Le Grimoire du Faune · 2019-02-12 · 4 Préface Après le Grimoire de papier, place au numérique...

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Le Grimoire du Faune

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Le Grimoire du Faune 2.0

-

Résurrection

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Sommaire

Sommaire ...................................................................................................................... 3

Préface ........................................................................................................................... 4

L’esthète ou Conte raffiné sur l’inexorabilité du déclin ......................................... 5

L’Apprentie sorcière .................................................................................................. 15

Blueberry .................................................................................................................... 28

Exuvie .......................................................................................................................... 33

Malédiction ................................................................................................................. 34

Miracle ........................................................................................................................ 40

Prélude – Chemin de la résurrection ....................................................................... 42

Semper ........................................................................................................................ 45

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Préface

Après le Grimoire de papier, place au numérique ! Ce premier Grimoire 2.0 a pour

thème « Résurrection », suite aux votes des lecteurs, qui avaient le choix entre trois

propositions. Ce recueil est l’une des contreparties pour nos mécènes inscrits sur Tipeee, et est

également distribué gratuitement via le site des éditions du Faune. Ce recueil est destiné à être

avant tout une plateforme de découvertes littéraires, permettant de mettre en lumière de jeunes

–ou moins jeunes- auteurs, mais il est également un moyen de promouvoir le site et le webzine,

Faunerie, qui est en ligne depuis cinq ans.

Un premier Grimoire, version papier, avait vu le jour en 2015, suite à une campagne de

financement sur Ulule, et mêlait textes et créations visuelles. Malheureusement, suite à des

déconvenues personnelles et financières, j’ai dû arrêté officiellement l’activité éditrice. Cette

expérience a été enrichissante, et m’a permis de réaliser les erreurs de cette première tentative

et d’en tirer des enseignements. Cette fois, je commence petit, le site a été entièrement remis à

jour, le graphisme est définitif et surtout, je prends le temps. Prendre le temps de réfléchir à la

meilleure manière de vous proposer des articles toujours qualitatifs, de bien choisir les

rédacteurs, et de vous faire découvrir des textes inédits à travers cette nouvelle entreprise

numérique ! Mais ce temps et l’énergie mis dans ce projet ont un coût, c’est pourquoi un compte

sur Tipeee, site de mécénat participatif, a été ouvert, afin que vous, lecteurs, puissiez nous faire

un don selon le montant que vous souhaitez, permettant de faire vivre les éditions du Faune et

de nous encourager à continuer ! La somme récoltée chaque mois va directement dans une

cagnotte dédiée à Faunerie, et qui sait, peut-être qu’il y aura un jour suffisamment assez pour

lancer véritablement la maison d’éditions !

Pour ce recueil Résurrection, j’ai reçu une vingtaine de textes et huit ont été

sélectionnés. Les sujets sont variés, mais tous ont un côté fantastique, voire horrifique, parfaits

pour une lecture à la nuit tombée ! Vous noterez qu’il n’y a que deux poèmes : l’un de facture

classique, et l’autre en prose, peut-être les deux textes les moins fantastiques de ce recueil,

choisissez votre camp !

Merci à tous ceux qui nous suivent et à tous ceux qui ont participé au concours, et bonne

lecture !

Morgause

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L’esthète

ou Conte raffiné sur l’inexorabilité du déclin

A.R. Morency

Au plus sombre de la nuit, lové dans le confort de ses draps de soie, l’esthète ouvrit

soudain les yeux. Le silence qui régnait alentour n’était pas celui d’une maison endormie, mais

d’un environnement bien éveillé qui retient sa respiration, appliqué à ne plus émettre le moindre

son. Rien n’était plus assourdissant que cette absence factice de bruit et l’esthète s’extirpa de

ses songes, conscient que quelque chose n’allait pas, qu’un détail ne suivait pas comme il aurait

dû le faire les règles tacites de son univers. Il se leva, pour sentir sur ses épaules la lourdeur

soudaine de l’atmosphère, comme la moiteur qui assaille l’air des tropiques, la chaleur

étouffante en moins. Car à cette heure, dans cette chambre, sur ce parquet lisse, il faisait plus

froid qu’aux confins de l’Arctique.

D’un pas prudent, il parcourut le vaste espace de la chambre à coucher et entrebâilla la

porte. Les ténèbres avalaient chacun de ses mouvements, l’enveloppant d’un cocon protecteur

et rassurant ; il ne voyait certes pas où il allait, mais connaissait si bien son domaine et

l’emplacement du moindre meuble, du moindre objet, qu’il y aurait aussi aisément évolué

aveugle. Dans le corridor, il n’y avait rien. Alors qu’il entamait la descente de ses grands

escaliers en marbre noir de Moulis, une pensée terrible lui vint : n’avait-il pas, la veille même,

invité quelques-uns de ses amis, parmi les plus admiratifs, à se délecter une fois encore de la

splendeur de sa collection ? Ceux-ci s’étaient montrés particulièrement sensibles à la délicatesse

de ses précieuses œuvres d’art et au goût avec lequel il les avait lui-même agencées, dans la

recherche d’une absolue perfection. L’un de ces envieux aurait-il pu se cacher quelque part

dans la maison et attendre son heure pour réapparaître et subtiliser le fruit de temps d’efforts et

de dépenses ? Ou quelques-uns, peut-être avinés, auraient-il choisi de revenir en pleine nuit et

de détruire ce si splendide temple des arts ? A ces pensées, la gorge de l’esthète se serra et, au

silence résolument envahissant, se substitua soudainement le battement retentissant de son

pauvre cœur paniqué. Il pressa le pas, dévalant les dernières marches, et, arrivé au rez-de-

chaussée, courut presque pour traverser le Hall de Séléné. Puis il s’immobilisa. Sous la porte

qui le séparait encore du Salon d’Endymion filtrait un rai fragile de lumière blanche. L’esthète

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fit un pas en sa direction, puis un deuxième et huma l’air. Il reconnut alors cette odeur à la fois

suave et écœurante qu’il avait déjà maintes fois respirée, le parfum entêtant du narcisse mêlé

aux notes épicées du cacao, auquel s’ajoutent les relents fétides de mille petits cadavres

d’animaux en décomposition. Il soupira, tant par soulagement que par résignation, et entra.

« Ainsi, te revoilà. Quelles raisons as-tu de venir me tourmenter, cette fois ? »

A l’autre bout de la pièce, plongée dans la contemplation d’un moulage du buste d’un

jeune garçon, la longue silhouette grise fit mine de ne rien entendre. Prenant son temps, étirant

les secondes à l’envi, elle laissa ensuite glisser son attention sur l’antique mosaïque que

l’esthète avait récemment fait reconstituer au sol, puis passa délicatement son doigt maigre sur

la surface bombée d’un cratère dont le décor rappelait l’histoire d’Endymion et de la lune.

L’esthète frissonna à l’idée que l’une des pièces maîtresses de sa collection puisse être viciée,

mais il n’en montra rien. Enfin, la forme vaporeuse, dont les contours du corps demeuraient

flous, se tourna vers lui –c’était du moins l’impression que celle-ci donnait, mais comment en

être certain quand votre interlocuteur ne vous présente aucun visage digne de ce nom et qu’il

est si délicat de différencier son dos de son poitrail.

« Tiens, tiens, susurra l’esprit de sa voix grave. T’aurais-je réveillé ? J’ai pourtant pris

garde à ne pas faire de bruit…

— Que fais-tu ici ?

— Quelle drôle de question ! J’admire, bien entendu ! Certaines de ces pièces n’étaient

pas là lors de ma dernière venue… »

Mentalement, l’esthète répertoria les pièces en question et, bien qu’il fût empli de

méfiance à l’égard de son visiteur, il ne put s’empêcher de ressentir une certaine fierté. Il y avait

bien sûr ce lévrier de laiton dont les lignes élancées procuraient à la statue une constante

impression de mouvement… et les rideaux, bien sûr ! L’esprit avait-il remarqué les rideaux ?

L’esthète avait eu le plus grand mal à les faire broder du fil d’or qui correspondait, selon lui, le

plus exactement au reste de la collection.

« Quel goût ! Quelle finesse ! continuait le visiteur. Tu n’as certes plus besoin de moi

ici car que pourrais-je apporter de plus à cette maison ?

— J’avoue que je ne pensais pas te revoir. Ma collection n’a-t-elle pas désormais atteint

ce degré inestimable de beauté sur lequel même toi ne peux plus renchérir ?

— Certes, certes… il s’agit bien de la plus accomplie parmi toutes celles qu’il m’ait été

donné de voir. Mais qu’elle soit inégalée ne signifie pas qu’elle soit achevée. »

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L’esthète renifla avec dédain.

« Mon œuvre transcende les notions d’évolution et de finitude – elle n’a plus rien de

matériel depuis fort longtemps, c’est son essence même qui est inestimable. L’essence

d’une beauté absolue, dans sa plus pure démonstration. Peu importe que l’homme

continue de créer, de peindre ou de bâtir, car, moi, j’ai capté cette essence, je l’ai appelée

à moi et je m’en repais à chaque instant passé entre les murs sacrés de ce domaine. Qui

d’autre peut en dire autant ? Qui d’autre a consenti au sacrifice qui fut le mien pour

connaître cette gloire ? J’ai cessé de me nourrir selon mon goût pour que les plats que

l’on me présente charment mon œil avant de satisfaire mon estomac ; j’ai choisi chacun

de mes domestiques à la finesse de ses traits, la délicatesse de ses manières et la mélodie

de sa voix –ceux qui ne remplissent pas chacun de ces critères se taisent ou portent un

masque ; je me suis moi-même séparé de ma main gauche car la cicatrice qui

l’enlaidissait était une insulte au monde que j’essayais de créer. Je me suis résolu à la

solitude, à l’oisiveté et à la mélancolie pour offrir une âme et une vie propre à ce lieu.

— Et cela génère bien des peines et des douleurs chez vous, les hommes. N’avoir qu’une

vie et la consacrer à un idéal aussi noble… Crois bien que cela est tout à ton honneur.

Mais es-tu vraiment certain d’avoir capté l’essence véritable de ce que tu prétends ?

Quand tu regardes toutes ces merveilles autour de toi, ne te demandes-tu jamais si une

autre beauté, plus entière, plus totale peut-être, peut exister ailleurs ? »

Cette fois, l’esthète ne put retenir un frémissement de rage qui le parcourut comme une

vague amère et électrique.

« Peut-être… peut-être es-tu incapable de saisir l’essence de ma collection car tu n’es

au fond que Raffinement, alors qu’elle est Perfection. »

Bien sûr, rien ne se dessina sur la surface brumeuse qui tenait pour l’esprit lieu de visage,

mais l’esthète fut malgré tout certain que son interlocuteur sourit.

« Sais-tu ce qui cloche dans ton univers, mon ami ? Me permets-tu de te l’énoncer sans

pour autant te déplaire ? »

L’esthète demeura silencieux. La peur terrible que l’on parvienne à dévaloriser sa

collection rivalisait d’intensité avec le désir de savoir s’il était possible de trouver sur terre plus

grande beauté encore.

« Il est artificiel. »

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La sentence tomba comme un couperet. L’esthète eut le sentiment de se faire trancher

le cou et, cherchant à défendre sa création, balbutia une suite d’excuses, d’explications et

d’arguments à chaque fois un peu moins convaincants. Il jura qu’il ne s’intéressait ni au banal

ni au commun et que, de fait, il n’accordait d’importance réelle qu’à ce qui avait été créé de

main d’homme. Il démontra que la portée sacrée de sa collection résidait dans le fait qu’elle

supplantait la réalité en refusant justement de l’imiter. Il prétendit que l’artifice l’emportait sur

la nature mais qu’en assumant lui-même le rôle de faiseur de beau, il parvenait à les confondre

tous deux en un produit idéal.

« La beauté est seule à pouvoir porter le nom de Dieu car personne, pas même

l’incarnation sournoise du Raffinement, ne peut la mettre en doute. »

La mince silhouette le fit taire d’un geste large.

« Et cela tombe parfaitement car je ne la mets point en doute. Au contraire, je suis ici

pour la célébrer. »

En un clignement de cil, l’esprit ne se trouva plus séparé de son hôte que par le souffle

rauque de la respiration de ce dernier. Lentement, il leva un long doigt gris et toucha le front de

l’esthète.

Un jardin fleuri, des taches de toutes les couleurs sur le sol humide, des herbes hautes,

mal entretenues. Le vent amène en rafales le sel de l’océan, bien que ce dernier ne se laisse pas

voir d’ici. L’air est doux et le ciel à peine voilé par quelques lambeaux de nuages. On croirait

un dimanche agréable en plein air, passé à fredonner de vieux airs d’enfance, à croquer dans

des tranches de cake au beurre et à s’essayer à l’aquarelle. Sont-ce de jeunes amis ou les

garçons d’une même fratrie qui gambadent en riant et tirent les cheveux de leurs sœurs pour

les entendre se plaindre ? L’une d’elles, plus grande que les autres, court pour éviter qu’on la

décoiffe. Elle se rapproche, sa bouche carmin s’étirant en un immense sourire. Sa peau est de

la blancheur du lait frais, ses joues, sous l’effet conjugué du jeu et de la course, se sont teintées

d’un rose pêche qui évoque deux bourgeons fragiles. Ses grands yeux se lèvent, observent ; on

ne perçoit nulle surprise dans son regard, seulement l’innocence de son âge, la bienveillance

de son sexe et la gaieté qui étreint le cœur encore préservé du monde. Tout en elle n’est

que vertu, son existence est un hommage à la gloire de la Création, une offrande à l’Homme

dans sa quête insatisfaite du bonheur. La plus parfaite expression de la Beauté.

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Au plus clair du jour, étendu sur ses draps froissés, l’esthète ouvrit soudain les yeux. De

longues minutes s’écoulèrent avant qu’il ne parvienne à reprendre parfaitement pied dans la

réalité. Sa rencontre de la veille lui revint à l’esprit, aussi confuse qu’un mauvais rêve, mais

qu’il savait pourtant bien réelle. Puis, bien vite, toute pensée fut chassée par l’image obsédante

de la jeune fille qu’il avait rencontrée en songe. Quel âge pouvait-elle avoir ? Quatorze ans ?

Peut-être quinze ? Et d’une fraîcheur désarmante, naturelle, d’une beauté sans artifice. De sa

seule présence, elle lui avait offert un spectacle tel qu’il n’en avait jamais vu encore et tout son

être en était bouleversé. Son corps le faisait souffrir, il se sentait fiévreux, malade d’avoir déjà

perdu cette vision céleste et tremblait d’émotion rien qu’à se la remémorer.

Nombre de questions agitaient son esprit : comment les dieux, dans leur œuvre créatrice,

avaient-ils pu dessiner un tel chef-d’œuvre ? Et la terre était-elle seulement assez digne pour le

porter ? Quel site, autrement plus sacré que son domaine, avait été élu pour la voir naître, grandir

et, un jour, vieillir ? Et lui, pauvre homme soudain dépourvu de sa grandeur, quelle place jouait-

il dans le destin de cette enfant ? Consentirait-elle à être sa muse ? Flatterait-elle un jour sa

collection de sa si chère compagnie ? Jours et nuits passèrent et l’esthète désespérait de trouver

des réponses à ses questions. Pour enfin effacer cette image de ses pensées, il ambitionna de la

dessiner -à toute heure, on le voyait déambuler sur son domaine, entre les allées plantées de

peupliers et sous les arches habillées de glycines, quémandant art et talent, implorant l'aide des

dieux et des saints. Tant de fois il se mit à l'ouvrage, tentant de rendre par des couleurs et des

contours la force insaisissable des sentiments qu'il éprouvait, puis hurlant de rage et de

frustration, déchirait ses esquisses et, se laissant tomber à genoux, goûtait à nouveau à la cruauté

de l'échec. Il se résolut alors à croire que nul artiste jamais ne serait capable de contrefaire une

telle beauté ni de capter l'âme merveilleuse qui l'animait. Le plus beau des portraits ne lui

apporterait que la frustration de ne posséder qu'une copie. Il lui fallait l'original.

