LE PROPHÈTE OSÉE

ROBERT ARON

LE PROPHÈTE OSÉE ( D R A M E B I B L I Q U E )

P E R S O N N A G E S :

O S E E , quarante ans

G O M E R (sa femme), trente ans

E L I P H A Z D E T H E M O N , quarante-cinq ans

E L I H O U , dix-huit ans

J O B , vieillard

Et la voix de l'Eternel

L'action se passe, aux temps bibliques, dans le jardin attenant à une demeure.

L E PROPHÈTE OSÉE 519

AVANT-PROPOS

Dans l'Ancien Testament, dans la Bible, les personnages qui nous touchent peut-être le plus aujourd'hui, avec qui nous nous sentons sans doute le plus en sympathie, ne sont pas forcément les plus glorieux, les plus sublimes, mais bien souvent les plus pitoyables et les plus humains.

Certes, ces sommets de l'histoire, ces orienteurs décisifs du destin de l'humanité que sont Moïse, l'homme par qui nous parvint la Loi, ou Abraham, par qui elle commença à se répandre, nous émeuvent d'autant plus qu'ils jouent le tout pour le tout, et qu'ayant ainsi joué ils gagnent pour l'éternité des siècles ad majorem Dei gloriam.

Mais, dans leur sublimité, leurs destins nous émeuvent moins que ceux d'Osée le « petit prophète », bafoué dans sa vie intime, ou que Job l'homme de bien injustement frappé, sacrifiés l'un et l'autre aux volontés transcendantes du maître de l'Univers.

Osée et Job seront les héros de cette pièce, et s'en partagent les rôles. Non pas qu'historiquement ils aient été contemporains : de nombreux siècles les séparent. L'auteur, historien lui-même, regrette un tel anachronisme. S'il l'a cependant commis de gaieté de cœur, c'est que dans le déroulement de la Bible, échelonné sur près de six mille ans, un siècle apparaît peu de chose, tout au plus un instant de l'éternité.

C'est ensuite qu'Osée et Job, s'ils sont éloignés l'un de l'autre par la chronologie, sont très proches pour l'essentiel, c'est-à-dire pour le problème permanent et fondamental que pose la faiblesse humaine affrontée à la toute-puissance de Dieu.

520 L E PROPHÈTE OSÉE

PROLOGUE

OSEE

Je suis le prophète Osée. Je suis un de vos semblables qui vit en un temps différent. Je crois au même Dieu que celui auquel certains d'entre vous croient encore, mais que d'autres ne connaissent plus.

Avec moi, il y a trois mille ans, Dieu se sentait en confiance et il n'était pas contesté : aussi, sans malaise de sa part, sans inquiétude, sans aigreur, s'exprimait-il par ma voix quand il avait à parler, intervenait-il dans ma vie s'il voulait se manifester.

Comprenez combien c'était simple, et combien c'était reposant, même si Dieu, en parlant ou en se manifestant, bouleversait mon existence et ébranlait mon bonheur d'homme.

Je me débattais devant lui, mais j'étais sûr qu'il existait. Dieu se manifestait partout, dans l'univers qu'il avait créé, et

dont ma pauvre raison d'homme ne comprenait pas les ressorts, comme au sein de mon foyer, dont je savais mieux que lui les impuretés et les troubles.

Je connaissais mes faiblesses aussi bien que sa grandeur, mes mensonges inavoués aussi bien que sa vérité, mes impuretés, celles de ma chair, de mon esprit aussi bien que sa perfection.

Tout ceci, venant de Lui, qui s'est inscrit pour l'éternité dans l'histoire, ou de moi qui, comme vous, n'en représente qu'un instant, tout ceci va, devant vous, palpiter au cours du drame dont mon foyer est le cadre, mais auquel l'appel de Dieu confère une autre dimension : vous verrez un mari trompé (ce sera moi), une femme adultère (la mienne), un séducteur idolâtre, qui mésuse de la religion pour pervertir la chair des autres et pour détourner leurs esprits ; vous verrez ce drame éternel que l'on tourne en comédie.

Mais prenez garde : Dieu, dont le rôle vous apparaîtra équivoque, sait ce qu'il fait et ce qu'il veut. Ce n'est pas le Dieu des bigots ni celui des théologiens, ni celui des bien-pensants. C'est le Dieu de vérité, le Dieu vivant. Son devoir envers nous est de nous apprendre à voir la réalité, telle qu'elle est, dans ses quatre dimensions, dont une seule lui est propre, tandis que trois correspondent aux cadres limités de nos muscles et de nos pensées.

L E PROPHETE OSÉE 521

Je suis plus moderne que vous, car je suis mieux adapté à la totalité du monde, dont vous ne voyez qu'un aspect. Je suis plus savant que vous, car je n'exclus aucune des forces qui nous commandent.

Je suis le prophète Osée : en prophétisant pour mon temps, j'aide à éclairer le vôtre. E n prophétisant l'avenir, j 'expérimente le présent.

Voici : le rideau se lève sur ma femme que Dieu tourmente en sa chair insatisfaite et que je devrai arracher à l'adultère physique et au doute métaphysique.

Je suis le prophète Osée : écoutez-moi , je vous parle ; mes paroles vous parviennent avec trente siècles de retard ; seulement trente siècles, bien peu de chose, bien peu de temps au milieu de l'éternité.

Le rideau se lève sur le jardin attenant à la maison du prophète. En scène, un homme et une femme.

. L A F E M M E Je suis Gomer, l'épouse d'Osée...

L'HOMME Et moi Eliphaz, son disciple...

GOMER Mais enfin, que m'arrive-t-il ? Pourquoi, dans le calme habituel de notre vie familiale, vouée à professer la Tora, pourquoi cette ardeur subite, pourquoi ce trouble nouveau ? Pourquoi ces désirs effrénés, de sentir Osée s'approcher, me prendre dans ses bras, m'entourer de tout son corps et me communiquer à moi, femme incertaine, à moi, malheureux être instable, la force qu'il consacre au Seigneur, au Tout-Puissant ?

ELIPHAZ DE THEMON Si vous permettez, mon enfant, je pourrais tenter... de tâcher... de vous expliquer...

GOMER M'expliquer quoi? Que je l'attends, que mon être crie vers lui, comme Israël vers le Seigneur, qu'il est, pour mon corps, le Messie, fils de David...

ELIPHAZ ...Celui qui n'arrive jamais...

GOMER ...Mais que l'on attend toujours... Et dont l'attente, aujourd'hui, en cette journée de vent des sables, en ce crépuscule naissant, dont les teintes violacées angoissent les yeux et le cœur...

ELIPHAZ C'est bientôt l'heure- de la prière, l'heure du Schéma du soir, qui se proclame, selon la Loi, à l'instant encore indécis où l'on ne distingue déjà plus la laine blanche et la laine bleue... Je ne distingue déjà plus sur vous la laine blanche et la laine bleue...


GOMER Que faites-vous ?

ELIPHAZ Prions ensemble, voulez-vous ? C'est l'heure de la prière, l'heure du Schéma du soir. (// met sa main devant les yeux, en un geste rituel.) Schéma : Ecoute Israël, l'Eternel est notre Dieu...

GOMER Ah oui, écoute Israël...

ELIPHAZ (continuant la prière) Ecoute, l'Eternel est unique...

GOMER Ecoute aussi, Israël... les cris qui couvent dans la chair secrète de tes femmes... Ecoute le hennissement du désir, autour d'elles, sortant du ventre de tes hommes... Ecoute ce rut universel que ta Loi veut discipliner... « T u ne feras point l'adultère»... C'est le septième commandement.

ELIPHAZ Vous n'ignorez pas, mon enfant, que d'après nos plus grands docteurs, d'après les docteurs de la Loi, les plus réputés, les plus savants et ceux qui aiment le mieux Dieu (béni soit-il !)...

GOMER Béni soit-il !...

ELIPHAZ D'après ceux de ces docteurs qui connaissent si bien la Tora qu'ils peuvent, les yeux fermés, retrouver sur ses rouleaux la place de chaque verset... D'après eux donc, les chiffres impairs ne valent pas les chiffres pairs... Alors, le septième commandement...

