Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

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.'A'TRAVERS ÎJIiJSTOIRE ^depuis l'Antiquité jusqu'à l830) e ' BEI 11 I \ l T10 fi FT II H F P F HH ANP F Il m A m 1ùM I IU 11' pu I 1 il M El t.. W II » H U EL DES ZOUAOUA (GSANDE KABYLIE) Avec une carte laors te-scte S;A. BOULIFA V CHARGÉ DU COURS DE LANGUE BERBÈRE A LA FACULTÉ DES LETTRES D'ALGER ET A L'ÉCOLE NORMALE DE BOÙZARËA À. 3Li& E!ï& ). BRINGAD, IMPRIMEUR-ÉDITEUR 7, BOULEVARD Ï>E FRANCE, 7 - TÉL. 12-73 4t"©si;s<.

description

Ammar ou Saïd Boulifa (1865-1931) a été chargé du cours de langue berbère à la Faculté des lettres d'Alger et à l'Ecole normale de Bouzaréa. C'est aussi l'un des premiers historiens kabyles modernes par son livre sur "Le Djurdjura à travers l'histoire, depuis l'Antiquité jusqu'à 1830".

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.'A'TRAVERS ÎJIiJSTOIRE

^depuis l'Antiquité jusqu'à l830)

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BEI 11 I \ l T10 fi F T II H F P F H H A N P FIl m A m 1 ùM I IU 11' pu I 1 il M El t.. W II » H U EL

DES ZOUAOUA

(GSANDE KABYLIE)

Avec une carte laors te-scte

S;A. BOULIFA V

CHARGÉ DU COURS DE LANGUE BERBÈRE

A LA FACULTÉ DES LETTRES D'ALGER

ET A L'ÉCOLE NORMALE DE BOÙZARËA

À. 3Li& E!ï&

). BRINGAD, IMPRIMEUR-ÉDITEUR

7, BOULEVARDÏ>EFRANCE,7 - TÉL. 12-73

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LE DJURDJURA

A TRAVERS L'HISTOIRE

(depuis l'Antiquité jusqu'à IÔ3Q)

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DU MEME AUTEUR

OUVRAGES

Méthode de langue kabyle :1° Coursde première année (2eédition) ; Grammaire, Exercices

et Dialogues.A, JOUBDAK,Alger.2° Coursde deuxièmeannée: Etude linguistique et sociologique

sur la Kabyiie du Djurdjura (texte,zouaoua avecglos-saire). A. JounDiVN,Alger.

Lexique Icabyle-irançais (extrait; A. JOJJBDAK,Alger. „,-,

Recueil cle Poésies fcafoyles, précédé d'une élude sur la femmeberbère cl d'une notice sur le chant kabyle (airs en musique).A- JOUKDAK,Alger, (épuisé)

Texte J3erï3ûï"s3« ï'At'as marocain, élude languislique clsociologiquedes ChL-nfimarocaine, ;:v;,c tradiiciion et observa-tions gri'iinma'ikaies,Glissaiic. K: LKROUX,Paris.

ÎSSMOIFvES

Mémoire KEÎTl'EnseigneErent des Indigènes en Algérie(réponse à une critique .parlementaire)paru clans le Bulletin de.VEnseignementdes Indigènes:Editeur. AdolpheJOUHDAN.1897,A'iger.

Katioun d'Adni, texteet traduction avecnotice historique,publiédans le Recueilde Mémoirescl de Textesde l'Ecole des Lettre setdes Médersas,édité en l'honneur du XIV0Congrès internationaldes Orientalistes, tenu à Alger en 1905.

Notice sur les Manuscrits berbers du Maroc (Mission,Maroc), parue dans le Journal Asiatique, 1905,Paris.

Notice sur l'Inscription iibyque d'Ifïr'a (Mission, Haut-Se-baou).,RevueArchéologique,dePerrot et S. Reidach. Paris, 1909.

NouvevUix.documents archéologiques : Stèlcxet inscriptionslibuqiie(Mission, Haut-Sebaou},Revue Africaine (1ertrimestre1911).

Nouvelle Sïlssion archéologique en Kabyiie : Rapportadressé à M.le Ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, pufaiié dans le Bulletin afcliéologiqucdu Comité des tra-vaux historiques et scientifiques.,eu 1912,Paris.

Trésors magiques de Kabyiie.. prochainement dans RevueAfricaine.

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À'^RAVERS L'HISTOIRE

\ ] I (dfepuis l'Antiquité jusqu'à i830)

ORGANISATION ET INDÉPERDARCE

DES ZOUAOUA

(G R A.7STDE KABYLIE)

Avec tin© oarte liors texte

S. A. BOULIFA

CHARGÉ DU COURS DE LANGUE BERBÈREA LA FACULTÉ DES LETTRES D'ALGER

ET A L'ÉCOLE NORMALE DE BOUZARÊA

.A.I_iO E3R,

J. BRINGAD, IMPRIMEUR-ÉDITEUR7, BOULEVARDDE FRANCE,7 - TÉL. 12-73

19S5

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Aux Maîtres

et à la Jeunesse

de nos Écoles Kabyles

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P'RRATA

Page Ligne Au lieu de. Lire

32 (le noie) Zouaour Zouaoua

3S 17 n'oabiioiis -que n'oublions pas que

b'5 lo voyaient dans vivaientdans les

~ji) 15 iii(iênil>wle indéniable

0.: Il .\ |JU:,~;!";I:-.\I:SOUIJAbou-H'ainniou

Î'J 7 po>i;ii?-.idu petit possession du petitport port

80 '.) c'était Insécurise c'était la sécurité

o'î -M guerre de cotir;e guerre de courseoùsursur terre mer comme sur terre

« 29 Zouaoui se fit Zouuoui se l'ait

82 12 Mout-Ferratus Mons-Ferratus

« Il 'lc.os.sttim Icosium

119 1(5 EMVoubri El-R'oubrini

128 ii d'an e.ôié; l'estime d'un cot>',l'estime

« 15-16 (Î'OLigineà î'exerei- d'origine grâce à lace et à la noblesse noblesse de leur ascen-

etc. (lance, à l'exercice dupouvoir.

« 2(5 une grande îluenee une grande, influence

128 il soit-i! -fut-il

146 21 des Bel-Kadhir des B.el-K'adhi

163 10 l'armés turque l'armée turque

167 2 (noie) du roi KonKou du roi de Koukou

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172 23 Kàïn-Eddin Khaïr-Eddln

207 15 (note) Imazirien Imaziren,

« 17 (note) imoh'h'ar imohhar,

230 1 la tyranie la tyrannie

« 12 qu'elle aime qu'il aime

« 27 volontiers, mais le volontiers, le moindremoindre abus abus

233 31 leurs brèches et à leurs brèches, à con-consolider solider

334 1 prolifique et active prolifiqueset actives

« 1 (note) Garlamanics Garamaiites

249 14 * Souama'a Souama'

276 21 de voir le; Zouaoua de voir des Zouaoua

277 19 conte ll'amouda contre H'amouda

291 15 Zemouls Zemonl

294 11 l'on peut plier l'on peut piller« 18 le Zouaoua le Zouaoui

308 1 d'arriver sedégager d'arriver à se dégager

309 27 à Thamga à Thamda

310 9 les Guetchoula les Guechtoula

313 9 et 28 des Bibans des Biban

« 23 devant Bougie oé- devant Bougie ; cé-dant dant

SI4- 4 qu'elle ne s'étendit qu'elle ne s'étendît

328 5 de Irathen des Aith-Irathen

« 1 (note) recuil recueil

340 2 pertubations perturbations

356 35 qu'il fait de l'appli- qu'il fait dé l'usagedecation de la liberté la liberté

371 21 rapelle rappelle

373 8 (en blanc) Autant la prise d'armede 1857, inspirée par...

396 32 l'iman El-Mahdi l'imam El-Mahdi

403 35 âgées âgés

406 3 (note) dourate sourate

« 4 « qu'elle seule . qui, à elle seule

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AVERTISSEMENT

A la suite de l'importante découverte de l'ins-

cription libyque d'Ifir'a (1), inscription que j'ai eu

l'honneur de faire connaître dès 1909, je sollicitai

et obtins une mission d'exploration.

En quête d'autres inscriptions rupestres inté-

ressant la Kabyiie ancienne, je fus trois fois de

suite' chargé officiellement de faire dans ce but

de nouvelles recherches dans le Haut-Sebaou.

Rayonnant autour d'Azazga, je fus amené à pous-

ser mes investigations jusqu'aux extrêmes limites

de la commune.

Portant mes efforts d'investigations sur le mas-

sif de Thamgout', je visitai les territoires d'un bon

nombre de tribus situées sur les deux versants de

la chaîne. Je parvins ainsi, de Makouda jusqu'à

Kebbouch, de Koukou jusqu'au col d'Akfadou,, à

explorer une vaste région où les traces de civili-

sations anciennes se rencontrent encore à chaque

pas.

(-1)La communicationen fut faiteà l'Académiedes Inscrip-tions et des Belles-Lettres par M. Gagnât dans la séance dumois dé Décembre 1910.

(Voir sur l'importancede cette inscription la notice paruedans la Revue archéologique,Paris, 1909).

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Mes enquêtes sur les « dessins et écrits rupes-

tres » se faisant surtout auprès des habitants du

territoire où le hasard me conduisait, il m'arri-

vait la plupart du temps, usant de l'hospitalitédes habitants, de coucher en tribu. Dans une de

mes pérégrinations à travers les territoires de la

tribu des Aïth-Djennad, je me vis un jour obligé

de demander l'hospitalité à la Zaouia de Sidi-Man-

çour de Thimizar, où je fus très aimablement reçu

par le personnel et surfont par son honorable et

distingué directeur, le chikh Daoui Sid Ah'med

ben Moh'ammeà.

Agé d'une cinquantaine d'années au plus, le

Chikh Sid''Ah'med a la physionomie 1res ouverte

et sympathique ; il est d'un commerce très agréa-

ble. Esprit large, affable, et serviable, instruit et

tolérant, il me fit très aimablement les honneurs

de son établissement que je ne comnaissais que

de nom. Apprenant ma qualité d'universitaire,

il s'empressa de me faire visiter son école corani-

que ; il me permit même de photographier un

groupe de ses élèves composé de jeunes gens de

12 à 25 ans.

Cette Zaouïa qui n'a plus la prospérité d'an-

tan, ne se maintient que par les sacrifices que

s'impose la famille maraboutique de Thimizar

qui, .depuis l'origine, est chargé d'assurer son

existence morale et matérielle.

Avec un personnel fort réduit (le Chikh et l'Ou-

k-il) elle.arrive à peine à recruter une vingtaine

d'élèves, tous originaires du pays.

Page 13: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— III —

Me voyant intéressé au fonctionnement de son

établissement, il me donna tous les renseigne-

ments que je lui demandais ; et, pour me- permet-

tre de mieux fixer particulièrement mes idées sur

le fonctionnement et l'organisation de sa zaouïa-

école, il rédigea' pour me le communiquer ensuite

un petit, mémoire où sont relatés avec une'notice

sur la vie du saint fondateur Sidi-Mançour, les

principaux articles du règlement intérieur de la

zaouïa.

Faire connaître ce k'anoun scolaire et détermi-

ner avec précision l'époque de la venue de Sidi-

Mançour, en Kabyiie, telles sont les causes initia-

les de ce travail. Outre l'intérêt particulier que

présente un k'anoun inédit, des faits historiques

relatifs à la zaouïa aussi bien qu'à la tribu étant

aussi mentionnés dans ce manuscrit, je ne crois

pas devoir mieux faire que d'essayer de jeter un

coup d'oeil sur le passé de la tribu des Aïth-Djen-

nad, qui occupe un territoire où le3 anciennes

civilisations (phénicienne et surtout romaine) ont

laissé des traces que ni le temps, ni les hommes

n'ont pu effacer.

Dellys, Azeffoun et Djema'a-Sahridj, sont des

centres connus dès l'antiquité, et qui se trouvent

précisément sur les limites extrêmes de la tribu

Aïth-Djennad. Le territoire de cette tribu se trou-

vant au milieu de ces trois centres, il s'ensuit que

le passé historique des Aïth-Djennad eux-mêmes

ne peut être relaté sans passer en revue l'histori-

que de chacune de ces contrées.

Page 14: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— IV—

Or, Dellys, Azefl'oun et Djema'a-Sahridj, ne peu-

vent être utilement, étudiés et examinés dans leur

passé qu'en parcourant- l'histoire générale de la

Kabyiie duvDjurdjura. Quoique celle-ci limitée à

quelques épisodes militaires à peine connus ne

facilite guère l'élude particulière d'une tribu Ka-

byle, nous allons essayer, selon les faibles

moyens dont nous disposons, de chercher à déga-.

ger de cet ensemble ce qu'ont pu être les Beni-

Djennad qui de nos jours occupent la partie mari-

time de la Kabyiie.

Malgré la particularité de sa situation géogra-

phique et. de son régime social, cette Kabyiie a un

passé qui la. lie intimement à la vie politique el.

militaire du Moghrcb Centrai que les anciens

appelaient M-aurtîlauie Césarienne. Les fameux

Quinqucgentiens qui avaient glorieusement résis-

té à la domination romaine étaient les « cinq tri-

bus 11légendaires du Djurdjura.

Les renseignements que nous possédons sur

les premiers temps de celte Kabyiie sont, plutôt

vagues et nous n'en parlons que pour mémoire.

Quant aux faits relatifs à l'histoire moderne et

môme du moyen âge, certains documents d'au-

teurs arabes et européens nous permettent de

constater que la Kabyiie du Djurdjura loin d'avoir

vécu dans l'isolement et l'oubli, a été intimement

mêlée aux principaux événements qui se sont dé-

roulés dans ce Moghreb central. Aussi nous esti-

mons que c'est dans les annales de Bougie et

d'Alger qu'il faut particulièrement glaner pour

Page 15: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

retrouver les traces de l'activité déployée par les

Montagnards contre la domination étrangère.

De l'Est comme de l'Ouest, des tentatives de

conquête ont été, certes maintes fois exercées con-

tre le Djurdjura, mais la résistance opiniâtre de

ses habitants empêcha l'étranger envahisseur d'y

prendre pied et d'y imposer ses volontés et ses

lois. Jusqu'à 1857, ce Djurdjura a vécu libre et

indépendant.

Préciser les luttes que les Zouaoua soutinrent

pour défendre leurs libertés sociales et politiques,

dégager et fixer les principaux faits historiques

relatifs à l'indépendance kabyle toujours animée

eL maintenue par un idéal démocratique, tel est le

but de nos recherches.

Quant à la tribu des Aïth-Djennad sur laquelleest basée notre esquisse historique, le manque de

documents précis ne nous permet d'émettre que

des hypothèses et sur son âge et sur ses origines.

Limitrophe des Aïth-Fraoussen et des Aïth-R'ou-

bri qui l'empêchent de s'étendre vers le sud, la

tribu des Aïth-Djennad reste accrochée aux flancs

de Thamgout', pilon auréolé de mille légendes et

au pied duquel se remarquent encore les ruines de

l'antique Rus-Uzus. Ayant souvent servi d'intermé-

diaire entre la; mer et le Haut-Sebaou, la tribu a

joué un certain rôle dans les relations que cette

partie de la Kabyiie a eues avec l'extérieur. Et

aussi le passé militaire et politique des Aïth-Djen-

nad reste-t-il intimement lié à la vie politique et

administrative de Dellys et de Koukou,

Page 16: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

VI—

Dès le XII* siècle, sans parler du passage des

Romains en Kabyiie, l'influence exercée sur le

Djurdjura par- les princes H'emmadiles, H'afsides

et Abd-El-Ouadites mérite d'être notée et fixée par

l'Histoire des peuples luttant pour leur indépen-

dance. Plus résistant que leurs frères les San-

hadja refoulés, les Zouaoua ont empêché les

Beni-Hélal de s'étendre vers le Nord et de s'em-

parer des deux Kabylies.

Le Djurdjura du moyen-âge luttant toujours

pour sa liberté, après avoir pris fait et. cause pour

Bougie contre Tiemcen, ne manquera pas de dé-

fendre également Koukou contre les visées et ten-

tatives de la domination turque.

Noter les faits et en dégager les conséquences

politiques aussi bien pour la Kabyiie que pour les

conquérants de Bougie ou d'Alger, est une tâche

qui n'est pas souvent aisée, car les quelques faits

historiques cités par les auteurs ne sont pas tou-

jours explicites quant au sens du rôle joué en la

circonslance par les montagnards.

Quoi qu'il en soit, notre documentation sur la

•matière nous paraît assez solidement étayée, car

la source de nos renseignements est basée sur les

meilleurs auteurs de l'Histoire de l'Afrique du

Nord.

Parmi les ouvrages ou travaux consultés pour

les périodes ancienne et moderne de l'Histoire Ka-

byle, nous citerons, entre autres, ceux des au-

teurs suivants :

Page 17: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— VII—=

1' IBN-KHALDOUNABD-ERRAH'MÀN.

Histoire des Berbères et des dynasties musul-

manes de l'Afrique Septentrionale. Traduction

par de Slane, 4 vol. gd in-8, Alger 1852-1886.

2" 1»N-KHALDOUNABOU-ZAKARIA(frère du précé-

dent).

Histoire des Béni Abd-El-Wad, Rois de Tlemcen.

Traduction par A. Bel, 1 vol. in-8, Alger 4913.

3° FOURNEL.

Etude sur la Conquête de l'Afrique par les Ara-

bes et. recherches sur les tribus berbères qui

ont occupé le Moghreb Central. In-4, Paris 1854.

4° G. BOISSIER.

Afrique romaine, Paris.

5° A. BEL.

Les Benou-Ghania, derniers représentants de

l'Empire Almoravide. (Bulletin de correspon-

dance africaine, in-8, Alger 1903).

6" P. CLANSOLLES.

L'Algérie pittoresque (partie ancienne), Paris

1843.

7° L. GALIBERT.

L'Algérie ancienne -et moderne, Paris 1844.

8° CARETTE.

1° Ebude sur la Kabyiie proprement dite, 2 vol.

in-4, Paris 1848.

2° Recherches sur i'origine et les migrations

des principales tribus de l'Afrique septentrio-

nale, in-4, Paris 1853 (très intéressante).

Page 18: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

VHI—•

9° MAC-CARTY.

La Kabyiie et les Kabyles. Alger 1847-48.

10° E. MERCIER.

Histoire de l'Afrique septentrionale (Berbérie),

in-8, 4 vol., Alger 1888-1891.