Se refusant à quitter son palais du raffinement, il manda des dizaines de messagers pour

leur assigner la mission à la fois simple et vitale de retrouver l’apparition de son rêve. Il sut

détailler avec exactitude l'environnement que la jeune fille habitait, proche de la mer, il en était

certain. Il décrivit même ses compagnons de jeu, sœurs, frères et cousins, et, avec une extrême

précision, chacune des essences qui poussaient dans les jardins. Puis il attendit le retour de ses

envoyés, se consumant d'espoir. Refusant, dans son attente, de poser son regard sur un autre

visage que celui de la belle adolescente, il ne reçut plus aucune visite, interdit à ses domestiques

de se présenter à lui et fit décrocher des murs chacun des miroirs qui, avec goût, complétaient

les fantaisies de sa décoration, afin de ne pas avoir à s'y contempler lui-même.

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Quand enfin ses hérauts revinrent, ce fut le pas traînant et la mine sévère. À force de recherches,

ils étaient arrivés au domaine de bord de mer et y avaient rencontré la grande et bienheureuse

famille. Mais, s’enquérant de la jeune fille, demandant à connaître son nom, son âge et ses

goûts, se renseignant sur ses activités quotidiennes, ses talents et ses passions, arguant que sa

place, désormais, se trouvait auprès du seul homme susceptible de lui rendre justice, alors

seulement, ils avaient appris que la belle avait quitté ce monde des mois plus tôt. Et pour les en

convaincre, on les mena jusqu'au petit mausolée blanc qui abritait la part terrestre de son être.

Sur le chemin du retour, ils se concertèrent pour décider de la meilleure façon de l’annoncer à

l’esthète et finirent par convenir que, peu importe la façon dont la nouvelle était rapportée,

l’homme en serait brisé. Mais lorsqu’on lui expliqua que l’objet de toutes ses convoitises n’était

plus, il ne pleura pourtant pas, ni ne blasphéma, ni même ne se mit en colère. L’injustice était

si vive qu’aucun autre sentiment n’avait plus de place au fond de son cœur. L’esprit du

Raffinement lui avait laissé entrevoir le salut, sachant pertinemment que celui-ci était déjà

perdu. Ce faisant, il précipitait son âme dans d’insondables noirceurs, là où sa cruauté

machiavélique pouvait jusqu’à l’ivresse se gorger de son martyr.

Pour la première fois de son existence, l’esthète fit preuve d’humilité et admit

l’immensité de son impuissance. S’il lui fallait renoncer à la fille, il lui fallait aussi oublier à

jamais l’idéal qu’il avait passé sa vie à tenter d’atteindre. Le lendemain, c’était arrêté, il

laisserait derrière lui sa maison, la collection qu’elle abritait et le rêve évanoui qu’elle incarnait.

Et, sûr de son ultime décret, l’esthète prit une dernière fois le chemin de sa chambre.

Il ne l’atteint toutefois jamais. En passant devant le Salon d’Endymion, las et désabusé,

il sentit à nouveau le parfum magnifique et terrible qui prédisait la venue de l’impitoyable esprit.

L’esthète fut d’abord tenté de l’ignorer, signifiant au reste du monde, par cette attitude, qu’il

acceptait de se renier lui-même ; mais la rancœur qui germait tout au fond de lui le conduisit

malgré tout à pousser la porte du salon et à se confronter à l’importun.

« Alors, mon ami, as-tu finalement obtenu ce que tu désirais ? furent les premières

paroles de l’esprit à la vue de son hôte.

— Toi… comment oses-tu te présenter encore chez moi, esprit de Perfidie ? Jusqu’où ta

ruse te portera-t-elle donc ?

— Voyons, est-ce bien une façon d’accueillir un ami ? »

A ces mots, l’esthète éclata d’un rire creux, artificiel, mais qu’il ne put cependant

maîtriser.

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« Un ami ? Mais quel genre d’ami fait miroiter le merveilleux pour ne prodiguer que

l’ignominieux ? La fille est morte et tu le savais. »

Un long soupir souffla comme un vent moqueur à travers la pièce. L’esprit semblait à

la fois exprimer son indifférence et son refus de prendre sa part de responsabilité.

« Tu as décidé seul que tu devais la posséder. Mon ambition était uniquement de t’offrir

le ravissement suprême que tu recherchais ; mais regarder ne t’a pas suffi. Tu as vu le

plus joli petit prodige des dieux virtuoses et tu l’as voulu. Cela n’est point de ma faute.

Ceci dit… je vois que tu en souffres et je veux bien reconnaître une certaine maladresse

de ma part. Je n’ai sans doute pas été assez clair quant à mes desseins, aussi je me

propose à présent de te faire une offre qui, je le souhaite, réparera ce malentendu et

retissera les fils de notre vieille camaraderie.

— Je ne crois pas avoir envie d’entendre ta proposition. Je tire un trait sur ce que j’ai

toujours été et si je veux pouvoir me reconstruire demain, alors je ferais sans doute

mieux de ne pas t’écouter.

— Très bien. Je ne l’aurais fait que pour toi, mais puisque tu refuses, je n’insisterai pas.

Nos routes se séparent-elles donc ici ? Es-tu certain de ne plus vouloir d’elle ? »

Alors qu’il s’apprêtait à tourner les talons, l’esthète se figea. L’esprit avait prononcé le

seul mot qu’il redoutait d’entendre, fait l’unique allusion qu’il se savait incapable d’ignorer.

« Que veux-tu dire ?

— Cette fille qui t’obsède, si son absence te rend malheureux, je suis en mesure de régler

le problème.

— Comment ? Elle a déjà embrassé le plus immuable des destins. S’il est une condition

que personne, si ce n’est Dieu lui-même, ne peut transgresser, c’est bien le trépas. Je

l’ai perdue à tout jamais, je le sais, et je ne veux pas de tes illusions pour me persuader

du contraire.

— Enfin, enfin. Je n’aime pas que l’on me prenne pour un esprit de pacotille. J’ai comme

qui dirait quelques privilèges… et une parole que je sais tenir. Ce que je propose, je

peux l’exécuter. Sur un seul mot de toi, je voyagerai jusqu’au royaume des morts pour

y saisir la main délicate de ta muse et je la mènerai à toi. Son corps, son âme, sa vie

nouvelle : tu auras tout.

— Si cela est seulement possible, quelle sera ma dette ? Quelle punition me frappera

pour avoir été complice d’un tel sacrilège ?

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— Oh ! toujours les grands mots. Tu te crois héros de ton propre drame, esthète.

Personne sur terre ou dans les cieux ne t’accorde assez d’importance pour se soucier des

jeux auxquels tu joues. Quant à ce que je perds et ce que je gagne… je suis seul à devoir

en répondre.

— Alors tu ne me demandes rien en échange ? demanda l’esthète, suspicieux.

— Rien. Rien dans l’immédiat. Rien que tu ne puisses céder avec largesse. Rien de rien.

Si ce n’est… tout ceci. »

D’un mouvement, l’esprit embrassa tout ce qui l’entourait.

« Ma collection ? C’est ce que tu veux ?

— Seulement quand elle ne sera déjà plus tienne. Je te laisse en faire ce que tu en

souhaites jusqu’à ta mort, mais alors, elle me reviendra. Je t’offre l’occasion d’en jouir

de tout ton vivant et de t’y promener avec ta vierge en contemplant le reflet de tes chefs-

d’œuvre dans l’éclat pur de ses yeux. Réfléchis et dis-moi : cela n’en vaut-il pas la

peine ? »

Malgré la fermeté qu’il tentait d’opposer aux séductions de l’esprit, l’esthète sentait ses

récentes résolutions fondre une à une sous le feu de son désir ravivé.

« J’ajoute une condition : après ce soir, toi et moi ne nous rencontrerons plus jamais.

— C’est entendu !

— Je possèderai donc la fille ainsi que la collection ? Oui, c’est entendu. »

« Viens. Approche. »

Couverte des délicats vêtement dans lesquelles on l’avait inhumée, la jeune fille, debout

dans le Hall de Séléné, observait l’esthète avec de grands yeux étonnés.

« Ne crains rien, douce Beauté, mais réjouis-toi plutôt d’avoir trouvé ta place. Ma

demeure est tienne ainsi que tout ce qui s’y trouve, désormais. Viens donc, que je te

fasse visiter. »

Alors que les oiseaux entamaient leur symphonie à la gloire du jour naissant, l’esthète,

dans la clarté pâle de l’aube, se livra à la joie intense de faire le tour complet de son domaine

aux côtés de son nouveau chef-d’œuvre, qu’il n’hésita pas à faire poser dans chaque pièce,

devant chaque objet, pour se délecter de la façon dont elle semblait tout rendre plus beau. La

jeune fille le suivait, silencieuse, et obéissait sans résistance à la moindre de ses demandes. Il

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lui parlait d’une voix tendre, sentant déjà son cœur déborder d’un amour tout paternel pour cette

douce enfant qu’il n’osait pas même frôler, de peur de l’abimer. La seule chose à laquelle elle

n’accéda pas fut de lui faire entendre sa voix. Extraite malgré elle du monde de silence auquel

elle avait appartenu, elle ne paraissait plus capable de s’exprimer ; mais cela importait peu à

l’esthète qui, satisfait de sa seule présence, avait même omis de bien la regarder.

A midi, quand tous les recoins de la maison furent explorés, l’esthète décida de faire

préparer un festin pour le soir et d’y convier ses exigeants amis. Eux qui, déjà, ne pouvaient

cacher leur envie et leur admiration devant sa collection seraient à n’en pas douter foudroyés

d’extase et de jalousie à la vue de la fille. Lorsqu’ils arrivèrent, l’esthète leur présenta la jeune

ressuscitée comme sa pupille, une enfant charmante qui avait eu à endurer bien des malheurs et

jusqu’au décès de ses parents, et dont il allait désormais s’occuper en lui prodiguant ses

largesses. Bien sûr, on remarqua la beauté juvénile de l’adolescente et l’on salua la finesse de

ses traits, mais personne ne sembla s’extasier outre mesure devant ce si parfait petit être. La

soirée se passa mal pour l’esthète qui ne comprit pas pourquoi ses tapisseries et sa marqueterie

remportaient un plus fort succès que le visage de sa protégée ; il y mit d’ailleurs un terme

précoce, prétextant un début de migraine, pour se débarrasser au plus vite de ses hérétiques

invités. Lorsque le dernier d’entre eux s’en fut allé, il s’isola dans son salon favori avec cette

enfant miraculée et, tentant de saisir ce qui n’allait pas, pour la première fois, il la détailla.

L’horreur saisi son âme quand il se rendit compte que celle qu’il tenait face à lui,

cependant identique à la jeune fille de sa vision, n’était pourtant pas tout à fait la même. Certes

il s’agissait bien d’elle, mais changée, différente et… comme altérée. Elle n’était plus la beauté

vue en songe ; pourtant ramenée à la vie, elle avait à jamais perdu ce souffle si fragile qui aurait

dû la différencier des défunts. L’éclat de son regard, la joie de son sourire n’étaient plus. Mais

ce fut en examinant son teint clair que l’esthète fut réellement anéanti : le rose pétillant de ses

joues rondes avait disparu, ce même rose qui avait fait bondir son cœur la première fois qu’il

l’avait contemplé –ne restait que le blanc uniforme d’une peau de satin sur laquelle il osa enfin

déposer sa main, caressant avec douceur le profil figé, qui partageait avec le marbre la même

dureté et la même froideur au toucher. De ses grands yeux emplis de vide, la revenante le

regarda alors pleurer et se rouler en boule sur son élégant tapis d’Orient tout en tirant, par des

gestes irraisonnés, sur la racine de ses cheveux. Puis elle resta à sa place, sans bouger un seul

muscle, lorsqu’il sortit en toute hâte de la pièce pour n’y revenir que de longues heures plus

tard, plus hystérique encore. Il se mit alors à hurler, convoquant à renfort d’injures l’esprit qui,

fidèle à sa promesse, ne réapparut point.

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« Le sommeil ne m’accueillera plus jamais, l’appétit me manquera toujours, se

plaignait-il. Le plaisir que j’ai si souvent éprouvé à admirer les œuvres les plus rares de

ma collection vient de me quitter et plus rien ne suscite encore la moindre émotion en

moi. Je perds le goût de tout. »

A genoux, il se traîna auprès de la trépassée et saisit ses mains glacées.

« Tu as introduit la souillure du sacrilège dans ma maison, l’obscénité de ce qui un jour

fut beau et aujourd’hui fané. Si j’aime encore celle que tu es, c’est parce que j’aimerai

toujours celle que tu fus. Mais, ensemble, nous avons lacéré les derniers lambeaux de

beauté qui subsistaient encore parmi les hommes et, ensemble, nous en répondrons

devant ce qui reste de ce monde brisé. »

Alors l’esthète, toujours accroupi, comme prosterné aux pieds de la fille, sorti de sa

poche un briquet et, avec lenteur mais sans trembler, laissa le feu naissant lécher le bas de sa

robe. Ne paraissant en ressentir aucune douleur, elle ne réagit pas. Quant à lui, en proie à sa

seule dévastation, il attendit que les flammes eurent atteint la hauteur de ses épaules pour la

prendre dans ses bras et, la serrant aussi fort qu’il le put contre lui, n’émit pas un son de plus

qu’elle.

Tandis que la domesticité au grand complet courait en tous sens pour essayer d’éteindre

le feu, l’esprit avançait, invisible, parmi les cendres. Les aider à maîtriser l’incendie ?

Certainement pas ! Ce brave esthète avait tenu sa part du marché au-delà de ce qu’il avait

imaginé : non seulement il était mort moins d’un jour après leur pacte, précipitant la réalisation

de leur accord, mais il avait en plus, et sans le savoir, débarrassé l’esprit de la tâche qui lui

incombait –détruire la collection. Esprit du Raffinement ou Esprit du Déclin, la créature aux

deux visages jamais n’aurait toléré que subsiste en ce monde une beauté si pure qu’elle puisse

surpasser ce que lui-même était capable de créer. Tricher avec des notions aussi futiles que

celles de vie et de mort était un prix bien maigre à payer en échange de l’héritage de l’esthète ;

la matérialité de celui-ci l’intéressait par ailleurs bien peu –il se contenta d’en absorber l’essence

et disparut.

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L’Apprentie sorcière

Nolwenn Pamart

Hiver

Le gel avait pétrifié la boue du chemin qui menait à la maison. L’armistice avait été

signé dans un wagon qui prenait les courants d’air, on avait sonné le clairon dans les villages

alentour, mais rien n’avait changé. Un vent de peur et de privation s’invitait toujours dans les

interstices des fenêtres et Arsène n’était jamais rentré. Marthe n’espérait plus grand-chose.

Auparavant, des cartes postales des villes rasées de la Somme et de l’Artois atterrissaient dans

sa boîte aux lettres avec quelques mots griffés à la hâte –toujours les mêmes : Je pense à toi, je

t’embrasse, je suis bien. L’ordre seul changeait. Peu avant les clairons, elles avaient cessé leur

litanie langoureuse et vaguement rassurante et pendant deux mois, il n’y eut plus que le silence.

Puis une lettre bien tapée à la machine, signée en bas d’un paraphe énorme, lui avait appris la

vérité. Arsène était mort au combat, il s’était sacrifié avec courage pour la patrie.

