Le Laboureur de Bohême - Dialogue avec la mort

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Dossier pédagogique Comédie de Genève www.comedie.ch Tatiana Lista T. +41 22 328 18 12 [email protected] Comédie de Genève www.comedie.ch mardi, mercredi, jeudi, samedi 19h, vendredi 2Oh. Les représentations des 17, 18, 19 et 20 mars débutent à 21h. 10-29.03.2015 Le Laboureur de Bohême - Dialogue avec la mort de Johannes von Tepl mise en scène Simone Audemars

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Dossier pédagogique

Comédie de Genève

www.comedie.ch

Tatiana ListaT. +41 22 328 18 12

[email protected]

Comédie de Genèvewww.comedie.ch

mardi, mercredi, jeudi, samedi 19h,

vendredi 2Oh.Les représentations des 17,

18, 19 et 20 mars débutent à 21h.

10-29.03.2015

Le Laboureur de Bohême - Dialogue avec la mort

de Johannes von Teplmise en scène Simone Audemars

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Un homme perd sa bien-aimée dans des circonstances tragiques. Révolté, inconso-

lable, incapable de supporter ce qu’il considère comme une injustice, il s’engage

dans un duel verbal contre la Mort. C’est une joute inouïe, un face-à-face d’une

fabuleuse intensité. Dieu seul saura y mettre un terme.

Pourquoi la mort emporte-t-elle les êtres aimés ? Comment admettre ce qui s’oppose

tant à la vie, à l’harmonie de la création, à l’acceptable ? Comment vivre avec cette

idée ? Telles sont les questions posées par ce texte essentiel de Johannes von

Tepl. Traversant les siècles – il a été écrit en 1401 –, il nous rappelle les risques

encourus par une société qui relègue la mort au rang de tabou. La metteure en scène

Simone Audemars, a choisi de la remettre au centre de l’espace théâtral, au centre

de la vie. Mais que l’on n’ait nulle crainte de venir à la rencontre de cette mort-là :

certes cruelle, elle est aussi drôle, caustique. Sa parole est acérée, son esprit vif.

Et si l’on vous dit que Dieu sera dans le public...

A travers le dossier pédagogique, nous aborderons :

• les thématiques soulevées par le texte de Johannes von Tepl dans les pistes

d’anlayse ;

• le projet artistique autour du thème central de la mort ;

• les intentions de mise en scène avec un texte de Simone Audemars.

En fin de dossier vous retouverez les biographies de l’auteur et la metteur en scène

ainsi qu’un extrait du texte.

Le Laboureur de BohêmePrésentation

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Distribution.............................................................................................................page 4

Pistes d’analyse.......................................................................................................page 5

Le projet par Simone Audemars...............................................................................page 12

Intentions de mise en scène par Simone Audemars..............................................page 15

Biographies..............................................................................................................page 18

Extraits....................................................................................................................page 19

Le Laboureur de BohêmeSommaire

Page 4: Le Laboureur de Bohême - Dialogue avec la mort

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texte : Johannes von Tepl

traduction : Florence Bayard

avec :

Hélène Firla

Michel Voïta

mise en scène : Simone Audemars

dramaturgie : Eva Faerber

scénographie et costumes :

Roland Deville

lumière et vidéo : Yann Becker

son : Michel Zürcher

réalisation costumes : Coralie Chauvin

régie générale : Dorian Nahoun

maquillage et coiffure : Katrin Zingg

construction : Yann Becker et Dorian Nahoun

auditrice : Zoé Lemonnier

production :

Cie L’Organon

coproduction :

Cie FOR, Théâtre La Grange de Dorigny,

Lausanne, Oriental-Vevey

avec le soutien de :

Fondation MPAP61, Loterie Romande, Corodis,

Ville de Ferney-Voltaire

administration :

Nathalie Hellen, Johanna Etchecopar

Le laboureur de Bohême - Dialogue avec la

mort de Johannes von Tepl, édtition cri-

tique et traduction de Florence Bayard,

Paris, Presse de l’Université Paris-

Sorbonne 2013

Le Laboureur de BohêmeDistribution

Page 5: Le Laboureur de Bohême - Dialogue avec la mort

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SITUATION DE DÉPART

Année 1400, dans une petite ville prospère de Bohême. Juillet touche à sa fin. Il fait

beau. Johannes et Margaretha ont toutes les raisons de se réjouir : ils auront bientôt

un nouvel enfant à chérir. Cet enfant inattendu, cette divine surprise, Margaretha ne

pensait pas que cela puisse encore lui arriver à l’aube de ses quarante ans. Elle est

d’ailleurs inquiète, tout comme son époux ; certes elle a déjà donné le jour à cinq

beaux enfants, mais enfanter de nouveau, si tard dans la vie d’une femme… Le 31 au

soir, elle ressent les premières douleurs, signe de sa prochaine délivrance.

Margaretha est encore jeune, belle, en bonne santé ; tout devrait bien se passer.

Et pourtant… Pourtant, le lendemain, premier jour du mois d’août, elle va quitter

ce monde et l’enfançon avec elle. Johannes et ses enfants, presque adultes mais si

jeunes encore, seront terrassés par le chagrin et la douleur.

ARGUMENT

Ce « fait divers » a ceci de particulier qu’il nous est relaté, en filigrane, par le mari,

cet homme que la perte de son épouse aimée révolte et qui va se rebeller contre ce

qu’il vit comme une injustice. Il s’apprête à livrer un combat : il va affronter la mort

dans une dispute que seule l’intervention de Dieu interrompra.

INDIVIDUEL | UNIVERSEL

Ce qui contribue au succès de ce livret, c’est le fait qu’une expérience individuelle

et universelle est placée au coeur de l’oeuvre : la perte d’un être aimé. L’individu,

encouragé par le chagrin, ose soudain élever la voix et affirmer qu’il a une valeur,

une particularité, sans pour autant renoncer à son appartenance et sa participation

au cosmos. L’ordre divin n’est pas ébranlé par cette nouvelle conscience de soi mais

éclairé sous un jour nouveau. L’homme acquiert une nouvelle place, une nouvelle

importance. A sa manière, ce texte marquerait le passage du Moyen Age à l’époque

moderne.

