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EHESS Le phénomène de la série culte en contexte soviétique et post-soviétique, L'exemple de "Semnadcat' mgnovenij vesny" Author(s): Rodolphe Baudin Source: Cahiers du Monde russe, Vol. 42, No. 1 (Jan. - Mar., 2001), pp. 49-70 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/20171212 . Accessed: 18/06/2014 13:23 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers du Monde russe. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.152 on Wed, 18 Jun 2014 13:23:44 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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EHESS

Le phénomène de la série culte en contexte soviétique et post-soviétique, L'exemple de"Semnadcat' mgnovenij vesny"Author(s): Rodolphe BaudinSource: Cahiers du Monde russe, Vol. 42, No. 1 (Jan. - Mar., 2001), pp. 49-70Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/20171212 .

Accessed: 18/06/2014 13:23

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RODOLPHE BAUDIN

LE PH?NOM?NE DE LA S?RIE CULTE EN CONTEXTE SOVI?TIQUE ET POST-SOVI?TIQUE

L'exemple de Semnadcat' mgnovenij vesny

Nombreuses sont les ?tudes, tant en russe que dans les langues occidentales, consa

cr?es au cin?ma sovi?tique. La plupart d'entre elles portent sur le cin?ma de

l'avant-garde des ann?es 20 (Vertov, Kulesov) ou sur l' uvre d'Eisenstein. D'une

valeur artistique incontestable ? et c'est ce qui explique l'inflation du discours

critique ? leur propos ? ces uvres sont pourtant peu connues, sinon de nom, du

grand public russe lui-m?me, ? l'exception, peut-?tre, de celles d'Eisenstein. Beau

coup plus famili?res ? ce public sont les uvres appartenant ? la culture de masse

sovi?tique, et notamment ? la culture t?l?visuelle. Le t?l?film sovi?tique, les s?ries

produites ? l'?poque brejnevienne, et diffus?es inlassablement sur le petit ?cran,

sont tr?s peu ?tudi?es1, souvent du fait de leur faible qualit? artistique, parfois aussi

simplement parce qu'elles ne correspondent pas ? l'horizon d'attente g?n?rique d?fini par des uvres semblables ? ou assimilables au niveau de leur mode de

production ou de diffusion ? en Occident.

L'une des plus c?l?bres s?ries sovi?tiques (et maintenant russes) des trente

derni?res ann?es est sans doute la s?rie Semnadcat' mgnovenij vesny (Dix-sept instantan?s d'un printemps), r?alis?e en 1972-1973 par Tatiana Lioznova, sur un

sc?nario, adapt? de son roman, de Yulian Semenov.

La s?rie raconte les aventures, au printemps 1945, lors de l'effondrement du

IIIe Reich, de Stirlitz (Vjaceslav Tihonov), espion sovi?tique infiltr? chez les SS, au

1. Ainsi signalons que l'ouvrage, dirig? par J.-L. Passek, Le cin?ma russe et sovi?tique (Paris,

L'?querre, 1981, coll. ? Cin?ma Pluriel ?/ Centre Georges Pompidou) ne fait pas r?f?rence ? la

s?rie ? laquelle je consacre cet article.

Cahiers du Monde russe, 42/1, Janvier-mars 2001, pp. 49-70.

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sein du contre-espionnage allemand, o? il occupe un poste important au

? 4e bureau ?, sous les ordres de Schellenberg (Oleg Tabakov).

Charg? par Moscou de d?couvrir qui, au sein du haut commandement allemand, essaie d'entamer des pourparlers secrets de paix avec les Am?ricains, Stirlitz doit

?galement sauver la vie de Katia/K?te (Ekaterina Gradova), femme de son agent de

liaison (tu? lors d'un bombardement), qui a ?t? arr?t?e par la Gestapo, trouver un

nouvel agent de liaison et ?tablir, en passant par la Suisse, le contact avec Moscou.

Enfin, Stirlitz est oblig? de collaborer ? l'?tablissement des contacts cit?s plus haut

avec les Am?ricains, puisqu'ils sont l' uvre de Schellenberg et Himmler (Nikolaj

Prokopovic), ses sup?rieurs directs, et doit ?chapper ? la suspicion dont l'entourent

les chefs de la Gestapo, Kaltenbrunner (Mihail Jarkovskij) et M?ller (Leonid

Bronevoj). La s?rie, diffus?e imm?diatement ? la t?l?vision, souvent deux fois par jour,

l'apr?s-midi et en deuxi?me partie de soir?e, connut tout de suite un succ?s impor tant, ce dont t?moignent ses tr?s nombreuses rediffusions ainsi que, dans un autre

champ, les t?moignages que j'ai pu r?colter autour de moi aupr?s d'un public

(urbain) ?g? de 20 ? 55 ans. Ainsi une connaissance de Saint-P?tersbourg d'une

cinquantaine d'ann?es m'a d?clar? que, lors des premi?res diffusions, les Russes

regardaient la s?rie ? avec passion ? (zapoem). J'ajouterai que ce ph?nom?ne trans

cendait, et transcende encore, les cat?gories socioprofessionnelles puisque les

enfants, ?g?s d'une vingtaine d'ann?e, d'un chercheur en litt?rature de Moscou en

parlent avec autant de chaleur que ceux d'un fonctionnaire du tribunal de Riazan ou

d'un ing?nieur d'Obninsk (r?gion de Kaluga). La popularit? de cette s?rie me semble pouvoir justifier qu'on lui consacre une

?tude, d'autant qu'une telle ?tude peut apporter des ?l?ments pour d?chiffrer une

culture de masse sovi?tique trop m?connue en Occident, et qui, loin de s'effacer

avec la disparition de l'URSS, est rest?e tr?s pr?sente. Cette permanence de la culture de masse sovi?tique ne va pas, toutefois, sans

transformations internes, notamment l'?l?vation de certaines de ses manifestations

? la dignit? de culture pop, ph?nom?ne de l'ordre de l'esth?tisation, li? au passage de la Russie ? la soci?t? de march? et ? son ingestion des cat?gories culturelles du

contexte post-moderne2.

Enfin, la popularit? actuelle de cette s?rie me semble ?tre le signe, en m?me

temps que l'instrument, d'une r?appropriation par le public le plus jeune d'un pass? culturel (sinon directement historique) commun, que l'invasion du champ des

2. La question de l'apparition de la probl?matique post-moderne en Russie sovi?tique puis

post-sovi?tique a fait l'objet d'une tr?s bonne ?tude par Leonid Heller : ? N?cro-, r?tro-, ou

post? modernismes, modernit? et r?alisme socialiste ?, Cahiers du Monde russe et sovi?tique,

33(1), 1992, pp. 5-22. Dans son article, L. Heller semble inviter ? multiplier les contributions

dans ce champ de la recherche, encore peu ?tudi? par les sp?cialistes francophones : ? Depuis une dizaine d'ann?es, la culture occidentale se f?licite ou se d?sole de vivre une nouvelle ?po

que, celle du 'postmodernisme'. Le terme est entr? dans les m urs et finit m?me par lasser un

peu. Il garde en revanche toute sa nouveaut? dans la discussion sur la culture russe. ? (C'est moi

qui souligne).

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LE PH?NOM?NE DE LA S?RIE CULTE 51

m?dias russes par les produits occidentaux, depuis le d?but de l'?re Eltsine, a

rel?gu? dans l'ombre3.

Je me propose, dans un premier temps, d'?tudier l'esth?tique de cette s?rie t?l?vis?e

et de la comparer avec celle des s?ries cultes occidentales, comparaison qui s'est

impos?e ? mon esprit lors de la premi?re vision, et qui doit s'imposer aux plus jeunes

t?l?spectateurs russes, abreuv?s depuis le d?but des ann?es 90 de s?ries am?ricaines, ou

au public plus ?g? ? entre 20 et 30 ans ?

qui a suivi la s?rie une premi?re fois dans les

ann?es 80 et la red?couvre maintenant, alors que son il est habitu? au traitement am?ri

cain de la violence et de l'action, tel qu'il est pr?sent? par les s?ries cit?es plus haut.

Dans un deuxi?me temps, j'analyserai les conditions et les rituels de la r?ception de la s?rie par le public, ce qui me m?nera ? me demander ce que peut ?tre le culte

de la s?rie t?l?vis?e (la s?rie culte, pour employer le syntagme courant depuis quel

ques ann?es) en contexte sovi?tique et post-sovi?tique, le ph?nom?ne me paraissant

caract?ristique avant tout de la culture de la soci?t? de march?, culture encore

inexistante, sinon dans ses formes les plus grossi?res (comme la ? starisation ? des

chanteurs de vari?t?, mise en sc?ne par la presse people russe r?cemment apparue) en Russie (il me semble ainsi qu'une cha?ne comme la cha?ne c?bl?e ? s?rie-club ?

ne pourrait pas encore exister en Russie)4.

Dans une ?tude sur la r?ception et la temporalit?, Violette Morin5 distingue le

feuilleton de la s?rie. Le premier est d?fini par la pr?sence entre ses diff?rents

segments de ? liens de progression irr?versible qui conditionnent la suite [des]

?pisodes ? ; la seconde par un lien de? coexistence ?s'appuyant sur la r?currence de

m?mes personnages (? h?ros s?duisants ou sympathiques ?), ou sur celle d'un m?me

? climat r?f?rentiel ? comme le Far West ou la science-fiction (deuxi?me d?finition

un peu large, que l'on pourrait r?duire ? celle d'un m?me univers de r?f?rence, non

3. Sur la popularit? toujours actuelle de la s?rie, cf. A. Filipov, ? A Vas, Stirlic, ja poprosu

ostat'sja... ? (Quand ? vous, Stirlitz, je vous prierai de rester...), Izvestija, 23 juillet 1999 (sur le 75e anniversaire de la r?alisatrice Tatiana Lioznova), p. 7 : ? Et pourtant ses films ne vieillis

sent pas. Ils sont regard?s et par les vieux et par les jeunes, et les plaisanteries consacr?es ? Stir

litz, contrairement ? celles sur Breznev, ne sont pas pr?s de dispara?tre. Visiblement, le faux

Standartenf?hrer vivra ?ternellement. ? (C'est moi qui souligne).