*l/i°BERBRUGGER.

Les époques militaires de ïa Grande-Kainjlie,

in-8, Paris 1850.

(Ouvrage intéressant traitant spécialement des

événements militaires de la Kabyiie).

12° HAËDO(Prêtre espagnol).

Histoire des rois d'Alger, traduction par de

Grammont, Alger 1881.

13° DE GRAMMONT.

Relations entre la France et la Régence d'Alger .'

Correspondance des consuls d'Alger de 1G0G-

1742. Alger.

J4" LE GÉNÉRALDAUMAS.

La Grande Kabyiie', in-8, Paris 1847.

15° E. MASQUERAY.

Formation des Cités chez les populations séden-

taires de l'Algérie. (Kabyiie, Aouras et Mzab),

Paris 1886.

2° Chronique d'Abov Zakaria, Alger, 1878.

16.° HANOTEAUET LETOURNEUX.

1° La Kabyiie et les coutumes Kabyles, 3 vol.

gr. in-8,, Alger 1872-1873.

2° Chants populaires de la Grande-Kdbylie,

Alger.

Page 19: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

—:ïx —

(Intéressantes notes biographiques sur quelques

personnages Kabyles).17° DEYÀUX.

Les Kebaïls du Djurdjura, in-12, Paris 1853.

18° HEKRIBASSET.

Essai sur la LUléralure berbère, Alger 1920.

19° S. GSELL.

1° Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, 4 vol.

Paris 1913.

2° L'Algérie dans l'Antiquité. Alger 1903.

20' BERNARDLUC.

Le Droit kabyle, Paris 1917.

21° DEVAULX.

Enlèvement d'un pacha d'Alger par les Kabyles.

Rev. Air. XVII.

22° CARREY.

Récib de Kabyiie (campagne de 1857). Paris

1857.

..28" RïNN.

Marabouts et Khouan, in-8, Alger 1884.

24° COPOLLANIET DUPONT.

Confréries musulmanes dans l'Afrique du Nord.

25° Revue Africaine et Encyclopédie Musulmane,

Alger.

De nombreux articles ou mémoires dans Revue

Africaine sur la Kabyiie, entre autres ceux de :

MM. .

BERRRUGGER.— Un. Chérif kabyle en 1804 [Bel

Page 20: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

H'arch).

AiiCAPiTAiNE.— 1* Djema'-a-Sahrhlj et Beni-Raten,

1859.

2° Notice sur la tribu des Aïth-Fraoucen (1860)

et Colonies noires en Kabyiie, etc..

^<ROBIN.— Organisation militaire des Turcs en Ka-

byiie. Notes sur Agha-Yahia.

BOUHFA. — Notices : 1° Inscription d'Ifir'a (Re-

vue Archéologique, Paris 1909).

2* Nouveaux documents archéologiques décou-

verts dans le Haut-Sébaou (Revue Africaine

n° 280, Alger, 1911).

3° Kanoun d'Adni (Travaux du XIVe Congrès des

Orientalistes, Alger 1904).

4° Etude sur la Femme kabyle, servant d'introduc-

tion au Recueil de Poésies kabyles, Alger

1904, etc., etc. -

Nous devons rappeler que de tous les -auteurs

cités ci-dessus, M. Berbrugger est le seul écrivain

qui ait eu l'heureuse idée de réunir et de publier

en un petit volume, édition aujourd'hui épuisée,

les principaux événements militaires relatifs à la

Grande-Kabylie.

Conçu et présenté sous un plan différent, notre

travail, qui traite surtout.de l'Histoire sociologi-

que, n'a rien de commun avec celui de M. Ber-

brugger qui s'est limité, lui, à noter et fixer les

efforts de domination tentés contre le Djurdjura

par les différents conquérants maîtres de Bougée

Page 21: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

^T XI

et d'Alger. Dans ce sens, l'ouvrage de l'éminent

archéologue nous a été d'une grande utilité dans

la détermination de Ja plupart de nos sources.

A la suite de longues et patientes recherches,

nous avons noté et relevé les principaux faits his-

toriques intéressant directement ou indirectement

les Kabyles du Djurjura. De cette documentation

choisie, complétée par nos connaissances person-

nelles sur l'esprit et le caractère du Berbère en

général et en particulier des Zouaoua du Djur-

djura, nous avons essayé, de tous les renseigne-

ments ainsi disséminés, d'établir un lien commun

et d'élaborer une espèce de synthèse historique

expliquant clairement l'esprit et le caractère de

l'organisation sociale de nos montagnards actuels.

Nos commentaires sur le sens des luttes soute-

nues par les Zouaoua ne sont-ils pas la confirma-

tion même de l'histoire et du caractère du Kabyle?

Aussi, espérons-nous que le lecteur suffisamment-

documenté sur le passé e{, l'esprit de la race ber-

bère ne peut que nous savoir gré d'avoir, par

cette esquisse historique, donné un portrait fidèle

du farouche et indomptable Djurdjura.

Devenu français, il y a plus d'un demi-sièc!.3,

ce Djurdjura, doué des qualités les plus remar-

quables, ne peut plus vivre de cette vie d'antan ;

aujourd'hui, trouvant plus d'espace et surtout

plus de liberté, ses fils donnant libre élan à toute

leur intelligence, ne manquent pas de se faire re-

marquer par leur activité que d'aucuns, par un

-esprit d'égoïsme bien borné, trouvent déjà un peu

débordante. Cependant, c'est une loi dans l'évolution

Page 22: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— xii —

de l'être humain que le travail et l'intelligence

sont les conditions essentielles à tout homme qui

aspire au mieux-être, au Progrès.

Les efforts dépensés pour la réalisation d'une

vie meilleure sont les beautés mêmes de l'huma-

nité. Admirablement doué par la nature, le Ka-

byle, comme tous les êtres humains, a le droit et

le.devoir de chercher à perfectionner sa vie et de

tendre tous ses efforts vers la réalisation de son

idéal. Aujourd'hui, comme autrefois, les bien-

faits de la civilisation ne le laissent pas insen-

sible.

Engagée dans cette voie, et sous l'égide de la

France émancipatrice, la Kabylie, consciente de la

force de ses ailes, avide d'espace et de liberté,

peut en toute sécurité quitter sa cage séculaire et

s'envoler vers des horizons meilleurs. Son amour

inné pour la liberté, ses luttes pour son indépen-

dance, ses aptitudes de travail et d'ordre, ses qua-

lités de prévoyance et d'organisation sociales per-

mettent de lui prédire, dans son évolution rapide

et certaine, un avenir brillant. La Civilisation, qui

lui sourit et l'attire., la comblera bientôt de ses

bienfaits.

L'oeuvre de progrès et d'émancipation entre-

prise par la grande et généreuse France

en Algérie ne donne, particulièrement en Kabylie,

que d'excellents résultats. Les efforts qu'on y dé-

pense ne seront pas faits en pure perte : une ré-

colte fructueuse et abondante en sera bientôt la

récompense. L'activité fébrile qui anime actuelle-

ment toute cette Kabylie, trop longtemps confinée

Page 23: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— X»! —

dans ses rochers, est une indication, des plus en-

courageantes pour tous ceux qui l'aiment et tra-

vaillent pour elle, pour sa. prospérité et son ave-

nir. Le principal facteur de ce réveil est dû cer-

tes à l'Ecole de tribu qui, en détruisant les vieux

préjugés et l'ignorance, permet aux masses, aux

jeunes intelligences de s'épanouir et de produire.

Etant nous-même fils de Lalla-Khedidja, nous

serions flatté et largement récompensé de nos

efforts si la lecture de notre modeste étude, que

nous dédions à la Jeunesse de nos Ecoles 'kabyles,

pouvait être de quelque utilité à tous ceux qui

s'intéressent à l'avenir, au développement intellec-

tuel, moral et matériel de notre « Suisse » algé-

rienne.

Alger, le 22 février 1920. (1)

BOULIFA.

(1) La Guerre et la cherté de la main d'oeuvre qui en est

résulté ont été la cause principale qui a retardé la publica-tion de ce travail.

Les éditeurs d'oeuvre modeste comme la nôtre étant de

nos jours de plus en plus rares, nous avons décidé, au bout

de cinq ans d'attente et de démarches inutiles, de faire, avec

nos propres moyens, les sacrifices nécessaires pour assurer

l'impression de l'ouvrage que nous sommes heureux de pou-voir livrer aujourd'hui au public. — Notre entreprise n*a

d'autre but que djêtre utile à tous ceux qui s'intéressent à

''histoire et à l'avenir du peuple berbère.

L'ouvrage intitulé « Aperçu historique sur l'Organisationet l'Indépendance des Zouaoua », travail de vulgarisationest complété par une carte en couleur de la Grande Kabylie-

Outre le relief caractéristique qui délimite et protège la

Kabylie du Djurdjura, tous les noms propres des lieux et delà

plupart des tribus-et des villagescités dans le texte y sont por-

Page 24: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— XIV—

tés avec toutes les précisions voulues. — Tracée avec soinet beaucoup de clarté par M. Jourdan, employé au service

cartographique du Gouvernement général, cette carte ren-dra bien des services au lecteur

Que M. De Flottede Roquevaire, Chef du Service carto-

graphique au GouvernementGénéral de l'Algérie et M. Jour"dan reçoivent ici, pour leur extrême obligeance, nos remer-ciements lesplus sincères.

Qu'il nous soit permis d'exprimer également tous nos sen-timents de profondereconnaissanceet de gratitude à M. Iîor-

luc, inspecteur général de l'Enseignement des Indigènes, îiM. René Basset, doyen de la Faculté des Lettres, et à M.

Mirante, directeur desAffairesindigènes, pour l'intérêt qu'ilsnous portent en accordant à notre ouvrage une souscriptiondu Gouvernementgénéral de l'Algérie et de l'Académie d'Al-

ger. C'est là pour nous une aide, en même temps-qu'unprécieux encouragement. QueMonsieur le GouverneurGéné-ral et Monsieur le Recteur en reçoivent avec l'assurance de

notre respect et de notre dévouement, notre reconnaissancela plus vive.

Le 8 Février 1925.

B.

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APERÇU HISTORIQUE

1° DftNS L'ftNTl&tUTE

SOMMAIRE

La Kabylie maritime et. ses relations extérieures avec les

premières civilisations. — Toponymie et industrie kabylesont conservé les traces des Civilisations phénicienne etromaine : Les Ruines de Rus-Uccurus, de Rus-Uzus et de

Bida.li, etc.. — Révolte de Firmus et les colonies romai-

nes. — Organisation d'une grande expédition contre le

Mons-Ferratus, — Répression de l'insurection par le comte

Théodose ; refoulement et translation des tribus quinqué-aenUennes. — Identification de Us us, de Faraxen et des

Iflensés avec les lazouzen, les Fraoussen et lés Iflissen denos jours. — Les tribus transplantées sont remplacées par

quelques autres tribus ? — Sans doute d'autres .tribus ber-

bères amies des Romains sont venues de l'Est (Numidie)

prendre possession de la Kabylie maritime. — Traces de

leur passage : inscriptions et dessins rupestres découverts

dansla Kabylie romaine semblent confirmer cette hypothèseDécadence et. chute de la domination romaine. — L'élé-

ment autochtone reprenant sa prépondérance dans tout le

Djurdjura, de nouvelles tribus se reforment au détriment

des populations berbéro-romaines.

.Quand on se rend par mer d'Alger à Bougie, on

côtoie, dès le Gap Matifou, un littoral assez élevé, très

accidenté et presque sans plage ; à part quelques

Page 26: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

_ 2 _

anfractuosités pouvant à peine servir d'abri, par un

temps calme, à un petit côtier, bateau de faible tonnage,

il n'existe sur cette côte inhospitalière de la Kabylie.

aucun refuge sérieux contre une grosse mer ou une.

tempête. Ceci est dû en partie au système orographique

du pays kabyle. La chaîne du Djurdjura, qui décrit un

arc de cercle, se termine à l'Ouest au cap Djinet près

du col des Beni-Aïcha et à l'Est, au piton de Lalla-Gou-

raya qui domine Bougie. D'un accès difficile, cette

chaîne isole la Kabylie du reste de l'Algérie : par un

système de ramifications continues et régulières, elle

protège ainsi contre toutes les incursions possibles du

dehors le pays et ses habitants appelés Zouaoua.

Du côté du Nord, une série de chaînons parallèles au

littoral complète cette protection ; quoique d'une

altitude moins élevée que la chaîhe-mère, leur masse,

également peu accessible, se présente comme une mu-

raille, un rempart qui s'oppose aux moindres tentatives

d'empiétements extérieurs aussi bien des hommes que

des éléments.

Cette conformation géographique fait de la Kabylie,

comme une île inabordable, une région qui restera long-

temps fermée à la curiosité et aux ambitions de l'étran-

ger ou du conquérant.

Vue de la mer, la Kabylie présente avec ses hautes

montagnes un aspect peu attrayant et peu hospitalier.

Les chaînons qui la ferment et la détendent du côté du

Nord sont généralement dénudés ou couverts de brous-

sailles, mais rarement de bois, de haute futaie ; ailleurs,

ce sont des falaises inaccessibles ou des ravins escarpés

et sans issue. Si ture petite vallée se présente, elle est

étroite et sans profondeur ; d'immenses rochers la

Page 27: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 3 —

dominent, de hautes crêtes la cachent et la ferment à

tout regard indiscret.

Ainsi protégé par ses montagnes, l'habitant de ces

liantes régions eut la bonne fortune de se préserverdu joug de l'étranger. La Kabylie du Djurdjura, jalouse i

sans doute de ses intérêts et de son indépendance, ,

résistant à toute pénétration d'allure même pacifique,vécut de sa vie libre ; et pendant des siècles elle

échappa à la violence et à. la domination des diverse

conquérants de l'Afrique du Nord.

De toutes les influences extérieures qui se sont mani-;

lestées, de toutes les civilisations qui se sont succédé >

en Berbérie, seule, la civilisation française a pu, grâce!

à son génie et à la force de ses armes, pénétrer au;

coeur même de cette Kabylie, forteresse naturelle queles Romains, un moment les maîtres du monde, dési-

gnaient sous le nom caractéristique de « MONS FER-i

RATUS ».

Si cette Kabylie s'est longtemps préservée contre une

domination' étrangère, est-ce à dire qu'elle a vécu indif-

férente aux influences du dehors ? — S'est-elle, renfer-

mée dans sa coquille, refusée à toutes -iations exté-

rieures et. rendue impénétrable au progrès, aliment

nécessaire, indispensable même à la vie humaine ?

Cela ne lui était guère possible tant par l'exiguité de

son territoire que par la pauvreté de son sol. La den-

sité de sa population, qui semble avoir été de tout

temps assez élevée, lui défendait la politique de cloison

étanche.

Manquant donc de moyens suffisants pour assurer

son existence, la Kabylie -neput à aucun moment de son

2

Page 28: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

histoire se permettre de vivre de son isolement absolu.

Bien souvent, elle fut, soit par voie diplomatique ou

par des concessions onéreuses, soit par la force des

armes, obligée de se donner de l'air et de s'ouvrir un

passage vers le dehors. Les nécessités de l'existence

la forçaient donc à ouvrir les portes de sa prison.

« Nécessité oblige », c'est une loi que nul ne peut

enfreindre sans péril. Nombreux sont les cas où, pous-sée par cette nécessité, elle ne put mieux faire, dans

son désir de sociabilité et de vie, que de rompre elle-

même son isolement et de chercher, par des relations

avec l'extérieur, à assurer son existence.

Selon l'histoire, la Kabylie 'fut, dès l'antiquité, con-

nue pour avoir participé précisément à l'une des pre-

mières manifestations de l'intelilgence humaine. On

sait que le « lac intérieur », la Méditerranée, a été,

pour l'Orient d'abord et pour l'Occident ensuite, le

foyer de grandes civilisations dont l'action s'est étendue

à tous les rivages baignés par ses eaux.

Se trouvant sur une des rives du lac et à proximité

du rayonnement du foyer, la Kabylie ne put qu'être

une des premières régions éclairées.

En effet, la civilisation carthaginoise qui avait régné

sur tout le bassin méditerranéen ne semble pas avoir

négligé de comprendre le Djurdjura dans son champ

d'action. Formant une bonne clientèle, les nombreuses

populations du « Mons Ferratus » durent, dès l'anti-

quité, être recherchées par le trafic carthaginois : parmer ou par terre, la Kabylie devait, en échange de ses

fruits, de ses essences et peut-être aussi de ses riches-

ses minérales, recevoir aisément de Carthage ce qui lui

Page 29: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 5 —

manquait : armes, étoffes et outils de toutes sortes.

En commerçants habiles et pacifiques, en trafiquantsaux moeurs douces et affables, les Carthaginois ne

durent pas y rencontrer de grosses difficultés pour se

l'aire accepter par les montagnards ; ceux-ci, heureux

sans doute de tirer profit des produits de leur sol, ne

pouvaient que se féliciter de pouvoir se procurer en

échange des objets aussi précieux qu'utiles.

Les avantages que de pareilles relations procuraient

aux uns comme aux autres, étant reconnus des plus

appréciables, l'installation de lieux d'échanges orga-

nisés et fixes devint bientôt une nécessité.

L'établissement de comptoirs phéniciens sur la côte

kabyle permit ainsi au Djurdjura de s'initier aux bien-

faits d'une des premières civilisations de l'>antiquilé.

Située sur la route d'Occident et à proximité de Car-

tilage, la Kabylie put donc de bonne heure être pour-

vue de ports dont, les plus importants furent Chullu,

Djeldjel, Salclëa et Rus-Gunëa,

Entre Bougie et Matifou, des comptoirs de second

ordre furent créés ; Rus-Uccurus, Rus-Upicir et Rus-

IJzus étaient particulièrement chargés d'approvisionner

le Djurdjura proprement dit.

Le système d'échange organisé par les Phéniciens

procura donc de réelles ressources au pays. Mais

comme de ces relations commerciales aux relations

amicales il n'y. avait qu'un pas, l'intérêt- créant des

sympathies, il arriva que l'influence carthaginoise ne

tarda pas à s'infiltrer et à s'implanter pacifiquement

jusque dans l'intérieur du pays. Le Djurdjura, éclairé

par les lumières de la resplendissante Garthage, eut

Page 30: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

_ 6 —

donc, dès son premier âge, le bonheur de connaître et

d'apprécier les bienfaits d'une des plus grandes civili-

sations du monde.