GOMER Que dites-vous là ?...

ELIPHAZ C'est évident, constatez. En combien de jours Dieu a-t-il créé le monde ?... Pair ou impair ? En six jours...

GOMER Le septième est jour de repos...

ELIPHAZ Justement... Ce jour impair, ce jour des jours, ce jour élu, que signifie-t-il pour Dieu (béni soit-il !) et pour ceux qui le comprennent?... Sinon qu'après chaque commandement il faut un jour de repos, un jour de détente, d'oubli... L'oubli du septième commandement, la détente, le repos... Je dirais, la transgression est aussi voulue par Dieu...

E L L E Que vous êtes savant... comme un recteur de séminaire...

LUI J'ai beaucoup, beaucoup étudié, j'ai connu beaucoup de femmes... et je sais beaucoup de choses, que je voudrais vous enseigner.

E L L E Comme vous êtes paternel...

LUI Dieu de nos pères, « élohé aboténou », c'est toujours lui qui m'inspire... Faites-lui confiance, mon enfant, et ayez confiance... en moi.


E L L E Comme vous êtes religieux...

LUI ...Laissez-moi m'approcher pour mon édification... Il faut que nous nous connaissions... Je me suis, vous le savez, converti tout récemment. (A part.) Le récit d'une conversion, rien de mieux pour plaire aux femmes. (A Gomer.) Auparavant, j'adorais Baal, l'idole dès sens déchaînés et de la chair qui s'épanche... l'idole des désirs insensés, qu'il ne sait pas réprimer... Que d'aventures j'ai connues, quelle expérience j'ai acquise... Ensuite, je suis venu au vrai Dieu, au Dieu d'Israël, qui est celui de votre époux, de votre cœur... A u Dieu du monothéisme et de la monogamie. C'est Osée qui m'a converti, c'est Osée qui m'a amené au Dieu du septième commandement... « Tu ne feras point l'adultère ».... sauf en les jours de transgression... Et vous ne risquez rien...

GOMER Si c'est Osée qui...

ELIPHAZ C'est Osée... C'est le prophète, l'homme qui parle au nom de Dieu... Ecoutez, en cet instant où je m'approche de vous, en cet instant où votre trouble commence à répondre au mien, que fait-il, celui à qui je dois tout, celui qui m'a sauvé du péché, qui a ouvert pour moi le chemin qui mène à Dieu et le chemin de votre cœur... Ecoutez-le, dans le lointain, au seuil de votre demeure, à côté de l'emblème sacré ,que, selon les commandements, vous avez placé pour lui sur les linteaux de votre porte, le front ceint des parchemins que Dieu lui-même, au Sinaï, a prescrits pour ses enfants... Ecoutez-le, que fait-il, l'homme de Dieu, qui est aussi votre époux, qui est aussi mon ami, mon très vénéré maître, à qui je dois tout... à qui bientôt je vous devrai... Que fait-il en cet instant où vous allez me céder ?... Que fait-il ?... Ne craignez rien... Il faut me donner vos lèvres... Ne craignez rien, il est loin... Dieu est loin... Dieu est d'accord...

GOMER Vous le croyez...

ELIPHAZ ...Le septième jour... la transgression... Que fait Osée? Il prie pour nous, pour nous deux, le Seigneur, le Tout-Puissant... N i dans ce monde, ni dans l'autre, nous n'avons rien à,redouter... Osée est loin... Dieu encore plus... Que fait Osée ? Il prie Dieu...

GOMER Béni soit-il !

ELIPHAZ Béni soit-il !... Vous consentez...

GOMER Si c'est Osée qui... La laine blanche et la laine bleue... (Soudain, on entend un pas d'homme.)

ELIPHAZ C'est le prophète, c'est votre époux qui revient, c'est Osée. (Entre Osée.)

ELIPHAZ Schalom, mon vénéré maître...


OSEE Schalom, paix et bonheur à mes amis...

ELIPHAZ Schalom pour mon vénéré maître... Que Dieu s'exprime par sa bouche... et qu'Israël soit docile à l'enseignement de sa voix...

OSEE Israël est en rébellion... Au début du jour, à l'aube, à l'heure où l'on recommence à distinguer la laine blanche et la laine bleue, à l'heure du Schéma matinal, que je m'apprêtais à dire... peut-être ai-je manqué de force... ai-je manqué de persuasion... On se sent fatigué, parfois... La parole de Dieu m'a fait défaut et le peuple s'est rebellé... Rebellé contre son Roi, que des assassins menacent, rebellé contre son Dieu, dont le temple est profané, rebellé contre la Loi, dont, comme au temps du veau d'or, ils refusent les commandements... Les femmes reviennent à l'adultère, les plus honnêtes sont tentées... Les hommes à la fornication... Que dois-je faire ? Que dois-je dire ?... C'est dur pour moi, pour un homme, de parler au nom de Dieu, lorsque Dieu me fait défaut... Mes amis, laissez-moi un instant me reposer auprès de vous, dans l'obéissance à Dieu...

ELIPHAZ Béni soit-il ! Nous obéissons à Dieu...

OSEE ...Dans l'observance de sa Loi... Qu'il reste au moins, en Israël, un foyer pour la respecter.

ELIPHAZ Reposez-vous : tant que vous êtes ici, vous ne risquez rien... Ici, personne ne risque rien...

OSEE Dieu de nos pères, Dieu des ancêtres, pourquoi ton peuple est-il rebelle ? Pourquoi son infidélité ?

GOMER Il a raison.

ELIPHAZ Que dites-vous, mon enfant ?

GOMER Je dis qu'il a raison d'être infidèle, ce peuple dont je suis et dont nous sommes... Ce peuple?... Mais qu'est-ce qu'on lui veut donc pour en faire le peuple élu ? Il ne demandait qu'une chose, c'était de sortir d'Egypte,

» de la maison de servitude... c'était d'être libre enfin, d'être heureux... Alors, une fois libéré, on lui dit de faire halte, au pied de la montagne sainte... Il pense que c'est pour son repos. Mais là, sans l'avoir prévenu, à grand renfort de tonnerre qui l'assourdit, d'éclairs qui l'éblouissent et des commandements de Dieu qui l'obligent à se prosterner... on lui propose la Loi... on lui demande s'il veut' être un peuple de prêtres... Et, lui qui n'a rien entendu, ni rien vu, ni rien compris, se laissant influencer et restant prosterné sur le sol du mont qui tremble et qui résonne sous la foudre... d'une seule voix, il accepte... Et voilà, nous sommes un peuple de prêtres... Nous sommes le peuple élu... Nos hommes sont tous des prêtres... Je suis la femme d'un prêtre...

ELIPHAZ Vous êtes la femme d'un prophète...


GOMER Eh bien, alors, qu'il prophétise... {A Osée.) Mais rappelle-toi nos accor-dailles. C'est près de moi, c'est dans mes bras que tu es devenu prophète... Il ne faut pas, en te consacrant à l'Eternel, oublier l'être mortel, l'être de chair qui t'a porté jusqu'à lui... Nos destins sont indissolubles, celui qui t'élève vers Dieu, celui qui t'incline vers moi... Si le peuple est infidèle, c'est que toi-même me négliges et me pousses à être infidèle... Mais qu'attends-tu pour me répondre ?

OSEE Que Dieu me parle... ou que Dieu parle...

GOMER Prophétise alors, prophétise... Un prophète qui prophétise, ce n'est déjà pas grand chose pour rendre une femme heureuse... Mais s'il ne prophétise pas... que reste-t-il? Veux-tu que mes lèvres impures et que mon cœur incertain te soufflent à l'oreille les paroles que tu prononceras au nom de l'Eternel, ton Dieu?

OSEE Si c'est la volonté de Dieu...

GOMER Il n'est pas assez grand, ton Dieu, pour s'exprimer de lui-même...

OSEE S'il a créé l'homme...

GOMER ...Et la femme...

OSEE ...Et la femme, c'est que, pour manifester sa force, pour la situer dans l'histoire, il a besoin de nos faiblesses...

