Le gros plan et l'obscène

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136 LA VOIX DU REGARD N°15 - automne 2002 1. R. Barthes : la Chambre claire, Éd. de l’Étoile 1980, p. 16, p. 128, p.120. historiques : la naissance de la photo- graphie et l’avènement des moyens de transport rapides, tels que le train et l’automobile (la première photo- graphie, une nature morte de Niepce date de 1822 ; le premier train de voyageurs circule en Angleterre en 1825). • La photographie est une image « contingente » 1 d’un référent « qui adhère » 1 . Ce qu’on voit sur la photo a effectivement eu lieu, « ça a été » 1 . Alors qu’une peinture est une com- position qui interprète l’espace et le temps, l’image photographique est une coupe instantanée et immobile d’un fait authentique, saisi dans sa visibilité. Regarder une photographie c’est révéler un événement passé, isolé de son espace et de son temps propres, qui fait effraction dans notre présent. Les moyens de transport de plus en plus rapides qui apparaissent à la même époque amenuisent la notion de distance et entraînent une perte de la profondeur de l’espace en rap- prochant le lointain. Ces phénomènes d’isolement et de rapprochement dans le temps et dans l’espace ont ébranlé les modalités de la représentation. • En peinture, la perspective tradi- tionnelle dont nous avons hérité depuis la Renaissance, organisée de telle façon qu’un objet donné paraît diminuer à mesure qu’il s’éloigne, est bousculée : Courbet, puis Manet et Degas aplatissent l’espace de leurs compositions avant que les cubistes ne le fragmentent. (Courbet brosse en 1866 le premier Gros Plan de la peinture, cadré sur le sexe d’une femme. C’est la fameuse Origine du Monde achetée par Khalil Bey qui l’accroche dans son cabinet de toi- lettes, loin des autres toiles de maîtres qui décorent son salon). • Dans l’iconographie médicale, des images inédites apparaissent : Devergie crée pour l’hôpital Saint-Louis, un Musée des pathologies de la peau et rassemble à partir de 1865 des mou- lages en cire de parties isolées du corps malade, comme autant de Gros Plans singuliers. LE GROS PLAN ET L’OBSCÈNE S i la peinture a posé de manière récurrente les problèmes de la ressemblance et de l’incarna- tion, la photographie et le cinéma, en revanche, authentifient d’emblée les corps représentés (l’usage de la photographie d’identité suffit à le démontrer). Parmi ces images récentes apparaissent les Gros Plans, dont une catégorie, l’insert, cadrant un frag- ment du visage ou du corps, fait défaillir le discours porté d’ordinaire sur la représentation, car il restitue l’obscénité de la chair. LES CONDITIONS D’APPARITION DU GROS PLAN La notion la plus courante du Gros Plan nous est donnée par le cinéma : une caméra s’approche d’un visage (ou d’un objet), dont l’image envahit l’écran. Ainsi cadré, le visage (ou l’objet) est isolé de son contexte. Une telle image n’a pu apparaître qu’à la conjonction de deux phénomènes Regards, contextes

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136 LA VOIX DU REGARD N° 15 - automne 2002

1. R. Barthes : la Chambre claire, Éd. de l’Étoile 1980, p. 16, p. 128, p.120.

historiques : la naissance de la photo-graphie et l’avènement des moyensde transport rapides, tels que le trainet l’automobile (la première photo-graphie, une nature morte de Niepcedate de 1822 ; le premier train devoyageurs circule en Angleterre en1825).• La photographie est une image« contingente »1 d’un référent « quiadhère »1. Ce qu’on voit sur la photoa effectivement eu lieu, « ça a été »1.Alors qu’une peinture est une com-position qui interprète l’espace et letemps, l’image photographique estune coupe instantanée et immobiled’un fait authentique, saisi dans savisibilité. Regarder une photographiec’est révéler un événement passé, isoléde son espace et de son temps propres,qui fait effraction dans notre présent.• Les moyens de transport de plus enplus rapides qui apparaissent à lamême époque amenuisent la notionde distance et entraînent une pertede la profondeur de l’espace en rap-prochant le lointain.

Ces phénomènes d’isolement et derapprochement dans le temps et dansl’espace ont ébranlé les modalités dela représentation.• En peinture, la perspective tradi-tionnelle dont nous avons héritédepuis la Renaissance, organisée detelle façon qu’un objet donné paraîtdiminuer à mesure qu’il s’éloigne, estbousculée : Courbet, puis Manet etDegas aplatissent l’espace de leurscompositions avant que les cubistesne le fragmentent. (Courbet brosseen 1866 le premier Gros Plan de lapeinture, cadré sur le sexe d’unefemme. C’est la fameuse Origine duMonde achetée par Khalil Bey quil’accroche dans son cabinet de toi-lettes, loin des autres toiles demaîtres qui décorent son salon).• Dans l’iconographie médicale, desimages inédites apparaissent : Devergiecrée pour l’hôpital Saint-Louis, unMusée des pathologies de la peau etrassemble à partir de 1865 des mou-lages en cire de parties isolées ducorps malade, comme autant de GrosPlans singuliers.

LE GROS PLAN ET L’OBSCÈNE

S i la peinture a posé de manièrerécurrente les problèmes de laressemblance et de l’incarna-

tion, la photographie et le cinéma,en revanche, authentifient d’embléeles corps représentés (l’usage de laphotographie d’identité suffit à ledémontrer). Parmi ces images récentesapparaissent les Gros Plans, dont unecatégorie, l’insert, cadrant un frag-ment du visage ou du corps, faitdéfaillir le discours porté d’ordinairesur la représentation, car il restituel’obscénité de la chair.

LES CONDITIONSD’APPARITION DU

GROS PLAN

La notion la plus courante du GrosPlan nous est donnée par le cinéma :une caméra s’approche d’un visage(ou d’un objet), dont l’image envahitl’écran. Ainsi cadré, le visage (oul’objet) est isolé de son contexte.Une telle image n’a pu apparaître qu’àla conjonction de deux phénomènes

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• La littérature voit naître des produc-tions d’un genre nouveau. Eisensteinrapporte « l’impression intense qu’aproduite sur (lui) le récit où Poe(1809-1849) regardant par la fenêtre,voit soudain un monstre gigantesqueramper sur les sommets d’une mon-tagne au loin. Ensuite, on comprendque ce n’est pas du tout un monstreaux dimensions antédiluviennes,mais une bestiole qui grimpe sur lavitre »2. Mais ce ne sont pas seulementles descriptions qui sont nouvelles,les styles changent. De Dickens àLautréamont3, les espaces, dans lalittérature comme ailleurs, se téles-copent et se fragmentent.« La crise de la notion de dimensionsapparaît /…/ comme la crise de l’entier,autrement dit d’un espace homogène/…/ au profit d’un espace accidentelhétérogène où les parties, les frac-tions deviennent essentielles »4.• C’est bien sûr le cinéma qui illustrele mieux ces perceptions nouvelles.Par le montage qui multiplie et juxta-pose les points de vue différentssur un espace éclaté ; et par l’usagedu Gros Plan qui isole les chosesde leur contexte en les montrantde plus près. Comme le dit Balazs« Lorsqu’un visage que nous venonsde voir au milieu d’une foule estdétaché de son environnement, misen relief, c’est comme si nous étionsmis face à face avec lui. Face à unvisage isolé, nous ne percevons pasl’espace, notre perception de l’espaceest abolie ». « Le Gros Plan n’arrachant nulle-ment son objet à un ensemble dontil ferait partie, dont il serait partie,mais ce qui est tout à fait différent,il l’abstrait de toute coordonnéespatio-temporelle, c’est-à-dire qu’ill’élève à l’état d’entité »5. L’objetainsi cadré devient un corps en lui-même unitaire doté en définitived’une raison d’être autonome.

