Le documentaire contre le « prêt à penser »
-
Upload
saberforte -
Category
Documents
-
view
2 -
download
0
Transcript of Le documentaire contre le « prêt à penser »
25/2/2014 Le documentaire contre le « prêt à penser »
http://abonnes.lemonde.fr/culture/article/2014/02/24/le-documentaire-contre-le-pret-a-penser_4366770_3246.html 1/5
Le documentaire contre le « prêt àpenser »LE MONDE TELEVISION | 24.02.2014 à 20h13 • Mis à jour le 25.02.2014 à
13h59 |
Par Guillaume Fraissard (/journaliste/guillaume-fraissard/) et Christine
Rousseau (/journaliste/christine-rousseau/)
Depuis la fin de l’automne, pas un mois ne se passe ou presque sans que soit
diffusé un film produit par Yami 2, maison créée par Christophe Nick en
1996. Une omniprésence qui relève plus du hasard que d’un plan concerté
pour le journaliste, réalisateur et producteur, dont l’engagement tient
autant à ses partis pris – donner à comprendre les mécanismes de pouvoir
qui régissent nos sociétés et les individus – qu’à un souci d’exigence qu’il
résume ainsi : « Il ne s’agit pas de penser à la place du spectateur, mais de
lui fournir des éléments de compréhension afin qu’il appréhende l’histoire
autrement. »
Et des « armes » contre le « prêt à penser », Christophe Nick en a fourni
depuis novembre 2013. Que l’on pense à Génération quoi ?, de Laetitia
Moreau, qui dressait le portrait des 15-34 ans par eux-mêmes ; à l’excellent
La France en face, où Jean-Robert Viallet donnait un visage aux oubliés de
la mondialisation ; à « Révolte », de Cédric Tourbe, remarquable série (4 ×
52 minutes) reposant sur les travaux du sociologue Michel Dobry ; ou
encore à Qatar, diffusé mardi 18 février sur France 5 (lire page 10). Dans
cette enquête en deux volets, les journalistes Vanessa Ratignier et Pierre
Péan décortiquent les stratégies financières d’un petit Etat dont l’influence
Christophe Nick. | AP/CHRISTOPHE ENA
25/2/2014 Le documentaire contre le « prêt à penser »
http://abonnes.lemonde.fr/culture/article/2014/02/24/le-documentaire-contre-le-pret-a-penser_4366770_3246.html 2/5
n’a cessé de croître ces vingt dernières années sur la scène internationale.
Notamment lors du « printemps arabe », sur lequel le film apporte un
nouvel éclairage, après celui de « Révolte ».
TROIS GRANDES LIGNES DIRECTRICES
Lorsqu’on indique à Christophe Nick ces échos singuliers et, au-delà, la
cohérence éditoriale qui lie chacune de ses productions, il explique : «
Travailler sur l’histoire contemporaine, sur les mécanismes de société et
les enjeux de pouvoir, qui sont nos trois grandes lignes directrices,
entraîne forcément un croisement entre les intentions sociologiques, les
enjeux géopolitiques et les notions historiques. » Pour autant, précise-t-il, «
cette ligne éditoriale ne serait rien sans les deux éléments essentiels que
sont les diffuseurs et les auteurs réalisateurs ».
