Le statut moral de l'entreprise, au fondement de son développement durable

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LE STATUT MORAL DE L'ENTREPRISE, AU FONDEMENT DE SON DÉVELOPPEMENT DURABLE Alexia Leseur ESKA | Entreprises et histoire 2006/4 - n° 45 pages 39 à 53 ISSN 1161-2770 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-entreprises-et-histoire-2006-4-page-39.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Leseur Alexia, « Le statut moral de l'entreprise, au fondement de son développement durable », Entreprises et histoire, 2006/4 n° 45, p. 39-53. DOI : 10.3917/eh.045.0039 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ESKA. © ESKA. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Stanford University - - 171.67.34.69 - 17/04/2013 00h48. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Stanford University - - 171.67.34.69 - 17/04/2013 00h48. © ESKA

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LE STATUT MORAL DE L'ENTREPRISE, AU FONDEMENT DE SONDÉVELOPPEMENT DURABLE Alexia Leseur ESKA | Entreprises et histoire 2006/4 - n° 45pages 39 à 53

ISSN 1161-2770

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-entreprises-et-histoire-2006-4-page-39.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Leseur Alexia, « Le statut moral de l'entreprise, au fondement de son développement durable »,

Entreprises et histoire, 2006/4 n° 45, p. 39-53. DOI : 10.3917/eh.045.0039

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© Éditions ESKA, 2006ENTREPRISES ET

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INTRODUCTION

Soucieuses de leur image, anticipant lescontestations sociales et environnemen-tales, et/ou réellement motivées par unsouci éthique, les entreprises sont de plus en

plus nombreuses à communiquer sur lethème du développement durable et àmettre en avant leurs actions dans ce sens.Parallèlement, les notions de responsabilitésociale de l’entreprise (RSE) et d’investis-sement socialement responsable (ISR) sesont développées. Pourtant on peut s’inter-

LE STATUT MORALDE L’ENTREPRISE,AU FONDEMENT

DE SON DÉVELOPPEMENTDURABLEpar Alexia LESEUR

Mission ClimatCaisse des Dépôts

On peut s’interroger sur la légitimité et la justification des comporte-

ments des entreprises qui se réfèrent au développement durable : est-

ce bien là le rôle de l’entreprise ? est-ce compatible avec la recherche

de rentabilité à laquelle est soumise toute entreprise concurrentielle

dans nos économies de marché ? que peut légitimement attendre la

société civile de la part des entreprises en termes d’implication dans

le développement durable ?

L’objet de cet article est de justifier la pertinence de raisonnements

moraux concernant l’entreprise en tant que telle, et de construire une

grille de lecture permettant d’analyser la légitimité des comporte-

ments des entreprises qui disent s’inscrire dans le développement

durable. Cette nouvelle construction de l’entreprise comme entité

morale invite à compléter les théories de la firme existantes, de façon

à prendre en compte une de ses caractéristiques importantes, souvent

occultée, concernant sa nature même et ses objectifs : l’apport de l’en-

treprise comme expérience humaine créatrice de valeurs et porteuse

de projets.

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40 ENTREPRISES ET HISTOIRE

roger sur la légitimité et la justification dece type de comportements des entreprises.Beaucoup trouveront normal et justifié depromouvoir l’égalité de salaire entrehommes et femmes, de réduire les atteintesà l’environnement ou encore de limiter lerecours aux emplois précaires. Mais quepenser d’autres actions, souvent détailléesdans les rapports de développementdurable, qui dépassent le périmètre strict del’entreprise : l’entreprise pétrolière Total,par exemple, emploie directement desmédecins et des enseignants chargés de tra-vailler dans des villages birmans traverséspar le gazoduc de Yadana appartenant augroupe pétrolier, et investit dans le pro-jet Rural Life qui encourage des méthodesagricoles modernes et des cultures nou-velles comme les haricots et le riz auNigeria(1).

Il ne s’agit là que d’un exemple parmid’autres, mais qui fait émerger deux ques-tionnements principaux :

1) Est-ce bien là le rôle de l’entreprise, etquelle est alors la place de l’Etat ? dequelle légitimité l’entreprise peut-elle seprévaloir pour mettre en œuvre de tellesactions, qui ne touchent pas directementet seulement ses salariés à l’intérieur desusines mais plus généralement leur vil-lage par exemple, et par là leur organisa-tion sociale, laquelle relève du domainede l’Etat ?

2) Cette démarche s’inscrit-elle dans lecadre du développement durable, ou est-elle liée à la recherche de rentabilité àlaquelle est soumise l’entreprise ? Cesdeux éléments sont-ils nécessairementincompatibles ?

Une première analyse montrerait quel’entreprise n’a aucune légitimité pourmettre en œuvre des actions qui ne laconcernent pas directement, et qu’il revientà l’Etat et à lui seul de les faire. Pourtant la

société civile attend de l’entreprise qu’elleassume sa responsabilité et se réjouit de cer-taines de ses actions, notamment dans lespays en développement. Mais il n’y a pas deconsensus clair sur la définition précise dela responsabilité de l’entreprise ou desactions légitimes à mener.

Pour autant, l’entreprise, en employantdes hommes et des femmes, et en vendantses produits à des hommes et à des femmes,exerce une forme de responsabilité, qu’ilconvient de définir précisément : l’enjeu estici de cerner ce qu’est une RSE légitime.Pour éclairer cette question, nous exami-nons la place donnée au développementdurable dans les théories traditionnelles dela firme en économie. Nous complétonsl’analyse par une approche plus philoso-phique, détaillant la définition de l’entrepri-se, et son statut moral, même en tant qu’en-tité collective. Cette démarche est inhabi-tuelle, notamment en philosophie moralequi considère généralement l’individucomme seule entité morale, capable d’avoirune conception du bien et du mal, et d’avoirdes droits et des devoirs. Dans cette optiquetraditionnelle, l’entreprise n’est ramenéequ’à l’ensemble des individus qu’elleregroupe (salariés, dirigeants, actionnaires,et éventuellement riverains et consomma-teurs), et n’a pas de statut en tant que telle.Cette différence dans la démarche a desconséquences importantes sur la définitionde la RSE : dans un cas, c’est le dirigeant del’entreprise qui supporte la responsabilitédes actions de l’entreprise, tandis que dansl’autre, c’est l’entreprise qui les assumepleinement. Une mise en perspective histo-rique de la RSE permet de mettre en évi-dence la spécificité de notre démarche.Alors que la RSE aujourd’hui s’analyseprincipalement en fonction des pratiquesmanagériales existantes, mais reste relative-ment floue, nous cherchons ici à en fondersa légitimation, en recourant à une analyseessentiellement philosophique.

(1) TotalFinaElf, Les chemins du développement durable, 2001.