LE GROS PLAN DANSLA PHOTOGRAPHIE

ET AU CINEMA

Parmi tous les modes de représenta-tion qui ont utilisé le Gros Plan ou enont rapporté des effets, l’image pho-tographique et l‘image cinéma ont lasingularité d’être « contingentes » del’événement : elles l’authentifient. UnGros Plan photo ou cinéma acquiert dece fait une importance particulière. La langue anglaise emploie deuxtermes : close-up , chaque fois que leGros Plan concerne un visage ; etinsert chaque fois qu’est cadré unfragment du visage ou du corps.Pourtant, seul le close-up a été étudiéde façon conséquente, notammentpar Gilles Deleuze.

Le visage en Gros Plan (close-up)

Un visage ou un objet cadré en GrosPlan s’abstrait de toute référencespatio-temporelle et suspend donctoute action déterminée (puisqu’iln’y a plus d’espace ni de temps pourl’actualiser). La surface ainsi isoléen’est plus qu’une plaque réfléchis-sante éventuellement animée demicro-mouvements : que ce soit unvisage immobilisé dans un étonne-ment, dont les yeux trahissentl’amorce d’une émotion possible ;que ce soit un réveille-matin, surfacepure sur laquelle les aiguilles mani-festent la montée intensive vers unparoxysme encore indéterminé,« chaque fois que nous découvrironsen quelque chose ces deux pôles :surface réfléchissante et micro-mouvements intensifs, nous pourronsdire : cette chose a été traitée commeun visage /…/. Il n’y a pas de GrosPlan de visage, le visage est en lui-même Gros Plan, le Gros Plan est parlui-même visage »6.Historiquement, Griffith fut le premierà avoir utilisé des visages en Gros Plan

comme moyens d’expression : visagesimmobilisés dans l’étonnement, lastupéfaction, exprimant la qualitéd’une sensation, d’une émotion,d’une idée, possibles (non encoreactualisées). Ce sont des visages réflé-chissants ou réflexifs, comme le visageexprimant le désarroi de la mère aprèsle procès, dans Intolérance (fig. 1).

Puis sont venus les Gros Plansd’Eisenstein, dont les traits semblentvouloir s’échapper de la surface ainsicadrée (micro- mouvements) sous lapuissance d’un désir, d’une frayeurou d’un ressentiment, encore sus-pendus dans l’incertitude quant àleur actualisation. Ce sont des visagesintensifs comme le visage de l’ouvrierdans Octobre : l’esquisse du sourire,l’écarquillement des yeux, exprimantle désir de voir celui qu’il attend, maisqui n’apparaît pas encore dans lafoule (Lénine n’arrivera qu’à la fin dela séquence) (fig. 2).

2. Eisenstein : Mémoires III, 10 –18, 1985 ; p 25. Ce passage se réfère à une nouvelle, « Le Sphynx », et la bestiole en question est un papillon nocturne appelé « Sphynx-tête-de-mort ».

3. Dickens (1812 – 1870) débute son roman Le Grillon du Foyer par cette phrase « c’est la bouilloire qui a commencé ». Eisenstein « reconnaîtra dans cette bouilloire untypique Gros Plan /…/, c’est du pur Griffith, évidemment ! /…/ Et à ce propos il ne faut pas oublier que l’un des tout premiers films de Griffith fut précisément « Le Grillondu foyer ». (Eisenstein, les Cahiers du cinéma n° 231, 1971, p. 19). Lautréamont (1846 – 1870) transcrit également ces bouleversements dans un chapitre des Chants deMaldoror où « dans l’indécision des plans, deux tours sont des baobabs ou des épingles, /…/ (l’auteur) désaxant le texte en permanence dans des effets de GrosPlan ».(J. C. Bonnet, Cinématographe n° 24, 1977, p. 14).

4. P. Virilio : L’espace critique, Christian Bourgois, 1984, p. 28.5. G. Deleuze : L’Image Mouvement, Minuit, 1983, p. 136.6. G. Deleuze, Op. Cité, p. 126.

Figure 1 : Intolérance de Griffith.

Figure 2 :Octobre de Eisenstein.

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Mais en fait, un Gros Plan de visageau cinéma enveloppe souvent lesdeux aspects. On rencontre chezGriffith des visages qui ont une com-posante intensive ; de même, chezEisenstein, un visage intensif com-mence fréquemment par un staderéflexif. « Mais dans tous les cas leGros Plan garde le même pouvoird’arracher l’image aux coordonnéesspatio-temporelles pour faire surgirl’affect en tant qu’exprimé. »7

Du visage à l’empreinte (l’insert)

Si le visage en Gros Plan exprime l’af-fect (qualité ou puissance considéréespour elles-mêmes), la catégorie dupossible. « L’affect n’existe pas endehors de quelque chose qui l’expri-me, bien qu’il s’en distingue tout àfait. Ce qui l’ exprime c’est un visage/…/, le visage est le pur matériau del’affect, sa hylé8 ».C’est ce que Peirce nomme la « pri-méité » du signe : « un qualisigneest une qualité qui est signe. Il nepeut réellement agir comme signeavant de se matérialiser, mais cettematérialisation n’a rien à voir avecson caractère de signe »9.La « priméïté » de Peirce correspond à« l’affection simple » de Maine deBiran : « ce qui distingue le modesimple dont il s’agit ici, c’est précisé-ment l’absence complète de touteforme personnelle du temps, commede relation d’espace, d’où il résulte quel’affection, élevée d’un degré au des-sus de l’impression purement orga-nique demeure au dessous de la sen-sation et de l’idée et ne saurait s’éleverd’elle-même à cette hauteur »10.Il s’agit donc, avec la « priméité », dela première articulation du sens, quine s’est pas encore dégagé du maté-riau (ici le visage) qui l’exprime : cen’est pas encore l’idée, pas même lasensation, mais on est au dessus,« un degré au dessus de l’impressionpurement organique ».Sous le visage et l’expression gît l’im-pression organique. On retrouve là

les deux occurrences du Gros Planpour la langue anglaise : close-up(visage) et insert (Très Gros Plan surun fragment du corps).Avec l’insert qui ne distingue plus levisage car trop proche de la peau, laface s’efface, l’expression disparaît,nous ne sommes plus qu’en présenced’une empreinte, d’une impressionde la chair. Le Gros Plan change destatut.L’effacement de la face est l’un desthèmes abordés par Bergman dansPersona. Il y a dans ce film une« régression du sens » qui va de laverbalisation au mutisme (l’actrice serefusant à jouer et même à parlerparce que les mots n’atteignentjamais la réalité) et du mutisme à l’ex-pression par les visages en Gros Plan.Mais il y a aussi une régression plusprofonde : sous l’expression pouréprouver la chair, comme le montrentles inserts.Voici la scène où Liv Ullman (l’actrice)choisit des champignons. Elle compareceux qu’elle a cueillis avec les photo-graphies d’un ouvrage spécialisé quien donne aussi la description écrite(mots). Or la signification par les mots,c’est cela même qu’elle a refusé car ilsne restituent jamais la réalité. Elleprend alors la main de sa compagne(Bibi Anderson jouant l’infirmière) etla compare à la sienne (Très Gros Plan

sur les deux mains côte à côte). Il y alà une réalité de la chair similaire à lasienne, mais Bibi Anderson retireviolemment sa main : « ça ne se faitpas, ça porte malheur », dit-elle.(Obscenus dans une deuxième accep-tion signifie de mauvais augure– Gaffiot. La première acceptionétant bien sûr indécent). Pour lesêtres de langage, le monde objectifest un réel sur lequel ils déposent desmots. Le réel de la chair qui gît sousla signification des mots et mêmesous l’expression d’un visage, c’estobscène. Remarquons qu’à la fin du film,quand l’actrice sortira de son mutismepour reprendre son métier, le premiermot qu’elle prononcera sera « Rien »,mais dire « Rien » c’est déjà direquelque chose. Le mot vient recouvrirceci (– rien –) qu’il ne peut pasatteindre.