GOMER Eh bien, il sera satisfait. Ecoute, Osée... prophète, écoute... avant que le jour ne revienne, moi, ta femme j'aurai un amant...

OSEE Que dis-tu?

ELIPHAZ N'en croyez rien... elle est folle...

GOMER Oui, folle de désir, folle de rage contre toi dont la virilité s'épanche en prophétisant. Folle de ma chair inassouvie et de mes désirs frustrés... Oui ou non, es-tu un homme ? Suis-je ta femme ? Qu'attends-tu ? Dans quels bras vas-tu m'obliger à tomber ?... Qu'est-ce que Dieu attend de moi ? Que je sois une prostituée ou la femme d'un prophète ? Que désire Dieu ? Que désires-tu ?... Qu'il parle, Dieu, qu'il te dise... Vas-tu enfin prophétiser ?

OSEE Je sens que ma langue se délie et que les mots de l'Eternel vont répondre à ton attente...

GOMER Joie... joie... je vois renaître en toi un trouble que je connais bien, un trouble que je reconnais... le souffle de Dieu t'inspire... Béni soit l'Eternel, qui inspire le prophète... Que vas-tu dire?


OSEE Je l'ignore... Les mots inspirés par Dieu sortent un à un de mes lèvres sans que j'en prévoie l'ensemble...

GOMER J'ai confiance en lui...

OSEE Moi, j'ai peur... je prophétise. «Parole de l'Eternel»... qui fut adressée à Osée, fils de Béeri, au temps d'Ozias, de Jocham, d'Achaz et d'Ezechias, roi de Juda et au temps de Jéroboam, fils de Joas, roi d'Israël...

ELIPHAZ Que son âme repose en paix...

OSEE Lorsque l'Eternel recommença à s'adresser à Osée, il lui dit : « Va, unis-toi à une femme prostituée... et qu'elle te donne des enfants de prostituée... car ce pays se prostitue vraiment, en délaissant l'Eternel. » Il alla et épousa Gomer, fille de Diblaïm.

GOMER Gomer, fille de Diblaïm... c'est moi... Dieu veut que je me prostitue...

ELIPHAZ Mais non, mais non... c'est un apologue... une parabole biblique... Ça n'a pas de sens pratique... pas de signification... Une prophétie, ça n'est jamais qu'une hypothèse... Et puis, on peut prendre un amant sans pour autant être...

OSEE (continuant) Je prophétisé, hélas ! C'est la volonté de Dieu...

GOMER Pourquoi faut-il me prostituer ? Pourquoi l'Eternel le veut-il ?

OSEE « Gomer conçut et lui apporta un fils... »

GOMER Un fils, j'aurai un fils...

OSEE (continuant) «Appelle- le Yzréel », dit l'Eternel...

GOMER Yzréel... Qu'est-ce que cela veut dire? Ce n'est pas un nom pour un enfant...

OSEE (continuant) « C'est dans la vallée d'Yzréel, expliqua l'Eternel, que je mettrai fin à la maison d'Israël, que je briserai l'arc d'Israël... »

GOMER T u veux donner à ton fils le nom d'un champ de bataille, d'une défaite militaire... Appelle-le plutôt Sinaï ou Ararat... ce sont des noms de gloire et de paix...

OSEE C'est la volonté de Dieu... Je prophétise... « Gomer concevra à nouveau et elle enfantera une fille... »

GOMER Laisse-moi au moins choisir son nom.


OSEE « Elle s'appellera Lo-Rouhama, la mal-aimée, la non-aimée, car désormais, expliquera l'Eternel, je n'aimerai plus la maison d'Israël avant qu'elle ne m'ait fait retour... »

GOMER Alors, c'est moi qui paie pour l'infidélité d'Israël... ce sont mes enfants qui paient.

OSEE (continuant) Je prophétise... « Tu sèvreras Lo-Rouhama, la mal-aimée, puis tu concevras encore et tu enfanteras un fils... Tu l'appelleras Lo-Ammi, tu l'appelleras "Point mon peuple", l'étranger, le banni... »

GOMER Le banni, frère d'une défaite et frère de la mal-aimée, tu n'y songes pas... Tes enfants...

OSEE « Tu l'appelleras Lo-Ammi, "Point mon peuple", le banni, expliquera l'Eternel à Israël, car vous n'êtes plus mon peuple et je ne suis plus votre Dieu... Je vous bannis de mon alliance... »

GOMER Yzréel, la Non-aimée, le Banni... Pourquoi ai-je été choisie ?

OSEE Tu es la femme d'un prophète, dont le sort incarne et figure la destinée d'Israël... Tu ne t'appartiens plus... Tu appartiens à ton peuple... Tu appartiens à ton époque et tu appartiens à Dieu... Je prophétise.

GOMER Mais qu'est-ce que j'ai fait à Dieu pour qu'il me traite de la sorte ? J'étais heureuse avec toi. Je t'aimais. Je t'étais fidèle jusqu'au jour où, par sa volonté, mes veines se mirent à tressaillir et mon sang s'est embrasé...

OSEE Tu es la femme d'un prophète...

GOMER C'est honteux, c'est inhumain de torturer une femme...

OSEE Dieu n'est pas toujours humain... sans quoi, entre l'homme et lui, il n'y aurait pas de mystère... Je souffre certes autant que toi... Peut-être, il souffre avec nous... Pour t'apaiser, pour m'apaiser, pour l'apaiser, je dois apaiser le peuple... Si je prophétise, c'est pour toi, et c'est pour nous, et c'est pour lui... Et c'est pour que tes enfants puissent porter des noms de paix, des noms d'amour, des noms d'enfants...

GOMER Ne m'abandonne pas, Osée...

OSEE (s'éloignant) Parole de l'Eternel par Osée, fils de Béeri, époux de Gomer, fille de Dibtaïm, qui l'aimait et se prostitua pour lui permettre d'accomplir les ordres de Dieu... Ecoutez la parole de l'Eternel, enfants d'Israël, car l'Eternel est en procès avec les habitants du pays. (// sort.)

ELIPHAZ Crois-tu enfin que Dieu le veuille ? Es-tu prête à m'écouter ?

GOMER (éperdue) Il fait nuit... La nuit est en moi... La nuit est autour de moi... On ne distingue plus la laine blanche et la laine bleue... Je ne distingue plus


rien, sauf l'ardeur qui m'entraîne et que Dieu a provoquée... Le prophète est parti pour prophétiser... Moi, je dois prendre un amant. C'est la volonté de Dieu... Je ne suis même plus tentée... Ce sont ses ordres, j'obéis...

ELIPHAZ Ne restons pas ici... Suis-moi... (Ils sortent.) (Rentre Osée!)

OSEE Ils sont sortis pour commettre le péché voulu par Dieu... Eliphaz revient à Baal... Gomer se donne à Eliphaz... Mon Dieu, pourquoi faut-il d'abord déshonorer mon foyer pour rendre l'honneur à ton peuple ? Pourquoi m'as-tu fait prophète ? Pourquoi dois-je me sacrifier ? Pourquoi Gomer fait-elle le mal ? Pourquoi ce mal nécessaire à la vocation d'Israël, au salut de l'humanité ? La nuit est en moi... Je souffre et je ne comprends plus moi-même la prophétie que j'apporte... Pourquoi, mon Dieu, pourquoi? Pourquoi ? (Un temps.) La nuit est autour de moi... C'est l'heure de rendre grâce à Dieu, et de célébrer sa justice, même si nous ne la comprenons pas... Qu'il est bon de louer le Seigneur Et de chanter ton nom, Etre Suprême ; De célébrer ta bienveillance le matin Et le soir la vérité de ton existence, Sur l'instrument à dix cordes et sur la lyre, Aux sons harmonieux de la harpe, Les méchants seront dispersés ; Moi tu me rendras fort comme la corne du Réém Ma veillesse sera verdoyante comme l'olivier en fleurs.

GOMER As-tu fini, Osée, d'adorer la main qui te frappe, de sanctifier celle qui me souille ? En priant, en adorant, en sanctifiant et bientôt en prophétisant, acceptes-tu de n'être qu'un mari trompé?

OSEE Tais-toi, femme, qui ne comprends pas quel est le dessein de Dieu...