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Après avoir présenté les raisons pourlesquelles l’entreprise peut être considérée,dans une certaine mesure, comme un objetde considération morale, ou même un sujetmoral(2), nous cherchons à analyser les droitsque l’entreprise peut légitimement mettre enavant, en tant que sujet moral. Ces de-mandes peuvent constituer des bases défi-nissant l’équivalent, pour une entreprise, deconditions d’accès à la vie bonne pour unindividu. Elles permettent de définir lesattentes légitimes que peut avoir l’entrepri-se vis-à-vis de la société civile.

Dans un troisième temps, nous explo-rons le pendant des droits de l’entreprise :les devoirs. En effet, en tant qu’entité mora-le, l’entreprise entre dans le domaine desdroits et devoirs, et c’est à partir des devoirslégitimes de l’entreprise que peut être défi-nie et construite la notion de responsabilitésociale de l’entreprise, que nous interpré-tons ici comme la place de l’entreprise dansle développement durable.

1. L’ENTREPRISE COMMEENTITÉ MORALE

1.1. Les limites des théoriesde la firme en économie

L’entreprise a été appréhendée de diffé-rentes manières, suivant les disciplines, etmême au sein de l’économie : alors qu’ellen’est, pour la microéconomie traditionnelle,qu’un automate, défini par une fonction deproduction et possédé par des consomma-teurs-actionnaires qui ne cherchent qu’à

maximiser le profit(3), elle a fait l’objet deraffinements théoriques, développés pard’autres branches de l’économie(4). En effet,pour la microéconomie, l’entreprise estréduite à un rôle de transformation tech-nique entre des inputs et des outputs, et« n’est pas une unité autonome de décisionpuisqu’elle n’a pas de finalité propre… et(puisqu’elle) poursuit un objectif de maxi-misation du profit (qui, en réalité, n’est pasle sien, mais qui n’est qu’) imposé par lesconsommateurs, en vertu de droits de pro-priété qu’ils possèdent sur elle »(5) : cher-chant à maximiser leur utilité sous contrain-te budgétaire, les consommateurs veulentnotamment, d’après le modèle d’équilibregénéral développé par la microéconomie,maximiser leur revenu, donc les dividendesperçus, donc le profit de l’entreprise. Toutcomportement relatif au développementdurable ne se comprend, dans cette vision,que par la recherche d’un meilleur revenudes actionnaires, et l’entreprise n’a iciaucun statut ni aucune autonomie. Uneaction affichée comme intégrée dans ladynamique du développement durable s’ex-plique alors comme un moyen de se prému-nir contre un conflit social et/ou environne-mental, pouvant mettre à mal la rentabilitéde l’entreprise.

Cependant certains économistes ontremis en cause l’hypothèse de maximisationdu profit et la conception standard de larationalité, tandis que d’autres ont cherché àdisséquer cette boîte noire en la considérantcomme une association d’individus : dès lesannées 1930, certains auteurs, à la suite deBerle et Means (1932)(6), ont insisté sur lesconflits d’intérêts possibles entre les pro-

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(2) L’adjectif « moral » est ambigu et l’est ici. Il est, suivant les cas, relatif à la distinction entre le bien et le mal,ou caractérise une entité, qui, on le verra, est notamment autonome, responsable, et ainsi est libre de choisir uncomportement bon.

(3) H. Defalvard, Fondements de la microéconomie, t. I et II, Bruxelles, De Boeck, 2003.

(4) B. Coriat et O. Weinstein, Les nouvelles théories de l’entreprise, Paris, Livre de poche, 1995.

(5) H. Defalvard, Fondements…, op. cit., p. 136.

(6) A. Berle and G. Means, The modern corporation and private property, New York, Macmillan, 1932.

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priétaires-actionnaires et les dirigeants del’entreprise. Ils ont alors mis l’accent sur lescontrats possibles liant les différents agentsconstituant l’entreprise (l’entreprise seraalors considérée comme un nœud decontrats, entre salariés, managers, etc., ana-lysable via la théorie de l’agence), etd’autres sur ses modalités d’organisationqui structurent les interactions entre lesagents(7). Dans toutes ces visions, où l’ondécompose la boîte noire qu’est la firmenéoclassique en une multitude de forces enprésence, c’est le rapport de force et la satis-faction du ou des groupes les plus influentsqui déterminent les actions menées, et doncnotamment les comportements en faveur dudéveloppement durable. Le compromisentre les différents acteurs est ici de mise, etla légitimité des actions n’est fondée que surlui ; l’entreprise n’a pas, dans ces théories,de statut propre, et aucun discours moral nepeut être construit en référence à elle.

Même dans une seule discipline qu’estl’économie, l’entreprise est complexe : cha-cun, suivant les effets qu’il veut mettre enlumière, modélise la réalité de l’entreprisesous une certaine facette ; la vision est alorspartielle, incompatible avec d’autres visionsde par ses hypothèses, mais suffisante etutile pour comprendre/décrire/prédire l’effeten question. Dans cet article qui se veut unélément de réponse à la question du législa-teur quant à la légitimité des comportementsdes entreprises qui disent s’inscrire dans ledéveloppement durable, nous sommes ame-née à creuser dans d’autres champs que celuide l’économie : nous proposons ici unemodélisation de l’entreprise qui permette un

raisonnement élaboré en termes moraux.Celle-ci est certainement incompatible avecla vision d’une entreprise–automate, simplefonction de production, ou même d’uneentreprise plurielle recherchant la satisfac-tion de ses groupes principaux ; en revanche,l’hypothèse de maximisation du profit pour-ra être conservée.

1.2. L’apport d’éléments juridiques, philosophiqueset positifs

Quel statut donner à l’entreprise pour lapenser comme étant légitimement respon-sable d’un point de vue social, c’est-à-direqu’on la juge responsable et qu’elle seconsidère elle-même responsable ? Nousavançons ici l’idée que pour qu’un tel rai-sonnement soit valide, il faut que l’entrepri-se soit une entité morale, au sens d’objet etsujet de considérations morales. Une tellevision est-elle tenable ? Dans un précédentarticle(8), nous avons défendu cette idée àpartir d’arguments juridiques, philoso-phiques et positifs(9). Résumons ici lesquatre moments de l’argumentation : l’en-treprise est une entité autonome ; elle estresponsable ; elle est porteuse de valeurs ;enfin, elle est jugée moralement et acceptece type de jugement.

Le droit français reconnaît(10) que l’entre-prise est une et unique, et responsable de sesactes : depuis 1994, et tout en continuant dejuger pénalement ses dirigeants, le droit ju-ge en effet l’entreprise responsable de sesactes, en l’obligeant à répondre de ceux-ci,

ALEXIA LESEUR

42 ENTREPRISES ET HISTOIRE

(7) C. Ménard, L’économie des organisations, Paris, La Découverte, 2002.

(8) A. Leseur, « L’entreprise : sujet et objet de considération morale ? », Informations sur les Sciences Sociales,vol. 42, 2003, p. 431-448.

(9) Sans prétendre déduire le devoir-être de l’être, donc le normatif du positif, on suppose ici que certains élémentspositifs, une fois analysé et mis en perspective leur caractère « universalisable », peuvent apporter un éclairage utilesur le problème posé.

