LE PROGRÈS, RYTHMES ET MODALITÉS

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LE PROGRÈS, RYTHMES ET MODALITÉS Gilbert Simondon Editions de Minuit | « Critique » 2015/5 n° 816 | pages 384 à 400 ISSN 0011-1600 ISBN 9782707328885 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-critique-2015-5-page-384.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Gilbert Simondon, « Le progrès, rythmes et modalités », Critique 2015/5 (n° 816), p. 384-400. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions de Minuit. © Editions de Minuit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universidade Federal da Paraíba - Padovani José Henrique - 150.165.182.246 - 14/05/2015 14h46. © Editions de Minuit Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universidade Federal da Paraíba - Padovani José Henrique - 150.165.182.246 - 14/05/2015 14h46. © Editions de Minuit

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LE PROGRÈS, RYTHMES ET MODALITÉSGilbert Simondon

Editions de Minuit | « Critique »

2015/5 n° 816 | pages 384 à 400 ISSN 0011-1600ISBN 9782707328885

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-critique-2015-5-page-384.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Gilbert Simondon, « Le progrès, rythmes et modalités », Critique 2015/5 (n° 816), p. 384-400.--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Le progrès,rythmes et modalités

Le texte inédit que nous présentons ici est la transcription d’un cours enregistré de Gilbert Simondon, donné à l’université de Poitiers à la fin des années cinquante. Gilbert Simondon enseignait alors au lycée de Tours depuis 1948 (après les années d’études à l’École normale supérieure et l’agrégation de philosophie) et à la faculté de Poitiers, juste avant d’être nommé à la Sorbonne en 1963.

La question du progrès et de son rythme (continuité ou ruptures, rythme binaire ou ternaire…) était alors très débattue, comme toutes les questions vécues comme ayant un enjeu politique et idéologique. Les remarques vivantes de la fin du texte sur les réunions d’étudiants en témoignent, et malheureusement la transcription gomme le ton du propos, parfois enjoué, parfois grave. Ce cours aux dimensions modestes dessine pourtant, après une première séance consacrée à l’histoire des idées sur le progrès, la direction qu’il faut suivre « si on veut faire quelque chose d’efficace et de valable au niveau philoso-phique et même dans les autres domaines », et souligne que « le pro-blème philosophique le plus important à l’heure actuelle, c’est celui du moteur du progrès » (et non celui de son existence ni de son rythme).

Dans l’œuvre de Gilbert Simondon, c’est plus radicalement le devenir lui-même qui est examiné en 1958 dans L’ Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, l’individuation ( physique, vitale, psychique, collective) étant non pas seulement résultat du devenir, mais fondement d’un devenir amplifiant. C’est donc à une analyse ontogénétique générale qu’il faut procéder, celle qui examine les opérations dans l’être, avant même de discuter les « doctrines sur le progrès », qui peuvent rester superficielles ou idéolo-giques et qui peuvent aisément confondre progrès des concrétisations objectives humaines (la progression de la technique, par exemple) et progrès proprement humain. Pour cette dernière question, dont l’étude reste en suspens à la fin de notre texte, on peut se reporter à l’article de 1959, « Les limites du progrès humain » (Sur la technique, PUF, 2014), ainsi qu’à Du mode d’existence des objets techniques (1958), deuxième Partie, chapitre ii, 1 et 2.

Nathalie Simondon.

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La deuxième partie de cet exposé est consacrée à l’étude des rythmes et modalités du progrès. C’est en effet un pro-blème qui peut se poser, à la suite d’un examen de l’histoire des idées, que de savoir comment le progrès se déploie, lorsqu’il se déploie.

La première opposition qui pourrait être définie, c’est celle du continu et du discontinu. Le progrès est-il un mouve-ment continu ou au contraire un processus discontinu ? S’il est un processus discontinu, il existe des crises, c’est-à-dire des moments fondamentaux dans le développement. Si, au contraire, il s’agit d’un processus continu, d’une marche sans heurt, il n’y a pas de crise.

Ici le problème peut s’élargir en investigations historiques, mais il peut aussi être étudié dans le domaine du développe-ment de l’enfant, c’est-à-dire dans le domaine de l’ontogénèse et non pas seulement dans le domaine de la sociogénèse, dans le domaine du développement des groupes. Pour le développement de l’enfant, en effet, on a remarqué que géné-ralement, le développement, la croissance, ne doivent pas être traités comme le déroulement d’un processus continu, mais bien plutôt comme une transformation qui oppose deux aspects : premièrement, une adaptation croissante entre deux crises, adaptation au monde extérieur et adaptation à soi-même ; puis, arrivée d’une crise, qui se manifeste par un processus de dédifférenciation des adaptations, par un processus, donc, qui extérieurement ressemble à une désa-daptation par rapport au monde, suivi d’une réorganisation. Gesell et Carmichael ont étudié particulièrement le dévelop-pement de l’enfant, relativement à des processus comme, par exemple, la progression à plat ventre, de zéro à un an, le déplacement, la marche, ou les prodromes de la marche de zéro à un an (reptation, marche à quatre pattes, marche debout). Gesell et Carmichael croient pouvoir affirmer ceci : c’est qu’il existe trois cycles qui précèdent la marche. Chacun de ces cycles constitue une adaptation au monde, sous forme du développement d’un système de progression correspon-dant à un certain état du système nerveux et du système loco-moteur de l’enfant. À trois mois, un enfant est capable de