Marthe avait à peine pleuré devant l’étrangeté de la nouvelle. Arsène était individualiste

et débrouillard, du genre à manœuvrer pour échapper aux compagnies des fantassins et des

artilleurs, qui dès le début de la Guerre avaient comptabilisé le plus grand nombre de morts. Ça

ne lui ressemblait pas trop de se lancer à l’assaut de l’ennemi fleur au fusil. Arsène d’ailleurs

n’aimait pas les fleurs, elles le faisaient éternuer. Les jours suivants, Marthe avait relu la lettre,

soucieuse. Elle s’imaginait la vie là-bas, dans les vastes plaines du Nord et la camaraderie

soldatesque qui avait transformé son Arsène en un va-t’en-guerre comme les autres. Peut-être

était-ce pour cela qu’il lui écrivait toujours les mêmes phrases sur ses cartes postales, pour ne

pas qu’elle se rende compte que quelque chose en lui avait changé.

Après l’armistice, les rues se parsemèrent de culs-de-jatte et autres mutilés de guerre.

Le charretier Robert dut rendre sa carriole qu’il n’arrivait plus à tirer derrière lui avec son bras

restant. À la place, il s’asseyait devant chez lui et vendait des petites pommes qu’il disposait

avec soin sur une couverture. Marthe lui en achetait une de temps en temps, même si elles

étaient pleines de vers, et elle se surprenait à imager son Arsène, trop honteux d’un bras ou d’un

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œil en moins, simuler sa mort pour partir sur les routes de France. Ça, déjà, ça lui ressemblait

davantage.

En vérité, quelque chose la retenait de croire tout à fait à la disparition de son époux.

L’absence de corps l’empêchait en toute logique de lui ériger une tombe. Claire, la voisine, ne

supportait jamais qu’un si petit détail vînt faire obstacle à ses projets, aussi dilapida-t-elle ses

économies dans une stèle de pierre blanche qu’elle allait fleurir tous les dimanches. Marthe

avait du mal à se résoudre à ce genre d’extrémité. Sans corps, il lui manquait avant tout une

preuve, et elle rechignait à graver dans la pierre la date supposée de la mort de son mari. La

pierre, c’était bien plus définitif qu’un papier, il ne fallait pas se tromper.

« S’il revenait tout de même, tu comprends ? Quel effet ça lui ferait de voir qu’il est

mort ? »

Claire, bien navrée, préparait de jolis mots, les plus polis possibles dans sa bouche de

harengère, pour lui expliquer qu’il était peu probable qu’Arsène revienne jamais, et que les

armées tout de même ne pouvaient pas se tromper sur quelque chose d’aussi important. Marthe

n’osait pas lui répondre qu’elle avait besoin de plus. Les autres, beaucoup d’autres, avaient reçu

les affaires récupérées de leurs fils, frère ou mari. On disait que la voisine du dessus avait

installé l’uniforme percé de son fils sur son mannequin à couture et lui préparait son thé tous

les matins. Comme il l’aimait, peu infusé et avec un citron.

Il fallait donc en avoir le cœur net. Une idée vint à Marthe dans les derniers jours de

l’hiver. Un dimanche, elle avait invité Claire à partager un café noir et des petits gâteaux. Elles

versaient un peu de liqueur au fond de leur tasse et riaient bêtement en pensant à la fin du mois

d’août 1914.

« Si j’avais su, Marthe, je l’aurais envoyé chez nos cousins ; tu sais, ceux de la frontière

espagnole ? Il se serait caché là-bas et maintenant, il prendrait du café avec nous. »

Marthe lui tapota l’épaule. Elle n’avait personne d’assez loin pour lui envoyer son

Arsène imaginaire, mais cela forçait seulement ses regrets à prendre une autre forme. Alors

qu’elle lui resservait du café, lui permettant, par la même occasion, de reprendre un peu de

liqueur, le lustre au-dessus de leur tête trembla avec inquiétude. Claire soupira :

« Elle empire de jour en jour ta voisine. D’ailleurs, tu ne sais pas ce que j’ai appris ? »

Marthe, bien sûr, ne savait pas.

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« Elle est allée voir une sorcière. Ne rigole pas, c’est vrai ! Tu sais, la voyante de la rue

du Bac ? Elle crevait de faim en ’14 et maintenant, elle a des bijoux en or. »

Marthe avait du mal à voir le rapport entre ces deux informations mais elle attendit

patiemment que la lumière se fasse. Claire n’avait pas la magie des transitions.

« Elle appelle les esprits, tu vois. Pour parler aux disparus. Moi je pense que c’est des

bêtises. Mais la vieille, elle y va tous les dimanches avec un portrait de son gamin. Elle

veut rentrer en contact avec lui. »

Marthe alors se figea, sous le coup de l’idée qui venait de s’imposer à elle. Son

interlocutrice continuait :

« Tu vas voir, tu vas entendre la porte claquer ce soir, et ce sera elle qui se mettra en

route. C’est fou, quand même, tu ne trouves pas ?

— Oui, totalement fou… »

Mais tout ce à quoi elle pensait, à présent, c’était comment se rendre chez cette

prétendue sorcière sans se faire voir.

Printemps

Puisque les incantations se réalisaient le dimanche, ne suffisait-il pas, pour ne pas attirer

l’attention sur soi, de s’y rendre un autre jour ? Marthe attendit patiemment que survienne un

jour de pluie, de ces giboulées de printemps qui lavent les terres à grandes eaux, et elle

s’aventura dehors, le nez caché sous un chapeau, le chapeau caché sous un parapluie porté bas.

Point de photogramme ou d’effet personnel d’Arsène avec elle : elle souhaitait seulement un

renseignement.

La femme qui lui ouvrit avait moins l’air d’une sorcière que d’une petite bourgeoise

déguisée en bohémienne. Les napperons disposés sur la table où elle officiait trahissaient une

incontestable maîtrise du crochet plutôt que de profondes connaissances occultes. Marthe fut

tentée de faire demi-tour, mais la dame dut bien déceler chez elle les attributs de la veuve de

guerre et insista pour qu’elle prît place :

« Racontez-moi tout. »

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La requête apparut incroyablement brutale à Marthe, qui vivait depuis longtemps dans

un monde où l’on ne parlait de la guerre qu’à demi-mot.

« Je suis navrée, Madame, je crois qu’il y a erreur. Je ne suis pas venue pour cela. »

La sorcière sembla déçue : apparemment, sa cliente avait perturbé une mise en scène

parfaitement maîtrisée. D’un air méfiant, elle demanda :

« Que puis-je faire pour vous, alors ? Si vous venez me demander d’arrêter mes activités,

soyez prévenue : je n’abandonnerai pas. Ces femmes ont besoin de moi. »

Son ton avait perdu toute la sollicitude dont elle entourait d’habitude les endeuillées

inconsolables. Marthe posa calmement les mains sur la table :

« Eh bien voilà. Vous aviez en partie raison lorsque vous m’avez prise pour une veuve

venue demander de l’aide. J’ai bien perdu mon mari. Seulement voilà, je ne veux pas

lui parler. Cela ne m’avancerait à rien. »

Un instant, elle s’imagina le fantôme d’Arsène lui envoyer ses meilleurs sentiments par

voyante interposée : Je suis bien. Je pense à toi. Je t’embrasse. Elle reprit :

« Avant de continuer, j’aurais besoin de savoir : êtes-vous réellement une sorcière ? »

L’autre se leva d’un bond.

« Ah vous y revoilà, je vous assure que…

— Ce n’est pas ça. Je veux seulement savoir si vous savez faire autre chose que de parler

aux disparus. Ou si vous connaissez des sorcières qui le font, qui pratiquent d’autres

sortes de charmes, plus… »

La voyante ne s’attendait visiblement pas à une telle question.

« Que voulez-vous ? »

Marthe prit une profonde inspiration.

« Je ne veux pas lui parler. Je veux le ramener à la maison. »

Son interlocutrice pâlit et d’un geste superstitieux ôta foulards et colifichets. Pour la

première fois, Marthe la soupçonna de n’être pas qu’une voyante du dimanche après-midi.

« Visiblement, vous ne savez pas de quoi vous parlez. »

Sa voix s’était soudain débarrassée des petits maniérismes qui lui donnaient cet air de

petite bourgeoise un peu folle. Marthe décelait quelques blancheurs dans ses cheveux noirs, des

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ridules au coin des yeux et, surtout, quelque chose dans son regard qui lui donna soudain la

certitude que cette femme était beaucoup plus vieille qu’il ne lui avait semblé d’abord.

« Je pourrais vous laisser partir avec vos folles idées, mais quelque chose me dit que

vous ferez tout pour les mettre en œuvre, même les pires bêtises. Quelqu’un doit vous

dissuader, vous mettre face à votre résolution et à ce qu’elle implique. Il semble que

cette personne, ce doive être moi.

— Je ne demande qu’à apprendre, tenta Marthe. J’assumerai seule les responsabilités. »

La sorcière éclata d’un long rire.

« Parce que vous croyez qu’il suffira de quelques semaines, de quelques mois pour

invoquer des forces qui nous dépassent toutes ? Avez-vous vous-même la moindre

prédisposition à la magie, en avez-vous entendu parler ailleurs qu’en veillée, dans les

récits du soir qui vous empêchent de dormir ? Et quand bien même auriez-vous assez

de pouvoir, ce dont je doute… Savez-vous qu’on ne joue jamais impunément avec

l’ordre naturel des choses ? Votre mari est mort à la guerre, j’en suis désolée. Mais c’est

arrivé comme cela, et vous ne pouvez pas le ramener simplement parce qu’il vous

manque. Combien de femmes me demandent comme vous d’aller plus loin ? Parler par-

delà le voile, c’est tout ce que je peux leur offrir. Bien sûr que ça ne suffit pas, mais

c’est ainsi. Elles ont beau me l’assurer, je sais qu’elles ne pourront pas en payer le prix.

— Quel est le prix ? »

La sorcière répondit à contrecœur :

« Les rares qui ont su ramener quelqu’un ne l’ont jamais ramené tout à fait. L’esprit

humain est l’objet le plus volatile qui soit. On peut tout au plus ramener ce qu’il reste. »

Marthe frissonna. Son Arsène, si vif, si drôle, réduit à l’état d’épave sans sourire, n’était

pas, il est vrai, une représentation très rassurante. Mais à bien y choisir, c’était mieux qu’un

mannequin à couture recouvert d’un uniforme tâché de sang. Mieux que les questions qui

fusaient à chaque image nouvelle, et qui ne trouvaient jamais réponse. Mieux que la solitude,

assourdissante, de la petite maison le soir, quand elle rentrait de l’atelier et qu’elle allait, en

silence, bécher ses quatre lignes de potager au crépuscule.

« Et si le reste nous suffit ? » murmura-t-elle.

Son interlocutrice la regarda avec un mélange d’effroi et de tristesse.

« Alors je ne peux plus rien pour vous. »

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Elle la raccompagna sans rien dire et, en ouvrant sur la rue, déclara, d’une voix résignée

:

« Songez bien à tout ce que je vous ai dit. Si vous persistez dans votre folie, revenez

dans deux semaines. Nous verrons ce que nous pourrons faire. »

Les deux semaines qui suivirent furent hantées par le souvenir d’Arsène. Celui qui lui

apparaissait d’abord, c’était celui d’avant 14 et ses plaisanteries qui ne faisaient rire que lui.

Puis il y avait l’Arsène d’après 1915, celui qui avait été enrôlé. Il finissait toujours par surgir,

pour renvoyer l’autre dans les limbes. Celui-là racontait toujours des blagues, il en ramenait

même plein de nouvelles apprises parmi les troufions, mais la nuit, il pleurait comme un enfant

lorsqu’il pensait que Marthe dormait. Elle se souvint du soir où elle lui avait préparé son ragoût

préféré alors qu’il revenait en permission. En allant chercher le plat dans la petite cuisinette

attenante, elle avait fait tomber un vase qui avait éclaté en grand fracas. Un bête accident.

Lorsqu’elle était revenue dans la salle à manger, toute confuse, Arsène avait disparu. Elle l’avait

appelé, cherché partout, jusque dans le jardin. Au bout d’une heure, il était revenu et avait tenu

à manger son ragoût froid, sans la laisser le lui réchauffer, comme pour se punir d’une aussi

mauvaise blague. Elle n’avait jamais su où il avait bien pu se cacher. Lorsque la date approcha,

un troisième Arsène fit une autre apparition, au détour d’un cauchemar. Celui-là avançait en

aveugle, la face couverte de suie et la baïonnette brandie.

La veille du rendez-vous, le troisième Arsène attaqua Marthe, incapable qu’il était de la

reconnaître. Elle eut beau crier son nom, lui dire qui elle était, il se jetait sur elle et l’étouffait

de ses mains boueuses. Elle courut à la cuisinette pour saisir un couteau de cuisine et riposta,

en pleurant. Arsène avançait toujours. Elle finit, en désespoir de cause, par le découper en

morceaux, tous petits morceaux, jusqu’à ce qu’il cesse de bouger. Elle se réveilla, glacée,

trempée de sueur et décréta qu’elle n’irait pas voir la sorcière ce soir comme elle l’avait résolu.

L’heure arrivant, elle reprisait des bas à la lumière d’une petite lampe à pétrole en

s’efforçant de penser à cette vie nouvelle d’après-guerre qu’elle devrait bien embrasser tôt ou

tard. La cloche de l’église sonna les onze heures, c’était l’heure de la soupe et après manger,

elle lirait le feuilleton du journal d’Arsène, pour s’endormir… Au dernier coup des onze heures,

Marthe cherchait sa veste et courait rue du Bac en tremblant de tout son corps.

Été

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L’entretien fut long et rude. La voyante avait auprès d’elle une autre femme au

front haut et aux yeux trop jeunes. Elle se présenta sous le nom de Meria –et Marthe ne savait

pas si elle prononçait bizarrement « Maria » ou si elle portait réellement ce drôle de nom. Elles

la firent asseoir sur la même chaise devant la petite table d’acajou de la dernière fois, mais celle-

ci avait perdu ses napperons de crochet. L’hôte éteignit doucement les lumières, à l’exception

de quelques bougies disposées aux quatre coins de la pièce. De la cire avait goutté sur les

meubles, comme si cela faisait longtemps qu’elles brûlaient là. Meria posa à Marthe toutes

sortes de questions. Des indifférentes, du genre qu’on vous pose à l’épicerie quand vous achetez

votre farine, des indiscrètes, comme celles qui se murmurent dans votre dos, des étranges,

comme celles que vous ne penseriez jamais entendre un jour. Marthe répondait à l’instinct.

Lorsqu’elle éludait un épisode ou minimisait un détail, elle sentait une légère brûlure dans le

bas du dos et au creux des mains. À trois reprises, elle posa les paumes sur la table, respira

profondément. Aux questions suivantes, elle voulut résister davantage. Elle se raidit de toutes

ses forces contre ce sentiment qui semblait s’imposer à elle de l’extérieur, maudit ses scrupules

moraux de mauvais aloi. La brûlure, pourtant, demeurait. Lorsqu’elle posa les mains, la

troisième fois, il lui sembla un instant que la table rougeoyait dans la pénombre de la pièce.