Les traces que cette civilisation a laissées dans le

Djurdjura sont faciles à relever dans les annales de la

vie domestique, sociale et religieuse de nos Kabyles.—

Les aptitudes industrielles, agricoles et artistiques du

montagnard datent, pensons-nous, de la Cartilage anti-

que (1).

Bientôt adoptée et appréciée dans tous ses avantages

par les aborigènes, cette civilisation n'eut pas de meil-

leurs défenseurs pour la propager. Grâce à la main-

d'oeuvre indigène, Carthage ne tarda pas à donner à

son trafic commercial et à son domaine colonial toute

la consistance voulue. Sa prospérité a fait sa force et

sa grandeur ; sa politique de collaboration à l'égard de

ses sujets n'a pu que lui assurer le beau rôle de civili-

satrice à travers l'histoire de l'humanité.

De cette civilisation africaine qui rayonna dans tout le

bassin méditerranéen, les Berbères en furent les pre-

miers partisans ; sous les noms de Numides ou de

Libyens, ils eurent l'honneur d'avoir été les premiers

soldats appelés à soutenir et à défendre le génie et les

armes de Carthage.

Nous disons donc que la Kabylie, si fermée fût-elle,

était connue dès l'antiquité par les marins et les com-

merçants carthaginois. Si les historiens anciens sont

plutôt sobres en ce qui concerne la vie et le passé des

habitants du Djurdjura, la mention faite par eux de

(1)Voir Van Gennep, dans:la Revue d'Ethnographie et de Socio-logie de nov,-décembre 1912,

Page 31: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

quelques termes topographiques nous rappelle que ce

pays ne fut pas inconnu dans l'antiquité.

Nous trouvons, en effet, dans la toponymie de la côte

kabyle, un certain nombre de caps à l'abri desquels se

trouvaient sans doute des pêcheries ou même de petites

villes désignées par des termes phéniciens souvent com-

plétées de mots berbères ; tels sont entre autres : Rus-

gunéa, Rusuccurus, Ruspicir, Rusizus, etc.

A part « Rusgunéa » (1), nom ancien du cap Matifou,

qui est plus à l'ouest et presque en dehors de la chaîne

du Djurdjura, on sait d'une façon certaine que les au-

tres termes désignaient tous des pointes, des caps ou

des centres situés sur le littoral kabyle.

Outre les renseignements géographiques donnés par

les anciens écrivains, la découverte d'inscriptions lati-

nes, sur les différents points de la côte, ne fait que

confirmer l'identification des lieux ainsi nommés.

D'autre part, les noms désignant les particularités

géographiques transmis à travers les siècles jusqu'à

nous sont là un indice notable des relations intimes qui

existaient entre Phéniciens et aborigènes. La composi-

tion de ces termes est elle-même un témoignage linguis-

tique qui confirme nos convictions sur l'infiltration de

cette civilisation en Kabylie.

Voici un exemple frappant de l'influence des Phéni-

ciens en Kabylie et que la linguistique éclairée par les

(1) Nom conservé jusqu'à nos jours sous la forme de Rache-goun :=: agouni (berbère) plateau, plaine élevée, mot qui dérive dela racine GNqu'a donné gen, dormir d'où asgoun, gite ; quant â lapartie initiale, elle est purement d'origine phénicienne et dont laforme s'est légèrement altérée : Rous— Rach = tête ; Rus = Rach= sar (arabe), cap. Rachegoun signifie donc « cap du Plateau »,

Page 32: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 8.-

lumières de l'épigraphie explique de la façon suivante :

aq'arou = q'ar = car, tête en berbère, correspond

exactement au sens du mot phénicien rus = ras en

arabe et à celui du mot latin capui.

En berbère, aq'arou, mis au génitif, devient ou-

q'arou — ucuru ; d'où Rus ucuru = cap d'Ucuru,

signifiant exactement : tête de la tète, cap du cap (1).

Quant à Rus Upicir et Rus Uzus, les déterminatifs

Upicir et Uzus = Apicir et Azous qui devaient être des

noms propres de personnes, probablement des noms de

chefs de tribus, sont des termes conservés, jusqu'à nos

jours, sous les formes de Abizar et Ia'zouzen, pour

désigner le premier un village important des Aïth-

Djennad et l'autre le nom actuel d'un des douars

situés sur la côte, non loin du village d'Aze'ffoun (2).

(1)CÀBETTE.—D'aucuns prétendent que le mot Car est'lui-mêmed'origine phénicienne et que les Carthaginois l'ont employé commepréfixe dans les noms de quelques villes créées par eux : CarthageGarthagène, etc. —Etudes sur la Kabylieproprement dite. Tome II,p. 19.

(2) De toutes ces étymologiesgénéralement admises par tous lesécrivains modernes, celle dé Rus-TJccuru, que l'on avait toutd'abord traduite par Cap de Poisson, vient d'être contestée parM. G. Mercier.

Par une ingénieuse conjecture, l'auteur, dans une note paruedans le Recueil de Notices et Mémoiresde la SociétéArchéologi-que de Constantine, T. XLVII, 1915, p. 94 et 95, prétend que leRus-Uccurus des auteurs latins est une forme altérée de Rus-Usek-kour.= Rous-Ousekkour, le dernier terme étant berbère et au géni-tif, la forme Ousekkour mise pour Asekkour= perdrix ;Rus-Uccurusignifieraitdonc cap de la Perdrix. (VoirRevueAfricaine n° 229,2etrimestre 1919.Rapport de R. Basset).

En fait d'étymologiedes termes anciens, tout est possible, mêmeleshypothèses lesplus fantaisistes. Ne disposant pas de ses moyensen pareille matière de contrôle, la critique n'y peut rien.

Quant au vocable Azus= A'zouz, plur. Ia'zouzen; avec le z = det le z = c, permutations admises et expliquéespar la phonétiqueberbère, ce vocable est nettement donné par une inscription latinede Thamgout' sous la forme dé Rusadicani désignant les habitants

Page 33: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 9—

Nous disons que le nom antique Abizar, autrefois

employé pour désigner la cité sur les ruines de laquelle

se trouve actuellement le village kabyle de Thaqsebfh

des Illissen, s'est conservé jusqu'à nos jours chez les

Aïih-Djennad. Avec les Illissen, cette grande et puis-

sante tribu est celle qui occupe précisément une bonne

partie de la chaîne maritime de la grande Kabylie.

Nous venons de voir que c'est par cette voie que la

civilisation phénicienne s'est infiltrée en pays kabyle ;

ce fut par là aussi que, quelques siècles plus tard,

. l'arrogante et insatiable Rome chercha à entamer, pour

le dompter, le bloc du « Mons Ferratus ».

Si 3a civilisation carthaginoise arriva par les procédés

les plus pacifiques à n'exercer qu'une certaine influence

et toute morale sur les populations primitives du Djurd-

jura, il n'en l'ut pas de même de la conquête romaine

qui fut plus brutale et dont les vestiges d'une domina-

tion matérielle se constatent, cette fois, au coeur même

de la Kabylie.

Contrairement à la politique de Carthage, Rome

n'employa pas, en effet, d'autre politique que celle de

la force ; aussi, n'est-il pas douteux que les légions de

de Rusazus qui avaient participé à la réédificationde la tour démo-lie, sans doute, à la suite d'une révolte de Quinquégentiens.

Le poste de Daouark sur la l'hamgout' admirablement biensitué comme poste-vigie était un point d'observation qui permet-tait, en cas de révolte dans le Sébaou, de donner le signal d'alarmeaux villes du littoral.

Quoique cette intéressante inscription figure déjà au Corpus,deux estampages, pris par nous, ont permis à M. Gsell de la com-pléter, et ainsi rectifiée, de la publier à nouveau. (Voir BulletinArchéologique du Comitédes Travaux historiques et scientifiques,juin 1911,Paris.)

Page 34: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 10 -

Rome ont dû livrer de véritables combats avant de

prendre pied sur le sol kabyle ; la. lutte a dû être

longue et pénible pour les envahisseurs dont la domi-

nation ne semble être définitivement assise dans la val-

lée du Sebaou qu'après la défaite et la mort du fameux

Fi.1>mus et de ses frères, c'est-à-dire vers le IIP siècle

après J. C.

Mais, de cette conquête, l'Histoire en garde un

silence complet.ou n'en donne que de vagues renseigne-

ments. Même l'époque florissante du règne de Juba 11

ne semble pas avoir conservé un souvenir du Djurd-

jura.

C'est ainsi que nous ne savons rien des moyens poli-

tiques et militaires employés par les Romains pour

pénétrer et s'établir en Kabylie.

Venus par mer et débarqués sur la côte, quel temps

ont-ils mis pour imposer leur autorité à des tribus

aussi belliqueuses que celles du Djurdjura ?

Quelles devaient être ces tribus conquises ? Quels

noms avaient-elles ?

Quinquégentiens, nous disent quelques auteurs, sur-

nom ou épithète qui pouvait être appliqué à n'importe

quel groupe de « cinq peuplades » ; ce n'était là qu'un

vocable ordinaire .exprimant l'idée de collectivité, l'idée

de nombre, mais nullement un terme ethnique, un nom

particulier propre à une famille, une tribu, une confé-

dération dont les membres descendraient du même

ancêtre.

La tradition kabyle assure que le premier habitant

du Djurdjura étaiti un géant qui avait laissé « cinq »

enfants, tous garçons. Devenus grands et mariés, ils

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"*- 11 --

devinrent bientôt pères et chefs de famille. Chaque

l'amitié, vivant séparément, prit ie nom du fondateur.

Bientôt, à ces cinq familles en pleine prospérité vinrent

s'ajutiter de nouveaux groupements de familles moins

importants. >Ce lut ainsi que chacune des cinq familles

primitives donna, avec son nom, naissance .à une tribu

et les. cinq tribus réunies formèrent plus tard la confé-

dërai'ion des Zouaoua. C'est cette collectivité formée

par les « cinq tribus » qui, pour défendre sa liberté,

lutta longtemps contre la domination des Romains.

Le vocable « quinquégentiens » ne serait donc qu'un

emprunt fait à ia légende des montagnards.

Les « Isallensès » ou « illensès », qu'on identifie avec

les lf lis en de nos jours, se trouvent être le seul nom de

famille, de tribu kabyle, que l'histoire ait pu nous trans-

mettre. En dehors de ce terme, nous n'avons aucune

autre mention de noms propres relative aux tribus qui

se révoltaient contre les empiétements des Romains.

Cependant, nous savons qu'avec « Firmus et Gildon »,

les deux frères qui, à la tête des terribles Quinquégen-

tiens, avaient causé tant d'inquiétudes au gouverne-

ment romain, ces tribus récalcitrantes étaient nom-

breuses et portaient des noms patronymiques diffé-

rents.

Nous n'avons, à l'occasion des divers mouvements

insurrectionnels du Djurdjura, trouvé chez les auteurs

aucun autre nom d'individu, ni de tribu. Cependant,

faisant appel à une autre source, nous constatons que

l'épigraphie latine semble avoir fixé et conservé le sou-

venir de ces époques agitées.

Page 36: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 12-

Line inscription recueillie par M. Renier mentionne

les tribus « fraxinensiennes » qui, par de fréquentes

razzias, ravageaient ta Numidie et les deux Mauritanies.

Une autre inscription, tracée en l'an 261 de J. C. et

trouvée à Aumale, parie d'un chef également « Quinqué-

gentien » qui s'appelait « Faraxen » et qui l'ut pris et

tué avec ses partisans.'

On peut supposer, avec M. Berbrugger, que les mots

« Fraxen » et « Fraouçen » sont identiques et que ce

nom est celui que porte de nos jours une des principales

tribus de la Grande Kabylie.

Avec des tribus aussi nombreuses que belliqueuses,

le séjour des Romains dans le Djurdjura ne fut pas des

plus calmes. L'agitation débordante des « Quinquégen-

tiens » se fit sentir jusqu'en Numidie.

En l'an 297 après J. C, à la suite d'une grande

révolte des mêmes Quinquégentiens, l'empereur Maxi-

milien Hercule fut obligé lui-même d'intervenir pour

réprimer le soulèvement des montagnards qui, descen-

dus dans les basses régions occupées par la colonisa-

tion romaine, commirent tant de ravages ; après avoir

pillé Rusgunéa, Icossium et Tipaza, ils menacèrent

Césaréa (Gherchell), la capitale de la Mauritanie cen-

trale (1).

D'après les récits de certains auteurs, il semble que

le général Comte Théodose, envoyé contre les insurgés,

infligea un dur châtiment aux peuplades du Djurdjura.

Outre les contributions de guerre et les séquestres

(1) Voir L'Algérie dans l'Antiquité — et Guide archéologiquedes Environs d'Alger (Cherchell-Tipaza et Tombeau de la Chré-tienne), par M. Gsell.

Page 37: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 13 —

imposés aux insurgés, un certain nombre de leurs tri-

bus furent, dit-on, saisies et « transplantées ».

Si les tribus ainsi refoulées ou enlevées dé force de

leur pays d'origine étaient de la Grande Kabylie, on se

demande ce qu'elles devinrent et par qui elles furent

remplacées ?

Il est permis de supposer que si le fait cité est réel, le

territoire vidé de ses premiers habitants ne resta pas

longtemps vide et inoccupé.

Devenu domaine de l'Etat, il a dû, aussitôt acqui3,

être donné, en récompense de leurs services, à d'autres

tribus berbères, amies ou alliées des Romains, et que

ces nouvelles tribus ne pouvaient évidemment être de la

grande famille des « Quinquégentiens » que, de nos

jours, nous appelons tribus Zouaoua.

Cette hypothèse admise, les nouveaux venus dans le

Djurdjura occupèrent, donc les . territoires qui leur

avaient été assignés et formèrent la base de la colonie

romaine en Kabylie.

Quoique limitée dans ses territoires aux crêtes de la

chaîne des Aïth-Djennad et d'une partie de la vallée du

Sébaou, cette colonie ne manqua pas de se développer

et, dans sa prospérité, de tracer des routes, de créer

de nouvelles cités et d'embellir sa nouvelle capitale

Djema'a-Sahridj (Sida ou Bida).

En résumé, à part les vagues termes de « Inflenses »

et de « Faraxen », Illissen et Âïth-Fraoussen, identifi-

cation possible, ni l'histoire, ni l'épigraphie ne donnent

un renseignement précis sur les noms et le passé des

tribus « Quinquégentiennes » réfraetàires ou soumises

à la domination romaine,

Page 38: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

,_ 14 _-

Quant aux puissantes et grandes tribus des Àïth-

Ouagnoun et des Aïth-Djennad qui occupent actuelle-

ment la partie septentrionale de la Kabylie, région

située précisément entre l'antique Bida municipia (Dje-

ma'a^Sahridj) et Rusupicir (Thaq'seMh g Illissen n Le-

bh'er), elles paraissent être de formation relativement

récente, c'est-à-dire dix à douze siècles environ après

la chute de la domination romaine.

Sur les « Quinquégentiens », ia conjecture possible

que l'histoire nous autorise à émettre est que les À'ith-

Fraoussen et les Illissen semblent être les seules tribus

identifiées comme faisant partie des « cinq peuplades »

du Djurdjura.

En vérité, le manque de documents rend l'étude histo-

rique de la Kabylie antique des plus malaisées. Les Ro-

mains y ont passé, et, en leur, lieu et place, nous avons

de nos jours des tribus dont il est difficile de détermi-

ner l'origine et l'âge.

La formation en tribus des Aïth-Djennad et des Àïth-

Ouaguenoun, dont certaines familles se reconnaissent

descendre des Romains, ne s'est réalisée que fort tard,

vers la fin du moyen âge. Dans tous les cas, ces deux

tribus occupent actuellement des territoires où les

traces de civilisation ancienne se rencontrent un peu

partout.

Depuis ThamgouV jusqu'à Dellys, les vestiges des

« Djouhala » clans l'intérieur du pays sont assez abon-

dants ; sans parler des ruines du littoral en partie con-

nues ; nous en avons rencontré sur les crêtes et sur les

flancs des montagnes, nous en avons vu sur des cols

et dans d'étroites vallées.

Page 39: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 15 — • '

Le piton de Thamgout' et le rocher de Makouda

étaient pourvus de solides fortins romains présentant

d'excellents observatoires d'où l'on dominait et surveil-

lait non seulement la région soumise du littoral, mais

aussi toute la Kabylie du Djurdjura.

Malgré cette pénétration' certaine de l'influence

romaine en Kabylie, le passé, l'existence et le nombre

des tribus anciennes restent obscurs. Sur les Àïth-Djen-

nad, eux-mêmes, nous ne connaissons ni l'origine de

leur ancêtre, ni la date approximative de leur formation

en tribu.

L'origine et la composition des tribus kabyles sont,

nous le répétons, par suite de l'absence de documents

historiques, des questions trop complexes pour être

résolues par données de légendes ou par simples con-

jectures (1).

(1) Voir pour plus de détails les travaux de Çarette : Recherchessur l'origine et les migrations desprincipales tribus: de l'Afriqueseptentrionale et particulièrement de l'Algérie, in-4, Paris, 1853.

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II. PERIODE &RftBE

SOMMAIRE

La première invasion arabe comme celle des Vandalesn'a guère exercé d'influence sur l'indépendance du Djur-djura. — Au XI» siècle, l'arrivée des Benou-Hîlal a seule

provoqué un grand bouleversement parmi les berbères.

Beaucoup de familles quittent leurs pays d'origine et èmi-

grent vers l'Ouest. ; d'autres sont refoulées vers le sud.

Résistance de l'élément berbère dans le Tell. Le Djur-djura inquiet se prépare à la lutte en s'organisant. Les

principales tribus Zouaoua, selon les généalogistes berbèreset arabes. — Puissance et indépendance des Aïth-Iratlienet des Aîth-Fraoussen d'après Ibn-Khaldoun.

Origine de la tribu Aïth-Djennad de nos jours. — Sa pré-sence en Kabylie dès le XIe siècle sur le littoral à l'est de

Mers-Eddjadj, selon El-Béhri. —L'âge de la tribu des Aïth-Djennad de nos jours ne remonte donc pas au delà du XIV»siècle.

Le grand historien berbère Iben-Khaldoun qui écri-

vait vers la fin du XIV° siècle et qui avait habité Bougiene mentionne, dans son ouvrage ni les Àïth-Djennacl,ni les Aîth-Ouaguenoun.