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ramper, et de ramper bien : bien, c’est-à-dire, en utilisant une certaine économie de mouvement, avec une certaine grâce, avec une bonne adaptation aux obstacles, une bonne utilisa-tion des repères perceptifs. L’ enfant de trois mois est capable de ramper sans se fatiguer, et avec une très bonne utilisation de tout ce que le monde met à sa disposition. Cela marque un sommet dans l’adaptation des processus de progression par rapport à un certain état du développement neurophy-siologique de l’enfant. On peut dire, par conséquent, que le premier cycle est un cycle du triomphe de l’adaptation par reptation. L’ adaptation locomotrice au monde, l’adaptation sensorimotrice et locomotrice au monde est ici faite sous le signe de la reptation. Après cela intervient une dédifféren-ciation, c’est-à-dire une espèce de brouillage des schèmes moteurs et des schèmes perceptifs, proprioceptifs et extéro-ceptifs, qui permettent la reptation. L’ enfant ne sait plus ram-per, il rampe mal. Il essaie d’autres systèmes. Par exemple, au lieu de ramper, ce qui exige qu’il soit en contact avec le sol par toute la surface du thorax, du ventre et des jambes étendues, il ramène ses jambes vers lui, il replie les jambes, et il essaie de se tenir sur les genoux, et aussi en extension sur les bras. Mais il essaie encore de ramper, à travers cela, c’est-à-dire qu’il y a des schèmes de mouvements qui appar-tiennent au stade antérieur qui se mélangent avec des atti-tudes et avec des types de tonicité, avec donc des schèmes de mouvements ou des ébauches de schèmes de mouvements, qui ne peuvent pas s’intégrer en lui. On pourrait dire qu’il y a ici sursaturation des schèmes de la marche, des schèmes de la progression, du déplacement. L’ enfant qui sait parfaite-ment ramper et qui continue à développer son système ner-veux et son système musculaire, au bout d’un certain temps, ne se contente plus de la reptation. Il y a la reptation et il y a quelque chose de plus, qui contredit la reptation, qui la disloque, qui la désorganise. Si bien qu’on a, en regardant de l’extérieur, l’analogue d’une désadaptation. On pourrait dire que l’enfant régresse. Après avoir progressé pendant les trois premiers mois jusqu’à l’excellente reptation, jusqu’à un triomphe de la reptation, à une perfection de la reptation, l’enfant se met à régresser ; il dédifférencie les processus de reptation, les désorganise, les disloque, comme si des mou-vements jadis bien coordonnés entre eux étaient maintenant

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mal coordonnés, luttant les uns avec les autres, s’opposant, se contredisant, en même temps qu’ils sont traversés d’élé-ments étrangers. C’est ce qu’on pourrait appeler la phase de sursaturation du système locomoteur. Après cette sur-saturation, après cette dédifférenciation de l’adaptation au monde, qui est une crise, la crise existant entre le premier et le deuxième cycle de reptation, apparaît le deuxième cycle de reptation, qui est la marche à quatre pattes. La marche à quatre pattes est en elle-même un système locomoteur valable, valide, stable et bien constitué. Au bout de deux ou trois mois, l’enfant sait marcher à quatre pattes, et bien. Il a une bonne adaptation au monde, correspondant à cela. Il a un bon équilibre, il marche vite, et ne se fatigue pas. Tout ce qui est en rapport avec ce système de déplacement est bien adapté. Et apparaît encore une dédifférenciation, une sursa-turation (l’enfant essaie de se mettre debout, en même temps qu’il essaie de ramper), et après cette crise, un nouveau stade, finalement, intervient : la marche debout, la marche bipède debout. Cette marche bipède debout intervient après trois cycles d’adaptation suivis chacun d’une désadaptation, d’une dédifférenciation. Par conséquent il serait tout à fait ridicule de concevoir que l’enfant de zéro à un an apprend à marcher par un processus continu qui irait de l’incapacité motrice du nourrisson du premier âge à la capacité motrice de l’enfant qui commence à marcher. Il n’y a pas processus de formation continue. On n’aiderait pas du tout un enfant de trois mois ou six mois en le mettant debout et en pen-sant qu’on lui apprend à marcher. C’est quelquefois une réaction des jeunes mères primipares, c’est-à-dire qui ont un enfant pour la première fois, que de vouloir mettre leur enfant debout trop tôt : elles sont scandalisées en le voyant ramper comme un animal préhistorique, comme un saurien anté diluvien, avec une dextérité étonnante. Si on libère un enfant de trois ou quatre mois sur un chemin où il y a un peu de sable, il laisse une trace ondulée qui rappelle les traces des reptiles de l’ère primitive. C’est très remarquable, ils savent ramper avec une dextérité, une vigueur, qui ressemble à la reptation des reptiles. Et après cela, la marche à quatre pattes scandalise également les jeunes mères qui croient voir, chez elles, un chien passer sous la table et avoir une dexté-rité très grande à transiter entre deux armoires. Puis après

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apparaît alors la station bipède, que les logiciens de l’Anti-quité considéraient comme la caractéristique de l’homme, qui est fait pour se dresser vers les cieux, montrant ainsi sa nature spirituelle. Avant de montrer sa nature spirituelle, avant de faire ce « beau progrès » de l’animal à l’homme, l’en-fant passe par des stades intermédiaires, qui sont pourtant un apprentissage de la marche.

