-violentes JOëLLE RANDEGGER

Transcript of Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8...

Page 1: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le temps de vivre et le temps de mourir

Pour une fin de vie et une mort non-violentes

Le temps de vivre et le temps de mourirPour une fin de vie et une mort non-violentes

&

Photo de couverture : © Dmitry Naumov - Fotolia.com

12,50 eurosLe temps de vivre

et le temps de mourirISBN 978-2-35479-214-5

Imprimé en France

&

Joëlle RANDeGGeR

joëL

Le R

ande

ggeR

Le te

mps

de

vivre

et l

e te

mps

de

mou

rir

9 782354 792145

Joëlle RANDeGGeRJoëlle Randegger est médecin pédiatre. Elle s’est consacrée en Afrique et en France aux enfants gravement malades : malnutrition, infections, cancer, Sida, tout en menant des recherches sur leur qualité de vie. Engagée dans son Eglise, elle a enrichi ses connaissances scientifiques par un cursus théologique. Ses dernières publications révèlent son attention aux souffrances et aux besoins des familles contemporaines, prenant en compte toutes les dimensions de l’être humain, y compris sa spiritualité.

De nombreux protestants sont devenus des militants du droit de mourir dans la dignité et dans la liberté, justifiant la mort choisie par suicide assisté ou euthanasie encadrée. D’autres se révèlent beaucoup plus prudents sur une modification des lois actuelles, les estimant suffisantes, mais très mal appliquées.

Cependant, ces opinions et ces convictions sont tout sauf binaires. Elles se sont construites à partir d’expériences ancrées dans l’histoire de chacun, beaucoup plus qu’à travers des raisonnements, des injonctions éthiques, des concepts philosophiques ou religieux. C’est pourquoi les deux courants ont souvent tant de mal à s’écouter.

À partir de son expérience de pédiatre et de recherche en aumônerie, l’auteur expose son choix et interroge le lecteur sur le sien. À l’aide de ses outils de compréhension et de ses sources spirituelles, elle permet à chacun de mieux comprendre le point de vue d’autrui, même s’il est à l’opposé du nôtre.

5_LeTempsDeVivreEtLeTempsDeMourir_Cv_28iii14.indd 1 28/03/14 17:41

Page 2: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

JoëLLe RANDeGGeR

Le temps de vivre et le temps de mourir

Pour une fin de vie et une mort non-violentes(ou Réponse à mes amis tentés par un geste létal)

CONVICTIONS & SOCIÉTÉ

Page 3: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Collection Convictions &Société dirigée par Rémy Hebding

© 2014, Éditions OlivétanB.P. 446469241 Lyon Cedex [email protected] 978-2-35479-214-5Dépôt légal 2e trimestre 2014

Page 4: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Préface

La vie est trop courte pour lire de mauvais livres. Qui ne souscrirait pas à une telle affirmation ? Elle est aujourd’hui d’autant plus pertinente lorsqu’il s’agit de se documenter, de s’informer et de réfléchir aux questions ultimes concernant la vie, la nôtre et celle de nos plus proches, dans leurs commencements et leurs fins.

Lectrices, lecteurs ! D’emblée vous recevrez une invitation salutaire de l’auteure. Invitation à une lec-ture active où seront convoqués vos expériences entre passion et raison, ainsi que vos capacités d’écoute et de discernement. Comment entendre d’autres points de vue que les nôtres ? Il ne s’agit pas de renoncer à son propre point de vue, mais au contraire de l’appro-fondir, voire de le nuancer pour rentrer en dialogue.

En effet, en abordant ces questions à haute réso-nance existentielle, nous avons beaucoup à gagner en sagesse à en percevoir les nuances. La clarté du pro-pos a déjà en-soi valeur thérapeutique, au moment où règne dans les débats d’actualité une grande confusion dans le vocabulaire utilisé. Chacun utilise les termes « valise » qui recouvrent pourtant des réalités très dif-férentes. Nous avons d’urgence besoin de prendre le

Page 5: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le temps de vivre et Le temps de mourir8

temps de réfléchir et de débattre dans la dignité. Cet ouvrage y contribue.

L’auteure, Joëlle Randegger, est une personne engagée.

Une personne engagée pour la vie dans tous les sens possibles de l’expression. Au premier sens, enga-gée avec conviction pour tout ce qui est favorable au déploiement de la vie, son épanouissement, avec détermination contre tout ce qui l’empêche et l’en-trave – notamment dans les pays d’Afrique où elle a exercé de nombreuses années où l’on a le sentiment que l’absurde et l’injuste se conjuguent pour défaire les vies, et où le malheur semble s’acharner sans raison sur des victimes choisies au hasard.

Au second sens ensuite : engagée pour la vie dans la durée, tout au long de sa vie professionnelle et per-sonnelle, avec persévérance et espérance.