Parlant du, pays Zouaoua, il dit :

Page 41: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 17 —

« Selon les généalogistes berbères, les Zouaoua se

« partagent en plusieurs branches telles que les Med-

« jesta, les Melikech, les Beni-Koufi, les Mecheddala,

« les Beni-Zericof, les Beni-Gouzit, les Keresfina, les

« Ouzelda, les Moudja, les Zeglaoua et les Beni-Mra?-

« na... (1) » (,

Et il ajoute :

« De nos jours, les tribus zouaviennes les plus mar-

« quantes sont : les Beni-Idjer, les Beni-Manguellat, les

<(Beni-Itroum, les Beni-Yanni, les Beni-Boughardan,

« les Beni-Itouregh, les Beni-Bou-Youçaf, les Beni-

« Chaïeb, les Beni-Eïci, les Beni-Sadca, les Beni-

« Guechtoula, les Beni-Ghobrin. » (2)

Dans cette nomenclature, qui est certes incomplète,

nous ne trouvons ni les Beni-Djennad, ni les Iflissen ;

toutes les tribus du littoral sont passées sous' silence

par le célèbre historien berbère.

(1)Ibn-Khaldoun. Hist. desBerbères,traduction de Slane, TomeI, page 256.

Remarquons que certains noms de ces tribu» sont inconnus denos jours.

(2) Il est généralementadmis que les Zouaouacomprennent in-distinctement toutes les tribus du Djurdjura ou de,la grande Ka-

bylie. Les écrivains arabes ne se sont pas servis, pour désignercollectivementles habitants de cette région, d'autre terme que dumot« Zouaoua».

Or, la liste des tribus donnée par Ibn-Khaldoun ne renfermemême pas les Aith-Frabussen et les Iflisseu, qui étaient toutes destribus aussi anciennes que cellesdont il est question. L'argumenttendant à faire supposerque ces tribus non citées n'existaient pasà l'époque où l'historien berbère écrivait, reste sans valeur. Nous

pensons que les Iflissen, les Aïth-Djennad,ainsi que les Zerekhfa-oua et les Ia'zouzenvivaienten groupe formant tribus tout commeleurs frères du Sud, les Aïth-R'oubri, les Aïtb-Fraoussen et lesAïth-Irathen.

Page 42: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 18 —

Est-ce par ignorance de l'auteur ou par le manque

d'importance qu'avaient les groupes de berbères qui

vivaient alors entre la mer et la. rive droite du Sebaou ?

H est difficile de donner une réponse plausible à la

question, mais nous inclinons pour la seconde conjec-

ture. 11est probable que la région maritime de la Kaby-

lie, qui fut des plus prospères dans l'antiquité, devint,

à un moment donné, un pays désolé et abandonné. La

richesse du pays à l'époque phénicienne et romaine sur-

tout est indéniable ; les vestiges qui en témoignent sont

nombreux.

Ayant eu l'occasion de parcourir en fous sens cette

région, nous fûmes plus d'une fois frappé de rencontrer

sous nos pas les traces de cités anciennes. Sur les

flancs dès collines ou sur les crêtes dénudées, formés

de rochers calcaires ou d'épaisses couches schisteuses

sur lesquelles rien ne pousse, on remarque sur plus

d'un point de vastes ruines de gros villages berbères

qui devaient abriter de sérieuses agglomérations d'in-

dividus. Une population assez dense et policée y avait

sûrement vécu et prospéré.

Jouissant des bienfaits des civilisations nouvelles et

favorisées par un climat tempéré et une fertilité du sol

remarquable, ces générations, à. en juger par l'étendue

et la multiplicité de leurs cités, paraissent avoir eu une

grande prospérité.

Ce sol, que les érosiens ont aujourd'hui dégradé au

point de le rendre inculte, pauvre, et rocailleux, devait

sûrement avoir un autre aspect : des cultures de toutes

sortes devaient couvrir cette terre alors plus fertile ;

Page 43: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 19 —

celle des arbres fruitiers semble particulièrement y être

des plus développées. L'olivier, entre autres, croissait

en abondance ; les moulins à huile, les emplacements

de pressoirs, taillés à même sur le roc que l'on ren-

contre dans la forêt de la Mizrana et dans les bois ou

maquis du massif de Thamgout', sont des vestiges qui

témoignent de la prospérité et de la fertilité de cette

région que nous voyons actuellement si pauvre et si

triste. Malgré les siècles et malgré cette désolation du

sol, la Kabylie maritime porte sur ses flancs les mar-

ques d'une époque où l'habitant jouissait d'une civili-

sation assez avancée.

Ce changement d'aspect, cet appauvrissement du sol,

la destruction de belles et florissantes cités, l'anéantis-

sement de tant de richesses sont en partie l'oeuvre de

l'homme, car tout cela ne peut être attribué qu'aux

révolutions innombrables et aux guerres sans fin qui

se sont succédé dans cette Afrique du Nord.

Sans parler des luttes sanglantes du début de la con-

quête, luttes que les Romains durent engager et soute-

nir contre les Montagnards du Djurdjura, les soulève-

ments inévitables de l'époqile décadente de l'Empire

Romain, les guerres intestines entre tribus, les soubre-

sauts causés par l'arrivée des Vandales et, plus tard,

les secousses produites par celle des Arabes, tout cela

fut en partie la cause principale du fléau qui désola

pour longtemps cette partie de la Kabylie.

Se trouvant sur la voie naturelle des incursions étran-

gères tant par mer que par terre, cette région ainsi

ouverte et exposée aux influences extérieures ne pour

vait échapper aux atteintes et appétits néfastes des

Page 44: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 20-,

conquérants et des envahisseurs de tous les temps et

de toutes les civilisations.

D'ailleurs, au moment de la chute de l'Empire Ro-

main, suivant l'exemple des Vandales, les habitants du

haut Djurdjura, longtemps confinés dans leurs rochers,

profitant de la débâcle générale, ne durent-ils pas se

ruer sur les riches et fertiles régions occupées par les

Romains, leurs ennemis séculaires ?

La politique orgueilleuse, l'administration fyrannique

des proconsuls romains ne firent de leur immense em-

pire colonial, on le sait, qu'un vaste champ d'exploita-

tion dont les habitants furent maintenus dans l'escla-

vage. 11 est assez reconnu que les Romains ne s'impo-

sèrent aux peuplades que par la force.

Aussi, le jour où l'insolente et brutale Rome n'eut plus

les moyens d'imposer ses volontés, les empires d'Occi-

dent et d'Orient s'écroulèrent dans le sang et dans la

cendre : malgré le contact de cinq siècles de domina-

tion en Afrique, le moment de la débâcle sonné, les Ro-

mains furent balayés et anéantis par leurs sujets trop

longtemps tenus sous le joug de l'oppression et de la

tyrannie.

Les forts détruits, les garnisons chassées ou massa-

crées, lés riches propriétés, les fermes opulentes, les

luxueuses villas, tout fut saccagé et razzié par la colère

et la haine des opprimés qui firent dans l'oeuvre

d'anéantissement, peut-être autant, sinon plus, que les

Vandales et leurs partisans.

Ceci explique la destruction complète de tout ce qui

avait été aux Romains dans la Grande Kabylie où ni les

Vandales, ni les HilaUens (Arabes) n'avaient jamais pu

Page 45: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 21 —

pénétrer. En cette circonstance, la Kabylie s'était char-

gée avec ses propres moyens de châtier ses oppres-seurs et de reprendre avec ses libertés, ses terres

envahies.

Les Kabyles du Djurdjura, aidés sans doute dans

cette oeuvre d'anéantissement par tous les mécontents

du gouvernement romain, se chargèrent de réduire en

poussière par le feu et par le fer tout ce qui touchait

de loin ou de près les Romains exécrés.

11n'est pas douteux que les tribus fidèles, en partie

j'omanisées ou seulement soumises à i'influence de la

domination romaine, durent subir le même sort de la

part de leurs voisins indépendants.

Ainsi dispersés, quelques débris des populations de

la chaîne septentrionale du massif de Thamgout' furent

sans doute refoulés sur l'arrière et obligés d'abandon-

ner pour toujours leurs territoires. Les territoires

ainsi repris aux partisans des Romains restèrent donc

entre les mains des nouveaux conquérants. Après avoir

tout razzié, la plupart des tribus victorieuses durent se

retirer avec de riches butins sur leurs cantonnements

primitifs, c'est-à-dire sur les massifs du centre de la

Kabylie, mais sans abandonner pour cela leurs droits

de conquête sur les régions du nord de la Kabylie qui,

après de pareils bouleversements, furent sans doute

laissées longtemps inoccupées.

Cet abandon du pays ravagé par le pillage et l'incen-

die permit à la nature réparatrice d'effectuer en partie

les outrages des temps passés : en couvrant toutes lés

régions dévastées d'une flore nouvelle et en attirant

ainsi pour y vivre des familles nouvelles.

Page 46: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 23 —

D'ailleurs, ces transplantation» de tribus, leur chan-

gement continu d'habitat n'a rien qui puisse nous éton-

ner. Nous avons vu qu'à une époque, le Comte Théodose

a vidé de ses premiers habitants le territoire situé sur

la rive-droite du Sebaou et que le général romain l'a

fait aussitôt occuper par d'autres.

11 semble que les Berbères lettrés, qui ont laissé de

nombreuses traces de leur civilisation dans la vallée

des Isser et sur toute la rive droite du Sebaou (1), ne

sont que ces transfuges, amenés sans doute par les Ro-

mains, de la Numidie ou des environs, région où l'usage

de l'écriture libyque était le mieux pratiqué.

Sans parler des découvertes que l'on fait chaque jour

sur cette épigraphie antique et intéressante, l'histoire

de Cirta nous apprend que cette écriture était très en

honneur parmi tous les sujets de Massinissa. Bien plus,

la grande bibliothèque de Carthage, détruite par les

Romains, renfermait, dit-on, de nombreux ouvrages en

langue libyque. L'historien Salluste a eu connaissance

de quelques-uns de ces documents trouvés chez des

princes berbères.

La prise de Carthage, l'élévation et la décadence de

Rome ne purent certes s'effectuer sans provoquer de

grands bouleversements parmi les grandes familles ber-

bères (2).

(1) ROULIFA.— Inscriptions libyques, Revue Africaine, T. IV,p. 153et 237 ; Bulletin de correspondance africaine, 1882, fascicule1, p. 39 ; iîeuue archéologique, 1909, p. 388-414 ; RevueAfricainen° 280, 1911; Bulletin Archéologiquedu Ministère de l'Instructionpublique et Beàùx-Arts, juin 1912.

8£(2) Voir, sur les émigrations des tribus berbères, les travaux deGarette, déjà cités, intitulés : Recherchessur l'Origine et lès Migra-tions des principales tribus de l'Algérie », et ceux de Mercier,principalement I', « Histoire de l'établissement des Arabes dans

l'Afrique-septentrionale ».

Page 47: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

-33 -

Quelques siècles après la chute de l'empire romain,

ne voyons^nous pas que certaines tribus de ces grandes

familles ont été refoulés ou même anéanties, alors que

d'autres groupes berbères ont survécu et prospéré en

leurs lieu et place ?

Malgré ce flux et reflux, le fond berbère résiste et ne

change guère. Entre le libyen d'Hérodote et le kabyle

de Masqueray, il n'y a pas de différence, quant à l'allure

el au caractère. Le maintien de ses moeurs et de son

parler jusqu'à nos jours nous montre que le berbère se

dénature difficilement.

Ibn-K.hatdoun, parlant des Kabyles du Djurdjura, dit

que le ierritoire des Zouaoua, à l'époque arabe, faisait

partie de la province de Bougie et que ses habitants

vivant indépendants résistaient à tout contrôle de l'ad-

ministration et même au pouvoir du fisc ; grâce à leurs

montagnes inaccessibles, ils restaient inabordables et

échappaient ainsi au joug de l'étranger.

» Ils habitent, dit-il, au "milieu des précipices formés

« par des montagnes tellement élevées que la vue en

« était éblouie, et tellement boisées qu'un voyageur ne

« saurait y trouver son chemin (1). »

Les Aïlh-R'oubri, qui sont de nos jours au sud de

Thamgout', sont signalés par le même écrivain comme

habitant le Ziri ou le « DjebeLEzzan », tandis que les

Beni-Fraoussen occupaient la région située entre Bougie

et Tedelles, c'est-à-dire qu'au XIV* siècle tout le terri-

toire du littoral depuis Bougie jusqu'à Dellys était,• d'après l'auteur, entre les mains des deux grandes

tribus Aibh-Irathen et ÂithrFraoussen.

(1) Ibn-Khaldoun, traduction de Slane, Tome I, pag« 256.

Page 48: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

-24 —

Est-ce à dire que cette vaste région côtière n'était

pas, au XIV0siècle, aussi peuplée que de nos jours,,

pour ne pas y abriter quelques tribus autonomes, et

indépendantes des Àïth-Iraten et des Aïth-Fraoussen ?

Pareille hypothèse ne saurait être admise, car les

Iflissen et les la'zouzen sont de vieilles tribus sur l'âge

desquelles nous avons déjà donné, notre avis ; avec

• leurs noms antiques, qu'elles ont conservé jusqu'à nos

jours, elles se retrouvent à la place où elles étaient déjà

reconnues dès l'antiquité.

Sans doute moins puissants que leurs frères de l'inté-

rieur, et ne jouissant d'aucune influence politique, les

Iflissen et les la'zouzen ont dû être placés par le vxakh-

zen de Bougie sous l'égide et le contrôle des Aïth-Irathen

et des Àïth-Fraoussen. Ce qui se dégage de tout cela

est que, dès cette époque (XIV* s.), la suprématie de .

ces dernières tribus sur toute la Kabylie étaient donc

nettement marquée.

.Cette extension d'hégémonie donnée arbitrairement

à ces deux tribus ne s'arrêta pas là. Les Àïth-Djennad

et les Àïth-Ouaguenoun, situés actuellement au milieu

des quatre groupes Irathen et Fraoussen d'une part,

et Iflissen et la'zouzen de l'autre, durent, englobés et

submergés, subir sans doute le même sort que les Iflis-

sen et les la'zouzen ; à moins qu'à cette époque, ce qui

est encore fort probable, ils fussent encore inconnus

comme tribus dans les régions où nous les voyons de

. nos jours.

L'admission de cette dernière hypothèse expliquerait

le silence d'Ibn-Khaldoun sur les Beni-Djennad, dont le

territoire fut, à cette époque, reconnu comme faisant

Page 49: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 25 —

partie du domaine exclusif de la confédération des Aïth-

lraten et des Àïth-Fraoussen.

Dès lors, la question relative à l'existence des Beni-

Djennad comme tribu importante de la Kabylie paraît

résolue puisque sa formation et son autonomie ne sem-

blent pas remonter au delà du XIVe siècle de J.-C; mais

n'exagérons rien. Le silence d'Ibn-Khaldoun ne signifie

pas inexistence, au XIVa siècle, de cette tribu en pays

zouaoua. On n'ignore pas que l'élément autochtone,

ainsi qu'il a été déjà dit précédemment, a subi au XI"

siècle de rudes poussées de la part des Arabes qui,

pour rester les seuls maîtres des basses et riches ter-

res des plaines, refoulèrent les tribus berbères vers les

hautes régions du Tell ou les sables brûlante du Désert.

De tout temps, l'Atlas, avec ses ramifications, et le

Sahara, avec ses plaines désertiques, ont été le refuge

par excellence des familles berbères, dont certaines,

fuyant devant l'envahisseur, subirent des émigrations

forcées et passèrent successivement aux quatre points

cardinaux de l'Afrique du Nord : de la Tripolitain'e au

grand Atlas, des rives de la Méditerranée aux Bords

du Sénégal ; tel est, d'une façon générale, l'immense

parcours d'habitat clans lequel la race berbère s'est,

malgré tout, confinée et développée, à travers les siè-

cles, dans tous ses éléments.

Dans cette immense arène, les tribus berbères, pour

des raisons multiples, ont été souvent poussées à che-

vaucher les unes sur les autres, et parfois, par esprit

de conquête, à s'anéantir.

Dégagées de la mêlée, des fractions s'échappaient et

allaient se reformer ailleurs où, aidées par les circons-

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— 26 —

tances et surtout par leur valeur numérique et guer-

rière, elles arrivaient à former de nouvelles tribus.

Que les Beni-Djennad soient, à l'origine, une de ces

épaves qui, à une époque lointaine et à la suite d'une

de ces tourmentes, ait pu venir s'échouer sur un coin

du Djurdjura, cela ne parait guère impossible (i).

Dès lors, favorablement accueillis par leurs frères de

race et de langue communes, les nouveaux transfuges

reçurent, avec l'hospitalité et la protection, des terri-

toires où, avec le temps, ils purent, dans leur prospé-

rité, se développer et former une tribu autonome suffi-

samment armée pour vivre de ses propres moyens.

Emancipée, organisée, devenue aussi forte que ses

aînées, elle dût bientôt se passer de l'aide et de la tutelle

de ses protectrices ; selon l'esprit et le caractère de la

race, les Àïth-Irathen et les Àïth-Fraoussen durent, être

les premiers à vouloir cette séparation par la recon-

naissance pure et simple d'une autonomie complète

(1) La linguistique semble confirmer l'hypothèse par laquelle lesAïth-Djénnad et autres tribus de.la rive droite du Sebaou seraientétrangères au Djurdjura. Le principal phénomène phonétique àsignaler dans le parler des Aïth-Djennad. Aïth-R'oubri et Aïth-Idjer est le remplacement du L Zouaoua en Z, phénomène spécialaux dialectes de la Zenatia ; Ex. : Tala-Gala (Fontaine de Gala),près d'Ifir'a, est prononcé par les femmes et les enfants Taza-Gaza(voir note donnée plus loin sur l'étymologie du Djennad et Zenat= Zénata.

Quant au nom donné à cette source, il est à remarquer que lesecond terme Gala (Goula) se trouve être le nom propre même dupère de Massiriissa, chef des Numides Massyliens et adversaire deSyphax. qui, poursuivi après la bataille de Zama (19 oct. 302 av-J. C.), fut fait prisonnier par Scipion et emmené à Albe, où il mou-rut dans les tortures et les fers de l'esclavage.

Ce nom qu'on se trouve étonné de rencontrer dans le Djurdjura,n'a pu être introduit que par ceux-là mêmes que nous supposonsvenus de l'Est, car les habitants du Djurdjura confinés dans leursmontagnes ne connaissant pas le personnage ne pouvaient donnerà une de leurs sources le nom de Gala, dont ils ignoraient peut-tre même l'existence.

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— 27 —

accordée à leurs protégés. Après l'adoption à la majo-

rité, l'émancipation et l'autonomie étaient de droit.