CONTEXTES

Historique

L’accession de Charles IV au pouvoir en 1346 place le royaume de Bohême au coeur

de l’empire et favorise une période de paix pendant laquelle l’université de Prague

est fondée en 1348, ce qui fait de cette ville un lieu majeur de l’érudition et donne

au pays un essor économique important. Mais ce qui peut être considéré comme une

période dorée pour la Bohême ne survivra pas longtemps à l’empereur qui meurt en

1378 : son successeur, Wenceslas IV, ne parviendra pas à contenir l’ambition des

princes électeurs et ne saura pas faire face aux agitations consécutives au schisme

de l’Eglise. La période à laquelle écrit Johannes von Tepl est donc une période de

crise que bouleversent des événements de portée européenne.

Le Laboureur de BohêmePistes d’analyses1 1 informations tirées du Commentaire de Florence Bayard, Le Laboureur de Bohème, Dialogue avec la Mort, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2013

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Le Laboureur de BohêmePistes d’analyses (suite)

Littéraire

Parallèlement aux événements politiques, la vie culturelle se laïcise : au milieu du

XIVe siècle sont jouées sur les planches des scènes tirées de la vie quotidienne des

villes. Un des genres le plus prisés en littérature narrative est le Streitgechicht,

un dialogue sous la forme de disputatio qui permet d’exposer différents problèmes.

Ainsi, deux êtres ou deux entités s’entretiennent à propos d’un sujet et avancent

chacun son tour des arguments. Dans le cas du Laboureur de Bohême nous avons à faire

à un échange entre une personne (un laboureur) et une entité (la mort) autour du

thème de la mort.

Religieux

Corrélativement à cette laïcisation des thèmes littéraires, l’attitude religieuse

connaît elle aussi un renouvellement, et de nouvelles formes de piété apparaissent.

Désormais il s’agit de s’adonner à une piété qui ne cherche plus à percer les mys-

tères de Dieu mais qui consiste à trouver en soi-même le Christ fait homme. Nous

retrouvons un écho de cette nouvelle religiosité dans Le Laboureur de Bohême. Ainsi

se trouve esquissée la toile de fond sur laquelle se joue l’affrontement qui oppose

le laboureur et la mort.

JOHANNES VON TEPL

Origine de son patronyme

Il a longtemps vécu à Saaz, ville prospère de Bohême. Aussi est-il également nommé

Johannes von Saaz, parfois même von Schüttwa ou von Sitbor : il serait né entre 1347

et 1350 dans le petit village de Schüttwa (dit aussi Sitbor). Le nom de Tepl est

celui d’une ville dont il a fréquenté l’école de 1358 à 1368 ; c’est ce nom qui lui

est donné le plus souvent.

Inscription professionnelle

Johannes von Tepl étudiera par la suite à l’université de Prague. C’est là qu’il

obtiendra le titre de magister artium, maître ès arts. En tant que magister artium,

il travaille quelque temps à la chancellerie impériale où il a l’occasion de parfaire

son style rhétorique. Vers 1377, il devient notarius civitatis à Saaz, c’est-à-dire

qu’il dirige l’administration de la ville, puis rector scholarum en 1383 dans cette

même ville où il exerce ces deux fonctions jusqu’en 1414, année au cours de laquelle

il démissionne de ses fonctions pour se rendre à Prague et y devenir protonotaire.

C’est là qu’il mourra en 1414.

UN TEXTE AUTOBIOGRAPHIQUE

Un homme inscrit dans son temps

Johannes von Tepl fait donc partie de la classe aisée de patriciens, mais sans doute

n’a-t-il pas vécu sans avoir conscience de vivre à une époque bouleversée qui est

celle de la fin du Moyen Âge et sans ignorer la misère qui touche un peuple accablé

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Le Laboureur de BohêmePistes d’analyses (suite)

de toutes sortes de maux.

Eléments autobiographiques

Quelques passages du livret semblent faire écho à des données vérifiables de la bio-

graphie de Johannes von Tepl et laissent à penser qu’il insère véritablement au sein

de son oeuvre des données autobiographiques.

• Il nous parle tout d’abord de lui à travers son personnage présenté comme suit

dans le chapitre 3 : « On me nomme laboureur, la plume est ma charrue », périphrase

traditionnelle pour présenter l’homme de plume exerçant un métier ou une acti-

vité en étroite relation avec l’écriture.

• D’autres éléments précisent son lieu d’habitation (chapitres 3 et 4 : « J’habite

en pays de Bohême, dans une jolie ville fortifiée et sise en position de défense

sur une montagne. Quatre lettres de l’alphabet – la dix-huitième, la première, la

troisième et la vingt-troisième – composent son nom. » [= Sacz]

• Il est marié à une femme se prénommant Margaretha : « Vous m’avez arraché avec

grande cruauté la douzième lettre de l’alphabet » (chapitre 4) ; l’alphabet alle-

mand médiéval associe le « i » et le « j » en une même lettre : le « m » se trouve

donc bien à la douzième place. Il s’agit de l’initiale du prénom de la défunte :

Margaretha. Le laboureur nomme ici son épouse de façon codée.

• Margaretha et Johannes auront une fille et 4 fils entre 1378 et 1382. Entre la

venue au monde du dernier né en 1382 et l’évocation d’un nouvel accouchement

en 1400, nous n’avons aucune indication laissant supposer que le couple aurait

eu d’autres enfants qui n’auraient pas survécu. Quoi qu’il en soit, alors qu’elle a

entre 39 et 44 ans, elle est de nouveau enceinte. Si, de nos jours, on sait qu’une

grossesse tardive reste risquée et doit être suivie, on peut imaginer ce qu’il en

était au tout début du XVe siècle. Aussi apprend-on au chapitre 14 qu’elle mourra

en couches le 1er août 1400.