4. Le probl?me de l'existence d'un culte pour les s?ries t?l?vis?es en Russie n'a ?t?, ? ma con

naissance, que peu ?tudi?. On pourra se reporter n?anmoins ? un article d'inspiration sociologi que consacr? aux pratiques d'audience du public russe des ann?es 1990 face aux soap operas :

cf. V. P. Dubickaja, ? Teleserialy na ekrane i v postsovetskoj mifologii ? (Les s?ries t?l?vis?es

dans la mythologie post-sovi?tique), Sociologiceskie issledovanija, 9, 1996, pp. 77-82. Les

s?ries retenues pour l'analyse dans cet article sont majoritairement des productions br?silien nes. Deux s?ries russes (sovi?tiques) y sont toutefois prises en compte : ? Les seules s?ries

sovi?tiques ( Vecnyj zov, Teni iscezajut vpolden ' (L'?ternel appel, Les ombres disparaissent ?

midi)) attirent un nombre significatif d'hommes et de t?l?spectateurs des groupes d'adultes

actifs. ? (p. 79). Notons ici que ces deux productions sont des s?ries, alors que SemnadcaV

mgnovenij vesny, comme je l'explique plus loin, est plut?t un serial. On consultera encore, sur

le ph?nom?ne de l'apparition de films cultes en Russie, et plus particuli?rement ? Moscou, l'article de Sergej Kuznecov, ? Kul'tovoe kino na zakate ? (Le d?clin du cin?ma culte),

Hudozestvennyj zurnal, 18, 1997, pp. 40-41. On y trouvera notamment une analyse compar?e des termes ? kul'tovyj ? (culte), ? modnyj ? (? la mode) et ? populjarnyj ? (populaire) (p. 41).

5. Cf. V. Morin, ? Le pr?sent actif dans le feuilleton t?l?vis? ?, Communications, 39,1984, p. 240.

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pour les spectateurs, comme univers lisible, comme code, mais pour les personnages,

comme univers ? r?el ?, c'est-?-dire comme r?serve de possibles narratifs).

Si l'on s'en tient ? cette d?finition, SemnadcaV mgnovenij vesny est un

feuilleton (ou serial) ? fin unique, fin dans laquelle chaque ligne narrative trouve

son ?puisement ou sa r?solution.

La s?rie se compose de douze ?pisodes de 70 minutes. Comme l'exige la

po?tique du feuilleton, chaque ?pisode se termine brusquement, ? un ? moment

crucial ? (le fameux cliffhanger), incitant ainsi le spectateur ? regarder l'?pisode suivant, afin de d?couvrir comment va se d?velopper ou se r?soudre la situation

amorc?e ? la fin de l'?pisode pr?c?dent. Cette m?canique alterne deux mod?les

structuraux essentiels : soit le personnage en sait plus que le spectateur (info

personnage > info spectateur), ce qui suscite chez ce dernier le d?sir d'apprendre ce

que le personnage, lui, sait d?j?, soit le spectateur en sait plus que le personnage

(info personnage < info spectateur), et se demande comment le personnage va

r?agir quand il va apprendre ce que lui a d?j? appris. La fin du 7e ?pisode illustre la premi?re variante : Stirlitz rentre chez lui et y

d?couvre qu'un homme l'attend. Gr?ce ? l'utilisation du champ sans contrechamp, le spectateur comprend que Stirlitz voit l'homme et le reconna?t, sa surprise et sa

crainte apparaissant de surcro?t sur son visage, mais comme le contrechamp attendu

n'arrive pas, le spectateur est oblig? d'attendre le 8e ?pisode pour d?couvrir qui est

ce myst?rieux visiteur.

La fin du 8e ?pisode illustre l'autre variante. Stirlitz est presque d?masqu?. La

Gestapo le fait rechercher pour l'interroger. Une s?rie de plans montre man uvres

de soldats et formation de barrages routiers. Mais Stirlitz ne sait pas qu'il est

recherch?. La fin de l'?pisode le montre arr?t? dans sa voiture au bord de la route,

d?cid? ? faire un somme d'une demi-heure afin de ne pas risquer de s'endormir au

volant. Le spectateur imagine donc qu'il va repartir au d?but du 9e ?pisode, et se

demande comment il va franchir ces barrages (ce que l'?pisode suivant ne montre

d'ailleurs pas, pour des raisons que nous analyserons plus bas).

La structure interne de la s?rie est tr?s stable. Comme pour les clausules, la

composition m?me des ?pisodes est assez r?p?titive (ce qui logiquement, est plus

caract?ristique de la s?rie que du feuilleton, puisque la s?rie, pour assurer la coh?

rence de ses personnages ?

par reconnaissance de leurs traits distinctifs ?

est

oblig?e de les replacer encore et toujours dans des situations similaires). Cette r?p?titivit? est d'abord celle du d?coupage. Chaque ?pisode est divis? en

journ?es, chaque journ?e en heures. Ce d?coupage est al?atoire : il divise l'?pisode en tranches in?gales dont le d?but est identifi? par un timing int?rieur ? la fiction tr?s

pr?cis. En r?alit?, en plus de son r?le d'agent du d?coupage et de modulateur ryth

mique (ce que souligne le fond sonore, reproduisant le tic-tac d'une horloge), ce

timing, r?alis? par des intertitres apparaissant en volets, a une fonction pragmatique. Il souligne dans l'esprit du spectateur la pr?cipitation du feuilleton vers sa fin6.

6. Enfin, ce timing en intertitres concourt ? cr?er un effet de r?el, soulignant l'inscription du

r?cit dans l'Histoire, et renvoie au temps irr?versible du mythe.

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LE PH?NOM?NE DE LA S?RIE CULTE 53

Au niveau de la composition de l'ensemble, chaque ?pisode alterne trois types fixes de s?quences d?finies par leur nature et leur fonction : -

s?quences extranarratives-discursives, statiques (et tr?s th??trales), o? sont d?ve

lopp?s les grands th?mes du feuilleton (nature du bien et du mal, libre arbitre, salut

de l'homme ? faut-il sauver les Allemands d'eux-m?mes?), mises en r?cit par de

longs dialogues ; -

s?quences narratives, montrant essentiellement des d?placements (? pied dans les

couloirs de la Kommandantur, en voiture ou en train entre deux lieux de Berlin, entre deux pays) et permettant de relier les s?quences du premier type ;

-s?quences mixtes (narratives et discursives) enfin, compos?es d'images d'archives montrant les combats de l'avanc?e des Alli?s (essentiellement sovi?ti

ques) vers Berlin, quelques ?v?nements marquants de l'histoire de l'Allemagne d'avant le fascisme, ou de l'histoire de l'URSS.

L'utilisation de ces s?quences d'archives peut ?tre justifi?e pleinement au

regard de la di?g?se. Dans ce cas, ces images sont pr?sent?es ? l'int?rieur m?me de

la fiction, comme images d'archives. Elles ont le m?me statut logique dans

l'univers de la fiction (la di?g?se) que dans la r?alit? : dans les deux cas, elles sont

des objets. Ainsi leur premi?re utilisation, dans le premier ?pisode, est-elle justifi?e de cette mani?re, qui montre Himmler et Schellenberg, personnages ici fictionnels,

regardant les actualit?s des Alli?s, objet non fictionnel, mais int?gr? ? la di?g?se. Plus fr?quemment, leur utilisation est motiv?e narrativement mais n'est pas

justifi?e logiquement. Ainsi lorsque elles servent de flash-backs ins?r?s apr?s un

gros plan montrant Stirlitz se plongeant dans ses pens?es (souvenirs ? personnels ?

du h?ros sur l'Allemagne ? ouvri?re et pro-bolch?vique ici ? de la R?publique de

Weimar, sur Paris avant guerre, de Gaulle, ou Moscou en liesse apr?s la victoire de

Stalingrad). Dans ce cas, elles n'ont plus le statut d'objets appartenant ? l'univers

de la fiction, mais sont int?gr?es au mat?riau narratif. D'objet de l'histoire, elles

deviennent v?hicule du r?cit. D'?v?nements regard?s par les personnages, comme

plus haut, elles deviennent ?v?nements v?cus par ces m?mes personnages. Leur

pr?sence est justifi?e par le fil du r?cit, puisqu'elles mettent en image les souvenirs

de Stirlitz, mais est illogique au regard de la coh?rence interne de la di?g?se, et donc

de la r?gle d'illusion referentielle, ne serait-ce que parce que leur grain, diff?rent de

celui de la pellicule employ?e pour filmer la partie fictionnelle, trahit leur statut de

remploi1.

Le plus souvent enfin, elles ne sont pas justifi?es autrement que par le d?cou

page de l'action, qu'elles participent ? cr?er en m?me temps qu'elles le justifient.

S?quences discursives alternent donc avec images d'archives, les deux types ?tant reli?s par cette ? colle fictionnelle ? l?gitimante que sont les s?quences narra

7. Les occurrences cit?es plus haut ? images de Stalingrad ou de De Gaulle ? sont parmi les

nombreux exemples de ? trou ? dans l'illusion referentielle, caus?s par l'utilisation, au sein du

mat?riau fictionnel, des images d'archives. En effet, il est r?p?t? plusieurs fois dans le feuille ton que Stirlitz est en Allemagne depuis vingt ans (c'est-?-dire depuis 1925), aussi comment

aurait-il pu assister ? la c?l?bration de la victoire de Stalingrad ? Moscou, ou pu voir de Gaulle en exil en Angleterre? Il y a ici conflit ? mal g?r?, et c'est un des d?fauts majeurs du feuilleton ? entre la fonction didactique et la fonction de fiction distrayante.

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54 RODOLPHE BAUDIN

ti ves, presque r?duites ? leur fonction de liaison, tant leur dur?e est diminu?e face ?

celle des longs dialogues psychologico-th?matiques. Car c'est l? la premi?re diff?

rence essentielle s?parant Semnadcat' mgnovenij vesny des feuilletons t?l?vis?s

fran?ais ou am?ricains ? th?matique militaire ou d'espionnage. Le discours y est

hypertrophi? au d?triment des p?rip?ties, et surtout, au d?triment de l'?l?ment

essentiel du feuilleton am?ricain ? mod?le du genre ?, l'action.

L'action est effectivement pratiquement absente de cette s?rie culte sovi?tique. De

m?me qu'y est bannie la repr?sentation d'un conflit ou d'une violence autre que psycho

logique8 . Les seules sc?nes d'action ou sc?nes montrant l'ext?riorisation d'une lutte sont

celle de l'?limination par Stirlitz d'un agent allemand, Klaus, ? la fin du 2e ?pisode, film?e avec une discr?tion ?tonnante (champ/contrechamp, s?parant le coup de feu de

son r?sultat, la mort de l'homme), celle de l'interrogatoire de K?te par la Gestapo ? la fin

du 9e ?pisode et celle de la filature en voiture, filature et non poursuite (5e ?pisode).