De l’empreinte à l’involutiondans le vif

– Voici ce qu’écrit Epstein à proposd’un œil cadré en Très Gros Plan(fig.3) : « Deux cents fois grossi, occupanttout l’écran, notre propre œil quinous regarde nous frappe d’inquiétu-de, de malaise ; quel est, lumineuse-ment aérien et saturé de ciel, huilé

7. G. Deleuze, Op. Cité , p. 137.8. G. Deleuze, Op. Cité, p. 138, p. 147.9. Peirce : Écrits sur le signe, Seuil, 1978, p. 139.10. Maine de Biran : Mémoires sur la décomposition

de la pensée, Vrin, 2000, tome I, p. 370. Figure 3 : Photographie de Epstein (in « Écrit sur le cinéma », Seghers).

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d’humidité et issu d’abîmes marins,cet être étrange d’un nouveau règne,cet astre vivant, cet œuf reptile, cemollusque intelligent qui agite sacoquille de paupière ? »« Notre propre œil… » écrit Epstein.Cadrée en Très Gros Plan (par laphoto ou le cinéma, images contin-gentes du fait), la chair est immédia-tement perçue comme similaire à lanôtre. Or cette chair est déconnectéede ses références spatio-temporelles.Elle est donc désorganisée (coupéede toute appartenance actuelle à unsystème organique individualisé). Cetœil en Très Gros Plan n’individualiseni un homme ni une femme, pasmême un être humain parmi tousles animaux dans des différencesactualisées. En revanche, il présentedes similitudes immédiatement per-ceptibles avec notre propre œil, maisaussi avec toute une gamme deformes du monde de la vie.Chacun a déjà éprouvé dans l’intimitéde son cabinet de toilette, de façonfugace, cette « inquiétude », ce« malaise » étrange devant la chair.Car chacun a déjà rapproché un petitmiroir à main de son visage pour exa-miner un bouton ou une rougeur aubord de ses paupières. Mais l’effet deTrès Gros Plan n’a pas duré : le miroirn’a pas de mémoire, et l’image a vitebougé, redonnant les notions d’es-pace et de temps.Et voilà que le cinéma nous restitue,« deux cents fois grossi », en unesorte de miroir différé (« ça a été »),cette impression familière (qui renvoieà nous-même), cette « inquiétanteétrangeté » (qui renvoie à d’autres),dans une similitude immédiatementperceptible. Comme quelque chose« qui devait rester un secret, dansl’ombre et qui en est sorti »11.– Voici maintenant une photographied’Henri Maccheroni (fig. 4) qui pré-sente le sexe d’une femme cadré enTrès Gros Plan (Extrait de Cent

Photographies choisies dans la sérieDeux mille photographies du sexed’une femme, Borderie, 1978).On peut dire que la vulve ainsi cadréeressemble à un œil fermé ou unebouche. On peut faire rebondir indé-finiment les ressemblances, les méta-phores sur le plan de l’image : vulve,puis œil, puis bouche, etc…, l’uneexcluant l’autre dans une substitutioninfinie (métaphore : substitution designifiants, mais intersection de signi-fiés ; G. Mounin Dictionnaire de lalinguistique).Pourtant l’essentiel se joue ailleurs :ce que montre une telle photogra-phie, ce sont les manifestationsdiverses et pourtant similaires del’ouverture d’un corps sur le monde,pour recevoir et donner. Recevoir lesperme et donner l’enfant pour lavulve, recevoir la nourriture et donnerla parole pour la bouche, recevoir lalumière et donner le regard pour l’œil.Une même ouverture erratique quisemble déterritorialisée sur uncorps désorganisé, « un Corps SansOrgane », un corps dégagé detoute actualisation dans un systèmeorganisé.

L’insert sur une chair la déconnectede ses références d’espace et detemps et l’élève au statut de« Corps Sans Organe »12.Il s’agit moins de ressemblances quirenvoient à un modèle unique, « unpatron », que de similitudes quicourent à travers les différences. « Laressemblance comporte une asser-tion unique /…/ c’est telle chose. Lasimilitude multiplie les affirmationsdifférentes qui dansent ensemble »13.Les noms qui distinguent parlent parla différence (ceci n’est pas cela etsera nommé différemment de cela).Et c’est la distinction qui permet defiger les ressemblances, de les déter-miner (ceci ressemble à cela, maisceci n’est pas cela).« Ce ne sont pas les ressemblances,mais les différences qui se ressem-blent »14.La métaphore, en nommant, parlepar la différence et définit la ressem-blance. C’est pourquoi elle n’atteintpas les similitudes15 des chairs quierrent sur le « Corps Sans Organe ».Par la métaphore, les signifiantsrebondissent sur le plan de l’imageet cachent l’indétermination des

Figure 4 : Photographie d’Henri Maccheroni.

11. S. Freud : L’inquiétante étrangeté, Gallimard, 1985 (traduction française de das Unheimliche, texte de Freud de 1919) - « heimlich est un mot dont la signification évo-lue en direction d’une ambivalence jusqu’à ce qu’il finisse par coïncider avec son contraire » ; p. 222-223 ; (heimlich se traduit en français courant par familier).

12. « L’homme est malade parce qu’il est mal construit /…/ lorsque vous lui aurez fait un Corps Sans Organe alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendula liberté » in Artaud : « Pour en finir avec le jugement de Dieu », Œuvres complètes, vol XIII, Gallimard, 1974, p. 104.

13. M. Foucault : Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana, 1973, p. 65.14. C. Lévi Strauss : Le totémisme aujourd’hui, PUF, 1962, p. 115.15. Dans tout le texte nous distinguerons le terme ressembler (qui avec le préfixe « re » indique une réplique, un redoublement) et les termes similitude (de similitudo,

comparaison fondée sur l’existence de qualités communes – Robert) et similaire (de similis = semblable : 1/ homogène, 2/ de même ordre - Robert). Nous orienteronsle sens de similitude et de similaire vers celui que prend le mot « assimiler » (de similis : semblable, mais aussi de simul = ensemble) Bloch et Wartburg,« Dictionnaire étymologique », PUF, 1991.