Dès lors, le Djurdjura se trouva enrichi d'une tribu

de plus. Entrée dans la grande famille, celle-ci vécut,

comme ses aînées, libre et indépendante.

Malgré ce droit de cité, la tradition locale ne. paraît

pas admettre les Aïth-Djennad parmi les Zouaoua. En

cela, elle a peut-être raison, car il n'est pas difficile,

pour un observateur, de constater, en effet, une diffé-

rence notable de caractère et d'esprit entre le vrai

montagnard et l'habitant des régions maritimes de la

Kabylie. Les Beni-Djennad de nos jours, qui ne sont

géographiquement séparés des Aïth-Fraoussen que par

la vallée du Sébaou, ne ressemblent en rien, tant au

physique qu'au moral.,à leurs voisins du sud,les Igaou-

ouen, avec lesquels la tradition n'accepte aucun lien

de parenté. Bien plus, il n'est pas difficile de constater,

dans les annales de la Kabylie, qu'un certain antago-

nisme a, de tous temps, existé entre les habitants des

deux rives du Sebaou. Les excès de la conquête, les

abus de la force ne peuvent laisser dans le coeur des

générations futures que haine et mépris. — Le conquisou le réfugié ne peut faire partie de la famille du pro-tecteur où du conquérant.

C'est sans doute là, une raison pour laquelle Ibn-

Khaldoun, énumêrant les tribus les plus marquantes du

Djurdjura, ne mentionne parmi celles-ci ni les Aïth-

Djennad, ni les Azth-Ouaguenoun, ni les Iflissen.

Après ces longues observations à la suite desquellesnous essayons péniblement, faute de documents, de

fixer quelques, données pouvant servir de base à la

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— 28-

détermination des origines de la tribu des Àïth-Djennad,

nous arrivons aux conclusions suivantes :

1° Que le Djurdjura, connu depuis les temps les plus

reculés, n'avait jamais été profané par les envahisseurs

de la Berbérie, et que ses hautes régions inabordables

servirent, au contraire, de lieu de refuge à tous les

opprimés de ces conquérants.

2° La colonisation romaine, dont nous trouvons les

traces dans la basse Kabylie, particulièrement dans les

régions maritimes, n'avait pu, en aucun moment, domp-

ter la farouche indépendance de la « Montagne de Fer »,

dont les premiers habitants et défenseurs formaient

« les einq tribus » des auteurs latins.

3* Si une partie des fameux « Quinquégentiens » fut

réellement « transplantée », châtiment qui ne pouvait

évidemment s'exercer que sur des habitants d'une région

conquise, les remplaçants, les nouveaux venus, ber-

bères d'origine et de moeurs et amis des Romains,

furent des gens lettrés à demi-civilisés et originaires

sans doute de la Numidie.

Les dessins mpestres et les inscriptions libyquefj

découverts seulement dans la Kabylie romaine ne sem-

blent pas avoir d'autres auteurs que ceux-là mêmes

que nous supposons venir d'une région éloignée du

Djurdjura. La "technique de leurs dessins rupestres,

glorifiant leurs guerriers (1), indique une imitation

directe, inspirée par les procédés des artistes gréco-

latins.

(1) Voir au Musée des Antiquités d'Alger-Mustapha, sur lesstèles d'Àbizar, de Souama et de Cherfa, des cavaliers berbèresmunis de boucliers et de javelots. — Reproduits et publiés par laRevue Africaine, T. IV, 1882, et le n» 280, année 1911..

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— 29 —

4* Plus tard, en partie latinisées, les tribus lcabyles

qui vivaient sous l'égide du gouvernement romain subi-

rent le même sort que leurs maîtres, qui ne purent sur-

vivre au choc des Vandales et au soulèvement général

des Berbères.

Après bien des secousses, les débris réunis des an-

ciennes tribus finirent cependant par s'organiser sur de

nouvelles bases ; sur les territoires reconquis par le fer

et le feu, de nouvelles tribus se formèrent, les unes

vers la même époque, les autres quelques siècles plus

tard.

Dans ce dernier cas, si on se base sur les seuls faits

précédemment relatés, l'âge de la formation en tribu

des Aïth-Djennad devient, faute de documents, difficile

à déterminer, d'autant plus que leur territoire, au

XIV6siècle, était officiellement, selon Ibn-Khaldoun,

attribué aux Aïth-Fraoussen et aux Aïth-Irathen.

Soumise aux fluctuations des multiples événements

survenus en Kabylie, on serait porté à supposer que la

tribu des Aïth-Djennad ne semble avoir pris de la con-

sistance et obtenu son émancipation complète que dans

le courant du XV' siècle.

Toutefois, il nous semble que l'assertion d'Ibn-Khal-

doun, relative à l'étendue des territoires attribués aux

Aïth-Irathen et aux Aïth-Fraoussen, ne doit pas être

prise à la lettre ; ces deux tribus ne purent qu'exercer

une influence politique sur leurs voisins.

Que: les Aïth-Djennad et autres tribus du littoral trop

petites et peu connues fussent, par l'autorité du gou-

vernement de Bougie, placées sous l'égide des deux

puissantes tribus Irathen et Fraoussen, cela n'avait

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— 30 —

rien d'impossible et notre opinion, sur ce point, est

déjà connue ; mais, à part cette suprématie officielle-

ment reconnue, il n'y a aucune raison suffisamment

probante pour supposer à priori l'inexistence au XIV6

siècle de quelques tribus qui pouvaient alors se trouver

sur le versant maritime de la Kabylie.

Si forts, si puissants fussent-ils, les Aïth-Irathen et

les Aïth-Fraoussen n'auraient jamais eu assez d'auto-

rité et de moyens pour s'étendre du côté de l'est, au-

delà du massif de Thamgout', et exercer une domination

effective sur une région aussi éloignée du centre de

leurs propres territoires.

Au point de vue économique, la possession d'une

région aussi accidentée que pauvre ne pouvait présenter

aucun intérêt pour ces puissantes tribus. Outre cette

opposition économique à toute extension possible des

territoires des deux tribus, leurs influences politiques

et leurs forces militaires étaient nettement limitées,

concentrées dans la vallée du Sébaou, leur centre d'ac-

tion.

Pour ne rappeler que des faits récents, en 1854 et

1856, quand les Français, débarqués à Dellys, attaquè-

rent les Iflassen et les Aïth-Djennad, ni les Aïth-Irathen,

ni les Aïth-Fraoussen ne crurent nécessaire de prendre

les armes pour aller au secours de leurs voisins du

nord, dont la soumission présentait cependant pour eux

une réelle menace.

Il est donc permis de supposer que la formation de

la tribu actuelle des Aïth-Djennad remonte, en tant que

famille installée en Kabylie, à une époque plus ancienne;

si elle >n'a pas eu autant de renommés que la fameuse

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— 31 —

tribu des Aïth-Irathen, son rôle politique et militaire

dans le règlement des événements locaux a dû, de par

sa position géographique même, être assez important

pour être noté et transmis à la postérité historique de

la Kabylie, dont le passé est si peu connu.

De tout ce qui précède on peut dire que les premières

époques de l'histoire des tribus du Djurdjura se perdent

dans la nuit des temps.

Toutefois, avec la venue des Arabes de la deuxième

invasion, le voile commence à se dissiper. Si Ibn-Khal-

doun a, pour une raison quelconque, négligé de citer et

de comprendre les Aïth-Djennad parmi les tribus zoua-

oua, le géographe et historien El-Bekri, dans son ou-

vrage « Description de l'Afrique septentrionale », men-

tionne le terme « Djennad », vocable dont il s'est servi

pour désigner une certaine cité berbère non loin de la

mer, à quelques milles à l'est de Mers-Eddedjadj.

A la suite des renseignements qu'il nous donne sur

ce dernier port, habité par des Andalous et des Kabyles,

il dit :

« Beni-Djenad, ville située à l'orient de Mers-Eddad-

« jadj et plus petite que celle-ci {!). »

(1( Description de l'Afrique septentrionale, de El-Bekri, traduc-tion de Slane, page 135.

Dans Je texte arabe, l'ortographe du nom porté « noun mech-doud ».,Djennad, C'est le même terme qui s'est conservé, quoiquelégèrement altéré pour désigner de nos jours le cap qui est à l'Estde Mersa-Èddedjadj (Port^aux-Poùles),sous le vocable«cap Djinet»

Au point de vue linguistique, l'étymologie de Djennad sembleêtre apparemment une altération de Zenat ou Zenata, nom .généri-que d'une grande famille berbère dont une fi action a joué un rôle

important dans la fondation du royaume de Tlemcen. 'Le petitmassif situé à l'Est de l'embouchure de l'Isser et deÎSordj-Ménaïëlporte encore le nom. de montagne Djennad, L'ancêtre de Aïth-

Djennad de nos jours aurait-il séjourné sur ce mont ayant d'aller

Page 56: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 32 —

« C'est une petite ville, ajoute-t-il plus bas, située

-« sur une colline, à un mille de la mer. »

Cette « petite ville », placée sur le bord de la mer,

était sans doute Tedelles, alors simple bourgade qui ne

devait probablement être occupée à l'époque que parles fils ou descendants de l'ancêtre nommé « Djennad »

ou simplement placée sous leur influence et leur pro-tection.

D'une façon ou de l'autre, l'informateur, dont El-Be-

kri tenait le renseignement, ne connaissant pas sans

doute le nom particulier de cette cité, se contenta, com-

me cela se passe en pareille circonstance, de la dési-

gner sous la rubrique de « bourgade des fils de Djenr

nad ».,'

Que ceux-ci en fussent les fondateurs, les premiers

habitants ou simplement les protecteurs de la cité qui

en.portait le nom, il est à remarquer que, dès le V° siè-

cle de l'hégire (XI0 siècle de J.-C), la postérité des Djen-

nad jouissait déjà en Kabylie d'une certaine réputation.

Vers cette époque, le personnage Djennad existait

donc et était assez honorablement connu, puisque son

nom de chef fut, dès lors, conservé pour être transmis

s'installer sur le Thamgou't'?•— Cette hypothèse est cellequi estadmisepar nous. —

Ce qu'il y a de certain est que, selon le témoignaged'El-Bekrile nom de Djeunad existe en Kabylie des le XIe siècleet que cettedate ne manque pas d'importance dans l'âge de la tribu qui nousintéresse.

L'ancêtrede la tribu est donc un berbère descendant de la gran-de familleZénètedont il porté le nom. Cette descendancedétermi-née, on peut dire que Djennad devenu chef et ancêtre de la tribudu mêmenom, n'a, par conséquent,aucun lien de parenté avec lesZouagha,branche berbère à laquelle les généalogistesrattachentnos Zouaour. (Voir Ibn-Khaldoun dans notre appendice I : Noticesur les Zouaôua.)

Page 57: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— m —

à la famille, puis à ia cité, et de la cité à la tribu. C'est

incontestablement le même nom qui s'est conservé pou;'

désigner la tribu qui nous intéresse. Dès lors, l'âge de

la tribu se trouve nettement marqué.

La famille Djennad, arrivant par l'Ouest, ne pénétra

en Kabylie qu'après des séjours successifs à Mers-

Eddedjadj, puis sur la monlagne à l'Est de l'embou-

chure de Tisser et enfin au-delà du Sébaou, à Tedelles,

avant d'aller définitivement se fixer au pied de Tham-

gout'.

11faut croire qu'une grande poussée a dû s'exercer

fortement sur la Kabylie de l'Ouest, dont la plupart des

habitants ont été alors obligés, pour plus de sécurité,

de se retirer vers l'intérieur du pays sur les hautes

régions. Comme par le passé, le Djurdjura restait le

refuge béni et assuré pour tous les déshérités.

N'oublions que nous sommes au XI* siècle, c'est-à-

dire à l'époque la plus agitée que la Berbérie ait jamais

connue.

Page 58: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

111. PERIODE BERBERE

SOMMAIRE

A) Dynastie h'emmadite et son royaume ; Guela'a et Bou-

gie leurs capitales. — Relation intime de l'histoire du

Djurdjura avec celle de Bougie et d'Alger. — Influence re-

lative des princes de Bougie sur le Djurdjura. Témoignaged'Ibn-Khaldoun : Passage d'Ibn- Thoumerlh à Bougie et à

Mellila dans l'oued Sahel. — Les montagnards accordent ai-de et protection au futur Mahdi. — Les deux frères Almo-

rawides Ibnou-R'ania en Kabylie. — Anarchie dans le Mo-

ghreb central. Tlemcen et Bougie.

B) Dynastie des Abd-Eî-Ouadites en concurrence avec

celle àesH'afsîdes de Tunis. —Sympathie des Zouaoua pourl'Emir H'afside Abou-Zakaria. — Bougie menacée par les

Àbd-El-Ouadites. — Bataille du Djebel-Ezzan (699de l'hé-

gire).

En 1312-13,les princes de Tlemcen s'emparent d'Alger et

de Teddelis. Les basses régions de Kabylie, le « BaSrSebaou

et la plaine des Isser » reçoivent dès lors des colonies ara-

bo-berbères,

Les Zouaoua résistent et défendent leur indépendance.— Episode de la femme Chenisi avec le sultan mérinide

Abou-El-H'assan, Inviolabilité de l'Anaïa et de l'indêpen-dence Kabyles.

Enl336\ nouvelle expédition et échec d'Abou-Hammou,roi de Tlemcen, contre; Bougie. — Tedellis surprise,retom-ba entre les mains des Abd-El-Ouadites, — Tlemcen célè-

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— 35 —

bre la chute du petit port Zouaoua comme une grande vic-toire. Dès lors l'élément arabe prend racine dans les basses

régions de la kabylie. —Toutes ces luttes répétées épuisentBougie et Tlemcen. — Nouvelles menaces de la Chrétientécontre le Moghreb central. — Visées espagnoles.

Arrivée desAndalous en Afrique. -Anarchie.-Le Djurdjurase réorganise et défend son indépendance. —Jusqu'au com-mencement, du XVI* siècle, les Zouaoua confinés dans leurs

montagnes vivent, leur propre vie et s'organisent en peti-tes républiques sans trop oublier les progrès inquiétantsdes Chrétiens en Afrique. — Guerre de course acharnéeentre musulmans et chrétiens.

Nous sommes donc à l'époque où l'invasion arabe

ébranlait le Tell. Les turbulentes tribus hilaliennes. re-

foulant les tribus berbères, poussèrent leurs incursions

vers le Nord et forcèrent les innombrables familles

canhadjiennes et autres qui occupaient l'Algérie et

voyaient dans les Hauts-Plateaux, à s'éparpiller dans

fous les sens de la Berbérie.

Ce fut ainsi que les princes M'emmadiles descendants

des Zirides se virent eux-mêmes obligés de quitter le

Hodna et même la plaine de. la M-edjana. Pour se mettre

à l'abri d'un coup de main possible de leurs terribles

ennemis, ils s'installèrent d'abord dans leur forteresse

d'El-Guela'a des Beni-Abbas ; mais, se sentant trop à

l'étroit et encore peu en sécurité dans leur citadelle où

ils risquaient à chaque instant d'être surpris et blo-

qués, ils décidèrent dé se créer une nouvelle résidence,car le séjour même de leur château de Guela'a d'Àbi-Taouil (lj devenait, à cause de son voisinage avec l'en-

(1) La Guela'a d'Abi-Taouil, qu'il ne faut pas confondre avec laGuela'a des jBëni-A'bbis,était une ancienne forteresse qui se trou-vait au sud du Bordj-bou-Araridjet à une vingtaine de kilomètres

Page 60: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 36 —

nemi, des plus dangereux. S'infiltrant par les vallées

et plaines, le flot hilalien approchait et menaçait de

déborder bientôt dans le Hamza et la Metidja.

A la suite de ces événements, l'antique Bougie fut

choisie pour en faire un lieu de refuge et même la capi-

tale du nouveau royaume (2).

Fondée en 1067-1068 par le prince Ennaçeur, Bougie

fut bientôt agrandie et embellie ;•pourvue de beaux pa-

lais, le principal d'entre eux surnommé « Ennaçeria >>.

fut réservé à la famille royale.

En 1090, El-Mançour, succédant à son père, vient

avec sa cour y résider définivement. Ce fut à ce moment

que la dynastie h'emmadife atteignit dans sa seconde

phase, avec foule sa splendeur, le faîte de sa puis-

sance. La proximité de la capitale installée sur ses

au nord-est de Msila. — Celte forteresse de par sa position com-mandait sur toute la région du Hodna. Comme place forte, elledéfendait non seulement le couloir de Bordj-bou-Ararid^ et lesplaines de Sélif, mais elle surveillait aussi toutes les tentativesd'incursions qui pourraient venir du Zab. province de l'Est. —Sonrôle dans l'histoire des princes h'emmadites fut des plus impor-tants. — Le prince JTcmmad, fils' de Boulogguin, le.Fondateur dela dynastie qui porte son nom. fit de la forteresse et de h< villequi en dépendait sa capitale (XT°siècle). — Restaurée et fortifiéepar H'emmad lui-même, la capitale qui eut une grande renomméede prospérité et de gloire fut, pendant longtemps, une barrièreinfranchissable aux assauts répétés des Benou-Hilal. Ce n'est que.vers la fin du XI0 siècle que les descendants de H'emmad débordéspar les cohortes arabes furent obligés, pour plus de sécurité, deseretirer sur l'arrière et d'aller se réfugier d'abord dans leur châteaude la Medjana et ensuite dans la Guela'ades Beni-A'bbas où nousles retrouvons entrain de s'organiser. —Voir El-Bekri : Descrip-tion de l'Afrique septentrionale, pages105-114-123,Trad. de Slane.Et Ibn Khaldoun : Histoire des Berbères, TomeIII, Trad. de Slane).

(2) Voir sur Bougie Ibn-Khaldoun : Histoire des Berbères, tra-duction de Slane, Tome II, pages 51-442,Tome III, pages 392-403-449, Tome IV, page 269.Encyclopédie de l'Islam, T. I. p 745-746; Féraud : Histoire deBougie-Constantine, 1869.

Ibn-Khaldoun Abou-Zakaria: Histoire des Abd-el-Ouad, traduc-tion de Bel, pages 151, 162, 164, 166.et 327.

Bel : Histoire des Benou-Ghania p. 49-54, etc., etc.

Page 61: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 37 — '

flancs, le Djurdjura ne pouvait plus se flatter de vivre

longtemps encore dans l'insoumission et l'indépen-

dance.