Mais la voyante s’était levée et rallumait les lampes à huile à la hâte. L’acajou avait l’air tout à

fait normal dans la lumière retrouvée. Marthe avait dû se faire des idées. Meria fit remarquer,

sur le ton de la conversation :

« Il y a tout de même quelque chose que je ne comprends pas. Pourquoi souhaitez-vous

le ramener ? Lui parler, savoir, pourquoi cela ne vous suffit-il pas ? »

Marthe la considéra d’un air désolé. Il était clair qu’il fallait ne pas connaître Arsène

pour poser une telle question. Elle chercha à formuler une réponse qu’elle aurait pu partager

avec Claire, la voisine du haut ou l’épicière, mais elle se souvint de la brûlure, des scrupules,

de la folie d’être là, alors, pour la première fois, elle expliqua tout. Elle expliqua qu’Arsène

avait hérité de ses parents paysans un véritable don pour le silence. Mais au lieu de se taire,

comme son père, qui avait à peine décroché un mot de toute sa vie, il avait enjolivé son silence

de plaisanteries. Que la distance, ça ne lui réussissait pas : les mots qui devaient traverser des

kilomètres, il les choisissait polis ; bien rangés, normaux –toujours les mêmes. Au point qu’on

ne savait jamais vraiment de quoi il pouvait bien parler. Que même avec toutes les réponses et

les informations dont elle pourrait rêver, elle ne serait jamais en mesure de le ramener toute

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seule. Parce que les soldats morts au front étaient enterrés sur place, et qu’on ne les rendait pas

à la famille une fois la guerre terminée.

« Mais, Madame Veuillous ? » répliqua Meria.

Marthe éleva la voix. Madame Veuillous, elle avait de l’argent, elle connaissait du

monde. Elle avait un cousin officier qui avait bien voulu l’aider, et elle avait écrit tout de suite

aux bonnes personnes. Madame Veuillous, elle était tellement riche qu’elle avait une

automobile qu’elle avait pilotée elle-même jusqu’aux cimetières de bataille, pour récupérer son

Henri, aidée de ses frères et sous protection de son cousin.

« Vous croyez vraiment que j’ai ces moyens-là, moi ? »

Le pire, c’est qu’elle avait essayé, mais elle ne voulait pas leur raconter par le menu les

multiples défaites qu’elle collectionnait en silence. Elle avait écrit plein de lettres qu’elle avait

envoyées où elle avait pu. La dernière, elle l’avait fait corriger à l’institutrice et lui avait fait

envoyer à l’état-major de son mari, sans obtenir de réponse. Puis elle s’était rendue à la caserne

la plus proche, là où il avait été enrôlé. On lui avait répondu qu’elle était la huitième épouse à

leur demander le corps de son mari, et qu’on ne pourrait jamais ramener tout le monde, parce

que sinon, les trains se changeraient tous en corbillards et les champs en cimetières. Lorsqu’elle

termina, sa voix se fissura :

« Alors je voudrais bien, moi, me contenter de lui parler d’ici. À travers le voile, comme

vous dites. Mais il ne me dira rien. Alors que si je le vois, je saurai tout de suite ce qu’il

s’est passé, vous comprenez ? Avec le temps, j’ai appris à le lire. »

Meria examinait la voyante et Marthe à tour de rôle. Il apparaissait que la décision serait

sienne. Elle se leva, sortit sans un mot.

« Vous croyez que j’ai convaincu ? » demanda Marthe à la voyante, qui fuyait son

regard.

La porte grinça quelques minutes plus tard, l’église sonnait deux heures. Meria

réapparut et Marthe lui trouva soudain l’air épuisé. La sorcière déclara :

« Vous avez gagné, Marthe. Je crois pouvoir faire quelque chose. Je ne vous rappellerai

pas toutes les paroles sensées que ma sœur a déjà dû vous tenir. Si vous espérez un

miracle, je ne peux vous offrir qu’un pis-aller. »

Marthe opina du chef.

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« Je peux m’en contenter. »

Meria soupira, sortit de sa poche un sachet, du genre à contenir des herbes aromatiques,

et le confia à la voyante d’un geste cérémonieux.

« Ma sœur vous expliquera le rituel à accomplir. Nous ne nous en mêlerons pas, car

nous avons prêté serment et il nous est interdit de jouer avec ce genre de forces. Vous

avez été prévenue. »

Elle multiplia les avertissements comme la voyante l’avait fait avant elle. Puis elle prit

congé en grande cérémonie. Marthe nota les indications qu’on lui donna avec plus de soin

qu’elle ne l’avait jamais fait. Faute de mieux, elle les avait copiées à la suite de son cahier de

recettes, qu’elle tenait depuis qu’elle était en ménage. L’objet était indirectement lié à Arsène,

elle supposait que cela pourrait être un atout. Puis elle se leva, serrant le cahier contre son cœur,

réprimant les tremblements de ses mains. Avant de fermer définitivement sa porte, la sorcière

de la rue du Bac lui avoua, d’une voix blanche :

« Quand bien même cela marcherait, Marthe, le sort n’aura d’effet qu’un temps. »

Celle-ci garda la tête froide.

« Combien de temps ?

— Une saison tout au plus.

— C’est tellement court. »

La voyante eut un petit rire étouffé :

« Croyez-moi, c’est horriblement long lorsqu’un sortilège tourne mal. »

Il faisait chaud et l’aube allait bientôt se lever. Dans les champs, on commençait à

entendre le chant des faucilles des saisonniers et Marthe songea, avec un frisson, à tous ces

hommes tombés au front comme les blés à la mi-août.

Automne

Une fois le rituel en tête, une grande part de l’énergie de Marthe était dévolue à

maintenir une vie normale, afin de n’attirer aucun soupçon ; aussi continuait-elle à acheter des

pommes au vieux Robert et à inviter Claire à prendre un café-liqueur-petits-gâteaux le

dimanche. Elle conservait le petit sachet d’herbes magiques dans sa cuisine, parmi le thym

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séché et le laurier de l’année dernière, et elle vérifiait régulièrement qu’il était toujours là, avec

son odeur âpre et ses effarantes promesses. Alors que les ballots de paille poussaient dans les

champs comme des champignons et qu’on commençait à récolter les betteraves, elle sentit

qu’elle était prête, et se mit à collecter avec ferveur tous les effets qu’Arsène avait laissés dans

la maison. Vieilles hardes et costume du dimanche, journaux pliés qu’il avait eu entre les mains

et qu’elle avait gardés en tas près de la cheminée, le vase qui avait appartenu à sa vieille mère

et qu’il remplissait de fleurs après sa promenade à l’étang. Elle réunit tout dans leur petite

chambre. Au mur, elle accrocha l’unique photographie qu’elle avait de lui, où il apparaissait en

pied, la moustache fière, et couvrit le portrait de son voile de mariée. C’était ainsi qu’il fallait

procéder. Il fallait ensuite décider d’une date qui fût un symbole pour eux, et qui serait le jour

de l’apparition. Marthe avait d’abord songé à leur mariage, mais il avait eu lieu aux derniers

jours de l’été et elle ne pouvait se résoudre à attendre aussi longtemps. Il ne restait qu’à choisir

le 28 du mois d’octobre, qui était l’anniversaire d’Arsène. À cette occasion, elle lui préparait

une brioche au sucre et ils la mangeaient le soir en chantant. La date arrêtée, Marthe prévint

Claire qu’elles ne se retrouveraient ce dimanche ni chez elle ni à la messe du matin. Il ne restait

plus qu’à attendre.

Quatorze jours avant le 28 octobre, Marthe plongea dans un profond silence, au point

d’inquiéter ses camarades d’atelier. Qu’elle ne parlât plus passe encore, mais son regard glissait

sur les vivants sans s’y arrêter. Le midi, elle ne mangeait ni ne buvait, et ces dames ignoraient

qu’elle ne dînait le soir que d’un peu de bouillon et d’une pomme un peu fripée, parmi les

dernières de la saison. Elle s’enfermait ensuite dans la chambre nuptiale, devenue par la force

des choses chambre d’Arsène et, à la lueur d’une bougie unique, elle regardait, une heure

durant, le portrait qu’elle avait dévoilé. Ne sachant si elle devait le prier comme une icône ou

lui parler comme à son mari d’autrefois, elle demeurait silencieuse et lui racontait

intérieurement tout ce qu’elle ne vivait plus depuis son départ. Elle allumait ensuite un des

encens du petit sachet de la sorcière et sortait à petits pas, sans oser quitter des yeux le portrait,

telle une Eurydice à l’envers. Le jour de l’évocation, elle revêtit sa robe de noces et se couvrit

la tête de la couronne de fleurs d’oranger séchées. Elle amena en titubant la table à manger dans

la chambre dédicatoire, et la recouvrit de la nappe blanche des jours de fête. Puis elle dressa le

couvert pour deux. Elle se surprit à penser qu’elle s’était mise, subitement, à ressembler à la

vieille voisine devenue folle, et d’un geste sec, tira les rideaux pour éviter d’être vue du dehors.

Elle rompit et mangea un morceau de pain, devant un verre de vin à demi rempli, et le voile de

noces qui recouvrait le portrait sembla frémir comme sur le coup d’un courant d’air. Elle

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emporta ensuite son assiette, laissant à son Arsène le pain et le vin. En débarrassant, elle

renversa deux gouttes de vin. Elle n’y prit pas garde car elle touchait au but.

Le soir, elle se rendit dans la chambre, qui lui sembla froide comme en plein hiver, et

elle y alluma un feu avec du bois de cyprès. Elle y jeta de l’encens par sept fois en prononçant

le nom d’Arsène, et éteignit la lampe, laissant le feu mourir lentement. Son estomac s’était noué

et elle ne pouvait dire si c’était la faim, l’excitation ou la terreur de revoir son aimé mort depuis

trop longtemps. La flamme éteinte, elle s’agenouilla devant l’âtre et pria Dieu comme Arsène

l’aurait fait, c’est-à-dire distraitement et selon les formules apprises. Manque de chance pour le

rituel, Arsène priait Dieu comme il écrivait des cartes postales. Enfin, Marthe se leva, les

membres tremblant, et elle appela. Elle essaya toutes les façons possibles et imaginables ; c’était

à peu près ce que le rituel demandait de toute façon. Elle murmura son nom, lui parla comme

s’il était déjà là. Elle se couvrit le visage et pleura en pensant à lui. Elle tendit la main vers le

portrait immobile, supplia, exigea. Au plus fort de la nuit, grelottante et perdue, elle l’appela

comme on appelle sa mère après un cauchemar… L’apprentie sorcière finit par s’endormir,

épuisée, la tête posée sur la nappe blanche tachée par deux fois.

Ce fut le chant des oiseaux qui l’éveilla. Elle ouvrit les yeux, une douleur sourde au

creux de la nuque. Il devait être cinq heures. Marthe s’étira et, sans réfléchir, se jeta dans le lit,

sans même soulever la courtepointe. Elle sentit immédiatement quelque chose de dur dans son

dos et bondit. Au milieu du lit, une petite bosse remuait faiblement. Ni une ni deux, elle courut

chercher le balai :

« Saleté de souris, je t’y reprendrai, moi, à profaner la chambre d’Arsène ! »

La boule courut sous la couverture et disparut dans les franges de la courtepointe.

Marthe se jeta sous le lit, mais la bête était trop rapide, et elle avait déjà disparu le long des

plinthes. C’était un coup aussi dur qu’inattendu. Marthe se redressa plus découragée que jamais.

Elle s’était adressée à la souris en premier, et ainsi avait-elle, il n’y avait pas de doute, brisé

sans le vouloir le complexe rituel qui avait rythmé sa vie depuis deux semaines. Elle tendit la

main vers la table, prête à débarrasser le tout, quand elle poussa un cri. Les deux taches rouges

avaient disparu au profit d’une flaque considérable, et le verre d’Arsène était couché, comme

renversé par une main maladroite. Quant au pain, sa mie avait été roulée en boulettes qui

s’étaient noyées dans la mer de vin comme autant de petits bateaux perdus. Arsène faisait

toujours des boulettes de mie de pain.

« Il est là ! »

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Marthe ouvrit la porte de la chambre à toute volée et courut d’une pièce à l’autre de sa

petite maison, pressée de se jeter dans les bras du mari retrouvé. Elle sortit, oubliant de fait

toute précaution, courut dans le potager, appela dans la rue. Le manchot Robert lui jeta un coup

d’œil où elle lut, en toute honte, non pas de l’étonnement mais de la commisération. Elle se

rappela alors qu’elle portait toujours sa robe blanche de mariage, ôta nerveusement sa couronne

de fleurs et rentra tout de suite pour se changer. Dans la petite cuisine qui faisait office aussi de

cabinet de toilette, elle reprit sa robe noire à col décoré, noua ses souliers et rangea bien vite les

preuves de sa folie évidente. Elle réfléchissait à l’explication qu’elle ne devrait pas manquer de

fournir à tout le village quand de petits bruits de grattement la déconcentrèrent.

« La souris ! » s’exclama-t-elle.

Sans doute était-elle une piètre sorcière, elle qui ne sautait sur son balai que pour

débusquer cette intruse. Elle se mit en chasse et retourna la maison. Les tapotements

continuaient. Un instant, elle crut percevoir l’éclat rosé de la queue du rongeur, mais le temps

de réagir, l’animal avait disparu. Au bout d’une heure de traque, la jeune femme s’écroula sur

une chaise, rompue. La maison était vide, hormis un nuisible qui viendrait grignoter les

vêtements d’Arsène et les grains qu’elle entreposait. Le sortilège était un échec, et c’était de sa

faute. Des larmes grosses comme un chagrin d’enfant roulèrent sur ses joues.

« Tu ne reviendras donc pas, et je ne saurai jamais ce qu’il s’est passé ? » hoqueta-t-elle

entre deux sanglots.

Pour toute réponse, elle entendit un tapotement qui lui sembla bizarrement proche. Elle

leva les yeux pour se trouver, nez à nez, avec la souris. Sauf que ce n’en était pas une. C’était

plutôt une sorte d’araignée rose, qui rampait comme une main. Marthe eut soudain un haut le

cœur : c’était une main. Il ne lui fallut pas longtemps pour reconnaître la main de son défunt

mari, il y avait dans sa façon de se mouvoir quelque chose qui ne trompait pas. Doucement, elle

tendit le bras pour la toucher. Elle était chaude, et pressa les doigts de Marthe comme Arsène

faisait lorsqu’il revenait d’un long voyage. Marthe se demanda, avec effroi, où était le reste.

« Où tu étais ? Pourquoi seulement ta main ? »

Arsène esquissait de drôles de gestes auxquels Marthe ne comprenait rien. Elle

s’imagina dans un frisson recoudre les autres morceaux qui reviendraient peut-être à la maison

à leur rythme, comme à l’envers de son rêve, et se demanda comment on pouvait finir en petits

morceaux quand on allait à la guerre. Fébrilement, elle alla chercher un crayon à papier et le

cahier de recettes.

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« Raconte-moi, je t’en prie. Je veux comprendre. »

Les mains n’avaient pas d’oreilles, mais sans doute Arsène connaissait-il assez sa

femme pour que même sa main toute seule pût deviner ce qui l’animait. Il traça, non sans

difficultés, ces quelques mots, en travers de la feuille.

« Un obus. Tout ce qu’il reste.

Je suis bien.

J’ai pensé à toi.

Je t’embrasse. »

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Blueberry

Héloïse Maréchalle

Aimy porta la main au chapelet qui ornait son cou et adressa une courte prière à Dieu.

Après quoi, elle redressa la tête et posa les yeux sur la malheureuse agonisante, étendue sur un

lit qui sentait la mort, les draps putréfiés par tous ceux qu’ils avaient vu passer. Le cœur de la

jeune femme se brisa à la vue des plaques noires qui drapaient la peau de la moribonde tel un

manteau funeste, de même que la sueur maladive qui recouvrait son corps. Une écume fine

habillait ses lèvres ternes, ses yeux avaient perdu leur blanc pour n’être plus que jaunes, presque

aveugles du mal qui les habitait.

D’un mouvement leste, Aimy se saisit du linge qui flottait à la surface d’un bol rempli

d’eau et le posa délicatement sur le front de la malade. La jeune femme lui susurra des paroles

qu’elle souhaitait réconfortantes, tout en n’y croyant guère elle-même. Puis, lorsqu’elle en eut

assez de mentir à une femme sur son lit de mort, elle lui promit de prier pour son âme, ce qu’elle

fit. Elle prit la main de la mourante dans les siennes, posa dans l’entrelacs de leurs doigts la

pointe de son chapelet, et pria dans un murmure affligé. Il ne fallut guère de temps avant que la

moribonde s’en partît là où tous ceux qui l’avaient précédée se trouvaient désormais.