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similitudes qu’offre la chair. Et c’est celal’obscène : ce sur quoi on pose le voiledu linge, mais aussi l’écran des noms.« Qu’est-ce que c’est que ça ? /…/vite un nom que je me rassure. »La métaphore ne s’arrête pas, le travailde nomination se poursuit inexora-blement, contraint d’aller toujours,de ne jamais se fixer, défaisant sanscesse les noms trouvés et n’aboutissantà rien sinon à une exnomination per-pétuelle : parce que cela ressemble,non pas à tout, mais successivement àquelque chose, cela ne ressemble àrien, ou encore, cela ressemble, oui,mais à quoi ? à quelque chose qui n’apas de nom »16.– Voici le Très Gros Plan d’un coït, tiréd’un film X. C’est évidemment obscè-ne. (Obscène qui blesse la délicatessepar des représentations ou des manifes-tations grossières de la sexualité, Robert– obscena : parties viriles, Gaffiot).Le cadrage suivant s’est décalé sur lesflancs (fig. 5), l’insert ne présenteplus les organes génitaux. L’imagedérange néanmoins. Elle nous metdans le même « malaise », la même« inquiétude » que l’œil en Très GrosPlan d’Epstein. « Qu ‘est-ce que c’estque ça ? » Les formes sont indéter-minées, les plis ne délimitent pas, etpourtant il s’agit d’évidence de corpsqui transpirent, de chairs qui s’effor-cent. C’est obscène (obscenus : sale,dégoûtant, hideux, dans la troisièmeacception du mot – Gaffiot). Uneétrange similitude parcourt les chairs,qui tend à effacer la différence desgenres (où est l’homme ? où est lafemme ?), la différence des espèces(otarie et dugong échoués dans lamême étreinte ?), la distinction desorganes (sein ? fesse ?), dans uneerrance désorganisée de la vie à tra-vers les plis de la chair. Car le TrèsGros Plan c’est le monde des plis. Plisdu ventre ? fronces des yeux ? com-missures de quelles lèvres ? Au bordde quelle ouverture sommes-nous ?C’est cela qui intrigue dans l’insert. Iln’y a pas aux bords des lèvres delimite déterminée entre l’extérieur et

l’intérieur. Au bord des lèvres – de« bord » découle le mot bordel – onglisse déjà à l’intérieur des chairs. – L’intérieur du corps est une figurepermanente de l’obscénité depuisl’antiquité17, car on touche à laphysiologie, qui est similaire à toutle règne animal. Si l’homme se dis-tingue des bêtes, c’est par son corpsextérieur qu’il va parer de signesculturels, c’est par le langage quidistingue et s’oppose à l’indistinct età « l’inquiétante étrangeté » quemanifeste la chair du corps ouvert.Celui-ci ne relie pas seulementl’homme à l’animal mais aussi à lamort. Il faut manger la viande mortede l’animal (il faut l’assimiler, desimilis = semblable) pour continuer àvivre. Et à notre mort, notre propreviande sera assimilée par d’autresformes animales (vers, insectes) dansun grand cycle du vivant.De la dévoration à la digestion, de ladigestion à la défécation, le corpsouvert est obscène car il met à jourune similitude qui parcourt tout lerègne animal indistinctement.Du corps à l’organe, de l’organe à lachair, et de la chair à « l’éparpille-ment de la mort même, de cette mortqui est aussi bien la vie, l’une etl’autre bouleversant jusqu’à l’erra-tique les liaisons imageables /…/.Cette dispersion n’est rien d’autre

que le réel, tel que l’imaginaires’épuise à le représenter ». Et J. C.Milner note : « Bossuet, paraphraseTertullien, et comme lui ne rencontre,pour représenter le réel de la dis-persion, que l‘évanouissement desfigures et l’impossibilité d’une nomi-nation : la mort ne nous laisse pasassez de corps pour occuper quelqueplace, et on ne voit là que tombeauxqui fassent quelque figure. Notrechair change bientôt de nature :notre corps prend un autre nom ;même celui du cadavre, dit Tertullien,parce qu’il nous montre encorequelque forme humaine, ne luidemeure pas longtemps ; il devientun je ne sais quoi, qui n’a plus denom dans aucune langue »18.C’est en tant que la vie dure au-delà des formes actualisées des ani-maux dans leur présence que nouspercevons, intuitivement une chairbiologique comme similaire à la nôtre.C’est cela qui provoque ce « malaise »,cette « inquiétude » dont parle Epstein,et qui est dévoilé par le Très Gros Plan.C’est cela l’obscène.L’insert manifeste les virtualitéssimilaires du vivant dans la durée(bios) au delà des actualisationsdifférentes des individus (hommeset bêtes) dans leur présence (zoé).– Cette similitude dans les plis du vif,qui fait glisser les formes l’une dans

16. R. Barthes : « Requichot et son corps », L’obvie et l’obtus, Seuil, 1982, p. 206.17. Voici ce qu’écrivent F. Dupont et T. Eloi sur l’obscénité dans la Rome antique : « En donnant accès à l’intérieur du ventre, les corps ouverts déploient une obscénité /…/

celle de la physiologie humaine. L’obscénité se complaît à souligner la proximité des fonctions excrémentielles et de certaines fonctions sexuelles /…/. La saleté et lapuanteur sont une autre caractéristique des corps obscènes romains /…/ les mauvaises odeurs sont causées par un manque de soins, de cultus – c’est la puanteur dubouc ». F. Dupont et T. Eloi : L’érotisme masculin dans la Rome antique, Belin, 2001, p. 192. (Ces propos restent d’actualité pour notre époque).

18. J. C. Milner : Les noms indistincts, Seuil, 1983, p. 13.

Figure 5.

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l’autre, dans une indétermination etune involution perpétuelles offre auTrès Gros Plan une affinité particu-lière pour les « fondus » au cinémacomme le célèbre fondu des insertsau début d’ Hiroshima mon amour deResnais (fig. 6).

Le propos général du film est de téles-coper des temporalités différentes (unamour avant la bombe, l’autre après),des symétries de situation (l’amour dejeunesse dans la campagne française,l’amour adulte dans la ville japonaise.Un amant allemand en temps deguerre – trahison nationale – unamant japonais en temps de paix– la trahison a glissé du côté del’adultère), des oppositions de formes(mollesse des corps dans l’amour,rigidité des architectures) qui finissentpar se confondre (La forme molle del’acier fondu par la bombe sera inté-grée à l’architecture rigide du muséequi l’abrite) comme se confondent lesévénements (le premier amour et ledernier amour), dans un plissementde l’espace (Nevers / Hiroshima) et dutemps (Never = jamais), qui les faitinvoluer dans une folie qui dure etque revendique l’actrice.– Le mouvement de ces formes quiplissent pour involuer dans la durée nerappelle-t-il pas le mouvement inversede l’embryon qui se dégage des plis dela durée de la chair pour évoluer versle fœtus et l’enfant organisé ?Car l’embryon est fait de chairs quiglissent l’une sur l’autre et qui n’ontpas encore acquis de différenciation,qui ne sont pas encore organisées.C’est la forme d’existence la plusproche du « Corps Sans Organe »d’Artaud : la chair n’y est pas encorelivrée aux organes. C’est un mondeen puissance. Telle zone de la chair

sera peut-être l’organe cardiaque oupeut-être l’organe pulmonaire, souscertaines conditions d’espace et detemps pour le plissement.En effet, toutes les chairs n’acquièrentpas leur différenciation en mêmetemps. Il faut un certain pli à certainstissus, à un certain moment, pourqu’ils puissent accomplir leur parcoursvers l’organe. Sinon apparaissent les« monstruosités » (de montrer, maison ne « montre » que ce qui estd’ordinaire caché) : à la naissance,surgit alors des entrailles maternelles,l’enfant qui n’a pas accompli totale-ment sa différenciation et qui renvoieà l’animalité. Au bord de quel pli lachair s’est elle égarée, s’est-elle lais-sée déborder pour créer ce « bec delièvre », ces doigts « palmés », etc…? Rappelons au passage qu’en neufmois de gestation, le fœtus parcourttout le chemin des formes de l’évolu-tion depuis l’origine marine de la vie(à tel stade apparaissent des branchies)jusqu’aux grands mammifères (à telautre apparaît un appendice caudal).Et que ce n’est que par métaphore quele « bec de lièvre » est ainsi nommé,l’évolution de la bouche ne s’étantarrêtée ni au stade de l’oiseau (bec) nià celui du lièvre. La métaphore, enfixant la ressemblance à l’intersectiondes deux signifiants ne fait que mas-quer l’indétermination fondamentaledes transformations du vif de la chair.