Ce que je voudrais vous montrer, c’est qu’ici, le progrès ontogénétique du comportement, le progrès ontogénétique du développement et de la croissance, n’est pas un progrès uni linéaire, rectilinéaire, mais qu’il est bien un progrès, en ce sens que les schèmes de comportement, les attitudes motrices qui ont été utilisées dans la reptation, dans la marche à quatre pattes, se trouvent réintégrés complètement dans la station debout, réintégrés avec des valences diverses, et des fonctions qui ne sont pas les mêmes. Tel schème uti-lisé dans la reptation sera utilisé, au moment où l’enfant sait marcher debout, pour l’équilibration du corps en station verticale. Les mouvements alternés des bras et des jambes, en principe, ne sont pas strictement nécessaires dans la sta-tion debout, ils étaient nécessaires dans la marche à quatre pattes. Mais les mouvements alternés des bras et des jambes aident à l’équilibration en station verticale. Les bras ne sont plus utilisés pour prendre appui, mais ils sont utilisés encore dans les mouvements que l’on fait en marchant pour permettre l’équilibre harmonieux du corps, pour permettre par conséquent une moindre dépense d’énergie. Si on avait les bras collés au corps, on marcherait de façon très raide. On pourrait marcher, mais de façon très raide, de façon beaucoup moins organique qu’en utilisant les bras comme balancier. Les schèmes élaborés au niveau de la reptation ou de la marche à quatre pattes sont réutilisés plus tard, après avoir été niés, et contredits, et mis de côté pendant un certain temps. Non seulement nous avons ici un progrès par cycles, mais nous avons quelquefois mise en réserve et oubli appa-rent d’un schème pendant tout un cycle. Pendant tout le cycle de la marche à quatre pattes, les mouvements de reptation sont peu utiles, mais ils se trouvent réutilisés dans la phase finale de station debout, par une espèce d’ondulation du corps de la personne en train de marcher, qui lui permet de garder bien l’équilibre sans osciller à droite et à gauche. Là se

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trouve, par conséquent, un principe très important, c’est que le progrès effectue des espèces de mises entre parenthèses : il constitue des ensembles, puis les dédifférencie et les désor-ganise, met de côté certains éléments de ces ensembles pour les réutiliser plus tard.

Un processus d’ontogénèse est donc, dans le comporte-ment, comparable, d’après Gesell et Carmichael, à ce qu’est dans la broderie un point de croix, point de croix dans lequel l’aiguille revient en arrière, par derrière ce qu’on a déjà brodé, pour constituer une figure complexe. L’ ensemble se fait non seulement en avançant toujours, comme quand on coud, comme pour faufiler, où on fait passer l’aiguille très rapidement à travers le tissu : cela, ce n’est pas le progrès, c’est une espèce de course ; le progrès construit, c’est-à-dire qu’il va, puis il revient et même il laisse de côté pour conti-nuer par après. Il vient réaccrocher après, atteler de nouveau par derrière, en quelque façon. C’est donc là un processus complexe, qui construit des cycles, qui passe par des cycles successifs, et qui effectue des mises entre parenthèses. Il n’est ni unilinéaire et rectilinéaire, ni non plus monolithique. Et les crises entre deux cycles marquent les dédifférenciations, suivies de nouveaux groupements, qui permettent justement à cette démarche ontogénétique de n’être pas monolithique. D’ailleurs, on pourrait remarquer que dans beaucoup de cas, et en particulier dans le travail, il est impossible de progres-ser de façon monolithique : vous ne pouvez pas lire tous les livres à la fois, ni même peut-être un livre, du début jusqu’à la fin, uniquement selon un processus cursif. Cela consiste-rait à faire l’équivalent du faufilage, dans la couture, dans la broderie : si vous lisez un livre du début jusqu’à la fin sans jamais revenir, vous faufilez le livre, c’est-à-dire qu’il n’en res-tera pas grand-chose, vous n’aurez pas saisi la construction du livre, et vous n’aurez pas construit en vous un schème intellectuel. Il est nécessaire, très souvent, de revenir sur certains passages qui constituent des points clefs, et même, de critiquer certains passages au moyen d’autres, c’est-à-dire, de distribuer le livre en cycles, et d’accepter des crises au cours du processus de lecture. S’il est vraiment un processus constructif pour vous, le processus de lecture est un proces-sus procédant par cycles, comportant des dédifférenciations, au cours desquelles vous vous dites : « mais je ne comprends

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plus rien à ce livre, c’est bizarre, cela se contredit d’un point à l’autre », il y a analogie. Tout processus constructif est un processus qui n’est pas uniquement le fait de courir devant, mais qui est aussi le fait de revenir, de construire et d’atteler, de tisser. La métaphore du point de croix opposé au faufilage est extrêmement intéressante à cet égard.

