Le système vocalique du français du Québec. De l...

19
Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LING&ID_NUMPUBLIE=LING_382&ID_ARTICLE=LING_382_0071 Le système vocalique du français du Québec. De l’acoustique à la phonologie par Pierre MARTIN | Presses Universitaires de France | La linguistique 2002/2 - 38 ISSN 0075-966X | ISBN 9782130528548 | pages 71 à 88 Pour citer cet article : — MARTIN P., Le système vocalique du français du Québec. De l’acoustique à la phonologie, La linguistique 2002/2, 38, p. 71-88. Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France . © Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Transcript of Le système vocalique du français du Québec. De l...

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LING&ID_NUMPUBLIE=LING_382&ID_ARTICLE=LING_382_0071

Le système vocalique du français du Québec. De l’acoustique à la phonologiepar Pierre MARTIN

| Presses Universitaires de France | La linguistique2002/2 - 38ISSN 0075-966X | ISBN 9782130528548 | pages 71 à 88

Pour citer cet article : — MARTIN P., Le système vocalique du français du Québec. De l’acoustique à la phonologie, La linguistique 2002/2, 38, p. 71-88.

Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France .© Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

LE SYSTÈME VOCALIQUEDU FRANÇAIS DU QUÉBEC.

DE L’ACOUSTIQUEÀ LA PHONOLOGIE

par Pierre MARTIN

Université Laval, Québec

This study has two different goals, one being descriptive, the other theoretical. To beginwith, we present the main acoustical features of all the allophones of the vowels of French fromQuebec. Twelve students (six male, six female) attending Laval University in Quebec city servedas informants. Our corpus contains nearly 2,000 vowels, taken from all environments of thespeech chain. For this purpose, 159 different words were used. The properties closely scrutinisedare length, and the value of the first two formants. Then, on a theoretical level, we attempt toshow precisely how it is useful and even necessary to carry out such an analysis in order to bet-ter understand the structural forces at hand in a phonological system.

Nous présentons ici les résultats d’une recherche récente por-tant sur le français du Québec. Notre objectif est de deux ordres :descriptif et théorique. Descriptif, car notre étude comporte uneanalyse détaillée des principaux paramètres acoustiques desvariantes phonétiques des voyelles du français du Québec. Théo-rique ensuite, car nous entendons montrer en quoi il peut êtreutile, voire nécessaire, d’avoir recours à une telle analyse phoné-tique pour bien comprendre l’état actuel de cette variété du sys-tème phonologique du français. En effet, notre intention est decomprendre et d’expliquer la dynamique phonologique des forcesstructurales en présence, à savoir les phonèmes, en nous aidantd’une analyse fine des propriétés acoustiques qui les sous-tendent.Les propriétés étudiées sont la durée et le timbre acoustique,plus particulièrement la valeur des deux premiers formants desvoyelles. On verra que, curieusement, par le biais de l’acoustiqueon peut apporter des précisions sur ce qui se passe sur le planarticulatoire et que, en considérant également les faits observés

La Linguistique, vol. 38, fasc. 2/2002

en rapport avec les données perceptives, on peut arriver à unemeilleure compréhension des tensions en présence dans un sys-tème phonologique.

Notre corpus comprend 159 mots différents, choisis pour illus-trer chaque voyelle du français, et ce, dans toutes les positions dela chaîne où l’on peut normalement rencontrer celles-ci. Or,comme on pourra le voir aisément à l’examen du corpus qui suit,ces positions diffèrent selon la voyelle. Les mots du corpus ont étéplacés en ordre aléatoire sur une liste. Les informateurs ont eupour consigne non pas de lire mais de prononcer chacun de cesmots le plus naturellement et spontanément possible. Bienentendu, comme les enquêtes ont eu lieu en chambre anéchoïque(à l’Université Laval), avec micro-tête et devant magnétophone, ilest évident que la prononciation obtenue n’est probablement pastoujours celle que les locuteurs utiliseraient dans des conversationsà bâtons rompus avec des amis. Mais cela n’enlève absolumentaucune valeur à notre analyse. Notre objectif ici a été de réunirdans une même classe tous les sons perçus comme semblables, peuimporte le phonème attendu dans le mot. Ainsi, par exemple,lorsque le /o/ de « pylône » a été perçu comme diphtongué ([ôo]),ce son n’a pas été placé dans la même catégorie d’analyse acous-tique que s’il avait été perçu comme une monophtongue ([o]), etce, même s’il s’agit en réalité du même phonème. Les deux varian-tes du même phonème ont été décrites séparément. En outre, lescas où le son produit correspondait davantage à la variante duphonème opposé ont été exclus de l’analyse acoustique, afin de nepas altérer faussement les calculs, le cas échéant. Donc, « jeûne »prononcé plutôt avec [œ], par exemple, ou « détour » prononcéplutôt avec [è] n’ont pas été considérés.