GOMER Ah, c'est si facile de comprendre, pour qui n'a ni vu, ni senti... Mais, si j'évoquais devant toi les premiers baisers d'Eliphaz sur mes lèvres...

OSEE Tais-toi, femme... Tu me tortures...

GOMER Je ne suis donc plus seule à souffrir...

OSEE Vas-tu te taire ?... Tu blasphèmes...

GOMER Je blasphème ! C'est moi qui blasphème !... Ne crois-tu pas que ce soit Dieu qui m'oblige à blasphémer ? Pourquoi le mal se met-il au service de Dieu? Pourquoi l'adultère, rédempteur de la pureté?... Pourquoi, prophète, dis-moi pourquoi ?

OSEE La parole de Dieu me manque... Il répugne à s'exprimer dans le trouble qu'il a causé... Pourquoi, mon Dieu, pourquoi, pourquoi ?


GOMER A h oui... pourquoi? (Entre un vieillard, misérablement vêtu.)

L E VIEILLARD Pourquoi? L'éternelle question à laquelle je dois répondre...

OSEE ET GOMER Qui êtes-vous ?

LE VIEILLARD Périsse le jour où je suis né. Et la nuit qui a dit : un homme est conçu. Que ce jour se change en ténèbres, Que Dieu ne l'éclairé pas d'en haut, Que la lumière ne brille pas sur lui, Que cette nuit soit la proie d'une sombre horreur, Qu'elle n'entre pas dans la supputation des mois. Que ne suis-je mort dans le sein de ma mère, Au sortir de ses entrailles, que n'expirai-je ?

GOMER Quel est cet homme ?

L'HOMME Je suis Job, du pays d'Us...

GOMER Alors que viens-tu faire chez nous ?

JOB En tout temps et en tout lieu où des lèvres d'un mortel sort l'éternelle question : « Pourquoi ? », Dieu m'envoie.

GOMER Pour apporter la réponse ?...

JOB Non... Pour montrer qu'il n'en est pas qui soit perceptible à l'homme... hors la volonté de Dieu...

GOMER Tu apportes le désespoir...

JOB Non, j'apporte la vérité, qui seule apaise... J'apporte la constatation de l'état du monde tel qu'il est, tel que nous devons y vivre, tel qu'il faut s'en accommoder...

GOMER Comment es-tu parvenu à tant de résignation?

JOB Je ne suis pas résigné... Je constate et je vois clair.

GOMER Qui t'a rendu clairvoyant?

JOB J'ai souffert et j'ai vécu...

GOMER Explique-toi. Dis tes souffrances... dis ta vie... que l'on compare.

JOB C'est au prophète à te répondre... Si Dieu le veut...

OSEE Parole de l'Eternel... Il y avait, dans la terre d'Us, un homme nommé Job ; cet homme était intègre, droit, craignant Dieu et éloigné du mal.


Et il lui naquit sept fils et trois filles ; il possédait sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs,, cinq cents ânesses, et de nombreux domestiques ; et cet homme était le plus grand de tous les enfants de l'Orient...

GOMER Je ne comprends toujours pas...

JOB Tu comprendras... attends la suite de mes maux, la suite de mes épreuves...

OSEE Or il arriva qu'un jour, les fils de Dieu étant venus pour se présenter devant l'Eternel, Satan vint aussi au milieu d'eux. Et l'Eternel dit à Satan : « D'où viens-tu ?» Et Satan répondit à l'Eternel : « De chez ton serviteur, Job, de chez celui que tu crois vertueux, mais qui peut-être, s'il fait le bien, le pratique par intérêt... Est-ce gratuitement que Job craint Dieu ? N'as-tu pas tracé un rempart autour de lui, autour de sa maison, autour de tout ce qui lui appartient pour préserver son bonheur ? N'as-tu pas béni l'œuvre de ses mains, et ses troupeaux ne se répandent-ils pas de tous côtés sur la terre ? Quoi d'étonnant, en échange, à ce qu'il te reste fidèle... Mais étends la main, touche à ses biens, et on verra s'il ne te renie pas en face. » Et l'Eternel dit à Satan : « Je te livre tout ce qui lui appartient. »

JOB Alors, il arriva qu'un jour, pendant que mes fils et mes filles mangeaient et buvaient chez leur frère aîné, un messager vint me trouver et me dit : « Les bœufs étaient occupés à labourer, les ânesses paissaient à côté d'eux ; tout à coup, les Sabéens sont tombés à l'improviste et les ont enlevés. Ils ont passé les esclaves au fil de l'épée, et je me suis échappé, seul, pour te l'annoncer. »

OSEE Pendant qu'il parlait, un autre encore arrive et dit : « Tes fils et tes filles mangeaient et buvaient chez leur frère aîné. Et voilà qu'un grand vent s'est élevé de l'autre côté du désert ; il a ébranlé les quatre coins de la maison, qui s'est écroulée sur les jeunes gens ; et ils sont morts, et je me suis échappé seul pour te l'annoncer. »

JOB Alors, je me suis soulevé, j'ai déchiré mon manteau, et j'ai rasé ma tête ; je me suis prosterné à terre, j'ai adoré et j'ai dit : « Nu je suis sorti du sein de ma mère ; nu je rentrerai dans le sein de la terre. L'Eternel m'a tout donné, l'Eternel m'a tout enlevé, que le nom de l'Eternel soit béni. »

GOMER Est-ce là ton explication ?

JOB Elle ne me satisfait pas moi-même, mais je n'en connais pas d'autre... Pourtant, Dieu sait combien j'en.ai entendu...

GOMER Que veux-tu dire ?

JOB Je dis que partout où je me trouve et que partout où je m'arrête, qu'à chaque plainte que je pousse, à chaque pleur que je répands, qu'à chaque souffrance que je ressens, je vois s'approcher de moi des bien-


pensants, des bien nourris, des heureux et grands de ce monde, des nantis qui se penchent sur mon malheur et prétendent m'en consoler... Comme le miel attiré les mouches, mon deuil attire leur compassion d'hommes pourvus, à qui mon malheur procure une bonne conscience, avec la satisfaction de me plaindre et de m'apporter les consolations d'usage...

GOMER Qui sont-ils ?

JOB Tu ne tarderas point à les voir, autour de moi et de toi, puisque nous souffrons ensemble... Entends-tu... un pas qui s'approche... Je prends la pose, j'exhale mes plaintes, mes pleurs se mettent à couler... Au premier de ces messieurs, au premier des bien-pensants... au premier des consolateurs...

(Entre Eliphaz.) GOMER

C'est Eliphaz, c'est encore lui... ELIPHAZ

Je suis la bonne conscience et je suis la consolation. Tu souffres, malheureux Job... C'est la volonté de Dieu. Mais tu seras récompensé, dans ce monde, ou dans l'autre monde... Tu souffres, pauvre Gomer, mais que de joies tu connaîtras en échange et tu as déjà connues. Tu souffres, malheureux Osée, mais c'est au service de Dieu... Pour un peu, je t'envierais... Moi seul, je ne souffre pas, hélas ! Je suis heureux... Dieu me protège... Qu'il me soit permis de répandre un peu de mon bonheur sur vous...

JOB Fabricateur de mensonges...

ELIPHAZ La douleur te fait divaguer... Entends mes consolations : Heureux l'homme que Dieu corrige, Tout finira par s'arranger ; Tu verras la paix régner dans ta tente En visitant les pâturages, tu n'y trouveras rien qui manque ; Tu verras ta postérité renaître, Et tes rejetons pulluler comme l'herbe des champs. Dans ce monde ou bien dans l'autre. Telles sont mes consolations.

JOB Fabricateur de mensonges. Que n'as-tu gardé le silence, On eût pu croire à ta sagesse... (Entre un jeune homme, Elihou.)

GOMER Osée, Osée, pourquoi m'avoir livrée à cet homme ?

OSEE Pour que ses mots mensongers préparent la parole de Dieu... La parole de vérité... C'est elle que je dois annoncer au peuple d'Israël... Parole de l'Eternel, par Osée, fils de Béeri. (// sort.)