Quoique la Kabylie fut loin d'être effectivement sou-

mise, la plupart de ses tribus, les historiens l'affirment,

étaient portées sur les registres du fisc du gouverne-

ment de Bougie pour l'impôt, kharadj.

Pour maintenir des relations directes et constantes

avec les tribus des hautes régions du Djurdjura, un

représentant du gouvernement de Bougie fut installé à

Tedelles.

Eh l'an 496 (1102-03 de J.-C.) un prince iïAlméria

chassé de son royaume par les Almoravides vint cher-

cher asile et protection auprès d'El-Mançour. Pour atté-

nuer les malheurs du réfugié, le monarque de Bougie

lui concéda l'administration de Tedelles, où il l'établit

comme gouverneur.

A partir de cette époque, c'est-à-dire dès le début du

XIIe siècle, l'ancienne « chaumière », bourgade des

Djennad, désignée sous le nom de «' Tedelles » (1), prit

donc de l'importance et resta dès lors intimement liée

à la vie politique et militaire de Bougie.

Sa proximité avec le pays Zouaoua et l'abri que pré-

sentait pour les voiliers, la petite crique située à l'est

du cap Rous-oukarou, la profondeur des eaux de ce

(1) Tedelles ou Tadellis. orthographe des auteurs arabes mis

pour thadellasth ou thadellisth, chaume diss par extension <(chau-mière », expression employée par nous pour traduire la Tadellis •

dès Arabes, locution devenue de nos jours, Deltys.(Voir sur Dellys : Histoire des Berbères, traduction de Slane,

Tome III. p. 49. 65. 68, 70, 445. 449,451et667, Tome IVp. 229—

Histoire des Abd-El-Ouad' de Bel, p.. 19, 123, 187, et 198.— His-toire des Benou-Ghania,de Bel, p. 49 et 54.)

Page 62: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 38 —

petit mouillage assez bien protégé contre les vents du

Nord-Ouest ; enfin, la position géographique qui place

cette ville juste à égale distance d'Alger et de Bougie

et sur le chemin des Baléares, tout cela ne tardera pas

à redonner de la prospérité à l'antique petit port phé-

nicien qui, renaissant des cendres de son passé, va

probablement servir encore de porte d'entrée à la nou-

velle civilisation dans le Djurdjura.

Avant l'arrivée des H'emmadites, Tedelles n'était

qu'une petite bourgade à peine connue, mais sa proxi-

mité, avec Bougie d'un côté et d'Alger de l'autre, voulut

que son rôle d'intermédiaire avec le Djurdjura né res-

tât point inactif. Son action sur la Kabylie fut telle que

le nom de Dellys enregistré par l'histoire ne put passer

inaperçu et tomber dans l'oubli.

Nous avons déjà dit qu'El-Bekri qui écrivait vers 460

de l'hégire, parlant des ports et des villes de la côte

barbaresque, nous donne dans son ouvrage d'amples

détails sur Mers-Eddedjadj ; mais il ne dit rien de Tedel-

les, dont le nom n'est même pas mentionné.

Après avoir décrit Alger et Mers-Eddedjadj, il nous

conduit directement à Bougie.

La raison de cette omission provenait sans doute de

ce que le littoral de la Kabylie du Djurdjura ne devait

guère être alors une côte réellement hospitalière, et

que, par suite du manque de sécurité pour les étran-

gers, les abris naturels de Dellys, de Thigzirth,

â'Azeffoun ou de Sidi-Khelifa, restaient sans aucun

doute ignorés aussi bien des marins que des commer-

çants' arabes.

Mais dès que la capitale du royaume fut portée à

Page 63: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 39 —

Bougie, ia côte kabyle depuis ionglemps délaissée re-

trouva son activité d'antan. Située au milieu des terri-

toires soumis à l'influence directe de l'Administration

h'emmadite, Tedelles, soutenue par Bougie, ne tarda

pas à acquérir de l'importance et à devenir un peut

centre politique, militaire et commercial. Servant do

débouché immédiat à la Grande-Kabylie, son port, dont

les eaux étaient profondes, prospéra et éclipsa bientôt

Mers-Eddedjadj, qui ne put survivre à celte concur-

rence qui lui enleva la bonne clientèle du Djurdjura.

Mais avant d'atteindre cet état de prospérité, Tedel-

les a dû être fortement disputée aux nouveaux conqué-

rants par les tribus avoisinantes, particulièrement les

Aïth-Djennad, dont elle aurait, selon El-Bekri, porté dé-

finitivement le nom (1).

Quoi qu'il en soit, la prise de possession de Tedelles

par le monarque de Bougie, ne reste pas moins une

menace directe pour la liberté du Djurdjura.

Si le gouvernement de Bougie put, par mer, prendre

pied sur le littoral du pays Zouaoua, son influence ne

semble guère s'être exercée sur les habitants de l'inté-

rieur. De l'aveu même des historiens, nous savons que

le Djurdjura inabordable dans son insoumission ne

voulut jamais connaître d'autres lois que celles de ses

tribus,vivant en petites républiques. Jaloux de sa liber-

té, craignant de se voir imposer un autre régime que

celui de ses kanouns, les avances d'amitié des princes

de Bougie le laissèrent insensible ; bien plus, toute

(1) Selon notre conjecture, à l'origine, ce nom a pu être : « Ta-dellesth n Aïth-Djennad», chaumière des Aïth-Djennad, devenuedéjà à l'époque d'El-Bekri, un petit village assez important méri-tant le nom de « bourgade, petite ville s>. •

Page 64: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 40 —

cette diplomatie de la part de Bougie le rendit méfiant

et farouche. Quiconque touchait à ses frontières devait

être impitoyablement repoussé et châtié.

Aguerris par l'adversité et habitués aux excès de la

liberté, ses habitants ne pouvaient que difficilement

arriver à se faire à l'ordre et au calme de gens policés.

Les tentatives d'organisation de la part du gouver-

nement de Bougie dans les affaires intérieures du

Djurdjura furent, comme on le verra, sans résultats.

Bien plus, par son voisinage avec la Capitale, la tur-

bulence de ses habitants trop belliqueux aie manqua pas

de susciter toutes sortes d'ennuis aux gouverneurs de

Délits et même de Bougie.

Pour faire respecter leur autorité et protégerleurs représentants, les H'emmadites furent souvent

amenés à prendre les armes et à diriger contre les mou-

Kigiiiii-ds des expéditions militaires. Mais dès que les

tribus de la rive gauche du Sah'el et même du Sebaou

se voyaient menacées d'une répression quelconque, se

sentant trop faibles, elles reculaient, mais ne se sou-

mettaient point à leurs ennemis.

Cependant, malgré toutes ces difficultés qui gênaientsérieusement l'administration pour asseoir son autorité

sur des tribus récalcitrantes, Tedelles ne resta pasmoins la proie facile des maîtres de Bougie ou d'Alger.

Pendant ce temps l'indépendance kabyle restait iné-

branlable. Sa fermeté et sa ténacité dans la résistance

ne faisaient qu'épuiser les forces de ceux qui cher-

chaient à la dompter.

Ibn-Khaldoun rapporte que vers la fin du XIe siècle,le chef almoravide Yousef ben Tichefin devenu maître

Page 65: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 41 —

de tout le Maroc, chercha à déborder sur le Moghreb

central qu'il voulait comprendre dans son royaume ; un

de ses officiers, le nommé Moh'ammcd Ibn-Tinamer

gouverneur de Tlemcen, tenta d'étendre au-delà du Ché-

lif, les territoires de sa province.

En 1081 après J.-C, il poussa ses incursions jusqu'à

Alger, qu'il tint assiégée pendant deux jours. Si Alger

fut délivrée, la ville d'A'chir, qui faisait partie du royau-

me de Bougie, fut prise par les partisans de l'Àlmora-

vide. Les princes de Guela'a, outragés par la prise de

cette ville, gloire de leurs ancêtres, préparèrent leur

vengeance.

En l'an 49ii <ir l'hégire, le sultan h'eimnadite El-

Mançour voulant châtier l'auteur de cette insulte, lova

une armée de 20.000 hommes, qu'il dirigea contre ses

ennemis. Son adversaire Tinamar rencontré et défait,

El-Mançour poursuivant ses avantages s'empara sans

coup férir de Tlemcen (1102-03).

Pendant ce temps, une insurrection kabyle éclata

et par sa gravité causa de grandes inquiétudes à Bou-

gie.

Profitant de ce que les armées h'emmadiles étaient

occupées du côté de l'Ouest à repousser les Almoravi-

des, le Djurdjura, sans doute mécontent du gouverne-ment de Bougie, s'agita et bientôt toutes les tribus kaby-les soumises à l'influence du pouvoir h'emmadite, pri-rent les armes et essayèrent de recouvrer leur indépen-dance ; à la suite de ce soulèvement général des mon-

tagnards, rOued-Sah'el fut envahi et Bougie fut même

menacée.

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C'est à la répression de celle insurrection qu'Ibn-Khaldoun fait allusion quand il dit :

« Rentré à Bougie, il (Èl-Mançour) attaqua les tribus

« qui occupaient les environs et leur lit éprouver tant

« de perles qu'elles se jetèrent dans le Beni-A'mran, le

« Beni-Tazrout, le Moemouria, le Sehridj, le Nudor, ie

« Uad:jr-El-Maez et d'autres montagnes presque ina-

« bordables. Jusqu'alors, les souverains hemmadlies

« avaient attaqué ces tribus sans pouvoir les sou-

« mettre. » (1).

À l'occasion de cette révolte qui fut, comme on le

voit des plus sérieuses, retenons en passant l'aveu de

l'historien sur l'impuissance des souverains de Bougie

contre l'indépendance kabyle. Les tribus châtiées et re-

foulées par El-Mançour étaient en partie celles qui

occupaient les environs de Bougie. Repoussés par les

troupes d'El-Mançour, tous les contingents qui menacè-

rent la capitale se retirèrent sur les hautes régions où

se retrouvent, encore de nos jours, tous les noms de

lieux et de tribus cités par Ibn-Khaldoun.

Les <( montagnes inabordables » sont ici les crêtes

orientales du Djurdjura, depuis les Mellikech jusqu'à

la mer, au rocher de Lalla-Gouraya. Seule, la cemon-

tagne Sahridj » semble être ailleurs que clans le bassin

de l'oued-Sah'el (2).

(1) Ibn-Khaldoun, traduction de Slane, T. H, p. 55.

(2) Nous n'ignorons pas qu'il existe, sur la rive gauchedu hautSah'el. un villagekabyle qui porte encorele nom de Sahridj. Il estsitué sur le versant sud du Piton de Lalla-Khelidjaet à trois ou

quatre kilomètres au-dessus du village de Maillot. Il est plus pro-bable que le Sahridj cité dans ce passagen'est nullement celui

qu'on trouve chez les Aïth-Fraoussen et que la répression d'El-

Mançourne s'est pas exercée au delà des crêtes du Djurdjura, au

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— 431—

Aujourd'hui, comme au XIIe siècle, le nom de cette

montagne qui est, en effet, en plein pays Zouaoua et

sur la rive gauche du Sebaou, est sans doute celui dont

on se sert encore de nos jours pour désigner l'antique

village « Djema'a-Sahridj », la capitale de la tribu des

Aïth-Fraoussen. Cette tribu, de par sa position géogra-

phique, n'est donc abordable que par la vallée du

moyen Sebaou ou par la crête des Aïth-Djennad.

La. répression s'élant donc exercée dans cette partiede la Kabylie, il n'est pas douteux que les tribus de ia

circonscription de Dellys dont les Aïth-Djennad faisaient

partie ne durent pas rester inactifs lors de cet événe-

ment. Quoi qu'il en soif, il n'en est pas moins vrai quele châtiment,qui a été infligé aux révollés,n'a pu se réa-

liser qu'avec de grands sacrifices en argent et en hom-

mes. Les conséquences de leur défaite dans cette affai-

re durent être pour les montagnards des plus dures.

Vaincus et chassés de leurs terres, la reprise de leur

territoire n'a sans doute, pu s'effectuer qu'aprèsavoir accepté toutes les exigences du vainqueur, entre

autres une contribution de guerre et la promesse de

payer l'impôt annuel « Kharaclj » au représentant du

gouvernement.

Mais nous savons que cette promesse, comme toutes

celles qui pouvaient être faites pour le même motif parles tribus kabyles, ne furent jamais suivies d'effet et

Nord desquelles se trouve notre Djema'* -Sahridj. Qu'il s'agissede l'une ou de l'autre localité, le fond de notre thème ne changepas ; et l'insoumission, la résistance des Zouaoua au gouvernementde Bougie reste constante ; notre doute, sinon notre étonneraientsur cette incursion, se trouve donc plus que justifié. AvecÉl-Man-çour, comme avec n'importe quel autre prince, le Djurdjura resteinviolable et indomptable.,

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— 44 —

que de tout temps, ni Je gouvernement de Bougie, ni

celui d'Alger ne réussirent à faire accepter le paiement

régulier d'un impôt quelconque par les Kabyles, parti-

culièrement les Zouaoua.

Le fisc, qui est à son origine une forme d'esclavage,

répugne aux montagnards dont l'esprit démocratique

ne connaît pas d'autres caisses à alimenter que celles

de leurs cités ou de leurs tribus.

Dans tous les cas, celte malheureuse campagne ter-

minée, quelques années après, nous retrouvons les tri-

bus, soi-disant châtiées et refoulées, dans leurs pro-

pres territoires aussi fortes et aussi indépendantes

qu'auparavant.

En l'an 1118-19, sous le règne d'El-Aziz, fils et suc-

cesseur d'El-Mançour, un réformateur, le futur Mahdi

Ibn-Toumert, venant d'Orient, arriva à Bougie. Comme

il jouissait déjà d'une certaine réputation, sa venue ne

passa certes pas inaperçue ; et les Kabyles, qui eurent

vite connaissance et de sa science et des principes de

sa doctrine, s'empressèrent-de le venir visiter et de lui

accorder toute leur sympathie.

Ami du peuple, Ibn-Toumert se déclarait contre tout

pouvoir autocratique ; ses critiques.contre les riches et

les puissants du jour étaient des plus acerbes. Ses

attaques contre le relâchement des moeurs et l'autorité

locale ne purent que plaire aux montagnards.

Des plaintes contre ce réformateur sévère qui cau-

sait du scandale en pleine voie publique furent dépo-

sées et le sultan El-Aziz qui projetait de le faire arrê-

ter, se vit impuissant devant Va'naia kabyle, car, averti

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— 45 —

à temps par ses partisans, Ibn-Toumert, sentant venir

le danger, s'empressa de quitter la ville pour aller se

mettre sous la protection d'une tribu voisine, les Aïlh-

Ouriar'oul.

Installé au village Mellala (1), le propagateur de la

nouvelle doctrine put en toute sécurité développer et

enseigner ses nouvelles théories relatives aussi bien à

la religion qu'à la morale.

La police du sultan fui donc mise en échec par cette

fuite qui l'empêcha de se saisir du perturbateur dont la

destinée voulut, qu'il devînt un des plus grands réfor-

mateurs de l'Islam africain et le fondateur d'une grande

dynastie, les « Almohades ».

Nous notons le passage d'Ibn-Toumert en Kabylie

parce qu'il nous semble marquer l'un des premiers

mouvements islamiques qui se sont répandus et déve-

loppés dans le Djurdjura. Le germe du prosélytisme

islamique qui prit plus tard une grande extension en

Kabylie par l'intermédiaire des marabouts locaux ou

venus de loin, pourrait bien être daté de cette époque.

Il est certain que les leçons d'Ibn-Toumert à Mellala

ne furent pas faites en pure perte. Vu le genre d'audi-

teurs auquel le savant orateur s'adressait, les théories

du rénovateur dans l'ordre moral, social et religieux,

(1) Ibn-Khaldoun, traduction de Slane, Tome I, page 252.Mellala était un village kabyle situé sur la rive gauchede la

Soummam et à une lieue au Sud-Ouest de Bougie, non loin de

Toudja (Beni-A'mran). C'est à Mellala, selon Ibn-Khaldoun, quele jeune étudiant Abd-.El-Maum.en,venu de Tlemcen, retrouve lesavant Ibn-Toumert qui lui dit un jour : « Je reconnais aux traitsde ta figure que tu deviendras mon lieutenant ». L'histoire nousapprend la réalisation de cette .prédiction en faveur du jeune étu»diant qui devint, non seulement le lieutenant du mahdi, mais le

monarque puissant, le maître de tout le Moghrcb et de l'Espagne.

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— 46 —

devaient trouver un terrain des plus propices dans le

caractère frondeur et révolutionnaire du monta-

gnard (1).

Dans les idées subversives exprimées par le futur

fondateur de la dynastie des Unitaires, le simple mon-

tagnard ne voyait qu'un beau prétexte d'assurer ses

libertés et de fortifier son indépendance ; l'anaïa accor-

dée au Mahdi Ibn-Toumerl par les Beni-Ouriagoul (2)

dont leterritoire était à quelques kilomètres seulement

des remparts de la capitale h'emmadite, nous démontre

que le souvenir de la répression d'El-Mançour était vite

oublié et que le prestige de l'autorité royale des H'em-

madites sur la Kabylie touchait à sa fin, cependant que

les tribus voisines de leur capitale, un moment terro-

risées, commençaient à se ressaisir et à se reconstituei

plus fortes que jamais. Animées par le souffle de la

liberté, la pression, la contrainte même de l'autorité,ne faisait, que les exciter et les pousser à la révolte. Or,

la révolte contre l'oppression, c'était là précisément

l'état d'âme de toutes les tribus. Aussi voulant vivre

en petites républiques libres et indépendantes, elles ne

trouvaient rien de mieux que de cultiver l'insoumission;

la révolte contre le pouvoir central étant leur unique

(1) Une étude détaillée sur la toponymiekabyle révélerait quele mot toumert est fréquemment employé dans la compositiondesnoms de lieux. Ce fait marque le souvenir vivaceet très sympathi-que laissé auprès des montagnards par le Réformateur.

A Adni, village situé dans la vallée Sebaou, il existe un petitravin en une région où le saint personnagen'a certes jamais misles pieds, ravin qui porte le nom de : Ir'zer Toumerth. — C'est làun phénomène linguistique que l'onomastique constate dans tousles parlers de tous les temps et de toutes les civilisations.

(2)Beni-Ouriagolest l'ortographedu nomtelle que l'a donnéeM.de Slane; il convient ce nous semble de la rectifier en Beni-Ou-riar'oul (ieg étant mis pour gh égale r').