Aimy ferma les yeux. Elle supplia le Seigneur de veiller sur l’âme de la malheureuse,

puis se leva. Elle accorda un dernier regard au corps sans vie de la femme, puis tourna les talons.

« Frère Edmund ? »

Le moine, médecin de son état et chargé de la surveillance de l’office qui, pour

l’occasion, avait été transformé en hospice, se tourna vers elle.

« Qu’y a-t-il, sœur Aimy ?

— Mademoiselle Emilia Desmond vient de rendre l’âme.

— La peste…se désespéra le moine, qui ajouta probablement ce nom à la longue liste

mentale qu’il s’échinait à tenir. Je vous remercie ma sœur, je ferai le nécessaire pour

elle. Quant à vous, vous devriez aller vous reposer, cela fait trois jours et trois nuits que

vous êtes ici. Ne niez pas, je vous gardais à l’œil. Allez donc reprendre des forces, vous

pourrez revenir une fois reposée.

— Très bien, je vous remercie frère Edmund. »

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Le moine fit un geste vague de la tête, puis s’en retourna à sa tâche. Aimy, quant à elle,

s’efforça de quitter les lieux sans accorder le moindre regard aux malades qui l’entouraient.

Elle savait que si elle croisait leur regard, elle s’arrêterait à leur chevet. Et bien qu’elle fût

dévouée à Dieu et sensible au calvaire qu’enduraient les agonisants, elle savait également la

maladie propice à s’emparer d’elle aussitôt que la fatigue la laisserait trop faible pour y résister.

Et s’il y avait bien une chose dont Aimy était certaine, c’est qu’elle n’était pas prête à mourir.

Pas de cette manière.

Elle s’engagea dans le couloir qui longeait la cour interne de l’abbaye. Ses pas

claquèrent sur les dallages de pierre. Soudain, un cri strident retentit entre les murs. Douloureux.

Terrifiant. Un frisson glacé remonta le long du dos d’Aimy tendit qu’elle se retournait, le regard

longeant les murs, à la recherche de l’origine du cri. À l’entendre, elle aurait juré qu’il s’agissait

d’une femme, qui se trouvait non loin de là, à quelques pas à peine. Pourtant, elle ne vit

personne.

Probablement un proche de l’un des malades.

Alors qu’elle reprenait son chemin, un nouveau frisson vrilla sa peau. Du coin de l’œil,

elle sembla apercevoir une ombre. Elle se tourna vivement.

« Qui est là ? »

Nulle réponse à son appel. Son cœur battit plus vite, affolé par une chose qu’elle ne

parvenait à voir. Elle survola une nouvelle fois la cour du regard, en vain. Des picotements

fourmillèrent sur sa nuque. Elle porta les mains à son chapelet, le serra entre ses doigts et ferma

les yeux le temps d’une prière. Lorsqu’elle les rouvrit, un homme se tenait devant elle. Son

cœur manqua un battement, sa gorge se serra.

« Qui… qui êtes-vous ? »

L’homme ne répondit pas. Ses cheveux étaient ternes, ses yeux d’un noir abyssal, sa

peau si pâle qu’elle en paraissait translucide. L’homme la dévisagea longuement, puis d’un pas

traînant, commença à s’approcher d’elle. Aimy recula, terrifiée. Son cœur battit de plus en plus

vite tandis qu’elle suppliait l’inconnu de ne pas l’approcher. L’homme allongea ses foulées. La

jeune femme, qui tentait de s’éloigner plus vite encore, sans pourtant lâcher l’homme du regard,

se prit les pieds dans sa robe. Elle tomba à la renverse. L’homme se jeta sur elle. Un nouveau

cri retentit.

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Elle ferma les yeux, serra les paupières si fort qu’elle en eût mal. Son corps se crispa.

Son cœur se souleva, battit plus vite, plus fort. Elle porta ses mains crispées à son visage, pria

Dieu de lui venir en aide. Mais rien. Rien ne se produisit. Elle attendit encore. Aucun poids ne

vint l’écraser. Aucune douleur ne la fit souffrir. Rien. Elle entrouvrit doucement les yeux, celui

de droite d’abord, le gauche ensuite.

La cour de l’abbaye n’était plus, ni le ciel. L’homme aussi avait disparu. Autour d’elle

ne s’étendait que le noir, le noir absolu, profond, insondable. Et pas un bruit ne venait en percer

l’épaisseur, pas un souffle de vent, pas une lumière. Si, une lumière. Loin devant, qui brillait.

Elle tenta de se lever. Ses jambes, tremblantes, la firent vaciller. Elle s’accroupit, inspira

profondément. Elle tenta de se lever à nouveau. Ses jambes tremblaient toujours, néanmoins

elle parvint à trouver la force de se relever. Elle fit un premier pas. Un deuxième.

Lentement elle avança, ses pas quelque peu traînants sur le sol invisible, à la fois

palpable et inexistant, comme si elle se mouvait dans les airs. La lueur, plus orangée que

blanche, vacilla. Un instant Aimy craignit qu’elle ne disparût. Mais elle se stabilisa à nouveau,

aussi la jeune femme poursuivit sa progression. Lorsqu’elle atteignit finalement la lumière, elle

se rendit compte que celle-ci était diffusée depuis une ouverture en forme d’arche. Elle posa la

main sur l’un des murs, franchit timidement le parvis tout en se collant à la pierre. Elle

écarquilla les yeux.

Une femme se trouvait là, assise à une table de bois simple. Sur celle-ci reposaient

plusieurs piles de livrets rangées avec droiture, trois à sa droite, cinq à sa gauche. La femme

écrivait à la plume dans un manuscrit épais, lourd, ancien. La plume crissait amplement sur le

papier quelque peu bruni, traçant avec aisance des lettres manuscrites semblables à celles des

moines copistes. Cela l’intrigua. Elle avança plus franchement dans la pièce.

« Aimy Blueberry. »

Elle s’arrêta net. La femme la regardait droit dans les yeux, d’un regard franc qui ne

souffrait d’aucun doute. Son visage angulaire paraissait quelque peu sévère, quoiqu’aucun

jugement ne venait obscurcir son expression. Elle portait une tenue simple, semblable à celle

des scribes. Nulle robe de nonne, nul chapelet à son cou. Cela l’intrigua plus encore.

« Vous êtes Aimy Blueberry ? » questionna la scribe.

La jeune femme hocha la tête, ne sachant que dire.

« Approchez s’il vous plaît. »

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Aimy obéit, s’avança de quelques pas, n’osant en faire davantage. La femme

l’intimidait. La situation l’intimidait. Elle avait conscience que quelque chose lui échappait,

mais parvenait difficilement à rassembler ses esprits. Elle avait cru mourir quelques temps plus

tôt, se trouvait dorénavant devant une femme scribe. Elle ne savait que penser.

La scribe se soucia bien peu de la jeune femme. Elle passa ses doigts sur les piles se

trouvant à sa gauche, s’arrêta, se saisit d’un livret. Elle poussa son manuscrit de côté, posa le

livret à sa place, l’ouvrit d’un geste vif.

« Aimy Blueberry, née le 17 juillet de l’an de Grâce 1335, sœur catholique de son état.

Connue pour son empathie, sa générosité, sa patience et sa foi. Considérant votre passé

et la légèreté de votre âme, votre réincarnation…

— Excusez-moi ? »

La scribe leva les yeux vers la jeune femme. Un brin d’impatience traversa son regard.

« Vous avez une question ?

— Réincarnation ? Alors je…

— Que les choses soient claires, l’interrompit la scribe. Vous êtes morte. Tout ce que

vous pensez savoir, vous autres catholiques, est faux. Ni le Paradis ni l’Enfer n’existent.

Les seules choses tangibles sont le monde des vivants et l’autre-monde, dans lequel

nous nous trouvons actuellement. Arrivée ici, vous êtes jugée en fonction de vos actions,

qui détermineront quelle sera votre réincarnation si vous y avez droit. En d’autres

termes, vous regagnerez le monde des vivants, mais non plus en tant qu’être humain

mais comme être paranormal. Ai-je été claire jusque-là ? »

Aimy garda le silence. Rien de tout cela n’avait aucun sens pour elle. Tout ce en quoi

elle croyait, tout ce qu’elle avait appris…

« Je vous l’ai dit, reprit la scribe. Rien de ce que vous pensez savoir n’est vrai. Ceci est

votre nouvelle réalité, et vous devrez vous en accommoder. Votre âme est légère, mais

pas totalement pure, continua-t-elle. De ce fait, vous n’aurez pas droit à l’éternité sacrée

à laquelle vous vous attendiez. Au lieu de quoi, vous serez réincarnée en banshee. Votre

rôle sera la régulation des créatures paranormales qui peuplent le monde des vivants.

Vous serez une sorte de garde de notre paix avec les mortels.

— Pourquoi… ?

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— Chaque créature se doit d’avoir une utilité à notre communauté, sans quoi vous

disparaîtrez aussi simplement que cela, et nul Au-Delà après celui-ci. Et puisque vous

êtes morte dans le sang, vous vivrez dans le sang. »

Une porte qu’Aimy n’avait pas encore remarquée s’ouvrit lourdement dans le dos de la

scribe. Une autre lumière, plus claire, plus brillante que celle de la présente pièce s’en échappait.

Un courant d’air passa, le sifflement d’un oiseau parvint à ses oreilles. Le cœur d’Aimy se serra.

« Bienvenue en l’an 1483. »

La scribe ferma le livret d’un coup sec.

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Exuvie

Marianne Desroziers

Une femme rampe sur un chemin de terre.

Ses vêtements sont en partie déchirés et râpés. A moitié nue, le visage recouvert de terre,

elle se tortille sur le sol, comme si elle voulait se débarrasser de quelque chose. Quelque chose

qui la gêne, la retient, l’entrave, l’empêche. Sa peau. C’est de sa peau dont elle essaie de se

débarrasser. Des lambeaux de sa vie d’avant se séparent d’elle. Petit à petit, mine de rien, elle

a fait sa mue. C’est ici, sur ce chemin de terre, à deux pas d’une autoroute que le long processus

amorcé il y a plusieurs années prend fin.

Comme un dédoublement, une renaissance, une petite mort. Morceaux de vie d’hier

aujourd’hui conjugués à l’imparfait. Abandon des peaux mortes. Des déchets sur le sol, vieilles

peaux vides de chairs. Vides de corps. Mais vides d’âme ? Peut-être y laisse-t-elle une parcelle

de son âme dans cette peau. Pas le choix de toute façon.

Faire peau neuve. Tabula rasa. Voir le soleil se lever sur une aube nouvelle. Virginité

des sens. Quiétude retrouvée. Contre quelques centimètres carrés de peau.

Une peau nouvelle pour. Sentir le souffle du vent, la fraîcheur de la pluie, la chaude

caresse du soleil. Une peau nouvelle pour. Jouir de la peau de l’être aimé contre la sienne. Une

peau nouvelle pour. Eprouver le monde autour.

Il lui faut une peau nouvelle pour.

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Malédiction

Morgause

« Il est mort, laisse tomber on se casse ! »

Mathieu jeta un œil à son comparse, déjà remonté sur son vélo. Son regard revint à la

masse étendue sur le sol, immobile. Ne devaient-ils pas l'enterrer, au moins pour effacer leur

crime ? Mais Toby semblait pressé de partir, il avait déjà sa moue impatiente qui pouvait se

muer vite en grimace de colère quand il n'obtenait pas ce qu'il désire rapidement. Mathieu se

tourna alors vers son VTT et l'enfourcha. Les deux garçons firent demi-tour et retraversèrent

les bois, rentrant chez eux.

Mathieu n'avait pas d'appétit ce soir-là, il repensait sans cesse à ce qui s'était passé là-

haut, dans la forêt, et la vue des raviolis baignant dans la sauce rouge lui donnait des hauts le

cœur. Feignant la fatigue, il embrassa ses parents et alla se coucher tôt. Il s'enroula tout habillé

dans sa couette, pris de remords. Pourquoi écoutait-il toujours Toby ? C'était le roi des

imbéciles, et il le rabaissait sans cesse. Pourtant, Mathieu continuait à le fréquenter, comme

subjugué par sa morgue et effrayé par la violence dont il pouvait faire preuve. Mais cette fois,

il avait atteint la limite de non-retour.

Il se releva subitement et descendit en catimini les escaliers. Ses parents regardaient la

télé dans le salon, sans se douter que leur fils faisait le mur. Mathieu ferma la porte d'entrée

doucement derrière lui et s'en fut, une lampe de poche à la main. Il s'empara d'une pelle qui

gisait dans la terre devant la maison -un jour une terrasse y verra le jour, mais pour cela il fallait

que son père se motivât- et se dirigea vers la forêt.

Le jeune garçon n'avait pas spécialement peur du noir. Cependant, à l'idée de ce qu'il

attendait plus haut, une angoisse sourde l'habitait. Ses mains étaient moites, et son dos se

couvrait d'une sueur froide gênante. Il gravit la côte éclairée par le petit faisceau lumineux de

la lampe, le manche de la pelle calé sur son épaule, évitant les ronces et les nuées de moucherons

excités. Il arriva au carrefour fatidique. Le cadavre devrait se trouver sous le vieux chêne,

reconnaissable à son tronc noueux, témoin d'une vie centenaire. Mathieu fouilla du regard les

herbes, reconnut les traces sanguinolentes et des touffes de poils noirs, mais ce fut tout. Pas de

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corps. Un haut le cœur prit l'adolescent par surprise. La peur l'envahissait et lui donna la chair

de poule. Où était donc passée la dépouille ? Il la chercha dans les alentours, mais rien. Il finit

par s'asseoir sur une racine, ruminant des pensées sombres. Il avait amené la pelle en vain, lui

qui comptait enterrer le petit corps bien malmené par son ami tortionnaire, Toby. Il se sentait

si misérable ! Finalement, il décida de rentrer.

La nuit ne fut qu'une longue succession de cauchemars, hantée par des yeux jaunes et

des crocs acérés. Il se réveilla en sursaut aux premières lueurs du jour, trempé de sueur et le

cœur battant comme un tambour. Alors qu'il se levait, un objet attira son attention : une sorte

de long fil rose dépassait de son oreiller. Il le souleva et poussa un cri d'effroi. Une souris

décapitée trônait sur son matelas, et il avait dormi avec toute la nuit ! Sa chambre lui parut

soudainement malveillante, il descendit au rez-de-chaussée en vitesse afin de se réfugier dans

la cuisine et devant un bol de céréales. Des images de ses mauvais rêves le poursuivaient alors

qu'il tentait de noyer ses pensées en lisant les ingrédients de ses Miel Pop's. Une ombre noire,

une gueule ricanante, des flammes rougeoyantes. Il finit par avoir la nausée et reposa la cuillère

qu'il s'apprêtait à avaler. Une décision se fit jour. Peut-être que s'il allait annoncer la mauvaise

nouvelle à sa voisine, l'impression de terreur et la culpabilité qu'il ressentait depuis la veille le

quitteraient ? Cette idée le rasséréna et il se convainquit qu'avouer la mort du compagnon de

Mme Moulin le soulagerait définitivement. D'ailleurs, il devrait également arrêter de fréquenter

totalement Toby. Il ne voulait plus des ennuis, ce n'était pas son genre de jouer au mauvais

garçon.

En fin de mâtinée, il sonna à la porte d'une jolie maison aux volets bleus, et une femme

d'un certain âge lui ouvrit, curieuse.