– Ces figures monstrueuses, on lestrouve présentées dans une exposi-tion très particulière : le Musée desmoulages de l’Hôpital Saint-Louis. LeMusée s’intitule « Musée des patho-logies de la peau », mais en fait ysont exposées des déformationsphysiologiques (monstruosités pardésorganisation embryologique tellesque cornes, hermaphrodisme), aussibien que des déformations patholo-giques (dont le facteur microbien estinvisible). Mais dans les deux cas, lesdéformations apparaissent comme lamanifestation à l’extérieur du corps,d’une désorganisation qui prend sasource à l’intérieur. Et c’est bien lesens que donnent les « cadrages »singuliers de leur présentation qui lesrattache aux inserts. Ces empreintessont aussi des « impressions purementorganiques » : c’est au contact de lachair que ces moulages sont nés.Ils ne différencient pas le genre(homme ? femme ?) ou s’ils distin-guent le genre, c’est par l’exhibitiondes parties génitales qui sont en elles-mêmes obscènes. Ils ne différencientpas l’organe (cou ? hanche ?) (fig. 7).Ils isolent du reste du corps : aumilieu de voilages blancs aux plissoigneusement rebelles, manifestantla pathologie comme une extériori-sation de l’intérieur. La médecine et surtout la chirurgieont toujours eu cette affinité pour

Figure 6 : Hiroshima mon amour de Resnais.

Figure 7 : Maladie de Darier (aine gauche et abdomen).

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19. M. Merleau Ponty : Le Visible et l’Invisible, Tel-Gallimard, 1979, p. 184, p. 193.

Le vif au delà du bios

– Les plis sont donc une figure inhé-rente au monde de la vie. D’où l’usagemétaphorique récurrent des étoffescomme nous venons de le voir pour lamédecine. Mais chez Eisenstein cer-tains plans étranges, sur des masses detissus informes, comme les premièresimages de La Ligne Générale intri-guent comme des inserts sur unechair. La mollesse des formes, leurindistinction nous déstabilisent. Se lève alors de ces plissementsenchevêtrés, une femme enceinte quidormait au milieu de sa famille avecles animaux domestiques : un amasgrouillant de vie. Mais est-ce encorede la métaphore ? Eisenstein poussela comparaison au-delà de la ressem-blance et donne à voir plutôt unesimilitude de ces tissus avec les chairs.La notion de chair se rapprochant là,de celle que lui donne Merleau-Ponty : « Une masse intérieurementtravaillée /…/ sorte de principe incarnéqui importe un style d’être partout oùil s’en trouve une parcelle /…/. Il fau-drait pour la désigner le vieux termed’élément »19, qui renverrait à lagénéralité du sensible sans être stric-tement biologique.On s’éloigne donc du bios, mais dansle même film, Eisenstein va y revenirpar un détour étrange qui trouve sonpoint d’orgue dans le Très Gros Plansur la célèbre « écrémeuse ». Le propos du film est de surmonterdialectiquement l’antinomie appa-rente du monde rural (ampleur desétoffes, rondeur de la musculaturedes bêtes, plissement des blés sous

le vent) et du monde des villes (cos-tumes serrés des employés et desouvriers, angles aigus et lignes paral-lèles des architectures). C’est par lesmachines amenées par une coopéra-tive réunissant les différentes classessociales, que la production agricolesera multipliée. Deux types demachines apparaissent dans le film,correspondant aux deux aspects dumonde rural : tracteur et faucheusepour l’agriculture, écrémeuse pourl’élevage. La faucheuse est comparée (ressem-blance) à la sauterelle, qui par la mul-tiplicité des petites faux de ses pattesarrières, accroît sa puissance decoupe. Sur le même modèle, la multi-plication des faux sur la machine vaéconomiser les forces individuellesdes paysans et surmonter leur rivalitédans le travail.L’écrémeuse, elle, n’intervient passeulement sur le mode métapho-rique. Eisenstein utilise bien sûr lamétaphore dans sa figuration de lamachine : plans suggestifs sur lesnombreuses « verges » qui vont finirpar éjaculer la crème. Mais avantcette explosion victorieuse, l’anxiétéest palpable sur les visages des pay-sans (ont-il fait le bon choix ? ledilemme du pari est évoqué : croireen Dieu ou croire au communisme ;ils ont choisi le communisme). Cetteinquiétude est relayée par la caméra,qui nous présente l’orifice d’une deces verges. On attend un événementqui doit venir de l’intérieur de lamachine. Dans l’embouchure ainsicadrée, un liquide visqueux suinteet pousse son effort vers l’extérieurdans un clapotis hésitant. L’imageest obscène (fig. 10 et fig. 11).L’obscénité relève ici de la simili-tude avec un processus biologiquequ’Eisenstein a imposé au « traite-ment » de la machine, la faisant ainsiinvoluer dans le grand cycle du vivantet dans l’évolution des espèces pourune sécrétion révolutionnaire.– D’autres cinéastes ont su faire débor-der la chair du bios. Teshigahara parexemple dans La Femme des Sablesnous présente des plans de désertdont les rides sous le vent rappellentles plis d’un tégument. Mais à une

l’étoffe. La chirurgie dévoile l’intérieurdans une débauche de tissus et deplis qui bordent l’ouverture, commel’obstétrique se complaît à accueillirl’enfant au milieu de la blancheur deslinges ; des mêmes linges blancs quienvelopperont le corps à sa mort.Bref, toute une métaphore du dévoi-lement qui s’inscrit dans la pratiquemédicale comme dans les noms (tissudésigne aussi bien la chair) mais quicache mal l’indisposition de la simi-litude des plissements du vif à ladétermination.Ces moulages se voulaient plus « réa-listes » encore que les photographies,mais leur obscénité revendiquée (tou-cher le vif dans sa désorganisation)est contrariée par la coloration incer-taine, l’ajout de postiches et surtoutles fronces du cadrage qui les ren-voient à la brocante artisanale.(Longtemps interdite au public nonmédical, la visite du Musée estaujourd’hui ouverte à tous, commeune collection d’antiquités).– C’est la photographie (l’empreintephotonique) qui a donc triomphéde l’empreinte à la cire, et qui restejusqu’à aujourd’hui la figure privilé-giée de l’imagerie médicale. C’estd’ailleurs un catalogue des obscénitésque de parcourir un Dictionnaire de laMédecine. Les inserts y sont nombreuxet si ce n’étaient les légendes et com-mentaires associés, on serait incapabled’identifier ce dont il s’agit : que faitce globe oculaire égaré au fond d’unvagin ? (fig. 8). De quelle région ana-tomique viennent ces lèvres entrou-vertes ? (fig. 9). Errance des plis sur le« Corps Sans Organe ».

À gauche, figure 8 : conjonctivite in « Laroussemédical ».Au dessus, figure 9 : cordes vocales in « Laroussemédical ».