ELIPHAZ (à Gomer) Il t'abandonne une autre fois... Gomer... Viens avec moi... Suis-moi...

ELIHOU (à Eliphaz) Menteur, tu n'es qu'un menteur, un être fourbe et complaisant...


ELIPHAZ (dignement) Tes insultes, Elihou, ne m'atteignent pas... Je vais prier pour nous... Je vais méditer... Oui, je vais prier pour vous.

(à Gomer) Madame, nous nous reverrons. (// sort.)

ELIHOU (à Gomer) Madame, que vous veut cet homme ?

GOMER (à Job) Quel est ce jeune forcené ?

JOB Elihou, fils de Barakel le Bouzite... C'est le second de ces messieurs, celui qui prétend consoler, en ayant l'insulte aux lèvres, qui pense justifier Dieu en se rebellant contre ceux qui croient en lui...

GOMER Entre le porteur de blasphèmes et le porteur d'anathèmes, n'est-il pas d'autre choix pour moi ? Je préfère encore Eliphaz...

ELIHOU (à Gomer) Ecoutez-moi, je vais parler... (A Job.) Ecoute-moi, je te parle : Je suis jeune et tu es vieux, L'âge ne fait pas la prudence, Ce ne sont pas les vieillards qui discernent la justice, Devant Dieu, je suis ton égal, Moi aussi, j'ai été tiré de la boue. U n peu plus tôt, un peu plus tard, Chacun de nous vint au monde. Un peu plus tôt, un peu plus tard, Chacun de nous le quittera. Qu'importe l'heure et le jour. L'âge ne nous enseigne rien... Job a dit : « Je suis innocent, Dieu est injuste envers moi. » Il a parlé comme un méchant. Eh bien ! Que Job continue d'être éprouvé, Puisque ses réponses ont été celles d'un insensé, Puisqu'elles' ont été celles d'un sot. Il se moque de nous en face, Il fatigue Dieu de ses discours.

JOB Ce sont là tes consolations, Celles que tu voues à ma souffrance...

ELIHOU De quoi veux-tu qu'on te console ? D'avoir vécu, d'être un homme ? A ton âge, tu dois le savoir, En avoir pris ton parti...

GOMER Quel beau parleur... On serait tenté de le croire. Mais ce ne sont que des discours... La vie est autre... Elle n'est pas simple... Elle est difficile à vivre... Je préfère encore Eliphaz...

ELIHOU Putain, tu n'es qu'une putain.


GOMER Je le sais... Dieu l'a voulu...

ELIHOU Le Dieu des vieillards et des femmes, Qui n'est pas celui des jeunes hommes, Ton Dieu, peut-être... pas le mien... (// sort. Rentre Eliphaz.)

ELIPHAZ Je suis revenu à Baal... Je suis Eliphaz grand prêtre à Bethel... J'adore des dieux de bronze et des divinités de bois. Suivez-moi, femmes insatisfaites, vieillards vertueux et déçus... J'apporte la clef du mystère... et je recrute autour du sanctuaire de Baal la prostitution sacrée, qui permet d'apaiser les sens en répondant aux inquiétudes, aux questions sur la destinée...

GOMER Qu'il est beau, ainsi revêtu... Qu'il parle bien, c'est un grand prêtre...

ELIPHAZ Venez, femmes insatisfaites, autour du sanctuaire de Baal, parmi les mâles attirés par les prostituées sacrées, vous trouverez bien qui vous comble... Baal donne à tous la joie de vivre... Baal libère chacun de ses scrupules, de ses remords... Baal c'est l'ivresse des sens, la plénitude de la chair, l'accomplissement des instincts, le Dieu de la transgression, le Dieu de la prostitution... Tu commettras l'adultère si, par lui, tu dois retrouver le chemin de la joie de vivre et celui de l'épanouissement...

GOMER Mon corps frustré, serait-ce possible que je l'apaise sans pécher ?

ELIPHAZ Le péché, femme, c'est de demeurer insatisfaite...

JOB Ma vie brisée, serait-ce possible qu'en adorant un nouveau Dieu elle trouve un nouveau départ ?

ELIPHAZ Ne te fais pas trop d'illusions, pauvre vieillard... Tu as fait confiance au vrai Dieu... et tu en vois le résultat... Tu es trop vieux pour changer... Baal veut des mâles en pleine force pour des femelles en plein désir... Reste fidèle au Dieu d'Osée, à ses problèmes, à sa Loi... Moi, je pars avec sa femme, avec sa prostituée de femme dont, au temple de Bethel, les délires et les abandons, mis au service de Baal, se trouveront sanctifiés... (A Gomer.) Tu viens, Gomer...

GOMER Il le faut bien... (Sortent Eliphaz et Gomer.)

JOB Maudit le jour où je suis né...

OSEE (rentrant) Israël est en rébellion... La rébellion gagne d'heure en heure... Elihou a tué le roi et ensanglanté le sanctuaire en pensant le purifier. Où est Gomer ?

JOB Elle a quitté ta demeure.... Osée.

OSEE Seule ?

JOB Avec Eliphaz, qu'elle accompagne à Bethel...


OSEE Dans le temple du faux dieu, dans le temple des idoles, à qui Eliphaz est revenu... Ma femme se donne aux idolâtres, et mon peuple à l'idolâtrie...

JOB Si j'étais jeune, je les suivrais...

OSEE Ne blasphème pas... Ne démens pas ta vie entière par des paroles sans effet... Ne donne pas raison à Satan...

JOB Que devenir ? Et qu'espérer ?

OSEE Espérer que l'histoire se déroule et qu'elle retrouve son cours. Israël ne peut jamais longtemps rester en marge de l'histoire. S'il se prostitue à Bethel, c'est pour faire une nouvelle fois l'épreuve du retour au vrai Dieu... Israël est une vigne sauvage qu'il faut sans cesse tailler... Gomer est une faible femme qu'il faut sans cesse ramener... Ecoute-moi prophétiser... Parole de l'Eternel à Osée, fils de Béeri, dont la femme, par amour, s'est prostituée devant Baal : (S'interrompant.) Mais que se passe-t-il à Bethel ? Prophétiser, ce n'est donc pas seulement dire l'avenir Et la volonté de Dieu, Pas seulement, à travers le temps, annoncer ce qui sera ; C'est aussi, à travers l'espace, annoncer ce qui se passe En des lieux inaccessibles à nos sens Et étrangers à nos esprits... Que se passe-t-il donc à Bethel ?

(Le fond de la scène s'ouvre : Eliphaz et Gomer enlacés face au dieu d'airain.)

ELIPHAZ Venez voir la femme du prophète, Du serviteur du vrai Dieu... Venez la voir, elle est à moi, Elle est à vous, elle est à tous... Venez la voir, elle est nue, Sous le voile transparent Dont le feu des sacrifices Soulève et entrouvre les plis... Venez la toucher, elle est tendre, Sa chair tressaille, Venez la prendre, elle est à vous...

OSEE La malheureuse, elle ne dit rien...

ELIPHAZ Parle, ô femme, dis-nous ta joie, sois franche... Dis le plaisir que tu ressens à être convoitée Par les regards de tout un peuple. Dis l'orgueil que tu éprouves à être aimée Par un grand prêtre,


Dis la vérité, ne sens-tu pas la joie qui monte, Ne mens pas par ton silence... Dis la vérité... Devant Baal... N'es-tu pas fiere d'être prête A donner ta chair périssable sur l'autel du dieu de bronze et de bois ? Dis la vérité... Ne mens pas... Tu es tentée... avoue-le...

GOMER (faiblement) Oui...

ELIPHAZ Tu promènes ton regard sur tous ces hommes qui te désirent et tu attends de savoir celui qui s'avancera vers toi...


ELIPHAZ Tu te souviens de notre étreinte, la première à te libérer...


ELIPHAZ Tu es heureuse... (Gomer ne répond pas.)

ELIPHAZ Réponds-moi... Avoue... Confesse-toi... Tu es heureuse...

GOMER (faiblement) Non...

OSEE Dieu soit loué... Elle ne l'est pas... Israël, dans l'impureté, dans la souillure, ne trouve pas le bonheur...