(10) J.-P. Robé, L’entreprise et le droit, Paris, PUF, 1999. Le droit canadien va plus loin, et est plus explicite : ilstipule que les corporations (donc notamment les entreprises) possèdent une personnalité légale distincte desactionnaires et des salariés, et leur accordent les mêmes droits que les êtres humains.

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et en la pénalisant le cas échéant, en vertude l’article 121-2 du nouveau Code pénal.Le droit lui accorde également un principed’égalité de traitement, qui est traditionnel-lement l’apanage de l’individu(11). Les dispo-sitions juridiques sont donc relativementrécentes et modifient ainsi l’un des prin-cipes fondateurs du Code pénal de 1810 quine retenait que la responsabilité individuel-le(12). Mais il est à noter que la notion de res-ponsabilité de groupe était déjà pourtantretenue au Moyen Age, à l’époque d’ailleursoù la conception philosophique des Anciensétait très développée (cf. ci-après). Cepen-dant il serait hâtif de tirer des conclusionsdéfinitives à la seule étude du droit, puis-qu’on pourrait arguer qu’il s’agit là d’unevision positive du droit, utile à la gestion dela vie courante dans la société, mais que lestatut de l’entreprise comme personne mo-rale n’a pas de valeur ontologique.

Une seconde approche s’inscrit directe-ment dans le mouvement de la philosophiemorale et politique depuis le XVIIIe siècle,où les thèmes de la liberté et de l’autonomiesont apparus comme des éléments clés pourpenser l’homme, et par extension pour pen-ser l’entité morale(13). Par exemple, dans Dela liberté des Anciens comparée à celle desModernes (1819)(14), Benjamin Constantobserve qu’il y avait chez les Anciens assu-jettissement de l’individu au but de la com-munauté, tandis que chez les Modernes il ya indépendance morale de l’individu vis-à-vis du collectif. Alors que l’Antiquité voyaiten l’individu un être s’accomplissant parson inscription dans un tout, dans un cos-mos, et que de là se déterminait sa juste

place, la Modernité voit en lui un être libre,non tributaire d’une référence extérieure,qu’il s’agisse d’un Dieu transcendant ou detraditions. Or la liberté, l’indépendance etl’autonomie dans les choix et dans la déter-mination de plans de vie et de projets, quisont devenues des éléments clés pour penserl’individu moderne, en opposition à lavision des Anciens, sont également cen-trales pour penser l’entreprise au sein del’organisation économique des pays indus-triels à économie de marché. Ainsi, d’unpoint de vue philosophique, l’entreprisepeut être considérée comme une entité auto-nome et responsable.

De plus, on peut défendre égalementl’idée que l’entreprise a une valeur propre,en tant qu’elle est une aventure humaine ettechnique spécifique, porteuse d’un projetqu’elle espère être rentable, et qu’elle véhi-cule des valeurs en termes de savoir-faire etsavoir-être particuliers. Elle peut en effetconcourir à la constitution des identités,voire à la formation d’une communauté ;elle peut faire l’objet d’un attachement sym-bolique, dont l’explication est d’ailleurssouvent historique ; elle peut égalementvéhiculer des valeurs auxquelles individus,groupes sociaux ou même autorités pu-bliques peuvent adhérer et qu’ils peuventvouloir défendre ; elle peut enfin être ladépositaire d’un savoir collectif particulierqu’il serait préjudiciable à la collectivité devoir disparaître. Toutes ces raisons justifientque l’entreprise ait une certaine consistance,qu’on pourrait qualifier de morale, aux yeuxdes salariés et des communautés localesnotamment, mais aussi aux yeux du législa-

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(11) Par exemple, le Conseil Constitutionnel a reconnu le principe d’égalité de traitement entre les journaux de lapresse d’opinion, lors de l’examen de la proposition d’abandon des créances détenues par l’Etat sur la société dujournal L’Humanité (Conseil Constitutionnel, 2000).

(12) B. Mercadal et P. Janin, Sociétés commerciales, Paris, Mémento pratique Francis Lefebvre, 1998.

(13) A. Montefiore, « Identité morale », in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie mora-le, Paris, PUF, 1996, p. 691-697.

(14) B. Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes » (1819), in Ecrits Politiques, Paris,Gallimard, 1997, p. 589-619.

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teur et de la société dans son ensemble. Desentités supra-individuelles, en tant que por-teuses de valeurs, inspirent donc le respect,qui ne se confond pas avec le respect enversles individus qui les composent. Tout celarend ces entités dignes d’être l’objet d’unraisonnement en termes moraux. On retrou-ve ici l’idée que le tout est plus que lasomme des parties, et que ce tout, l’entre-prise en l’occurrence, est le plus souventnon interchangeable.

Enfin, l’existence d’un double mouve-ment accrédite l’idée que l’entreprise estune entité morale, qui se voit comme telle :d’une part, l’ensemble de ses « parties pre-nantes » attend d’elle un certain comporte-ment et la juge en termes moraux, et d’autrepart l’entreprise revendique globalement cejugement et cherche à s’inscrire dans desdémarches « d’entreprise citoyenne ». Dé-taillons ces arguments.

• De plus en plus, les salariés, la sociétécivile, et même les investisseurs jugentmoralement les actions de l’entreprise, àl’image des fonds d’investissementséthiques qui financent les entreprises enfonction de leur bonne gestion de l’envi-ronnement, du personnel, de la produc-tion, etc. Nés aux USA dans les années1920, les fonds éthiques, qui constituentla principale forme de ce nouveau typed’investissement, cherchent à n’investirque dans des entreprises qui affichent etadoptent des comportements éthiques,vis-à-vis des salariés, des consomma-teurs, de la société civile, de l’environ-nement, etc. En augmentation fortedepuis 1997 (passée aux USA de 1185milliards de dollars en 1997 à 2160 mil-liards en 1999(15)) aux USA et en Europe

(les agences de notation éthique commeVigeo se développent depuis 1998),cette nouvelle forme d’investissementmontre que les investisseurs évaluent,via les agences de notation spécialisées,et jugent les actions des entreprises enfonction de certains critères éthiques ; ils’agit donc de jugements moraux, sur lesactions bonnes et mauvaises menées parl’entreprise. A l’inverse, les sanctions encas d’actions mauvaises peuvent mêmese révéler très violentes : arrachage desplants expérimentaux pour les OGM,appel à boycotter des entreprises ayantun comportement jugé immoral, commeNike qui faisait travailler des enfantsdans des pays en voie de développe-ment, ou encore les très vives contesta-tions sociales lors de la fermeture deRenault Vilvoorde, site peu rentablealors que l’entreprise d’appartenancefaisait globalement des profits. Ces deuxformes de pression, que cela soit par lesconsommateurs et société civile (effetpull), ou par les actionnaires (effet push)prennent dans la pratique de multiplesaspects, et annoncent un style nouveaude gouvernance(16). L’étude de la multi-plicité des acteurs concernés par l’entre-prise et leurs interrelations constitue lecœur des théories des parties prenantes(ou stakeholders), développées suite aulivre de Freeman (1984)(17). L’une despremières difficultés est de définir ceque recouvre le terme de parties pre-nantes : depuis 1963, date de sa premiè-re apparition d’après Freeman, il a déjàfait l’objet de plusieurs interprétations(18).