« Bonjour Mathieu, qu'est-ce qui t'amène ? »

Ce dernier resta coi quelques instants, et finalement il prit son courage à deux mains :

« Je suis désolé madame, mais j'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Whisky est

mort, Toby et moi on l'a retrouvé dans les bois…

— Whisky ?! C'est impossible, il est avec moi ! »

Mathieu leva un regard perdu vers Mme Moulin.

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« Tu as l'air fatigué Mathieu, entre, je vais te faire un café ! Comme tu peux le voir, ce

fripon dort dans le canapé, » pérora-t-elle avec entrain, entrainant le jeune homme dans

son salon.

En effet, Whisky reposait sur un coussin vert, bienheureux. Mathieu se sentait

désarçonné. Il n'avait pourtant pas rêvé, hier… le chat qu'ils avaient retrouvé lui et Toby était

bien noir avec une tache blanche, qui faisait comme un croissant de lune sur le poitrail de

l'animal. Toby avait ricané, et avait commencé à battre le corps avec un bâton.

« Tu ne vas pas faire ta mauviette quand même ! » avait-il lancé méchamment à Mathieu.

Celui-ci n'avait pas esquissé un geste, et avait assisté, interdit, à la battue du pauvre chat.

Le jeune tyran avait argué pour sa défense qu'il était « déjà mort ». Mais Whisky avait

ressuscité !

L'animal ouvrit les yeux et les fixa sur l'adolescent. Le jaune des iris brillait intensément,

si intensément que cela rendit l'humain mal à l'aise. Pourtant il n'osait pas détourner le regard.

Il crut voir des flammes danser, rouges, orangées, c'était un brasier infernal qui ne présageait

rien de bon. Mathieu eut un frisson et rompit le contact. Ses pensées faisaient le lien entre la

résurrection du chat et la souris sans chef découverte dans son lit. Ce n'était tout de même pas

possible !

Mme Moulin déposa une tasse de café fumant sous le nez du jeune garçon qui la but

d'une traite, l'écoutant distraitement raconter des histoires de voisinage. Il finit par prendre

congé, pressé de quitter la présence du chat dont l'aura lui semblait maléfique.

Il passa tout le déjeuner morose, ne décrochant qu'un « passe-moi le sel » ou « oui tout

va très bien » morne à ses parents. Ces derniers ne s'alarmèrent pas, prévenus que l'adolescence

était un passage dur à vivre, et de ce fait les sautes d'humeur fréquentes. Qu'est-ce que Mathieu

avait vraiment vu ? Était-ce bien le même chat que lui et son ami avaient croisé dans les bois ?

Et pourquoi cette sensation de malaise ne le quittait-elle pas ?

Le repas fini, il monta sans sa chambre. Il se sentait fiévreux et voulut s'allonger, mais

il se souvint tout d'un coup avec dégoût de la souris morte sous son oreiller. Il ouvrit la fenêtre

et jeta le rongeur au loin dans le jardin, puis changea ses draps.

Ce fut des coups à la porte de sa chambre qui le sortirent de sa torpeur anxieuse. Sa

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mère avait son téléphone portable à la main, et s'approcha du lit de son fils, la mine grave.

« Chéri, j'ai une mauvaise nouvelle... »

Mathieu s'inquiéta brusquement, un mauvais pressentiment lui tordant les entrailles.

« C'est Toby, continua sa mère, il est mort. »

L'annonce tomba comme un couperet. Mathieu se sentit chanceler et retomba sur son

lit, sonné. Sa mère se coucha auprès de lui et l'enlaça pour le réconforter.

« Ça va aller mon chéri... »

Mathieu passa une nouvelle nuit affreuse, emplie de rires suraigus et de miaulements

infernaux. Au réveil, ce sont deux souris mortes qu'il retrouva, cette fois au pied de son lit. Il

descendit prendre son petit-déjeuner, livide, sous le regard inquiet de sa mère. Ils devaient se

rendre chez les parents de Toby dans la mâtinée, afin d'offrir leurs condoléances et un peu d'aide

pour la préparation de l'enterrement.

Le temps était gris, de gros nuages noirs menaçaient de pluie le village, comme s'il s'était

mis au diapason du triste événement. Mathieu et ses parents se présentèrent chez la famille

Tillmann, qui leur ouvrit avec des yeux rougis. Mme Tillmann était tout habillée de noire, et

hoquetait plus qu'elle ne parlait. Elle offrit le café en tremblant, et finit par s'asseoir, éreintée

par l'effort que cela lui avait demandé.

« Veuillez m'excuser, je ne suis pas dans mon assiette, dit-elle, misérable.

— Vous n'avez pas à vous excuser, ce qui vous est arrivé est horrible ! » répondit Mme

Sion, la mère de Mathieu.

Mme Tillmann se tourna vers celui-ci, qui était très silencieux et contemplait sa tasse

de café, absent.

« Je sais que c'était un très bon ami à toi, Mathieu…

— Que lui est-il arrivé ? demanda-t-il abruptement.

— Le médecin a conclu à une crise cardiaque, apparemment il a eu peur, bredouilla la

mère de Toby. Son père et moi on est dévastés, on se demande bien comment cela a pu

arriver, il était si plein de vie ! »

Sur ces mots, elle sortit un mouchoir et se moucha longuement. Mme Sion la regarda

avec commisération et lui tapota le bras.

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« Ce que je trouve très étrange, continua Mme Tillmann tout en reniflant, c'est que son

torse était recouvert de griffures. Selon le Dr Bernard, ce sont des griffures de chat ! »

C'en était trop, Mathieu fit tomber sa tasse, qui se brisa sur le carrelage étincelant des

Tillmann. Des griffures de chat ? Whisky ! Avant que quiconque eût pu faire un geste,

l'adolescent se leva et partit en vitesse du lieu d'affliction, et courut à perdre haleine jusqu'à

chez lui, sans prêter attention aux klaxons des voitures, qui devaient s'arrêter brutalement pour

ne pas le heurter.

Il passa le reste de la journée au fond de son lit, bredouillant des phrases à base de chat

et de démon, terrorisé. Ses parents mirent cet accès de délire sur le compte du choc émotionnel

dû à la mort de son ami, et le laissèrent tranquille.

Tard dans la soirée, alors qu'il avait enfin réussi à s'apaiser, un petit bruit le réveilla. On

aurait dit des coups de langue. Mathieu ouvrit lentement les yeux, et découvrit, assis au bord

du lit, qui le regardait, Whisky. Ce dernier faisait sa toilette nonchalamment. Le jeune homme

se mordit la lèvre pour s'empêcher de pousser un hurlement.

« Que me veux-tu ? » finit-il par demander dans un souffle.

Le chat se rapprocha de lui, jusqu'à ce que son museau humide touchât le nez de

Mathieu, qui tremblait. Ses grands yeux jaunes plongèrent dans les iris noisette de l'humain.

Une voix apparut, terrifiante, dans la tête de Mathieu.

« Sais-tu qui je suis, jeune humain ? Sais-tu qui, toi et Toby, avez laissé pour mort dans

les bois il y a deux jours ? Je suis le Démon, et Toby a payé le prix fort pour m'avoir

tué !

— Mais on croyait que vous étiez déjà mort, murmura Mathieu, au bord de

l'évanouissement.

— Ton ami était un imbécile qui s'est cru tout permis ! Il m'a ôté ma huitième vie ! Pour

cela il devait mourir !

— Je vous en prie, sanglota Mathieu, je ne veux pas mourir, je ne vous a rien fait !

— Non, tu as laissé faire… Mais je ne vais pas te tuer. Tu vas passer un pacte avec moi.

— Tout ce que vous voulez ! s'écria l'adolescent éperdu.

— En échange de ta vie, je veux ton âme. »

Mathieu ne croyait pas en Dieu, mais le marché lui semblait tout de même assez lourd.

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Donner son âme à un démon-chat pour l'éternité ? Puis il pensa à ses parents, à la peine que ça

leur ferait s'il mourrait, il pensa à cette jolie fille dans sa classe, à qui il ne pourrait jamais offrir

une carte de Saint Valentin s'il mourrait. Il réfléchit de longues minutes, sentant l'impatience de

Whisky grandir. Il se décida :

« Marché conclu. »

Alors, les yeux du chat rougeoyèrent comme deux brasiers malveillants.

Dans le salon, M. et Mme Sion entendirent un hurlement qui venait de la chambre de

leur fils.

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Miracle

Elodie Cappon

La Nature pleure : ses enfants sont morts

Larmes de pluie larmes de neige

Le royaume en ruines des dryades dort

Larmes de pluie larmes de neige

La Nature pleure la vie qui s'endort

Larmes de pluie larmes de neige

Les eaux sont gelées, nulle ondine sur leurs bords

Larmes de pluie larmes de neige

La Nature pleure et le monde sombre

Dans le sommeil blanc du cycle des ombres

Larmes de pluie larmes de neige

La Nature pleure et le monde sombre

Dans le sommeil blanc du cycle des ombres

La Nature pleure et ses larmes tombent

Sur la terre froide roide morte

Et ses larmes tombent et le ciel rougit

De voir son chagrin son âme transie

Et ses larmes tombent et le ciel rougit

Sur la terre froide roide morte

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La Nature pleure et ses larmes tombent

La Nature pleure et le monde s'éveille

Sur la terre encore ensommeillée

Larmes de pluie larmes de vie

Sur la terre encore ensommeillée

La Nature pleure et le monde s'éveille

Nature sourit à la vie qui renaît

Sourire de vie sourire ensoleillé

Des sources ressurgissent les ondines gaies

Sourire de vie sourire ensoleillé

Nature sourit : ses enfants ressuscitent

Sourire de vie sourire ensoleillé

Le royaume en fleurs des dryades s'agite

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Prélude – Chemin de la résurrection

Perrine Emmanuelle

Matifas eut un petit sourire. La mort venait précisément de survenir, et il l'avait sentie.

Patient, il l'avait attendue pendant de longs mois, terré comme un chat sauvage à l'affût. Enfin,

l'heure avait été prononcée, et il était temps d'y aller.

Il quitta quelques minutes plus tard l'espèce de grenier dans lequel il séjournait, caché

aux yeux du commun. Le matin allait se lever, mais il n'était pas trop tôt pour se mettre en route.

Il allait passer plusieurs jours dans des trains grinçants, fondu dans la foule, ce qui ne

l'enchantait que modérément. Mais l'objet de ce voyage en valait la peine.

Durant tout le trajet, il allait penser à cette femme qu'il avait rencontrée un soir, seule

dans un coin du bar d'une bourgade sans histoire. Il s'en souvenait comme si c'était la veille.

Lui, sirotant sa liqueur, attendant patiemment le cœur de la nuit pour réaliser un rituel de

nécromancie parfaitement anodin, et elle, cassée en deux sur sa table, riant et sanglotant à la

fois, complètement saoule. Il avait humé son aura et avait tout de suite perçu en elle une détresse

sans fin qui l'avait émerveillé. Pour lui, nécromancien depuis près de trois siècles, il s'agissait

d'une perle noire, aussi belle que rare. Le désespoir profond qui habitait cette pauvre folle était,

pour un avisé comme lui, la source d'un grand pouvoir car, et il s'agissait là d'un des fondements

de la pratique de la magie noire, la puissance naît et se nourrit de la souffrance.

Il se rappelait, alors que le paysage défilait devant lui dans un vacarme sourd et rythmé,

l'avoir observée longtemps. Elle avait dû être belle, avant que ses pleurs n'eussent creusé les

orbites de ses yeux, avant que son désespoir n'eût amaigri son visage et terni ses épais cheveux

noirs. Il s'était approché d'elle, silencieux et insidieux comme un nuage de poussière. Prise au

dépourvu, elle avait eu à sa vue un hoquet, vite ravalé avec les restes flétris de sa dignité en

découvrant cet homme sans âge, l'air interrogateur derrière son sourire bienveillant. Il jouissait

depuis longtemps d'un talent d'acteur acéré. Elle avait aussitôt été envoûtée par le charme de

son visage fin et de ses yeux presque jaunes. Il l'avait écoutée, patient et l'air dévoué, sondant

ses faiblesses une à une. Elle n'avait d'ailleurs pas tardé à déblatérer tous ses malheurs, sa

solitude, ses états d'âme, son âge avançant, son mari la désertant, et ce désir immense et

insatisfait d'être, un jour, une mère. Ainsi avait-il trouvé le but de son jeu macabre. Avec un tel

degré de désolation, cette femme était bien plus précieuse froide que vive. Son intérêt pour elle

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avait grandi avec la promesse d'ajouter à ses munitions une arme surpuissante. Et puis

l'amusement, sans doute, que lui procurerait de réaliser un tel plan. Près de trois siècles de vie

méritaient bien ce divertissement.

Il avait fini par gagner sa confiance, et puis son lit, sans aucune difficulté. Répondant à

sa supplique, il lui avait alors fait un enfant. Elle ignorait, peut-être voulait-elle ignorer ce qui

se cachait derrière le charme froid de son amant, le danger qu'elle courait. Ignorer qu'en lui

abandonnant son corps, elle lui abandonnerait, à crédit, sa vie. Cette même nuit, elle ne s'était

pas réveillée, lorsque sur l'enfant tout juste conçu, il psalmodia en ces mots un terrible sort :

« Maudites soient celles qui pourront t'aimer et se faire aimer de toi. »

Il avait parié sur l'amour, le plus puissant et indéfectible d'une mère pour son enfant. Il

avait gagé que la mère succomberait inexorablement, mourant d'amour et de cet amour que le

petit lui rendrait. Matifas appréciait encore cette parfaite ironie, qui avait rendu son projet fort

cocasse.

La nuit l'enveloppait tout à fait lorsqu'il pénétra d'un pas léger mais assuré dans le

cimetière. L'air était froid et sec comme une ronce rongée par le gel. Enfin à l'abri des regards,

il avait revêtu sa longue cape bleu d'encre et ses fripes sacramentelles à la place de son éternel

et insignifiant costume marron. Les bords galonnés de noir de son manteau déplaçaient par à-

coups les graviers entre les tombes. Sans se préoccuper des émois silencieux qu'il soulevait

autour de lui, il marcha droit dans les allées et s'immobilisa d'un mouvement fluide devant une

pierre neuve. La terre autour sentait la poussière fraîche et humide. Seul un pot de minuscules

pensées avait été déposé le matin même. Il prit le temps de savourer l'atmosphère si particulière

qui régnait là, entre les stèles et les thuyas. Puis il se courba, aussi souple qu'un chat, pour

effleurer la plaque de granit devant laquelle il s'était posté. Sous ses doigts fins, elle se fendit

d'un trait. Il fit alors aplomb au trou et tendit le bras droit au dessus, les doigts ouverts, comme

un marionnettiste nonchalant. Une planche craqua. Sous le nuage de poussière moite, naissait

de la terre un tas de chair grise. Un corps s'éleva au dessus de la pierre comme tiré par des

ficelles invisibles.

L'homme s'approcha du visage de la défunte et saisit son fin menton à pleine main. Une

lourde capuche masquait la moitié de son visage, mais laissait apparaître ses lèvres pointues, et

qui souriaient. Elle n'avait pas tellement changé. La décomposition n'avait pas encore

commencé son travail, ou en tout cas pas sur son visage de marbre. Ses cheveux étaient plus

soyeux qu'avant, étonnamment. Mais ses traits fatigués étaient les mêmes, bien que plus

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stoïques et calmes qu'ils ne l'avaient jamais étés. Il la trouva fort belle, et infortunée d'avoir

croisé son chemin.

