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Le passé, modes d’emploi histoire, mémoire, politique

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Le passé, modes d’emploihistoire, mémoire, politique

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Enzo Traverso

Le passé, modes d’emploi

histoire, mémoire, politique

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© La Fabrique éditions, 2005 Conception graphique : Jérôme Saint-Loubert BiéRévision du manuscrit : Stéphane PassadéosImpression : Floch, MayenneISBN : 2-913372-47-3

La Fabrique éditions64, rue Rébeval75019 [email protected]

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Sommaire

Introduction : L’émergence de la mémoire — 10

I - Histoire et mémoire : un couple antinomique ? — 18

Remémoration – Séparations – Empathie

II - Le temps et la force — 42Temps historiques et temps de la mémoire – Mémoires « fortes» et mémoires « faibles»

III - L’historien entre juge et écrivain — 66Mémoire et écriture de l’histoire – Vérité et justice

IV - Usages politiques du passé — 80La mémoire de la Shoah comme religion civile –L’éclipse de la mémoire du communisme

V - Les dilemmes des historiens allemands — 94La disparition du fascisme – La Shoah, la RDA et l’antifascisme

VI - Révision et révisionnisme — 108Métamorphoses d’un concept – Le mot et la chose

Notice bibliographique — 120

Notes — 122

Index — 135

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À la mémoire de Roland Lew (1944-2005)

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« l’histoire est toujours contemporaine, c’est-à-dire politique…»

Antonio GramsciQuaderni del carcere

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IntroductionL’émergence de la mémoire

Rares sont les mots aussi galvaudés que «mémoire ».Sa diffusion est d’autant plus impressionnante queson entrée dans le domaine des sciences sociales estassez tardive. Au cours des années 1960 et 1970, ilétait pratiquement absent du débat intellectuel. Il nefigure ni dans l’édition de 1968 de l’InternationalEncyclopedia of the Social Sciences, publiée à NewYork sous la direction de David L. Sills, ni dans l’ou-vrage collectif intitulé Faire de l’histoire, publié en1974 sous la direction de Jacques Le Goff et PierreNora, pas plus que dans les Keywords de RaymondWilliams, un des pionniers de l’histoire culturelle1.Quelques années plus tard, il avait pénétré en profon-deur dans le débat historiographique. La « mémoire »est souvent utilisée comme synonyme d’histoire, et aune tendance singulière à l’absorber en devenantelle-même une sorte de catégorie métahistorique.Ainsi, elle appréhende le passé dans un filet auxmailles plus larges que celles de la discipline tradi-tionnellement appelée histoire, en y déposant unedose bien plus grande de subjectivité, de « vécu ».Bref, la mémoire apparaît comme une histoire moinsaride et plus « humaine »2. Elle envahit aujourd’huil’espace public des sociétés occidentales : le passéaccompagne le présent et s’installe dans son imagi-naire collectif comme une «mémoire» puissammentamplifiée par les médias, souvent régentée par les

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pouvoirs publics. Elle se transforme en « obsessioncommémorative» et la valorisation, voire la sacrali-sation des « lieux de mémoire » engendre une véri-table « topolâtrie»3. Cette mémoire surabondante etsaturée balise l’espace4. Tout désormais revient àfaire mémoire. Le passé se transforme en mémoirecollective après avoir été sélectionné et réinterprétéselon les sensibilités culturelles, les interrogationséthiques et les convenances politiques du présent.Ainsi prend forme le «tourisme de la mémoire», avecla transformation des sites historiques en musées etlieux de visites organisées, dotés de structures d’ac-cueil adéquates (hôtels, restaurants, boutiques desouvenirs, etc.) et promus auprès du public par desstratégies publicitaires ciblées. Les centres derecherche et les sociétés d’histoire locale sont incor-porés aux dispositifs de ce tourisme de la mémoire,dont ils tirent parfois leurs moyens d’existence. D’unepart, ce phénomène relève indubitablement d’un pro-cessus de réification du passé, c’est-à-dire sa trans-formation en objet de consommation, esthétisé,neutralisé et rentabilisé, prêt à être récupéré et uti-lisé par l’industrie du tourisme et du spectacle, notam-ment le cinéma. L’historien est souvent appelé àparticiper de ce processus, en sa qualité de «profes-sionnel» et d’«expert» qui, selon les termes d’OlivierDumoulin, a fait de son art un «produit marchand »au même titre que les biens de consommation quienvahissent nos sociétés. La Public History améri-caine, avec ses historiens travaillant pour des insti-tutions ou même des entreprises privées et soumis àleur logique de rentabilité, nous indique le chemindepuis longtemps5. D’autre part, ce phénomène res-semble, à plusieurs égards, à ce qu’Eric Hobsbawma appelé « l’invention de la tradition»6 : un passé réelou mythique autour duquel on construit des pratiquesritualisées visant à renforcer la cohésion d’un groupe