L'unique sc?ne repr?sentant la violence d'une mani?re directe ? sc?ne de

torture dans les caves de la Gestapo ? est ?trangement non r?aliste (plastiquement)

et touche au fantasmatique (homme pendu par les pieds et SS avec des fouets), au

na?f populaire (gravures repr?sentant l'enfer), au litt?raire archa?que distanci?.

Tout le reste (violence, mais aussi, plus simplement, action) est ? mang? ? par le

discursif, le paradigmatique, la d?clinaison dans la fiction des th?mes de l'histoire.

Au point que la seule action repr?sent?e, dans le sens de repr?sentation d'une

violence, d'un conflit, semble ?tre assum?e par les images d'archives montrant

combats et explosions de la Deuxi?me Guerre mondiale (et encore la nature histo

rique, r?elle, du mat?riau, tend ? mettre cette action ? distance, en la renvoyant dans

le domaine de l'?pique, du mythique, ph?nom?ne paradoxal ? premi?re vue dont

nous reparlerons plus loin). L'action est ainsi rel?gu?e au second plan (et au

mythe), mais aussi ? l'effet de r?el historique (replacer l'?nonc? dans un contexte

en communication avec le r?el). ? l'inverse, et de mani?re compl?mentaire, l'effet

de r?el fictionnel est hiss? au rang d'action. En effet, si Stirlitz ne se bagarre pas, ne

tire pas sur ses adversaires, on le voit en revanche jardiner, cuisiner, ou, d?tail ?ton

nant et r?p?t? d'un ?pisode ? l'autre, ranger sa voiture dans la cour de sa villa. Cette

hypertrophie du l?gitimant au niveau th?matique (un espion doit ?tre discret, mener

une vie ordinaire pour ne pas attirer l'attention, aussi le feuilleton d?cline les situa

tions types de la vie de l'homme ordinaire, au d?triment de l'int?r?t dramatique) met l'accent sur l'int?riorit?, sur l'horizontal, sur la psychologie et le th?matique.

Contrairement ? ce que l'on trouve dans les James Bond, o? ? tant le personnage

que l'auteur r?solvent le probl?me [du droit de donner la mort ? l'autre] autrement

que par voie th?rapeutique, c'est-?-dire en excluant la n?vrose de l'univers des

possibilit?s narratives ?9, dans Semnadcat' mgnovenij vesny, tous les possibles

8. La violence et le conflit sensibles tout au long de la fiction sont ceux qui opposent les SS

entre eux, entre membres d'administrations diff?rentes. Le conflit est ainsi conflit larv? entre

fonctionnaires, ce qui est peut-?tre tr?s r?v?lateur de l'Union Sovi?tique des ann?es 1970 qui a

produit le feuilleton.

9. U. Eco, ? James Bond : une combinatoire narrative ?, Communications, 8,1966 ; id., L'ana

lyse structurale du r?cit, Paris, Seuil, 1981, p. 83.

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LE PHENOMENE DE LA SERIE CULTE 55

narratifs et filmiques sont au service du psychologique. C'est ce choix qui rejette l'action hors du r?cit. Le ? tout psychologique ? se traduit dans le filmage par le

nombre important des gros plans sur le visage de Stirlitz (on notera ? ce propos

l'importance donn?e au travail de l'acteur, conform?ment ? une tradition tr?s russo

sovi?tique) qui ?jectent dans le hors-champ le monde fictionnel comme th??tre

d'aventures possibles. L'espace ? horizontal ? du conflit entre les corps, entre les

objets surtout, n'est pas pris par la cam?ra, toujours au plus pr?s des visages, obli

geant ainsi l'action ? se r?sorber dans le vertical, dans la psychologie. On notera ?

ce propos que les sc?nes d'ext?rieur sont rares, et que les sc?nes d'int?rieur r?it?

rent un nombre r?duit de lieux (le caf? ? Elefant ?, la villa du h?ros, son bureau) comme dans le soap opera psychologique occidental.

La s?rie essaie ainsi, dans la tradition psychologique, de construire un ? vrai ?

personnage, et rejette le personnage-fonction du feuilleton d'action occidental, dont la pr?sence physique ? l'?cran n'est que la l?gitimation aux niveaux narratif et

th?matique d'un montage produisant un ?nonc? visuel ? consommer, d?roulant des

?l?ments d?finis pr?alablement par un horizon d'attente draconien : courses de

voitures, fusillades, bagarres, chutes, explosions.

Le h?ros ici, ne livre pas un ?nonc? pr?d?termin?, mais se livre, non dans

l'?v?nementiel, le syntagmatique, (puisqu'il est espion !), mais dans le th?matique. Le h?ros voudrait ne pas ?tre le ? fil gris ?10 du r?cit, il est n?anmoins celui du

th?matique. Le th?matique construit le ? portrait ? du personnage, que la fiction se contente

de brosser superficiellement. En le plongeant dans des situations critiques, le r?cit

se contente, car il fait toujours sortir le h?ros de ces situations, de souligner son

statut actanciel, mais ne l'individualise pas. Seules les s?quences th?matiques, anarratives (dans le sens o? elles sont amovibles dans l'?conomie du r?cit) infor

ment sur le personnage. ? ce titre, il est int?ressant de comparer la s?quence du jeu

dans Semnadcat'mgnovenij vesny et dans la s?rie des James Bond11.

Dans chaque ?pisode de la s?rie adapt?e de Ian Flemming, Bond se retrouve

devant une table de jeu dans un casino. Ces s?quences ont deux fonctions : caract?

riser le h?ros (le jeu connote le go?t du risque, le sang-froid et l'habilet?, sinon

l'intelligence) et faire avancer le r?cit (la s?quence est toujours le lieu d'une

premi?re rencontre et d'un premier duel, m?taphorique, ?

jou? ? avec l'adversaire

10. Cf. V. Chklovskij, ? La construction de la nouvelle et du roman ?, in Th?orie de la litt?ra

ture, textes des formalistes russes r?unis, pr?sent?s et traduits par Tzvetan Todorov, Paris,

Seuil, 1966, p. 190.

11. La comparaison entre Stirlitz et Bond, si elle para?t oiseuse (types d'?nonc?s filmiques dif

f?rents, modes de diffusion dissemblables, et, au niveau di?g?tique, cadres spatio-temporels diff?rents), est impos?e par les Russes eux-m?mes. Cf. l'article des Izvestia d?j? cit? : ? Et le

Standartenf?hrer Stirlitz, cr?ation immortelle de Tatiana Lioznova, n'est pas pour rien si diff?

rent de son coll?gue anglo-saxon James Bond. Pour l'Anglais, c'est le r?sultat qui comptait, pour le Russe, le processus; chez Maksim Maksimovic Isaev, la r?flexion pr?dominait sur

l'action. Pour cette raison, il est amen? ? durer. ? Cette comparaison me semble ?tre le signe de

la (r?)inscription de Semnadcat' mgnovenij vesny dans le paradigme, nouveau pour lui, de la

culture russe occidentalis?e (am?ricanis?e) de l'?re eltsinienne.

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56 RODOLPHE BAUDIN

ou son substitut, la femme fatale). Notre feuilleton sovi?tique utilise le m?me type de s?quence (en r?ponse, peut-?tre, ? la s?rie anglo-am?ricaine, ou parce que la

th?matique des deux s?ries est la m?me) : Stirlitz joue au caf? ? Elefant ?, lieu dans

lequel il se rend dans chaque ?pisode (ou presque), mais n'y rencontre personne

qu'il ne connaisse d?j?, et n'y re?oit donc aucune information nouvelle. Ici, la

s?quence a purement pour fonction de d?finir le caract?re. Il est amusant de noter au

passage les ?quivalences, d'une mythologie ? l'autre : les deux espions jouent contre un adversaire f?minin, mais alors que Bond joue ? un jeu de hasard ?

pour de l'argent de surcro?t ? contre une femme, pur objet erotique, Stirlitz joue aux

?checs (jeu qui connote l'intelligence du h?ros ? si Bond est l'homme de l'action, son homologue sovi?tique est celui de la r?flexion ? et jeu non mercantile), contre

une vieille dame inoffensive et d?sexualis?e12.

Ce type de s?quences n'a pas d'autre but que de caract?riser Stirlitz comme ?tant

uniform?ment bon, intelligent, bienveillant, voire d?bonnaire (il perd son temps ?

jouer aux ?checs avec une vieille dame), c'est-?-dire parfaitement monolithique,

plus encore que Bond, chez qui s'affrontent le Devoir et le D?sir (m?me si cela est

trait? d'une mani?re sommaire).

Pas d'action donc, mais seulement de la psychologie, et encore, une psychologie

primaire (pas de d?sir, comme chez Bond, mais le seul Devoir), s'?chappant dans le

th?matique, afin de ne pas pr?senter de personnages conflictuels. Cette absence de

conflit chez Stirlitz confirme son statut de h?ros positif (poloziteVnyj geroj), et

explique cette r?duction de la psychologie au th?matique et ? l'id?ologique. Stirlitz

a une psychologie, mais une psychologie apais?e, dont les mouvements recoupent

parfaitement le discours monolithique de l'id?ologie, que le comportement id?al du

h?ros positif v?hicule. Cette psychologie n'exclut pas le doute, mais ce doute n'est

pas une remise en cause de l'id?ologie. ? l'inverse, il exprime l'angoisse du h?ros ?

l'id?e de ne pas ?tre ? la hauteur de sa fonction d'exemple id?al13.

Le rattachement de Stirlitz au type du ? h?ros positif ? int?gre la s?rie dans le

syst?me esth?tique du cin?ma sovi?tique, et permet de contrebalancer le trouble

dangereux ? car s?rement agr?able

? provoqu? probablement chez les specta

teurs par cette ?trange et contradictoire figure de h?ros sovi?tique (? nas ?) en

uniforme de S S (? ne nas ?). Les aspects les plus ridicules du h?ros positif, qui rappellent les clich?s d'un

cin?ma sovi?tique plus ancien et id?ologiquement plus na?f ? Stirlitz est asexu?, et

12. ?pisode 8. Notons ? ce propos que Stirlitz joue avec les pions blancs, ce qui le connote

comme personnage positif. Lui faire prendre les noirs aurait illustr? l'ambigu?t? du personnage, et introduit un flottement du sens risqu? pour un feuilleton ? si forte charge didactique, destin?

de plus ? un public (plut?t) jeune.