Corpus de mots

voyelles nasales (/ † 4 ã ý /)

syllabe ouverte finale syllabe ouverte non finale

1 syll. 2 syll. 3 syll. 2 syll. 3 syll.

bain lapin puritain guindé syndicatbrun défunt vingt et un lundi un balaibanc étant accident dentelle pamplemoussepont ballon pantalon tondeuse confiture

72 Pierre Martin

syllabe fermée finale syllabe fermée non finale

1 syll. 2 syll. 3 syll. 2 syll.

cinq province courtepointe pince-nezhumble défunte dans la jungle un stadetente licence avalanche mange-toutpompe éponge catacombe jonction

(orales) ouvertes (/ 1 æ /)

syllabe finale fermée syllabe finale fermée par /®/

1 syll. pattes ~ pâtes car ~ lard2 syll. attaque ~ debâcle3 syll. acrobate ~ poudre-à-pâte

syllabe finale ouverte syllabe non finale ouverte

1 syll. sa ~ chat chasseur ~ châssis2 syll. prends-la ~ matelas bateau ~ râteaux3 syll. arrête-la ~ pyjama

longue (diphtonguée) ~ brève (/aè è/)

syllabe finale fermée

1 syll. 2 syll. 3 syll.

chaîne ~ veine baptême ~ mitaines archevêque ~ cigarettespêche ~ fesse tempête ~ trompettes oxygène ~ Africainerêve ~ sèvetête ~ tète

syllabe non finale fermée

2 syll.

bêlement ~ pelleter

voyelles d’aperture moyenne (/ê œ/, /E è/, /o ô/)syllabe ouverte finale (1 syll.) non finale (2 syll.)

deux ~ de jeûner ~ jeunessenœud ~ ne jeudi ~ jetéequeue ~ que deuxième ~ neuvième

syllabe fermée finale (1 syll.)

jeûne ~ jeunefeutre ~ peuplecreuse ~ fleuve

Le système vocalique du français du Québec 73

syllabe ouverte finale

1 syll. 2 syll. 3 syll.

clé ~ craie carré ~ arrêt araignée ~ robinetthé ~ taie coller ~ collet défilé ~ pistoletnez ~ lait doré ~ forêt

syllabe ouverte non finale

2 syll.

détour ~ laitue

syllabe fermée finale

1 syll. 2 syll. 3 syll.

paume ~ pomme pylône ~ colonne internaute ~ échalottecôte ~ bottes épaule ~ écolepôle ~ colle

syllabe fermée non finale

causerie ~ costume

syllabe ouverte non finale

côté ~ cotongaucher ~ cochon

voyelles fermées (/i y u/)syllabe ouverte finale (= voyelles tendues)

1 syll. lit lu loup2 syll. habit abus tabou3 syll. thérapie corrompu manitou

syllabe ouverte non finale (* = dévoisées)

2 syll. piton* putois* poutine*bidet budget bouder

3 syll. mitonner mutation moutonné3 syll. équiper* occuper* découper*

syllabe fermée finale (= voyelles relâchées)

1 syll. six suce souche2 syll. barrique perruque chaloupe3 syll. néophyte parachute patapouf

syllabe fermée non finale

2 syll. mystique muscat moustique

Bref, nous avons cherché à caractériser avant tout chaque typedifférent de sons perçus. La question de savoir si tel locuteurprononcerait normalement, c’est-à-dire en conversation dite

74 Pierre Martin

« spontanée », le mot « débâcle », par exemple, plutôt avec unediphtongue ([æô]) qu’un « a » d’arrière ([æ]) est évidemment unequestion intéressante. Mais elle n’avait pas à être prise encompte ici, étant donné nos objectifs, d’où la méthode d’enquêteutilisée1.

