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LeFeudesorigines

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DUMÊMEAUTEUR

Jazzetvindepalme,Motifsn°39.Lespetitsgarçonsnaissentaussidesétoiles,Motifsn°112.Unfusildanslamain,unpoèmedanslapoche,Motifsn°189.JohnnyChienMéchant,Motifsn°211.

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entièrementconfianceàtouscesêtresjusqu’aujouroùlegrandfleuveNzadi luidonnala leçonqui lemarquera toutesavieetluidonneracegoûtintarissablededéfierlespuissants.Certainsdirent que ce goût de la provocation lui venait de son illustreancêtre Mankunku qui se proclamait déjà comme « celui quirenverse les puissants et les tambours qui leur rendenthommage » ; selon d’autres, il tenait à Pétrangeté de sanaissancesolitairedansunchampdebananiers.Entoutcas,cefutauborddugrandfleuvequ’ilprit larésolutiondeviolenteraussisouventqu’illepourraitlesmaîtresdecemonde.

Ilaimaitlegrandfleuve,illerespectait.Ilpassaitdesheuresàregardersonlongcoursondulant,calmedepuissancecontenueet scintillant sous le soleil ; il admirait les pêcheurs qui ylançaient leurs filets et ramenaient de nombreux poissons : lefleuve,comme la terre,étaitaussinourricier.Les joursde fête,Mankunku sentait le fleuve tressaillir d’excitation sous lesclameursetlescoupsdepagaiedespiroguiersquiluttaientpourla première place de la course qu’ils livraient sur ses eaux.Parfoisl’envieluiprenaitd’êtreunpoissonafindes’yplonger,remontersoncourant,vivreensonsein.Maisvoilà,cejour-làilne put résister : il voulait s’y baigner, semélanger à lui et letraverseràlanage.Lefleuvenevoulaitpas;ilsemitàridersasurfacepourtanttoujourscalmeetdepetitesvaguesclapotèrentsur sa berge,menaçantes.Mankunkun’yprit garde, il tenait àsonpari.Lefleuve,habile,lelaissavenirjusqu’ensonmilieu;approchepetit,approche;alorsilsoufflauntourbillonsouslespieds du garçon. Mankunku fut aspiré vers le bas, sa têtedisparutsous lesflots.Enfonce-toienfant têtu,avale-moi,moneausale,qu’elle tegonfle l’estomac,qu’elle t’étouffe !La têtedeMankunkuressort,ilavaleunbold’air,pitié,lâchez-moi,jenevousdéfieraiplus, jevous respecterai toujours,non tun’aspas encore compris, salegosse, la leçonn’apas assezduré, la

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tête replonge, il étouffe, le sang bat à ses tempes, un effortpresquesurhumainleramèneàlasurface,unevigoureusebrasseduderniersoufflel’éloignedutourbillon,ilsecroitsauvémaislefleuvedéroulesonlongbras,lerattrape,leramèneaucentredu maelström, oui, tu me cherchais, enfant buté, j’espère quedésormais tu sais qui est le plus fort, le plus puissant, je t’enprie, laisse-moi aller, je promets de ne plus te défier, la têteréapparaît,encoreunegouléed’airetelles’enfoncedenouveau,je n’en peux plus, j’étouffe, de l’air, de l’air par pitié, ils’évanouit,devientmoucommeunealgue,nesedébatplus.

Le grand fleuve lassé du jeu rejette vers la plage ce corpsvaincu;latêtedugarçonheurtelesrochers,lefronts’ouvre,dusang.Ilestenfinallongésurlesable,toujoursinerte.LeSoleilqui est son ami le prend enpitié, il le caresse, pénètre en soncorps,luimasselecœur;ilalehoquet,ilrégurgitelamauvaiseeaudufleuvepuisilrespire.Ilserelève,épuisé,s’assoitsurlesable.Ilvoitcoulerlesangetsetâtelefront,sentlaplaie.Ilsefâche, Mankunku se fâche, il se lève sur ses jambes encorechancelantes,regardedurementlefleuve,crache,hurle.Traître!Tuastrahil’amitiédequelqu’unquitefaisaitconfiance.Tutecroispuissant?Jeseraipluspuissantquetoi!Vois,jecrache,jerecracheetpissedanstoneausouilléedusangdel’ami.Unjourviendraoùjetetraverseraiàlanage!Etleventsoufflecommepour emporter ces paroles provocatrices, pour les porter àtémoinàtousceuxquientendent.Toiaussivent,jetedéfie,jevous défie tous ! Je suisMankunku, celui qui détruit, je suisMankunku,celuiquirenverse…!

Mankunkurentrachezluiencourant.Samèrelevitarriverlatêteensangethurla,affolée.Lesfemmesduvillagesortirent,l’entourèrent, le consolèrent, puis emmenèrent l’enfant chez leguérisseur.DèsquecederniereutdisparudanssamaisonavecMankunku,lamèreseremitàpleurerbruyamment.Ettoutesles

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femmesduvillage semirent à raconter n’importe quoi pour laconsoler ; elles la plaignirent, se plaignirent, expliquèrent, sejustifièrent : ce n’est rien, mère de Mankunku, ce sont desimples écorchures, cela arrive à tous les enfants, mais oui,reprenduneautre, c’estmoiNsonaqui te ledis, cen’est rien,tenez,unjourmondouzièmefilsestrentrédelachasseavecuneénormedéchirureauflancdroit,moinsd’unmoisplustardiln’yavaitplusaucunetrace,ehdoucement,crieKimbanda,tuparlesenoubliantqueMankunkunerevenaitpasdelachasse,tusaisbien que c’est le grand fleuve Nzadi qui l’a puni et qu’il nepardonne jamais, tu as raison, Kimbanda, j’ai toujours pensécomme toi que cet enfant n’est pas né, cet enfant ne mourrajamais,taisez-vousdonc,mauvaiseslangues,neparlezpasdelamortdemonenfant,maisnon,mèredeMankunku,n’écoutepasces méchantes langues qui s’agitent inutilement comme unefeuillemorte sous la brise, ces vieilles lèvres qui papotent, cen’estpasgravequ’oncueilledes feuillesdecitronnelle,qu’onlesfassebouilliretqu’ilenboivel’infusionbienveillanteaprèsavoirpansésaplaieavecdujusdefeuillesfraîchesdetabac,etça caquette ça papote ça se plaint ça gémit… Le féticheur-guérisseur sort enfin de sa case avecMankunku, la tête ceinted’un tissublanc légèrement teintéde rouge : l’enfant n’a rien,unepetiteblessuresansconséquence,lecrânen’estpastouché;n’oubliezpasmesdeuxcalebassesdevindepalmeetunjeunecoqpourlesancêtresdufleuve…

Jusqu’à l’âgeoù il devintunhommeàpart entièredans lacommunauté et commença à aider son père dans son travail,MandalaMankunkun’avaitpleuréquedeuxfois.Ladeuxièmefois,cefutbienaprèsl’aventuredufleuve,longtempsaprèsquesa blessure ne fut devenue qu’une simple cicatrice à peinevisible sur le front. Il jouait avec l’enfant de Ma Kimbanda,l’une de celles qui n’avaient jamais cru à sa naissance. Ils se

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seulement le malade risquait de mourir, mais le guérisseurluimême pouvait en pâtir. Mais Mankunku expérimenta desmédicaments sur desmalades sans invoquer les ancêtres. Il fitainsi une découverte qui allait lemarquer aussi profondémentque sonexpériencedu fleuve : il existaitdesmédicamentsquipouvaient guérir seuls, sans l’aide des ancêtres. Il triomphaitsecrètement,c’étaitsamanièreàluidebousculerlespuissants.Ilneditrienàsononcleetsejetaalorsdanslarecherchedecessubstances assez fortes pour guérir seules : ce fut ainsi qu’ildécouvritlekimbiolongo,cetteracinequiredonnelavirilitéetlavitalitéauxhommes.Ce fut luiaussiquidécouvrit le jusamerdu quinquéliba pour soigner le paludisme, les feuilles demansunsucontrelafièvreetlafatiguemusculaire,lekazucontrele sommeil et la fatigue de l’esprit les jours de guerre et dechasse,etencorebeaucoupetbeaucoupd’autreschosesque lepeuple lui-même a oubliées. Contrairement à son oncle quipréservait ses connaissances de toute indiscrétion, il se mit àpublier,àdiffusercesdécouvertesauxgensdupeupleetàleurapprendre comment se soigner eux-mêmes ; grâce à lui, desvieuxvécurentunejeunesseavecdejeunesépousesdynamiques,lessorciersnepurentplusfrapperlesgensaveclepaludisme,onnefaisaitplusappelauféticheurBizengapourunbanalmaldeventre.

L’oncle entra dans une colère effroyable lorsqu’un jour ilsurpritMankunku en train de dévoiler les composantes d’unepotionàundesesmalades.Ilgueula,cria,hurla,enfantingrat,tuveuxmeruiner,metrahir,malgrétoutlebienquejet’aifait,mononcle, j’apprendsauxgensà se soignereux-mêmes, jenevoispasoùestlemal,tais-toi,oublies-tuquejesuistonmaître,quec’estmoiquit’aitoutappris,non,jen’oubliepascela,alorsn’oublie pas non plus que je suis plus vieux que toi, que je

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connais beaucoup plus que toi et que je peux te nuire trèssérieusement,maismononclequandilsviennentcheztoi,mêmepour un petit mal de rien du tout, il faut qu’ils apportent unpoulet, une chèvre ou une calebasse de vin de palme, tais-toidonc, enfant insolent, tu sais bien que ce ne sont pas descadeauxqu’ilsm’apportentmaisdesoffrandespourlesancêtres,ouimononcle, jeveuxbien tecroire,maispourquoiest-ce toiquimangescespoulets,ceschèvres,toiquiboiscevinavectesépouses,enfanttêtu,têtuetinsolent,tuveuxvenirn’est-cepas,ehbienviensettuverras,situn’étaispaslefilsdemasœur,jet’aurais fait dumal, je t’auraismaudit et chasséde chezmoi !L’onclealesyeuxrouges,leslèvresgonflées,levisagedéformépar la colère ; Mankunku sent que la sagesse est de ne pasenvenimer les choses, il baisse le ton, prend des yeux tristes,s’humilie un peu et donne à sa voix un ton de repentir, mononcle, pardonne-moi, j’ai agi comme un enfant car je n’ai pasencorebeaucoupdesagesse, jenesuisqu’unapprentisoustesordres, je te dois du respect, et pour ton âge et pour tesconnaissances, je te demande pardon. Le visage du maître sedétend,reprenduneformefamilière,leslèvresdeviennentmoinsépaisses,n’est-cepasmononcle, si je suisvenuchez toi c’estpourapprendre, tuasbien faitdemedireque jeme trompais.L’oncle est souriant, il tapote l’épaule du garçon ; ouf, onrevientdeloin,laconfianceestrétablie,lerespectdelatraditionretrouvé, le monde n’est plus menacé, son équilibre estperpétué ; les chèvres, les poules, le vin et autres cadeauxcontinuerontd’affluer,rienneserachangé,toujourslesancêtres,lemaître,l’élèveetlesautres.