• Réciproquement, il faut reconnaître quenombre d’entreprises, loin de refuserl’évaluation morale, adoptent un com-

ALEXIA LESEUR

44 ENTREPRISES ET HISTOIRE

(15) D. Plihon et J.-P. Ponssard, « Les fonds éthiques », in La montée en puissance des fonds d’investissement,Paris, Documentation Française, 2002, p. 43-51.

(16) ORSE, 2002.

(17) R. E. Freeman, Strategic management: A stakeholder approach, Londres, Pitman, 1984.

(18) Cf. R. Mitchell, B. Agle, D. Wood, « Toward a theory of stakeholders. Identification and salience: defining theprinciple of who and what really counts ». Academy of Management Review, vol. 22, 1997, p. 853-886.

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portement proactif, qui va au-delà desexigences imposées par la législation envigueur, et acceptent donc d’être jugéessur un tel mode. Elles communiquent deplus en plus sur le plan éthique, en édi-tant des chartes, en publiant des rapportsde développement durable, et en déve-loppant des projets d’ordre social ouenvironnemental qu’elles revendiquentcomme la preuve de leur engagementdans la démarche du développementdurable, et de leur responsabilité socia-le(19). Les raisons d’un tel comportementde la part de l’entreprise sont variées,mais beaucoup sont sans doute liées àson espoir de se distinguer de sesconcurrents, et à terme d’accroître sarentabilité, comme ce qu’incite à penserla science économique : les entreprisescherchent notamment à séduire lesconsommateurs et ainsi mieux vendreleur produits grâce à une bonne réputa-tion, et à favoriser un bon climat de tra-vail, en faisant mieux participer les sala-riés et ainsi augmenter la productivité ;les investisseurs peuvent avoir davanta-ge confiance dans des entreprises sou-cieuses de leur environnement ; cer-taines grosses entreprises cherchent àgarantir leur développement sur le longterme en endossant leur responsabilitésociale afin de se prémunir contre lesproblèmes de contestation sociale etenvironnementale qui mettraient en périlles lourds investissements non redé-ployables qu’elles ont consentis (instal-lation d’une cimenterie, construction

d’un gazoduc, etc.)(20). Ce comportementintéressé suffirait à disqualifier le com-portement moral de l’entreprise (maisnon d’ailleurs son statut moral) si l’onsuivait le rigorisme kantien, mais celui-cin’est qu’un point de vue particulier sur lamoralité(21). En outre, le problème icin’est pas tant de savoir si l’entreprise secomporte moralement que de montrerqu’elle en a bien la capacité : elle est bienun sujet moral, capable ou non de com-portement en accord avec la moralité.

Que penser alors d’une entité, disposantmanifestement d’une certaine forme d’au-tonomie (ce que montre le droit), dont onjuge les actions d’un point de vue moral, etqui accepte d’être jugée ainsi ? Pourrait-onjuger ainsi les actions d’une entité qui n’apas de statut moral ? On ne juge pas mora-lement les actions d’un fusil, d’un ordina-teur, d’une plante, ou d’un animal. Si l’onjuge sciemment, comme on le fait dans laréalité, les actions des entreprises d’unpoint de vue moral, les entreprises étantconsidérées par ailleurs comme des acteursresponsables, c’est que l’on considère l’en-treprise comme une entité morale, commeun sujet moral. Ce faisant, puisque consom-mateurs, citoyens, et salariés sont des enti-tés morales, la propriété d’être un sujetmoral est conférée à l’entreprise. Et celle-cirevendique ce jugement et ce statut : elleest donc un sujet moral. La nécessaire réci-procité entre agents moraux implique qu’onadopte vis-à-vis d’elle un raisonnementmoral.

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(19) « Le concept de responsabilité sociale des entreprises signifie essentiellement que celles-ci décident de leurpropre initiative de contribuer à améliorer la société et rendre plus propre l’environnement. La plupart des défini-tions (…) décrivent ce concept comme l’intégration volontaire des préoccupations sociales et écologiques desentreprises à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes » (Commission euro-péenne, 2001b).

(20) Sur ce point, la notion de « gestion contestable » avancée par Hommel et Godard est éclairante. T. Hommel etO. Godard, « Contestation sociale et stratégies de développement industriel. Application du modèle de la gestioncontestable à la production industrielle d’OGM », Cahier du Laboratoire d’Econométrie de l’Ecole Polytechnique,n° 15, 2001, p. 1-27. O. Godard, « Le développement durable et les entreprises », Revue des Deux Mondes, octobre-novembre 2002, p. 101-128.

(21) E. Kant, Théorie et pratique, trad. F. Proust, Paris, GF-Flammarion, 1994.

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1.3. La conception historiquede la RSE

Le type de raisonnement retenu ici netrouve sa justification que dans les dévelop-pements récents, tant en philosophie quedans l’étude des faits observés, même s’ils’inscrit dans la longue tradition de la RSE.La principale raison vient notamment de ladiminution de l’importance du dirigeant del’entreprise : l’amalgame entre le comporte-ment de l’actionnaire-dirigeant et celui deson entreprise n’a historiquement pas pumettre en évidence l’autonomie de l’entre-prise de part et d’autre de l’Atlantique(22).

En Europe, le paternalisme entrepreneu-rial qui a conditionné tous les rapportssociaux jusqu’à la fin du XIXe siècle aempêché la prise en compte de l’entreprisecomme une entité responsable d’un point devue moral, puisque seul le dirigeant étaitconcerné et était doté d’un caractère moral.Ballet et De Bry(23) expliquent la place nou-velle de l’entreprise, et les attentes qu’ellesuscite, en partie par la crise de l’Etat-pro-vidence. Le paternalisme, très développé auXIXe siècle en France(24), a été supplanté parl’émergence de l’Etat providence, maiscelui-ci a connu depuis la fin des années1970 une crise, notamment financière. Or,expliquent Ballet et De Bry, « cette crise del’Etat-providence remet au premier plan lerôle central de l’entreprise… Sous la pres-sion de l’opinion publique et des pouvoirspublics qui ne réussissent pas à réguler lasituation sociale, l’entreprise se voit

contrainte de prendre en compte son envi-ronnement tant sur le plan économique quesocial et écologique ». Le regard vis-à-visde l’entreprise a changé, et ces auteursconcluent que « l’entreprise (est devenue)citoyenne » : ce terme (good citizen), né auxUSA dans les années 1970 et arrivé enEurope vingt ans après, illustre le fait quel’entreprise a acquis un nouveau statut, celuid’une entité devant répondre à des attentesde la société et endosser une responsabili-té(25).