Pour cette réflexion, Joëlle Randegger, s’appuie sur un fait largement reconnu : les lois actuelles concernant la fin de la vie sont trop mal connues et trop peu appliquées. Avec elle, nous sommes bien obligés de constater que de nombreuses souffrances de personnes en fin de vie pourraient être évitées, des douleurs calmées. Malgré la disponibilité et la com-pétence des équipes soignantes, notamment dans les unités de soins palliatifs, il est encore trop fréquent de recevoir le témoignage de proches et d’accompa-gnants témoins effarés de la terrible absence de parole « en vérité » de certains médecins. Ils exercent pour-tant dans des établissements de soins modernes équi-pés de plateaux techniques performants. Mais, on l’a bien compris, il ne s’agit pas seulement de technique, mais de présence et d’écoute attentive, cela demande

Page 6: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Préface 9

du temps et de la disponibilité. On ne change pas les mentalités par des lois et des décrets…

Joëlle Randegger participe par cet ouvrage à la qualité de la discussion et des débats. Son travail est en effet fondé sur trois approches différentes et complémentaires :

Premièrement, elle rend compte de ses présuppo-sés, anthropologiques et théologiques, qu’on les par-tage ou non. Autrement dit, elle énonce clairement quelles sont ses représentations de l’homme et de Dieu. Aujourd’hui, beaucoup d’auteurs n’explicitent pas leurs présupposés, comme s’il s’agissait d’évi-dences largement partagées. En abordant un thème aussi sensible, cela semble pourtant une base incon-tournable pour permettre le dialogue.

Deuxièmement, en s’interrogeant sur ces ques-tions ultimes, Joëlle Randegger, dont l’expérience seule de médecin lui permettrait de prendre part au débat, ne se cantonne pas dans un savoir aussi étendu et riche soit-il. Au contraire, elle se risque encore sur des « terres inconnues » en faisant appel à d’autres expériences et à d’autres formes du « savoir » : celui des petits patients qu’elle a accompagnés et soignés et de leurs parents – leurs mères souvent. En relatant des « récits de vie », elle nous dit une autre vérité, celle qui est révélée par la présence à l’autre en « vies à vies ». « L’écoute est première » nous rappelle-t-elle.

Troisièmement, Joëlle Randegger, ne s’est jamais installée dans le confort qu’apporteraient les certi-tudes jamais remises en question. Au contraire, tant sur le plan médical que théologique elle a fait sienne

Page 7: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le temps de vivre et Le temps de mourir10

la posture du chercheur, toujours en quête, toujours en chemin. Ses expériences sont analysées, question-nées. Ses synthèses singulières sont réinterrogées sans cesse par de nouvelles expériences. En rendre compte lui permet de ne pas s’enfermer dans un système clos sur lui-même. Sur le plan théologique, en revi-sitant et en questionnant le rapport entre Ecriture, Enseignements ecclésiaux et Expériences, elle nous aide par sa démarche même, sans jamais renoncer à aborder les questions les plus difficiles, à discer-ner entre ce que nous croyons, ce que nous croyons croire et ce que nous croyons vraiment à l’épreuve des rencontres.

Au cœur de son ouvrage, Joëlle Randegger, aborde et développe la notion de « besoins fondamentaux », besoins de l’âme ou besoins spirituels. C’est un des aspects originaux de la recherche qu’elle conduit depuis des années. Elle en développe ici des conte-nus concrets avec de nombreux exemples tirés de l’expérience. Elle en souligne la pertinence dans les situations de fin de vie. Est-il utile de préciser que ces besoins et la manière de les entendre nous concernent tous, malades ou bien portants, quel que soit notre âge ?

Nous vivons dans l’ici et maintenant de nos exis-tences, dans ce présent vif, comme le dit si bien Paul Ricœur, qui est le présent de l’attention, de l’initia-tive : entre une capacité d’attendre, de désirer, tour-née vers le futur. Et une capacité de se souvenir, de recueillir le passé qui est la mémoire : maintenant je fais, maintenant, je vois, maintenant, je suis.

Cette perception du temps est décisive quand nous abordons la question de la fin de vie. En effet, la per-ception du temps, des priorités ne sont pas les mêmes

Page 8: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Préface 11

lorsque c’est le temps de vivre et lorsque ce sera le temps de mourir.

L’auteure insiste sur l’importance de la recon-naissance et de l’écoute des besoins fondamentaux. En même temps, elle nous rend attentifs au fait que personne ne peut connaître les réponses aux besoins de ceux que nous accompagnons. En revanche, nous pouvons être présents, à l’écoute. Quand la vérité d’un sujet parle, elle peut être entendue, car la vie se donne d’une manière toujours espérée mais souvent inattendue.

Dans la dernière partie de son ouvrage, Joëlle Randegger partage ses convictions et nous conduit dans une méditation personnelle sur les textes bibliques de la Passion. Méditation nourrie et enrichie par l’expérience d’accompagner des hommes, des femmes et des enfants à la fin de leur vie.

Nous sommes là, chacun, convoqués au silence de l’écoute afin de laisser la force et la vérité de ces textes résonner en nous et, si c’est donné, recevoir dans ces récits destinés à tous, une Parole pour chacun.