ÉCHANTILLON, ENREGISTREMENTS, SEGMENTATION

Notre échantillon comprend 12 Québécois francophones, sixfilles et six garçons. Au moment de l’enquête, ces personnesétaient des étudiants au baccalauréat à l’Université Laval. Ilsétaient âgés entre 20 et 25 ans (22,5 ans en moyenne). Ils sontoriginaires de Québec (3), du Lac Saint-Jean (3), du Bas - Saint-Laurent (2), de Sherbrooke (2), de la Côte-Nord (1) et de Mon-tréal (1). Leurs champs d’études sont variés : lettres, psychologie,psycho-pédagogie, microbiologie, pharmacie, relations industriel-les, sciences de l’agriculture. Chaque informateur ayant prononcé159 mots, nous avons constitué un corpus de 1 908 mots. Notreéchantillon étant très limité, nous ne prétendons naturellement àaucune représentativité par rapport à l’ensemble du français duQuébec. Il s’agit simplement d’une variété de français que l’onretrouve actuellement chez les étudiants francophones des univer-sités du Québec.

Les enregistrements ont été faits à l’aide d’un matériel profes-sionnel (micro-tête SHURE et magnétophone digital PANASONIC)dans une chambre anéchoïque. Utilisant un poste informatiqueéquipé d’une carte d’acquisition du signal numérique (ANTEX

STUDIO CARD 2000) et d’un programme d’analyse acoustiqueapproprié (MULTISPEECH de Kay Elemetrics), tous les mots ducorpus ont été numérisés, filtrés et segmentés. La méthode desegmentation pouvait varier selon la nature de la voyelle et sa

Le système vocalique du français du Québec 75

1. Pour une prise en compte des facteurs fonctionnels et structuraux qui interviennentdans l’utilisation des variantes des voyelles en français du Québec, on pourra lire entreautres, de P. Martin (et al.), Les voyelles nasales en français du Québec, La Linguistique, 37,2, 2001, p. 201-222 ; Les voyelles d’aperture moyenne en français du Québec, Mélangesofferts en hommage à Mortéza Mahmoudian, Cahiers de l’ILSL, 11, t. 2, R. Jolivet éd., Lausanne,1998, p. 215-242 ; Dynamique vocalique en français du Québec, La Linguistique, 34, 2,1998, p. 67-76 ; À Québec, a-t-on l’schwa ?, Langue et langues. Hommage à Albert Maniet,Y. Duhoux éd., Louvain-la-Neuve, Peeters, « BCILL97 », 1998, p. 163-180 ; et L’oppositionentre /è:/ (long) et /è/ (bref) en français du Québec. Aspects phonologiques et phonétiques,La Linguistique, 31, 2, 1995, p. 33-45.

position dans la chaîne. En position finale de mot, deux indicesont servi à l’étiquetage de la fin de la voyelle : la disparition desharmoniques sur la ligne oscillographique et l’amuïssement del’énergie spectrale dans le spectrogramme. Dans le cas d’unevoyelle dévoisée ([i y x]) entre deux consonnes sourdes, le débutde la voyelle a été placé après l’explosion, ou le bruit, de laconsonne précédente (par exemple, après l’explosion du [p] dans[pitý] « piton ») ; la fin de la voyelle a été placée après le bruit dela voyelle chuchotée. Dans les autres cas, entre deux consonnes,les étiquettes de début et de fin de voyelle ont été placées autourde la zone où se trouvait le maximum d’énergie spectrale (sur lespectrogramme), avec pleine présence d’harmoniques sur la ligneoscillographique superposée. Notons que cette segmentationattribue les transitions (généralement du bruit) aux consonnes quiprécèdent et qui suivent. Voilà les principes qui ont guidé notresegmentation des voyelles. Leur mention est importante car lerecours à un autre type de segmentation aurait pu entraîner desrésultats assez différents. Bien sûr, cette méthode peut être dis-cutée. En tout cas, ici elle a le mérite d’avoir été appliquéepartout.