Aux Etats-Unis, le raisonnement fut dif-férent, du fait de l’importance de la traditionprotestante, et a donné lieu à un courantqualifié aujourd’hui de Business Ethics. Lespremiers travaux théoriques sur la RSE auxUSA remontent aux années 1950(26), mêmesi dans les faits les comportements de RSEsont apparus dans les années 1920(27) A cetteépoque, les dirigeants d’entreprise com-mençaient à se distinguer radicalement desactionnaires : cette multiplicité d’acteursliés à l’entreprise a conduit à une prise encompte élargie des éléments sociétaux dansles décisions de l’entreprise. Mais à cetteépoque, la RSE n’est pas légitimée par unstatut moral en tant que tel de l’entreprise.L’un des premiers à tenter de proposer uneconstruction ayant trait à un réel statutmoral de l’entreprise fut French (1979) quivoyait dans l’idée d’intentionnalité dans lesdécisions et actions de l’entreprise un argu-ment clé pour légitimer l’existence d’uneresponsabilité(28). Mais ce statut moral del’entreprise était conditionné par l’hypothè-

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46 ENTREPRISES ET HISTOIRE

(22) P.-Y. Gomez, « Jalons pour une histoire des théories du gouvernement des entreprises », Finance, Contrôle,Stratégie, vol. 6, 2003, p. 183-208.

(23) J. Ballet et F. De Bry, L’entreprise et l’éthique, Paris, Le Seuil, 2001, p. 118.

(24) Il y a débat sur ce point chez les historiens. Cf. J. Fombonne, Personnel et DRH. L’émergence de la fonctionPersonnel dans les entreprises (France, 1830-1990), Paris, Vuibert, 2001 et P. Lefebvre, L’invention de la grandeentreprise, Paris, PUF, 2003.

(25) C’est d’ailleurs sur le thème de la responsabilité que les deux auteurs cherchent un parallèle entre individu etentreprise. Mais ils ne font pas véritablement de lien avec la moralité.

(26) H. Bowen, Social responsibilities of the businessman, New York, Harper & Brothers, 1953.

(27) A. Berle and G. Means, The modern corporation…, op. cit.

(28) P. French, « The corporation as a moral person », American Philosophical Review, vol. 16, 1979, p. 207-215.

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se, peu discutée par French mais beaucoupcritiquée, que l’intentionnalité provient del’entreprise en tant que telle et non de sondirigeant.

Ainsi, suite à une argumentation baséesur des éléments juridiques, philosophiqueset positifs, nous avons donné sens à l’idéeque l’entreprise, dans sa vision actuelle,pouvait légitimement faire l’objet de ré-flexions morales, et être considérée commeun sujet moral. Par conséquent, comme l’in-dividu, l’entreprise, en tant qu’entité mora-le, peut accéder au domaine des droits et desdevoirs : elle n’est ni un esclave qui obéit àdes ordres ou à des contingences extérieuresqui réduisent à une seule possibilité sonchamp des possibles (elle a donc des droits),ni un souverain tout-puissant qui n’auraitaucun devoir et qui serait en quelque sortea-moral, car finalement responsable derien(29). Quels sont alors les droits et lesdevoirs de l’entreprise ? Deux caractéris-tiques de l’entreprise sont fondamentales, etdevront être prises en compte dans la défi-nition des droits et devoirs : d’une part, toutcomme il convient de respecter la pluralitédes conceptions de la vie bonne chez l’indi-vidu (nos sociétés démocratiques sont fon-dées sur cette vision issue des Modernes), ilconvient de respecter la pluralité des projetsdéfendables par l’entreprise ; d’autre part,étant dans nos sociétés à économie de mar-ché, et même si elle peut défendre un projetpar ailleurs louable, l’entreprise n’est pas àconfondre avec une association à but nonlucratif.

2. LES DROITS DE L’ENTREPRISE COMMEENTITÉ MORALE

Quelles considérations morales pour-raient et devraient s’appliquer à l’entreprise ?La réponse est d’abord à relier aux de-mandes légitimes ou droits que l’entreprisepeut mettre en avant, en tant qu’entité mora-le. Les théories modernes de la justice(30) ontpour objectif de définir précisément mais demanière théorique les droits des individusen tant qu’entité morale, et les modalitéspour les rendre effectifs. Reprenant leurdémarche mais en l’appliquant à l’entrepri-se, on peut tenter de cerner ses droits(31).Mais toutes ces théories ne sont pas perti-nentes pour le problème posé : les théoriesse réfèrent traditionnellement au bien-être(ou à l’utilité) de l’individu, mais le bien-être d’une entreprise, à l’instar de celui del’individu, est difficile à définir. Certainesthéories, dites « post-welfaristes », se déta-chent de la définition précise du bien-être etappuient plutôt leur raisonnement sur la res-ponsabilité, même partielle, de l’individucomme entité morale dans ses choix de vieet l’utilisation de ses ressources(32) ; or la res-ponsabilité est un élément essentiel pourl’entreprise au vu de notre étude sur le sta-tut moral de l’entreprise. Dans un précédentarticle, nous avons développé trois types dedroits qui nous apparaissaient centraux. Cesdroits sont liés à la responsabilité sociale del’entreprise vis-à-vis d’elle même et vis-à-

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(29) L. Strauss, La cité et l’homme, Paris, Presses-Pocket, 1987.

(30) Cf. les présentations de P. Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philo-sophie politique, Paris, Seuil, 1991, M. Fleurbaey, Théories économiques de la justice, Paris, Economica, 1996, W.Kymlicka, Les théories de la justice, Paris, La Découverte, 1999.

(31) A. Leseur, « L’Etat face à la répartition de ressources publiques entre entreprises, un éclairage à partir des théo-ries de la justice », Economie rurale, n° 271, 2002, p. 21-34. A. Leseur, L’équité de l’allocation initiale de permisd’émission négociables de gaz à effet de serre à des entreprises : un éclairage du choix public par la philosophiemorale et l’analyse économique, thèse de doctorat en sciences économiques, Ecole Polytechnique, 2004.

(32) D. Maguain, « Les théories de la justice distributive post-rawlsiennes Une revue de la littérature », Revue éco-nomique, vol. 53, n° 2, 2002, p. 165-200.

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vis des autres entreprises. Il s’agit du non-droit à la survie, du droit à une égalité detraitement, et du droit à une égalitédes chances à exprimer sa compétitivité.Résumons-les en insistant sur le dernier deces droits puisque le droit à une égalité deschances à exprimer sa compétitivité appa-raît être le plus pertinent dans le cadre de ladéfinition d’une RSE légitimée de l’entre-prise.