PROBLÉMATIQUES SOULEVÉES

Nous savons donc que Johannes von Tepl a dû mener une vie plutôt confortable, mais

il n’en est pas moins touché par le malheur. C’est la mort d’une mère et d’une épouse

qui sert de point de départ à l’auteur ; c’est-à-dire que la mort d’un être aimé, la

plus grande des injustices, l’insupportable, pousse un individu à s’élever contre

l’ordre du monde, contre la loi de la nature, contre la société puis presque contre

l’ordre divin.

Nous sommes là au coeur du problème développé par le livret ; comment peut-on

accepter ce qui s’oppose tant à la vie, à l’individu, à l’humanité, à l’acceptable ?

Comment vivre avec cette idée ? Telle est bien une question essentielle de l’exis-

tence, et particulièrement du Moyen Âge où les sensibilités se cristallisent sur le

moment du trépas, où le macabre s’épanouit, où la mort et le diable rôdent partout,

triomphants : pourquoi la mort ? Comment en supporter ne serait-ce que l’idée ?

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Le Laboureur de BohêmePistes d’analyses (suite)

LE LABOUREUR

Un représentant de l’humanité

Pourquoi opposer à la mort triomphante et toute-puissante un personnage à priori

si modeste ?

Selon la Genèse, l’homme (Adam) aurait été chassé du paradis à cause du péché origi-

nel et aurait été contraint de travailler la terre pour subvenir à ses besoins, c’est-

à-dire que le premier homme, le père de l’humanité, était un laboureur.

Il semble y avoir un parallèle entre les termes adamah (terre) et adam (l’être hu-

main), de même qu’en latin les termes humus et homo sont proches. La terre apparaît

alors comme la Tellus mater et son rôle consiste à donner la vie, mais aussi à la

reprendre pour pouvoir à nouveau engendrer.

Notons que dans de nombreuses croyances il existe une terre promise, but d’une quête

sans fin. Cette quête évoque un retour vers une terre originelle, celle d’où est issu

l’être humain. Il s’agirait d’un retour aux origines, à l’état premier d’Adam, avant

qu’il ne refuse de dépendre du créateur et qu’il ne devienne ainsi mortel.

Ainsi, la mort deviendrait une sorte d’introductrice, un moyen de retrouver l’état

premier ; elle serait une sorte d’ultime expiation avant le pardon de la faute. Lorsque

Johannes von Tepl, qui utilise la première personne du singulier, s’annonce sous la

figure du laboureur, il semble donc que, d’une certaine manière, il évoque cet Adam

représentant l’humanité.

MARGARETHA

Une initiatrice

La défunte s’appelle Margaretha, un prénom qui signifie « perle » et se trouve en rela-

tion avec la lune et l’eau. Ce thème de la perle est très riche. Dans la perspective

chrétienne il est dit de la Vierge qu’elle est la « perle du cosmos ».

Dans les actes de Saint Thomas, la quête de la perle illustre la chute puis le salut de

l’homme et la révélation de Dieu dans le cosmos. Nous lisons au chapitre 11 de notre

livret : « Et Il était bon et bienveillant envers moi grâce à elle » c’est-à-dire que

la femme est la voie qui mène à Dieu. Par ailleurs, la perle « joue le rôle de centre

mystique ». Elle représente le royaume céleste. Cela nous aide à saisir une autre

signification de l’épouse aimée : initiatrice. C’est elle qui lui montrait le chemin et

lui donnait accès à Dieu, mais elle ne devait cependant pas tout faire pour lui ; privé

de cette auxiliaire, le veuf doit s’efforcer de trouver la vérité en lui-même et sans

intermédiaire. La foi est donc un combat, une lutte d’autant plus difficile à livrer

que l’homme doit le mener seul et que la mort ébranle la confiance qu’il a en Dieu,

affaiblit sa capacité à comprendre et compromet ses desseins.

LE TEXTE

C’est donc la perte de sa femme qui est le point de départ du livret et qui pousse

le laboureur à se lancer dans une dispute avec la mort. Comme lors d’un procès, il va

porter plainte contre la mort qui lui a pris son épouse et il va qualifier cet adver-

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Le Laboureur de BohêmePistes d’analyses (suite)

saire de « destructeur » ou de « meurtrier ». Il demandera justice sous la forme d’un

retour ou d’une compensation et voudra tirer vengeance de cette attaque. Mais la

mort va réfuter ses accusations et reproches et ne répondra que par des questions,

opposant en cela sa raison au veuf dominé par ses sentiments.

Structure

Le texte comporte deux grandes parties bien distinctes :

Du chapitre 1 au chapitre 18 que nous pourrions nommer « Le procès », le laboureur

accuse la mort, la contraint à s’expliquer, et demande réparation ; suivent les cha-

pitres 19 à 32, que nous pourrions regrouper sous le terme de « La dispute » et qui

composent la partie dans laquelle les sentiments cèdent le pas à la raison.

Le procès

Dans un premier temps, la dispute qui oppose le laboureur à la mort évoque le dé-

roulement d’un procès. Le livret s’ouvre sur une accusation criée publiquement. Le

laboureur accuse donc la mort de meurtre.

L’accusée choisit de ne répondre d’abord que par l’ironie et l’étonnement, ce qui

agace au plus haut point le plaignant qui s’emporte avant de se calmer progressive-

ment et de poser des questions. On voit sa colère s’apaiser petit à petit, comme si un

processus semblable à une forme de travail de deuil se faisait en lui. La justification

de sa plainte par le laboureur repose par ailleurs sur la diabolisation de la mort : le

voleur et meurtrier se fait diable. Nous assistons bien à la transformation non pas

de la mort elle-même mais de la représentation que le laboureur se fait d’elle. Et

cette diabolisation de la mort lui permet en partie de trouver le courage de mener sa

lutte car, dans ce combat, il peut être assuré d’un soutien de taille : celui de Dieu.