Avec une délectation non feinte, il parcourut sa joue creuse de sa langue appuyée. Ses

narines et ses papilles s'emplirent de la saveur âpre de la mort, délicatement dégoûtante. Il

poussa un soupir de satisfaction et laissa la tête amorphe retomber en arrière, déployant une

gorge raide, longue à la peau diaphane et terne. Le nécromancien eut un regard attendri pour ce

cou tendu, où il discernait là encore une rare beauté. S'arrachant à ses contemplations, il alla

rechercher dans les plis de son manteau une épaisse pince remarquablement aiguisée, et de sa

main libre, il se saisit en douceur de la main gauche de sa victime. Il avait toujours ce petit

sourire fier accroché aux lèvres quand il fit claquer la pince sur l'annulaire gauche du cadavre,

dont il détacha soigneusement la première phalange. Il ajouta son petit butin à la suite du

chapelet d'osselets qu'il tenait attaché à sa ceinture. Il marqua une pause, humant l'air vicié

encore une fois, avant de se lever, satisfait du travail accompli tandis que le corps inerte

sombrait au fond de son trou dans un bruit de branches cassées.

La séparation de l'esprit et du corps. C'était la première partie du rituel de résurrection.

Il remettrait la suite à plus tard, car la seconde partie, celle qui donne sa consistance à

l'ectoplasme, nécessite une préparation minutieuse et des outils spécifiques. Il lui faudrait pour

cela rejoindre sa crypte, où il ne s'était pas rendu depuis des mois. Un nouveau voyage

commençait pour lui.

En quittant les lieux, il songea à l'enfant. Un garçon. Il l'avait condamné sans aucune

pitié, et sa malédiction allait faire de ce « fils » un monstre de souffrance au potentiel illimité.

Il songea soudain que le petit hériterait peut-être des dons de son père. Il fut surpris de ne pas

y avoir pensé avant, et ravi en imaginant la tournure que pourraient prendre les choses. Il savait

qu'un jour l'enfant viendrait à lui, avide de réponses ou de vengeance, il pourrait tout aussi bien

le rejoindre dans les rangs des grands nécromanciens... Matifas se prit à rêver de ce fils prodigue

nourri de tourments sans fin, et de l'allié qu'il pourrait être à son côté.

Et si telle n'était pas sa volonté, il servirait, comme sa mère.

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Semper

François Fischer

« Concession en état d’abandon

Veuillez vous adresser à la mairie »

L’avis était imprimé sur une petite pancarte blanche, plantée devant la pierre tombale.

Bloc informe et désagrégé, l’une de ses parois, en partie effondrée, comportait un trou assez

grand pour qu’un esprit tordu puisse y passer la tête. Les deux frères, côte à côte, contemplaient

cette ruine avec une répulsion palpable. Jacques reporta son attention sur le caveau de famille

voisin et nota avec soulagement que les dix années passées à payer Bricard ne l’avaient pas été

en vain. Le type des pompes funèbres avait accompli son boulot dans les règles de l’art,

exception faite des chrysanthèmes plantés pour la Toussaint dont ne restaient que quelques

pauvres tiges desséchées.

« C’est foutrement dégueulasse, maugréa Alain, un pli amer au coin de la bouche.

— Faut pas exagérer. Mais pour le prix qu’on paye, je trouve que Bricard aurait pu se

donner la peine de faire nettoyer le bac à fleurs.

— Je parle de toutes ces pancartes à la con. C’est le genre de truc qui me file la gerbe. »

Un air maussade sur son visage épais et mal rasé, Alain s’éloigna d’un pas traînant vers

le monument aux morts. De son côté, Jacques entama sans conviction un vague signe de croix.

Papa, m’man… je passe vous dire un petit bonjour. Je sais, ça fait un bail. J’espère que

là où êtes, vous ne faites pas trop la gueule. Désolé pour la maison…

Mal à l’aise, il se détourna de la tombe et embrassa le cimetière d’un regard ennuyé.

Les petites pancartes blanches y proliféraient comme un champ de marguerites. A vue de nez,

la procédure concernait les trois quarts des sépultures, malgré des différences flagrantes dans

leur degré de détérioration. A croire que la mairie avait fait sa distribution d’avis sans trop de

discernement. Il n’en restait pas moins qu’Alain prenait la chose un peu trop à cœur, comme à

peu près tout depuis son divorce… Son frère s’était aventuré parmi les tombes les plus

anciennes et s’apprêtait à retourner vers l’allée principale, quand il s’arrêta devant l’une d’entre

elles et lui fit aussitôt un grand signe du bras.

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« Hé, Jacques, amène-toi ! »

Qu’est ce qu’il me veut encore…

Jacques s’avança le long de l’allée, frôla le monument aux morts, puis s’engagea au

milieu des tombes en trébuchant sur les bordures disjointes. Nombre d’entre elles arboraient

des croix rouillées, dont certaines basculées à la renverse ; un Jésus s’était décroché de la sienne

pour finir le nez dans le gravier. Contournant un imposant tombeau, il reconnut aussitôt la

sépulture devant laquelle son frère se tenait, ornée de sa petite pancarte blanche.

« Merde, l’ancien y a eu droit. »

Entre la grande croix plantée de guingois et la stèle moussue aux inscriptions à peine

lisibles, l’avis d’abandon s’imposait. L’absence de dalle funéraire rongée par le temps limitait

un peu les dégâts : le vieux reposait en pleine terre et un simple rectangle de béton marquait

l’emplacement de la concession. Dispersés en son centre, des morceaux de verre coloré luisaient

doucement au soleil. Gamin, à chaque visite au cimetière, Jacques en ramassait quelques

fragments pour jouer avec — fasciné qu’il était par ces minuscules prismes déformants — et

maman ne manquait pas de l’engueuler lorsqu’elle s’en apercevait.

Son regard se porta sur la stèle.

Ambroise Soreau

1699-1798

« Plus de deux cent ans qu’il est là, murmura Alain. Putain, j’en reviens pas qu’ils

veulent le foutre dehors…

— T’as vu l’état de la tombe ? »

Jacques avait vérifié, c’était la plus ancienne des lieux : les autres n’allaient pas au-delà

des années 1800. Maman lui avait raconté que la dépouille d’Ambroise avait été l’une des rares

transférée depuis l’ancien cimetière, à côté de l’église, jusqu’au nouveau, en dehors du village.

Il ignorait ce que l’ancêtre avait pu faire pour échapper à la fosse commune et bénéficier d’un

tel traitement de faveur. De même, lui échappait la signification de l’épitaphe à demi effacée.

Maneat sic semper, adoro

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Chaque fois qu’il avait demandé à sa mère ce qu’elle signifiait, elle lui avait répondu

que c’était du latin et qu’elle ne savait pas. Ce qui, avec le recul des années, lui apparaissait

pour le moins curieux. Maman avait bien suivi sa scolarité dans un institut catholique, non ? Il

se rappelait même l’avoir entendu plaisanter sur l’apprentissage pénible des déclinaisons. Rosa,

rosae… Enfin, si elle disait qu’elle ne savait pas, à quoi bon la contrarier…

Restait l’inscription, avec tout son mystère. Jacques fronça les sourcils. Semper, ce

n’était pas trop compliqué à traduire. Cela voulait dire quelque chose comme « toujours » ou

« à jamais », comme dans « Semper Fi », la devise des Marines qu’il connaissait par cœur à

force de l’entendre rabâchée dans les séries américaines. Le « adoro » était probablement un

équivalent du verbe « adorer », mais il en était déjà moins sûr. Quant au reste de l’inscription,

là, il séchait.

L’essentiel demeurait que la tombe avait eu droit à sa pancarte. Et bien qu’Ambroise

n’ait jamais été autre chose à ses yeux qu’un parfait inconnu, cela le mettait mal à l’aise. Jacques

frissonna. Des images du passé remontaient à la surface : il revoyait mamie dans son fauteuil,

les yeux hagards, ses mains s’ouvrant et se fermant sur le vide comme des serres de rapace,

balbutiant d’une voix tremblotante qu’il fallait se rendre sur la tombe d’Ambroise et l’entretenir

à tout prix. Bon dieu, ce qu’elle pouvait leur ficher la trouille ! Durant l’un de ses rares moments

de lucidité, il lui avait demandé pourquoi elle se faisait tant de souci pour quelqu’un que ni elle,

ni ses parents ou grands-parents, n’avaient jamais connu. En guise de réponse, mamie s’était

repliée sur elle-même, forme prostrée dans un coin du salon et il s’était pris une méchante paire

de claques pour l’avoir tourmentée.

La question demeurait. Ambroise appartenait-il seulement à la famille ? Son nom

différait du leur et, en l’absence d’arbre généalogique, il était impossible d’en être certain.

Restait un fardeau assumé de génération en génération, jusqu’à mamie, imprégnée toute sa vie

durant de cette charge absurde, comme il en va de ces rituels obscurs perpétués encore

longtemps après que leur signification ait été perdue, et ce jusqu’à la fin. Couchée sur un lit

d’hôpital, agonisante, elle avait agrippé le bras de sa fille en la suppliant de ne pas oublier

Ambroise. Maman lui avait dit « ne t’en fais pas » pour la tranquilliser et s’assurer qu’elle parte

en paix, mais l’exécution de la promesse s’était bornée à aller faire une petite prière de temps à

autre sur la tombe de l’aïeul, laissant celle-ci se dégrader.

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Maman n’avait jamais abordé le sujet avec ses enfants, à part une fois où elle avait dit

qu’il faudrait peut-être faire quelque chose pour la tombe de l’aïeul : ses deux fils n’avaient

retenu que le caractère sans conviction de ce peut-être.

Sauf qu’aujourd’hui, le peut-être était devenu sûrement. Jacques soupira. Son frère se

tourna vers lui.

« A ton avis, qu’est ce qu’il faut faire ?

— On pourrait se rendre à la mairie, histoire de contester l’abandon de concession.

— Y a des chances que ça marche ?

— Pas trop, vu ce qu’il reste de la tombe. D’où la deuxième possibilité : demander un

renouvellement de concession. Et là, faut raquer.

— Combien ?

— Pour l’emplacement lui-même, ça ne devrait pas chercher trop loin. Par contre, va

falloir faire remettre en état la croix et la stèle, et là, ça commence à coûter bonbon. Et

puis, il y a neuf chances sur dix que la mairie nous casse les couilles pour faire poser

une dalle funéraire à nos frais.

— Merde… ça va pas chercher dans les milliers d’euros, tout ça ?

— Si. »

Un long moment, ils se tinrent immobiles et songeurs, les yeux rivés à la sépulture. Puis

Jacques reprit la parole.

« Tu sais quoi ? On laisse pisser. Mamie n’est plus là, maman non plus. Honnêtement,

toi et moi, on n’en a pas grand-chose à faire du vieux, pas vrai ? Sauf si tu as les moyens

et l’envie d’entretenir un tas de poussière…

— Tu parles ! Rien que pour la pension, je galère grave… N’empêche, ça craint.

— Ouais. Mais comme disait papa, la vie passe. Bon, je crois pas que ça vaille la peine

de s’éterniser ici davantage : on rentre ? »

Les haies et talus broussailleux bordant la route défilaient interminablement. Les deux

frères cheminaient l’un à côté de l’autre, en plein milieu de la chaussée, sans crainte d’être

dérangés par une voiture de passage. Alain poussa un grognement.

« Ce que le coin peut être sinistre. Tu t’emmerdes pas trop ici ?

— Pas le temps. Trop de trucs à faire. Au fait, je compte toujours sur toi le week-end

prochain ?

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— Bien sûr.

— Je t’ai pas demandé, mais tu veux dormir à la maison ?

— Non, faut que je rentre sur Paris : demain, j’ai les mômes. »

Le reste du trajet se fit en silence. Jacques songea que le programme des deux mois à

venir serait chargé : déménager les meubles, porter à la déchetterie toutes les vieilles merdes

inutiles, redonner un coup de neuf aux murs, nettoyer le jardin et enfin mettre en vente la

maison. Passer les vacances d’été là-dessus ne serait pas une partie de plaisir, mais enfin, Alain

était là pour lui donner un coup de main. Son frère avait toujours été plus réticent que lui à

vendre. Peut-être considérait-il que c’était une forme de trahison vis-à-vis des parents. Sans

doute en était-ce une. Pour Jacques, passé un certain niveau d’emmerdes, ce genre de

considération n’avait plus lieu d’être. Il ne se faisait pas trop de soucis sur l’éventualité d’un

acquéreur : située à un carrefour, la demeure familiale attirait le regard des touristes, avec sa

façade blanche et son toit en ardoise. L’affaire serait rondement menée. Alors il pourrait tourner

la page pour de bon.

Dans le remue-ménage des jours suivants, Jacques oublia la sépulture de l’ancien et ne

fit pas le rapprochement lorsque, plusieurs semaines plus tard, une file d’engins de chantier

passa devant le portail. La procédure de reprise, lancée trois ans auparavant, était arrivée à son

terme, la liste des concessions fixée, et le relevage des sépultures pouvait débuter.

Le cimetière fourmillait d’une activité aussi intense qu’inhabituelle. Supervisant le

chantier de sa silhouette trapue, Bricard dirigeait les manœuvres et distribuait ses ordres aux

ouvriers. Ceux-ci allaient et venaient à bord de grues et tractopelles, disparaissaient derrière les

palissades dressées afin de garder les opérations d’exhumation à l’abri des regards, puis

revenaient déposer leur macabre chargement dans une imposante benne stationnée devant le

monument aux morts. Bricard commandait ses troupes de main de maître : la durée du chantier

ne devait pas excéder un mois et il entendait bien finir en temps et en heure.

Faire vite était indispensable, d’autant que toute cette histoire de reprise de concession

avait suscité de sérieux remous dans les environs ; les gens du cru avaient mal pris le

déclenchement de la procédure, et plus d’un était venu engueuler le maire. D’autres s’étaient

contenté d’ironiser sur le fait qu’après avoir pressé les gens comme des citrons durant toute leur

vie, il fallait encore aller les emmerder dans la tombe.

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Bricard aurait pu leur dire que le lieu du dernier repos était mal nommé, qu’aucune

concession n’était véritablement perpétuelle, que leurs ancêtres avaient déjà été éparpillés à

gauche et à droite au fil des siècles et qu’ils n’avaient rien trouvé à y redire. Cependant, il

doutait que ses explications soient bien reçues et préféra observer un silence prudent, tant sur

le déroulement des exhumations que sur le supposé ossuaire commandé par la mairie. Faute de

budget conséquent, ce dernier allait, par la force des choses, se résumer à une banale fosse

commune creusée dans le champ voisin. Le genre de nouvelles qu’il n’était pas bon d’ébruiter…

Jacques s’écroula sur le lit. Encore une journée éreintante, entre les aller-retours

incessants à la déchetterie et les meubles à empiler dans la fourgonnette –les deux armoires

normandes semblaient n’avoir vu le jour que pour lui casser les reins. Alain reparti sur Paris, il

pieutait à nouveau seul dans la grande maison de plus en plus vide. Pour la première fois, il

pouvait entendre l’écho de ses pas résonner le long des murs nus. Sale impression.

Se redressant sur ses coudes, il alla jeter un coup d’œil à la petite bibliothèque occupant

un coin de la chambre. Le meuble, autrefois élégant, était vermoulu et gondolé à force

d’humidité. Il se tâtait encore pour décider s’il valait mieux le ramener à Paris, le refourguer à

un brocanteur du coin ou l’expédier à la déchetterie. Quant aux livres, il en avait refilé quelques-

uns à la bibliothèque –les plus beaux, la vieille dame tenant les lieux s’était montrée

particulièrement pointilleuse – et ne savait trop quoi faire des autres. La plupart des bouquins

avaient appartenu à maman : pas mal de romans policiers et historiques dans le lot, et aussi de

vieux manuels scolaires, au premier rang desquels Jacques reconnut un Lagarde et Michard

écorné sur la littérature de la Renaissance, plusieurs recueils d’études sur la mythologie gréco-

romaine… et un vieux Gaffiot. Une petite lueur amusée apparut dans ses yeux comme il prit le

dictionnaire en main et souffla doucement dessus pour en faire partir la poussière. Maman et

son Gaffiot. Elle qui disait ne pas pouvoir lire l’épitaphe… Lui avait-elle menti ou bien avait-

elle tout simplement perdu le peu de latin qu’elle savait ? Peut-être qu’en feuilletant

l’ouvrage…

L’inscription, c’était quoi déjà ? Je suis con de ne pas l’avoir prise en photo ! Il y avait

Semper, et puis quoi d’autre encore ? Mainate ou quelque chose de ce genre… non, ç’était

Maneat, comme dans Maneater ! Là, Maneat Sic Semper. Et puis encore un mot, un truc à la

sauce « Dior j’adore » : ah ! Adoro. Nous y voilà : Maneat Sic Semper, Adoro. Reste plus qu’à

trouver.