Le système phonologique vocalique de base du français duQuébec, en y incorporant toutes les variantes rencontrées chezl’un ou l’autre des locuteurs enquêtés ici, peut être schéma-tisé phonétiquement de la façon qui suit. Ce système phono-logique comprend 16 voyelles (phonèmes) mais 41 variantesphonétiques.

i/i/I y/y/Y u/x/U‰/a‰ e/œe ø/œø o/ôo

4/a4 ö/ôõ è/eè/æ œ ôaè/èe/è:/æ:

ã/‡/Æ/ãô a æ/aæ/ao/æô/A/aA

Nous avons fait une analyse acoustique de ces 41 variantes,même si, pour le calcul de la durée, les variantes n’ont pas étédistinguées entre elles dans la présentation des résultats (la duréeest donnée pour chaque phonème, toutes variantes confondues,sauf pour les voyelles fermées). À noter, nous n’avons pas fait dedifférence entre le « e » dit muet et le phonème traditionnelle-ment représenté par le digraphe « oe » (/œ/). La raison en estsimple, nos recherches ont montré qu’il n’y avait pas lieu de dis-

76 Pierre Martin

tinguer ici deux phonèmes distincts en français du Québec2. Ence qui a trait à l’analyse formantique, les diphtongues ont ététraitées à part, puisqu’elles présentent un timbre acoustiquevariable. Dans leur cas, deux prises de mesure ont été effectuéespour relever la valeur des deux premiers formants (F1 et F2) : lapremière au ¼ de la voyelle et la seconde au ¾ de la voyelle,retraçant ainsi le déplacement en cours lors d’une diphtongaison.Dans le cas des monophtongues, une seule valeur a été relevée,au centre de la voyelle. Les relevés de valeur ont été faits manuel-lement, à partir d’une ligne FFT (« Fast Fourier Transform ») super-posée aux formants tracés sur le spectrogramme. Il faut remar-quer que les variantes dévoisées des voyelles fermées, n’ayant pasde formants à proprement parler, ont été ignorées dans les cal-culs formantiques. Il en a été de même des voyelles ferméescontenues dans les mots « mystique », « muscat » et « mous-tique », dont le timbre perçu variait trop systématiquement entrela variante tendue et la variante lâche. Par conséquent, 150 motspar informateur (et non 159) ont été analysés spectralement, pourun total de 1 800 voyelles.

RÉSULTATS DE L’ANALYSE DE DURÉE

La durée des voyelles (toutes variantes confondues) a été calculéeen millisecondes (= ms). À l’examen des tableaux qui suivent,dont les chiffres présentent donc la durée des voyelles en millise-condes, on peut faire les constatations suivantes :

1) les voyelles sont généralement plus longues chez les fillesque chez les garçons (de près de 9 % dans l’ensemble) ;

2) la voyelle s’abrège avec l’augmentation du nombre de syl-labes du mot ;

3) la voyelle est plus longue en syllabe finale (généralementsous accent) ;

4) la voyelle est plus longue en syllabe fermée ;5) les voyelles nasales sont plus longues que les voyelles orales

correspondantes (d’un facteur d’environ 1,4) ;6) la diphtongue /aè/ est beaucoup plus longue que sa con-

trepartie brève /è/ (d’un facteur d’environ 1,6) ;

Le système vocalique du français du Québec 77

2. À ce sujet, cf. P. Martin, À Québec, a-t-on l’schwa ?, Langue et langues. Hommage àAlbert Maniet, Y. Duhoux (éd.), Louvain-la-Neuve, Peeters, « BCILL97 », 1998, p. 163-180.

7) /æ/, /ø/ et /o/ apparaissent comme des voyelles longues,d’où, du reste, leur diphtongaison fréquente en français du Qué-bec ; /æ/ et /ø/ sont plus longs que /a/ et /œ/ respectivement,d’un facteur d’environ 1,3 ; dans le cas de /o/ par rapport à /ô/,il s’agit plutôt d’un facteur d’environ 1,6 ;

8) en revanche, /e/ et /è/ ont une durée comparable ;9) enfin, par rapport aux autres voyelles, les voyelles fermées

apparaissent comme des voyelles brèves.

Durée des voyelles en millisecondes

voyelles nasales

Garçons

syll. fer. syll. ouv. syll. fin. syll. non fin. 1 syll. 2 syll. 3 syll.