Une première partie du livret suit donc d’une certaine manière une forme de procès

contre la mort qui devient l’ennemie diabolique de l’humanité et de Dieu mais qui

semble ne pas en être perturbée et répond à ces attaques par le mépris.

La dispute

A la fin de la première partie, l’homme guidé par ses sentiments et sa colère semble

s’être apaisé et, à la fin de la première partie, sa révolte et son énervement passent

à l’arrière-plan pour faire place à la raison, à un dialogue plus objectif : au procès

succède la dispute avec échange d’arguments. Alors le laboureur demande conseil

et veut être « instruit ». Sa façon de concevoir la mort a changé et il semble qu’il

perçoive un sens à tout cela. Une dispute suivant le modèle de celle qui oppose le

maître à son élève va avoir lieu, exactement comme cela était le cas dans les uni-

versités ; il s’agit de la disputatio dans laquelle chacun avance un argument que

l’interlocuteur doit contredire.

La sentence

La mort/le maître et le laboureur/le disciple sont finalement prêts à se soumettre

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Le Laboureur de BohêmePistes d’analyses (suite)

à l’arbitrage de Dieu qui, dans le chapitre 33, exprime sa sentence ; au laboureur

revient l’honneur, à la mort la victoire. En effet, l’homme est redevable de sa vie à

la mort, de son corps à la terre et de son âme à Dieu. Le laboureur accepte cette sen-

tence et le livret s’achève sur sa prière d’intercession en faveur de son épouse. Mais

avant d’atteindre cette sorte de sérénité de l’âme, 32 chapitres ont été nécessaires,

chapitres au cours desquels il a été âprement débattu.

ENJEUX PORTÉS PAR LE TEXTE

Deux conceptions de la mort : celles de l’auteur lui-même

Il ressort que l’auteur lui-même, Johannes von Tepl, balance entre deux concep-

tions de la mort et, ce qui est lié, de la vie, et que chacun de ses personnages en

représente une. Le personnage semblant le plus évoluer au cours de la dispute est

le laboureur, l’élève donc, ce qui n’étonnera pas puisque, même si le maître peut

apprendre de son disciple, on s’attend d’abord à ce que ce soit le disciple qui gagne

en connaissance. Et il semble qu’il apprenne d’une part à mieux appréhender la mort,

à l’accepter, mais aussi à envisager la vie et sa propre humanité (son individualité

même) sous un nouvel aspect, ou au moins à en prendre conscience et à formuler cette

prise de conscience.

Une acceptation : la mort est nécessaire

Le comportement du laboureur, ainsi que le contenu et le ton de ses propos subissent

en effet une transformation : de la rébellion sans borne du premier chapitre et du

refus de ce qu’il considère comme une injustice, il parvient à une sorte d’acceptation

sans que cela soit résignation. Il reconnaît qu’il faut mourir, que c’est une étape

inévitable de la vie, mais à cette contrainte il associe une espérance, celle d’un

devenir, celui de l’âme après la mort. Ainsi, si la mort détruit les choses terrestres

et temporelles, elle ne peut rien contre la vie éternelle sur la voie de laquelle elle

n’est qu’une étape.

Une nouvelle vision de l’immortalité : les créations issues de l’esprit humain

C’est une morale très chrétienne, qui en cache cependant peut-être une autre, plus

nouvelle. L’auteur reste très marqué par ce qu’on lui a enseigné tout au long de la

vie et ne semble pas remettre en question frontalement le dogme de l’Eglise, mais

une nouvelle sensibilité se fait jour dans son oeuvre, une volonté d’affirmer contre

la mort la grandeur de l’homme doué de raison, capable de créer et d’inventer des

oeuvres et des concepts, ce dont la mort est incapable, une nouvelle vision de l’im-

mortalité portée par toutes ces choses issues de l’esprit humain.

APPRIVOISER LA MORT

Vaincre la peur de la mort

La mort est au-delà de la raison, ce qui contribue à sa toute-puissance. Etant donné

que l’homme, devant la mort, soit prend peur, comme la plupart, soit se met en colère

Page 11: Le Laboureur de Bohême - Dialogue avec la mort

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Le Laboureur de BohêmePistes d’analyses (fin)

et se révolte, comme le laboureur, il ne comprend pas ; dans les deux cas, il perd ses

moyens.

Cette peur qui tenaille le fidèle, ce fut d’abord la peur pour son salut, la peur du

Jugement dernier. Mais, au début du XVe siècle, le purgatoire est bien en place et

l’on a davantage peur de mourir en état de péché. La peur de l’au-delà et du devenir

post mortem est essentielle, et avec elle la question des derniers instants. L’au-

teur et son personnage semblent chercher du sens dans la mort tout en refusant de

l’accepter. L’homme qui a découvert en lui l’étincelle divine et qui a une nouvelle

conception de lui-même, qui est davantage conscient de son individualité, refuse de

renoncer à cela, refuse que cela puisse être anéanti. Pour lui, il ne s’agit plus seu-

lement de vaincre la mort, mais plutôt d’oser lui faire front, de s’élever au-dessus

d’elle. C’est pourquoi la victoire de la mort n’est qu’apparente, superficielle certes,

elle l’emporte sur le corps, mais elle n’a aucune prise sur l’intériorité de l’homme

auquel revient l’honneur à la fin du livret.

Un travail de deuil

Il est étonnant de constater avec quelle précision Johannes von Tepl rend compte

des sentiments qui habitent un homme endeuillé par la perte d’un être cher. Si son

témoignage est celui d’un homme du XVe siècle et si les conditions sociales ont

changé depuis, le deuil étant aussi un événement social, la notion de psychologie

qui s’y attache (ce qui touche aux sentiments les plus intimes, et peut-être les

plus universels) contribue sans nul doute à faire de son texte une oeuvre actuelle,

et même intemporelle.