Claude Levain Professeur de théologie, Faculté de Théologie protestante, Montpellier

Page 9: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

1

Le fil rouge et noir de ma vie

Proposer une énième réflexion sur la fin de vie, un énième pavé dans la mare du débat médiatique, politique et religieux : pour ou contre l’euthanasie et le suicide assisté… Qui suis-je pour oser me fau-filer parmi ceux qui ont déjà exprimé des points de vue finement argumentés, aboutissant au rapport de la commission présidée par Didier Sicard et à l’avis du Comité National Consultatif d’Ethique ? Mais le débat reste ouvert, permettant que chaque Français s’exprime et donne son avis avant que la loi soit amendée ou complétée. Au sein de l’Eglise protestante Unie que je considère comme ma famille de pensée et de foi, il est, depuis la déclaration du Synode National à Lyon en mai 2013, plus que jamais d’actualité. Beaucoup de mes coreligionnaires, en effet, sont devenus des militants du mourir dans la dignité et dans la liberté, justifiant la mort choisie par suicide assisté ou euthanasie encadrée. D’autres, dont je suis, se révèlent beaucoup plus prudents sur une modification des lois actuelles, les estimant suf-fisantes mais très mal appliquées, au risque d’être

Page 10: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le temps de vivre et Le temps de mourir14

accusés d’immobilisme voire de rétrogrades par le camp d’en face.

J’estime cependant que ces opinions et ces convic-tions sont tout sauf binaires. Elles se sont construites à partir d’expériences ancrées dans l’histoire de cha-cun, beaucoup plus qu’à travers des raisonnements, des injonctions éthiques, des concepts philosophiques ou, pour les chrétiens, une interprétation de textes bibliques. C’est pourquoi les deux courants d’opi-nion ont tant de mal à s’écouter et à ne pas lancer d’anathèmes contre l’autre. Pourtant, comme dans la controverse sur le mariage de deux personnes du même sexe1, je désire relever le défi dans ce nouvel essai. A partir d’une expérience de médecin d’enfants et de recherche en aumônerie, j’exposerai ma propre position et je répondrai de façon respectueuse à mes amis du courant opposé, à l’aide de mes outils de compréhension et de mes sources de méditation. Et j’invite par la même occasion mes lecteurs à se poser les questions : « Vers où ma sensibilité profonde, mon intuition me portent-elles dans ce débat ? Et quelles sont les expériences frustrantes ou au contraire grati-fiantes qui me poussent à adopter cette position ? Et comment puis-je les appréhender, les dépasser pour pouvoir comprendre le point de vue d’autrui, même s’il est à l’opposé du mien ? »

Pour la pédiatre que je fus, ce sujet a été pour moi beaucoup plus qu’un débat, beaucoup plus qu’une opinion politique ou religieuse : il a constitué l’un des fils les plus solides de la trame de ma vie, une vie où la mort n’a cessé d’entrecroiser ses sombres nuances avec les couleurs vives des jours heureux. J’ai subi plusieurs

1 J. RANDEGGER. Le mariage dans tous ses ébats. Lettre à une amie « psy » et « catho ». Une voix protestante. Olivétan, 2013.

Page 11: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le fiL rouge et noir de ma vie 15

deuils familiaux et amicaux, mais j’ai surtout choisi par ma profession de mener des luttes incertaines au chevet d’enfants atteints de maladies graves. Entourée et soutenue par les équipes soignantes, j’ai entendu l’angoisse et les plaintes de leurs parents, de ces mères orphelines qui, telle Rachel, « pleurent leurs enfants et ne veulent pas être consolées, car ils sont morts »2. Fréquenter ainsi l’ultime cours de jeunes existences inaccomplies et l’extrême douleur de leurs proches, demande de rester debout, sans revêtir une carapace d’insensibilité ni se laisser entraîner dans le gouffre de la désespérance. La mort est venue à ma rencontre, non pour me narguer ni pour me menacer, mais pour m’interroger sans cesse. Mystérieuse : « Comment me vois-tu, moi, la mort : faucheuse de vie, bouche d’ogresse ouverte sur le néant ou accoucheuse d’une vie nouvelle ? » Rationnelle : « Suis-je l’ennemie à fuir ou à combattre ou le repos bienheureux d’un corps souffrant ? » Orgueilleuse : « Qui es-tu pour t’oppo-ser ainsi à moi, avec tes pauvres forces et ton savoir limité ? » Défaitiste : « Lorsque tout semble perdu pour l’enfant que tu soignes, pourquoi poursuivre ce combat douteux ? » Railleuse : « Et si tu cessais un jour de te croire investie du salut du monde ? » Insistante : « Quelles paroles, quels gestes de vérité et d’amour vas-tu poser dans ce moment de l’agonie où le temps s’étire trop lentement pour celui qui aspire à la délivrance et se télescope pour ceux dont l’appétit de vivre n’a jamais faibli ? » Et, dans un grand cri, la question lancinante, terrible : « Où est ton Dieu qui voit souffrir ainsi ceux qui te font confiance et dont l’espoir sera déçu ? ».