« Ce n’est pas grave, mon enfant. Un jeune n’a pas lasagessed’unvieuxetungraindefoliepeut toujoursseglisserdanssoncerveau;l’essentielestqu’ilaitquelqu’unpourveillersur lui et je suis là. N’oublie pas que toujours, avant de

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commencerquoiquecesoit, ilfaudrad’abordm’enparler.Lesjeunesdoiventrespecterlesvieuxet, lejouroùcetterègleseraenfreinte, le clan seradétruit, les ancêtresnousabandonnerontetceseralafindumonde.J’espèrequetuascompris.Allez,vame chercher ma pipe avec un peu de tabac sec, ensuite tum’expliquerasoùontrouvecetteracinequidonnelavirilitéauxhommes,etcommentpréparerceremèdecontrelepaludisme.»

Mankunku obéit, lui apporta son calumet puis rentra chezlui. Cette discussion qui faillit tourner à la dispute leconvainquitplusquejamaisqu’ilyavaitdeschosesàdécouvrirau-delàdesancêtres,au-delàdesvieuxduvillage.«Mononcles’accrocheaupeuqu’ilsaitpourpouvoirs’enrichirauxdépensdes autres », pensa-t-il. Il fut conforté dans cette opinionlorsqu’il apprit, plus tard, que son oncle avait fait répandre larumeurselonlaquellec’étaitlui,Bizenga,quiavaitdécouvertlekimbiolongo, le quin-quéliba, le mansunsu, etc., mais quel’enfant ingrat Mankunku avait volé l’invention pour se fairevaloir.Cetteaccusationétaitridicule,carpourquoiessayerdesefairemousserdansunesociétéoù iln’yapasde luttepour lavie, où chaque être qui naît a naturellement sa place ?Mankunkunevoulaitpasdéclencherunepolémiqueinutile; ilcontinuaà travailler sous lesordresde sononclecommesiderienn’était.Illeremplaçaitd’ailleurssibienquetoutlemondese mit à l’appeler nganga, c’est-à-dire celui qui sait : savant,féticheur,guérisseur…Ngangaàsonâge,luiquin’avaitmêmepas un enfant, c’était extraordinaire. Il semblait bien quequelquechoseétaitentraindechangerdanscepays.

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–Touslesmétiersseraientnobles!»Le vieux ne répondit pas. Mankunku n’en put plus de se

retenir,ilparlaitmaintenantavecardeur:«Lesancêtresnepeuventpasavoirtoutconnu.Jemesensà

l’étroit, Ta Lukeni, je veux bouger, je veux de l’espace. J’aienviede toutbousculer,deréinventer lemondeafinde trouveruneplacequipuissemedonnerlajoieetlapaix.Est-ilmauvaisd’ajouterd’autresconnaissancesàcelleslaisséesparlesaïeux?Ils ne connaissaient pas le rythme solaire des saisons que j’aidécouvert ; nous avons demeilleures récoltes, est-ce unmal ?Qu’ilssoientnotreinspiration,d’accord,maislemondechange,toutchange!

–Attention,nesoispasprésomptueux…– Il nous faut une nouvelle connaissance ! Il n’est plus

suffisant de n’être que le relais des savoirs transmis par lesanciens,den’êtrequeledépositaired’unsavoiràjamaisfigé.Ilnous faut quitter cette face inerte de la connaissance etrecherchersafaceactivequiestcellequiconsisteàlatraquer,àladébusqueroùqu’ellesecache!

–La recherchede la connaissanceneveutpasdire rompreavec son héritage, mon enfant, tout doit se suivre ; la Lunerattrape la Lune, le jour rattrape le jour et les saisons lessaisons;toutsesuit,touts’ordonne.

–Oui,mais avant que le jour ne rattrape le jour, il y a larupturedelanuitquidonneunenouvellevirginitéàceluiquiselève.

– Le jour qui se lève est un jour déjà levé, tout n’est queperpétuelrecommencement,toutestcercleparfait.

–Non,TaLukeni, le jourqui se lèveestun jourquin’estpas encore levé : c’est un nouveau départ ; tout est perpétuelcommencement,toutestnouveaudépart.

–Iln’yaplusdediscussionpossibleentrenous,turefuses

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laconceptiondumondequelesancêtresnousontléguée.–Iln’yariendenouveauàapprendredanslemonde,cria-t-

il passionnément, ce monde est trop vieux, il est à bout decourse!J’enaimarredetouscessymbolesmillefoisutilisés,decevindepalmequ’oncracheauventàchaqueoccasion,decerespectdûàunonclematernelindigne,de…»

Il se tutbrusquementcommes’il avait sentiqu’il était allétroploin.Uneombredetristessepassasurlevisageduvieux.

«Tuesundestructeur,Mankunku.–Non,jenesuispasundestructeur.–Cen’estpasuneaccusation,monenfant, tuescommetu

es. Je constate seulement que tu es injuste envers nous car tujuges notre société, nos us et coutumes sur ce que tu voisactuellement. Crois-moi, autrefois, lorsque l’oncle prenait enchargesonneveu,ildevenaitvraimentsontuteur,illeguidaitàtravers la vie plus que ne l’aurait fait son père géniteur ; demême,lesguérisseursnefaisaientpascemétierpours’enrichirmais jouaient simplement le rôle attendu d’eux dans le granddesseinquenousavonstracéensemblependantdessiècles, lesancêtres et nous.Maintenant j’ai lamême impression que toi,les effets pervers sont partout, les oncles deviennent indignes,les guérisseurs cupides, les rites des symboles vides. J’ai vécujusqu’ici dans une société dont l’idéal était sa propreperpétuation. Nos ancêtres et nous l’avions tellement bienconstruite qu’on avait peur de tout individu qui s’écartait desnormes admises, car le moindre faux mouvement, le moindreélément retranché ou ajouté risquait de faire écrouler toutl’édifice.Or,toi,tuasfaitdeschosesqu’onnedevaitpasfaire,tu es allé à l’encontre de tout, on ne sait pas qui tu es, es-tuguérisseur, chasseur, tisserand, forgeron ? Tu as raison, cemonde est à bout de course, il ne tiendra plus très longtemps.Que puis-je dire ou faire ? Je suis très vieux, Mandala

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Mankunku.C’estpeut-êtregrâceàdeshommescommetoiquenoussurvivronsencore.

– Je te remercie, Ta Lukeni, ce n’est qu’à toi seul que jepeux parler ainsi à cœur ouvert, sans être frappé d’ostracismeparleclan.»

Les deux se turent après cette longue discussion sansconcession. Le vieux s’était renfoncé dans son siège, les yeuxfermés. Mankunku sentit une immense affection l’envahir, ilallongealebrasetluipritlamain.Ilnes’étaitjamaissentiaussiproche de quelqu’un,même pas de samère. Lukeni ouvrit lesyeuxetgrimaçaunsouriretriste.

«Hier soir, j’ai fait un rêve étrange,Mandala : j’ai vudescadavres vivants, le visage blanc comme la Lune, avec unepilosité bizarre comme on n’en trouve que dans les pays del’ombre,arriverdesous lamerdansdegrandesbaleines.Maisvoicicequim’afaitpeur : ilssesontéparpilléssurnos terrescomme une nuée de criquets, ils ontmarché sur les tombeauxdesancêtres,détruit leurscoupes,pillénosbiens.J’ai invoquéles ancêtres, je les ai appelés au secours, ils ne m’ont pasentendu, ilsnesontpasvenus…Toutcelamedépasse, je suistropvieux.Vivementquejemeure.»

Mankunkuétaitsecoué.IlapercevaitdansleregardduvieuxNimiALukeni ce petit vacillement, il sentait dans sa voix cepetittremblementàpeineperceptiblequ’ondécèlesouventchezlesvieillardsquiapprochentdelafindeleurviesurcetteterre.Quevoulaitdiretoutcela?

« Ce n’est qu’un rêve, Ta Lukeni. De toute façon, si celaarrive,noustrouveronsunecontre-force,uncontrepoison.Allez,bonne nuit et tâche de dormir, n’oublie pas que tu es enconvalescence.»

LevieuxLukenimourutdanslanuit.

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épuisés.Lorsque toutsecalmaenfin,onnerelevaaucuncorpsennemi ; il y avait par contre plusieurs blessés de leur côté etunequarantainedecartouchesperdues.Levillagenecomprenaitplus rien à ces incidents, alors que les miliciens prisonniers,eux, reprenaient espoir, voyant là manifestement l’œuvre deleursmaîtres.LeroiBizengaportaduvinfraissurlestombesduvillage, exhorta les anciens à protéger son armée ; il espéraitaussi recueillirunsigneprouvantque lesanciensdésavouaientMankunku.Bizengacachaitcetespoirdepuis longtemps,mais,aprèssonoffrande,sadécisionfutprise:encoreunincidentdecegenreetilélimineraitMankunku.

Mankunku de son côté était perplexe. Comment expliquercequisepassait?Ildécidadesupprimerlanoixdekola,maisles soldats, privés de cet adjuvant, ne purent plus veiller ets’assoupirentàleurposte.Cenefutqu’audouzièmejourqu’ilcomprit cequi sepassait.Cen’étaientpas les envahisseurs enchairetenosquiagissaient,maisleursespritsmalveillantsquiattaquaient leshommesgardés trop longtempsenétatdeveillegrâceaujusdelakola.Supprimerlakolaetréduireladuréedesheuresdeveilléeétaientlesseulsremèdes.

Ilchangeadonccomplètementsonsystèmededéfense.Ilnefitplusveiller toutesonarmée ; il renvoya lessoldatscoucherchezeuxlesoir,lesautorisamêmeàtoucheràleursfemmesetnegardaplusquequelquessentinellesquiserelayaient;entoutcas, plus personne ne veillait une nuit entière.C’est ainsi queMandalaMankunkuréussitàdéjouerlesmanœuvresdesespritssorciersenvoyésparl’ennemi.

Ils s’attendaientàune troupedemiliciensarmés jusqu’auxcheveux,arrivantdepréférenceàl’aubeoumêmeaumilieudelanuit pour attaquer le village et délivrer leurs amis toujoursprisonniers, ce furent trois hommes qui arrivèrent un jour, àl’heureoù le soleil est tout juste aumilieudu ciel ; ouplutôt

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deuxhommesarmésetun troisièmeêtrebizarre, levisagenonpas pâle, blanc ou transparent comme dans les rêves du vieuxLukeni,maisrougecommelacrêted’uncoq,latêtecoifféed’uncasque blanc. Il était vêtu d’une chemise blanche à mancheslongues;boutonnéejusqu’aucol,elleportaitsurlescôtésdeuxgrossespochesbourréesonne savaitdequoi.Contrairement àsesmiliciens,ilportaitunpantalonblancquiluiretombaitàlacheville, au-dessus des pieds bien protégés dans de solidesbrodequins. À sa ceinture pendait une petite arme, un fusilminiature.Lesdeuxhommesquil’accompagnaientportaient,enplus de leur fusil, un gros paquet sur le dos ; ils parlaient lalangue du pays et ne cessaient de crier, de répéter « Noussommes venus en amis, ne tirez pas, amis, nous sommes desamis».Lessentinelleslesentourèrent,arrachèrentlesarmesdesmilicienset conduisirent les troishommesaucentreduvillageen ululant le cri de la chouette. Tout le monde sortit excité,curieux,pourvoircettecréatureétrangeauvisagerougeaud,aulong nez, aux grandes oreilles rouges, « Ne tirez pas, noussommesvenusenamis,netirezpas,amis…».Etvoiciquelesenfantspleurent,seserrentcontreleurmère,effrayés;oualors,cachés derrière leur mère, ils sortent leur petite tête etdemandentmamanmaman,qu’est-cequec’est,çac’estquoiça,en montrant du doigt la chose, c’est un homme mon garçon,maispourquoi ila levisagerougecommelapoudrede tukula,c’estcommeçaqu’ilssontchezeux,c’estoùchezeuxmaman,jene sais pas, çadoit être là où le soleil sombre le soir aprèsavoir bu du sang, mais pourquoi qu’il ne reste pas chez lui,qu’est-ce qu’il vient faire chez nous, tais-toi donc sale gosse,intervient une grosse voix mâle, laisse les grandes personnesdiscuter, l’enfant retire sa tête, se serre encore plus contre lerempart que forme le corps de sa mère, « Amis, ne tirez pas,noussommesvenusenamis…».