Il est frappant de constater à quel point le personnage du veuf évolue tout au long

de la dispute sans pour autant se transformer fondamentalement. Nous l’avons déjà

noté, sa vive colère s’apaise progressivement, comme si un processus semblable à une

forme de travail de deuil se faisait en lui.

Le laboureur sait que le temps fait son oeuvre et que les chers défunts ne nous

quittent jamais complètement tant que l’on se souvient d’eux, et il reconnaît qu’il

ne peut faire revenir celle qu’il chérissait et qu’il doit apprendre à vivre avec son

absence physique.

Rebelle jusqu’à la fin

Certes le laboureur admet que l’homme ne peut rien, quelle que soit la force son

amour, et que la mort a le dernier mot. Mais puisqu’il faut vivre, il n’est pas ques-

tion de le faire dans la soumission et la résignation. Il ne se soumettra et ne pliera

que devant Dieu, l’époque ne lui laissant de toutes façons pas d’autre option. Comme

le dit l’écuyer dans Le Septième Sceau : « Je me tais, mais je proteste ! 1»

1 Ingrid Bergman, Le septième Sceau, 1957

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ACTUALITÉ DU PROPOS

Appréhension de la mort au Moyen Âge

Si la peste dévastait la population au Moyen Âge, si la mort fauchait sans distinc-

tion, aujourd’hui ce sont les cataclysmes naturels qui sont cause de grandes dévas-

tations avec leur cortège d’incompréhension.

L’homme du Moyen Âge ne comprenait sans doute pas les raisons qui le privaient de

ses bien aimés, mais sa pratique de la religion chrétienne donnait un sens à ces

disparitions. Sa foi reposait sur les notions du péché originel, de la rédemption,

et de la réalité post mortem, celle du purgatoire, de l’enfer ou de la vie éternelle.

Il s’agissait surtout de bien mourir, ce qui n’est pas le cas de Margaretha dans Le La-

boureur de Bohême, morte en couches avec l’enfant qu’elle portait. « Bien mourir c’est

partir sans précipitation, en ayant eu le temps de « planifier » sa vie dans l’au-delà

et d’achever son existence selon les règles de la société à laquelle on appartient.1 »

Ainsi, assurer un bon passage pour le trépassé est également l’affaire de la commu-

nauté. C’est elle qui participe aux obsèques, à l’accomplissement des rites. Elle est

donc concernée par le statut post mortem du disparu.

Appréhension de la mort aujourd’hui

Cachée, honnie, la mort ne se voit plus, ne se sent plus, ne se réfléchit plus. Voici

ce qu’en dit Alix Noble Burnand, thanatologue : « Depuis les années 1950, on constate

que la mort devient progressivement un tabou. D’abord on ne la voit plus. Retirée des

lieux de vie, elle quitte la maison pour aller se cacher au fond des buanderies des

hôpitaux. […]

Les rites traditionnels sont tombés en désuétude, mal servis par des pratiques reli-

gieuses sclérosées, peu soutenus par une prêtrise qui n’en comprenait pas les enjeux.

Le mourir est devenu progressivement affaire de spécialistes qui déchargent les

familles de tout tracas, du choix des cercueils au faire-part mortuaire, en passant

par la cérémonie.

Il quitte aussi le cercle social. Les morts se taisent, ils ne laissent même plus de

trace : on les enterre dans l’intimité ou on disperse leurs cendres, sans que le tissu

social en soit averti. On meurt sans bruit, à l’insu des vivants.

Quant aux endeuillés, non reconnus, ils ne peuvent être identifiés comme tels ; ils

camouflent leur chagrin et ne bénéficient souvent d’aucune aide spécifique. Ils ne la

demandent d’ailleurs pas. […] Une société qui relègue la mort au rang de tabou se

prépare de difficiles lendemains : à vouloir taire la mort, on risque bien de tuer la

vie.2 »

Les soins palliatifs : dénoncer un déni de mort

Ce qui reste pérenne tant au Moyen Age qu’à notre époque, c’est qu’une des plus

grandes angoisses de l’homme face à la mort, ce n’est pas le fait de mourir mais le

1 Florence Bayard, Pourquoi les morts reviennent-ils ? in Les Vivants et les Morts, Littérature de l’entre-deux-mondes, p.262 Alix Noble Burnand, La Mort tout conte fait - Des Mots pour dire la mort, pp 7-9

Le Laboureur de BohêmeLe projet par Simone Audemars

Page 13: Le Laboureur de Bohême - Dialogue avec la mort

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fait de mourir seul. Cette solitude est très présente dans nos sociétés économi-

quement développées. Si la peste ne nous tue plus, c’est le cancer, la démence, les

pathologies cardiovasculaires et respiratoires qui frappent en masse. Il y a de cela

10 ans, en pionnier, le Canton de Vaud a mis sur pied des unités de soins palliatifs.

« Ces derniers sont nés d’une dénonciation du déni de la mort et de l’abandon des

mourants, dans le but de remettre la mort au coeur de la vie tout en soulageant les

patients.3 »

Choisir le jour de sa mort : le suicide assisté

Parallèlement aux soins palliatifs, un autre modèle est aujourd’hui proposé aux

personnes incurables, celui de choisir, en toute maîtrise, le jour et l’heure de leur

départ. Si cette solution soulage les souffrants, elle n’épargne pas les proches qui

sont contraints à adopter un comportement qui ne correspond pas toujours à leurs

convictions.

« La souffrance spécifique des proches, liée à la perspective de la mort et à leur

participation à la préparation du suicide a de la peine à être exprimée. […] Leur

loyauté, épanouie ou contrainte, dure bien au-delà de la mort et empêche l’élabora-

tion d’un discours sur leur propre vécu.

L’extrême particularité de la participation au suicide assisté nécessite de grandes

précautions et manoeuvres de protection pour éviter un remord impossible à vivre.