*

C’est vrai au niveau ontogénétique, et c’est probablement vrai aussi au niveau sociogénétique, c’est-à-dire au niveau des groupes. Les processus de progrès dans les genèses de groupe ne sont pas unilinéaires ni monolithiques. Ils marquent des crises. Voyez Rome ancienne [sic], elle a été au début sous l’influence des Grands, puis il y eut une royauté, et il y eut ensuite une République : il y a trois étapes dans le devenir de cette Cité, qui ne sont pas un progrès continu, mais qui marquent des dédifférenciations et des réadaptations. Géné-ralement, les changements de régime dans une communauté saine correspondent à des réorganisations de l’ensemble fonctionnel – ou à des dégradations, bien évidemment, car il peut y avoir aussi, lorsqu’un individu, ou lorsqu’une commu-nauté entre dans la voie de la dégradation, des étapes de cette dégradation. Et ce serait une vue naïve que de croire que les étapes de la dégradation sont seulement des chutes de plus en plus bas, comme d’un objet qui tomberait d’un palier à un autre, d’un escalier à un escalier plus bas. Les étapes que l’on peut remarquer dans la dégradation d’un être qui vieillit ou d’un pays qui perd sa force – généralement ce pays vieillit –, ce sont des étapes qui sont dues à des crises suc-cessives grâce auxquelles il y a des réorganisations sur des bases plus faibles, un peu comme si l’enfant, qui au début était capable de marcher debout, perdait peu à peu, non pas la capacité de marcher debout, mais la qualité d’excellence de son système nerveux et de ses muscles qui lui permettent de se tenir debout. Il serait obligé de retrouver quelque chose comme la marche à quatre pattes, et plus loin encore, la rep-tation. Il y a donc un aspect positif dans les crises de dégra-dation, ce ne sont pas elles qui entraînent la dégradation, simplement elles la sanctionnent et la manifestent, car elles montrent qu’il y a eu nécessité, pour ces êtres vivants, à se

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réorganiser sur une base plus modeste à cause des destruc-tions préalables. Comme, par exemple, une grande basilique ayant été détruite, on est obligé, lorsqu’on reconstruit, plu-sieurs siècles plus tard, de faire seulement une petite cha-pelle, parce que les changements sociaux ou la vivacité de la foi sont tels qu’on ne peut plus envisager de reconstruire la grande basilique sur le plan ancien, comme par exemple Saint-Martin de Tours, qui tenait ce qui est aujourd’hui tout un quartier, et qui a été reconstruite au siècle dernier sous la forme d’une assez modeste église. Ici, vous avez un pro-cessus de réorganisation qui refait un ensemble fonctionnel moins beau et moins complet que le précédent, mais qui est pourtant un ensemble, et qui a une valeur de totalité orga-nique. Ainsi dans la dégradation des cités, dans la dégrada-tion des villes, des populations et des individus, nous voyons, au moment où ils se dégradent, des crises de réorganisation, des crises de vieillissement, qui sont tout à fait comparables à des cycles de croissance, mais en sens inverse. Et si ces crises ne sont pas possibles, la dégradation s’accentue beau-coup : elle aboutit, alors, à une désorganisation prononcée et lamentable. Les réductions du niveau d’activité doivent être considérées de cette façon. Peut-être même la maladie men-tale, avec les types d’organisation qu’elle comporte, consti-tuant une régression, est à envisager sous l’aspect positif de ces combinaisons fonctionnelles permettant de vivre encore. C’est là quelque chose qui existe et qu’il faut comprendre. Si vous avez lu l’histoire de Tacite, vous avez probablement été frappés par ce moment très poignant où l’on voit les envoyés de Rome retrouver les restes des légions de Varus en Germanie. Et on décrit non seulement les restes de ces légions, mais les témoignages du travail qu’elles avaient fait, après la grande défaite qu’elles avaient essuyée, pour essayer de se regrouper et de constituer un camp. Je me rappelle ces termes : « semiruto vallo humili fossa 1 ». Le camp d’où étaient parties les légions, avant la bataille qui tourna en défaite et en désastre, était un grand camp. Et lorsque les restes des légions y sont revenus, ils n’ont pas pu occuper la totalité de ce camp, qui eût été impossible à défendre, en raison même

1. « Un retranchement à demi ruiné, un fossé peu profond », Tacite, Annales, I, 61.

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de l’immensité du périmètre, alors qu’ils n’étaient plus qu’un sur cinq, qu’ils ne pouvaient plus défendre tout ce périmètre. Alors ils se sont retranchés dans un camp beaucoup plus petit, édifié avec un vallum moins haut et avec une palissade à peine esquissée, ils ont réussi à faire un petit retranche-ment parce qu’ils ont vu moins grand. Il y a là, en somme, une espèce d’acceptation du fait qu’ils étaient moins nom-breux, et que, pour se défendre, ils devaient se concentrer et faire un camp retranché beaucoup plus petit. C’est un processus de dégradation, mais de dégradation compensée par une activité organisatrice. On accepte la dégradation – ici une dégradation numérique – et on la compense par quelque chose de positif qui est une nouvelle organisation.