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20. Chez les Grecs anciens, on trouvait déjà cette notion : au delà d’un certain seuil (les myriades) on ne pouvait plus compter. Ce qui était dénombrable changeait alorsde nature : les myriades d’étoiles s’apparentaient alors à la fluidité du lait (galaxies, voie lactée – de gala : lait –).

condition, celle d’envisager le sableau delà d’une certaine limite. Tantque le sable est envisagé commeune quantité dénombrable d’unitésassemblées (un grain de sable res-semblant à un autre grain de sable), ilreste une menace minérale (fig. 12)qui prive d’eau. Mais au delà d’uncertain nombre, le sable change denature et acquiert une fluidité20 simi-laire à la fluidité de l’eau dontl’homme a besoin. Lorsqu’il l’auracompris, le prisonnier des sables (quiest entomologiste, métier qui consis-te à étudier la vie des insectes en les

fixant dans la mort, les noms et lesnombres) sera sauvé.Deux notions de la chair sont traitéesdans le film. L’une classique, est figurée

par les inserts sur les corps humainsqui s’accouplent dans l’incertitudedes plis de leur peau : la caméra doitse rapprocher et isoler. L’autre figu-rant la lande du désert assimilée à untégument, nécessite que la caméras’éloigne. Mais en fait, l’éloignementn’est qu’apparent : il a fallu s’éloignerd’un regard qui dénombre et s’ap-procher d’un regard qui envisage lafluidité du désert, qui l’assimile à unechair (fig. 13), (l’isolement dans l’es-pace et le temps étant acquis partoutdans le désert).– Dans Crash de Cronenberg, tout sepasse comme si deux organismes,l’organisme humain et l’organisationde la circulation automobile vivaientaux dépens l’un de l’autre. Cronenberg décline dans son filmquatre aspects de cette interdépen-dance.Le premier aspect correspond à l’ac-coutumance des hommes à la vitesse(comme à une drogue). Les insertssur les cicatrices consécutives auxaccidents valant comme autant depiqûres et de mutilations volontairesd’un junkie.Le second aspect, c’est que leshommes s’ébattent dans les véhiculescomme des virus dans leur cellule-hôte (inserts sur les étreintes descouples sur les banquettes). Mais levéhicule, lui aussi, jouit sous lescaresses de la lessiveuse (inserts surl’« anatomie » de la voiture).Le troisième aspect, c’est que lesdésirs mutuels des hommes et desfemmes se manifestent dans les voi-tures, mais aussi pour les voitures(insert sur une main humide – maisde quelle sécrétion ? mécanique ouhumaine ? – qui étreint une chair qui

Figure 10 et 11 : La Ligne Générale d’Eisenstein.

Figure 12 et 13 : La Femme des sables de Teshigahara.

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ploie, et qui s’avère être, dans le plansuivant, le dossier du véhicule).Le quatrième aspect, c’est que dansleur attirance, hommes et femmestendent à se pénétrer mutuellement,mais ils désirent aussi se faire péné-trer par l’acier du bolide. D’où leurpenchant pour les accidents, détrui-sant ainsi leur cellule-hôte (virus),assouvissant leur manque (drogue)par la vitesse. Les inserts sur desmembres disloqués, traversés parl’acier (de l’accident ? de l’opérationqui a suivi ?) témoignent d’unedésorganisation des corps de base(hommes et voitures) pour la concep-tion d’une chair composite nouvelle(fig. 14).

« Chair » de sable chez Teshigahara,relevant d’une autre « espèce » quecelle dont l’homme est fait. « Chair » d’acier pour l’écrémeused’Eisenstein et qui rentre dans lemouvement de l’évolution desespèces animales. « Chair » d’acier également pourCronenberg et qui s’incorpore àl’homme désorganisé pour recom-poser une chair mixte inédite.Un parcours de la chair, avec ces troiscinéastes, qui s’éloigne de sa concep-tion classique : le cinéma est créateurde mondes. Mais la chair dont il senourrit traditionnellement, c’est celledes acteurs.

La chair des acteurs

L’incarnation, tel est le propos deMulholland Drive de David Lynch.Le premier plan du film (après l’intro-duction sur les silhouettes des dan-seurs), traverse un appartement : lacaméra a faim, elle chasse, elle reniflejusque dans les draps du lit, unechair qu’elle n’a pas encore trouvé. Le

film, nous présentera plus tard,métaphoriquement, le corps pour-rissant d’une jeune femme sur lemême lit.Dans Mulholland Drive, une jeunefemme (la brune) devient amnésiqueà la suite d’un accident de voiture.C’est en partant à la recherche de samémoire perdue (espace virtuel) quele film parcourt l’histoire du cinéma(autre espace virtuel). Apparaissentalors les grands genres cinématogra-phiques : l’enquête policière et lesuspense (chercher la cause de l’ac-cident, prétexte au film) – le film noir(avec le monde de la mafia) – le sur-naturel (avec l’illuminée qui voit venirle malheur) – la comédie légère (avecle réalisateur en mari trompé) – lecomique (avec la scène où l’assassinvoulant effacer les traces de soncrime, multiplie les indices) en pas-sant par le western (qui a tracté lecinéma américain pendant desdécennies : « Je suis celui qui conduitle buggy » dit le cow-boy. Il ques-tionne en Sphynx énigmatique leréalisateur, qui tel Œdipe perdu dansla nuit, n’a pas fait le bon choix quantà la « femme » du film) – jusqu’aumusic-hall et ses trucages, dont lecinéma, art de l’illusion est né(D. Lynch fait d’ailleurs du réalisateurdans le film le débiteur de l’adminis-trateur du théâtre).Mais le film parcourt également l’en-vers du spectacle depuis le montagefinancier, la répétition des acteurs, lesdécors : c’est un monde fictif.– C’est un monde de doublures(doublure des rôles : la blonde sesubstituant à la brune pour télé-phoner à sa colocataire présumée.La brune prenant la place de lablonde dans le rôle de l’actrice recon-nue dans la deuxième partie du film).– C’est un monde de doublage (labande-son continue à défiler alorsque la chanteuse s’est effondrée).– C’est un monde en miroir (le film seprésente comme une construction endeux volets opposés, dont la boîte dePandore – la caméra, le cinéma –semble donner la clef : un mêmecasting pour des rôles différents).Mais il ne s’agit pas simplement d’ununivers double dont la vérité serait

dévoilée derrière la fiction : chaquedouble apparent renvoie en fait à untroisième volet. Le film de D. Lynchréférant explicitement à trois autresfilms qui tous traitent de l’incarnationdu rôle par l’acteur.• Sunset Boulevard de Billy Wilder,est une réflexion sur la vieillessed’une actrice. Que reste-t-il d’elle ? Sabeauté a passé, mais a été conservéesur la pellicule. Elle repasse donc sesfilms au présent, télescopant en unesorte de miroir différé l’actrice jeunequ’elle a été face à l’actrice vieilliequ’elle est maintenant. De la même manière, les deux actricesjeunes et belles de Mulholland Drive,vieilliront et en arriveront à l’état ducadavre que D. Lynch nous présente,pourrissant sur le lit. Mais leur presta-tion telle qu’elle a été effectuéedevant la caméra, a été mémorisée.• Persona de Bergman. La blonde chezD. Lynch s’appelle Betty, en référenceau rôle d’Elizabeth Vögler incarné parLiv Ullman dans le film de Bergman.Murée dans son silence, E. Vöglerrefuse le mensonge du langage. L’œuvre de Bergman « régresse » dela parole à l’expression par le visage.Mais en dernier ressort, ce que le filma mémorisé c’est la chair des actricesdans leur performance au même titreque les inserts sur les animaux égorgéset éviscérés, sans parole, sans visagesur lesquels le film s’ouvre (fig. 15).