13. Sur le probl?me du doute du h?ros positif, on consultera A. Pankov, ? Vosled geroju. Pro

blema polozitel'nogo geroja v sovremennoj kritike ? (Sur les traces du h?ros. Le probl?me du

h?ros positif dans la critique contemporaine), Voprosy literatury, 5,1984, pp. 3-30. Plus g?n? ralement, le h?ros positif a fait l'objet d'une bonne synth?se par R. W. Mathewson, The posi tive hero in Russian literature, 2e ed., Stanford, Stanford University Press, 1975.

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LE PH?NOM?NE DE LA SERIE CULTE 57

sacrifie sa vie tout enti?re ? sa mission14 ? expliquent en partie, comme je le

montrerai plus loin, le nombre consid?rable d'histoires dr?les que le personnage suscite.

En m?me temps qu'il actualise certains traits du ?h?ros positif? archa?que, Stirlitz en r?alise d'autres, rapportables ? une variante plus moderne du type. Le ? h?ros positif ? ne peut pas en effet ne pas ?pouser les ?volutions de la soci?t?

sovi?tique. ? ce titre, il n'est pas surprenant de constater chez Stirlitz un certain

go?t pour le mode de vie bourgeois, go?t r?pandu dans les classes moyennes et

sup?rieures de la soci?t? sovi?tique des ann?es 1970 (Stirlitz est un esth?te mais

aussi un gourmet : il boit du cognac fran?ais, r?gale ses deux compagnes du caf? ? Elefant ? ? la vieille dame et la jeune dactylo

? d'un d?ner fin pr?par? par ses

soins)15.

L'hypertrophie du th?matique not?e ? l'instant est li?e ? l'aspect tr?s litt?raire du

feuilleton. De m?me, cette forte influence du litt?raire se sent dans le filmage. Ainsi

le montage est presque absent de Semnadcat' mgnovenij vesny ou il est tr?s rudi

mentaire. Une autre ? grossi?ret? ? du filmage li?e ? l'influence du litt?raire me

semble ?tre l'utilisation constante du zoom pour recadrer les visages (le psycholo

gique). Grossi?ret? courante dans le soap opera occidental, elle est ici de surcro?t le

signe d'une certaine approche du mat?riau fictionnel, comme par l'ext?rieur

(presque comme si le texte lui-m?me ?tait film?), au lieu d'une approche par l'int?

rieur, qui passerait par un d?coupage filmique et un montage. Cette importance du litt?raire appara?t ?galement dans l'utilisation de la voix

off, qui introduit, ? la place de la cam?ra, un narrateur assurant une fonction infor

mative (sur les pens?es de Stirlitz) et une fonction de r?gie (? que va-t-il faire

maintenant? ?) exactement comme dans un ?nonc? romanesque16.

Absence d'action, camouflage de la violence ? sauf dans le domaine, tr?s

abstrait, du mythique, o? elle devient pure cat?gorie morale ?

inflation du

discours, port? par des personnages dont c'est l'unique fonction, tous ces aspects

semblent situer ce feuilleton sovi?tique bien loin des s?ries am?ricaines ? la th?ma

14. Stirlitz est en effet seul, s?par? de sa femme depuis vingt ans, et met ? distance le lien eroti

que possible avec Gaby (Svetlana Svetlicnaja), la jeune habitu?e de 1'? Elefant ?, ou avec K?te, ce qui le d?sexualise. Apologie du refoulement au nom de la raison d'?tat, c'est l? un trait ?vi

dent du discours totalitaire. En fait il semble n'entretenir de rapport intime qu'avec Shellen

berg, son sup?rieur hi?rarchique (de nombreux plans les montrent, complices, riant dans les

coins et se moquant de leurs coll?gues lors de r?ceptions officielles). Mais ceci n'est probable ment pas suffisant pour y voir une marque d'homosexualit? latente. Le rapport entre les deux hommes est plut?t de l'ordre du rapport p?re/fils, avec un fils ? Stirlitz ?

qui trahira la con

fiance du p?re et s'en ira.

15. Cf. A. Amalrik, L'Union sovi?tique survivra-t-elle en 1984?, Paris, Fayard, 1970, p. 112, note 27 : ? Nous observons aujourd'hui une aspiration croissante ? la vie tranquille et au

confort, voire une sorte de culte du confort dans toutes les couches de la soci?t?, surtout dans ses couches sup?rieures et moyennes. ?

16. Ajoutons que la pr?sence de cette voix off a encore pour fonction de cr?er de l'action,

puisqu'elle introduit un conflit entre ce que fait Stirlitz et ce qu'il pense. Il y a ici r?duction de

l'action (filmique) ? l'int?r?t dramatique (litt?raire).

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58 RODOLPHE BAUDIN

tique comparable17. Ceci s'explique par la double nature d'?nonc? didactique et de

m?talangage id?ologique de la s?rie. Si les s?ries am?ricaines sont des discours tr?s

charg?s id?ologiquement (elles confirment l'ordre des choses, la hi?rarchie : domi

nation de la femme par l'homme, de l'individu par la collectivit?), elles revendi

quent rarement ouvertement leur fonction didactique et leur statut de langage pour d?chiffrer le r?el (m?me une s?rie comme Star Trek, avec son discours articul? et sa

tr?s forte transparence id?ologique). Car Semnadcat' mgnovenij vesny est avant tout un discours fictionnel sur le r?el

pr?sent, et une encyclop?die pour interpr?ter ce r?el.

Fonction encyclop?dique d'abord : l'utilisation d'un nombre important

d'images d'archives ? m?me si leur d?roulement au milieu de l'intrigue tend ? les

fictionnaliser ? souligne la fonction didactique du feuilleton. Ces images sont

souvent accompagn?es de commentaires descriptifs et explicatifs, qui voudraient

informer le (jeune) spectateur, m?me si ces archives, plut?t qu'informer, semblent

d?cliner un discours fixe condamn? ? ?tre repris et transmis comme ?nonc? ?

r?p?ter, ? l'instar du r?cit mythique. Plus ?videntes sont ces s?quences appel?es ? information pour la r?flexion ? (? informacija k razmysleniju ?) et introduites par une incrustation de ce titre sur l'?cran. Presque toujours, ces s?quences sont des

notices historio-biographiques (sur Goring, Bormann, Himmler ou Goebbels) ?maill?es de citations historiques (r?cit?es par la voix off) choisies pour leur

barbarie. Elles sont introduites dans le r?cit comme ext?riorisation (pendant de la

voix off) des r?flexions de Stirlitz sur ces m?mes personnages. Mais la pr?sence de

l'incrustation est le signe de l'instauration d'une communication suppl?mentaire avec le t?l?spectateur. S'il est demand? ? Stirlitz de d?duire de ce portrait historique si tel ou tel dignitaire du Reich aurait int?r?t ? contacter secr?tement les Am?ri

cains, il est demand? au spectateur non une d?duction ? polici?re ? du m?me ordre, mais une m?morisation du r?cit des atrocit?s commises par les nazis et de leurs

d?clarations abjectes (sur les juifs, la race allemande, la gloire des armes), m?mori

sation ? faire suivre de leur condamnation absolue.

Cette esp?ce d'interactivit? (f?/?-guid?e, certes) du feuilleton, est la marque de

l'importance de sa fonction didactique, de son rapport direct ? l'encyclop?die. Un autre ph?nom?ne, proche du premier, est li? ? l'utilisation de l'image

d'archiv? comme flash m?moriel (comme souvenir) de Stirlitz. Dans le 4e ?pisode, Stirlitz se rappelle Ernst Th?lmann, h?ros (martyr, conform?ment ? la mythologie

sovi?tique) du mouvement ouvrier allemand des ann?es 1920. Ce qui, dans la

fiction, est cens? ?tre l'?vocation par le h?ros d'un de ses amis (ce qui tend ? le faire

entrer dans l'univers de r?f?rence de la fiction, dans l'ensemble de ses possibles, et

dans un deuxi?me temps, contribue ? mythifier le r?el historique) se transforme en

17. D'autres feuilletons sovi?tiques s'en rapprochent en effet beaucoup plus, ainsi l'autre s?rie

culte, ? th?matique polici?re celle-ci, Mesto vstreci izmenit' nel'zja (On ne change pas le lieu

d'un rendez-vous), r?alis?e en 1979 par Stanislav Go vornhin, avec Vladimir Vysotskij et Vla

dimir Konkin dans les r?les principaux. Signalons par ailleurs que cette deuxi?me s?rie est pos t?rieure ? Semnadcat' mgnovenij vesny et ne compte que cinq ?pisodes, de 70 minutes ?gale

ment. Il serait enfin int?ressant de comparer les 70 minutes des ?pisodes des feuilletons russes

aux in?vitables 50 minutes des feuilletons am?ricains.

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LE PH?NOM?NE DE LA SERIE CULTE 59

notice biographique d?taill?e avec chronologie, au m?pris des r?gles de l'illusion

referentielle.

Ce deuxi?me type de s?quence rappelle un peu le fonctionnement d'un CD

Rom, mais invers?. Alors que dans un CD-Rom la s?lection de l'information

pr?c?de son ? d?roulement ? (explication + illustration) ? souvent une s?quence

anim?e ou film?e ? ici, la s?quence film?e (anim?e) de la fiction, s'interrompt

pour introduire une s?quence informative, mal int?gr?e (le proc?d? est peu discret) dans l'?nonc? fictionnel.

La s?rie est ?galement discours id?ologique et instrument d'interpr?tation du r?el.

Le centre de l'intrigue de Semnadcat' mgnovenij vesny est occup? par la tenta

tive de Himmler et Schellenberg d'entamer des pourparlers secrets avec les auto

rit?s am?ricaines, pour obtenir une paix s?par?e et un soutien contre les sovi?tiques

(la monnaie d'?change de l'?missaire allemand, le g?n?ral Wolf, est la haine

commune des nazis et des Am?ricains pour les bolcheviks, haine soulign?e ? de

nombreuses reprises dans l'histoire). Dans les ?changes entre Stirlitz et Moscou, ces pourparlers sont d?sign?s comme pourparlers ? avec l'Ouest ? (? s

Zapadom ?) ; l'insistance avec laquelle est r?p?t?e cette expression, associ?e dans

l'esprit des spectateurs des ann?es 1970 au discours politique et id?ologique

contemporain, souligne l'anachronisme lexical : ? Zapad ? est, en 1970, le camp de

l'Europe de l'Ouest et des ?tats-Unis ? form? apr?s la fin du conflit mondial ?

caract?ristique du contexte de la guerre froide18. Dans ce contexte, les Am?ricains

sont marqu?s tr?s d?favorablement. Ce marquage n?gatif est l?gitim? r?troactive

ment par le fait qu'ils ont accept? de traiter avec des nazis, S S de surcro?t (respon sables directs, pour ce qui est de Himmler, de la ? solution finale ?, dont le

feuilleton donne ? voir des images). Le feuilleton donne donc des ?l?ments d'appr?ciation des Am?ricains.