Dans le progrès, c’est l’inverse. Dans le progrès « pro-gressif », il y a des cycles, il y a des étapes, et il y a des crises, mais d’une crise à l’autre, on fait plus grand, on fait mieux, on intègre, alors que là au contraire, on désintègre. Mais on désintègre avec quelque chose de positif. Dans le cas où il y a ce que j’appelle l’essence même du progrès, l’essence du progrès peut être présente à l’intérieur des processus de dégradation. Il y a quelque chose de commun au progrès et à la dégradation, qui est l’aspect organisé des cycles, et le caractère fonctionnel des crises. Une crise de dédifférencia-tion peut aller d’un état moins organisé à un état plus orga-nisé, moins intégrant à un état plus intégrant, ou bien d’un état plus intégrant à un état moins intégrant, mais elle est fonctionnellement utile pour passer d’une organisation à une autre organisation. Cela signifie que ce qui est essentiel dans le progrès, ce n’est peut-être pas le fait que l’on va en avant : après tout, un train qui avance progresse-t-il ? Non, il est toujours le même train, avec les mêmes voyageurs, il ne fait aucun progrès au sens constructif du terme ; ni un homme qui avance à travers la campagne : il était à Poitiers, et après il sera à Parthenay ou à Bressuire : ce n’est pas mieux, pas moins bien, c’est pareil : il n’y a pas progrès ici, il y a déplacement, si on veut : il « faufile », mais il ne construit pas. Au contraire, dans un progrès ou dans un regrès, c’est-à-dire dans un mouvement en sens inverse, lorsqu’il y a crise, c’est-à-dire lorsqu’il y a dédifférenciation et passage d’une étape à une autre, il y a organisation fonctionnelle de chaque étape. Ce qui est essentiel dans le progrès, c’est son

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rythme de dédifférenciation suivie de crise et après, d’organi-sation nouvelle. Mais avec ceci, c’est qu’il y a un vecteur posi-tif lorsque le progrès est un progrès positif, c’est-à-dire qu’il y a un aspect constructif : l’intégration est positive ; lorsqu’au contraire il s’agit d’un progrès négatif, l’intégration est néga-tive, on est obligé de laisser des éléments de côté, comme les légionnaires de Varus survivants qui étaient obligés d’aban-donner les quatre cinquièmes du camp pour en refaire un plus petit afin d’essayer de se défendre.

*

Voilà ce qu’on pourrait dire sur l’aspect de continuité ou de discontinuité du progrès. Et cela nous permettrait, je crois, d’envisager avec plus de sérénité des doctrines comme celle de Weber, qui s’appelle Le Rythme du progrès, ou celle de Bergson (la loi de dichotomie et de double frénésie), ou encore le matérialisme dialectique de Karl Marx.

Les deux premières théories du progrès, celle de Weber et celle de Bergson, sont des théories dualistes, c’est-à-dire des théories à deux temps. Le progrès est un rythme à deux temps. Pour Bergson par exemple, il y a une loi de dicho-tomie et de double frénésie dans les civilisations. Après le Moyen Âge qui fut une période de mysticisme et de construc-tion de cathédrales, et de spiritualité, il y eut la Renaissance qui marque un appétit intense de savoir, de jouissance et de conquête de richesse matérielle, en même temps que spiri-tuelle, mais sans ascétisme. Le Moyen Âge était ascétique, il proposait une morale ascétique, alors que la Renaissance a proposé une morale non ascétique. Après cela, le classicisme a de nouveau recherché une certaine purification, un aspect ascétique. Puis le xviiie siècle a réapporté cet élan vers les jouissances de toute espèce : c’est le temps des petits sou-pers. Le xixe siècle, avec le Romantisme, a apporté un certain type d’ascèse, c’est à nouveau le temps de la maigreur et de la consomption pâle. Et probablement la fin du xixe siècle, car on fait toujours une certaine application des doctrines que l’on écrit, ou que l’on enseigne, la fin du xixe siècle et le début du xxe étaient probablement une nouvelle époque de jouissance et de débridement : c’était le temps où Gide commençait à écrire, c’était le temps effectivement assez