2 Matthieu 2.18

Page 12: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le temps de vivre et Le temps de mourir16

Alors le débat entre partisans de l’euthanasie et ceux du laisser mourir me semble bien réducteur, empoisonné par les souvenirs des atrocités nazies, assombri par des partis pris politiciens et rigidifié par des positions religieuses. N’étant pas juriste et vivant dans un pays que j’estime dirigé de façon démocra-tique et intelligente, malgré – et aussi grâce à – toutes les critiques qui peuvent être faites à nos gouvernants et à nos députés, je prends le risque de faire confiance aux législateurs pour évaluer le bien fondé, mais aussi les dérives possibles, d’une loi destinée à apaiser les passions et à encadrer les pratiques. Mais quelles qu’en soient ses modalités, cette loi ne réconciliera jamais l’ensemble des Français ni ne résoudra la totalité des situations individuelles. Et surtout elle ne libérera per-sonne des questions existentielles liées à notre fini-tude et ne dispensera personne de sa responsabilité face à la souffrance et à la mort d’autrui… Ce débat se présente à mes yeux comme un leurre qui fait en réalité écran à nos angoisses, à notre impuissance, à notre peur de souffrir et de mourir, dans un contexte de vide de sens et de désespérance. La tentation pro-méthéenne de maîtriser la vie et la mort sous-tend les revendications des militants de la cause euthanasique alors que le dogmatisme d’un prêt-à-penser moral et religieux esquive le risque de la confrontation avec la souffrance insensée, à laquelle aucune excuse ni aucun sens ne peuvent être donnés.

Entre ces deux limites s’ouvre à moi un espace de parole, de témoignage, de souvenirs et de réflexions qui vient apporter des nuances et avouer aussi avec humilité mon ignorance sur ma propre mort, pour mieux poursuivre ma route, à l’écoute de ceux qui m’ont précédée, même encore très jeunes, sur ces der-nières marches de l’existence…

Page 13: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le fiL rouge et noir de ma vie 17

La mort des enfants

J’ai fréquenté la mort des enfants de près, de beau-coup trop près, au risque de me perdre, durant toutes mes années africaines. Vingt ans durant lesquels la pauvreté et l’ignorance des petits, la négligence et l’in-différence des puissants se sont conjuguées pour lais-ser se perpétrer le massacre des innocents à l’échelle mondiale, dans le silence général des décideurs de la planète. Le combat que j’y ai malgré tout mené, forte de l’idéalisme et de l’énergie de ma jeunesse, fut par trop inégal. Médecin aux mains nues, mon diplôme de pédiatre en poche et mon stéthoscope autour du cou, je ne disposais que de mon savoir universitaire et de quelques dizaines de médicaments essentiels, pour faire face à la déferlante des maladies infectieuses et parasitaires qui tuaient – et qui tuent encore – chaque année près d’un million d’enfants dans le tiers-monde. Des services de pédiatrie et de néonatalogie délabrés, du matériel médical obsolète, des administrateurs cor-rompus, des femmes usées par des grossesses répétées et des travaux ménagers harassants, des files d’attente interminable aux consultations, le tableau était aussi sombre qu’une nuit sans lune. Mais dans ce cas, on s’attaque au plus pressé et on ne prend pas le temps de la réflexion : évaluer les ressources disponibles, com-mander du matériel et des médicaments, vacciner le plus grand nombre, traiter avec ce dont on dispose, instruire les familles, convaincre les responsables, former les soignants et les étudiants, réhabiliter des bâtiments, organiser la lutte contre la malnutrition et surtout tenter de desserrer les freins et de contourner les tabous auxquels je me heurtais comme un oiseau dans une vitre.

Page 14: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le temps de vivre et Le temps de mourir18

La mort se rappelait toujours à moi, je ne pouvais l’oublier car elle passait chaque nuit réclamer son dû parmi les moins résistants de ces petits qui étaient confiés à mes soins. Mais je n’avais pas le temps de m’y appesantir. « Trop tard, me disais-je, ils sont venus me consulter trop tard, mais, allons, courage, il n’est pas trop tard pour les vivants. Que puis-je faire encore pour eux, qu’entreprendre pour les garder en vie ? ». Et la ronde des tâches urgentes recommençait, jusqu’à épuisement. Comment dans ces conditions, ne pas voir la mort comme ma plus chère ennemie, celle qu’il faut combattre jusqu’au bout, à laquelle je pouvais, malgré tout, par mes modestes soins, arra-cher quelques-uns de ceux sur lesquels elle avait jeté son dévolu ?

Mais lorsque le sida fit son apparition, dans les années 80, mon service s’emplit de centaines d’en-fants au corps émacié, le souffle court et la peau cou-verte de plaies suintantes. En quelques semaines, je voyais s’éteindre une à une les petites flammes de leur courte, trop courte existence. Je compris alors qu’au-cun de mes efforts solitaires ne pourrait venir à bout de cette épidémie et je pris la décision de rentrer en France, pour témoigner de ce que j’avais vu et pour, peut-être, participer à la lutte autrement, en tout cas moins seule et démunie que je ne l’étais dans ce der-nier poste au Congo.