† 187 146 163 166 172 180 1374 223 153 200 152 213 178 174ã 220 142 194 141 196 183 155ö 228 130 192 137 192 188 142

valeurs moyennes† 4 ã ö

164 184 176 174

Filles

syll. fer. syll. ouv. syll. fin. syll. non fin. 1 syll. 2 syll. 3 syll.

† 224 159 192 179 196 204 1614 222 159 202 157 201 191 172ã 260 143 215 154 225 198 170ö 250 142 214 143 220 201 156

valeurs moyennes† 4 ã ö

188 187 196 190

voyelles (orales) ouvertes

Garçons

syll. fer. syll. ouv. syll. fin. syll. non fin. 1 syll. 2 syll. 3 syll.

a 149 111 139 89 168 102 119æ 210 132 173 144 205 159 126

valeurs moyennesa 128æ 167

78 Pierre Martin

Filles

syll. fer. syll. ouv. syll. fin. syll. non fin. 1 syll. 2 syll. 3 syll.

a 168 124 154 105 186 118 131

æ 250 141 202 146 256 154 160

valeurs moyennes

a 143

æ 189

longue-brève

Garçons

syll. fer. syll. ouv. syll. fin. syll. non fin. 1 syll. 2 syll. 3 syll.

aè 226 233 175 257 206 198

è 137 143 93 158 119 124

valeurs moyennesaè 226

è 137

Filles

syll. fer. syll. ouv. syll. fin. syll. non fin. 1 syll. 2 syll. 3 syll.

aè 255 264 190 295 221 228

è 157 165 91 188 129 138

valeurs moyennesaè 255

è 157

moyennes antérieures non arrondies

Garçons

syll. fer. syll. ouv. syll. fin. syll. non fin. 1 syll. 2 syll. 3 syll.

e 115 118 89 121 108 119

è 122 126 92 140 106 128

valeurs moyennes

e 115

è 122

Le système vocalique du français du Québec 79

Filles

syll. fer. syll. ouv. syll. fin. syll. non fin. 1 syll. 2 syll. 3 syll.

e 126 130 94 135 117 129

è 126 130 93 144 113 126

valeurs moyennes

e 126

è 126

moyennes antérieures arrondies

Garçons

syll. fer. syll. ouv. syll. fin. syll. non fin. 1 syll. 2 syll. 3 syll.

ê 253 152 200 158 196 158

œ 178 129 168 100 168 100

valeurs moyennes

ê 186

œ 145

Filles

syll. fer. syll. ouv. syll. fin. syll. non fin. 1 syll. 2 syll. 3 syll.

ê 266 164 214 166 211 166

œ 191 138 179 108 179 108

valeurs moyennes

ê 198

œ 156

moyennes postérieures arrondies

Garçons

syll. fer. syll. ouv. syll. fin. syll. non fin. 1 syll. 2 syll. 3 syll.

o 219 144 227 151 237 182 198

ô 138 78 148 78 154 110 108

valeurs moyennes

o 202

ô 125

80 Pierre Martin

Filles

syll. fer. syll. ouv. syll. fin. syll. non fin. 1 syll. 2 syll. 3 syll.

o 237 155 249 157 260 192 229

ô 157 86 169 86 171 129 110

valeurs moyennes

o 218

ô 141

voyelles fermées

Garçons

syll. fer. syll. ouv. syll. fin. syll. non fin. 1 syll. 2 syll. 3 syll.

i 84 84 104 59 110 81 74

y 91 94 111 70 118 87 87

u 97 93 114 70 127 86 87

valeurs moyennes

i y u

84 92 94

Filles

syll. fer. syll. ouv. syll. fin. syll. non fin. 1 syll. 2 syll. 3 syll.

i 93 87 110 64 120 90 73

y 93 93 116 66 122 93 79

u 98 91 116 67 124 88 86

valeurs moyennes

i y u

89 93 94

Garçons

syll. fer. fin.mono/bi/trisylvoy. relâchées seul.

syll. ouv. fin.mono/bi/trisylvoy. tendues seul.

syll. ouv. fin.bi/trisyl.voy. dévoisées seul.

I 95 i 114 i 58Y 100 y 121 y 74U 106 u 122 x 64

Le système vocalique du français du Québec 81

Filles

syll. fer. fin.mono/bi/trisylvoy. relâchées seul.

syll. ouv. fin.mono/bi/trisylvoy. tendues seul.

syll. ouv. fin.bi/trisyl.voy. dévoisées seul.