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anomique où la civilisation était extrêmement corrompue en France (l’époque 1920 était extrêmement corrompue). Après la guerre il y a eu une espèce de recherche de toute espèce de jouissance. Les appétits concupiscibles étaient certainement très puissants à cette époque, avec un dévergondage sans beaucoup de sélectivité : voyez les publications de l’époque. Là apparaît une idée, chez Bergson, c’est qu’il y a une espèce d’oscillation entre des aspects contraires : dichotomie, c’est-à-dire séparation en deux, et puis double frénésie, c’est-à-dire élan intense dans un sens et dans l’autre. Si nous suivions la loi de Bergson, nous serions revenus au temps de l’ascèse, et c’est probablement vrai. Votre génération – et même peut-être la mienne – serait une génération beaucoup plus ascétique que celles qui les ont précédées. Je ne dis pas qu’il n’y ait pas une recherche de jouissances, mais ce sont des jouissances beaucoup plus liées à l’effort que celles que recherchait la génération précédente, par exemple le voyage, ou le sport, la recherche scientifique, peuvent être considérés à certains égards comme les « débauches » de notre civilisation, mainte-nant. Mais cette espèce de jouissance sensorielle et sensuelle des années 1920-1930, c’est beaucoup moins recherché maintenant, cela ne fait plus l’objet d’œuvres littéraires ; le gidisme est mort, absolument, ce sont des formes d’art qui n’existent plus, et cela ne correspond plus à un désir de civili-sation. Nous voulons voyager en avion à réaction, maintenant, voilà ce que nous voulons, et à la rigueur nous risquerions bien notre vie pour prendre une fusée intersidérale. C’est vrai, c’est cela qui maintenant nous intéresse. Nous ne sommes plus du tout sybarites. Cela se traduit jusque dans la consommation, la consommation des denrées : la recherche des denrées de luxe est beaucoup moins accentuée qu’avant. La gastronomie est démodée, la gastronomie donne envie de rire, maintenant. Vous trouvez que ce n’est plus une valeur de civilisation, la gastronomie. Finalement c’est un euphé-misme pour dire qu’une personne est un peu forte. L’ ancien euphémisme consistait à dire qu’une personne était « un peu forte », maintenant on dit que c’est la « taille gastronome », en vêtement, mais ce n’est plus qu’un euphémisme, ce n’est pas une valeur. Il y a une dégradation de cela. Évidemment, cela indique une plus grande santé, c’est à peu près certain. Or donc, il y a dans cette idée de Bergson l’affirmation d’un

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caractère dichotomique du progrès, mais Bergson ne pensait pas qu’il y avait tellement un progrès au sens d’une marche en avant, mais un rythme dichotomique. Au fond, en tout, ce serait épicurisme / ascétisme. Épicurisme au sens vulgaire du terme, puis ascétisme.

Weber, lui, a appliqué cela surtout au progrès intellec-tuel, et il a essayé de montrer que dans les mathématiques, il y avait un développement qui était dû à ce qu’on passait d’époques algébriques à des époques géométriques.

Dans la doctrine marxiste, nous avons autre chose. Nous avons reconnaissance de l’idée de crise, et même nous avons une utilisation de l’idée de crise qui est sur-amplifiée. Au point que Marx a été surtout sensible au caractère négatif de ce qui prépare une crise. La négativité est moteur du progrès : cela, c’est une idée de Hegel. Ici le progrès est un progrès ternaire, c’est-à-dire à trois temps, selon thèse, antithèse et synthèse. Avec un quelque chose de plus dans le passage de la thèse à l’antithèse, et de l’antithèse à la synthèse. La synthèse réunit en elle le contenu positif de la thèse, et le contenu positif de l’antithèse, c’est-à-dire de ce qui contredisait l’insuffisance et la négativité interne de la thèse. La contradiction en logique, et la négativité en histoire, sont le moteur du progrès. En histoire, c’est la guerre, c’est l’opposition, ou la douleur dans certains cas, qui est moteur du progrès pour Hegel. Marx a repris ce système de rythme ternaire, et il en a fait une théorie du progrès, c’est-à-dire une théorie du mouvement en avant par triade, en accordant la même place que Hegel à la négativité comme moteur du progrès. D’où l’importance, chez Marx, de la notion de révolution, révolution entendue au sens de casse, au sens négativisant du terme : lutte des classes, opposition, guerre sociale comme nécessaires pour qu’il y ait progrès. Pourquoi cela ? Parce que, selon Marx, il y a progrès lorsqu’on passe d’un mode d’exploitation de la nature à un autre. Ainsi, de l’état artisanal de la production, qui est un état morcelé, local, et différencié, individualisé aussi, on passe à la production capitaliste, c’est-à-dire à une production centralisée qui emploie d’énormes machines ou d’énormes ensembles de machines, et qui emploie un tra-vail collectif mais une propriété individuelle. Propriété indi-viduelle de ceux qui possèdent l’entreprise, travail collectif du prolétariat. Mais, par là même, le capitalisme creuse le