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Le chef Bizenga sort. A sa droite, Mankunku son neveu,l’hommeleplusadmiréduvillage,médecin,savant,guerrieretpoète ; derrière eux, le conseil du roi. Le roi s’assied sur sonsiègesculpté,sespiedsreposantsurlapeaudeléopardqueluiaofferte Mankunku ; toute sa suite l’imite. Debout se tient sagarde,tenantostensiblementnonpasdevieuxfusilsàpierredesilexdefabricationlocaleetsechargeantparlecanon,maisdesfusilsàcartouchessaisissurlestroupesdel’envahisseur.

«Donnezunsiègeàl’étranger.»Onposeunsiègeenpeaudechèvre,à l’ombre,enfacedu

chef Bizenga. L’étranger s’assied, ses guides s’asseyent plusloin. Il ôte son casque, essuie la sueur qui lui coule du front.Maman, maman, pourquoi ses cheveux sont raides comme labarbedemaïs,idiot,c’estlechapeauqu’ilportequilesaplatit,maman,maman, jepeux les toucher,non, ilsvonts’arracheretrester entre tes doigts comme les ailes des termites volants,maman,maman,tais-toi,crielamèreexcédée.

«Noussommesdesamis,noussommesvenusenpaix.»C’estlapremièrefoisquel’étrangerouvrelabouche: tous

lesregardss’yplongent;ilsemblebienqu’ilaitunelangueroseetdesdentsblanchescommetoutlemondemaislessonsquiensortentsontdifférents,incompréhensibles,bizarres.Quelparlerbarbare ! Pendant que l’interprète, un de ses guides, traduit,l’étranger ouvre les boutons de ses manches, roule celles-cijusqu’auxcoudes,dégrafedeuxboutonsdesachemiseàpartirducolets’évente.Mamanmaman,regarde, ila lesbrasblancscomme de la farine de manioc et la poitrine velue comme unchimpanzé,petit idiot,c’estparcequ’ilvientde làoùhabitentlesombres,unpaysoùiln’yapasdesoleil,mamanmaman,est-ce que je peux toucher sa peau, non mon petit, les éclatsresteraientdanstamaincommelesécaillesdepoisson,j’aipeurmaman, j’ai peur du type au visage rouge et aux bras blancs,

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duchemin,valseeffectuéeàpasdecorruption,depersuasion,debluff,etd’autresartificesencore.Cequevivaientcesnouveauxconquistadores était vraiment extraordinaire ! Etaitextraordinairenonpascemondebouillonnantdeviesdetoutessortes, ce monde luxuriant de plantes, de fruits et de fleursinconnus, d’espèces animales originales telles que la girafe aulongcouetl’amphisbèneàdeuxtêtesquipeutsedéplacerdansun sens ou dans l’autre, non pas ce monde où une simpletornade devenait un spectacle merveilleux dans lequel sedéchaînaient toutes les formes cosmiques, mais extraordinaireétait l’incroyable facilité avec laquelle ils agrandissaient leursnouveaux empires ; ils ne les achetaient pas, ils ne lesoccupaientmêmepasvraiment,c’étaitbeaucoupplussimple:ilsdéclaraient purement et simplement que ces terres leurappartenaient et elles étaient à eux, avec tout ce qu’il y avaitdessusoudessous.

Ceux qui conquirent le pays de Mankunku s’appelaientBelges ou Français, mais qu’importe ? Ils auraient bien pus’appeler Portugais,Anglais,Allemands, Turcs ouMaoris quecelan’eûtrienchangéàleursactionscartouslespeuplesquiselancent à la conquête d’autres peuples se ressemblent. IlsoccupèrentlebassindugrandfleuveNzadietnefurentarrêtésàl’ouest que par l’Océan ; au nord ils ne s’arrêtèrent point ; àl’est ils se heurtèrent aux Arabes musulmans, premiersesclavagistes négriers de cette partie du continent et quicontinuaient à dépeupler des régions entières par leurs razziasaussi fréquentes que cruelles. Ces Arabes qui, avec leursarchaïques espingoles, avaient terrorisé des populations, brisédes familles, pillé, enlevé des jeunes filles pour leurs harems,euxqui,pours’enrichir,avaientfaitcheminerdel’intérieurverslacôteorientaledesdizainesdemilliersdefemmes,d’hommesetd’enfantsenchaînéslesunsauxautrespardelourdeschaînes

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àentraverunbuffle,euxquiavaientfaitcheminerdel’intérieurverslacôte,dansdesconditionseffroyables,descolonnesetdescolonnesd’hommeslecouprisdansl’enfour-chured’unesolidebranche d’arbre d’à peine un mètre de longueur entre deuxesclavesetmaintenue fermementà lagorgeparun rivetde fer,cesArabesnepurenteuxnonplusrésisteràcesnouveauxvenusquiarrivaientpourlesdéposséderdeleurssourcesderichesse;ilstrouvèrenteuxaussileursmaîtres,furenttaillésenpiècesetsoumis comme les autres. Et les envahisseurs étrangers, aprèsavoirdébordélebassindugrandfleuve,continuèrentleurrouteverslesgrandslacs.

Ilsécrivaient:« Nous avons une mission sacrée, celle de porter la

civilisation à ces peuplades primitives et nous ne faiblironsjamais. Nous allons également donner à notre pays un vasteempiresurlequellesoleilnesecoucherajamais,unempirequirendrajalouxlerestedumonde;nousaffirmeronsainsinotrepuissance.»

D’autresajoutaient:«Ilyades terresàprendre;desserviteursàvolonté.Les

droitsdel’hommenesontpasfaitspourlesNègres.D’ailleursles indigènes n’ont droit à rien, ce qu’on leur donne est unevéritablegratification.»

D’autresencore:« Je ne te parlerai pas des coutumes licencieuses de ces

gens,laplumed’unreligieuxserefuseàmettredetelleschosessurunpapier.L’Evangileditquenoussommestousfrères,celaestcertainementvrai,maisl’Africainestnotrepetitfrère.»

Mais,ilfautledire,certainsécrivaientaussi:« … Nous n’avons rien vu qui justifie l’hypothèse de

l’infériorité native duNègre, rien qui prouve qu’il soit d’uneautre espèce que les plus civilisées. L’Africain est un homme

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douédetouslesattributsquicaractérisentlaracehumaine…»Ils continuèrent à marcher, à passer des montagnes, à

traverserdesforêtsetdesfleuvesetnes’arrêtèrentquelorsqu’ilsbutèrent sur d’autres étrangers venus des mêmes pays et quirivalisaient avec eux. Alors, n’ayant plus d’autres territoires àacquérir, ils se tournèrent vers ce qu’ils appelaient lamise envaleurdecespaysconquis.

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demandaitMankunku.–Ah!lesdixdoigtsdesmainsetlesdixdoigtsdespiedsne

suffiraientpaspourlescompter.–Cen’estpaspossible!Jesavaisque la terreétaitgrande

maispasàcepoint.Votrepaysdoittoucherceluidesétrangerscarjesaisqu’ilsviennentdeplusloinencore.

–Nemeparlepasdecevoyage,ditDjibril;aprèsnousavoircapturés?carnousavionspeurdevoir lamer–onnousafaitmarcherdixàquinzejoursjusqu’àBangui.

–Pourquoiaviez-vouspeurdevoirlamer?–Cheznous,onditqueceuxquivoientlamerattrapentune

maladiemortellesoitducorpssoitdel’esprit.– Je n’ai pas encore vu lamer, ditMankunku, je n’ai pas

encorequittéleborddufleuveoùjesuisné;maismonpèreavul’océanetilseporteàmerveille.

–Jenepeuxpasterépondre,c’estcequ’onditcheznous.– Une fois à Bangui, reprit Djermakoye, nous étions

entassés dans d’étroites barges sans toit, sous le soleil et lapluie;parfois,pendantdesheures,ilétaitimpossibledebougerunpied.Beaucoupmouraientparasphyxie,tandisqued’autres,fatiguésparfoisdesecramponnerau-dessusde lamêléeoù ilspouvaient respirer, lâchaientprise,glissaientet tombaientdanslefleuve.C’estainsiquemonpèreadisparuaucoursdecelongvoyage.

– Pourquoi n’essayiez-vous pas de repêcher ceux qui senoyaient?

–Iln’étaitpaspossibled’arrêterlabargepourrepêchertousceuxquitombaient;onneseraitjamaisarrivésàdestination.Detoutefaçon,àpeinefaisaient-ilsploufdansl’eauqu’unequeuedecaïmanlesassommaitetl’instantd’aprèsilsétaientprisentredeuxmâchoires.

–MonDieu », soupiraitMankunku, ne trouvant plus que

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dire.Leurs conversations se terminaient souvent brutalement car

lessentinellespassaientet leurdemandaient impérativementdesetaire.Ilss’allongeaientalorsàlabelleétoileetseréveillaient,lelendemain,lecorpsfrigorifiéparlafraîcheuretl’humiditédecesnuitstropicales.Ilsnedormaientsousuntoitquependantlasaisondepluies, sousun largehangar construit à lahâtepourlesprotéger.PuisDjibriletDjermakoyereprenaientleurtravaildeportage,transportantchacundessacsdecimentdecinquantekilos.D’autres s’épuisaient sous des charges trop lourdes, deschâssis de wagonnets, des rails, des barils de ciment, despanneauxdemaisonsdémontablessurunterrainexcessivementdifficile : il fallait monter et descendre des petites collines,éviterdesarbres,contournerunpetit ravin ; les joursdepluie,c’était un véritable exercice d’équilibre sur le sol visqueux,tapissé d’une épaisse couche de feuilles mortes endécomposition.Ceportagefutaussimeurtrierquelereste;deshommessebrisaientlecousouslespaniersdepierres,d’autresglissaient des collines avec leur wagonnet pour se retrouverécrasés au fond d’un ravin. Un jour, une vingtaine d’ouvriersharassésrefusèrentdereprendreletravailmalgrélesmenacesdel’ingénieurenchef.Lecontremaîtretiracinqhommesauhasardparmi lesquels Djermakoye, il leur attacha un collier dedynamite autour du cou et les fit sauter. Les autres reprirentimmédiatementletravail.