2.1. Le droit à la survie

Le droit à la survie, qui est un droit fon-damental chez l’individu, n’est pas unenotion pertinente pour l’entreprise, même sipour autant elle est à considérer comme uneentité morale : en effet la faillite d’une en-treprise n’est pas de la même nature que lamort d’une personne physique. Deux typesd’arguments corroborent plus précisémentcette idée : d’une part, le caractère unique,non interchangeable, qui est au cœur du sta-tut moral de l’individu ne se retrouve pas,ou tout du moins n’est pas aussi marquépour l’entreprise, dans la mesure où lescapitaux financiers et humains sont en par-tie redéployables ; d’autre part, parce quel’entreprise dans une économie de marchéest une entité autonome, responsable, quicherche à promouvoir un projet rentabledans un univers incertain, et est, par là, paressence preneuse de risque, il est légitimede lui faire porter une responsabilité dans lecas d’un risque fatal qui s’est réalisé. Onretrouve ici une idée forte du droit de laconcurrence, justifiée non à partir de consi-dérations économiques, mais à partir de lanature même du statut moral accordé à l’en-treprise comme entité preneuse de risques.

2.2. Le droit à l’égalité de traitement

Les développements précédents sur laconsistance morale de l’entreprise condui-sent à s’interroger sur la considération mini-male dont doivent pouvoir bénéficier toutes

les entreprises, même celles qui semblentêtre parfaitement interchangeables. Cetteconsidération a trait à l’égalité de traite-ment : ce principe est à ce point fondamen-tal pour l’individu qu’il est inscrit dans laDéclaration des Droits de l’Homme et duCitoyen de 1789, et il semble pouvoir seretrouver pour l’entreprise. Toute entrepri-se, en tant qu’entité autonome, responsable,et potentiellement vectrice de valeurs, com-binant savoir-être et savoir-faire, est digned’une considération morale minimale, quipeut se traduire par un droit à une égalité detraitement entre toutes les entreprises. Leprincipe d’égalité de traitement a une portéesimple et limitée, tout en s’appliquant àtoutes les entreprises : il requiert que chaqueentreprise soit appréhendée à partir desmêmes caractéristiques, et jugée à l’aune dumême critère. Ce principe n’empêche pasl’introduction de différences prenant appuisur certaines caractéristiques pertinentes. Iciapparaît une justification morale du principed’égalité de traitement que le droit françaisa consacré.

2.3. Le droit à l’égalité des chances à exprimersa compétitivité

Pour que toute entreprise, potentielle-ment rentable, puisse se développer, ce quiest la finalité d’une entité morale, il faut quel’Etat lui garantisse la possibilité d’œuvrerdans un contexte de concurrence juste, et,dans ce cadre, lui garantisse notamment lapossibilité de mettre en avant ses proprescapacités (au sens de ses caractéristiquesparticulières, sur les plans technique, hu-main, organisationnel, etc.) en limitant ouinterdisant les pratiques pernicieuses de sesconcurrents. Par exemple, l’existence d’uncartel, l’abus de position dominante, l’es-pionnage industriel, ou encore la violationde brevets sont des formes de concurrencequi ne permettent pas de laisser s’exprimer« correctement », c’est-à-dire de façon libreet suffisante, les caractéristiques propres

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d’une entreprise concurrente, qui pourtantpourrait proposer un bien à un prix et à desconditions intéressants pour les consomma-teurs : ces pratiques violent le droit de cha-que entreprise de faire valoir ses atouts defaçon « correcte », ou encore de façon équi-table. Il s’agit bien ici d’instaurer un cadreréglementaire strict dans lequel vont pou-voir s’exprimer les particularités des entre-prises, notamment leurs atouts sur le plantechnologique et humain, mais seulementelles, leur permettant ainsi de développer etd’essayer de valoriser sur le marché leurscaractéristiques, qui sont de potentiels avan-tages concurrentiels(33). C’est au marché enrevanche qu’il revient d’évaluer monétaire-ment l’avantage réel que représente l’offrede chaque entreprise, déterminée par sescaractéristiques. Se focalisant sur les condi-tions ex ante (avant que ne se fasse l’achatdu produit), ces conditions garantissent uneégalité des chances à se développer, qui, entermes industriels, peut s’interpréter commeune égalité des chances à exprimer sa com-pétitivité(34). On retrouve donc ici, mais avecdes justifications nouvelles non fondées surla maximisation du surplus du consomma-teur, les conditions d’une concurrence loya-le, promue par le droit de la concurrence.

L’analyse des droits permet de détermi-ner les revendications légitimes de l’entre-prise mais celle des devoirs est utile pourdéfinir les attentes justifiées de la sociétévis-à-vis de l’entreprise et par là les basespour la construction de la notion de RSElégitime. La thématique des droits est plu-

tôt développée par les Modernes, à la suitede Hobbes(35) ; celle des devoirs l’est plutôtchez les Anciens, pour lesquels il y a unesoumission de l’individu au collectif(36).

3. LES DEVOIRS DE L’ENTREPRISE

Tout comme Aristote définit les devoirsde l’homme en fonction de sa finalité(37), ilest possible de déterminer les devoirs del’entreprise en fonction de la finalité decelle-ci. Dans une économie moderne etdéveloppée au sein d’un Etat démocratique,l’entreprise apparaît comme une entité quicherche à développer son propre projet, enréunissant des moyens financiers, tech-niques et humains, en vue de vendre un pro-duit dans des conditions telles qu’ellesgarantissent sa rentabilité. La réalisation duprojet que cherche à développer l’entrepriseest inséparable de la relation que celle-cinoue avec la société et les personnes dansla société : en effet, autrui, en particulierl’acheteur, qu’il soit une autre entrepriseacheteuse ou, au final, le consommateur,existe d’emblée pour elle, en tant que parte-naire de son projet. L’entreprise est donc paressence un animal social, pour reprendre lacélèbre formule d’Aristote. L’entreprises’inscrit, par définition, dans un tissu socialcomposé d’individus, ou d’organisations,qui sont eux-mêmes des entités morales.Cette situation conduit à une logique deréciprocité dans la reconnaissance entre

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DÉCEMBRE 2006 – N° 45 49

(33) J. Kay, Foundations of corporate success, Oxford, Oxford University Press, 1993.

(34) Nous retenons ici une définition de la compétitivité très large, liée à l’évaluation faite par le marché des avan-tages concurrentiels de l’entreprise.

(35) T. Hobbes, Le Citoyen, trad. Sorbière, Paris, GF-Flammarion, 1982.

(36) Le rôle de l’Etat chez les Modernes, à la suite de Hobbes, est de garantir l’expression et la coexistence desdroits de chaque individu. A l’inverse, Aristote, un des représentant des Anciens, montre que l’homme, d’embléecitoyen, a le devoir de se soumettre aux lois de la cité, lesquelles, si elles sont correctement édictées, aident (voireobligent) chaque citoyen et la cité entière à parvenir au bonheur que se doit de rechercher l’homme pour respecterainsi sa propre finalité. Aristote, Ethique à Nicomaque (noté par la suite EN), trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, L Iet L X, 10.

(37) EN, L I, 6.