Très vite je m’intégrai dans une équipe hospita-lière à Paris puis à Montpellier, ce qui me fit côtoyer la mort d’une tout autre façon. Dans une structure appelée « hôpital de jour » étaient suivis des enfants atteints de leucémie, de cancer, de sida et autres mala-dies potentiellement mortelles. Mon travail consis-tait à les accueillir avec leurs parents, les examiner, organiser le planning des soins et préparer le retour à

Page 15: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le fiL rouge et noir de ma vie 19

domicile, en collaboration avec les médecins hémato-logues responsables des protocoles et de la recherche.

En vingt ans d’éloignement, les techniques de soins étaient devenues de plus en plus sophistiquées et efficaces. Mais la prise en charge de la douleur et des symptômes gênants de la fin de vie était, au début des années 90, encore balbutiante en pédiatrie. Jusque-là, leur intensité chez les enfants se heurtait à un déni généralisé des médecins et de la société. La morphine était proscrite par peur d’effets secondaires tels que la dépression respiratoire ou l’accoutumance. Les injec-tions et les prélèvements de sang, de liquide céphalora-chidien ou de moelle osseuse étaient souvent réalisés « à cru » sans aucune prémédication, même lorsqu’ils nécessitaient trois ou quatre personnes pour immobi-liser la « victime »… Quant à l’accompagnement de la fin de vie des enfants dont la maladie échappait aux traitements, il était officiellement confié à un pédo-psychiatre. Mais en l’absence de soins à visée antal-gique et symptomatiques, cette « phase terminale », selon le jargon en vigueur, suscitait dans les équipes une énorme culpabilité et des non-dits générateurs de conflits et d’une agressivité incontrôlable, mêlée de lutte des classes et de rivalités féroces.

Comprenant qu’on ne pouvait rester dans le déni des douleurs et des souffrances éprouvées par les enfants sous prétexte qu’elles nous renvoyaient, nous les médecins, à l’échec, à l’insupportable et à l’innom-mable, j’ai sollicité et eu la chance de pouvoir partir me former auprès de collègues parisiens de diverses spécialités, dont la pédopsychiatre Annie Gauvain-Picard qui commençait à être connue pour ses travaux remarquables concernant les soins aux enfants brûlés. Cette formation et les rencontres avec ces praticiens militants m’ont incitée à nouer dans ma région des

Page 16: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le temps de vivre et Le temps de mourir20

contacts avec des associations et des réseaux d’accom-pagnement de personnes atteintes de maladies graves et mortelles. Je cite avec reconnaissance le travail du CRERSI3, fondé par mon amie et collègue Martine Siffert4 et un groupe de soignantes, qui avaient pour but de favoriser la recherche en soins infirmiers et de soutenir les malades atteints de cancer et de sida.

Responsable à part entière du suivi des enfants et des familles concernées par le VIH/SIDA, j’avais constitué pour me seconder et m’aider dans mes prises de décision une petite équipe pluridisciplinaire, com-posée d’une psychologue, d’une assistante sociale et de puéricultrices. J’avais également impliqué des cor-respondants dans les services de Protection Maternelle et Infantile de la région au sein d’un réseau ville-hôpital pédiatrique. Celui-ci permettait d’aborder les multiples aspects de la prise en charge de ces familles, confrontées à l’exclusion, au secret et à la perspec-tive d’une mort inéluctable à l’époque, pour l’un ou plusieurs des membres de la même famille. Les mili-tants de la lutte contre le SIDA au sein d’Arcat-SIDA, Aides, Envie m’ont également stimulée et encouragée à progresser. J’ai pu ainsi prendre à bras le corps la tâche d’écouter les plaintes et la souffrance, d’éva-luer leur intensité, puis de trouver les moyens d’atté-nuer la douleur, d’adoucir les nuisances, de renouer le dialogue, bref de rendre à mes petits patients une qualité de vie acceptable, jusqu’au bout. Et dans ce domaine, j’ai eu l’immense satisfaction de voir aboutir un certain nombre de travaux de recherche auxquels j’avais activement participé. Aujourd’hui, le SIDA de

3 CRERSI : Communiquer, Respecter, Écouter, Réfléchir, Soutenir, Informer : association de bénévoles d’accompagnement de personnes en fin de vie, Montpellier.4 Martine SIFFERT, Soigner la vie, Seli Arslan, 2002.

Page 17: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le fiL rouge et noir de ma vie 21

l’enfant est en passe d’être vaincu. Les bébés de mère séropositive sont protégés de l’infection et les enfants atteints reçoivent des traitements qui leur permettent de vivre et de grandir aux côtés de leurs camarades de classe et comme eux, atteindre l’âge adulte et ses responsabilités.