ELIPHAZ (furieux) Tu oses n'être pas heureuse... et le dire face à Baal, face au grand prêtre, face au peuple !

GOMER (d'une voix plus assurée) Non, je ne suis pas heureuse...

ELIPHAZ Tu préfères ton pauvre mari, ton pauvre prophète de mari, qui a besoin, pour t'aimer, non pas de cheminer avec la joie, mais de faire seul le grand détour par la sainteté d'Israël et par l'observance de la Loi... le détour où l'amour se perd... et où les râles d'amour sont remplacés par des sermons, par les préceptes de la Loi.

GOMER N'insulte pas Osée, le prophète... ton maître...

ELIPHAZ Mon maître ?... Que m'a-t-il appris ? A réprimer les instincts que les dieux ont mis en nous ?

GOMER Devant l'autel de ton Dieu, je dirai la vérité... Non, je ne suis pas heureuse...

ELIPHAZ Le temple de Baal n'est pas un lieu de vérité, mais d'ivresse et de vertige... Donne-toi à Baal, donne-toi à moi, donne-toi à tous...

GOMER Devant l'autel, c'est impossible...


ELIPHAZ Tu as raison... Non pas devant l'autel, mais sur l'autel... Pour que la joie de ton corps rejoigne celle de l'univers et libère ton peuple, Israël, le peuple de ton mari, des commandements moroses que la Loi veut lui imposer...

GOMER Si c'est la volonté de Baal...

ELIPHAZ C'est la volonté de Baal, dieu de ton corps, dieu de tes sens, à qui nulle voix ne s'oppose... Viens !

OSEE J'ai parlé jusqu'à présent en messager de Dieu, en prophète de l'Eternel, et n'ai pas été entendu. Voici maintenant que l'Eternel me permet d'agir en homme, de me battre comme un homme, contre des hommes, de me battre pour mon foyer, pour ma femme, pour mes enfants, avec mes simples propos d'homme, de ne prononcer que des mots que mon esprit a conçus et que me dicte mon cœur. J'ai assez prophétisé, assez annoncé l'avenir. Maintenant qu'Israël est menacé, que Gomer est en danger, le destin est en suspens, il ne dépend plus de Dieu seul, mais de moi. Assez prophétisé, je lutte.

GOMER C'est la voix d'Osée, à travers l'espace et le temps, qui parvient jusqu'à moi et qui, cette fois enfin, m'invite à la résistance et me rappelle à notre amour...

ELIPHAZ Encore des mots... Viens dans mes bras sur l'autel.

OSEE (intervenant) Je suis devant toi, faux grand prêtre. Je suis entre Gomer et toi. Entre ton dieu de mensonge et ma femme, que je vais ramener à son devoir de vérité... (A Gomer.) Tu es ma femme,.. Tu redeviens ma femme... Tu n'as jamais cessé d'être ma femme devant Dieu et devant les Jiommes... Que les hommes s'en aperçoivent et le constatent... Dieu, lui, n'en a jamais douté... Viens dans mes bras, que mes lèvres imposent aux tiennes ie sceau vivant de notre amour... Merci, mon Dieu, elle est à moi... (// l'embrasse sur les lèvres.) En ce jour-là, dit l'Eternel, Elle m'appellera « mon mari » Je te fiancerai à moi pour toujours, Israël, dit l'Eternel, Je te fiancerai dans la justice et dans le droit, dans la tendresse et dans

[l'amour, Je te fiancerai à moi dans la fidélité, et tu connaîtras l'Eternel. En ce jour-là, dit l'Eternel, j'exaucerai les cieux pour toi, et eux exauceront

[la terre... La terre exaucera le blé, le moût, l'huile fraîche. Et elle fera d'Yzréel

[un lieu de victoire et de joie. J'ensemencerai tout le pays, j'ensemencerai Yzréel, J'aimerai la Non-Aimée, j'aimerai Lo-Rohouma. A l'étranger, au banni, à «^Point mon peuple» , à Lo-Ammi, je dirai : « Tu es mon peuple », et lui répondra : « Mon Dieu... »

ELIPHAZ L'Eternel, ton Dieu, a la mémoire courte. Mais toi, peux-tu oublier que ta femme ?...


OSEE L'Eternel n'a pas oublié. L'Eternel n'oublie jamais comme font les éphémères. Mais l'Eternel voit l'Histoire dans son ensemble et l'Eternel a pardonné. Les enfants d'Israël se convertiront. Eliphaz se convertira, il dépouillera ses ornements, il renversera les idoles.

ELIPHAZ Les idoles... c'est facile à dire... Baal est plus puissant que ton Dieu... Il a d'autres sortilèges pour convaincre le cœur des hommes... et pour séduire le corps des femmes...

OSEE Il arrive que le mensonge ait plus de force et d'attraits que la simple vérité... «'>'•»•

ELIPHAZ Nous allons voir... C'est le combat qui commence entre Baal et ton Dieu... le combat entre les superstitions et ta Loi... de vérité... C'est le combat décisif où tous les moyens sont bons pour s'assurer la victoire...

OSEE Je n'en connais qu'un, la prière, ou plutôt la bénédiction, mis au service du courage.

ELIPHAZ J'en connais d'autres moins austères,- moins moroses et plus éclatants... Faites donner les cymbales... Faites resplendir lés lumières... Multipliez les encens... Allumez l'huile dont vous aurez béni les mèches, dont vous consacrerez les flammes... Ce sont là des moyens sûrs.

OSEE Tu parles en professionnel, en spécialiste de Dieu...

ELIPHAZ De Dieu, non, mais de Baal, l'envers de Dieu, comme Satan est celui des anges... de Baal, dont les miracles, s'il veut s'imposer aux hommes, dérangent l'ordre du monde et troublent la création.

OSEE Un miracle ne prouve rien...

ELIPHAZ Peut-être, mais il persuade... Faites donner les cymbales... Faites resplendir les lumières... Baal va se manifester... TU vois cet arbre centenaire dont, depuis un siècle, les racines percent la terre et s'enfoncent au même endroit... Baal ordonne... que cet arbre se déplace de cent coudées... Fut dit, fut fait... Doué de mobilitéf^ee cèdre répond à mon appel... Il se réenracine... C'est un prodige... Baal soit loué... Qu'en dis-tu, prophète Osée?

OSEE C'est un arbre arraché, ce n'est pas une preuve...

ELIPHAZ Faisons mieux... Tu vois ce ruisseau qui coule, depuis des millénaires, dans le même lit, dans le même sens, et qui a creusé J la terre pour se frayer un passage... Que son flot change de sens et qu'ifrremonte vers sa source pour attester l'ordre de Baal... Fut dit, fut fait..1.' Qu'en pènses-tu, prophète Osée ?...

OSEE C'est une rivière tarie, ce n'est pas un argument...


ELIPHAZ Faut-il donc, pour te convaincre, que Baal te parle du ciel et intervienne en ma faveur ? (Une voix venant d'en haut.) « Qui êtes-vous à côté d'Eliphaz de Themon, grand prêtre à Bethel, et serviteur de Baal ? C'est lui qui partout et toujours a raison. »

OSEE Seigneur Baal, tes sortilèges ne nous touchent pas... Je n'ai pas besoin de miracles...

ELIPHAZ Tu ne crois donc à rien ?

OSEE Au contraire, je crois à tout ce qui, sans le déranger, accomplit l'ordre du monde... Je crois aux arbres qui naissent d'une graine, qui s'enracinent dans le sol, qui dirigent vers le ciel le foisonnement de leurs feuilles, sur un mot d'ordre mystérieux qu'ils trouvent dans leur propre sève... Je crois aux flots qui se rassemblent et se dirigent vers la mer, dont leur source est trop éloignée pour pressentir le rivage... Je crois aux êtres qui s'unissent, à travers l'espace et le temps, comme appelés l'un vers l'autre, par le miracle de l'amour... Je crois en l'amour de Gomer, je crois au destin insondable, mais précis qui, par deux fois, l'a ramenée vers mes bras et qui a scellé nos lèvres... Le grand miracle de Dieu, c'est la vie naissant de l'amour. (Un temps.) La vie renaît de l'amour. (// l'embrasse.)