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ou d’une communauté, à donner une légitimité à cer-taines institutions, à inculquer des valeurs au sein dela société. Autrement dit, la mémoire tend à devenirle vecteur d’une religion civile du monde occidental,avec son système de valeurs, de croyances, de sym-boles et de liturgies7.

D’où vient cette obsession mémorielle? Ses ressortssont multiples, mais elle tient tout d’abord à une crisede la transmission au sein des sociétés contempo-raines. On pourrait évoquer à ce propos la distinc-tion suggérée par Walter Benjamin entre l’« expériencetransmise » (Erfahrung) et l’« expérience vécue »(Erlebnis). La première se perpétue presque natu-rellement d’une génération à l’autre, forgeant lesidentités des groupes et des sociétés dans la longuedurée; la seconde est le vécu individuel, fragile, vola-tile, éphémère. Dans son Passagen-Werk, Benjaminconsidère cette «expérience vécue» comme un traitmarquant de la modernité, avec le rythme et les méta-morphoses de la vie urbaine, les chocs électriques dela société de masse, le chaos kaléidoscopique de l’uni-vers marchand. L’Erfahrung est typique des sociétéstraditionnelles, l’Erlebnis appartient aux sociétésmodernes, tantôt comme la marque anthropologiquedu libéralisme, de l’individualisme possessif, tantôtcomme produit des catastrophes du XXe siècle, avecleur cortège de traumatismes qui ont affecté des géné-rations entières sans pouvoir devenir un héritages’inscrivant dans le cours naturel de la vie. La moder-nité, selon Benjamin, se caractérise précisément parle déclin de l’expérience transmise, un déclin dont ilmarquait symboliquement l’avènement dans la Pre-mière Guerre mondiale. Lors de ce trauma majeurde l’Europe, plusieurs millions de personnes, surtoutdes jeunes paysans qui avaient appris de leurs ancêtresà vivre selon les rythmes de la nature, à l’intérieurdes codes du monde rural, furent brutalement arra-

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chés à leur univers social et mental8. Ils furent sou-dainement plongés « dans un paysage où plus rienn’était reconnaissable, hormis les nuages et, au milieu,dans un champ de forces traversé de tensions et d’ex-plosions destructrices, le minuscule et fragile corpshumain »9. Les milliers de soldats revenus du frontmuets et amnésiques, commotionnés par les ShellShocks dus à l’artillerie lourde qui pilonnait sanscesse les tranchées ennemies, incarnaient cette césureentre deux époques, celle de la tradition forgée parl’expérience héritée et celle des cataclysmes qui sedérobent aux mécanismes naturels de transmissionde la mémoire. Les mésaventures du smemorato diCollegno – un ex-combattant amnésique à la doubleidentité, à la fois philosophe de Vérone et ouvrier typo-graphe de Turin – qui ont passionné les Italiens pen-dant l’entre-deux-guerres et inspiré les œuvres deLuigi Pirandello, José-Carlos Mariátegui et LeonardoSciascia, s’inscrivaient dans cette mutation profondedu paysage mémoriel européen10. Mais au fond, laGrande Guerre ne faisait qu’achever, sous une formeconvulsive, un processus dont les origines ont étémagistralement étudiées par Edward P. Thompsondans un essai sur l’avènement du temps mécanique,productif et disciplinaire de la société industrielle11.D’autres traumas ont marqué l’«expérience vécue»du XXe siècle, sous la forme de guerres, génocides,épurations ethniques ou répressions politiques et mili-taires. Le souvenir qui en est issu ne fut ni éphémèreni fragile, il fut même fondateur pour plusieurs géné-rations incapables de percevoir la réalité autrementque sous la forme d’un univers fracturé, mais il nese donna point comme expérience du quotidien, trans-missible à une nouvelle génération12. Une premièreréponse à notre question initiale pourrait donc se for-muler ainsi : l’obsession mémorielle de nos jours estle produit du déclin de l’expérience transmise, dans