Les hommes couraient à droite et à gauche, on concassaitdes cailloux, on poussait des wagonnets, on soulevait desrails… tout cela sous l’œil attentif du contremaître blanc. EtMankunkuétaitfascinéparcethomme,parceshommes:d’oùtiraient-ilsleurpuissance?Deleursancêtres?Voyezcethommeseul, sans arme, le visage rougi par la chaleur, à l’abri de soncasqueblanc.Ilsuffîtdedeuxd’entrenous,d’unseul,moipar

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exemple, pour le mettre hors de combat, le tuer ; pourtantpersonne n’ose, quelque chose nous arrête. Il est là, seul,donnant des ordres, dictant sa volonté à dix, cent, mille, desmilliersd’entrenous.Etàmoiaussi,moiMandalaMankunku,dont l’ancêtre renversait les puissants ! D’ailleurs, rien nesemblait résister à sa volonté. Qu’un rocher le gênât, on lefaisaitdisparaîtredanslebruitqueferaientdixfoiscentfusils;qu’unemontagnelegênât,onlacoupaitendeuxetonycreusaituntunnelpourpouvoirpasserdessous;qu’unerivièrelegênât,on jetait un pont par-dessus et on continuait son chemin. Oùallait-on ainsi, poursuivant un horizon qui fuyait sans cesse ?Mankunkubandaitsesmuscles,saisissaitlatraversebrûlante,ladéposait, repartait vers son compagnon en chercher une autre.Oui,qu’est-cequipouvaitlesarrêter?Biensûr,lesancêtressevengeaientquelquefois:certainsmatins,lesouvrierstrouvaientdes railsencoremunisde leurs traversesquipendaienten l’airau-dessusduvideàlasuited’unéboulementayantentraînéaveclui des milliers de mètres cubes de terre ; eh bien, cela nedécourageaitpas l’étranger, il recommençait, il faisait travaillerdeuxfoisplusdurement,consolidaitleborddesremblais,etonrepartait.Lamort dedizainesd’ouvriers lui était indifférente :voyageur, si un jour tu prends le chemin de fer qui mène dugrandfleuveà l’Océan,écouteattentivement leclaquementdesroues sur les rails car chacund’eux, chaque tac-tac, dénombreunmort;alorspenseunpeuàtousceshommesensevelisdanscesmontagnesoùtupassesetrappelle-toiqu’iciilyaunmortpourchaquetraverse.Celaaiderapeut-êtreleurâmeàdormirenpaix.

Ce soir-là, en rentrant au camp, Mankunku trouva Djibrilallongé sur son grabat. Il avait beaucoup maigri ; ses yeuxs’enfonçaient dans ses orbites trop grandes, sa peau tirait surson visage, moulant étroitement les os de son front et de ses

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commelespoissonsdelarivièrevoyants’approcherl’ombredelapiroguedupêcheur:Mandalaestapparuaucentreducercle,brusquement.Ilaétéchezlui,ilabuplusieursdesesbreuvageset il tient dans sa main l’arme qu’il a lui-même créée dansl’atelier de son père. Il est debout, Mankunku, le savant, lemédecin,leforgeron,Mankunku,dansseshabitssalesd’ouvrierdechemindefer,lespiedsnusfermementplantésdanslaterre.Bizenga le regarde et veut paraître hautain et dominateur. Il agrossidepuissonpacteaveclesétrangers;c’estluiquicollectetout ce que le village reçoit en échange du caoutchouc et despalmistes, sans compter les cadeaux particuliers que lui faitl’administration;ilestdevenuriche,safamillenetravaillepas,il a cinq femmes, il n’a plus jamais faim. Il est habillé d’unpantalondetoileblancheretenuenhautsursongrosventreparuneceintureenpeaudecrocodile,etenbasparunebellepairede chaussures importées ; sa chemise de flanelle vivementcoloriéeestrecouverted’unecouverturerougejetéecommeunecapesursesépaulesetquiconstitue,aveclebonnetenpeaudeléopardqu’ilportesurlatête,lenouveausymboledesaroyauté.

Lesdeuxhommesseregardent,sourdsetmuets,devantcettefoulemuettedontonentendlarespiration lourdeetoppressée.Lesdeuxhommessecherchentdesyeuxetsoudainleursregardsjaillissent des orbites, des yeux, se tournent autour, s’évitent,louvoient.CeluideMankunkuvoitdéfileraufonddeceluiduchefBizengad’abordl’étrangeraucasquepeintenkaolinblanc,puisdeschaînesd’hommesselevantets’abaissantaurythmedelahouesousunsoleiltorride,etdeslaptotstraînésçàetlàsurlaface de la terre et de la mer, et sur la fameuse route descaravanes;ilvoitdéfileraufonddeceregardBizengalui-mêmeet des hommes lui ressemblant, coiffés du casque blanc,surveillant des caravanes d’hommes, une chicotte à crinsd’hippopotameà lamain,vêtusdesplusbeauxtissusvenusde

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l’outre-mer,buvantlesplusfortsalcoolsimportés,possédantlesplusbellesdemeures…EtleregarddeBizengaaperçoitaufondde celui de Mankunku une contrée vide, déserte, où lestombeaux des ancêtres semblent avoir disparu pour êtreremplacéspardescathédralesdebluesetdehainesconcentrés,par le train, ce monstre immense et fumant apporté par lesétrangersaveccommemécanicienMankunkuetdeshommesluiressemblant, il voit Mankunku à la tête d’une foule immensepoursuivantlesétrangersqui,oubliantleurcasqueblanc,fuientàtouteallurepourembarquerdanslesbateauxquilesramènentchez eux, sous les cris et les violences d’un peuple révolté,libéré…Lesdeuxregardsnecomprennentpascequ’ilsvoient;necomprenantpas, ilscessentdese regarder,continuentdesetourner autour, s’évitent et puis tout d’un coup s’accrochent.Quand deux éléphants se battent, leurs trompes s’enroulentl’uneautourdel’autrecommedeuxlianesqu’ontord;lesdeuxbêtes se poussent, se repoussent, chacune tire de son côté et,épuisées, elles déroulent leur trompe. Enfin, les deux hommesreprennent leurs regards qu’ils traînent sur la foule pour sereposer, pour récupérer, pour se faire insuffler une nouvelleforceparunmotd’appréciation,unregardd’encouragement,unhochement de tête approbateur, bref par un geste, rien qu’ungestedesympathie…Maisvoilà,lafouleestainsifaitequ’ellenesaitjamaisrienavantledénouementd’undrame,lepeuplenepeutprendrepartipour l’uneou l’autredesdeuxplusgrandespersonnalités de sa cité ; s’il y a confrontation, c’est que lesancêtresl’ontvoulu,levainqueurseraceluiquiavaitraison.

Ilsseregardentànouveau;levisagedeBizengasetorddecolère comme le jour où il a surpris son élève en train dedévoilerlesecretdesmédicamentsàlapopulation.

«Mankunku,tuesunsorcier!»Brouhahadelafoule;ons’agite,onmurmure,ons’excite.

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C’est une accusation très grave, on ne peut simplement nierqu’onsoitsorcier,«mangeur»d’hommes,ilfautprouverqu’onne l’est pas.OuaisMankunku,prouveque tun’espas sorcier,relève le défi, l’épreuve du nkasa. Il fait signe, on l’apporte,ciguëdecouleurblanchâtre,véritablepoison,plusvénéneuxquele plus mortel des champignons. Dans un sourire, Mankunkuprend la calebasse, regarde intensément Bizenga qui bat despaupières,nesachantoùdétournersonregard,lavided’untrait.Ilabulepoison,ill’abu.Ilvabasculer,ouiilbascule,nonilasimplement changé de pied, tu ne crois pas qu’il a les yeuxlégèrementrévulsés,non,c’estlesoleilquil’éblouitunpeu,t’essûr qu’ils ne sont pas vitreux, non, attention maman, ngangaMankunkuvatomber,iltitube,non,ilsedéplaceverslapalme,oh,ilsetientleventre,ilbasculelatêteenavant,ilestpliéendeux,lesaïeux,ilvatomber,ilvamourirfoudroyé…ilvomitaupied de la palme !La foule applaudit, jubile, elle peut choisirson côté maintenant, Mankunku n’est pas un sorcier, il estinnocent.

Les jambesdeBizenga semblentmal le supporter car ilnepeutplusresterimmobile;ils’appuietantôtsurunpied,tantôtsurl’autre.Onn’accusepasimpunémentuninnocent.LafouleattendqueMankunkudemandeaussiauchefBizengadesubirl’épreuve du poison.Mais non, il se redresse, son regard vertprofond,plusmystérieuxencorequelaprofondeurdesgrandesforêts équatoriales. Il regarde Bizenga. Le vieux Lukeni luiracontaitqu’un jour ilavaitvudeuxbufflesqui,ensebattant,s’étaient accrochés par les cornes ; ils étaient restés debout,immobilespendantuneluneentièrejusqu’àcequelasoifetlafaimles terrassent.Mankunku, lui,aemprisonnéBizengadansson regard. Bizenga reste cloué sur place, ne pouvant que sedandinerd’unejambesurl’autre;lafouleretientsarespiration,Mankunkuneditpasuneseuleparole.

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– N’importe quoi, pourvu que je gagne un peu d’argentpuisquec’estcequicomptemaintenantleplusdanscemonde.

–Voyonsvoir.»Il se leva,ouvritun tiroir et commençaà trier lesdossiers.

Mandala le regardait, admiratif.C’étaitcertain,cegarçonavaitune partie du pouvoir des étrangers, une partie beaucoup plusgrande que celle que lui, nganga Mankunku, pourrait jamaisavoir.Iljugeaitdésormaissesrecherchesinutiles,lesplusjeunesque lui s’y employaient mieux qu’il ne pouvait le faire ; iln’avaitplusqu’unvœu,celuides’intégrertotalementdanscetteviecitadine,fairesontravail,gagnerdel’argentetoubliertoutlereste.L’employérevints’asseoir. Ilouvritunechemiseet sortitdespapiers.

«Voilà, jevaisvousfaireunefaveurspécialepuisquevousêtes un ancien employé des chemins de fer. Nous venons derecevoirunelocomotivedetypeMikadoetonm’ademandédesélectionner quelqu’un pour être le premier mécanicienindigène,jevaisvousproposer.

–Queveutdire“mécanicien”?–Vousapprendrezàconduireleslocomotives.»Mankunkufutabasourdi.« Vous… vous voulez dire que je pourrai déplacer cette

lourde machine, la faire rouler, traverser des montagnes, destunnelsetdesponts?»

L’employéritdel’incrédulitédesoninterlocuteur.«Maisoui,vouspouvezlefaireetlefairebien.Vousserez

lepremier,ilfaudradoncquevoussoyezbon,n’est-cepas?Cesera une fierté pour nous et surtout pour moi qui vous airecommandé.C’estd’accord?»

Mankunkusevoyaitdéjàdanslalocomotive.Ilétaitfier,ilsesentaitpuissant;unlargesourireéclairasonvisage.