Je ne peux achever cette brève description de mon parcours aux côtés des enfants mourants et des parents endeuillés sans mentionner l’appel qui me fut adressé par Claude Levain, alors aumônier du CHU de Montpellier, pour que je vienne travailler à ses côtés dans la commission d’aumônerie et auprès de l’équipe de visiteurs qui s’était constituée pour le seconder. Cet engagement qui s’est prolongé pendant presque vingt ans, a été pour moi un lieu d’enrichis-sement et de cohérence incomparables : enfin la foi et la science ne s’opposaient plus, au contraire elles exerçaient l’une sur l’autre une magnifique synergie. Mon premier ouvrage Frémissement de l’aube, rédigé durant ces années-là, en est le témoin…5

Pédiatrie, théorie des besoins et spiritualité

Les équipes de pédiatrie au service de la vieLe débat actuel qui consiste à décider de la légiti-

mité d’une modification de la loi Léonetti en faveur d’un raccourcissement volontaire de la fin de vie, m’objecterez-vous, concerne peu les pédiatres. Avec l’augmentation de l’espérance de vie, il se pose essen-tiellement pour les personnes très âgées et pour toutes celles, de plus en plus nombreuses, atteintes d’une maladie cancéreuse ou neurologique. A l’heure de

5 J. RANDEGGER. Frémissement de l’aube. Paroles de vie et de souffrance pour un temps d’espérance. Aquarelles de Henri LINDEGAARD. Olivétan, 1999.

Page 18: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le temps de vivre et Le temps de mourir22

l’individualisme, de la vitesse et l’efficacité, valeurs phares d’une vie réussie, la dépendance, le handicap profond et l’intensité de la souffrance physique et morale sont, pour le malade et pour son entourage, empreints de tant d’absurdité que le seul désir pour-rait être d’en finir au plus vite avec cette phase dou-loureuse de l’existence. La nature est aujourd’hui si modelable par la technique, dans tous les domaines et à chaque instant de notre vie, qu’il est devenu impen-sable de la laisser agir à sa guise. Mais à l’inverse nous nous en sentons esclaves, en prenant conscience de notre instrumentalisation. La question est donc de savoir à quelles fins nous utilisons ces moyens extra-ordinaires issus de notre intelligence et de notre inventivité, comment ils peuvent aider l’homme à atténuer ses souffrances et quelles limites nous devons accepter pour agir dans le respect de chaque individu mais aussi de la communauté humaine. Ces questions concernent tout homme mais tout particulièrement médecins et soignants dont la vocation première est d’être au service de la vie, d’une vie de qualité, dans toute sa beauté et sa fragilité.

Dans une France où la mortalité infantile s’est effondrée depuis cinquante ans, pour se situer dans les taux les plus bas de la planète, on pourrait croire que la confrontation avec la mort de l’enfant représente un événement trop exceptionnel pour permettre aux pédiatres d’entrer dans le débat national avec perti-nence et autorité. Pourtant, en interrogeant plusieurs de mes collègues hospitaliers, je me permets d’affir-mer qu’aucun d’entre nous n’a été épargné par l’an-nonce aux parents d’un diagnostic de maladie grave ou de handicap sévère, par l’arrivée aux urgences ou en salle d’accouchement d’un bébé en état de choc ou de mort apparente, par l’accompagnement de familles

Page 19: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le fiL rouge et noir de ma vie 23

touchées par le cancer, le sida ou la myopathie d’un de leurs enfants ou par l’évolution fulgurante d’une méningite ou d’une septicémie. Chaque fois, l’événe-ment suscite une très forte charge émotionnelle de l’équipe en même temps qu’il sollicite de nous des décisions rapides, ajustées et efficaces, qui ne doivent pas empêcher l’écoute, l’information et la consolation de l’entourage. Bien sûr, les équipes d’urgence et de réanimation, de néonatalogie et d’oncologie pédia-trique acquièrent rapidement une expérience et des compétences leur permettant d’aborder ces situations dramatiques avec la concentration et l’intelligence nécessaires. Je parle « d’équipe » car lorsque chaque membre est à sa place, les dialogues, les gestes et les prescriptions s’ordonnent dans une chorégraphie bien huilée qui donne à chaque instant son comptant de décisions et à chaque détail son importance. Ainsi, le combat conduit-il le plus souvent à la victoire de la vie sur la mort, ou tout au moins à l’atténuation de la souffrance et de l’anxiété.

L’annonce de la maladie graveMais le médecin se retrouve seul face à l’enfant et

sa famille lorsque sa démarche diagnostique et son intuition lui font prévoir que la mort aura le dernier mot ou que le handicap est si lourd que la vie ne sera plus qu’un souffle dans un corps mutilé. Le pouvoir ou l’autorité dont il est investi par son savoir et par sa position institutionnelle lui semblent alors bien déri-soires, et seules son empathie et ses ressources inté-rieures peuvent lui permettre, sans fuir ni s’effondrer, le face à face avec le visage des parents défigurés par la douleur, la colère ou l’incompréhension. Alors sur-viennent toutes les questions que les débats récents ont permis d’exprimer à haute voix dans un large