[…] Certains proches ont choisi de cacher le suicide assisté à leur entourage, mais

ont aidé à la réalisation de ce dernier. Ils vivent deux réalités, celle de leur deuil

personnel et celle de l’histoire qu’ils racontent à leurs enfants ou à leurs amis. 4»

Une mort sans corps

Les catastrophes naturelles privent les proches des corps de leurs enfants, parents,

amis. Enfouis à jamais, emportés par les eaux, ces corps n’auront jamais de sépul-

tures. Pour les proches, le processus de deuil sera compromis, voire difficile. Via

le petit écran, nous assistons, impuissants, à la colère et au chagrin de ceux qui

ont tout perdu. Cette mort, réduite à deux dimensions ne nous touche que par média

interposé. Que comprenons-nous réellement de la douleur et de l’incompréhension de

ces endeuillés ?

Le Laboureur de Bohême, à sa façon, remet la mort au coeur de la vie dans la réalité du

théâtre. Mettre ce texte en scène, c’est inviter la communauté des hommes à s’inter-

roger sensiblement sur la place qu’a la mort dans chacune de nos existences.

UNE ICONOGRAPHIE DE LA MORT

Du temps de Johannes von Tepl

Le texte du Laboureur de Bohême a été édité, additionné d’une très riche iconographie.

L’édition de ces nombreuses gravures ne faisait que renforcer les propos de Johannes

von Tepl, permettant à ses contemporains d’en mieux saisir le contenu et les enjeux.

3 S. Gabioud, M. Pott, C. Mazzocato, Le point sur les soins palliatifs, émission CQFD, RTS 1ère, 12.11.20134 Claudia Gamondi, Parcours de fin de vie, pp 107-110

Le Laboureur de BohêmeLe projet par Simone Audemars (suite)

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Le Laboureur de BohêmeLe projet par Simone Audemars (fin)

Aujourd’hui

Le travail d’Andres Serrano, photographe américain né en 1950, nous confronte aussi

à la mort. A sa manière, il la saisit à travers son appareil photographique et nous

oblige à la regarder. « La société occidentale se caractérise par une peur et un

désarroi face à la mort. Andres Serrano réussit à s’introduire et à travailler au sein

d’une morgue newyorkaise afin de réaliser la série photographique The Morgue, en

1991. Il décide alors de montrer la mort au plus près, au travers d’une somptueuse

série de portraits de défunts, rendant esthétique un sujet qui ne l’est à priori pas.

[…]

Jeux de lumière, clair-obscur, gros plans, travail des couleurs et des matières,

Serrano parvient à mettre en scène les cadavres. L’artiste tire principalement ses

inspirations de l’iconologie chrétienne de la représentation et de la peinture du

memento mori baroque, construisant ainsi ses images comme de véritables toiles5. »

Le travail de Serrano résonne comme une réponse artistique au déni de la mort. Il

en fait le sujet de sa création comme Johannes von Tepl le fait avec son livret,

tous deux convaincus que l’oeuvre d’art est une réponse immortelle de l’homme face

à la mort. « Si provocation il y a chez Serrano, c’est qu’il exige de nous que nous

regardions, droit dans les yeux, ce qu’on a aujourd’hui tendance, de plus en plus, à

écarter, à ne pas vouloir savoir, à ne pas envisager.

Dans la culture médiatique et glamour, on ne meurt plus ; les images du corps nous

assomment avec leurs modèles de jeunesse immuable et de beauté luxueuse et asepti-

sée – et, pendant ce temps, l’inventeur de l’utopie américaine, Disneyland, le grand

Walt, attend, cryogéné, son retour à la vie. Dans cette série, Serrano a fait le choix

d’envisager la mort et de redonner un visage aux morts. L’art photographique nous

met devant les yeux, au plus près, les aspects divers du corps mort, dans sa chair

physique, là6. »

Cette inscription immortelle des peintres et des écrivains dans le champ de l’art ne

correspond pas à celle du théâtre, à tout jamais inscrite dans l’éphémère.

5 Delphine Dussaut, http://www.boumbang.com/andres-serrano, 16.10.20126 Daniel Arasse, Les Transis in Anachroniques, p.33, lettre à Yvon Lambert suite à l’exposition The Morgue de Andres Serrano

Page 15: Le Laboureur de Bohême - Dialogue avec la mort

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Origine

Je côtoie Le Laboureur de Bohême depuis plus de cinq ans. À la suite de la création de

La Mastication des morts de Patrick Kermann à la Grange de Dorigny, Michel Voïta m’a

invitée à prendre connaissance de ce texte. Je l’ai lu dans la version de Dieter Welke

et de Christian Schiaretti. Si la thématique m’a profondément intéressée, la traduc-

tion proposée m’a laissée sur ma faim. Très vite je suis arrivée à la conclusion qu’un

travail approfondi devait être mené sur et autour du texte et qu’il était nécessaire

d’en proposer une nouvelle version. J’ai confié cette tâche à Eva Faerber, une amie

historienne et grande connaisseuse de la littérature allemande. Elle a donc saisi son

bâton de pèlerin et est partie sur les traces de Johannes von Tepl. Sa réflexion, son

érudition, les échanges que nous avons eus m’ont progressivement sensibilisée aux

problématiques traitées dans Le Laboureur de Bohême et n’ont fait que renforcer mon

désir de porter ce texte à la scène. La découverte au printemps 2O13 de l’excellente

traduction de Florence Bayard me permet de réaliser enfin mon projet.

Le Laboureur de Bohême fait partie d’un triptyque autour de la mort : débuté par La

Maladie de Sachs de Martin Winckler en 2OO6, il s’est poursuivi en 2OO8 avec La Mas-

tication des morts de Patrick Kermann.

La première année de mon existence m’a conduite à fréquenter à de multiples reprises

la clinique infantile de Lausanne pour des séjours prolongés. Dans les années qui

ont suivi, des contrôles et soins fréquents ont marqué les premiers temps de ma vie.

Mon corps et mon esprit se souviennent de moments d’extrême fragilité. Une inquié-

tude et une fébrilité persistantes ont progressivement trouvé leur apaisement dans

la pratique théâtrale ; l’isolement temporaire au sein de l’espace-temps, la fréquen-

tation des fantômes ont su calmer mon esprit.