« Oui bien sûr, c’est d’accord. Je ne saurais vraiment

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combienvousremercier.–Oh,nemeremerciezpasencore,cen’estpasfait.Donnez-

moivospapiers.–Mespapiers?Quelspapiers?–Votrecarted’identité,desattestationsdetravailsivousen

avez.–Jen’aipasdepapiers.–Onnevousdonnaitpasdereçuspourlessalairesquevous

touchiez?–Non,nousn’avonsjamaisreçuaucunpapier.–Ah, c’est vrai, j’oublie toujours que c’étaient plutôt des

travaux forcés qu’un travail normal rémunéré par un salaire.C’étaitvraimentuneautreépoque!»

Ilréfléchituninstant.« Je vais vous faire un certificat bien que je n’en aie

vraimentpasledroit.»Ilpritunefeuilledepapier,uncrayonetsemitànoterdes

renseignements.«Votrenom.–MandalaMankunku.–Prénom?»Silence.«Unautrenomavantcelui-là,unnomdeDieu–Jen’enaipas.–Ehbien,ilfautenchoisirun.»Il tira un calendrier et se mit à lire au hasard : Thierry,

Rodrigue,Hégésippe,Zacharie,Zéphyrin…«C’estdesnoms?–Oui.–Quesignifient-ils?–Voussavez,cesnomsétrangersneveulentriendire.–Ehbien, s’ilm’en fautunpouravoirdu travail,donnez-

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m’enun.–Attendez.–Ilfermalesyeuxet laissatombersoncrayon

surunnom:Maximilien–Voilà,vousvousappelezMaximilienMandalaMankunku.Çavousva?

–Trèsbien.–Quandêtes-vousné?»Mandalaeutpeurtoutd’uncoupquel’employénedoutâtde

sa naissance, aussi se jeta-t-il dans une longue explicationpassionnéeetembrouillée.

«Jesuisnéaumilieududeuxièmemoisdelasaisonsèche,quinze ou seize saisons de pluies avant l’arrivée du chefBizenga, vingt-deux ou vingt-trois saisons avant le début durecrutementpourlechemindefer.Ilyadespalmesàl’endroitoùjesuisné,prèsdufleuve.Monvillages’appelleLubituku;ils’y trouve encore des hommes et des femmes qui peuventtémoignerdemanaissancebienquemonpèreetmamèresoientmorts tous les deux. Je vous jure que, malgré les mauvaiseslanguesqui racontentn’importequoi surmanaissance, je suisbienné…»

L’employé était surpris de l’acharnement de Mankunku àprouver qu’il avait bien eu une naissance, comme si un êtrehumain pouvait exister sur cette terre autrement que parl’accouchementd’unemère.

«Jevouscrois, jesuissûrquevousêtesnéd’unemère, iln’yaaucundoutelà-dessus.C’estdifficilededonnerunedatecependant. Voyons. Disons que vous êtes né en juillet et quevousaveztrente-cinqans.Non,c’esttrop,trenteans.»

Il écrivit sur le papier le nom de Maximilien MandalaMankunku, vingt-cinq ans… « Allez chez un photographe,faites-vousfairedeuxphotos,revenezdemainàlamêmeheureetvousaurezvospapiers.

–Mercibeaucoup.Commentvousappelez-vous?

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avaientemmenéeaveceux.Àpartirdecejour-là,quelquechosesecassadéfinitivementdanssaperceptiondesétrangers;quoi,il nepouvait le dire.Comme il n’avait aucune envied’aller sefairetuerpourcetétranger,sonchef,ilchoisitlemoindremaletdécidaderesteràsonposte.

Il se remit à penser au grand fleuve, à ses longuesrandonnéessolitairesdans lanuità larecherchedesforcesquisecachentderrièreleschoses.Avoirabandonnétoutcelapourlavilleetpourlamachinevalait-illecoup?

Laviecontinuaainsi,àpetitspasmonotones,jusqu’aujouroùlanouvellearriva,d’abordparlarumeur,puisofficiellement:laguerreétait finie !Onétaitenmai1945.C’était lapremièrefois dans sa vie que Massini retenait une date. Un frissond’excitations’emparadupaysquiattenditencoreplusieursmoisleretourdesesfilspartispourlaguerre.Cejour-là,lesfemmesbalayèrentleurmaison,sefirenttresserlescheveux,s’achetèrentdenouveauxpagnespouraccueillirleshommesqueMassinieutl’honneurd’allerchercheraubateauqui les ramenait.La fouleencombrait la gare, des heures avant l’arrivée du train.La joieétait revenue ; les jeunes filles, coquettes et coquines, bellessousleurrobedefleurstropicales,n’essayaientpasdecacherlapetite lueurmalicieuse qui brillait dans leur regard, trahissantainsi les scènesdeplaisir etdedésirqu’elles imaginaientdéjàdansleurtêteetqu’ellescomptaientbiens’offrircesoir-làavecleur amant retrouvé. La guerre était finie.Une fanfare était là,place du Départ, rebaptisée place des Anciens-Combattants,jouantdesairsmilitairesalternésd’airsdedanse.Lesmilicienssefaisaientaimables;onvoyaitmêmelesétrangersfamiliariseravec les indigènes, leur visage blanc pâle ou rouge, suivant lecas,étaitfendudesouriresdébonnaires.Toutn’étaitqueriresetlarmes,larmesdejoie.

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Uncoup long,deuxbrefs,un long.Ovationde la foule endélire :MassiniMupepe entrait en gare. Son train, décoré dedrapeaux, s’arrêta lentement. Il donna un coup de siffletsupplémentaire. Et l’on prit d’assaut les wagons. Les nomsqu’on hurlait s’entremêlaient, on sautait au cou du premiersoldatsurlequelonpouvaitmettrelamain,joie,pleursetlarmesdejoie,bousculades,cafouillage.Lesmiliciensreçurentl’ordred’intervenir pour rétablir l’ordre et, abandonnant comme parmagie l’air débonnaire qu’ils affectaient jusque-là, ilsretrouvèrentleurcruautéatavique:enunriendetemps,toutlemonde fut refoulé à la place du Départ – devenue place desAnciens-Combattants – et l’on se tint debout en bon ordre,attendantsagementlessoldats…

Enfinleshérosapparurent!Ilsarrivaient,unmoignonàlaplacedubras,unejambeou

unemainenmoins!Deséclopésrutilantsdemédaillesplantéesà leur poitrine qu’ils tentaient de maintenir bombée en bonssoldatsqu’ilsétaient.Lafoulepoussaunmurmured’incrédulitéet dedéception.On cherchait un frèredu regard et, dèsqu’onl’apercevait, on vérifiait qu’il ne luimanquait pas unmembre.L’ordre fut de nouveau rompu. On étreignait les amis, lesparents ; ceux qui n’étaient pas touchés physiquement avaientlesparolestristes.Hélas,beaucoupnerevinrentpasdutout,ilsavaientdisparulà-bas,danscepaysdemerveilles.Lespleursetles larmes de joie se transformèrent en pleurs et larmes dedouleur ; on aidait un cul-de-jatte à se déplacer, on prenait lebarda d’unmanchot, on tenait les béquilles d’un unijambiste.Mabiala,duvillagedeMassini,avaitlaisséunœillà-bas;onnereconnaissaitplusleséduisantDeKélondi,ilavaitreçuunéclatàlajambegaucheetboitillait.Surlessoixante-troismilletroiscentquarante-quatrehommesquipartirentdupaysdeMassiniMupepe, il y en eut exactement vingt-quatre mille deux cent

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soixante-dix qui ne revinrent pas et l’un d’eux s’appelaitAmbroise Poaty.Massini le chercha en vain dans la cohue, ilinterrogeatous lessoldatsqu’ilconnaissaitpourdemanderdesnouvellesdesonami.

Enfin, ceux qui étaient partis sauver la mère patrie et lalibertédumondeunechansonà laboucherentrèrentdans leurfoyer,lecœurfatigué.Massinientantquechefd’amicaleinvitatous les anciens combattants à une réception le dimanchepuiss’en fut lui aussi, la tête lourde, les paupières gonflées. Ildépassa une jeune femme seule, éplorée ; son visage tristecontrastaitdouloureusementavecsarobeéclatantedecouleurs.Ilfuttellementémuqu’iloubliasapropredouleurets’approchad’elle.

«Bonjour,commentt’appelles-tu,femme?–Mi…Milete,réussit-elleàarticulerentredeuxhoquets.–Etait-cetonmari?–Non,c’étaitmonfrère,monuniquefrère!»Ilnesutqu’ajouteràcela.Ilnefitquel’étreindredoucement

etluiditavantdecontinuersonchemin:«Courage,moiaussij’aiperduunamitrèscher,presqueun

frère.»Maisc’enétaittrop.Sespaupièresgonfléeséclatèrentetles

larmes chaudes coulèrent pour la mémoire de l’ami partidéfendre la liberté du monde. Quelle liberté, se dit Massini.Suis-jelibre,moi?Est-celalibertéquedesubirlessévicesdetous ces miliciens tantôt pour le caoutchouc, tantôt pour lestrois francs ou la conscription ? Il passa près d’un groupeentourant un sergent-chef qui avait perdu ses deux bras et unœil.Sanslevouloir,malgrésatêtequibourdonnait,ilsentaitlesparolesduhérosvibrersursestympans,atteindresoncerveauetforcerleurchemindanssamémoire;ilentenditlavoixheurtéede l’homme aigri par son expérience qui partait du cercle de

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L

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E LONG TRAIN chargé de wagons de manganèse gravissaitpéniblementlalégèrepentequ’ilvenaitd’attaquer;petitàpetitil ralentit,malgré l’accélération que lui donnait lemécanicien,puisiln’avançaplusdutout,sesrouespatinèrent,usantencorepluslesrails.Massinidescenditet,avecquelquesouvriers,jetadusablesur lavoie: lesrouesaccrochèrentalorsetunviolenteffortdelalocomotivearrachaleswagons,ilsroulèrentunpetitpeupuissemirentàpatinerdenouveau:rienàfaire,leconvoiétait trop lourd.Cinquantewagons remplisdemanganèsebrut,c’enétaittroppourcesvieuxrailsusésdontleséclissestenaientà peine. Il fallait couper le convoi en deux et, comme la ligneétaitàvoieunique,celavoulaitdirebloquertouttraficpendantquelquetemps.

Pendant deux jours, il n’y eut aucunmouvement de train.Lesvoyageursquiallaientde l’Océanaufleuveoudufleuveàl’Océan encombrèrent les gares avec leurs bagages etmarchandisestandisqueceuxquivenaientdeslointainsvillages,nepouvantrentrerchezeux,déplièrentleursnattespourdormirau milieu des cris d’enfants, des régimes de bananes, descaquetagesdespouletsqu’ilstransportaient.Pendantdeuxjoursils attendirent des trains qui ne venaient pas, ils tendirent envain leurs oreilles pour détecter les sifflets reconnaissables dutrain de Massini. L’attente se prolongeant, les régimes debananescommencèrentàpourrir,l’odeurdesfientesdepouletsefit de plus en plus insupportable, la gare devint un vaste lieud’orduresetdepuanteurs.Leschefsdegaretentèrentvainementd’évacuer lesgareset firentappelà lapolice.Lesvoyageurset

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leursfamillesripostèrentenattaquantlesguichetspoursefairerembourser, houspillèrent les chefs de gare et les contrôleurs,lapidèrentlapolice.