L'appr?ciation r?serv?e aux Allemands ressortit au m?me type de fonctionne

ment. Afin toutefois de ne pas assimiler uniform?ment les Allemands aux nazis (car les Allemands sont, partiellement, des alli?s, les alli?s de la RDA), le feuilleton

emploie, face aux ? mauvais ? Allemands, de ? bons ? Allemands. Ces ? bons ?

Allemands sont, par exemple, le professeur Pleschner, jou? par Evgenij Estigneev, intellectuel lettr? sp?cialiste de livres anciens (et le s?me ? ancien ? est d'impor tance car il connote toute la diachronie de la culture allemande). Le feuilleton

multiplie de plus les d?clarations d'amour ? l'Allemagne de la part de Stirlitz. Ainsi

les meilleurs parmi les Allemands (les intellectuels, les gens simples et bons, comme la vieille dame avec qui Stirlitz joue aux ?checs) travaillent avec les sovi?ti

ques, et les bouchers (les nazis) avec les Am?ricains. Le feuilleton, fiction situ?e

dans un pass? qu'il contribue ? rendre mythique, ent?rine ainsi l'?tat des choses

actuel et incite le public sovi?tique des ann?es 1970 ? confirmer la partition RFA

(= USA = nazis) / RDA (= URSS = fleur de la culture allemande).

18. Dans le langage ?crit, ce glissement joue sur le choix de la majuscule, ou non. Si l'on ?crit

zapad, c'est ? la zone g?ographique que l'on fait r?f?rence, si l'on ?crit Zapad, c'est au camp

politique. Cf. la d?finition de ce terme dans le dictionnaire d'Ozegov.

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60 RODOLPHE BAUDIN

R?sumant et donnant ? interpr?ter et ?valuer (dans un seul sens possible) le

contexte de la guerre froide, le feuilleton fait ?galement un sort ? la France. Condui

sant le pasteur Schlag (Rostislav Pliatt) ? la fronti?re suisse (8e ?pisode), Stirlitz

?coute (de mani?re anachronique) Piaf ? la radio. Alors que le pasteur voit dans les

deux chansons encha?n?es (? Milord ? et ? Non, rien de rien... ?) le signe de la

d?cadence de l'?poque, Stirlitz, en Russe bon teint (sovi?tis?) appr?cie la France, et

se rappelle Paris et de Gaulle (s?quence de souvenirs pr?sentant un montage

d'images d'archives, encore une fois non l?gitim?e fictionnellement puisque l'on

se demande o? Stirlitz, bloqu? en Allemagne depuis 1925, a pu voir le g?n?ral). Ainsi la France est marqu?e moins n?gativement que les ?tats-Unis, mais est

r?duite ? un espace culturel (et non politique), r?sum? de tous les clich?s de l'imagi naire russe puis sovi?tique sur la culture fran?aise. Le peu d'importance accord? ?

l'anachronisme (les chansons de Piaf datent des ann?es 1950) souligne cette r?duc

tion de la France ? un mythe culturel.

Mais si le didactique et l'id?ologique semblent fonctionner de concert (l'id?olo

gique r?gule le didactique, qui transmet l'id?ologique), ils peuvent entrer en conflit, si le didactique donne ? voir un mat?riau pouvant ?chapper ? sa r?gulation, comme

les images d'archives cit?es plus haut. L'effet de r?el peut basculer dans le r?el sans

effet, les images d'archives ? parler ? toutes seules, cesser d'?tre la repr?sentation contr?l?e d'un monde ? la signification d?j? fix?e, pour devenir mati?re ? g?n?rer un discours critique. Aussi le feuilleton travaille avec une troisi?me cat?gorie, r?gu lant ? son tour les rapports entre r?el et fictionnel, le mythe, ou plut?t la fabrication

du mythique. Le travail sur le mythe men? par Semnadcat' mgnovenij vesny passe d'abord par

le brouillage des limites entre r?el et fiction, brouillage op?r? dans les deux sens.

Le r?el des images d'archives tend ? rendre la fiction v?ridique, afin de l'aider ?

assurer sa fonction didactique, et lui fournir sa l?gitimit? comme ?nonc? ?

consommer. Notons ? ce propos que l'absence de cette forme de l?gitimation dans

une soci?t? de type capitaliste ? dans laquelle le probl?me est r?solu par l'argu

ment ? plaire au public ? ? se traduit dans les feuilletons t?l?vis?s occidentaux par une surfictionnalisation de leur contenu. Ainsi, tr?s vite, certaines s?ries ou feuille

tons t?l?vis?s ressortissant ? la cat?gorie ? policier ? ont investi les sph?res th?ma

tiques de la science-fiction ou du fantastique (le fantastique gangrena rapidement une s?rie comme Chapeau melon et bottes de cuir par exemple), et ceci au m?pris du respect du vraisemblable, le feuilleton semblant apporter avec lui ses propres codes de d?chiffrement, d?cidant lui-m?me de ce qui peut, ou ne peut pas, ?tre

accept? par son public, et clamant son statut de pure fiction divertissante.

? l'inverse, notre s?rie sovi?tique tente de gommer son identit? fictionnelle en

ayant recours ? l'Histoire19. Mais en m?me temps le r?cit fictionnalise ces images d'archives (transform?es en s?quences d'action), pour contr?ler la r?ception du

19. La m?fiance vis-?-vis du fait fictionnel et le rejet de ses formes les plus ouvertement m?ta

discursives semblent accompagner depuis le XIXe si?cle l'essor du roman en Russie, puis celui

du cin?ma en URSS. Le ph?nom?ne peut probablement expliquer l'importance des courants ? r?alistes ? en Russie.

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LE PH?NOM?NE DE LA S?RIE CULTE 61

feuilleton par le spectateur en soulignant la ? v?rit? ? de l'histoire par celle, ind?

fectible, du syst?me axiologique induit par la structure actancielle du r?cit. Ainsi

Hitler ou Bormann seront doublement mauvais, parce que l'Histoire telle que

l'atteste les archives a montr? leur folie sanguinaire, mais aussi parce qu'ils sont les ? m?chants ? de la fiction, o? ils remplissent, face ? Stirlitz-le-h?ros, la valence

d'opposants. La fictionnalisation des images d'archives simplifie l'histoire, la

bipolarise en lui conf?rant la structure tr?s nette du syst?me axiologique du r?cit.

Les faits de la Deuxi?me Guerre mondiale tels qu'ils sont pr?sent?s par les

archives servent de toile de fond fictionnelle au r?cit qui, lui, rejoue, ? une ?chelle

moindre ? celle des sc?nes d'int?rieur ? une Deuxi?me Guerre mondiale r?duite

aux oppositions actancielles de tout ?nonc? narratif. Ainsi Hitler et Stalin apparais sent au d?but du feuilleton (Hitler dans le premier ?pisode, Stalin dans le second), non pas dans les images d'archives, mais comme actants de la fiction, et jou?s par des acteurs. Leur statut n'est toutefois pas exactement ?quivalent. Si Hitler est

fictionnalis? (car repr?sent? par un personnage interpr?t? par un acteur), il appara?t dans une sc?ne qui n'entretient pourtant pas de rapport avec le r?cit des aventures

de Stirlitz (au point qu'on se demande pourquoi ce personnage est montr? ?

l'?cran : probablement, comme on l'a expliqu? plus haut, pour baliser l'histoire

gr?ce ? la fiction). La sc?ne se contente en effet de le montrer dans son bunker, donnant des ordres ? ses subordonn?s. Stalin, en revanche, appara?t dans une sc?ne

qui l'int?gre ? la fiction puisqu'il donne au chef du renseignement sovi?tique un

ordre ? transmettre ? Stirlitz. Il y a alors risque de discr?dit de la figure historique

par le personnage fictionnel. Le risque est contourn? par le travail sur le mythe. Alors qu'il donne des directives au chef des renseignements, Stalin prend une ciga rette et en vide le tabac afin d'en bourrer sa pipe. Un champ/contrechamp montre

les gestes de Stalin et le regard ?tonn? et sentencieux de son subordonn?. Il y a mise en sc?ne du mythe dans le r?cit (et sur le visage du subordonn?). En effet, l'histoire

du tabac ? cigarettes dans la pipe est l'une des nombreuses anecdotes historiques sur Staline, elle entretient le mythe du personnage. Faire figurer cette anecdote dans

le r?cit permet d'y int?grer le mythe, qui authentifie ? par r?f?rence ? ce qui est

largement connu ? la fiction.

Ainsi le mythique permet d'authentifier la fiction pour la mettre en accord avec

l'Histoire (mythique, c'est-?-dire d?j? retravaill?e) et de fictionnaliser l'histoire

(dans le sens de la mettre en r?cit) afin qu'elle perde son statut d'?nonc? ? l'inter

pr?tation non cod?e, al?atoire. Les images montrant batailles de chars ou bombar

dements a?riens deviennent alors les ?pisodes d'une sorte d'epos, dont le sens est

unilat?ral et la fin connue, comme est devin?e, sinon connue, la fin envisageable de

toute fiction et celle, mille fois r?p?t?e, du r?cit ?pique20.

20. Pour une analyse d?taill?e de l'emploi du mythique dans la fiction de t?l?vision, cf. M. H.

Goldsmith, ? Video values education : Star trek as modem myth ?, Cultural Futures Research, 8,3,1984.

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62 RODOLPHE BAUDIN

Apr?s cette ?tude de l'esth?tique du feuilleton, je me propose de pr?senter quel

ques ?l?ments d'analyse concernant le probl?me de sa r?ception, et, plus largement, du culte qui s'organise autour d'elle.

Comme je l'ai indiqu? en introduction, la s?rie re?ut un bon accueil, et fut redif

fus?e ? de nombreuses reprises entre 1973 et aujourd'hui. Ces rediffusions lui ont

assur? un large public qui couvre une tranche d'?ge de 20 (et probablement moins

aujourd'hui, ? l'heure o? l'on ?dite le feuilleton en quatre cassettes vid?o) ? 55 ans.