I 100 i 120 i 55Y 101 y 131 y 54U 106 u 126 x 55

En syllabe fermée, l’influence d’une consonne dite « allongeante »(/® v z Â/) suivant la voyelle se confirme dans notre étude. Dansle cas d’un /a/ ou /æ/ suivi de /®/, par exemple, la durée aug-mente en moyenne d’un facteur de 1,5. Enfin, faisons un derniercommentaire en ce qui a trait à la durée des voyelles. En françaisdu Québec, les voyelles fermées présentent, comme l’on sait, troisgrands types de variantes phonétiques, apparaissant généralementen distribution complémentaire : des voyelles tendues (/i y u/) ensyllabe ouverte, des voyelles relâchées (/I Y U/) en syllabe ferméepar consonne allongeante3, et des voyelles désonorisées (/i y x/)entre consonnes sourdes. La durée de ces trois classes de sons esttrès différente. Dans notre corpus, nous avons calculé qu’en attri-buant la valeur 100 % aux voyelles tendues, les voyelles lâches nereprésentent en moyenne que de 80 à 85 % de leur contrepartietendue, alors que les voyelles dévoisées ne représentent plus enmoyenne que de 40 à 60 % de celles-ci. Ajoutons que cela vautaussi bien pour les filles que pour les garçons.

RÉSULTATS DE L’ANALYSE FORMANTIQUE

Nous savons depuis longtemps que les formants acoustiquessont garants de la discrimination auditive des voyelles (notam-ment). Sans eux, il n’y aurait tout simplement pas de voyelleperçue, d’où leur importance extrême, y compris dans la compré-hension même des phonèmes, ces unités discrètes à la base de lacommunication linguistique. Les formants, ou harmoniques ren-forcés, résultent d’une action concertée des résonateurs buccaux,qui agissent comme des filtres passe-bandes. Production, acous-

82 Pierre Martin

3. Chez certains locuteurs des environs de Québec, de la Beauce et du Lac Saint-Jean, le relâchement apparaît devant toute consonne. Exemple : « église » = [eglIz].

tique et perception sont ainsi intimement liées dans la mise enforme du langage. On pense généralement que le rapport entreles valeurs des deux premiers formants est déterminant pour lareconnaissance des messages linguistiques. Notre analyse s’estconcentrée sur les valeurs acoustiques des deux premiers for-mants. Dans les figures qui suivent, les valeurs formantiques sontdonnées en Hertz (Hz). Pour le premier formant (F1), l’échelleretenue va de 200 à 900 Hz. Dans le cas du second formant (F2),cette échelle va de 600 à 2 700 Hz. En faisant converger en unmême angle (coin droit de la figure) les points minima des deuxformants, F1 en ordonnée, F2 en abscisse, on réussit à représenterles voyelles dans ce qui s’apparente au trapèze vocalique tradi-tionnel. On peut donc alors mieux faire le lien entre l’acoustiqueet l’articulatoire. Ainsi, il existe un rapport entre un F1 élevé etune petite aperture pharyngale ou, si l’on préfère, une grandeaperture buccale (= voyelles ouvertes) ; puis, il existe un rapportentre un F1 bas et une grande aperture pharyngale ou, si l’onpréfère, une petite aperture buccale (= voyelles fermées). D’autrepart, il existe un rapport entre un F2 élevé et une petite cavité àl’avant de la bouche (= voyelles antérieures), et un F2 bas et unepetite cavité à l’arrière de la bouche (= voyelles postérieures). Lafigure qui suit montre l’emplacement des voyelles dans le trapèzechez les garçons, sur la base des valeurs moyennes obtenues pourchaque voyelle chez l’ensemble de ceux-ci. Nous ne retrouvonsici que les voyelles qui ont été prononcées par tous les locuteurs.Cette figure appelle les commentaires suivants (N.B. — une flècheréunit deux variantes d’un même phonème) :

1) les variantes relâchées des voyelles fermées, apparaissant géné-ralement en syllabe fermée par consonne non allongeante enfrançais du Québec, sont très ouvertes et se centralisent ;