Onenvoyadesfonctionnairesdonnerdesexplicationspourtenterdecalmerlesesprits:laligneétaitbloquéeparunconvoidemanganèsetroplourdpourlalocomotive; ilfallaitsoitunemachinepluspuissante,soitcouper leconvoiendeuxet,dansles deux cas, cela prenait du temps.Mais ces explications neconvainquirent point les voyageurs d’abord, la populationensuite,carpoureuxla«machine»étaitplusquelamachineetaccepter qu’une locomotive soit incapable de tirer deswagonsétaitcommeaccepterqu’uncrocodilecessâtdevivredansl’eauoul’eaud’éteindrelefeu.

Lesconditionsd’hygiènedevenantdeplusenplusprécaireset les esprits s’échauffant de plus en plus, l’administrationdécida d’évacuer les gares par la force. Elle envoya desgendarmes armés qui rouèrent de coups les contestataires,égorgèrentleurspoulets,détruisirentunegrandepartiedeleursmarchandises, emmenèrent certains en prison. Enfin lesvoyageurs se résignèrent à regagner leur village ou quartier,exténués, amers mais plus sceptiques que jamais. Il y avaitcertainementquelquechosedelouchepourqu’onlesévacuâtsibrutalementdesgares;quelquechosed’étrangedevaitarriveràtouscestrains.Autrement,commentcroirequelalocomotivesipuissante puisse s’immobiliser sans raison entre deux gares ?Oualors,serait-ceunsignedudéclindesétrangers?Deschosescommençaientellesdéjààéchapperàleurcontrôle?

Laréponsevintd’elle-même.Larumeurcommençaducôtédel’Océan,ellesuivittoutcommeletrainlavoieferréejusqu’aufleuve,puiss’éparpillasurtoutlepays:lestrainsétaientarrêtéspar l’homme le plus fort du monde, Moutsompa. Moutsompaétaitconnudanssarégionpoursesexploitshorsducommun;

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onavaitappris,depuis,quec’étaitl’hommequi,pours’amuser,sebattait seul,poingsnus,contre leséléphantset lesbuffles ;c’était l’homme qui arrachait un baobab par la force de sesbiceps, qui enfonçait un clou en tapant avec la paume de samain,l’hommequinesebattaitjamaiscontred’autreshommesetpréférait se laisser insulterplutôtquede réagir tant il savaitsoncoupdepoingmortel ; l’hommequiun jour, pour amuserlesgens,laissauncamionpoidslourdroulersursespiedssansressentir la moindre douleur. Il n’y avait qu’une chose qu’iln’avaitpasencorebravéeetqui lenarguait, la locomotive!Ehbienvoilà,ilvoulaitprouverunefoisdeplussaforce,ils’étaitplacésurlavoieetarrêtaittouslestrainsquipassaient.LenomdeMoutsompaétaitdevenusynonymederésistanceàl’étranger,un nom qu’on lançait comme un défi à la face des gendarmesindigènesetdeleursmaîtres.

Audébut,l’étrangerrit,s’amusadelacrédulitédecesgensàl’esprit irrationnel, ces grands enfants qui croyaient n’importequoi. Puis il commença à être agacé par le culte que semblaitinspirerlenomdeMoutsompaetilsefâchavraimentquandoncommençaàmettrelaforcedeMoutsompasurlemêmeplanquela sienne. Il fallait arrêter cela. Les autorités lancèrent unecampagne d’information en utilisant les chefs coutumiers, lesprésidents d’amicale, les doyens d’âge ; ils expliquèrent qu’ilfallaitréfléchirunpeu,raisonner,comprendrequ’aucunhommene pouvait arrêter une locomotive avec la seule force de sesbras;ilseraithappé,écrasé,écrabouillé,onneretrouveraitplusde luiaucunmorceau intact.D’ailleurs les trainss’étaientdéjàremisàcirculer,desvoyageursavaientdenouveauparcourutoutle trajet du fleuve à l’Océan et de l’Océan au fleuve sans êtreinquiétéset le traindeMassini ren trait tous lessoirsdans lesgares en lançant ses fameux coups de sifflet. Personne n’avaitaperçu lors de ces voyages même l’ombre du fameux

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passincèresdansleurfoi.Onlesabandonnaitalorsaudémon…En vérité, il semblait qu’il n’existait plus qu’une seule

personnedanslepays,Santu-a-Ntandu.Bienloinétaitletempsoù l’onsepassionnaitpourMassiniMupepeet sa locomotive,pour Wendo et sa Marie-Louise. Les églises chrétiennesharcelaient l’administration avec leurs plaintes contre cettefausseprophétessequisemaitletroubleparmileursfidèles;lapolice quant à elle se plaignait auprès du gouverneur desdésordresquenemanqueraitdecausercetteaventurièrequinese cachait pas de recréer un mouvement interdit, lemoutompisme. L’administration hésita entre plusieurs formesd’actions puis finalement décida de laisser faire les choses,espérant que, comme pour tant d’autres mouvementsmillénaristes, le temps se chargerait de l’émousser sinon de lefairedisparaîtrecomplètement.Cenefutpascequiarriva,bienau contraire, le mouvement ne fit que prendre de l’ampleur.Alors la police, l’armée et la religion se mirent à combattreensemblecefléau,laSainteduNord,Santu-a-Ntandu.

Commeelle l’avait toujours faitdepuissonarrivéeaupaysde Massini, l’administration des étrangers n’avait qu’uneréponse finale à toutes les situations qui se présentaient, laforce.Onenvoyadoncl’arméeàlarecherchedelamystérieusesainte dont personne ne savait le nom véritable.Mais l’arméearrivaittoujourstroptard,lasaintenesetrouvaitplusàl’endroitoù sa présence avait été signalée. Alors les militaires, commetous les militaires du monde, excédés, pillaient les villages,emportant poulets, chèvres, violant les femmes, battant leshommes tout comme au bon vieux temps des mbulu-mbulud’avant-guerre.Lessoldatspassèrentainsisixmoisàlatraquer,par camions blindés, par hélicoptère, à pied, en pirogue, devillageenvillage,deforêtenforêt,derivièreenrivière.Unjour,ilscrurentl’avoirpriseaupiègedanslesmarécagesduNord;on

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l’avait,paraît-il,encerclée, leshélicoptères l’avaient repérée, lacapture n’était plus qu’une question de minutes, surtout nequittezpasvotreposte radio, c’estmoi le chefd’état-majordel’armée qui vous parle, la nouvelle de l’arrestation de cettecriminelleseraannoncéed’un instantà l’autre,peut-êtremêmeavantquej’aieterminédelirecettecommunication.

Maislesminutesdevinrentdesheures,lesheuresdesjours,les jours des semaines et la sainte n’avait toujours pas étécapturée. D’ailleurs pouvait-on arrêter une sainte qui pouvaitdisparaître quand elle voulait, allait voir Dieu pour causer etrevenait quand cela lui plaisait ? Tenez, une fois, sa pirogueavait été endommagée par les tirs des militaires et prenait del’eaudetoutesparts;ehbien,elles’étaitlevéeet,commeJésus,elleavaittraversélarivièreenmarchantsurleseaux.Uneautrefois, elle était aumilieu de ses fidèles lorsque les troupes lesencerclèrent;maisvoilà,toutd’uncoupellenefutpluslà.Onnesutjamaiscequ’elledevintcejour-là:vent,graindesable,fourmi,feuilledepalmier?Uneautrefoisenfin,endésespoirdecause, on avait envoyé des espions avec des caméras et desmagnétophones pour la surprendre en flagrant délit de prêchesubversif ; eh bien, non seulement les films refusèrent des’impressionner, mais les magnétophones aussi n’eurent decessed’oubliercequ’ilsavaientenregistré.Eneffet,unefoislabobine déroulée, les paroles de la sainte s’envolaientdéfinitivementavecl’airetlabanderedevenaitvierge.D’ailleursce n’était pas tout. On fit appel aux grands féticheurs. Ils seréunirent et décidèrent d’employer un kipoyi. Il suffisait desuspendreunobjetdudisparusurunebrancheportéepardeuxhommes, et la branche vous conduisait immanquablement à lapersonne ou à l’objet recherché après les adjurations d’usage.C’étaitainsiqu’ilsdétectaient lessorciersetautresmalfaiteursduvillage.Onsuspenditdoncunfoulardvertperduparlasainte

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àunebranchedel’arbrentelaportéepardeuxsolidesgaillards;des blindés et une section de soldats se mirent derrière lesporteurs pendant qu’un hélicoptère les survolait. Et lesféticheursadjurèrent,vaticinèrent,crachèrentduvindepalmeenfinesgouttelettessurlefoulard,vakipoyi,aussivraiquel’espritdes ancêtres est juste et aime la vérité, conduis-nous à cetteSantu-a-Ntanduoùqu’ellesoit,oùqu’ellesecache,quecesoitauplusprofonddelaforêtaveclespygmées,oubienqu’elleseterre comme un fourmi-lion dans son entonnoir de sable, vakipoyi, va…Les porteurs commencèrent à balancer d’avant enarrière, et tout d’un coup démarrèrent, comme une moto quis’emballe, et se mirent à courir vers le lieu où se cachait lafemme traquée, suivis par l’hélicoptère, les blindés et lessoldats. Le kipoyi était infaillible, et sa force continuait àpousser les deux porteurs qui marchèrent pieds nus sur lestessons de bouteilles sans se blesser, ils marchèrent sur lesbraiseslaisséesparlesincendiesdeforêtquicouvaientsouslestourbessanssebrûler,ilstraversèrentdesbuissonsépineuxsansqu’uneépineleségratignât,écrasèrentdesvipèressanssefairepiquer, ils coururent droit devant eux, poussés par la force dukipoyi comme un aimant attire la limaille de fer… jusqu’augrandfleuvequilesengloutittous,porteurs,blindés,soldats,etmême Phélicoptère dont les pales s’étaient accrochées auxarbres.Ainsi,ilsnepurentjamaistraverserpourrejoindrel’autreriveoùsetrouvaitlasainte!Mêmelegrandfleuvelaprotégeait.Etc’étaitcettepersonne-làqu’ilscroyaientarrêter!LaSainteduNord,Santu-a-Ntandu:elleétaitpartoutetnullepart.

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racines, sans traditions, donc sans symbolisme ? Et,brusquement, il se souvint qu’il était forgeron et fils deforgeron.