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lit du communisme, c’est-à-dire du type d’État qui serait la synthèse des deux régimes du travail. Pourquoi ? Parce que, selon Marx, le capitalisme, par le jeu de la plus-value, augmente de plus en plus la concentration du travail, la concentration de la propriété. Quand la propriété était au niveau artisanal, il ne pouvait être question de la centraliser en la donnant à l’État, quand il y avait une pluralité, une multitude d’artisans possédant chacun leurs quelques outils. Mais quand il y a des ouvriers, les ouvriers ne possèdent plus les machines, les entreprises sont possédées par quelques-uns. Or ces entreprises, achetant à l’ouvrier du travail pur, et conservant une partie du bénéfice dû à la fructification de ce travail, réalisent une plus-value, c’est-à-dire un bénéfice sur le travail. Cette plus-value est employée à des investis-sements sous forme d’augmentation de l’entreprise, ce qui fait que de plus en plus, les entreprises se concentrent. Or la concentration des entreprises, qui est un processus néces-saire à l’intérieur du capitalisme, fatalement existant, aboutit à la concentration de toute la propriété des instruments de travail entre les mains de quelques personnes. Il est alors très facile à la masse des travailleurs, qui ne possèdent plus leurs instruments de travail, et qui par le jeu de la plus-value, sont réduits à un état voisin de la misère, il est très facile à cette masse de travailleurs de déposséder les quelques pro-priétaires des entreprises industrielles, à ce moment dans l’État dit socialiste, ou dans l’État dit communiste, la pro-priété passe aux mains de l’État, c’est-à-dire, dit Marx, des travailleurs associés. On a donc ici un système triadique dia-lectique, puisqu’au début on a un travail artisanal, c’est-à-dire, propriété des instruments de travail individuelle, mor-celée, et régime du travail individuel, morcelé (des milliers et des milliers de toutes petites entreprises) ; puis après on a régime du travail collectif, on a « les ouvriers », mais pro-priété encore individuelle ; et troisième temps, on a régime du travail collectif et propriété des instruments de travail col-lective. Vous voyez en quoi Marx dit qu’il y a progrès : il y a progrès parce qu’on passe de l’individuel au collectif dans l’exploitation de la nature. On passe de l’individuel au collec-tif, mais par le jeu de la négativité, c’est-à-dire par le jeu de l’opposition entre la classe de ceux qui possèdent les instru-ments de travail et la classe de ceux qui possèdent les bras

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pour travailler, c’est-à-dire entre le capital et le travail. Le prolétariat, c’est les ouvriers, enfin ceux qui travaillent, en tant qu’ils n’ont pas propriété des instruments de produc-tion, et en tant qu’ils subissent la plus-value, ils subissent le régime de la plus-value. Et ainsi vous voyez que c’est par la lutte des classes conduisant à la révolution qu’il peut y avoir accès à l’état synthétique où la propriété des instruments de travail et le travail sont de nouveau rassemblés, alors que l’étape d’antithèse, c’est l’étape numéro deux, l’étape au cours de laquelle la propriété des instruments de travail n’est plus aux mains de ceux qui travaillent. L’ antithèse, c’est la sépara-tion, c’est le régime capitalisme-prolétariat, c’est-à-dire qu’il y a d’un côté le travail, puis de l’autre côté les instruments de travail. Au début avec l’artisanat, les instruments de travail et le travail sont ensemble. Le corroyeur, le cordonnier, pos-sède ses quelques outils et son propre travail. L’ un et l’autre sont ensemble. Travail et propriété des instruments sont ensemble. Puis après, il y a dissociation du travail et de la propriété des instruments de travail. Et puis troisièmement, il y a de nouveau réassociation, réunion, synthèse, mais au niveau de la propriété collective et du travail collectif. C’est en augmentant le caractère de collectivité du travail que le capitalisme prépare la synthèse, dans l’intermédiaire de cette négativité, qui est la lutte des classes. Voilà ce qui est la dyna-mique interne du système marxiste.

C’est, comme vous le voyez, l’affirmation du caractère triadique du progrès, et surtout, l’affirmation du rôle essen-tiel de la négativité, c’est-à-dire de ce qui est la guerre, l’op-position. C’est un système intellectuel qui a une importance extrêmement grande, mais qui évidemment a des limites, et qui a des limites principalement en ce qu’il ne considère pas beaucoup ce qu’on pourrait appeler le capital intellectuel, c’est-à-dire la capacité d’invention. Au fond, ce qui manque, dans le marxisme, c’est une théorie constructive de la crise. Il semble que ce qui est considéré comme moteur du progrès dans le marxisme, à savoir la négativité, ne puisse absolu-ment pas être retenu comme tel. Je ne crois pas qu’on puisse dire ni que le progrès est uniquement par rythme à deux temps, ni qu’il est à un rythme à trois temps – la question de rythme n’a pas beaucoup d’importance –, mais ce qui est à critiquer dans le marxisme, ce n’est pas tellement la question

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des triades, qui d’ailleurs vient de Hegel ou d’ailleurs (la notion de triade comme la notion de dialectique est beau-coup plus ancienne que le marxisme et même que Hegel, on la trouve chez Platon, on la trouve chez les Anciens), ce qui est à critiquer, c’est la négativité, c’est le rôle moteur de la négativité, car en fait, quand on examine les processus de progrès ontogénétiques dans les organismes, on ne trouve pas un pareil jeu de la négativité, un pareil jeu moteur de la négativité. J’ai tenu toutefois à vous indiquer ce qu’est le marxisme dans son essence comme dialectique historique, pour que vous voyiez que c’est une théorie du progrès, mais du progrès à trois temps.