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un monde qui a perdu ses repères, défiguré par laviolence et atomisé par un système social qui effaceles traditions et morcelle les existences.

Mais il faut s’interroger sur les formes de cetteobsession. La mémoire – à savoir les représentationscollectives du passé telles qu’elles se forgent dans leprésent – structure les identités sociales en les ins-crivant dans une continuité historique et en leur don-nant un sens, c’est-à-dire un contenu et une direction.Partout et toujours, les sociétés humaines ont pos-sédé une mémoire collective et l’ont entretenue pardes rites, des cérémonies, voire des politiques. Lesstructures élémentaires de la mémoire collective rési-dent dans la commémoration des morts. Tradition-nellement, dans le monde occidental, les rites et lesmonuments funéraires célébraient la transcendancechrétienne – la mort comme passage vers l’au-delà– et, en même temps, réaffirmaient les hiérarchiessociales d’ici-bas. Dans la modernité, les pratiquescommémoratives se métamorphosent. D’une part,avec la fin des sociétés d’Ancien Régime, elles sedémocratisent en investissant la société dans sonensemble ; d’autre part, elles se sécularisent et sefonctionnalisent en véhiculant de nouveaux messagesadressés aux vivants. À partir du XIXe siècle, les monu-ments commémoratifs consacrent des valeurs laïques(la patrie), défendent des principes éthiques (le bien)et politiques (la liberté), ou célèbrent des événementsfondateurs (guerres, révolutions). Ils commencent àdevenir les symboles d’un sentiment national vécucomme une religion civile. Selon Reinhart Koselleck,«Le déclin de l’interprétation chrétienne de la mortlaisse ainsi le champ libre à des interprétations pure-ment politiques et sociales. »13 Amorcé par la Révo-lution française, le berceau des premières guerresdémocratiques du monde moderne, le phénomènes’est approfondi après la Grande Guerre, lorsque les

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monuments aux soldats tombés au combat ont com-mencé à baliser l’espace public dans chaque village.

Aujourd’hui, le travail du deuil change d’objet et deformes. En ce tournant de siècle, Auschwitz devient lesocle de la mémoire collective du monde occidental.La politique de la mémoire – commémorations offi-cielles, musées, films, etc. – tend à faire de la Shoahla métaphore du XXe siècle comme âge des guerres,des totalitarismes, des génocides et des crimes contrel’humanité. Au centre de ce système de représenta-tions s’installe une figure nouvelle, celle du témoin, lerescapé des camps nazis. Le souvenir dont il est porteuret l’écoute qu’on lui réserve (après des décennies d’in-différence) ont secoué l’historien, en faisant désordredans son chantier et en perturbant son mode de travail.D’une part, il a dû se rendre à l’évidence des limitesde ses procédés traditionnels de mise en histoire, deslimites de ses sources et de l’apport indispensable destémoins pour essayer de reconstituer des expériencescomme l’univers concentrationnaire et la machineexterminatrice du nazisme. Le témoin peut lui appor-ter des éléments de connaissance factuelle inacces-sibles par d’autres sources, mais aussi et surtout peutl’aider à restituer la qualité d’une expérience histo-rique, qui change de texture une fois enrichie par levécu de ses acteurs. D’autre part, l’arrivée du témoin,et donc l’entrée de la mémoire dans le chantier del’historien, remet en cause certains paradigmes biensolides. Ceux, par exemple, d’une histoire structuraleconçue comme un processus d’accumulation, dans lalongue durée, de multiples strates (territoire, démo-graphie, échanges, institutions, mentalités) qui per-mettent d’appréhender les coordonnées globales d’uneépoque, mais laissent bien peu de place à la subjecti-vité des hommes et des femmes qui font l’histoire14.