Si les r?actions sont globalement positives, (je n'ai re?u d'?cho d?favorable de

personne), l'interpr?tation du feuilleton varie selon l'?ge et le sexe. Tous sont

d'accord pour y voir un ?nonc? fortement id?ologis?, avec une fonction tr?s

?vidente de propagande, mais cela ne vient pas perturber leur r?ception positive du

feuilleton. En effet, la propagande semble ?tre un ?l?ment incontournable et admis, au point que les spectateurs interrog?s n'y faisaient (font) gu?re attention. Invariant

de tout ?nonc? ? caract?re public, l'id?ologie uniforme n'attire gu?re l'attention,

qui se reporte pr?cis?ment sur l'?l?ment instable d'un ?nonc? ? l'autre.

Je retiendrai trois interpr?tations. La premi?re est celle d'une Moscovite d'une

cinquantaine d'ann?es install?e ? Paris. La seconde celle d'une Moscovite d'une

vingtaine d'ann?e, la troisi?me celle d'un jeune homme d'une vingtaine d'ann?es

toujours, originaire d'Obninsk (r?gion de Kaluga), mais install? ? Moscou depuis

quelques ann?es. Les deux derniers sont ?tudiants.

Les trois personnes ont vivement rejet? l'interpr?tation des deux autres, ?l?ment

qui tendrait ? montrer la ? personnalisation ? (li?e ? son succ?s) de la s?rie par les

spectateurs21.

La premi?re interpr?tation est d'ordre herm?neutique et, en l'occurrence,

s'apparente au d?codage id?ologique. La personne interrog?e y voit ? en utilisant

des cat?gories tr?s litt?raires participant de la culture de l'intelligentsia et/ou de la

dissidence ? un discours critique en langue d'?sope sur la r?alit? sovi?tique des

ann?es 1970 : Stirlitz, ? l'image des Russes, ou, en tout cas, de l'intelligentsia, dit

(ou fait) une chose et en pense une autre.

Cette interpr?tation est tr?s caract?ristique d'un besoin de sens et de justification

morale, souvent li? ? une certaine tradition, id?aliste, forte en Russie. C'est proba blement la concr?tisation la plus proche

? ce qui ne signifie pas la plus juste, cette

notion n'ayant pas cours ici ? de l'esprit dans lequel a ?t? con?u le roman, puis,

peut-?tre, la s?rie, ? moins que la s?rie elle-m?me soit d?j? le r?sultat d'un recul du

th?matique (bien qu'il y reste tr?s fort, comme nous l'avons vu).

21. Sur ce ph?nom?ne de l'appropriation par l'interpr?tation des feuilletons t?l?vis?s, on con

sultera N. K. Baym, ? Interpreting soap operas and creating community : Inside a computer mediated fan culture ?, Journal of Folklore Research, 30,2-3,1993, p. 167 : ? Soap operas are

what Robert Allen [...] calls an "over-coded" form, meaning that they offer more possible inter

pretations than are necessary to move the narration forward. Because of this, the text can

support multiple legitimate interpretations. ?, et p. 171 : ? [...] soap operas encourage multiple

interpretations. ? (C'est moi qui souligne).

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LE PH?NOM?NE DE LA S?RIE CULTE 63

Les deux autres interpr?tations rejettent, ? des degr?s divers, cette importance accord?e au message de l' uvre. Elles empruntent des cat?gories appr?ciatives

oppos?es ? celle-ci, et tr?s caract?ristiques du contexte post-moderne22.

La seconde, celle de l'?tudiante, se pose en effet comme antinomique ? la

premi?re. La jeune fille interrog?e r?agit vivement ? l'interpr?tation herm?neu

tique, et propose de voir dans Semnadcat' mgnovenij vesny un ?nonc? domin? par l'ironie. Il n'y a pas encore rejet du message, mais relativisation, mise en cause du

sens, de l'interpr?tation unique. De plus, l'interpr?tation ironique ? tr?s valoris?e

en contexte post-moderne o? elle constitue souvent la norme ? permet, par un

?trange m?lange entre une certaine tradition russe de l'?valuation normative et le

relativisme de l'appr?ciation selon la version vulgaris?e du post-moderne, de r?cu

p?rer la s?rie. Cette deuxi?me concr?tisation, de mani?re paradoxale, ? sauve ? (car il faut sauver) la s?rie, en y voyant un ?nonc? post-moderne, alors qu'il semble

bien, par son univocit? id?ologique, en ?tre tr?s ?loign?. Elle marque en tout cas le

moyen terme entre la premi?re et la troisi?me interpr?tation, et est caract?ristique du passage du feuilleton d'un contexte ? un autre23.

La troisi?me interpr?tation est la plus caract?ristique du contexte post-moderne. C'est celle de l'?tudiant originaire d'Obninsk. Cette interpr?tation n'est pas unilat?

rale. En effet, je n'en retiens que le premier aspect, la fa?on dont l'?tudiant m'a

pr?sent? le feuilleton alors que je ne l'avais pas encore visionn?. Cette relecture

totale de l' uvre tendait ? me pr?senter le feuilleton comme l'?quivalent sovi?tique d'un quelconque feuilleton am?ricain, avec sa th?matique d'espionnage, son action

et sa violence. Plus tard, l'?tudiant mod?ra son propos en qualifiant par exemple le

feuilleton de film (ce qui fait la diff?rence avec les s?ries am?ricaines), voire de

film ?d'auteur? (hudozestvennyj film)14. Mais ses premi?res descriptions, ?maill?es des histoires dr?les que je pr?senterai plus loin, tendaient ? augmenter l'action et ? diminuer l'?l?ment didactique du feuilleton.

Cette derni?re interpr?tation ?vacue compl?tement le sens, le ? message ?, si

caract?ristique de la premi?re interpr?tation, et pr?sente Semnadcat' mgnovenij

22. J'emploie ?videmment le terme de ? contexte post-moderne? et non ? d' uvre post moderne ?, puisqu'il s'agit ici d'?tudier la transformation radicale de la physionomie d'un

?nonc? du fait de sa survivance dans un contexte nouveau, marqu? par l'arriv?e de produits dis

semblables mais apparent?s par leur mode de diffusion (le prime time).

23. Il me semble que cette interpr?tation m?diane, qui confirme son statut d' uvre artistique ?

la s?rie tout en l'adaptant au contexte nouveau en soulignant sa r?flexivit?, met en lumi?re le

ph?nom?ne du glissement des uvres entre diverses cat?gories et la difficult? d'une partie du

public russe actuel ? construire des cat?gories exclusives les unes des autres. Cf., ? ce sujet, S. Kuznecov, art. cit., p. 40 : ? En s'avan?ant dans cette m?me direction [vers le cin?ma ? but

ouvertement commercial!, le cin?aste quitte in?vitablement le territoire du soi-disant 'art' encore garant ? Moscou de la possibilit? de produire une uvre culte ?.

24. La traduction est probl?matique. Le plus souvent, la qualification hudozestvennyj film indi

que seulement qu'il s'agit d'une fiction, en opposition au documentaire. Dans le contexte de ma

conversation avec l'?tudiant, hudozestvennyj reprenait un peu de son sens premier d'? artistique ?.

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64 RODOLPHE BAUDIN

vesny comme un ? produit en apparence d?pourvu des interrogations qui sont le lot

commun des uvres modernes, un produit de pur divertissement ?25.

? ce ph?nom?ne, caract?ristique, ? mon avis, de l'assimilation inconsciente par le plus grand nombre des cat?gories du contexte post-moderne en Russie post

sovi?tique26, s'ajoute celui d'? intellectualisation du kitsch ? (l'expression est de

Hannah Arendt27). En effet, l'?tudiant, de m?me que de nombreuses autres

personnes que j'ai interrog?es, ?tait conscient de la m?diocre qualit? de la r?alisa

tion (rythme trop lent, hyperinflation du discours, filmage grossier), mais l?gitimait son attachement au feuilleton ? en r?alit? attachement ? la culture de son enfance, voire ? son enfance tout court ?

par une esp?ce de mise en sc?ne auto-ironique

d'une faute de go?t assum?e28.

Cette intellectualisation a besoin d'un discours l?gitimant. Celui-ci, cens? l?gi timer le culte, a en r?alit? une double fonction. Il le l?gitime en m?me temps qu'il

l'organise. Ce discours est, pour ce cas pr?cis, essentiellement constitu? des

histoires dr?les (anekdoty) consacr?es aux aventures de Stirlitz.

Ainsi ces histoires dr?les assument la fonction de rituel du culte, en m?me temps

que de discours l?gitimant. Leur qualit? pallie les d?fauts du feuilleton en le

soumettant ? un discours critique et en en proposant une relecture, en m?me temps

qu'elles contribuent ? entretenir la pr?sence vivante du feuilleton dans la m?moire

des t?l?spectateurs, ou permettent d'en conqu?rir de nouveaux (ce fut mon cas)29. Ces histoires dr?les sont d'ordres divers.

25. L. Jullier, L'?cran post-moderne. Un cin?ma de l'allusion et du feu d'artifice, Paris, L'Har

mattan, 1997,p.16.

26. Assimilation dont t?moignent les m?dias russes ? grand public ?, qui abusent du terme de ? post-moderne ?, ainsi l'hebdomadaire moscovite Vecernjaja Moskva, sorte de Nova mag ou

Zurban, aujourd'hui disparu, titrait dans un num?ro ? Encore pire que le post-moderne ? et, dans le num?ro de l'?t? 1998, consacr? aux Olympiades de la jeunesse, employait le terme ? simulacre ?. Dans des cercles plus restreints, artistiques ou intellectuels, le passage de la Rus

sie au post-moderne est bien plus ancien. On consultera ? ce propos l'article d?j? cit? de Leonid

Heller, qui rappelle que l'introduction de la probl?matique post-moderne dans le travail de la

critique russe ?migr?e date de la deuxi?me moiti? des ann?es 1980, et son introduction dans la

vulgate sovi?tique de la fin de cette m?me d?cennie (art. cit., p. 5).

27. H. Arendt, ? La crise de la culture. Sa port?e sociale et politique ?, in La crise de la culture,

Paris, Gallimard, 1972, p. 253.

28. Ce type de posture ironique est entr? dans les modes de r?ception des uvres en Russie, comme en t?moigne la d?finition que donne S. Kuznecov d'un des types de motivations ? l'ori

gine de l'institution d'un culte pour un film. Cf. S. Kuznecov, art. cit., p. 40 : ? L'exemple clas

sique en sont les 'mauvais' films d'Ed Wood ou de Roger Corman qui sont mauvais au point

qu 'ils en deviennent bons. ? (C'est moi qui souligne).