Je garde également encore en mémoire, les longues stations debout devant les portes

des abattoirs de ma commune. Sur le chemin de l’école, nous nous arrêtions fascinés,

assistions au débarquement des bêtes, à leur enfermement derrière de lourdes portes

en bois. Nous entendions le coup de feu qui signifiait la mise à mort cachée de l’ani-

mal. Une fois les portes rouvertes, une fumée se dégageait et la bête était équarrie

sur des crochets. Je me souviens duboucher qui nous lança aux pieds un œil de bœuf

pour nous faire déguerpir.

La Maladie de Sachs traitait du rapport du médecin à son patient dans un excès d’em-

pathie, La Mastication des morts parlait du passage de la vie à la mort. Le Laboureur de

Bohême, quant à lui, aborde la douleur des survivants, associée à une interrogation

philosophique autour de la mort. J’ai abordé ces deux premiers textes en plaçant la

question de la théâtralité au cœur du dispositif interprétatif et scénographique.

Le Laboureur de Bohême ne fera pas exception à la règle. « Dans un monde – le nôtre

– qui exclut la mort comme une anomalie de mauvais aloi au profit d’une vie définie

mensongèrement comme devant être saine et consacrée au profit, à l’actif, au résultat,

à la rentabilité, au rationnel, il est primordial de montrer un rituel où la vie est

rééquilibrée par la juste place rendue à la mort dans la vie elle-même1. »

1 Claude Régy, L’Ordre des Morts, p. 88

Le Laboureur de BohêmeIntentions de mise en scène par Simone Audemars

Page 16: Le Laboureur de Bohême - Dialogue avec la mort

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Fable

Noir. Coup de tonnerre. Cris, peut-être. De derrière un rideau, d’une coulisse, un

homme sort, entre en scène, portant une bougie. Il traverse la salle, le plateau, la

flamme vacille. Il ne sait où il va, il erre. La fête aurait dû être belle. Tout a été

préparé pour l’accueil de l’enfant à venir. Et puis, c’est l’accident. L’arrivée de

l’enfant entraîne la mort de sa mère et la sienne. Perdu, l’homme avance dans une

semi-obscurité jusqu’à ce qu’il butte sur la Mort. Cette dernière, trône, assurée de

son pouvoir. Elle est installée sur un petit tréteau qui la détache du sol. La colère

du Laboureur est à son comble. [...]

Les conditions de la représentation

La communauté est là, assemblée autour du veuf, elle forme un cercle autour de lui et

l’accompagne dans son deuil. Elle assiste à sa douleur, à son combat contre la Mort.

La prise en compte de la disparue doit être traitée : cette présence de l’absente, quel

que soit son traitement, explicitera la prise de parole du Laboureur. Il convoque la

Mort parce que désormais la solitude est sa seule compagne.

La mise en jeu d’un rituel

« Le rite a pour fonction principale d’ancrer le défunt dans sa société, de garantir

son souvenir et son nom et de lui offrir un “ logement ” adapté à sa nouvelle situa-

tion. Même mort, il continue ainsi d’appartenir à sa communauté. Il a aussi pour effet

d’organiser la culpabilité du groupe et de la structurer en gestes pour permettre

aux survivants de s’affranchir du défunt, de retrouver la permission de vivre, voire

de se remarier. Une fois le seuil de la mort franchi, et les rites respectés, la porte

se referme, le temps peut se remettre en route et la vie reprendre son cours. » Je

n’imagine pas l’échange entre le Laboureur et la Mort comme une vulgaire partie de

ping-pong. Pendant son long échange avec la Mort, le Laboureur accomplira certains

gestes rituels en complicité ou non avec le public. Ce rite funéraire laïc, à inventer,

ponctuera cette veillée funèbre.

La sensibilité du public

Le chemin sensible que va suivre le Laboureur, c’est également celui que va suivre

le public. Entraîné passivement dans cette bataille verbale, il va naturellement

apprécier les arguments des deux protagonistes et chercher à se situer. À la fois

spectateur et acteur, je souhaite que le temps d’une représentation, son empathie

s’affine et que son appréhension de la mort se transforme.

L’adresse

Le livret s’ouvre sur une adresse : celle du Laboureur à la Mort. Cette situation de

départ conditionne la représentation. Sensible au moindre mot, chacun puisera en

lui les forces nécessaires pour mener à bien cette joute oratoire. Très près des

interprètes, le public appréciera la prise de risque que suppose ce type de jeu : une

Le Laboureur de BohêmeIntentions de mise en scène par Simone Audemars (suite)

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Le Laboureur de BohêmeIntentions de mise en scène par Simone Audemars (fin)

tension du corps et de l’esprit totalement mobilisés pour faire sensiblement plier

l’autre à ses arguments. Rien ne pourra être anticipé par le comédien, tout sera à

inventer dans le présent de la représentation.

L’adresse se hasardera également en direction de la salle. Le public, l’assemblée, est

à prendre en considération. Un des leurs est en situation de faiblesse et à travers

le drame personnel du Laboureur, c’est l’universalité de la condition mortelle de

l’homme qui est en jeu.

Le jeu

« Je crois qu’un spectacle doit autant abolir sa matière que la créer. Elle est inté-

ressante si elle est créée dans l’idée de sa propre destruction. D’ailleurs le théâtre

c’est une vie qui se crée d’instant en instant. Chaque instant porte sa fin et porte

en même temps la naissance de l’instant suivant. Ce n’est qu’une série de créations

et de destructions. »

Un jeu composé de silences, de sons singuliers. Une partition d’une extrême musica-

lité. Créée par les comédiens dans l’instant de la représentation, elle sera l’expres-

sion de leur perméabilité à l’autre et au sujet traité. Écrite pour disparaître à peine

proférée, elle témoignera elle aussi de la réalité de la mort.