Nous sommes entrés, pour reprendre les mots d’Annette Wieviorka, dans l’«ère du témoin», désor-

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mais placé sur un piédestal, incarnation d’un passédont le souvenir est prescrit comme un devoir civique15.Autre signe de l’époque, le témoin est de plus en plusidentifié à la victime. Ignorés pendant des décennies,les rescapés des camps d’extermination nazis devien-nent aujourd’hui, à leur corps défendant, des icônesvivantes. Ils sont figés dans une posture qu’ils n’avaientpas choisie et qui ne correspond pas toujours à leurbesoin de transmettre leur expérience vécue. D’autrestémoins jadis montrés en exemple comme des héros,tels les résistants qui prirent les armes pour com-battre le fascisme, ont perdu leur aura ou sont car-rément tombés dans l’oubli, engloutis par la « fin ducommunisme » qui, éclipsé de l’histoire avec sesmythes, a emporté dans sa chute les utopies et lesespoirs qu’il avait incarnés. La mémoire de cestémoins n’intéresse plus grand monde, à une époqued’humanitarisme où il n’y a plus de vaincus mais seu-lement des victimes. Cette dissymétrie du souvenir –la sacralisation des victimes auparavant ignorées etl’oubli des héros jadis idéalisés – indique l’ancrageprofond de la mémoire collective au présent, avec sesmutations et ses renversements paradoxaux.

La mémoire se décline toujours au présent, qui déter-mine ses modalités : la sélection des événements dontil faut garder le souvenir (et des témoins à écouter),leur interprétation, leurs « leçons», etc. Elle se trans-forme en enjeu politique et prend la forme d’uneinjonction éthique – le « devoir de mémoire » – quidevient souvent source d’abus16. Les exemples ne man-quent pas. Toutes les guerres de ces dernières années,de la première à la deuxième guerre du Golfe, en pas-sant par celle du Kosovo et celle de l’Afghanistan, ontété aussi des guerres de la mémoire, puisqu’elles ontété justifiées par l’évocation rituelle du devoir demémoire17. Saddam Hussein, Arafat, Milosevic etGeorge W. Bush ont été comparés à Hitler dans les

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slogans des manifestations, sur les affiches, dans lesmédias et lors des discours de certains leaders poli-tiques. L’islamisme politique est souvent assimilé aufanatisme nazi. L’historien israélien Tom Segev indiqueque Menahem Begin avait vécu l’invasion israéliennedu Liban, en 1982, comme un acte réparateur, le suc-cédané fantasmatique d’une armée juive qui auraitchassé les nazis de Varsovie en 194318. Plus récem-ment, en 2002, le Consistoire central des israélitesde France déclarait que ce pays était à la veille d’unevague d’antisémitisme comparable à celle qui déferladans l’Allemagne nazie lors de la Nuit de cristal ennovembre 193819. Pour l’écrivain portugais José Sara-mago, en revanche, l’occupation israélienne des ter-ritoires palestiniens serait comparable à l’Holocauste20.Pendant la guerre en ex-Yougoslavie, les nationalistesserbes voyaient les épurations ethniques contre lesAlbanais du Kosovo comme une revanche contre l’an-cienne oppression ottomane, tandis qu’en France, lesprofessionnels de l’anticommunisme voyaient dansles bombes sur Belgrade une défense de la libertécontre le totalitarisme. La liste pourrait continuer. Ladimension politique de la mémoire collective (et lesabus qui l’accompagnent) ne peut qu’affecter lamanière d’écrire l’histoire.