L’ autre limitation du marxisme – c’est celle qui a donné naissance à d’autres formes de pensée, en particulier au trotskysme –, c’est que, après la révolution, il semble que tout soit fini ; quand la synthèse est constituée, elle l’est, c’est fini. Le trotskysme est une critique de ce caractère d’arrêt de la synthèse : aucune révolution ne peut être définitive, c’est-à-dire, aucune synthèse ne peut être la dernière de toutes les synthèses. Cette critique-là vaudrait contre Hegel, qui avait imaginé une histoire de la philosophie, une histoire de la pensée qui se terminait justement par le système de Hegel, au-delà duquel il n’y avait rien d’autre. Il y a là une espèce d’égoïsme temporel : l’histoire existe jusqu’à nous, mais après, le temps devient un temps continu. Le caractère triadique du temps, donc progressif, n’existe que jusqu’au moment où on est à l’état parfait, c’est-à-dire où on arrive au système de Hegel chez Hegel, on arrive au communisme chez Marx. Alors le trotskysme est une critique de ce carac-tère d’arrêt, c’est la théorie dite de la révolution permanente, c’est-à-dire, selon laquelle le caractère progressif doit être continué. Les pires ennemis du communisme, ce sont les trotskystes, enfin l’opposition intellectuelle la plus vigoureuse au système marxiste, c’est le trotskysme, parce que c’est une théorie qui part du même point de départ, c’est-à-dire que c’est aussi une théorie du progrès, mais c’est une théorie du pro-grès qui n’est pas un progrès triadique fermé. C’est d’ailleurs pourquoi certains intellectuels catholiques cherchent plutôt du côté du trotskysme pour essayer de tuer le marxisme de l’intérieur : c’est très curieux, là il y a toutes sortes de jeux de forces, vous savez, dans les relations entre intellectuels. C’est

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une chose assez intéressante à étudier, cela. Mais tout est autour de la notion de progrès, ces oppositions-là : comment se fait le progrès ? Par triades ou pas par triades, avec le jeu de la négativité ou pas, est-ce qu’il peut y avoir une révolution définitive ou non ? Voyez Jean Lacroix critiquant par exemple la notion de la révolution dernière, ce qu’il appelle « le grand soir » pour se moquer de la doctrine marxiste, mais tel ou tel militant lui disant que le jour du grand soir, Jean Lacroix ne vivra pas plus longtemps. C’est beaucoup plus sérieux qu’on ne pourrait le penser, mais enfin, pour les intellectuels qui eux ne sont pas toujours très sérieux, c’est un motif d’amu-sement, parce que cela fait partie de leur rhétorique que de considérer un rythme ternaire, ou au contraire un rythme qui ne peut pas être ternaire, ou bien un rythme ternaire qui doit continuer après, pour pouvoir aller au-delà… Je vous signale l’existence de ces problèmes 2.

*

Ce qui importe, donc, c’est de voir que le problème du progrès, c’est le problème du moteur du progrès. À travers l’idée du rythme de progrès, des modalités du progrès, il y a quelque chose de plus profond, à savoir celui du moteur, la question du moteur du progrès. Que le progrès avance par opposition adversative, dichotomie donc et double frénésie, ou bien qu’il avance par un rythme triadique, cela n’a pas une importance extrême. Mais ce qui en a beaucoup plus, c’est de savoir ce qui fait que le progrès existe. Est-ce la négativité ou non ? C’est là qu’il y a une différence. Alors qu’habituel-lement, dans la pensée commune, dans la pensée vulgaire, on oppose les doctrines qui sont des doctrines du progrès aux doctrines qui sont des doctrines de l’immobilisme, du non-progrès, de l’inexistence du progrès, de la vanité du progrès, ainsi de suite, je crois que si on veut faire quelque chose d’efficace et de valable au niveau philosophique et même

2. Conversation avec les étudiants : « […] En général, c’est très bien considéré, des petites réunions, comme ça, pour savoir ce que c’est que le marxisme, pour savoir ce que c’est, au contraire, que la théorie de la révolution permanente. Au temps où j’étais à Paris, je sais que cela se faisait beaucoup […]. »

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dans les autres domaines, c’est en réalité l’opposition entre les doctrines négativistes du progrès – type Hegel, Marx – et les autres doctrines du progrès qu’il faut fonder. C’est au niveau du moteur du progrès qu’il faut fonder son étude. Savoir si la lutte des classes, cela fera vraiment avancer, ou pas. C’est cela qu’il faut savoir. Savoir si la négativité est ou n’est pas le moteur du progrès. Si la douleur est ou n’est pas le moteur du progrès, pour l’individu. Cela, c’est beaucoup plus important que de savoir si, effectivement, il faut un sup-plément d’âme ou pas, parce qu’on est arrivé à la fusée, mais que par ailleurs, on est encore très mal élevé, enfin je n’en sais rien, moi, des choses comme ça… Cela, cela n’a aucun intérêt, laisser cela aux journaux, publications… Mais le pro-blème philo sophique le plus important à l’heure présente, c’est celui du moteur du progrès, c’est-à-dire du sens et du rôle de la négativité dans l’histoire et dans le développement de l’individu. Cela, c’est certainement beaucoup plus impor-tant, et beaucoup plus sérieux.

Nous allons nous arrêter là aujourd’hui. Je dirai encore quelques mots la fois prochaine sur la signification humaine du progrès, c’est-à-dire sur les limites du progrès.

Gilbert SiMONDON.

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