Comparant volontiers son métier de producteur à celui d’un éditeur ou d’un
metteur en scène, il poursuit : « Il ne s’agit pas de composer avec les
chaînes mais de discuter. Si l’on se met en position de sous-traitant, on
fournit du flux, on se rassit et, surtout, on perd son âme. Quant aux
auteurs-réalisateurs, il faut savoir respecter leur envie, les conseiller, mais
aussi les guider afin qu’ils creusent au-delà de l’histoire. Mon rôle est donc
de trouver la bonne alchimie entre notre ligne éditoriale, le besoin des
chaînes et le regard d’un auteur-réalisateur. » Et d’insister sur ces
derniers, dont il estime que le travail n’est pas encore suffisamment pris en
compte : « L’ère narcissique du réalisateur roi racontant sa vie, sa famille
– qui a bien failli tuer le genre – est heureusement terminée. Le retour de
l’auteur-réalisateur, qui, selon moi, va être la grande tendance dans les
prochaines années, a permis au documentaire de se moderniser. »
Du reste, Christophe Nick a largement contribué à cette rénovation, à
travers le « laboratoire d’idées » que constitue Yami 2, dont une des
caractéristiques est d’avoir su allier savoir-faire journalistique et recherches
universitaires. Depuis une dizaine d’années, il n’est de documentaire qui
n’ait pris appui sur l’histoire (Résistance, 2008), la psychologie sociale (Le
Jeu de la mort, 2010), la sociologie (Au bonheur des riches, 2013). Voire
qui n’ait su combiner plusieurs disciplines, comme dans Chroniques de la
violence ordinaire (2000), associant sociologie, psychologie, géographie et
urbanisme ; La France en face (2013), mêlant géographie et sociologie ; ou
« Révolte », liant histoire et sociologie politique. « Sur tout travail
ambitieux, on est obligé dès l’origine de croiser les savoirs. Cela permet
d’élargir à d’autres disciplines que l’histoire ou la sociologie,
traditionnellement associées aux documentaires », précise-t-il.
C’est dans cet esprit que Christophe Nick a conçu Discrimination, qui sera
diffusé à l’automne sur France 2. Bien qu’échaudé par les réactions très
violentes suscitées par Le Jeu de la mort (l’histoire d’un faux jeu télévisé où
25/2/2014 Le documentaire contre le « prêt à penser »
http://abonnes.lemonde.fr/culture/article/2014/02/24/le-documentaire-contre-le-pret-a-penser_4366770_3246.html 3/5
Suivre
Suivre
les candidats doivent envoyer des décharges électriques à d’autres
candidats), le journaliste a voulu renouer avec la psychologie sociale et
l’étude des comportements pour décrypter les mécanismes qui régissent
nos préjugés.
« UN SUPPLÉMENT D’ÂME »
Là encore, pour ce travail au long cours, le producteur et réalisateur a dû
mobiliser tout l’appareil de production. « Pour ce type de film, le
financement d’une chaîne et du CNC [Centre national du cinéma et de
l’image animée] ne suffit plus. Il faut se projeter à l’international, trouver
des aides et supplier les régions » qui d’ailleurs, sur ce projet et pour la
première fois, lui ont fait faux bond.
« On entre dans la zone des dangers pour toute la profession.
Heureusement, tempère-t-il, pour France Télévisions et Arte, le
documentaire est devenu un enjeu existentiel depuis les années 2000, avec
l’arrivée de la télé-réalité où se sont engouffrées TF1 et M6. Les autres ont
dû se chercher un supplément d’âme. Pour Canal+, ce fut la fiction. Pour
Arte et France Télévisions, le documentaire. Il est d’ailleurs frappant de
noter que ce genre, considéré il y a vingt ans comme poussiéreux, est le
seul aujourd’hui à innover. »
A l’écouter parler avec enthousiasme de l’expérience bimédia vécue avec
Génération quoi ?, on sent du reste qu’un nouveau terrain
d’expérimentation s’est ouvert pour le patron de Yami 2. « Avec Internet,
j’ai le sentiment qu’on recommence de zéro ou, tout au moins, de vivre ce
que j’ai vécu en passant de l’écrit à l’image. A la télévision, un programme
se joue dans les trois premières minutes. Sur le Net, c’est à la première
image. Il faut que ce soit ludique, nouveau et intéressant. Aussi, nous
devons remettre à plat notre façon d’écrire. Et c’est très excitant. » Et
d’imaginer la naissance de « médias éphémères » qui accompagneront les
programmes télévisés après la diffusion classique.
_________________________________________
« Qatar », de Clarisse Feletin et Christophe Bouquet (France, 2013, 2 × 52
min), diffusé mardi 18 février sur France 5.