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Aiguillonné par ce mystère qu’il pensait à sa portée, Jacques oublia la fatigue et feuilleta

rapidement les pages du dictionnaire. Aucun mot ne correspondait à Maneat. Ce qui s’en

rapprochait le plus était le verbe Maneo, qui avait plusieurs sens possibles. Demeurer. Rester.

Attendre. Jacques sauta ensuite à la lettre S et s’arrêta sur Semper. Toujours. A jamais. Là-

dessus au moins, il ne s’était pas gouré. Quelques pages plus loin, il apprit que Sic signifiait «

ainsi », bien que le sens du mot puisse varier selon le contexte de la phrase. Enfin, l’article

Adoro l’éclaira définitivement, moins par sa traduction que les citations l’illustrant, dont l’une

en particulier.

Maneat sic semper, adoro — Prop. — Je demande qu’il reste toujours ainsi.

Sous la faible lueur de la lampe, le Gaffiot entre les mains, Jacques demeurait perplexe.

Le sourire de triomphe qui avait un instant illuminé son visage s’évanouit aussi vite qu’il était

apparu.

Je demande qu’il reste toujours ainsi.

Curieux, comme épitaphe. Pas de « repose en paix » ni de « il a bien mérité sa place au

paradis » et encore moins « quel chic type c’était ». Non, rien de tel. Juste une formule brute,

lapidaire. Comme une incantation.

(Reste toujours ainsi)

Dans la pénombre de la chambre, les ombres s’accroissaient démesurément. Des peurs

enfantines, lointaines, enfouies, remontaient à la surface. Jacques frémit en sentant un filet de

sueur froide lui couler le long de l’échine.

Arrête. Tout cela n’a aucun sens. Tu es en train de te mettre la tête à l’envers.

Il referma sèchement le dictionnaire,

(Reste six pieds sous terre…)

s’empressa de le remettre à sa place,

(…et n’en sors jamais…)

et alla prendre une douche.

(…au grand jamais.)

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Les jours suivants, il se lança à corps perdu dans le nettoyage de la maison et entama

les premiers travaux de ravalement. Tout ce qui pouvait lui éviter de penser était le bienvenu ;

il avait juste hâte d’en avoir fini pour partir au plus vite. Les murs avaient reçu une première

couche de peinture ; en attendant qu’elle sèche, Jacques s’occupait du jardin. Il était loin, le

temps où il jouait avec son frère parmi les arbres fruitiers et les massifs de fleurs entretenus

amoureusement par maman, tandis qu’au fond papa cultivait ses pommes de terre. Et ces fichus

fraisiers, dans l’ombre de la clôture, qui ne voulaient jamais donner de fruits ! Souvenirs enfuis.

Il n’y avait plus à présent qu’une vaste étendue de mauvaises herbes arrivant à hauteur de

poitrine. Débroussailleuse en main, Jacques luttait pour regagner un peu de terrain, décapitant

allègrement les graterons qui proliféraient çà et là. Il s’était frayé un chemin jusqu’au fond du

jardin, derrière lequel s’étendait un vaste champ en friche,

(et au-delà, le cimetière)

quand il s’arrêta net : en lieu et place des fraisiers, un nœud d’aspics grouillait au sol.

Son visage se décomposa.

Saloperies…

Jacques avait toujours eu une trouille bleue des serpents, d’autant plus justifiée qu’ils

proliféraient dans la région. Le jardin avait été miraculeusement épargné, des années durant. Il

n’était jamais tombé sur une quelconque vipère ou couleuvre, tout au plus un orvet qui lui avait

fait pousser de grands cris d’orfraie, alors même que Papa lui répétait calmement que ce n’était

pas autre chose qu’un lézard sans pattes.

Comme le reste, c’était du passé. Toutes les saloperies s’accumulaient en un rien de

temps, et maintenant, ça ! Mains crispées sur la débroussailleuse, serrant les dents, Jacques

abaissa méthodiquement la tête vrombissante de l’appareil sur le nid.

« Ah ben, ça, c’est pas banal ! »

Bricard se grattait la tête avec perplexité. Depuis vingt ans qu’il était dans la profession,

il avait eu droit à quantité de mauvaises surprises, mais jamais de ce genre. Jusqu’ici, le chantier

de relevage avançait sans accroc et les hommes en étaient arrivés au carré nord des sépultures.

La dernière exhumée ne posait, a priori, aucun problème : un simple ensevelissement en pleine

terre, pas de dalle funéraire à enlever, pas de caveau à détruire, juste une croix de travers

surmontant une stèle –les deux gisaient à présent sur le côté. Puis passage du tractopelle pour

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dégager la concession… et là, un macchabée tout frais. Bricard se tourna vers l’équipier qui

avait fait la découverte.

« Redis moi la date du décès ?

— 1798.

— Ah ouais. Y a comme un problème. »

Derrière son air fruste, Bricard réfléchissait à toute allure. Le type avait été enterré là

quelques jours auparavant : la décomposition n’en n’était qu’aux premiers stades, le visage

émacié demeurait reconnaissable, et s’il traînait alentour une abondante vermine, elle n’avait

pas encore attaqué le plat de résistance. En tous cas, l’odeur était particulièrement infecte, même

pour un cadavre : pas tellement une puanteur de putréfaction, plutôt des émanations piquantes

et irritantes, comme de l’ammoniac. Quant à celui qui l’avait foutu là, l’absence de pierre

tombale avait dû lui paraître un don du ciel. Il n’avait eu qu’à creuser pendant quelques heures,

et hop, ni vu ni connu : le petit enfoiré avait toute la place nécessaire pour planquer son copain.

« Bordel… »

C’était moins la présence d’un cadavre récent dans une ancienne sépulture qui

préoccupait le chef du chantier, que de décider ce qu’il allait en faire. Le maire était passé en

début d’après-midi, quand tout marchait encore comme sur des roulettes, et il était déjà d’une

humeur de dogue. Il n’aimerait certainement pas apprendre ce genre de nouvelle.

« Faudrait pas qu’on prévienne les gendarmes ? » hasarda l’équipier.

Bricard fit entendre un grognement sourd.

« Dis pas de conneries. Tu tiens vraiment à te retrouver au chômage ? Si les flics

débarquent, le chantier et les engins sont bons pour être immobilisés pendant dieu sait

combien de temps. Sans compter que c’est des sacrés cons par ici : seraient bien fichus

de nous mettre le macchabée sur le dos… »

Il se gratta pensivement le nez.

« Non, je crois que le mieux à faire c’est encore de le foutre avec les autres.

— Heu, t’es sûr…

— Fais comme je dis. Tu me le sors de là, on le balance dans la fosse, on le recouvre de

terre et de gravats, fin de l’histoire. Et toi, surtout, tu fermes ta gueule. »

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Le soleil déclinait derrière les arbres, laissant un ciel empourpré et des bosquets

assombris, aux contours incertains. Dans le cimetière, les ombres s’allongeaient. Les engins de

chantier, épars, évoquaient les carcasses d’improbables dinosaures laissées à l’abandon. Bricard

et ses ouvriers étaient partis bien plus tôt que d’habitude, presque dans l’urgence. Il y avait

quelque chose de pesant dans l’air, d’indéfinissable, même pour ces hommes habitués à côtoyer

la mort. Une odeur étrange, acide, forte, qui s’insinuait partout, instillait une crainte

superstitieuse et diffuse. Bien sûr, personne n’avait rien dit ouvertement, par peur du ridicule,

mais aucun d’entre eux n’aurait voulu être encore là après le coucher du soleil.

La lueur ensanglantée, crépusculaire, enveloppa le cimetière et la fosse commune.

Agonisa lentement, accompagnée par le croissement rauque des corbeaux. Puis ce fut la nuit,

le silence. Les premières étoiles apparurent. La terre de la fosse se souleva doucement.

Trempé de sueur, abruti de fatigue, Jacques se retournait entre les draps humides. En

début de soirée, il s’était écroulé dans son lit et aussitôt endormi pour se réveiller en sursaut,

hurlant comme un possédé. Il avait rêvé des aspics. Dans le jardin ensoleillé, un nœud

gigantesque de centaines de serpents, noués les uns aux autres, se tordait affreusement. Des

vipères s’en échappaient pour ramper dans sa direction. Et lui… sans aucune raison, en dépit

du bon sens, plongeait ses mains nues au cœur du nid. Impossible de fermer l’œil après ça.

Alors il restait éveillé, en attente, le tic-tac obsédant du réveil emplissant le silence de la

chambre. De l’extérieur, lui parvenait le bruissement léger des feuilles agitées par le vent du

soir, auquel se joignit bientôt un autre bruit, plus difficile à identifier. Comme quelque chose

de très lourd que l’on traînerait par terre, raclant sur son passage le sol du jardin. Cela venait de

derrière la maison et Jacques n’avait jamais rien entendu de tel. Ce qui s’en approchait le plus

était un soc de charrue creusant son sillon, mais le son en était ici étouffé. Il tendit l’oreille. Le

bruit se rapprochait. Il y eut un gémissement de bois ployant sous une pression d’origine

inconnue, suivi d’un craquement sec. Des oiseaux s’envolèrent dans la nuit. Jacques se redressa.

Qu’est-ce que c’était ? On aurait dit le noisetier à côté de la terrasse.

Il attendit, le cœur battant. D’en bas lui parvint un fracas de verre brisé.

Le salon, ça vient du salon ! Des putains de cambrioleurs…

Jacques bondit hors du lit, paniqué, cherchant du regard n’importe quoi à même de lui

servir d’arme de fortune. Faute de mieux, il attrapa la perche servant à manœuvrer les fenêtres

du toit et se faufila hors de la chambre.

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Le palier de l’escalier baignait dans une pénombre dense, uniquement éclairé par la

lueur des étoiles. Jacques n’osait pas allumer et demeurait les sens aux aguets. Il s’attendait à

des bruits de pas empressés au rez-de-chaussée, accompagnés du fracas des meubles renversés,

en somme, une maison mise sens dessus dessous. Mais rien de tel. Le raclement lourd et étouffé

entendu à l’extérieur retentissait maintenant dans la maison, résonnait le long des murs,

accompagné des claquements secs du carrelage brisé.

N’y tenant plus, il appuya sur l’interrupteur. La faible lueur d’une ampoule illumina

l’escalier. Ce qu’il vit en bas des marches dépassait toute compréhension. Cela ressemblait à

première vue à un imposant tas de terreau d’où émergeaient racines, bouts de bois, blocs de

pierre, et morceaux de fer rouillé. Comment cette masse de déchets avait pu être déposée ici lui

échappait. Puis l’odeur lui parvint. Puissante, âcre, nauséeuse. Il se couvrit le nez de son avant-

bras, tellement la puanteur était insupportable au point de le faire larmoyer, et descendit

quelques marches pour y voir d’un peu plus près. C’est à ce moment que le tas de terreau se mit

lui aussi à bouger, rampant le long des degrés, animé d’une pulsation hideuse. Les débris de

bois, de pierre et de métal qui y étaient fichés raclaient les murs, y dessinant de profonds sillons.

Tétanisé, Jacques réalisa d’où provenait ce bruit de soc de charrue entendu auparavant. En

revanche, il ne se rendît pas compte qu’il était en train de se faire dessus, fasciné par la chose

progressant par à-coups. Cela venait à lui, se mouvant tel un immonde serpent : chacune de ses

reptations mettait les murs alentour au supplice, des lézardes se formaient à vue d’œil.

L’agglomérat informe était arrivé à mi-hauteur de l’escalier, quand il parvint à réagir,

plongeant l’extrémité de la perche dans la masse de terre meuble. Elle s’y enfonça comme dans

du beurre. Il tenta de la retirer. Alors, ce qui apparut être une main, grouillante d’asticots, surgit

du cœur de la chose, agrippa la perche et la lui arracha. Poussant un hurlement de terreur,

Jacques se précipita dans sa chambre, claqua la porte, s’arc-bouta contre. Il entendait l’horreur

rampante se rapprocher dans l’escalier, tout comme il percevait les gémissements de la maison,

envahie de tous côtés. Devant lui, les lattes du plancher commençaient à se soulever. Des

craquements sinistres couraient le long de la charpente dont les épaisses poutres se tordaient

sous ses yeux médusés. Alors qu’une poussée implacable s’exerçait sur la porte, forçant petit à

petit son ouverture, Jacques leva un regard désespéré vers les fenêtres du toit. Elles étaient

recouvertes de terre.

Dans la brume matinale, la fourgonnette de Bricard grimpait péniblement la côte menant

au village. Mains crispées sur le volant, il avait les traits tirés, conséquence d’une nuit passée à

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cogiter. En temps ordinaire, il n’était pas un maniaque du détail, plutôt un pragmatique

s’accommodant facilement des circonstances. Toutefois, la veille, en quittant le cimetière, il

sentait qu’il était passé à côté de quelque chose. Trop occupé à faire disparaître le macchabée

« surprise » de l’ancienne sépulture pour y prêter attention sur le moment, trop pressé aussi de

fuir le chantier comme un gosse effarouché, cela ne lui était revenu que tard dans la nuit. Il

aurait dû y penser plus tôt, mais quand le tractopelle avait exhumé le cadavre, il n’y avait pas

le moindre ossement à proximité, aucun reste de l’ancien occupant des lieux. Probable que le

profanateur les avait retirés… mais pourquoi diable aurait-il été s’encombrer de restes

mortuaires alors qu’il cherchait justement à en faire disparaître ?

La fourgonnette passa sous l’arche médiévale, remonta la rue principale, amorça un

tournant pour rejoindre le cimetière, pila net. Le pied encore sur la pédale de frein, Bricard

tendait le cou vers le côté passager en fronçant les sourcils.

« Qu’est-ce que… c’est quoi ces conneries ? »

A proximité du carrefour, se trouvait l’une des plus belles maisons du village, une

baraque splendide au toit en ardoise et aux murs blancs, recouverts en été de vigne vierge.

Habitée par des gens sympas, pas bêcheurs pour un sou. Après leur décès, elle était passée à

leurs deux fils qui, eux, n’avaient pas l’air bien futés. Ils ne s’en étaient jamais occupés comme

il fallait. Résultat, elle se délabrait peu à peu. Mais là… Bricard coupa le contact et sortit de la

voiture. L’odeur familière le saisit aussitôt. Charogne et ammoniac. Il s’approcha à pas lents du

portail, posa deux mains tremblantes dessus.

Au fond de la cour gravillonnée, ne subsistait de la maison que des murs à demi

effondrés, submergés sous un imposant monticule de terre humide et de gravats. Çà et là,

émergeaient des fragments de cercueils et de monuments funéraires, comme autant

d’excroissances hideuses. L’ensemble formait un tumulus obscène, au sommet duquel trônait

une vieille croix rouillée, plantée de guingois.

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Crédit images :

- logos et illustration du faune par Loblake. - première de couverture : The Resurrection, William Blake, 1805. - quatrième de couverture : The Resurrection : The angel rolling away the stone from the sepulchre, William Blake, 1808.

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