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— 47 —

moyen de résistance, les tribus se liguèrent et menè-

rent le bon combat contre tout ce qui pouvait s'opposer

à leur prospérité ou menacer leur sécurité.

Ainsi qu'il sera dit dans un de nos prochains chapi-

tres, l'islamisation du Djurdjura n'a donc fait que pré-

ciser et fortifier, dans l'esprit du montagnard, les idées

de liberté et d'indépendance. Les « Mrabtin », qui en

furent les propagateurs intelligents et dévoués, conser-

vèrent, en souvenir de leurs premiers efforts dans ce

sens, le respect et la reconnaissance générale de toute

la Kabylie (1).

Les sentiments des montagnards à l'égard des « Mrab-

tin » datent de cette époque de réaction de l'Islam con-

tre le sectarisme et contre l'autocratie religieuse.

En Afrique et plus tard en Espagne avec un sens

plus localisé, le martyr des derniers AlmoraVides, tra-

qués par les Almôhades et les Chrétiens, ne fut pas

sans écho dans le Djurdjura, car le montagnard, libre

penseur, sinon très libéral dans ses croyances, ne pou-vait admettre une religion d'oppresseurs et de fana-

tiques.

Les atteintes portées à la liberté de conscience ne

purent que révolter les sentiments du montagnard ama-

teur sincère de toutes libertés. Les victimes de la tyran-

nie religieuse, quelles qu'elles soient et en tous temps,

ne trouvent chez lui que sympathie et protection.

(1)Noussignalonscefait pour montrer que les Kabyles du Djur-djura furent intimement mêlés aux événements politiques et reli-gieux qui agitèrent, dès le XIIe siècle, toute l'Afrique du Nord.Notons également le passagedes « Mrabtin » en Kabylie avec lesBenou-R'ania, dont quelques partisans ont dû trouver refugeetprotection dans le Djurdjura après leur expulsion de Bougie etd'Alger,

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— 48 —

En 1185, l'Almoravide AU Ibn-R'ania, prince de Ma-

jorque, se présenta avec sa flotte devant Bougie dont il

s'empara sans coup férir. De là, il alla vers l'Ouest pour

attaquer Alger. Dellys, se trouvant sur le chemin, dut

être une conquête facile pour ses intrépides marins.

Mais le séjour des Almoravides dans ces régions ne

fut pas de longue durée.

Lorsque Bougie surprise tomba entre les mains de

l'audacieux Almoravide, le sultan Almoh'ade El-Man-

çour s'empressa d'intervenir. Levant une armée, il

chargea son neveu Abou-Zid de reprendre la ville et

de dégager la province en pourchassant l'aventurier,

qui fut, en effet, mis dans l'obligation d'abandonner

le siège de Constantine et de prendre la fuite pour se

réfugier dans le Djerid tunisien. Durant ces événe-

ments, la Kabylie n'a pas eu l'occasion d'intervenir

pour marquer ses préférences pour l'un ou l'autre des

partis ; mais elle a vu de près les « Mrabtin » et a pu

discerner tous les profits qu'elle pourrait éventuelle-

ment tirer de leur intervention contre ses oppresseurs.

Quelque temps après Ali mourut en confiant la cause

à un frère qui était aussi audacieux que lui.

Yahia Ibn-R'ania, suivant la politique d'agitation com-

mencée par son frère défunt, se mit aussitôt en mou-

vement et causa beaucoup de tourments aux gouver^-

neurs almoh'ades de l'Ifrika, province dont il faillit

même se rendre maître. Finalement, battu et dompté

par Abou-Mohammed, gouverneur de Tunis, il fut

chassé du royaume et refoulé vers le Sud où, pendant

longtemps dans les régions sahariennes, il vécut sans

nom ni ressources.

Page 73: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 49 —

En 1226, profitant du désordre qui régnait alors- dans

l'Administration des Ifrikias, l'infatigable Yahia Ibn-

R'ania reparut et, remontant par le département de

Constantine vers le Tell, il tomba à l'improviste sur

Bougie, qu'il prit de vive force. Dellys sans résistance

lui fui bientôt livrée.

Continuant sa marche triomphale vers l'Ouest, sa. ca-

valerie fil. bientôt irruption dans la fertile et riche

Métidja, qui fui. ravagée. Effrayée et démoralisée, Alger

ne put résister aux succès rapides et imprévus d'Ibn-

R'ania ; elle se rendit et son gouverneur Mendil, arrêté,

Fut aussitôt jugé et crucifié par le terrible Almoravide.

Ce coup de main sur Bougie, Dellys et Alger qui eut

lieu en l'an 622-23 de l'hégire (1), mérite à plus d'un

litre d'être noté. î

Dans la relation de ces événements, tous puisés dans

Ibîi-Khakloun (2). nous constatons sans étonnement

que l'arrivée des iroupes de l'Almoravide dans la plaine

de la Méfie!|a <îl.à Alger n?a rien d'anormal.

De Bougie, des escadrons de cavalerie remontant

l'oued Sah'el peuvent en effet facilement atteindre les

plaines de H'amza ou les plateaux de Sour-El-Our'zal

(Aumale). De là, de nombreux cols, tous d'accès facile,

donnent libre passage sur la Métidja. Ce fut là, sans

doute, la voie que suivirent, pour arriver à Alger, les

troupes de l'intrépide Ibn-R'ania, troupes composées

en partie de cavaliers arabes. Suivant les vallées, Ibn-

('!) La date de 623-28que donne Ibn-Khaldoun et que nous repro-duisons ici. M. Bel la fixe au début de 624 de l'hégire, correspon-dant^-L226 ou 1327 de J.-C. "^

(Histoire des Ibnou-Ghania, trad. de Bel, page 174),2. — Ibn-Khaldoun, Histoire des Berbères, traduction de Slane,

Tome III, page 313.

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— 50 —

R'ania manoeuvra et arriva donc sans difficulté dans

la plaine de la Métidja, d'où il lui était facile de mena-

cer Alger.

Mais la prise de Dellys par les soldats de l'Almoravide

sans l'intermédiaire d'une flotte ou la participation des

montagnards resterait une énigme, si on n'admettait

pas d\v, ance le concours effectif prêté dans cette cir-

constance par la Kabylie. Car la topographie de la ré-

gion et les tribus aussi nombreuses que belliqueuses

qu'il fallait traverser avant d'atteindre Dellys étaient

certes un obstacle assez sérieux pour empêcher les ca-

valiers arabes partis de Bougie de surprendre et de

mettre « à sac » le petit port du pays Zouaoua.

Cependant « la mise à sac » de Dellys restant indé-

niable, il est aussi indénibale que cette surprise ne put

évidemment être effectuée que par mer ou par terre.

Par mer, il fallait une flotte, par terre, un passage.

Dans le premier cas, il peut se faire qu'Ibn-R'ania,

maître de Bougie, ait pu également entrer en posses-

sion d'une flottille trouvée dans le port. Armée et diri-

gée aussitôt sur Tedelles, il est possible que cette flotte

ait accosté et barque de nuit des hommes, qui purent

ainsi surprendre et saccager la petite ville sans garni-

son.

Dans le deuxième cas, l'attaque et la prise de Dellys

. par le continent ne semble être possible qu'avec la com-

plicité et l'aide des gens du pays.

A ce sujet rappelons qu'Ibn-R'ania était nom seule-

ment un prince, mais un chérif, un grand chef de Mou-

djahiddin, titre qui déjà à cette époque, pouvait suffire

Page 75: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 51 —

pour lui assurer sans doute, toutes les sympathies des

montagnards kabyles.

D'ailleurs la venue d'Ibn-R'ania dans le Tell ne sem-

bie-f-eile pas avoir été favorablement accueillie par

toutes les tribus traversées ? — Depuis son apparition

dans le département de Constantine, nous ne voyons

nulle part Ibn-R'ania éprouver la moindre contrariété

dans sa marche foudroyante.

i Sans difficultés, sans opposition, il passe et se mon-

i tre partout ; aucune tribu arabe ou kabyle ne tente de

i lui barrer le passage ; les obstacles de la nature eux-

mêmes semblent disparaître devant lui. Pour faciliter

ses mouvements nous voyons la nature devenir plus

hospitalière et plus clémente, les coeurs plus doux et

plus accueillants. Plus d'hommes farouches, intraita-

bles, plus de chemins inaccessibles, plus de crêtes,

plus de gorges inabordables ! !

La raison plausible de ce miracle est que Ibn-R'ania

symbolisait ce que tous les montagnards attendaient

avec impatience : la liberté, avec l'espoir de la recon-

quérir pour la redonner ensuite à tous les opprimés.

Ibn-R'ania gagnait des coeurs et des bras, qui lui per-

mettaient ainsi, avec le dévouement de ses partisans,de surmonter toutes les difficultés et de lui assurer

partout la victoire.

Le libre accès donné à sa cavalerie indiquerait quesa venue passait aux yeux des habitants comme l'an-

nonce d'une délivrance : aussi le passage de ses trou-

pes semblait être accepté et même facilité aussi bien

par les tribus des Babour que par celles du Djurdjura.

C'est pourquoi nous pensons que les Zouaoua, parti-

Page 76: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 52 —

culièrement les Aïth-Djennad et leurs voisins, les Iflis-

sen et les Aïth-Ouaguenoun ont dû être de connivence

avec les émissaires de l'Almoravide dans la prise dans

« le sac » de Dellys.

Le pillage auquel fut livrée la malheureuse petite

ville reste un indice de la participation des montagnards

qui avaient sans doute à se plaindre du régime almo-

h'ade ou tout au moins de ses gouverneurs.

D'ailleurs les guerres fraticides et acharnées qui s'é-

ternisaient entre princes de la même famille aussi bien

en'Afrique qu'em Espagne finirent par lasser les peu-

ples et désagréger le pouvoir. Outre les intrigues de

cour et les ambitions individuelles qui désorganisaient

le royaume, l'intransigeance des théories religieuses

des Unitaires dut finir par indisposer contre ces der-

niers plus d'un groupe berbère.

En Espagne, la compromission de la politique Àl-

moh'ade avec les Chrétiens achevait d'ébranler l'unité

de l'empire dont le gâchis administratif provoquait les

plaintes les plus justifiées tant de la part du peuple

que des gouverneurs des provinces.

Dans ce mécontentement général qui régnait dans

tout le royaume, le Moghreb central se trouvait livré à

ses propres moyens, c'est-à-dire à l'anarchie.

Pendant que les princes africains et andalous se dis-

putaient la suprématie et les prérogatives du Gouverne-

ment, nous avons vu que les Bnou-R'ania survinrent et

menacèrent de s'emparer de l'Ifrikia et des provincesdu centre. La prise de Bougie et d'Alger par Yahia Ibn-

R'ania né laissa aucun doute sur le danger qui mena-

çait les princes almoh'ades, gouverneurs de cette par-

tie de l'Afrique.

Page 77: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 53 —

Si grave qu'elle fut, une intervention énergique et im-

médiate s'imposait ; et, les circonstances aidant, la cour

de Tunis prit à cet effet ses responsabilités et décida

aussitôt de se dégager du gouvernement, central de Fez.

Cette scission ne put certes qu'affaiblir la puissancedes Almoh'ades, mais poussée par les événements, la

famille des Il'afsides qui commandait, la partie orientale

du vaste empire almoh'ade, ne tarda pas, en effet, à

annoncer bientôt son indépendance ; elle déclara ouver-

tement qu'elle entendait gouverner librement clans ses

états et que l'administration de la cour de Fez n'avait

plus à s'immiscer dans les affaires du Moghreb central

et de ITfrikia. L'annonce de cette décision fut le signaldans l'empire d'un soulèvement général/ C'était inévi-

table, le régime politique des Almoh'ades ne pouvaitamener d'autre résultat ; mais la création de la nou-

velle dynastie fut une chose décidée et bientôt réalisée.

/ Pendant que le Maroc et l'Espagne s'agitaient, la fa-

I mille régnante en Ifrikia pensa, elle, aux moyens de

; s'organiser en mettant de l'ordre dans son administra-

i tion.s

Dès son arrivée au pouvoir, un prince H'afside, l'émir

Abou-Zakaria, mettant à exécution les projets arrêtés

de commun accord avec les membres de sa famille, se

déclara le premier indépendant, en se faisant publique-ment reconnaître comme souverain de toute l'Ifrikia.

A la suite de cet événement qui eut. lieu en 1226, les

bases de la dynastie des H'afsides avec Tunis comme

capitale, furent dès lors nettement posées et acceptées

par le peuple. La"souveraineté de la dynastie procla-

mée, il ne restait aux princes qui étaient chargés du

Page 78: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 54 -

pouvoir qu'à rétablir la sécurité dans leur royaume,

que les incursions des Ibnou-R'ania avaient un moment

livré, sinon à l'anarchie, du moins au plus grave

désordre. Les Arabes, occupant les riches terres des

plaines, agitaient le pays.

Livrées à leurs propres moyens de défense les tribus

suivant les moeurs des nouveaux venus, guidés par l'a-

mour du butin, se razziaient et s'entretuaient sans répit,

ni pitié.— Mais ces moeurs de rapine et de brigandage,

ce régime de l'arbitraire et de la force ne pouvait du-

rer sans compromettre la vie même des tribus et du

royaume.

L'avènement de l'émir Àbou-Zakaria fut précisément

marqué du côté de la Kabylie par la reprise de Bougie.

; Ibn-R'ania, traqué et refoulé vers le Sud, le prince

h'afside fit de Bougie le centre politique et administra-

tif d'une province qui comprenait les territoires d'Alger,

du Zab, de Constantine et de Bône.

f Mais la grande Kabylie bien qu'englobée dans le vaste

; territoire de la province de Bougie, continua, comme

'.par le passé, de rester aussi indépendante qu'invio-

; lable.

Quoique vivant toujours insoumise, la Kabylie n'ou-

bliera pas cependant que Bougie est sur son terri-

toire et qu'à ce titre, elle ne peut se 'désintéresser du

sort qui pourrait lui être réservé par les événements.

Nous venons de voir que dès le commencement du

XIII' siècle la déchéance de la dynastie Almoh'ade a mis

en état d'anarchie toute l'Afrique du Nord. Durant cette

période d'agitation politique et religieuse, des princes

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— 55 —

africains et andalous essayaient d'usurper le pouvoir;des gouverneurs de provinces se déclaraient indépen-

dants, des familles Cheurfa ou de simples guerriers

s'arrogeaient le droit de commandement et soumet-

taient par les armes des familles ou des tribus qui

n'avaient pas les moyens de leur opposer la force.

Pendant touie cette longue et pénible période d'anar-

chie dans les tribus des Hauts-Plateaux et du Grand

Atlas, il est probable que tout le bruit de ce grand

désordre ne fut pas sans écho dans les montagnes du

Djurdjura. L'expulsion des Arabes d'Ibn-Ghania et le:

retour en Kabylie des H'afsides de Tunis, princes déjà

connus et appréciés depuis longtemps des monta-

gnards, ne purent être interprétés par les Zouaoua

que comme des événements heureux,car avec les H'af-:

sides à Bougie, le Djurdjura n'ignorait pas qu'il pou-

vait vivre sans inquiétude sur le sort de ses libertés

présentes et futures.

Grâce à cette influence politique et aussi à la sym-

pathie de la plupart des montagnards, nous verrons

plus d'une fois, ceux-ci ralliés sincèrement à la cause

des H'afsides, prendre les armes pour aider à repous-

ser les agressions des princes du Maroc ou d'Espa-

gne, adversaires des princes tunisiens.

Pendant que les H'afsides s'organisaient dans leur

royaume de Tunis, il arriva qu'un gouverneur de

Tlemcen se déclarant également indépendant chercha,

lui aussi, à l'aide de quelques tribus arabes, à se

tailler, dans le Moghreb central, un autre domaine.

Comme toujours, en pareilles circonstances, la

décadence et la chute d'une dynastie procurent à cer-

Page 80: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 56 —

tains ambitieux politiques, l'occasion de s'agiter et

d'essayer par ce moyen de s'approprier une part du

pouvoir; lorsque ces audacieux se sentent tant soit

peu favorisés par les circonstances, faisant prévaloirleurs titres plus ou moins authentiques, leurs qualités

plus ou moins réelles, ils ne manquent pas, en agita-teurs, de tout risquer pour que leurs projets de domi-

nation se réalisent.

Etant donné l'état de désorganisation, dans lequelles Almoh'ades laissaient leur vaste empire, toutes les

tentatives d'usurpation du pouvoir restaient possibleset pouvaient permettre à un prétendant audacieux

d'arriver à ses fins.

Ce fut, en effet, au commencement de l'avènement

de la dynastie mêrinide qu'une tribu berbère de Tlem-

cen, les Benou-Zaïan, trouva le moyen de déclarer, elle

aussi, son indépendance.

Une famille Zaïanile, les Abd-el-Ouad, ayant déjà-.exercé le pouvoir dans le Moghreb central, soutenue

par des tribus araoes, en prit le commandement et fil

de Tlemcen la capitale de son royaume (1).

Dès.lors, Tunis, mise en concurrence par sa voisine,

ne pouvait espérer vivre longtemps en paix avec une

rivale aussi ambitieuse que belliqueuse.

Tlemcen voulait avoir non seulement sa part dans

le Moghreb central, mais surtout Bougie, qui était

depuis longtemps une capitale fort enviée. Ces préten-

tions furent difficiles à réaliser, parce que la Kabylie,

la première intéressée, s'opposa au retour, dans ses

parages, d'une domination étrangère.

(11Voir Histoire des Rois de Tlemcen les Abd-el-Ouadites,parIbn-Khaldoun-Abou-Zakaria, traduction de Bel.

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— 57 -

Les princes zaïanites Abou-ITammou et ses succès- i

seurs, dès leur- avènement, commencèrent donc la lutte

et disputèrent longtemps aux H'afsides cette belle et

riche province de Bougie.

Aussi la Kabylie fut-elle souvent le théâtre des luttes

acharnées que les H'afsides eurent à soutenir pour

défendre et garder Bougie contre les incursions des

princes de Tlemcen souvent soutenus par ceux de Fez.

Sans parler de Dellys, qui subissait le même sort que

Bougie, le Djebel-Ezzan, massif boisé, situé à l'Est de

Thamgout' des Aïth-Djennad, entre l'assif El-H'emmam

et le col d'Akfadou, fut souvent l'arène où les assail-

lants et les défenseurs de Bougie se rencontraient et

réglaient à coups de lances et de yataghans leurs que-

relles suscitées et animées par la Haine et la cupidité.