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entités morales, et en particulier une obliga-tion de respect des droits moraux de chacun.Ainsi, l’entreprise a le devoir de respecterautrui à la fois pour respecter sa propre fina-lité en tant qu’entreprise, et en considérantautrui comme une entité morale. Ces deuxaspects constituent la source des devoirs del’entreprise, qui fondent par là la justifica-tion de l’engagement de l’entreprise dans ladémarche de développement durable.

Les devoirs de l’entreprise sont à définiren fonction des différentes facettes desdroits d’autrui. Dans un travail de définitionprécise de la RSE, et de la description desactions légitimement liées au développe-ment durable, il faudrait lister de façonexhaustive et détailler ces droits. Ceux-ci sesubdivisent en deux types.

L’entreprise a d’abord le devoir de res-pecter les droits des autres entreprises, quisont elles-mêmes des entités morales, et cemême en situation de concurrence. Elle doitdonc respecter notamment la volonté desconcurrents de développer leur propre pro-jet, et le droit dont ils disposent à fairevaloir leur compétitivité. La notion d’égali-té des chances à exprimer sa compétitivitéest apparue comme un droit des entreprises ;ne pas nuire à cette égalité pour autrui est undevoir, ce qui correspond d’ailleurs à l’idéeclassique d’une concurrence juste et loyale.

L’entreprise doit également respecter lesdroits de l’individu : chaque homme étantégal du point de vue des droits à tous lesautres, dans nos sociétés démocratiques(38),l’entreprise se doit de respecter les diffé-rentes facettes de l’individu, sans établir dehiérarchie entre eux(39), c’est-à-dire :

• Pour le salarié : le salarié est un individuqui, en échange de son travail, obtientune rémunération. L’entreprise doitdonc considérer ce double aspect : elledoit, par exemple, promouvoir desconditions de travail ne nuisant pas à lasanté des salariés, respecter leur intégri-té physique et leur garantir suffisam-ment de temps libre pour leur laisser lapossibilité d’assurer leur rôle social(parent, citoyen, syndicaliste, etc.) ; elledoit aussi assurer l’égalité de salaire àfonctions et compétences égales, notam-ment entre hommes et femmes, et garan-tir un revenu suffisant au salariéemployé à temps plein pour qu’il puissevivre dans des conditions satisfaisantes.

• Pour l’actionnaire : l’actionnaire est pro-priétaire de l’entreprise, c’est-à-direqu’il la dirige et doit en obtenir, si pos-sible, une rémunération. Il s’agit alorspour toute entreprise de garantir le paie-ment des dividendes, d’offrir une infor-mation claire et suffisante sur les résul-tats et les choix de l’entreprise, et degarantir une « bonne » prise en comptedes avis de chaque actionnaire. Cetteidée fait écho en partie, dans la pratique,au thème de la « bonne gouvernance »d’entreprise(40).

• Pour le riverain : l’entreprise doit garan-tir, au niveau de son implantation, unenvironnement correct, compatible avecla vie humaine dans des conditions cor-rectes d’ordre sanitaire (bruit, qualitéde l’eau, qualité de l’air, odeur, etc.) et« social » (niveau suffisant de biodiver-sité, de respect des espaces naturels, de

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50 ENTREPRISES ET HISTOIRE

(38) Pour une définition pratique et complète de la RSE, et ainsi pour appréhender l’ensemble du thème du déve-loppement durable, il serait nécessaire de revenir sur le statut des droits des individus dans les pays non démocra-tiques, et par extension, de la place de l’Etat.

(39) En ce sens, on se rapproche ici de la définition large de « parties prenantes » donnée par R.E. Freeman,Strategic management…, op. cit., où une « partie prenante dans une organisation est tout groupe ou individu quiaffecte ou est affecté par l’accomplissement des objectifs de l’organisation ».

(40) M. Viénot, Le Conseil d’Administration des sociétés cotées, Rapport du groupe de travail de l’AssociationFrançaises des Entreprises Privées et du Conseil National du Patronat Français, 1995.

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sauvegarde ou amélioration du paysage,etc.). Ce type de devoir vis-à-vis du rive-rain se retrouve en partie dans la Chartede l’environnement, qui officialisel’existence de devoirs vis-à-vis de l’en-vironnement, au plus haut niveau de laloi française, à savoir la Constitution.Elle instaure notamment un nouveaudroit : « chacun a le droit de vivre dansun environnement équilibré et favorableà sa santé (art. 1) », mais définit de nou-veaux devoirs : toute personne, entrepri-se comprise, a le devoir de prendre partà la préservation et à l’amélioration del’environnement, et réciproquement,concernant la prévention, elle doit pré-venir ou à défaut limiter les atteintesqu’elle est susceptible de porter à l’envi-ronnement ; concernant la réparation,elle doit contribuer à la réparation desdommages qu’elle cause à l’environne-ment.

• Pour le consommateur : l’entreprise doitoffrir au consommateur les informationssuffisantes sur les produits et leur modede fabrication, pour lui permettre defaire son choix, et garantir l’innocuitédes produits, certes en l’état desconnaissances, pour que sa santé ne soitpas mise en danger.

• Pour le citoyen, et sa forme d’expressionpolitique supra-individuelle, l’Etat : ence sens, l’entreprise a le devoir moral, etnon seulement une obligation d’ordrejuridique, d’obéir aux lois nationales etinternationales(41) ; parallèlement elle a ledroit de participer à l’élaboration deslois la concernant.

• Pour le militant : l’individu étant uneentité morale, donc autonome, l’entre-

prise a le devoir de respecter son actionmilitante et sa liberté d’expression.

Les devoirs sont donc des exigencesmorales que l’entreprise comme entitémorale doit satisfaire. Deux de leurs pro-priétés sont particulièrement intéressantes :les devoirs circonscrivent, avec les contraintestechniques, l’ensemble des possibles pourl’entreprise ; par essence, ils sont difficiles àremplir, et ne sont d’ailleurs dans la pra-tique que partiellement satisfaits. Revenonssur ces deux points.

A l’intérieur de l’espace circonscrit parces devoirs de l’entreprise comme entitémorale, l’entreprise a une pleine liberté dechoix : elle décide de sa production, de saméthode de production, de ses recrutements,de son emplacement, etc. Par ailleurs, cesdevoirs ne sont pas aussi exigeants qu’il yparaît, même si tous ne sont pas encore ins-crits dans les textes de loi, donc vus commedes obligations légales : il ne s’agit pas defaire en sorte que chaque salarié ait un reve-nu lui permettant d’avoir le niveau de vied’un millionnaire, ni que chaque actionnai-re ait un droit de veto sur chaque décision del’entreprise, ni que le niveau des émissionspolluantes mais non toxiques de toute entre-prise soit parfaitement nul, annulant ainsitout risque pour les riverains. Commentsituer les limites ? Dans un certain sens, cetravail est déjà fait en partie via l’établisse-ment de réglementations ou de normes fon-dées sur des éléments scientifiques : il en vaainsi de la réglementation sur l’amiante, surles rejets de nitrate dans l’eau, etc. De lamême manière qu’il existe, d’après Rawls(42),une hiérarchie dans les biens et des seuilsminimaux de conditions de vie pour lesindividus, il est sans doute possible de défi-nir dans une approche plus systématique,

LE STATUT MORAL DE L’ENTREPRISE, AU FONDEMENT DE SON DÉVELOPPEMENT DURABLE

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(41) Dans le cadre d’une définition précise des actions liées au développement durable, en particulier dans les paysen voie de développement, il faudrait détailler cet aspect : il faudrait notamment vérifier que ces lois sont justifiéesau sens où leur bien-fondé est peu discutable, et justes au sens où elles sont issues d’un processus jugé juste. Laquestion de l’obéissance à des lois injustes fait d’ailleurs l’objet d’intenses débats dans la littérature de philosophiepolitique.