D. Lynch fait même une citation deBergman, c’est le cadrage en GrosPlan sur le visage des deux femmes seréveillant après l’amour (fig. 16 etfig. 17). Le profil de l’une (la brune)s’incrustant dans la face de l’autre (lablonde) comme un même visage sedéclinant sous deux aspects diffé-rents (pour un même rôle, interprété

Figure 14 : Crash de Cronenberg.

Figure 15 : Persona de Bergman.

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mémorisé, et nous révèle, l’apparitionauthentique.Comme les trois œuvres auxquelles ilréfère, Mulholland Drive s’attache auproblème de l’incarnation au cinéma.Il ne propose pas seulement dedédoubler les images en miroir, dedécouvrir ce qui se passe derrièrel’écran, de dévoiler les significationscachées derrière la fiction, comme unpositif derrière un négatif. Mais ilpropose aussi d’exposer ce quel’image implique, ce qu’elle révèleet qui reste rebelle au déploiementdes explications.Pour cela D. Lynch rend d’abord unhommage appuyé à la photographie.• « Qu’est ce que c’est que cettephoto » ? demande le réalisateur dansle film. « C’est la fille » répond lemafieux. (Il ne dit pas « c’est la photoqui représente la fille », mais bien« c’est la fille », à plusieurs reprises).C’est cette même phrase que pro-noncera le réalisateur quand il verraréellement la fille : « c’est la fille ».La photographie (comme le cinéma),image « contingente » de son référent(« la fille »), révèle son authenticité.Ou comme le dit Barthes : « D’unpoint de vue phénoménologique,dans la photographie, le pouvoird’authentification prime le pouvoirde représentation ».• Dans la même scène, le mafieuxdemande « un expresso ». La caméracadre en Très Gros Plan ses mainspotelées, dont le petit doigt est levédans une convention ironique.Derrière cette façade protocolaire, il ya un corps, un processus organiquequi va dégueuler son café sur le drapblanc – ce sont des matières orga-niques qui alimentent l’écran blancdu cinéma – (c’est sale, c’est dégoû-tant, c’est « obscenus »).

• Comme est sale, dégoûtante, lamerde de chien derrière la façadeaseptisée de la villa hollywoodienne(obscena : excréments ).• Les façades, les écrans en tout genreabondent dans le film. Et D. Lynchprend soin de nous présenter encontrepoint, les inserts, qui nous rap-pellent la présence, non seulementdes corps qui individualisent, maisplus singulièrement de la chair.• Derrière les rôles des deux jeunesfemmes, il a fallu deux corps. Etmême ci ces rôles se superposent, sesubstituent, deux corps ont bien étéofferts à l’objectif. C’est ce que nousmontre la scène d’amour : deux corpsofferts dans leur nudité, sur lesquelsles vêtements comme les nomsnécessaires à la fiction ont glissé, etque le cinéma nous restitue dans leurauthenticité.• Mais en deçà de cette nudité, quidrape dans l’érotisme et la significa-tion d’une sensualité, il y a la chairdont les Très Gros Plans nous révèlentla similarité avec toutes les chairs duvivant. Ils ne différencient plus l’indi-vidualité de la blonde ou de la brune,mais exposent la singularité du vif.Que délimitent ces plis de la chair ?(sein, fesse ?) que voit-on au juste ?« vite un nom …».• En deçà de l’interprétation qu’onpeut donner à la scène de masturba-tion : évoque-t-elle l‘image de sacompagne ? (le couple serait virtuel),ou le plaisir est-il vraiment solitaire ?quelle qu’en soit la signification, il y aen Très Gros Plan, authentiquementrévélée, une main qui caresse unsexe. C’est obscène. • En deçà des paroles (« tout estenregistré ! » dit le présentateur aumusic-hall – et de fait lorsque lachanteuse s’effondre, la chanson

par deux actrices). La brune rompantle silence en prononçant le mot « silen-cio », silence dans lequel Elizabeth,chez Bergman, s’était enfermée, n’ensortant à la fin du film qu’en pro-nonçant le mot « Rien » (qui n’estpas rien dire). Les deux films mon-trant là l’inadéquation des faits etdes mots.• Gilda de K. Vidor. La brune, amné-sique chez D. Lynch, va emprunter(dans le miroir qui lui renvoie l’affichedu film) le prénom de Rita Hayworth.Dans le film de K. Vidor, il y a troisprotagonistes principaux. La vie dechacun est double dans la dimensiondu temps (un passé caché, un pré-sent acceptable) ; mais la dimensionpsychologique de chacun est aumoins double elle aussi (une face ver-tueuse et une face honteuse pour leshommes, plusieurs visages pourGilda). Le film s’ouvre donc à desporte-à-faux en cascade.Gilda est-elle une femme intéresséesans scrupule ? (la clef du film seraitl’argent), une garce multipliant lesaventures ? (la clef serait le désir),une victime blessée à la reconquêtede son premier amant ? (la clef seraitl’amour), une chanteuse, une artiste ?(la clef serait le talent).Elle est tout cela à la fois, il n’y a pasde vérité ultime cachée derrière lesreflets. Une seule chose est sûre :c’est l’authenticité de Rita Hayworth,qui est là sous sa robe, dont par troisfois la fermeture-éclair est sollicitée(une fois par son premier époux, uneseconde fois par le deuxième, unetroisième fois par les spectateurs– donc par nous – de son tour dechant final) (fig. 18).Derrière le rôle, derrière les facettesdu personnage, il y a le corps réel deRita Hayworth dont la caméra a

Figure 16 : Persona de Bergman. Figure 17 : Mulholland Drive de David Lynch. Figure 18 : Gilda de K. Vidor.

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continue), l’actrice offre néanmoins,à la caméra qui s’en repaît, sa bouchehumide en Très Gros Plan, authenti-quement restituée (fig. 19).« Il y a à cette bouche toutes lessignifications d’équivalence, toutesles condensations que vous voudrez.Tout s’associe dans cette image de labouche à l’organe sexuel féminin/…/. Il y a là une horrible découverte,celle de la chair qu’on ne voit jamais,le fond des choses, l’envers de laface, du visage /…/, la chair en tantqu’elle est souffrante, qu’elle estinforme, que sa forme par soi-mêmeprovoque l’angoisse »21.Cette phrase est de Lacan interprétantle rêve de Freud dit de « l’injection àIrma »22.Dans son interprétation, Lacan associemétaphoriquement la bouche àl’organe sexuel féminin. Mais il laissepercer « l ‘angoisse » qui sourd : lamétaphore semble impuissantedevant la « chair » puisqu’« elle estinforme », quelque chose « qu’on nevoit jamais ». Lacan poursuit : « Laphénoménologie du rêve de l’injectiond’Irma /…/ aboutit à la révélation dequelque chose à proprement parler

d’innommable (nous soulignons)/…/ une image qui résume ce quenous pouvons appeler la révélationdu réel (nous soulignons encore)/…/ devant quoi tous les motss’arrêtent ».Nous avons placé le propos de Lacanen guise de commentaire sur labouche ouverte du film de D. Lynch.Le texte semble avoir été écrit à sonintention : la chair manifestant lessimilarités du vivant dans la durée,échappe à la détermination. Lesnoms, les mots restent interditsdevant cette apparition de « l’enversde la face », du « réel ».De fait, c’est ce qui se passe avec l’in-sert. « L’insert en laissant le détailanatomique envahir la totalité duchamp, transforme à loisir son rap-port au réel : la réalité n’est plusdémontrée, mais engloutie par leplan qui la dégurgite telle quelle sansaucune médiation, sans aucune coor-dination, a fortiori sans aucuneconstruction dialectique. Il en résulteune désarticulation quasi-maladive,un autisme de l’image /…/, bref, l’ex-pression intéressante d’un certaindegré zéro du cinéma »23.