Page 20: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le temps de vivre et Le temps de mourir24

public mais que les équipes hospitalières se posent depuis toujours : que dire, quels mots employer pour annoncer la nouvelle qui, comme une bombe, va désintégrer chaque membre de la famille ? A-t-on le droit de stériliser tout espoir et à quel moment faut-il y renoncer ? Quels soins mettre en œuvre en atten-dant l’échéance : curatifs, palliatifs, psychologiques, spirituels ? La prise en charge de la douleur aiguë et chronique est primordiale mais beaucoup d’autres symptômes et besoins retiennent aussi l’attention : nourriture et hydratation, prévention des escarres et de la constipation, fatigue musculaire, troubles respi-ratoires, anxiété et troubles du sommeil, etc. Jusqu’à quelle limite poursuivre les techniques de réanimation et d’alimentation artificielle ? Quelles explorations demander qui soient encore utiles et le moins doulou-reuses possible ? Sur quel réseau de soutien pouvons-nous compter et quels liens pouvons-nous mettre en place avec chacun de ses membres ? Comment ména-ger un espace de parole authentique entre l’enfant qui va mourir et ses proches qui ne peuvent admettre l’inéluctable ? Comment anticiper les circonstances du décès pour qu’il soit vécu dans le maximum de dignité et de sérénité, ou tout au moins que son trau-matisme n’empêche pas tout travail de deuil ultérieur ? Comment préserver la cohésion des équipes hospita-lières et les soutiens de proximité ?

Comment en somme, apporter à chacun des protagonistes, enfant, parents, fratrie et proches mais aussi soignants et médecins impliqués dans le compte à rebours, une réponse à leurs besoins ? Et enfin comment réagir aux très rares mais incontes-tables demandes d’euthanasie qui, malgré toute l’at-tention possible portée aux souffrances du groupe familial, finissent parfois par émerger ? Devant tant

Page 21: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le fiL rouge et noir de ma vie 25

d’incertitudes, le coordonnateur des soins comprend vite que chaque cas ne ressemble à nul autre, que chaque membre de l’équipe, aussi « professionnel » soit-il, éprouve devant un tel drame des ressentis fai-sant écho avec son histoire personnelle et enfin qu’il agit à l’intérieur d’une configuration sociale et légale, potentiellement conflictuelle. Il n’a ainsi aucune chance d’agir avec justesse, s’il ne partage pas ses interrogations avec son patient, la famille proche et son équipe.

Deux questions essentiellesJe ne me propose pas, dans cet opuscule, de

répondre à chacune de ces interrogations. Les manuels de soins palliatifs, de nombreux articles scientifiques ou des revues ouvertes au grand public, des romans aussi les ont abordées et je renvoie mon lecteur à cette recherche foisonnante et aujourd’hui bien documentée.

Je désire seulement développer les deux dernières questions :

– J’aborderai, par quelques exemples cliniques, le sujet délicat des demandes d’euthanasie et des tout derniers instants en pédiatrie. Dans les débats actuels, cet aspect est en effet très peu présenté. Au cours de la journée organisée par la commission présidée par Didier Sicard à Montpellier, la fin de vie des enfants n’a été mentionnée ni dans les groupes du matin ni dans le débat général de l’après-midi, si ce n’est l’intervention que je me suis autorisée à faire, peu avant la clôture de la séance.

– Je consacrerai un autre chapitre à la question des besoins fondamentaux, car leur écoute est deve-nue une grille de lecture indispensable pour ma

Page 22: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le temps de vivre et Le temps de mourir26

pratique, ma réflexion et ma prière. Formée par de grands humanistes tels que Robert Debré, Clément Launay et Alfred Rossier, nourrie de la pensée d’éminents prédécesseurs – Françoise Dolto, Albert Schweitzer, Paul Tournier – dans le droit fil de la « médecine de la personne », j’ai fondé ma pensée sur une anthropologie tri-nitaire, corps âme et esprit. Je distingue ainsi les besoins du corps nécessaire à notre subsis-tance physique, de ceux de l’âme (du terme « anima », ce qui nous met en mouvement). Ce mot ambigu désigne ici les émotions, les senti-ments et l’intelligence et s’applique ainsi à notre dimension psychoaffective, celle qui construit notre « personnalité ». J’y ajoute ceux de l’es-prit (ou spirituels), en lien avec ce qui en nous est inspiré, ce qui vient du souffle de l’Esprit ou de l’Univers. Ces derniers ont trait à nos aspirations les plus profondes, celles de notre « essence » ou de notre intériorité : l’intuition, l’émerveillement, l’amour compassionnel, le pardon, la libération de la peur, le sens de la vie. L’harmonie et l’équilibre des satisfactions ainsi que l’accès à ses trois dimensions donnent à l’être humain toute sa cohérence et le main-tiennent dans un état de bien-être, alors que leur dissociation et leur pénurie favorisent la construction de mécanismes de défense, de névroses et de troubles du comportement. L’être entre alors dans un cycle de violence, de maladies, d’addictions et… de désir de suicide.

L’annonce d’une maladie grave, la fin de vie et l’agonie sont des temps mis à part où ces besoins universels s’expriment de façon singulière et doivent absolument être écoutés en même temps que partagés

Page 23: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le fiL rouge et noir de ma vie 27

avec bienveillance par l’entourage. On retrouve cette acuité de la demande dans les moments cruciaux de l’existence comme celui de la mise au monde d’un enfant, le coup de foudre amoureux, la mise au chô-mage ou à la retraite ou la rupture d’avec un être ou un lieu très investis. Chaque mot, chaque geste, chaque silence venant d’un autre, inconnu ou familier, comptent pour la personne à la sensibilité exacerbée et restent gravés dans sa mémoire, comme autant de sillons creusant ses plus profondes convictions.