Ilconstruisitaufonddesaparcelle,àlapérihériedelaville,une vieille forge traditionnelle comme l’avait été celle de sonpèreoùilavaitapprislenoblemétierdeforgeron;et,aulieudetravailleravecleferetleplomb,ileutl’idéedefairedesbijouxàpartirdesmédailles religieusesque lesgensnevoulaientpasgarder. Il demanda aux hommes et aux femmes de lui vendreleursmédaillessaintesetlaréponsedépassasesespoirs:ilsleslui donnèrent gratuitement. Il les faisait fondre selon lestechniques ancestrales et il en sortait des bijoux délicats, descolliers, des boucles d’oreilles, des bracelets, des manilles dedanse. Sous sa main les saints devenaient ainsi des singesmoqueursaccrochésparlaqueueouparunemainàunebranched’arbre, les doigts dans le nez ; ils devenaient des bichesdélicates et apeurées, debout sur leurs jambes fragiles, deséléphantsmassifs, de laids hippopotames à grande gueule, desphacochèreshideux.Le forgeronMankunkupouvait tout faire,tout inventer. Il transformait la SainteMarie enMa Ngudi etJésus-Christ en Moutsompa. Et les femmes des étrangers separaientdecesbijouxfaitsàleurinsudemédaillesdessaintes,tandisque leurshommesvantaient cesproduitsmerveilleuxdel’artisanatlocal.

Pendantce temps,faitétrangequirassura lesautorités tantadministratives que religieuses, le pays fut atteint, sembla-t-il,parunrenouveaudeferveurreligieuse:lademandeenmédaillessaintes doubla, tripla, alors que, moins d’un an auparavant, ilfallait utiliser l’armée pour en distribuer. Les évêques étaientcontents, lesvoiesduSeigneursont impénétrables, ilnefallaitjamais désespérer : c’étaitmieux ainsi, car la religion était unacteindividuel,ellenesauraitêtreimposée.L’accèsdepiéténe

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fitqu’empirer,sibienque toutes lesmédailles jusqu’auxcroixde bronze de Notre-Seigneur vinrent à manquer. Les maîtresétrangers, toujours sensibles au bonheur de leurs administrés,lancèrent une campagne désespérée dans les journaux de leurspays,nosfrèresaidez-nous,ilenvadel’âmedenosindigènes,nospetitsfrèresbien-aimésdanslareligion…Alorscespeuplesgénéreux envoyèrent des tonnes de croix, demédailles, qui seretrouvèrentdanslesforgesdeMankunku.Maislagénérositédecespeuplesne s’arrêta pas là, ils offrirent aupeuplepieuxdupays de Mankunku un Noël exceptionnel : des rennes furentenvoyéspardesavions-cargosspéciaux,desPèresNoëlvêtusdehouppelandes rouges et à barbe blanche furent importés, ilscirculaient dans des chariots et saluaient la population ; onacheminaduguietduhoux.Bref ilnemanquaitqu’unechosepour que ce fût un parfaitNoël blanc : la neige, car personnen’avait pu résoudre le problème de son importation en paystropical.

Mankunku gagnait beaucoup d’argent grâce à la beauté deses bijoux mais son grand bonheur et sa grande motivationétaientd’avoirtantsoitpeuvengéMaNgudi.Malheureusement,desmilliersd’autrespetitsvolcansessaimèrentlepays,nonpasvengeurs comme celui de Mankunku, mais cupides. DestâcheronsmédiocressemirentàimiterMankunku,rienquepourl’argentsanspossédersonart,etilétaitfaciledereconnaîtresurunefiguredesingeunepartiedelacroixduChristmalfondueou, surunhippopotame, leprofilde laViergemal transfiguré.Ainsi les autorités se mirent-elles à soupçonner le destinvéritable des médailles saintes dont on inondait le pays. Lescandale fut grand et le sacrilège impardonnable. Il ne fut pasdifficilederemonterjusqu’àMankunku.

Ils arrivèrent tôt le matin, entourèrent la maison deMankunku, ouvrirent les portes à coups de crosse et de botte,

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tirèrentMankunkudulit,mirentlamaisonsensdessusdessousetdécouvrirentunstockdemédaillessacréesattendantleurtourpourêtretransforméesenobjetssacrilègesparlefeumaléfiquedesonathanor.

«EspècedesalemacaquedeNègreindigèned’Afriquenoiretropicalesousl’équateur,fulminalechefdesmilitairesencolèrereprenant ce qu’il avait retenu des injures que ses maîtresproféraientàsonencontre,ainsituesfétichisteetidolâtreetnerespectespaslessaints?Tuvasvoircequetuvasvoir!»

Il fit un signe de tête. Deux soldats se jetèrent surMankunku et semirent à le frapper. Il se défendit à coups depied et de poing, d’autres soldats se précipitèrent, il futassommé et ramené vers le chef le visage en sang. L’hommed’Eglisequilesaccompagnaitafind’authentifierlesacrilègenecessaitdecrier«Dieuneluipardonnerapascarilsavaitcequ’ilfaisait».

Lessoldatsleficelèrentetlejetèrentdansuncamionpourletransporter à lamaison d’arrêt sous les vives protestations desvoisinsaccourus.

Lanouvelledel’arrestationdeMankunkuserépanditsurlepays comme l’ombre d’un gros nuage. Les paysans furent lespremiersàprotester,refusantlessacsdegrainesd’arachideetdemaïs que leur distribuait l’administration pour les plantationsd’Etat.Ilsfuyaientlesvillagesdèsqu’ilsentendaientlesbruitsdemoteurdesgroscamionsDieselpeinantsurlespistesàpeinecarrossables. Les soldats écœurés rasaient les villages etmettaientdansuneprisonspécialetousceuxqu’ilsraflaient.Larépression devint si terrible que les paysans adoptèrent unestratégiepluspassive:ilsacceptaientladistributionforcéedesgraines mais tuaient ces dernières avant de les semer en lesfaisant bouillir dans de grandes touques. Avec le temps,l’agitationgagnaaussilapopulationcitadine.Cen’étaientplus

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ancillairesetdesurcroîtinopportuns.–Nondoyen,j’épouseraiMilete!»Brouhahadansl’assistance.Levisageduvieuxseconvulse,

ses yeux s’arrondissent, ses lèvres déjà épaisses gonflent derage.SonvisagerappelleàMankunkulacolèredefeusononcleBizenga.

«MandalaMankunku,hommedestructeur!Écoutececi:unhomme aimait tellement sa femme que pour la satisfaire ilconsentitsouslemieldesesparolesetlabeautédesesseinsàcueillirlesnoixd’unpalmiersacréquipoussaitdanslevillage.Malgré les paroles des vieux qui lui déconseillaient sonextravagantprojet, il grimpaaupalmierpouraller chercher lesnoix interdites. Il monta, monta. Hélas, le palmier ne fit ques’allonger,s’allonger,sibienquelepauvrehommedisparutdanslesnuéesetonnelerevitplusjamais!»

L’assistance approuve, murmure, parle, critique. Le vieuxdoyen, toujours en courroux, lance, tel un démiurge, samalédiction:

«Ehbienva,épouse-la!Maissachequenousnebénironspascemariage;aucontraire,nouslemaudissons.Sivraimentjesuisledoyend’âge,leplusvieuxdecettegrandefamille,quelesancêtresm’écoutent,vousn’aurezpasd’enfants,pasunseul!Jecrachecevinenleurhonneur(ilselève,faitsemblantdecracheraux quatre coins de l’horizon, prend sa canne). À partird’aujourd’hui,nousneteconnaissonsplus,tunefaispluspartiedenotreclan.Le jouroù tucomprendras, tu reviendrasde toi-même, contrit, nous demander pardon ; ce n’est qu’alors quenous t’accepteronsdenouveau,quenous te réintégreronsdansnotregrandefamille,pasavant.»

Il tourne le dos et semet à sortir à petits pas de vieillardtremblotant de rage et de vieillesse. À son tourMankunku sefâche:

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«Vousn’avezaucundroitsurmoi!Allez-y,maudissez-moi,vous oubliez que je suis ngangaMankunku, celui qui détruitmêmelespuissants!Vousvoustrompezsivouscroyezmefairepeur.J’épouseraiMilete,vousentendez,jel’épouserai!»

Toutlemondeselèveàlasuitedudoyen;onproteste,onsefâche, on le quitte, adieu Mankunku, adieu, ton mariage estmaudit, tu n’auras pas d’enfants tant que tu n’auras pas faitamendehonorable.

MandalaMankunkusemariaavecMilete. Ilnecomprenaitpas comment on pouvait résister à la beauté, au charme et aucouraged’une femmecommeMilete.Cela faisait si longtempsqu’il avait rencontré cette jeune fille esseulée qui pleurait sonfrèremort là-bas, de l’autre côtéde lamer, pour«défendre laliberté».Depuis,elleavaittoujoursétéàsescôtésdanstouslesgrands combats pour la libération. Et voilà qu’une bande devieuxidiotsqu’onn’avaitguèrevuspendantcesjoursdifficilesosait venir lui faire la morale au nom de la tribu. La sociétéafricaineétaitdéjàtrès–pournepasdiretrop–conformiste;lanouvelle Afrique qui était en train de naître ajouterait-ellel’intolérance à ce conformismequi étouffait déjà tout ?Qu’onme laisse vivre ma vie comme je l’entends, faire mes propreschoix.Pourlemoment,toutcequejeveux,c’estvivreheureuxavecmafemmeMileteetmesfutursenfants.

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LafemmedeMankunkuestenceinte.Ilssontallésconsulterdeuxmédecinsdifférents, ils sont formels, elle est enceintedesixsemaines:ilestcontent,ilpavoise,sepavane.Ilnemanque

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pas une occasion pour interpeller les membres de sa famillequ’il rencontre et leur crierma femme est enceintemalgré vosmalédictions,jevousinterdisdésormaisdemettrelespiedschezmoi ou de tourner autour demamaison ; gardez vosmauvaisesprits avec vous car si j’attrape l’un d’entre vous bande desorciersàhantermademeure,qu’ilsoitsousformedechouette,dehibou,dechauve-sourisoudesimplecafard, je le tuerai, jel’écraserai comme on écrase une puce ! N’oubliez pas que jesuisnganga,grandnganga…

Il dorlote, couve, gâte sa belle femme de la ville. Il lui aachetélaMarie-LouisedeWendo,succèsdesajeunesse,etleschansonsretraçantlesluttesmenéespourl’indépendance;illuiapporte des cadeaux du pays de la mer, il dépense beaucoupd’argent pour lui acheter des produits d’hygiène importésd’Europe et, suivant la dernière mode, il a acheté une layettepourl’enfantdèslesixièmemoisdelagrossessedesafemme.

Il veut également être sûr qu’il y aura des témoins à lanaissance de son enfant, des témoins sûrs, qui épargneront aupetit être nouveau venu sa propre mésaventure, celle d’unhommedontondoutedelanaissance;aussia-t-ilpréparéunelonguelistedegensaussidiversquepossible.Autrenouveauté,sa femmeaccoucheradansunhôpital. Il adéjàchoisi sa sage-femme, luiaoffertdescadeauxà l’avancepourqu’elleprenneun soin toutparticulierde sa femmecar, avecces sorciersquesont les gens de son ethnie, on ne prend jamais assez deprécautions,onnesaitjamaiscequipeutarrivern’est-cepasmasage-femme,detoutefaçonjesuislà,n’hésitezpasàm’appelers’ilyaquelquechose,comment,vouspensezquecesdouleurssont normales, oui, je vous crois, non non, je ne veux pasassisteràl’accouchement,jepensequejenelesupporteraipas,si si, s’il fautune césarienne jedonneraimon sang,maisnon,maisnon,vousvoyez, jesuiscalme, jevaism’asseoir, lasueur

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mondeactuel,ilfallaitl’admettre,cen’étaientpluslesvieuxetleurscheveuxblancsquidétenaientlesavoirmaislesgensissusdelonguesétudesacadémiques.Peut-êtreenfincomprendrait-iltous ces événements erratiques dans le tourbillon desquels ilétaitballottédansunmondesansaxe.