29. Cf. N. K. Baym, art. cit., p. 160 : ? By making fun of the soap opera, r. a. t. s. [nom du site

pris comme terrain d'?tude pour l'enqu?te] participants, all of whom are soap opera fans,

appropriate the weakenesses in the show and transform them into unique performances which

themselves become a locus of group pleasure. This transformation helps keep the fans engaged, even when the soap opera fails to entertain on its own terms. Simultaneously, as the transforma

tion takes on familiar forms over time, particuliar types of humor are traditionalized and serve

salient functions in creating community. ?

Sur le r?le actif des fans dans l'am?lioration qualitative permanente du niveau de leur s?rie

pr?f?r?e par le biais, entre autres, d'une relecture humoristique, on lira ?galement H. Jenkins, Textual poachers : Television fans and participatory cultures, Londres, Routledge, 1992, p. 23 :

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LE PH?NOM?NE DE LA S?RIE CULTE 65

Le premier groupe parodie des ?l?ments du sc?nario original qu'elles reprennent en les inversant, les d?pla?ant, ou les d?contextualisant. Comme celle-ci, portant sur l'?l?ment de base du sc?nario, la situation de l'espion patriote :

? 7-ro HOH?pH.

UlTHpJIHH, peuiHJi OTnpa3HOBaTb.

Ha^eji nHJioTKy KpacHOH apMHH, h

nomeji Ha pa?oTy. npHxoflHT Ha

pa?oTy, 3axo^HT k MiojiJiepy, h

BHJIHT C y3HBJieHHeM, HTO M?OJIJiep

CHflHT B KpaCHOH Ma??Ke C HaflnHCbK)

CCCP, c cepnoM h mojiotom, h

nrpaeT no^MOCKOBHbie Benepa Ha

?aaHe.

I?THpjiHi^ cnpauiHBaeT : "B HeM

#ejio?"

MiojiJiep OTBenaeT : "fla ?pocbTe

IIlTHpJiHH,, HeyacejiH Bac He mvhht

TocKa no PojjHHe?" ?

? Le 7 novembre.

Stirlitz a d?cid? de le f?ter. Il enfile une veste de pilote de l'Arm?e rouge, et va ? son travail. Arriv? ? son travail,

il passe voir M?ller et le d?couvre assis dans son fauteuil, en maillot

rouge orn? du sigle URSS, de la faucille et du marteau, jouant

Podmoskovnye vecera ? l'accord?on.

Stirlitz, interloqu?, demande :

"Qu'est-ce que ?a veut dire?"

M?ller r?pond : "?a va, Stirlitz, ne me

dites pas que vous n'avez jamais le

mal du pays." ?

ou de celle-ci, caricaturant les invraisemblances du sc?nario, en en rendant les

personnages ? conscients ? :

? B ?yHKepe TnTJiepa npoxojpiT 3aceflaHHe. 3a ?ojibuiHM ctojiom

CH^HT Bbicnnie oqbHH,epbi Pe?xa, h

o?cy^K^aioT KaKHe-To Baaaibie

npo?JieMbi. Bjrpyr b KOMHaTy

npOXO^HT UlTHpJIHU,. ?IORXOJjyLT K

cenqby, OTKpbmaeT ero, OepeT TaM

KaKHe-To Ba^cHbie ?yMarn, h

CnOKOHHO yXOflHT.

THTJiep B03MyuiaeTca. CnpauiHBaeT :

'Tocnojia! noneMy Bbi minero He

?ejiaeTe ? Kto sto Taxoe ?"

Miojijiep OTBenaeT : "Aa, sto

IIlTHpJIHI],, BCe paBHO BblKpyTHTCH." ?

? Une r?union a lieu dans le bunker de Hitler. Assis autour d'une grande

table, les hauts dignitaires du Reich d?battent d

' importantes questions.

Entre Stirlitz. Il s'approche du coffre

fort, l'ouvre, s'empare de documents

importants et se dirige tranquillement vers la sortie.

Hitler, en ?moi, demande : "Mais,

messieurs, enfin, faites quelque chose. C'est qui, d'abord, celui-l??"

M?ller r?pond : "Bah, c'est Stirlitz,

c'est pas la peine, de toute mani?re il

s'en sortira." ?

? Because popular narratives often fail to satisfy, fans must struggle with them... because the

texts continue to fascinate, fans cannot dismiss them from their attention but rather must try to

find ways to salvage them for their interests. Far from syncopathic, fans actively assert their

mastery over the mass-produced texts which provide the raw materials for their own cultural

productions and the basis for their social interactions. ?

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66 RODOLPHE BAUDIN

ou de celle-l?, d?pla?ant une formule c?l?bre employ?e par la voix off pour l'utiliser dans un contexte absurde :

? HlTHpjIHIT, BbIXOflHT H3 K?tye, H

naflaeT jihijom b Jiyacy.

Tojioc 3a Ka^poM: "Pobho nepe3 nojinaca oh BCTaHeT, h non^eT KaK hh

b neM He ?broajio. 3to ?biJia Toace

ojiHa H3 npHBbineK, Bbipa?oTaHHaa

ro^aMH." ?

? Stirlitz sort d'un caf?, et tombe le nez dans une flaque.

Voix off : "Dans exactement une

demi-heure, Stirlitz se l?verait, et s'en

irait comme si de rien n'?tait. C'?tait

l? aussi une de ces nombreuses habi

tudes, contract?es avec les

ann?es." ?30

Le deuxi?me groupe d'histoires dr?les caricature en les d?nudant les proc?d?s

stylistiques du r?cit et du filmage comme l'histoire suivante qui caricature l'emploi de la voix off31 :

? BecHa 1945-ro ro.ua. B nojjBajie

THTJiepa CTOHT onepe^b 3a KpaKo BCKO?? Koji?acoi?. TaM Bee rjiaBbi

Penxa.

KaK TOJibKO OTKpblJIOCb OKOIHKO

IIlTHpjiHi^ Harjio noj^oineji, h

CKa3aji : "MHe jn3a KHJiorpaMa."

MiojiJiep B03MyTHJicH : "A hto bu

IIlTHpjiHH,! 3j^ecb Bee Bbicnme

oqbHii.epbi Peiixa."

Tojioc 3a Ka^pOM : "MiojiJiep He

3Haji, hto repOHM CoBeTCKoro

CoK)3a Bee nojiaraeTCH 6e3

OHepe^H." ?

?Printemps 1945. Dans les souter

rains du bunker priv? de Hitler on fait la queue pour un peu de mauvais

saucisson. Dans la queue on trouve

tous les hauts dignitaires du Reich.

? l'arriv?e de la marchande, Stirlitz double tout le monde et demande :

"Deux kilos s'il vous pla?t."

M?ller choqu?, lui dit : "?a va pas non, Stirlitz, qu'est-ce qui vous prend de doubler comme ?a tous les hauts

dignitaires du Reich."

Voix off : "M?ller ne savait pas que les h?ros de l'Union Sovi?tique sont

prioritaires dans les magasins." ?

Le troisi?me groupe d'histoires dr?les caricature certains ?l?ments ext?rieurs ?

l'univers pro-filmique, mais li?s ? l'histoire du feuilleton : ainsi celle-ci, qui se

moque de l'auto-identification tr?s forte de l'acteur principal, Vjaceslav Tihonov, ?

son personnage :

30. L'expression ? Dans exactement une demi-heure, Stirlitz se l?verait, et s'en irait comme si

de rien n'?tait. C'?tait l? aussi une de ces nombreuses habitudes, contract?es avec les ann?es ?

est employ?e ? la fin du 8e ?pisode, quand Stirlitz d?cide de dormir un peu, avant de reprendre la

route. La voix off explique alors que Stirlitz a appris ? contr?ler parfaitement la dur?e de son

sommeil.

31. Cette denudation des proc?d?s stylistiques de la s?rie par l'histoire dr?le rappelle la prati que de l'explicitation comique des lois des soap operas par leurs fans, et remplit une fonction

comparable. Cf. N. K. Baym, art. cit., p. 161 : ? Since these laws so often point out soap opera's

absurdity, their articulation also helps members establish an explicit awareness of its absurdity that distances them from it and, indeed, makes that absurdity a source of humor in its own

right. ?

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LE PH?NOM?NE DE LA S?RIE CULTE 67

? IIlTHpjiHiT, npocbinaeTca r^e-TO b

He3HaKOMOM MecTe. Bejibie CTeHbi.

OKHa HeT. Bojiht rojioBa. 3axo,nflT

KaKHe-To Jiiojni b ?ejibix xanaTax.

ToBopaT : "Hy h HannjiHCb bm Bnepa

TOBapfflllTHXOHOB." ?

? Stirlitz se r?veille dans un endroit inconnu. Des murs blancs. Pas de

fen?tre. Il a la migraine. Entrent des

types en blouses blanches qui lui disent : "Qu'est-ce que vous vous ?tes

mis hier soir, camarade Tihonov." ?

On voit se dessiner ici un ?l?ment de ? culte ? : la connaissance par le public d'?l?ments de l'histoire de la r?alisation (du making of) du feuilleton, et la mise au

m?me niveau (? travers la plaisanterie, m?me si le but de cette plaisanterie est pr?ci s?ment de moquer cette mise ? niveau) d'?l?ments fictionnels et de faits r?els.

Le dernier groupe d'histoires dr?les t?moigne enfin de la popularit? des person

nages du feuilleton, qui acqui?rent dans les plaisanteries une v?ritable autonomie

vis-?-vis de leur univers fictionnel d'origine : les personnages, essentiellement Stir

litz et M?ller, deviennent pr?textes ? l'invention de jeux de mots dont le contenu est

autonome et n'entretient aucun rapport de r?f?rentialit? avec le sc?nario du

feuilleton. Ainsi de ces deux histoires dr?les, construites sur des jeux de mots32 :

? IHTHpJiHu;, roBopHT MiojiJiep, 3aKpoiiTe, noacajiy?cTa, okho. JJyeT.

Do it yourself, asshole, roBopHT I??THpjiHii,. ?

et:

? I??THpjrau; BOHieji b KOMHaTy, h BbiCTpejiHji BCJienyio.

Oienafl ynajia. ?