Une réflexion approfondie sur ce sujet est déjà ouverte dans les milieux soignants, en maternité et en soins palliatifs. Je n’en veux pour preuve que le vif intérêt suscité auprès des candidats au Diplôme Universitaire « Accompagnement des souffrances en fin de vie » lorsque j’aborde cette question dans mon enseignement. A la lumière du modèle que j’ai exposé dans Parle-nous des enfants6, j’aimerais ici apporter ma pierre à cet édifice, afin de mieux comprendre à quels moments et à quels degrés de frustration se fait jour la demande d’euthanasie ou de suicide.

La dimension spirituelleTant que j’exerçais au sein d’un hôpital ou d’une

collectivité locale, il m’était difficile voire impossible de faire état de mes choix philosophiques et reli-gieux auprès de mes patients, même si je ne cachais pas à mes collègues et à ma hiérarchie mes activités au sein de l’aumônerie protestante hospitalière7. Mes recherches m’avaient conduite à approfondir les élé-ments de la qualité de vie des enfants et des familles

6 J. RANDEGGER. Parle-nous des enfants. Médiaspaul, 2011.7 J. NICOLAS. La dimension spirituelle dans la prise en charge d’un enfant. In Rencontres à l’hôpital, dir. C. LEVAIN et H. AUQUE, Réveil Publications, Olivétan 2001.

Page 24: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le temps de vivre et Le temps de mourir28

touchées par la maladie grave et par le deuil mais je n’avais pas le loisir de développer comme je l’aurais voulu les aspects liés à la spiritualité, aux croyances et aux convictions de mes patients. Ils sont pour-tant très souvent exprimés et abordés de front dans ces périodes de fin de vie où les tabous explosent et où le vide de sens devient insupportable. Mais que répondre à une adolescente atteinte d’une leucémie gravissime qui brutalement m’apostrophe : « Vous y croyez, vous, à la réincarnation, Docteur ? » ; ou à cet enfant de huit ans, atteint du Sida, dont le père appar-tenait à la mouvance pentecôtiste, qui me demande inopinément : « Et toi Docteur, tu as reçu le baptême du Saint-Esprit ? ». Pouvais-je même leur avouer que je les portais tous dans ma prière, le soir lorsqu’enfin je prenais un temps de méditation et de repos ?

La retraite a sonné la fin de mes activités hos-pitalières, en même temps que celle de mon devoir de réserve, même si je conserve comme intangibles le respect absolu de la laïcité républicaine et le droit pour chacun d’exprimer une opinion contraire à la mienne. Elle me permet aujourd’hui de faire réson-ner mes connaissances en sciences humaines avec ma spiritualité chrétienne et de témoigner ouvertement des trésors que je découvre quotidiennement dans la méditation des évangiles et dans la prière. C’est pour-quoi, en dernière partie de cet ouvrage, je me risque-rai à confier ce qui, en France et en Afrique, tout au long de ces années émaillées de centaines de décès d’enfants et d’adultes, m’a structurée et m’a donné la force de tenir le cap, comme la barque des disciples dans la tempête. Même si j’avais souvent l’impression que Jésus dormait, la tête posée sur un coussin, pen-dant que je me battais contre le vent et les vagues…

Page 25: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Table des matières

Préface, par Claude Levain ................................ 7

1. Le fil rouge et noir de ma vie ...................... 13La mort des enfants.................................. 17Pédiatrie, théorie des besoins et spiritualité ............................................ 21

2. Les demandes d’euthanasie en pédiatrie ..... 29Une époque révolue, mais pas si lointaine .................................. 29Un exemple tiré de ma pratique en Afrique ................................................ 31Deux autres témoignages ......................... 34Du début de la vie au grand âge, la même nécessité ..................................... 36Les tout derniers instants : le pouvoir des mots .................................. 38

3. Pour une fin de vie « non violente », l’écoute des besoins fondamentaux ............. 47

Souffrance ou mort : seule alternative ?...... 47

Page 26: Le temps de vivre et le temps de mourir - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782354792145.pdf · 8 Le temps de vivre et Le temps de mourir temps de réfléchir et de débattre dans

Le temps de vivre et Le temps de mourir140

Ecouter la douleur et la traiter .................. 54Les besoins du corps ................................ 58Les besoins de l’âme ................................. 62Les besoins de l’esprit ............................... 83

4. Voix protestantes ......................................... 93Du côté des pouvoirs publics et des religions ......................................... 93Opinions protestantes plurielles ................ 97

5. La Passion de Jésus, paradigme d’une fin de vie digne ................ 111

Jésus, le plus faible d’entre nous ................ 113L’accomplissement .................................... 125

Remerciements ................................................. 137

Table des matières ............................................ 139