ELIPHAZ (à Gomer) Je te souhaite bien du bonheur... épouse vertueuse et fidèle, et à toi, prophète Osée, beaucoup de contentement... Il est d'autres femmes sur terre et Baal m'en fournira. (// sort.)

OSEE Parole de l'Eternel... Je peux maintenant me remettre à prophétiser en homme que Dieu inspire et que sa femme a retrouvé.

GOMER Nous sommes heureux, je t'aime...

OSEE Ma bien-aimée...

JOB Et moi... qui s'occupe de moi ? Hors de saison amoureuse, privé de forces par l'âge, dépouillé de tous mes biens et frustré de mes enfants, par la complicité de Dieu avec l'orgueil de Satan... Et moi. qui s'occupe de moi ? Quel espoir me reste-t-il pour les années que j'ai à vivre ?

OSEE Fais confiance à l'Eternel...

JOB Ne parle pas comme Eliphaz... C'est trop facile, pour qui a reconquis sa femme et retrouvé le bonheur, de faire confiance en l'Eternel... Mais pour moi qui ai tout perdu, mais pour moi dont le terme approche sans que j'aie pu même entrevoir le secret de la vie humaine, que reste-t-il à comprendre, que reste-t-il à espérer, et que reste-t-il à croire ?... A mon


tour de dire « Pourquoi ? »... Et si on ne me répond pas... si tu ne me réponds pas, prophète, c'est un sillon de désespoir qui va s'ouvrir dans le champ de l'humanité pour tous les siècles à venir... Prophète Osée, réponds-moi...

OSEE Je suis trop heureux pour répondre aux questions du désespéré... Toute réponse que je ferais serait suspecte à ta misère et inutile à ta souffrance... Un homme ne peut pas répondre, même un prophète, au problème de la destinée...

JOB Malheur sur moi... qui vais mourir sans avoir eu de réponse...

OSEE Tu ne mourras pas sans savoir... Voici Dieu au moment suprême où il lui faut ou bien se taire, ou bien faire retentir la parole de vérité... Voici Dieu au moment fatal après lequel Job, et tout homme, saura ce qu'il est venu faire sur terre, saura s'il faut désespérer, saura si son intelligence permet d'atteindre le mystère, ou si lui ni ses enfants ne comprendront jamais rien. Les mots que Dieu va prononcer en cette extrémité dernière ne peuvent être des mots humains confiés à la voix d'un homme... Le prophète est dépassé... La sagesse humaine vacille... Et la voix des hommes se tait... Sans intermédiaire humain, sans porte-parole de chair, pour la dernière fois dans l'histoire. Dieu va faire entendre sa voix... Le Dieu qui parla à Adam, le premier homme... Le Dieu qui parla à Moïse, afin de lui révéler la Loi... Le Dieu qui donna à Abraham l'ordre d'abandonner son foyer pour répandre sa parole... Le Dieu d'Israël, de nos pères, et le Dieu de vérité va s'adresser directement à l'homme abattu par le malheur... .à l'homme de la souffrance et du « Pourquoi », à Job, en présence du prophète, qui désormais ne peut plus rien et va rester silencieux, et d'Eliphaz et d'Elihou, qui viennent apporter leurs doutes et demander la réponse... Dieu va parler... Dieu joue le tout pour le tout... C'est le moment décisif...

(Eliphaz et Elihou entrent.) Soyez attentifs.... Soyez forts... N'espérez pas des phrases apaisantes ou des mots de consolation... Le Dieu qui va parler, c'est le Dieu de vérité... Ce n'est ni celui des pontifes, ni celui des théologiens, ce n'est pas celui des prières. Non pas celui que les hommes auraient fait à leur convenance, à leur image, mais celui qui nous fit à la sienne, pour résoudre les problèmes que lui posent la vie et l'histoire... et qu'il ne peut pas esquiver. Dieu va parler... C'est debout, sans nous incliner, sans nous prosterner vers la terre, que nous allons tous entendre, groupés autour du pauvre Job, la parole de vérité... C'est face à face, et mot à mot, que Dieu vous dira la vérité. Ne cherche pas ce qui te dépasse. Ce qui est loin de toi, n'essaie point de le sonder. Ce qui est plus merveilleux que toi, tu ne pourras jamais le savoir. Ce qui t'est caché, n'essaie pas de le découvrir. Ce que Dieu t'a donné en héritage, n'essaie pas de le comprendre. Tu n'as pas à t'occuper du mystère.

ELIPHAZ Alors, pourquoi Dieu parle-t-il ?

OSEE Pour montrer la réalité... Voyez, la tempête s'élève, la tempête du Déluge et celle du Sinaï, qui


est à la fois celle du monde et celle du cœur humain. L'Eternel, à l'intérieur des nuages et entouré de la foudre, va faire entendre sa voix, qui est la voix de vérité. Hommes, écoutez et comprenez. Jamais une autre occasion ne viendra d'entendre Dieu vous parler sans intermédiaire. Le bruit du tourbillon s'apaise, Dieu se prépare à parler, L'Eternel va répondre à Job, Il lui parle face à face, Il nous parle à tous, écoutez.

DIEU Je n'ai pas besoin de tonnerre, je n'ai pas besoin d'orage, pas de fantasmagories... Le seul bruit qui me convienne en cet instant décisif, où tout revient en question, est le bruit des origines, le murmure de la création, le murmure du premier souffle de vent bruissant sur la campagne neuve, du premier soupir humain agitant le cœur de l'homme qui commence à respirer... Ce sont les voix de la nature, qui cherche encore ses accents, les voix des enfants des hommes, qui recherchent leur langage, les voix du premier amour, qui cherche à se manifester.

OSEE Dieu se met à notre portée... Dieu soit loué qui parle en homme.

JOB J'aimerais mieux qu'il me répondît, j'aimerais mieux qu'il parlât en Dieu...

LA VOIX DE DIEU Quel est celui, est-ce toi, Job, qui obscurcit la Providence par des discours Cesse de te plaindre comme un enfant ou une femme, [insensés ? Ceins tes reins, comme un homme. Je vais parler pour toi, Je vais parler pour tous les hommes ; Je vais parler pour l'avenir, parler pour l'éternité. J'ai l'éternité pour moi : tu n'es qu'un instant qui passe. Recueille, si tu peux, mes paroles, qui te dépassent Si tu ne peux pas, tant pis ! L'humanité te devra de les avoir suscitées. (Un temps.)

OSEE Dieu va parler, écoutez...

LA VOIX DE DIEU Où étais-tu, homme éphémère, quand je posais les fondements du monde,

[lorsque je créais la terre ? Est-ce toi ou moi qui ai réglé ses mesures Et tendu sur elle le cordeau? Quand les étoiles du matin chantaient en chœur Et que les fils de Dieu poussaient des cris d'allégresse ? Est-ce toi ou moi qui ai enfermé la mer à l'intérieur de ses rivages ? Quand elle jaillissait de partout et s'élançait du chaos ? Est-ce toi ou moi qui lui ai dit : Tu t'avanceras jusqu'ici, et tu n'iras pas au-delà... Ici expirera l'orgueil de tes flots ? Reprends ta place dans l'univers, ô Job, et n'usurpe pas la mienne. As-tu, depuis que tu existes, donné des ordres au matin ? Enseigné sa

[place à l'aurore ?