2) [ô] apparaît comme une voyelle plus centrale qu’attendue. Laprésence de [A] (variante de /æ/), observée chez deux locu-teurs, et fréquemment attestée en français du Québec y estsans doute pour quelque chose (« push chain » ?) ;

3) la nasale [†] est une voyelle antérieure et fermée, alors que lanasale ouverte connaît deux variantes distinctes, une anté-rieure [ã] et une postérieure [Æ] ;

4) les voyelles non représentées ici sont [A] (chez deux locuteursseulement), variante du phonème /æ/, puis [è:] (un locuteur)

Le système vocalique du français du Québec 83

et [•:] (un locuteur), variantes monophtonguées de la diph-tongue /aè/ ;

Trapèze vocalique chez les garçons

5) enfin, comme on pourra le voir en comparant la figure quiprécède à celle qui suit (trapèze vocalique chez les filles), lechamp de dispersion des variantes est très compact chez lesgarçons : les deux premiers formants évoluent dans une zonede fréquence beaucoup plus basse que chez les filles.

84 Pierre Martin

Trapèze vocalique chez les filles

Encore une fois, dans la figure qui précède, nous n’avonsreprésenté que les voyelles qui ont été prononcées par chacunedes locutrices. Cette figure appelle les observations suivantes :

1) comme chez les garçons, les variantes relâchées des voyellesfermées sont très ouvertes et se centralisent ;

2) [ô] apparaît comme une voyelle plus centrale qu’attendue,subissant sans doute une pression de la part de [A] (variantede /æ/), voyelle présente chez au moins deux locutrices ;

3) la nasale [†] est une voyelle antérieure et fermée ;4) [4] est une voyelle nettement centrale ;5) seule la nasale ouverte centrale [‡] est attestée chez toutes les

locutrices, la variante postérieure [Æ] n’apparaissant que chezquatre d’entre elles, alors que la variante antérieure [ã] n’a étéobservée que chez deux locutrices ;

6) les autres voyelles non représentées sont [A] (chez deux locu-trices), variante du phonème /æ/, puis [è:] (une locutrice),variante monophtonguée de la diphtongue /aè/, et enfin [•](une locutrice), variante de /è/ ;

7) contrairement aux garçons, le champ de dispersion desvariantes est très étendu : les deux premiers formants évoluentdans une zone de fréquence beaucoup plus large et plus élevéeque chez les garçons.

Comme l’on sait, les diphtongues sont des voyelles à timbreacoustique variable, c’est-à-dire qu’entre le début de la voyelleet sa fin les formants changent de valeur de façon si importantequ’il y a un effet significatif sur la perception. Il y a de nom-breuses diphtongues phonétiques en français du Québec. Nousen avons identifié 14 dans notre corpus. Elles ont été regroupéesci-après en deux tableaux : dans le premier tableau, on trouverades diphtongues communes à l’ensemble des locuteurs del’échantillon (filles et garçons) ; dans le second, il s’agit de diph-tongues attestées soit chez les garçons seulement, soit chez lesfilles seulement. Ainsi, on pourra observer les valeurs formanti-ques moyennes des diphtongues identifiées dans notre corpus,chez les personnes des deux sexes. Deux valeurs sont donnéespour chaque formant vocalique : la première a été relevée aupremier quart (= ¼) de la réalisation de la voyelle, la secondeau début du dernier quart (= ¾). On remarquera que, pourchaque diphtongue, les variations formantiques vont dans le

Le système vocalique du français du Québec 85

même sens chez les filles et les garçons. Toutes les voyelles pho-nétiquement longues (soit les phonèmes /† 4 ã ö ê o æ aè/) sonttouchées par la diphtongaison. Mais curieusement, les voyelles/e/ et /è/, généralement plus brèves, le sont aussi, bien quemoins fréquemment. Voici un exemple pour chaque diph-tongue :

— « cinq » > [sa†k] — « défunt » > [defæü]— « pompe » > [pôõp] — « tente » > [tãôt]— « rêve » > [®aèv] — « chaîne » > [cèen]— « trompette » > [t®öpeèt] — « pâtes » > [pæôt]— « thé » > [tœe] — « lard » > [laA®]— « pôle » > [pôol] — « pâtes » > [paot]— « jeûne » > [Âœên] — « lard » > [laæ®]

Pour bien visualiser l’effet d’une variation de timbre en coursd’émission, les deux tableaux de valeurs formantiques seront sui-vis de deux figures illustrant parfaitement, à l’aide d’un exemple(la diphtongue [aè]), cette variation. Naturellement, les valeursindiquées dans ces figures sont en Hertz.