Ainsi, le sens patiemment tissé detoutes les connexions, substitutionsdes mots de telle façon que notrecorps soit rendu intelligible, se trouvesoudain devant un trou de l’espace etdu temps qui expose la durée seuledans laquelle les virtualités du vivantinvoluent.Et c’est parce qu’il est l’involution duvif dans la durée, et que penser etnommer impliquent le temps etl’espace, que l’insert est obscène.L’obscénité ne consiste pas en undévoilement du sexe mais en unedéchirure du voile de la signification,qui fascine.La publicité l’a bien compris. Elleétale complaisamment, sur sespanneaux géants, des Très GrosPlans dont l’indétermination in-quiète, et dont l’étrangeté nousest familière : c’est parce qu’il y acette trouée dans le voile de la signi-fication, que le slogan marchandnous rattrape au bord de la béance(fig. 20).L’obscénité ne démasque pas ce quiserait caché et qui aurait une positivitéderrière une apparence trompeuse,mais expose l’involution dans uneouverture de la trame des signes quine renvoie aucune fermeté, aucunecertitude, un vertige sans fond, unreste24 que les noms ne saventpas saisir.

La chair et le sexe

Si pendant tant de siècles, les sexesont été stigmatisés comme obscènes,c’est qu’ils réunissaient trois condi-tions pour cela :– La première est fonctionnelle : lesexe féminin est l’organe qui permetl’apparition, depuis les entrailles – levif, la durée, l’animalité, l’informeaussi bien – d’une présence qui nousressemble et qui fait effraction dansnotre temps.

Figure 19 : Mulholland Drive de David Lynch.

21. J. Lacan : Séminaire, livre II, Seuil, 1978, p. 186.22. « L’injection faite à Irma » est un rêve que Freud fit lui-même dans la nuit du 23 au 24 juillet 1895. Voici succinctement les conditions qui menèrent Freud à faire ce

rêve : Freud avait noué avec Fliess une grande amitié doublée d’une admiration professionnelle, et à cette époque, il lui confiait régulièrement ses patientes. Fliess quiavait une théorie singulière sur la proximité organique et fonctionnelle des fosses nasales et des organes génitaux féminins opéra donc Irma, recommandée par Freud.Il oublia dans ses sinus une bande de gaze de 50 cm. Irma revint consulter Freud, qui ne comprit pas tout de suite l’origine somatique de ses troubles. Elle faillit mou-rir quand on l’opéra une seconde fois , et qu’on lui retira la bande de gaze. C’est à la suite de cette seconde intervention que Freud fit ce rêve dans lequel il observe labouche d’Irma jusqu’au fond de la gorge. Rêve qui ouvre le champ à leur interprétation psychanalytique. « C’est le premier rêve que j’ai soumis à une interprétationdétaillée ». (Freud, L’interprétation des rêves, PUF, 1967, p. 99.)

23. P. Carcassonne, Cinématographe n° 24, Fev 77, p. 5.24. « Lacan emprunta à Bataille ses références sur l’impossible et sur l’hétérologie, d’où il tira le concept de réel conçu comme reste, puis comme impossible ».

(E. Roudinesco : Jacques Lacan, esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Fayard, 1993, p. 188).

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– La seconde tient à la posture que lacopulation impose, qui défie la verti-calité humaine et renvoie à l’animal.– La troisième tient à la forme : lesexe masculin est le seul organeapparent qui ait la faculté de se trans-former, de passer d’une forme à uneautre. Du pénis au phallus, il n’y a pasressemblance, l’un n’étant pas lemodèle agrandi de l’autre. Il y a parcontre une similitude avec les trans-formations visibles des organes ana-logues chez les animaux. Cette proximité du sexe et de la chair(la chair est faible, dit-on) a contribuéà son occultation sous le voile desvêtements. Mais le sexe a perdu unegrande partie de sa capacité de fasci-nation : il est de moins en moins lelieu du corps où la trame du sensdéfaille. Depuis qu’au XVIIIe siècle ons’est intéressé aux populations dansle croisement des intérêts écono-miques et politiques pour assurer lerepeuplement et renouveler rationnel-lement la force de travail, un discoursproliférant a tissé sur la sexualité unréseau serré de significations que lapsychanalyse a largement essaimédans toutes les couches sociales.Désormais, comme le dit Foucaultdans la Volonté de savoir, « c’est parle sexe que chacun doit passer pouravoir accès à sa propre intelligibilité ».Aujourd’hui, depuis la presse fémini-ne (dévolue traditionnellement aux

sentiments et aux secrets du cœur, etqui maintenant cible aussi l’amourphysique et les secrets du sexe), enpassant par les livres (avec des récitsmêlant l’aveu, la fiction et l’exhibi-tionnisme – C. Millet : La vie sexuellede Catherine M. –), les expositionsd’art contemporain (présentant desphotos correctement subversives oùl’on voit J. Koons copuler avec laCicciolina), jusqu’au cinéma (avec desfilms « osés » comme Romance deC. Breillat), le sexe est un intérêtpublic, investi d’analyses, de débats,de commentaires.Mais ces manifestations participenttoutes, au fond, d’une même vieilleidée : c’est qu’en dévoilant, ondéjoue un pouvoir, on libère. Et si lesexe peut ainsi être exhibé, s’il a étélibéré de quelque chose, c’est surtoutde son obscénité. Parce que la fasci-nation devant la chair s’est déplacéedans un nouveau dispositif : l’insert.

• Il est assez remarquable que l’in-vention de la photographie (donnantune image contingente qui mémoriseet restitue l’authenticité de l’événe-ment isolé de son contexte), et l’ap-parition des moyens de transportrapides (qui rapprochent le lointain)soient contemporains et sont lesconditions d’apparition du Gros Plan,dont nous avons vu qu’il était visage.• Il est tout aussi remarquable que

le cinéma qui a popularisé le visageen Gros Plan un demi-siècle plus tardsoit absolument contemporain de lapsychanalyse qui s’est détournée duvisage pour ne faire face qu’auxdiscours sur le désir et le sexe.• Tandis que le cinéma avait besoinpour ses images contingentes de senourrir de la chair des acteurs, la psy-chanalyse évoluait vers une dématé-rialisation, une désincarnation desimages en se nourrissant de mots25.Cette discorde entre les mots et lachair se retrouve en la personnemême de Lacan qui eut deuxmaîtres :– Clérambault, qui photographiaitavec passion les femmes voilées duMaroc : un trouble étrange parcourtces images où la chair du visage faiteffraction dans l’échancrure du tissu.– Freud, dont il infléchit la théorievers un tissu de mots (« l’inconscientstructuré comme un langage »).Freud, qui pourtant inaugure lapsychanalyse avec un rêve où il estquestion de « l’envers de la face, duvisage », « quelque chose devantquoi tous les mots s’arrêtent », unechair obscène.Une obscénité dont le sexe com-mence à se délivrer, mais qu’onretrouve dans le dispositif singulierde l’insert : un Gros Plan qui se rap-proche du visage pour en isoler lachair.

Ange Henri PIERAGGI

Figure 20.

25. Rappelons qu’il y avait à la Salpétrière, du temps de Charcot, un service de photographie chargé de mémoriser les postures des hystériques (voir G. Didi Huberman :Invention de l’hystérie, Macula, 1982).