Ces plaisanteries ont plusieurs fonctions. Invent?es (probablement) d'abord pour

opposer une r?sistance au discours de propagande du feuilleton, elles sont aussi la

trace d'un attachement ? quelque chose de familier. Elles ?loignent donc en m?me

temps qu'elles rapprochent. Elles amputent (d'une partie du sens) en m?me temps

qu'elles proc?dent ? une relecture valorisante de l' uvre et la popularisent. Elles

sont l'expression principale du culte port? ? Semnadcat' mgnovenij vesny. Comme je l'ai pr?cis? dans l'introduction, le ph?nom?ne du culte autour d'un

feuilleton t?l?vis? me para?t avant tout caract?ristique de la soci?t? occidentale,

puisqu'il s'organise autour d'objets du culte, produits d?riv?s d'une strat?gie de

marketing, le merchandising (ainsi peut-on trouver, dans certains magasins, en plus des fanzines et des disques, des T-shirts, des tasses ? caf?, ou des figurines-jouets tir?es de telle ou telle s?rie am?ricaine).

Ce type de strat?gie ?tait absent, ? de rares exceptions pr?s33, de la soci?t? sovi?

tique et ne fait qu'appara?tre aujourd'hui, ce dont peut t?moigner la r??dition

32. Ces deux derni?res histoires dr?les, fond?es sur des jeux de mots propres au russe, ou ? une

paronymie bilingue, ne sont malheureusement pas traduisibles.

33. J'ai appris r?cemment de M. Pierre Doze, fan des aventures du h?ros de dessin anim?

Ceburaska, que l'on vendit ? l'?poque sovi?tique, entre autres produits d?riv?s, du dentifrice

dans des tubes ? l'effigie du h?ros invent? par E. Uspenskij. Si cette pratique r?v?le bel et bien

l'existence d'un culte pour ce dessin anim?, il ne me semble pas cependant qu'elle rel?ve du

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68 RODOLPHE BAUDIN

r?cente en compact-disc de la musique (la bande originale, dirait-on en Occident)

compos?e par Mihail Tariverdev pour Semnadcat' mgnovenij vesny34. En

l'absence de ces produits d?riv?s ? lieu d'investissement d'une participation

personnelle ? les histoires dr?les remplirent (et remplissent encore) cette fonction.

Ces anecdotes seraient autant de scenarii personnels dans lesquels le spectateur relocalise les personnages de la fiction, de m?me qu'en Occident, le jeu avec les

figurines ?

pour les plus jeunes ? ou la r?daction, par les fans de Star trek notam

ment, de r?cits prolongeant la s?rie, serait l'expression de la ? participation fictionnelle ? du spectateur35.

On peut dire que les histoires dr?les remplissent de multiples fonctions ? tous

les stades de la r?ception du feuilleton t?l?vis? en contextes sovi?tique et post

sovi?tique : elles soumettent le feuilleton ? un filtre id?ologique par leur fonction

de mise ? distance, elles op?rent ensuite une relecture de l'?nonc? ainsi ?pur?, et

le r?investissent d'?l?ments inh?rents ? leur propre po?tique (l'humour et l'anima

tion contenus dans les histoires dr?les sont absents du feuilleton lui-m?me, mais

ce dernier profite d'eux tant ces histoires tendent ? transformer le souvenir que l'on en a, ou l'id?e que l'on s'en fait ? l'avance). Elles transforment d'autre part sa

perception ? en contexte post-sovi?tique

? conform?ment au nouvel horizon

d'attente g?n?rique, fa?onn? par l'importation en Russie des feuilletons t?l?vis?s

am?ricains (comme les plaisanteries pr?sentant Stirlitz tirant au pistolet, ou

sautant du toit d'un immeuble, motifs narratifs absents de la s?rie). Notons que cette rencontre, ce conflit synchronique de deux ?l?ments d'une diachronie, le

feuilleton sovi?tique de 1973 et la s?rie am?ricaine des ann?es 1980-1990 et

l'appr?ciation de l'un en fonction du second, est un ph?nom?ne typiquement post

merchandising, ne serait-ce que parce qu'elle ne pouvait avoir de but commercial dans le

contexte d'une ?conomie de type socialiste. Ainsi elle participe au culte de mani?re passive, en

le r?f?ren?ant, et non active, en cherchant ? l'?tendre ? des fins commerciales. Notons de plus

que cette pratique fut assez limit?e, et que la s?rie Ceburaska a donn? naissance, tout comme

Semnadcat' mgnovenij vesny, ? un nombre incalculable d'histoires dr?les, v?ritable m?dium, ?

mon sens, du culte dont elle fait, elle aussi, l'objet. Sur le culte vou? ? cette s?rie, on consultera

P. Doze, ? TCHEbourashka, la poup?e russe qui se rue vers l'Ouest ?, in Citizen K Internatio

nal, XIII, ? Luxe ?, hiver 1999/2000, p. 27.

34. On citera encore la publication, au d?but des ann?es 1990, de livres d?riv?s de Semnadcat'

mgnovenij vesny. Toutefois, notons-le, ce sont les histoires dr?les qui ont donn? naissance ? ce

type d'ouvrages, qui se contentent souvent de rassembler ces histoires sous forme de recueils.

Parfois cependant, il s'agit de v?ritables nouvelles, bon exemple de participation fictionnelle, mais l? encore, leur esprit rappelle celui des histoires dr?les, qui leur sont ant?rieures, et

qu'elles viennent comme ?tirer. Voici les r?f?rences, ? titre d'exemple, du recueil que j'ai pu me procurer : B. Leont'ev, ed., Operacija ? Snaps ? i drugiepohozdenija standartenfjurera SS

fon Stirlica (Op?ration ? Schnaps ? et autres aventures du Standartenf?hrer SS von Stirlitz),

Moscou,Izd.-vo MiK, 1992,coll. ? Bibliotekaparodii i jumora ?.

35. Sur cette participation fictionnelle des fans de la s?rie am?ricaine Star trek, voir M. Jindra, ? Star trek fandom as a religious phenomenon ?, Sociology of Religion, 55, 1, 1994, pp. 27

51, notamment p. 35. Sur le marketing des produits d?riv?s, voir, dans le m?me article, la

page 28.

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LE PHENOMENE DE LA SERIE CULTE 69

moderne, amen? par ce m?dia ?minemment post-moderne, par sa politique de

diffusion, qu'est la t?l?vision36.

La qualit? du feuilleton est ainsi am?lior?e par l'?clat que lui conf?re l'image d?form?e qu'en renvoient les histoires dr?les, et la permanence que semble lui

assurer le succ?s de ces m?mes histoires (l'ind?pendance acquise par ces derni?res

vis-?-vis du feuilleton, telle que nous l'avons constat?e plus haut, passe ici

inaper?ue). Elles excitent l'int?r?t de l'ancien ou du futur spectateur, incit? par elles

? (re)voir le feuilleton. Elles servent d'objets du culte, de lieu de participation fictionnelle, et donc de r?appropriation. Enfin, elles servent de code de reconnais

sance, et sont ? ce titre le signe d'un d?sir de (re)cr?ation d'une communaut?.

Car c'est probablement ce ph?nom?ne plus global qui se cache derri?re celui de

l'organisation d'un culte pour les s?ries. Et ce d?sir est peut-?tre double. C'est le

d?sir, tout d'abord, de se r?approprier un h?ritage culturel trop rapidement rejet? au

moment de la d?ferlante de la culture populaire occidentale sur la Russie au d?but

des ann?es 1990. Ce rejet restant assez fort dans une partie de la population

(jeune) ?

passionn?e, non plus de culture occidentale tout court, comme il y a

quelques ann?es, mais de culture occidentale ? underground

? ? il se cr?e un sous

groupe dans cette frange m?me de la population pour essayer de r?habiliter la

culture de masse sovi?tique, en la transformant, par ? intellectualisation du

kitsch ?, en culture pop alternative ? la culture pop occidentale.

Rejeter la culture sovi?tique para?t simpliste et revient ? s'amputer d'une partie de son pass? (souvenirs t?l?visuels li?s ? l'enfance), c'est-?-dire ? se priver de la

possibilit? de refonder une communaut? disparue d'une Russie contemporaine tr?s

marqu?e par les in?galit?s sociales et culturelles. Contre l'apparition d'une

nouvelle forme d'in?galit?s, s?parant les (jeunes) Russes ayant voyag? en Europe ou aux ?tats-Unis des autres, ayant un acc?s ou non ? la culture occidentale contem

poraine (dont j'exclus les formes les plus grossi?res, diffus?es dans tout le pays par

les cha?nes russes nationales), ce projet de recr?ation d'une communaut?37 par la

transformation en code culturel actif d'un syst?me de r?f?rences appartenant ? une

?poque, l'URSS des ann?es 1970-1980, o? les in?galit?s dans l'acc?s ? la culture

n'existaient officiellement pas, illustre l'ambition de faire la synth?se entre culture russe sovi?tique et culture occidentale contemporaine (n?o-camp), ambition en

36. Il me semble qu'un ?l?ment apparu apr?s la r?daction du pr?sent article peut venir confir mer cette analyse. Lors d'un s?jour ? Moscou, en juillet 1999, j'ai ?t? frapp? par une annonce

diffus?e tous les matins de semaine sur la premi?re cha?ne russe, aux alentours de 11 heures.

L'annonce, qui signalait la rediffusion de la s?rie ? th?matique guerri?re Shvatka, bol'se cem

zizn ' s'articulait autour du slogan suivant : ? Le capitaine Kloss [h?ros de la s?rie en question] a

sa place entre Bond et Stirlitz ?. L'introduction, ill?gitime ? premi?re vue, ainsi que je l'ai

expliqu? plus haut, de Bond dans le paradigme sur lequel figure Stirlitz, ou, plut?t, l'introduc tion de Stirlitz dans le paradigme du film ? la James Bond, participe d'une occidentalisation r?troactive du cin?ma et de la culture t?l?visuelle russes sovi?tiques, facilit?e par les raccourcis

qu'op?re la t?l?vision de par sa politique de diffusion. Ce rapprochement Bond/Stirlitz

confirme ?galement la transformation de la r?ception du feuilleton lors du passage d'un contexte ? l'autre.

37. Sur le r?le du culte pour les s?ries comme m?dium de cr?ation de communaut?s, cf. l'arti

cle, d?j? amplement cit? ici, de Nancy K. Baym.

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elle-m?me d?j? post-moderne, et qui est le signe d'une r?elle participation ? au

del? d'une logique d'influences r?ciproques ? de la Russie au contexte culturel

commun caract?ristique de notre ?poque.

Septembre 1999.

Universit? de Rouen - Haute Normandie.

UFR des Lettres

D?partement de russe

76821 Mont-Saint-Aignan Cedex

e-mail : [email protected]

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