Tableaux des variations formantiques des diphtongues

Filles Garçons

¼ ¾ ¼ ¾

a† 705 503 F1 553 415 F1

1 632 2 429 F2 1 378 2 038 F2

ôõ 662 351 F1 508 346 F1

1 090 732 F2 903 633 F2

aè 761 497 F1 582 425 F1

1 727 2 322 F2 1 400 1 908 F2

eè 443 644 F1 429 512 F1

2 380 1 654 F2 1 896 1 494 F2

œE 415 332 F1 429 346 F1

1 993 2 906 F2 1 577 2 131 F2

ôo 505 351 F1 459 332 F1

984 733 F2 1 013 672 F2

ϐ 575 383 F1 446 354 F1

1 424 1 788 F2 1 313 1 478 F2

86 Pierre Martin

Filles Garçons

¼ ¾ ¼ ¾

æü F1 532 443 F1

F2 1 065 1 394 F2

ãô F1 591 384 F1

F2 1 335 789 F2

èE F1 466 382 F1

F2 1 688 1 951 F2

æô F1 609 477 F1

F2 1 073 920 F2

aA F1 650 567 F1

F2 1 231 941 F2

1o 788 415 F1 F1

1 397 885 F2 F2

aæ 816 609 F1 F1

1 522 1 134 F2 F2

Exemple d’une variation formantiqueen cours d’émission chez les filles

Exemple d’une variation formantiqueen cours d’émission chez les garçons

Le système vocalique du français du Québec 87

2 500

2 000

1 500

1 000

500

0

1 727

761

2 322

497

F2

F1

[ ]aε

1/43/4

2 500

2 000

1 500

1 000

500

0

F2

F1

[ ]aε

1/43/4

1 400

1 908

425582

CONCLUSION

Le terrain de prédilection de la phonologie fonctionnelle res-tera toujours d’abord celui de la mise au jour des oppositions dis-tinctives, entités de base de la communication linguistique. Ils’agit de dégager les unités de la seconde articulation du langage,de bien les identifier, de les décrire et de comprendre leur fonc-tionnement en termes dynamiques. Or, pour bien saisir les ten-sions en présence et toutes les pressions structurales qui intera-gissent dans un système phonologique, il peut être utile, voirenécessaire, de considérer les formes qui apparaissent sous diffé-rents angles. En ce sens, nous pensons avoir montré qu’une ana-lyse acoustique détaillée de toutes les variantes sous lesquelles lesvoyelles perçues (phonèmes) du français du Québec apparais-saient pouvait être particulièrement éclairante pour la compré-hension des forces en présence. Ainsi, la centralisation de /ô/sous l’effet de la poussée de [A] variante de /æ/, peu sensible àl’oreille, a été observée très clairement sur le plan acoustique. Ence qui a trait aux voyelles fermées, plusieurs interprétations arti-culatoires et perceptives ont trouvé ici une confirmation sur leplan acoustique. Il en va ainsi de l’abrègement et du dévoisementdes voyelles entre consonnes sourdes, ou de leur relâchement,ainsi que de leur ouverture et leur centralisation en syllabefermée (par consonne non allongeante). Par ailleurs, la dyna-mique structurale propre aux voyelles nasales québécoises, soitl’antériorisation et la fermeture de /‰/ et de /ã/, puis la diphton-gaison régulière de toutes les voyelles nasales et des autres voyel-les longues, ont également été appuyées sur le plan acoustique.Au demeurant, l’ampleur du phénomène de la diphtongaison aété mise en évidence. Enfin, les résultats de l’étude de durée ontpermis de bien repérer les voyelles longues, soit les nasales maisaussi /aè ê o æ/. Nous pensons que la considération de ces traitspermet de mieux comprendre l’état actuel du fonctionnement decette variété de français, tout en montrant précisément en quoil’acoustique peut venir en aide à la phonologie. En tout cas, telétait notre double objectif.

88 Pierre Martin