Les portes de la mort se sont-elles montrées à toi ? As-tu vu le seuil des ténèbres ? Réponds-moi, puisque tu sais tout. Tu sais tout ?... Alors, sais-tu quel chemin conduit au séjour de la lumière, Et en quel lieu résident les ténèbres ? Tu le sais sans doute ! Car tu étais né avant elles : Le nombre de tes jours est si grand... Il est plus grand que l'histoire, plus

[grand que l'éternité... Dis-moi, as-tu réfléchi, l'univers a-t-il un père ? Et ce père, est-ce toi ou moi ? Qui engendre la rosée ? Du sein de qui sort la glace ? Et le givre, qui l'enfante ? La Genèse, est-ce toi ou moi ? Connais-tu les lois du. ciel ? Est-ce toi ou moi qui fis le monde, Et qui fis ses habitants ? Qui mis la sagesse dans les entrailles de l'homme Et qui donnai l'intelligence à son âme ? Est-ce toi qui as créé la vie, Et qui, pour chaque être vivant, As prévu la subsistance ? Est-ce toi qui donnes sa proie au lion, Qui rassasies les lionceaux, Quand ils sont couchés dans leur tanière ? Qui prépares au corbeau sa pâture, Quand ses petits crient vers Dieu Et errent chassés par la faim ? Est-ce toi ou moi, réfléchis, qui donne au cheval la force, Toi ou moi, qui le fais bondir? Est-ce toi ou moi qui l'ai créé ? Vas-tu encore, à son propos, Poser ta question « Pourquoi ? » Pourquoi ces bêtes féroces qui se nourrissent de cadavres ? Pourquoi le sang ? Pourquoi la mort ? Si tu le peux, réponds-moi.

JOB Je suis un néant : que te répondrais-je ? Je ne peux que mettre ma main sur ma bouche. J'ai parlé une fois... Je ne répliquerai pas. Deux fois !... Je n'ajouterai plus un mot.

OSEE Voici que le ciel s'illumine : Dieu n'a pas encore tout dit.

DIEU L'homme est-il le seul vivant à habiter l'univers Pour faire ainsi tourner tous les problèmes autour de lui ? Connais-tu l'hippopotame, que j'ai fait aussi bien que toi, et que j'ai C'est la première de mes œuvres ; [fait avant toi ? Sa force réside dans ses reins, Sa vigueur dans les muscles de son ventre. Il fléchit sa queue comme un cèdre, Les nerfs de ses cuisses sont entrelacés.


Ses os sont des tubes d'airain ; Ses membres sont des barres de fer. Les monts lui portent sa pâture, Les bêtes des champs l'escortent, Il se couche sous les lotus, Dans le secret des roseaux et des marécages. Si le Jourdain monte à sa gueule, il demeurera sans crainte. Il est fort, il est sûr de lui, Il ne pose pas de question. Connais-tu le crocodile, que j'ai fait aussi bien que toi ? Connais-tu le léviathan, dont la gueule crache des brandons, Et des étincelles de feu ? Il n'a pas son maître sur la terre. Créé qu'il est pour ne rien craindre. Il regarde en face tout ce qui le domine : C'est le roi de tous les animaux sauvages. Est-ce toi ou moi qui l'ai créé ? D'où vient sa force, de toi ou de moi ?

JOB Je constate que tu peux tout Et qu'aucun dessein n'est au-dessus de tes forces. Je constate que je ne suis rien Qu'un élément entre bien d'autres au milieu de la création. Oui, j'ai parlé de ce que je ne comprenais pas, Des merveilles qui me dépassent et que j'ignore. Jusqu'ici j'avais entendu parler de toi ; Mais maintenant, mon oreille t'a entendu. Jusqu'ici je croyais en toi. Mais maintenant je te constate. C'est pourquoi je me rétracte et fais pénitence Sur la poussière et sur la cendre. Je ne poserai plus de question.

DIEU Si tu ne poses plus de question, c'est que tu commences à savoir... à savoir ce que tu peux savoir et à ne pas chercher au-delà... Chacun de vous se prend toujours pour le centre de l'univers. L'univers, c'est moi qui l'ai fait. Je vous ai donné l'amour pour dépasser vos limites par les chemins de la chair... Je vous ai donné la raison pour dépasser vos limites par les voies de l'intelligence... Ce sont des dons merveilleux : je n'ai rien d'autre à vous donner. Respectez-vous les uns les autres. Je n'ai rien de plus à vous dire. Un temps de silence, pendant lequel Job médite.

JOB (reprenant la parole) Dieu m'a peut-être convaincu, Mais il ne m'a pas apaisé. Voici que mon doute reprend, que mon angoisse renaît... D'où venons-nous ? Où allons-nous ? Dieu s'est tu sans nous le dire... Prophète, en sais-tu plus que lui ?

OSEE Qui peut en savoir plus que Dieu ? Le Dieu de l'hippopotame, du crocodile et de l'homme.

LE PROPHÈTE OSÉE 543

Le Dieu du mal et du bien, De la souffrance et du bonheur, Le Dieu des anges et de Satan ? Dieu confie à sa créature le fragment d'éternité, Qui correspond à ses jours ; Et le fragment d'univers Qui correspond à ses limites. Aux limites de sa force, de ses sens et de sa raison. Et puis que l'homme se défende Et accomplisse son destin. Dieu n'est pas à son service, La religion n'est pas faite pour consoler. Elle n'est pas faite pour apaiser, Elle n'est pas faite pour adoucir. Mais elle rend l'homme assez fort Pour maîtriser son destin Et pour s'imposer au monde Dont il n'est qu'un élément Assez lucide et conscient pour y frayer son chemin.

ELIHOU Pour y frayer mon chemin, J'ai l'orgueil de ma force neuve, Que les années vont confirmer, Que le temps va assagir. Que l'amour va exalter, Et qui laissera le monde Autre que je ne l'ai trouvé...

OSEE Pour y frayer mon chemin. Je sens ma force qui renaît, Qui rend à Gomer le bonheur... Et qui, dans sa maturité Saura ouvrir pour les hommes Les voies qu'a préparées Dieu.

JOB J'ai la nostalgie de ma force Que les années ont dissipée. Mais je sais qu'elle a laissé Son sillon dans le pays d'Us, Et que la terre de mes ancêtres Lorsque j'aurai disparu Lui devra de garder la trace Du chemin que j'aurai frayé.

ELIHOU Je peux vivre...

OSEE Je peux aimer...

JOB Et moi, je pourrai mourir.

GOMER Mais auparavant, voici la fin de l'histoire : pour récompenser Job d'avoir compris sa place au monde, l'Eternel le rétablit dans son ancien état, et


il lui rendit en double tout ce qui lui avait appartenu. Tous ses frères, toutes ses sœurs, tous ceux qui l'avaient connu autrefois, vinrent le trouver, mangèrent avec lui le pain dans sa maison, et le consolèrent de tous les malheurs que l'Eternel avait fait peser sur lui ; et chacun d'eux lui donna une pièce et un anneau d'or. Et l'Eternel bénit les derniers temps de Job plus encore que ses premiers temps, et il posséda quatorze mille brebis, six mille chameaux, mille paires de bœufs et mille ânesses. Et il eut sept fils et trois filles, et il nomma la première Colombe, la seconde Cinname et la troisième Boîte de fards. Et dans toute la terre, il n'y avait point de femmes aussi belles que les filles de Job, et leur père leur donna un héritage parmi leurs frères. Et Job vécut encore cent quarante ans, et il vit ses fils et les fils de ses fils jusqu'à la quatrième génération. Et Job mourut enfin, vieux et rassasié de jours.

ELIPHAZ Mais quel fut son dernier mot ?

OSEE Job est mort ayant tout connu, Ayant connu le bonheur, le malheur, puis le bonheur, Ayant rencontré l'Eternel, l'ayant entendu parler et l'ayant interrogé. Job n'a rien ignoré de ce qu'un homme peut savoir.

ELIPHAZ Et quel fut son dernier mot ?

OSEE Dans la paix, dans l'acceptation de la vie et de la mort, Job a terminé ses jours par le mot qui toujours avait hanté son esprit et déterminé son destin. Job, qui avait connu Dieu, qui l'avait interrogé, A qui Dieu a répondu, Job qui, plus qu'un autre homme, s'est approché du mystère, Job est mort comme il a vécu, Job est mort en disant « Pourquoi ? » (Tous les personnages répètent alors en chœur.) Ne cherche pas ce qui te dépasse. Ce qui est loin de toi, n'essaie pas de le sonder. Ce qui est plus merveilleux que toi, tu ne pourras jamais le savoir. Ce qui t'est caché, n'essaie pas de le découvrir. Ce que Dieu t'a donné pour héritage, n'essaie pas de le comprendre. Tu n'as pas à t'occuper du mystère.

ROBERT A R O N de l'Académie française

LE PROPHÈTE OSÉE

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