(42) J. Rawls, Théorie de la justice [1971], Paris, Seuil, 1987.

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des seuils minimaux pour chaque élémentprécédemment cité. Ces seuils pourraientêtre également définis, non de façon théo-rique, mais après une concertation des diffé-rentes parties prenantes, ce qui lèverait unecertaine partie du voile d’ignorance rawls-ien dont les modalités pratiques sontd’ailleurs assez difficiles à mettre en œuvre.Par définition axée sur le court terme, cetteconcertation des parties prenantes devra êtreenrichie de considérations relatives au longterme. Cela doit faire l’objet d’une re-cherche approfondie, qui dépasse le sujet decet article.

Même s’ils sont limités, les devoirs sontpar définition difficiles à remplir, au sensqu’il en coûte nécessairement pour l’entitéconcernée. Le raisonnement est en effet lesuivant : si je ne fais mon devoir qu’à causedes avantages que j’espère en retirer, ouqu’à condition que je dispose de tout cequ’il m’est nécessaire pour le faire, c’est-à-dire qu’il ne me coûte rien, alors je n’exer-ce plus réellement ma liberté de choix, et jene suis plus un être autonome, donc moral ;si l’on n’est plus un être moral, la notion dedevoir n’a plus de sens. Remplir son devoirne peut donc pas être un acte entièrementgratuit(43) ni même, de façon moins extrême,globalement avantageux, au sens où lesgains retirés sont supérieurs aux coûtsengendrés.

Un autre point, plus général, mérited’être souligné : l’entreprise n’a des devoirsque tant qu’elle est en vie. Cet énoncé, mal-gré son évidence, met en lumière la placenécessairement restreinte de l’entreprisedans le développement durable : l’entrepri-se n’étant pas durable, au sens où son acti-vité peut cesser à tout moment, elle ne peutà elle seule garantir les besoins fondamen-taux des populations sur une longue pério-de. Que se passerait-t-il en effet si une en-treprise sur laquelle est basé tout le déve-loppement économique mais aussi social

(donc notamment éducatif, sanitaire, etc.)d’un village ou d’une région fermait sesportes ? Non seulement il n’est pas légitimeque l’entreprise outrepasse ses droits en pre-nant en charge des devoirs qui ne lui incom-bent pas, mais de plus ce type de dévelop-pement n’est pas durable pour la sociétéconsidérée. C’est donc bien à l’Etat et non àl’entreprise de satisfaire les droits des indi-vidus, considérés non plus seulementcomme des parties prenantes de l’entreprise(salariés, actionnaires, consommateurs, etc.)mais aussi (et peut-être surtout, au sens lexi-cographique) comme des être sociaux (vil-lageois, écoliers, etc.).

CONCLUSION

Une entreprise peut être appréhendée, entermes moraux, comme une associationd’individus ou comme une entité morale perse. L’article explore cette deuxième voie etvise à en tirer les conséquences quant à unedéfinition pratique et légitime de la respon-sabilité sociale de l’entreprise, et ainsi endéduire la place que doit avoir l’entreprisedans le développement durable.

Il est apparu que divers éléments com-plémentaires et récents, d’ordre juridique,philosophique et plus positif, convergeaientpour attribuer à l’entreprise les principalescaractéristiques d’une entité morale : elleest une, elle est autonome et responsable,elle est jugée d’un point de vue moral pardes agents moraux et elle accepte leursjugements, et elle a une valeur propre entant que porteuse d’un projet, et d’une expé-rience humaine et technique spécifique. Ilest défendable de lui reconnaître un certainstatut moral, sans que cela signifie qu’elleait la même dignité et le même statut moralque des personnes physiques. A l’évidence,la faillite d’une entreprise n’est pas de lamême nature que la mort d’une personne

ALEXIA LESEUR

52 ENTREPRISES ET HISTOIRE

(43) Aristote, EN, II, 9.

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physique, les capitaux financiers et humainspouvant être dans une certaine mesure dis-persés et redéployés.

L’entreprise, considérée comme entitémorale, entre alors dans le domaine desdroits et des devoirs, et c’est à partir d’euxque peuvent être légitimées les démarchesde l’entreprise liées au développementdurable. Pour elle-même, l’entreprise a ledroit et le devoir de défendre un principed’égalité de traitement, ainsi qu’un droit àune égalité des chances à exprimer sa com-pétitivité, mais elle ne peut revendiquerd’emblée un droit à la survie. Quant auxdevoirs, ils consistent en la prise en consi-dération des autres entités morales membresde la société dans laquelle évolue l’entrepri-se : l’individu, lequel se présente sous diffé-rentes facettes (salarié, actionnaire, riverain,consommateur, et sa forme d’expressionpolitique : l’Etat). C’est en détaillant cesdevoirs qu’apparaît une grille de lecturepermettant d’analyser la légitimité desactions de l’entreprise, et donc d’identifierles modalités d’une responsabilité socialede l’entreprise, qui lie la recherche de renta-bilité nécessaire pour la survie de l’entrepri-se dans le temps au développement durableauquel participe cette dernière. Cette nou-velle construction de l’entreprise commeentité morale invite à compléter les théoriesde la firme existantes, de façon à prendre en

compte une de ses caractéristiques impor-tantes, souvent occultée, concernant sanature même et ses objectifs : l’apport del’entreprise comme expérience humainecréatrice de valeurs de coopération et matri-ce de développement de projets.

SITE INTERNET

Global Compact : http://www.unglobal-compact.org

TEXTES OFFICIELS

Commission européenne (2001b),Promouvoir un cadre européen pour la res-ponsabilité sociale des entreprises, Livre vert,Luxembourg, 2001, 32 p. disponible sur lesite http://europa.eu.int/comm/employment_social/publications/2001/ke3701590_fr.pdf.

Conseil Constitutionnel, Décision n° 2000-441 DC–28 décembre 2000, disponible sur lesite : http://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2000/2000441/2000441dc.htm.

Conseil Constitutionnel, Le principe d’éga-lité, Paris, 18 septembre 2001, disponible sur lesite : http://www.conseil-constitutionnel.fr/dossier/quarante/notes/princeg2.htm.

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