Page 18: Le Laboureur de Bohême - Dialogue avec la mort

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Johannes von Tepl a longtemps vécu à Saaz, ville prospère de Bohême. Aussi est-il

également nommé Johannes von Saaz, parfois même von Schüttwa ou von Sitbor : il

serait né entre 1347 et 135O dans le petit village de Schüttwa (dit aussi Sitbor).

Le nom de Tepl est celui d’une ville dont il a fréquenté l’école de 1358 à 1368 ;

c’est ce nom qui lui est donné le plus souvent. Johannes von Tepl étudie par la suite

à l’université de Prague. C’est là qu’il obtient le titre de magister artium, maître

ès arts. En tant que magister artium, il travaille quelque temps à la chancellerie

impériale où il a l’occasion de parfaire son style rhétorique. Vers 1377, il devient

notarius civitatis à Saaz, c’est-à-dire qu’il dirige l’administration de la ville,

puis rector scholarum en 1383 dans cette même ville où il exerce ces deux fonctions

jusqu’en 1414, année au cours de laquelle il démissionne de ses fonctions pour se

rendre à Prague et y devenir protonotaire. Il y meurt en 1414. Johannes von Tepl

fait partie de la classe aisée de patriciens, mais sans doute n’a-t-il pas vécu sans

avoir conscience de vivre à une époque bouleversée, celle de la fin du Moyen Âge, et

sans ignorer la misère qui touche un peuple accablé de maux. Son Laboureur de Bohême

est considéré comme l’œuvre qui a marqué le passage de la littérature allemande du

Moyen Âge à l’époque moderne.

Diplômée du Conservatoire d’art dramatique de Lausanne en 1985, Simone Audemars se

tourne très vite vers la mise en scène. Elle a enseigné l’art dramatique au Conser-

vatoire de Lausanne (SPAD) de 1991 à 2004, y était membre du bureau des profes-

seurs (responsable de la deuxième année professionnelle) et y a animé de nombreux

stages. Cofondatrice de la Cie L’Organon, actuelle directrice artistique de la Cie

FOR, elle a été nommée en 2011 à la tête du Théâtre Le Châtelard (Ferney-Voltaire).

Elle a signée une cinquantaine de mises en scène, parmi lesquelles : Dunant de Michel

Beretti (2003), Horace de Corneille (2004), La Femme dans le coffre de Daniel Arasse

(2010), Jeanmaire-Une Fable suisse d’Urs Widmer (2010), Comprendre un peu est chose

nécessaire de Griselda Gambaro (2011), Le Rêve de d’Alembert de Denis Diderot & Pyg-

malion de Jean-Jacques Rousseau (2012), Madame de la Pommeraye de Denis Diderot

suivi du Droit du Seigneur de Voltaire (2013).

Le Laboureur de BohêmeBiographies

Page 19: Le Laboureur de Bohême - Dialogue avec la mort

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Chapitre 1er :

Terrible destructeur de toute contrée, nuisible proscripteur de tout être, cruel

meurtrier de toute personne, vous, Mort, soyez maudit ! Que Dieu, votre créateur, vous

haïsse, qu’un malheur toujours plus grand réside à vos côtés, que l’infortune hante

avec force votre demeure, que toujours vous soyez couvert d’opprobre ! Que l’angoisse,

la détresse et l’affliction ne vous quittent pas, où que vous cheminiez ; que la souf-

france, la désolation et la peine vous tourmentent vivement en tous lieux ! Que le

ciel, la terre, le soleil, la lune, les astres, la met, les flots, les montagnes, les

champs, les vallées, les prairies, les profondeurs de l’enfer, et aussi tout ce qui vit

et existe, vous soient hostiles, s’opposent à vous et vous maudissent à jamais ! Soyez

englouti par le mal, disparaissez dans un misérable exil et demeurez pour toujours

et à jamais dans le plus amer et inflexible bannissement de Dieu, de tous les hommes

et de toutes les créatures ! Scélérat sans vergogne, qu’on se souvienne de vous en

mauvais part et que cette mémoire n’ait pas de fin. Que la terreur et l’angoisse ne

vous quittent pas, où que vous soyez ! Que chacun, gravement et les mains tordues,

crie avec moi haro sur vous !

Chapitre 2 : Réponse de la mort

Oyez, oyez, oyez, ces nouvelles merveilles ! Des accusations terribles et inouïes sont

dirigées contre Nous ! De qui viennent-elles ? Nous l’ignorons totalement. Pourtant,

jusqu’à présent, Nous Nous sommes bien remis des anathèmes, invectives, mains tor-

dues et autres attaques. Aussi, mon fils, qui que tu sois, présente-toi et dis Nous

quel tort Nous t’avons fait en raison duquel tu Nous traites de façon si inconvenante

ce qui, de tout temps, Nous est inhabituel, bien que Nous Nous soyons autorisés

de sévères attaques contre maintes personnes érudites, nobles, belles, puissantes,

fortes, ce qui a causé beaucoup de peine à des veuves et à des orphelins, à des pays

et é des peuples. Tu agis comme si cela te tenait à cœur et comme si tu étais dure-

ment frappé par la douleur. Ta plainte n’a ni mélodie, ni rime, ce dont Nous déduisons

que ut ne veux pas t’éloigner de ton propos pour l’amour de la mélodie et de la rime.

Mais si tu es furieux, en rage, troublé ou pour tout dire hors de raison, alors arrête,

renonce et ne sois pas trop prompt à maudire avec tant de véhémence. Prends garde en

effet à ne pas être tourmenté par des remords tardifs. Ne t’imagine pas que tu pourras

jamais affaiblir Notre magnifique et grand pouvoir. Cependant, nomme-toi et ne tais

point quelles sortes de choses t’auraient été infligées par Nous avec une si grande

violence. Nous voulons être disculpé, Notre tâche est légitime. Nous ne savons pas

de quoi tu Nous accuses avec tant d’audace.

Le Laboureur de BohêmeExtrait