Guillaume Fraissard (/journaliste/guillaume-fraissard/)
Journaliste - Supplément TéléVisions
Christine Rousseau (/journaliste/christine-rousseau/)
Journaliste au Monde
25/2/2014 Le documentaire contre le « prêt à penser »
http://abonnes.lemonde.fr/culture/article/2014/02/24/le-documentaire-contre-le-pret-a-penser_4366770_3246.html 4/5
Qatar
Le pari était ambitieux. Raconter en deux heures la fulgurante ascension
du Qatar, la transformation en trois décennies d’un bout de désert
désolé en une puissance tapageuse et controversée. Une flopée de
livres sont sortis ces derniers mois sur le sujet, devenu un véritable filon
médiatique, où le meilleur côtoie le pire.
Dans la peau du producteur, on retrouve Christophe Nick, à l’origine de
certains des documentaires les plus marquants de ces dernières
années, comme La Mise à mort du travail et Manipulations, consacré à
la ténébreuse affaire Clearstream. L’enquête a été confiée à deux de
ses complices, le vétéran de l’investigation Pierre Péan et la jeune
journaliste Vanessa Ratignier.
Comme dans Manipulations, les témoignages et les bouts d’archives
sont entrecoupés de moments de dialogue entre le maître et l’apprentie,
de manière à guider le téléspectateur dans le dédale de la business
diplomatie de Doha.
UN TIERS DES RÉSERVES DE GAZ MONDIALES
Sur le papier donc, tout promettait un film mémorable. Le résultat n’est
malheureusement pas à la hauteur des espérances. Certes, le premier
épisode raconte bien la genèse du miracle qatari. Terrifié à l’idée que
son minuscule pays ne subisse le même sort que le Koweït, occupé en
quelques heures, en 1990, par les troupes de Saddam Hussein, l’émir
Hamad Ben Khalifa Al-Thani se lance dans une politique
d’investissements à marche forcée. Son arme : le gaz, dont le Qatar
possède un tiers des réserves mondiales. Sa méthode : un cynisme à
toute épreuve, qui lui permet de relayer sur Al-Jazira les vidéos de Ben
Laden, tout en hébergeant le quartier général des forces américaines au
Proche-Orient.
Le deuxième épisode met bien en lumière la façon dont la France de
Nicolas Sarkozy a fait « la courte échelle » au Qatar et lui a permis, à la
faveur des « printemps arabes », de devenir une puissance
incontournable. Mais le documentaire pèche par un manque de rigueur
désarmant. Comme lorsqu’il présente Cheikha Moza, la très glamour
épouse de Hamad comme la « seule femme publique du Moyen-Orient
», ignorant le rôle de la reine Rania en Jordanie ou d’Asma Al-Assad en
Syrie.
25/2/2014 Le documentaire contre le « prêt à penser »
http://abonnes.lemonde.fr/culture/article/2014/02/24/le-documentaire-contre-le-pret-a-penser_4366770_3246.html 5/5
Dans son empressement à noircir le tableau du Qatar, le commentaire
recycle tous les poncifs de la vulgate anti-Frères musulmans, le
mouvement islamiste dont Doha s’est érigé en sponsor. Il affirme
notamment que la confrérie, fondée en 1928, a contribué à l’enrôlement
des musulmans bosniaques et kosovars dans les divisions SS, alors
que cette initiative est l’œuvre d’Amine Al-Husseini, le mufti de
Jérusalem, concurrent honni des Frères à l’époque.
Trop souvent victime des travers du « Qatar bashing », ce film aurait
gagné à creuser la problématique, trop vite abordée, du « laboratoire de
la mondialisation ». Comme le dit avec justesse la voix off : « Le Qatar
existe parce que notre monde existe. »
_________________________________
Clarisse Feletin et Christophe Bouquet - (France, 2013, 2 × 52 min).
Benjamin Barthe