Ce livre se propose d’explorer les relations entre l’his-toire et la mémoire et d’analyser certains aspects del’usage public du passé. La matière qui s’offre à unetelle réflexion est inépuisable. Je me suis fondé surquelques thèmes connus et sur lesquels j’ai travailléau cours de ces dernières années. D’autres, tout aussiimportants, sont exclus ou à peine évoqués dans cetessai qui voudrait s’inscrire dans un débat bien plusvaste et toujours ouvert.

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I. Histoire et mémoire : un couple antinomique ?

Remémoration

Histoire et mémoire naissent d’une même préoccu-pation et partagent un même objet : l’élaboration dupassé. Mais il existe une «hiérarchie» entre les deux.La mémoire, pourrait-on dire avec Paul Ricœur, pos-sède un statut matriciel21. L’histoire est une mise enrécit, une écriture du passé selon les modalités et lesrègles d’un métier – d’un art ou, avec beaucoup deguillemets, d’une «science» – qui essaie de répondreà des questions suscitées par la mémoire. L’histoirenaît donc de la mémoire, puis s’en affranchit en met-tant le passé à distance, en le considérant, selon lesmots de Oakeshott, comme «un passé en soi »22. Elleest enfin parvenue à faire de la mémoire un de sesdomaines de recherche, comme le prouve l’histoirecontemporaine. L’histoire du XXe siècle, appelée aussi«histoire du temps présent», analyse le témoignagedes acteurs du passé et intègre l’oral parmi sessources au même titre que les archives et autres docu-ments matériels ou écrits. Donc, l’histoire prend nais-sance dans la mémoire, dont elle est une dimension ;puis, en adoptant une posture auto-réflexive, elletransforme la mémoire en l’un de ses objets.

Proust reste une référence obligée pour toute médi-tation sur la mémoire. Dans ses commentaires sur laRecherche, Walter Benjamin souligne que Proust « n’a

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pas décrit une vie telle qu’elle fut, mais une vie telleque celui qui l’a vécue la remémore». Il poursuit encomparant la « mémoire involontaire » de Proust –qu’il traduit par « travail de remémoration sponta-née » (Eingedenken), où le souvenir est l’emballageet l’oubli le contenu – à un « travail de Pénélope» où«c’est le jour qui défait ce qu’a fait la nuit». Chaquematin, au réveil, «nous ne tenons en main, en géné-ral faibles et lâches, que quelques franges de la tapis-serie du vécu que l’oubli a tissée en nous»23.

Puisant à l’expérience vécue, la mémoire est émi-nemment subjective. Elle reste ancrée à des faits aux-quels nous avons assisté, dont nous avons été lestémoins, voire les acteurs, et aux impressions qu’ilsont gravées dans notre esprit. Elle est qualitative,singulière, peu soucieuse des comparaisons, de lacontextualisation, des généralisations. Elle n’a pasbesoin de preuves pour celui qui la porte. Le récit dupassé livré par un témoin – pourvu que ce dernier nesoit pas un menteur conscient – sera toujours savérité, c’est-à-dire l’image du passé déposée en lui-même. Par son caractère subjectif, la mémoire n’estjamais figée ; elle ressemble plutôt à un chantierouvert, en transformation permanente. Non seule-ment, selon la métaphore de Benjamin, « la toile dePénélope» se modifie chaque jour à cause de l’oubliqui nous guette, pour réapparaître plus tard, parfoisbeaucoup plus tard, tissée dans une forme autre quecelle du premier souvenir. Le temps n’est pas le seulà éroder et affaiblir le souvenir. La mémoire est uneconstruction, elle est toujours filtrée par des connais-sances postérieurement acquises, par la réflexion quisuit l’événement, par d’autres expériences qui sesuperposent à la première et en modifient le souvenir.L’exemple classique est, encore une fois, celui des res-capés des camps nazis. Le récit du séjour à Auschwitzpar un ex-déporté juif et communiste n’est souvent

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