Lorsque le vieux Mankunku se fut assis devant le jeuneBunseki Lukeni et sa femmeMuriel, il sentit brusquement lepoidsdel’âgequ’ilportait.Cesenfantsétaientnésalorsquelalune avait été conquise depuis longtemps par les hommes, etcertains d’entre eux, tel le jeune Bunseki Lukeni, étaientparvenusausommetdusavoirquel’onpouvaitacquérirdanslesécoles de ce monde. C’était le jeune homme qui avait réussiselonlescritèresactuelsdelasociétéet,sil’onnes’enétaitpasencore aperçu, sa belle voiture, sa grande villa et ses troisenfants suffisaient à en témoigner. Sa pratique du sport, enparticulierdutennis,faisaitqu’ilneparaissaitpasvraimentsestrente-cinqans.

Lukeni et Muriel étaient de leur côté très contents de lerevoir.Onluiprésenta lesenfantspuis ilsparlèrentd’aborddechosessansimportance,delacouleurduciel,ducridescigalesetdes criquets,de l’essaimagedes termites,dugoûtduvindepalmecettesaison.BunsekiLukeni luidemandaensuitede luiparler de l’ancien temps, de son arrière-grand-père Nimi ALukenidont ilportait lenom.AlorsMankunku leur raconta laviedanslevillagebienavantl’arrivéedesétrangers,l’amourqueluiportaitlevieuxLukeniquiluiavaitsansdoutesauvélavie,lecoupd’EtatavantlalettredesononclematernelBizenga,sonduelaveclui,lamortdesesparents,lesmbulu-mbulu,savenueenville,sesannéesdegloireentantqueMassiniMupepe.Lesjeunes gens écoutaient attentivement ce vieillard, musée etbibliothèque vivants des temps passés. Lukeni l’interrompitplusieurs fois pour lui demander si la colonisation avait été

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aussi dure qu’on le disait tandis que Mankunku essayaitd’expliquerdumieuxqu’ilpouvaitcequin’étaitpourcepetit-filsquede l’histoirepasséesansréalité immédiate,de lui fairecomprendre que ce qu’il racontait n’était pas exagéré ; ilessayaitdeluifairerevivrelamorsuredufouetsurledosnudestravailleurscouchéssouslesoleil…

L’Afro-Américaine Muriel écoutait attentivement,passionnément. Elle avait une perception des événementsdifférentedecelledesonmari,nonpastantparcequ’elleétaithistoriennemaisàcausedel’expérienceaccumuléedel’histoirerécente de son peuple d’Amérique. Aussi, les interventions«distanciées»desonmaril’agaçaientunpeu.Levieuxs’arrêtaetpritunegorgéed’eaufraîchesortieduréfrigérateur.

« Je crois que je vous ai tout raconté.D’ailleurs vous quiliseztantdelivres,vousdevezconnaîtretoutcela.Ah,sij’avaispu apprendre à lire et à écrire ! Peut-être aurais-je mieuxcompriscequisepassemaintenant.

–Oh, tu le sais bien, vieuxMankunku, on n’apprend pastout dans les livres.La connaissance que tu as, ta sagesse, estcellequinepeutêtreapportéequeparl’expériencedetouteunevie.C’est cette connaissance-làquenousn’avonspas.Chaquevieestuneaffaire individuelleque l’oncommence toujoursdezéroalorsque lascienceestcumulative,nous laprenons làoùnosprédécesseursl’ontlaissée,nousbâtissonssurcettesomme.Alorsilfautquecesdeuxsortesdeconnaissancessenourrissentl’unedel’autre.

–Peut-être.Mais jenesaisplusoùest levrai,ma fille, leréel.Dans lesproposdesgens,dans leurcomportement,onnefaitplusledépartentreunvraiacteetl’ombredecetacte.Dansma jeunesse je croyais que toute force avait une contre-forcecommeunpoisonasonanti-poison:ainsilemondepouvaitsecontrôler ;maismaintenant, trouvez-moi la contre-image, dans

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unmiroir, d’un acte qui n’est qu’une ombre de quelque chosequin’existepas.

– Je comprends ce que tu veux dire, intervint Lukeni. Tadifficulté pour comprendre le monde moderne s’explique trèsbien. Avant la colonisation, toi et tous ceux de ta générationviviezdansunmondeclos,unsystèmeclosoùleséchangesavecl’extérieurétaientcontrôlables, réversibles. Ilétaitalorssimplede maîtriser le monde. Depuis l’arrivée de la colonisation, cesystème est devenu incontrôlablement ouvert, où tout tendnaturellement vers un désordre plus grand. On ne peut plusdistinguerfacilementcauseeteffet.Encesenstuasraison,leschoses sont plus compliquées qu’avant, les ancêtres et leurmondeéquilibrén’ontplusdeplace.»

Mankunku,quiavaittantbienquemalsuivicequeluidisaitLukeni,n’avaitsurtoutqueretenuladernièrephrase.

« Non, ne dites pas ça, dit-il en un cri horrifié qui étaitprojeté du plus profond de lui-même, ne dites pas que lesancêtresn’ontplusleurplace,lemondeseraitvide,atrocementvide.

– Le monde est vide, atrocement vide ! L’espaceintergalactique…

–Maisdanscecasiln’yauraitrienderrièreleschoses,plusrienn’auraitdesens!

–Pourquoichercherunsensauxchoses?Lepourquoi estsansintérêt,c’estlecommentquiimporte.

–Jeneveuxpastecroire,jenepeuxpascroirequ’iln’yarienderrière l’apparencedeschoses,qu’iln’yapasde sens…J’auraiscouruderrièreuneillusiontoutemavie…J’aipeur…»

Son regard avait changé l’espace d’un instant, comme s’ils’étaitplongéàl’intérieurdelui-même,etsesprunellesavaientrepris la phosphorescence glauque de sa jeunesse. Muriel etLukenisesentirentbrusquementhappésparcefeuintérieurqui

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feu les engloutit aussitôt. Il courait comme une gazelle ailéemais soufflait bruyamment comme une locomotive. Son corpscommençaitàsefatiguermaissonespritlepoussaitàcontinuersacourse.

Il avait surestimé ses forces car, maintenant que le soleilavait plongé de l’autre côté de la terre, il n’avait toujours pasatteint son village. Ses vieuxmembres lui faisaientmal, il futobligédes’arrêteraprèscettecoursefolle.Loinderrière lui, lemondecontinuaitàbrûler.Ilenlevaseschaussuresuséesquileblessaient et se mit à marcher pieds nus dans l’herbe que larosée du soir commençait à alourdir. Il avait froid. Il n’y avaitpas de lunemais toutes les étoiles étaient sorties dans un cielexceptionnellement limpide. Ilmarchaitpéniblement, soncœurbattait vite, vite comme s’il s’était emballé, et il avaitl’impression d’étouffer chaque fois qu’un battement envoyaitune onde de douleur lancinante dans le côté gauche de sapoitrine. Il déboucha enfin sur une clairière : il reconnut laplantationoù,d’aprèslesdiresdesamère,ilavaitvulejour,ilreconnut l’arbre de nsanda que sa mère avait planté pourperpétuerlesouvenirdesanaissance.Iln’étaitdoncplusloindesonvillage,àquoibonsepresser?Ilfallaitsereposer,ilavaittropcouru,ilétaittropfatigué.

Il s’assit contre l’arbre de sa naissance, longtemps,longtemps.Puisilvouluts’allonger.Avecbeaucoupd’effortsilcueillitunegrandefeuilledebananierdelatailled’unhomme,la posa par terre et s’y allongea ; la dure nervure centrale luipénétra dans les côtes en même temps que la froidure de lafeuilledéjàmouilléeparlarosée:ilserecroquevillaunpeuplussurlui-même,enchiendefusil.Ilétaittoutseuldanscettevasteplantationabandonnée,danscettenuitfraîchedesaisonsèche.

Ilsentaitvraimentsasolitude.Lebruissementdespalmesetdes feuilles de bananier agitées par le vent se transforma dans

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son esprit en crépitements de flammes, comme si l’incendiecommençaitàlerejoindre:ilsedemandas’ilneportaitpasenlui-mêmesaproprenégation, s’ilne fallaitpasaussiconsumercelui qui avait porté tous ces noms, Mandala MambouMankunkuMaximilienMassiniMupepe,commeilavaitmislefeuàsademeure,commecemondequis’embrasaitderrièrelui.Ilenfiniraitainsidéfinitivementaveccemondepourluidevenuvieux,sivieuxquecertaineschosesavaientdeux,troisnoms,etparfois plus, dissimulant ainsi l’essence même des choses lesplus belles et pures dans leur nudité. Comment un tel mondepouvait-ilserégénérersanssedétruireauparavant?

Il s’était promis, lors de ses recherches, de réinventer lacréation du monde – ou du moins son mythe – afin de lecomprendre ; il se demandaitmaintenant si ce n’était pas celaqu’il vivait, ou alors lemythe de la fin, lui qui avait toujourstoutdétruit.Maisyavait-ilunedifférence?Toutefinporteenelle un espoir, celui d’un commencement.C’était peut-être cetespoirqu’ilétaiten traindevivremaintenant, il étaitpeut-êtreen train de regermer avec les grains de mil et de maïs. Etsoudain, en un bref moment de lucidité, il découvrit enfin cequ’il avait cherchépendant toute sa vie : retrouver, comme aupremiermatindumonde,l’éclatprimitifdufeudesorigines.

Alors son esprit et son corps se détendirent. Il était là,suspendu,êtresansdébutnifin,horsdutempsdeshorlogesdeshommes.Ilregardaitlegrandfleuves’engouffrerdansl’immenseocéan, miroir d’un ciel et d’un monde neufs. Tout autour, cen’était que le silencebruyantde l’univers, le tourbillonnementdesgalaxies,levent,espritsouverainrégnantsurtouteschosesconscientes et sentientes. Mais, bien entendu, ces étoilesn’étaient pas des étoiles, ce vent n’était plus le vent, lesplanètes, les soleils n’étaient plus planètes et soleils puisquerien n’avait encore été nommé. Et lui, être né sans naissance,

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sansoriginedoncsansfin,écoutait,contemplait,ébloui ; ilnesavaitpassic’étaitluiquisoufflait,embrassaitlaterre,montaitcaresser la cimedes arbres, si c’était lui quibrillait là-bas, là-haut. Il n’osait même plus poser son regard sur ces chosesémouvantesetbrûlantescommeuneondesurgiedusaxophonede John Coltrane, ces choses pures comme un cri au premiermatindumonde,bellesetgravidescommeuneaube,depeurdeles déformer, de les transformer. Et il osait encore moins, depeurde les souillerpar laparole,donnerunnomàceschosesnues.

Montpellier-Boko-Brazzaville-Tokyo,1975-1978,1983-1986.

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Impression&brochagesepec-FranceNumérod’impression:03023120615-Dépôtlégal:juin2012