Mis en présence de conflits aussi graves se dérou-

lant sur leurs territoires, les Zouaoua ne pouvaient,

certes, rester témoins indifférents et inactifs de pareil-

les scènes; leur participation à tous ces événements

fut au contraire des plus sérieuses.

Quand, en l'an 683 de l'hégire, Abou-Zakaria se

déclara indépendant, le sultan mérinide Abou-Yaq'oub-

Yovssej lui déclara la guerre; et, après s'être emparé

de Tlemcen, il envoya pour châtier de son audace

l'émir Abou-Zakaria,une armée à la conquête des villes

du Moghreb central, particulièrement d'Alger et de.

Bougie. La situation devint des plus critiques pour les

princes h'afsides, qui ressentirent, dit Ibn-Khaldoun,

une certaine inquiétude même pour leur propre vie.

Ce fut alors que l'émir Abou-Zakaria, directement

menacé, alla-se réfugier en Kabylie et prendre, pour

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— 58 —

plus de sûreté, position aux environs d'Azeffoun.

Bientôt après, les troupes mérinides arrivèrent et en-

trèrent en conflit avec les partisans des H'afsides, près

du Djebel-Ezzan. La bataille, qui fut terrible, donna

la victoire aux troupes du gouverneur de Tlemcen.

Dans cette mémorable rencontre, qui eut lieu en

l'an 699 de l'hégire, l'armée du prince de Bougie fut

taillée en pièces et « pendant plusieurs années les

ossements des morts continuèrent à blanchir le champ

de bataille » (1).

? Abou-Zakaria, battu, se réfugia dans Bougie, où'malgré tout, il tint tête aux assauts multiples des

; partisans des Mérinides. Fatigués par des efforts inu-

\ tiles, les TIemcenniens se retirèrent et Bougie fut

sauvée.

Mais, dans cette affaire, il faut rappeler que les

troupes h'afsides prirent d'abord position en avant de

Dellys, c'est-à-dire sur l'un des contreforts de Tham-

gout'; le chemin suivi pour se rendre aux postes assi-

gnés dans cette région, ne pouvait être ailleurs qu'en

passant sur les territoires d'un grand nombre dé tri-

bus, entre autres Aïth-Djennad 1, Aïth-R'oubri et Iâ-

zouzen (2).

Pour que cette manoeuvre ait pu se réaliser, il faut

croire que la plupart de ces tribus et leurs alliés du

(1) Voir Ibn-Khaldoun, traduction de Slane, Tome IV, p. 149,et Tome II, p. 408

(2) Ces trois tribus sont celles qui, de nos jours, cadrent le picde Thamgout sur les quatre points cardinaux. Azeffoun, l'antiqueRus-Uzus, est au pied et au Nord de Thamgout ; c'est aux environsde ce point que la concentration des troupes d'Abou-Zakaria a dûêtre faite pour attendre que l'armée dès Mérinidesdécideet marquela direction de ses attaques, mouvement qui ne pouvait s'effectuerque;,par l'Ouest ou par le Sud de la Kabylie, ayant pour objectifsoit Dellys soit Bougie.

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— 59 —

Haut-Sebaou étaient alors sincèrement gagnées à la

cause d'Abou-Zakaria, le h'afside.

Se sentant ainsi soutenu par l'arrière, l'émir jugea

sans doute plus prudent de quitter la région d'Azeffoun

et de se porter sur le Djebel-Ezzan, d'où il lui était

facile de surveiller en même temps et Dellys et Bougie.

L'amitié des Zouaoua lui ayant été assurée, il alla

donc prendre cette position stratégique, d'où, en cas

d'un échec éventuel de ses troupes, il aurait ainsi une

retraite solide et sûre, sur l'arriére, soit chez les

Zouaoua, dans le Djurdjura, soit à Bougie, ville forti-

fiée.

Nous avons également à noter un autre fait, non

moins important. Il s'agit du progrès de pénétration

réalisé en pays kabyle par le gouvernement de Bougie;

grâce à une sage et patiente politique, il est à remar-

quer en faveur de ce dernier, que.son action se fait

sentir de plus en plus sur les Zouaoua, particulière-

ment sur les tribus maritimes du Djurjura.

Dès le vu" siècle de l'hégire, une alliance morale des

Zouaoua avec les princes de Tunis, semble être un

fait acquis. La suite des événements relatifs à la ,

défense de Bougie ou d'Alger nous fixera sur la sin- ;

cérité et la portée des sentiments des montagnards à

cet égard.

Placée entre ces deux centres, maintenant pleins de

vie et d'activité, la Kabylie ne peut mieux faire que de

s'intéresser plus intimement à la vie politique, mili-

taire et administrative des deux villes qui, dans l'ordre

et dans la paix, vont retrouver toutes les deux leur

prospérité et leur splendeur d'an tan. La fine et belle

Page 84: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 60 —

civilisation andalouse introduite en Afrique, fera bien-

tôt d'Alger et de Bougie les deux plus beaux bijoux des

côtes barbaresques.

Les heureux effets sur les montagnards d'un pareil

voisinage étaient inévitables. En s'adonnant au pro-

grès, cii s'ouvrant à la civilisation, la Kabylie dans!

son évolution ne pouvait aller vers le progrès sansj

naturellement, perdre quelque chose de sa personna-;

lité, et ce fut là une des circonstances qui amena le

vieux Djurdjura, devenu maintenant plus abordable et

plus sociable, à se laisser humaniser, et l'obliger ainsi

•à se dépouiller, chaque jour un peu, de son cachet

national et de son caractère primitif.

Quoique son indépendance territoriale ne souffrit

pas le moindre empiétement de la part de l'étranger,

il ne put s'empêcher cependant de s'arabiser, tant

dans son parler que dans ses institutions sociales et

religieuses.

En fait d'influence religieuse, nous verrons que

par le maraboutisme cette influence ne sera efficace

dans ces effets qu'à partir du xviie siècle. Mais d'après

les faits réellement historiques, nous pouvons dire que

cette arabisation de la Kabylie a eu des causes mul-

tiples, dont la principale semble être, tout au moins

dans ses débuts, d'ordre purement politique et mili-

taire.

Nous avons vu qu'un nouveau royaume avait été

formé à Tlemcen par les Zaianites Abed-el-Ouadites.

Par leurs ambitions, ces princes ne tarderont pas à

provoquer de nouvelles agitations dans les groupes

berbères du Moghreb central.

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— 61 —

Leurs interminables guerres avec, les H'afsides,

leurs voisins de l'Est, achèveront la ruine et l'anéan-

tissement des peuplades autochtones déjà ébranlées

par l'oeuvre de destruction des Beni-Hilal et plus

récemment par les multiples incursions des Beni-Gha-

nia; lé Zab, le Hodhma, le Chélif et la Mitidja seront

définitivement envahis et occupés par l'élément arabe.

Dans leurs luttes iratricides et sanguinaires, il

arriva, en effet, que les uns et les autres se servirent

souvent d'éléments arabes pour se combattre ou pour

asseoir leurs conquêtes, aussi bien dans les Hauts-

Plateaux que dans le Tell. A ce point de vue, Tlemcen,

aveuglée par l'ambition, fut particulièrement coupable

d'avoir encouragé l'introduction des Arabes dans des

régions où ils n'avaient que faire, surtout en ce qui

concerne la Kabylie.

Dès leur avènement, le premier soin des Abd-el-

Ouadil.es, l'ut évidemment de chercher à consolider par

les armes leur autorité et agrandir leur royaume nais-

sant.

Dans ce dernier cas, il n'y avait d'extension possible

pour les princes de Tlemcen que du côté de FEst,

partie du Moghreb où, dès leur avènement, la pro-vince de Bougie attirait leurs regards et excitait leurs

cupidités.

Pour réaliser ses projets, l'un d'eux, le nommé

Abou-lïammou, déclara la guerre aux H'afsides et

organisa aussitôt une expédition ayant pour but prin-

cipal l'attaque et la prise de possession du territoire

de Bougie.

Voici à CP eujet ce que dit Ibn-Khaldoun :

« Vers J'vua 707 (1307-08), Abou-H'ammou étendit

Page 86: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 62-—

son royaume jusqu'au delà du Chélif. Encouragé par

ses succès et voulant aussi profiler de l'appel de quel-

ques chefs de tribus, mécontents des H'afsides, Abou-

H'ammou orgainsa une expédition contre Bougie.

Après s'être emparé de la Mitidja et d'Alger, en l'an

712 (1312-13), il'se rendit maître de Tedelles » (1).

Ici, j'attaque et la prise du petit, port de la Kabylie

s'étant effectuée par l'ouest, il n'est pas douteux qu'a-

près ce coup de main, la plaine des Isser et le bas-

Sebaou durent, par la suite tomber sous le pouvoir

d'Abou-H'ammou; la cavalerie arabe "du roi de Tlem-

cen ne dut y avoir rencontré aucune difficulté pour

s'emparer et rester maîtresse des basses terres de ces

légions que les montagnards n'avaient d'ailleurs

jamais pu mettre à l'abri d'une surprise de ce genre.

Quant au corps expéditionnaire envoyé contre Bou-

gie, après avoir mis à feu et à sang toute la région de

Conslantine, il revint vers le Nord-Ouest et tenta de

s'emparer de Bougie. Mais les troupes fatiguées et

éprouvées par de rudes combats soutenus en cours de

route, ne purent guère approcher et assiéger la Aille.

Cette tentative ayant échoué, les colonnes se reti-

rèrent pour aller, dans la vallée de l'Oued-Sahel, pren-

dre position et se fortifier en un point situé près de

Tiklat (2).

(lj Ibn-Khaldoun, Histoire des Berbères, traduction de Slane,Tome IV, p. 207.

(2) Tiklat, située près d'El-Kseur, dans l'Oued-Sah'el, a été, àl'époque romaine, un poste important, dans la valléede la Soum-mam. qui communiquait par Kebbouchet Chebel avecBida, Dje-ma'a-Sahridj dans le Sebaou.

Le nom de Thimzizd'egth,filtre, qui lui est donné de nos jours,semble être une épithète qui lui aurait été attribuée à cause deses pressoirs avec lesquels on obtenait une huile bien pure. — Lenom ancien Tubusuptusque portait ce centre y est complètementoublié. Cependant dans la toponymiekabyle, nous trouvons dési-

Page 87: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 63 —

Pour rendre une autre attaque contre Bougie plus

efficace, la ligne de l'Ouest, celle de Dellys fut, dit-on,

avancée de plus de cinquante kilomètres vers l'Est. La

défense e.i le ravitaillement des 'premières lignes furent

assurés par an château-fort que les trouves Abd-el-

Ouadites élevèrent à Azeffoun. Gelte forteresse, où

furent entassés de grands approvisionnements, servit

en même temps de résidence au nommé Ibn-Berhoum,

général et représentant d'Abou-H'ammou (2).

Ces renseignements que nous tenons du grand histo-

rien berbère, ne manquent pas d'intérêt; ces faits nous

obligent à reconnaître que dès le commencement du

xiv° siècle de J.-C. (1300-1) les tribus maritimes de la

Kabylie, les Iflissen, les Aïth-Djennad et autres furent

effectivement amenées à se soumettre successivement

aux princes des différentes dynasties qui dominèrent,

soit à Dellys, soit à Bougie.

Dès cette époque, on voit donc que ces deux centres

du littoral kabyle étaient sûrement reliés entre eux- par

une voie terrestre, dont le poste d'Azeffoun devint dès

lors l'étape intermédiaire, un relai où le voyageur

gnant des lieux, le terme Bouzoufcnfréquemment employé(régiond'Adni et d'Abizar). Ce mot, qui nous paraît avoir la mêmeorigineberbère que le terme Tubusuptus des latins, peut se décomposeren deux parties : Bou + zoufeu; la désinence finale en est. enberbère, la marque du pluriel et peut, par conséquent, être élimi-née sans difficulté; il reste donc zouf = souf = assif = rivière ;quant au préfixeBou= abou, il nousdonne un terme au sens assezconnu ; il signifiele père de, lepossesseurde, le pourvu de. — Bou-zouf (en) signifiedonc le pourvu de rivière, le lieu baigné dainerivière. — Tabouzouft serait la forme du diminutif dont les Ro-mains avait fait Tubusuptus.

A propos du mot berbère sif = souf, les Romains en ont faitSévus, nom donné par eux à la rivière du Sebaou mais qui n'estlui-même qu'une forme altérée de assif = assouf —souf, rivière.Cf. Oued Seybouse,Oued Sebbon,et blad Souf, ete

(2) Ibn-Khaldoun, Histoire des Berbères, traduction de Slane,Tome II, page 443; et Tome III, page 394,

Page 88: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 64 —

allant dans un sens ou dans l'autre, trouvait refuge et

protection. Malgré cette main-mise sur la côté, le coeur

de la Kabylie, le Djurdjura, pays réellement Zouaoua

conservant ses libertés et son indépendance, reste

indiscutablement inabordable.

Outre les témoignages d'ibn-Khaldoun signalés dès

le début de ce chapitre, d'autres faits rapportés par le

même historien vont confirmer et appuyer notre opi-

nion sur la force et l'inviolabilité de la liberté kabyle.

Se faisant les champions de cette liberté, les Aïth-

Irathen, entre autres, eurent mainLes fois l'occasion

de la faire respecter, même auprès de grands et puis-

sants monarques.

Voici, à ce sujet, une histoire assez édifiante :

« Les Beni-lrathen reconnaissent, dit Ibn-Khaldoun,

« aux Beni-Abd-es-Samed, une de leurs familles, le

« droit de leur fournir des chefs. A l'époque où le sultan

« (méridine) Abou-el-Haçen conquit le Moghreb cen-

<( tral, ils eurent pour « Chikh » une femme appelée

(( Chimci. — Elle appartenait à la famille Abd-es-

« Samed; elle s'était assuré l'autorité avec l'aide de' « ses enfants qui étaient au nombre de dix.

<cEn l'an 739 ou 740 (1338-39) Abou-Abd-er-Rah'-

« man-Yacoub s'enfuit de Milidja, où son père était

« campé; mais il fut ramené bientôt par des cavaliers

<( envoyés à sa poursuite. Son père le mit aux arrêts,

(( et, quelque temps après, il le fit mourir.

« Ce fut alors qu'un boucher, officier de la cuisine du

« Sultan, passa chez les Beni-lrathen et se fit passer

<( pour Àbou-Abd-Errah'man auquel il ressemblait

« beaucoup. Chimci s'empressa de lui accorder sa

« protection et engagea toute la. tribu à reconnaître

Page 89: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 65 —

<(•l'autorité du prétendant et à le seconder contre le

« Sultan.

« Alors, ce dernier offrit des sommes considérables

« aux fils de Chimci et aux gens de la tribu, afin de

« se faire livrer l'aventurier. Chimci rejeta tout

« d'abord. cette proposition:. Mais ayant découvert

« ensuite qu'elle avait donné son appui à un impos-ai leur, elle lui retira sa protection et le renvoya dans

« le pays qu'occupaient les Arabes-» (i).

Sans commentaire : toutefois, il est à remarquer ici

qu'Ibn-Hidour (c'était le nom de l'aventurier) couvert

par l'A'naïa. deChimsi, fut chassé de la tribu et con-

duit hors du territoire zouaoua, mais non livré au

Sultan Abou-el-H'assan, qui n'aurait certes pas man-

qué de lui ôter la vie. Livrer le malheureux serviteur

au Sultan, aurait été une lâcheté de la part de Chimsi,

Or, si YAnaïa repoussait l'imposteur, Chimsi ne

pouvait, devant sa responsabilité engagée à l'égard de

l'individu, se dédire sans faillir; aussi, en retirant sa

protection au faux prince, Chimsi, dans sa grande

sagesse ne continua pas moins à protéger l'homme

pour qui l'a'naïa kabyle demeurait avec tous ses effets

clans toute la zone d'influence, irrévocable et sacrée.

Durant les longues guerres que les H'afsides eurent

à soutenir pour la défense du Moghreb central, qui

fut un certain temps, l'apanage glorieux des Abd-el-

Ouadites de Tlemcen, la Kabylie ne cessa donc pas un

seul instant de maintenir son indépendance intacte.

Aux nombreuses preuves historiques citées et quitoutes confirment l'inviolabilité du sol zouaoua, nous

(1) Voir Ibn-Khaldoun, traduction de Slane, Tome I, page 257,

Page 90: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 66 —

ajoutons une autre, où, avec l'esprit d'indépendance,

se manifeste la force de résistance que les monta-

gnards opposèrent de tous temps aux régimes auto-

craies auxquels de nombreux sultans et autres sei-

gneurs laïcs ou religieux, essayèrent de les soumettre.

Leur aversion pour les institutions du fisc était

légendaire. L'opposition catégorique de la part des

Zouaoua de se soumettre à la moindre imposition

demandée au profit du trésor des princes de Bougie ou

d'Alger, se remarque particulièrement dans le témoi-

gnage suivant :

« En 1352, le Sultan mérinide Abou-Inan, ayant

bousculé quelques partisans d'Abd-el-Ouadites, -qui

essayaient de lui barrer la vallée du Chélif, arriva à

Médéa où il eut le plaisir de voir venir au devant de

lui le prince de Bougie.

Dans cette entrevue qui eut lieu, dit Ibn-Khaldoun,

dans le mois de Chàban 753 (septembre-octobre 1352),

Abou-Abd-Allah Moh'ammed, fils de l'émir Abou-Zaka-

ria et seigneur de Bougie, trouva auprès d'Àbou-Inan

l'accueil le plus empressé.

Il lui exposa ensuite, dans un entretien secret « la\

grande difficulté qu'il éprouva à gouverner un Etat]

dont les habitants, toujours portés au désordre, refu-\

soient d'acquitter les impôts » (1).

Cet aveu montre que les tribus, soi-disant soumises,

ne continuaient pas moins à vivre selon leurs tradi-

tions dans l'indépendance la plus complète et que les

collecteurs du Makhsen qui se hasardaient dans leurs

territoires pour faire rentrer les impôts, risquaient

(1) Voir Ibn-Khaldoun, traduction de Slane,Tome IV, page 295.

Page 91: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 67 —

d'être gardés prisonniers ou chassés les armes à la

main par les montagnards.

Telle fut la réalité des choses en cette Kabylie du !

XÏV°siècle. Cependant, des faits cités, il se dégage que ;

cette Kabylie n'a pas échappé à la violence et que son ;

sol avec ses libertés a été profané parfois, dans ce '

même siècle.

En effet, que penser du passage en plein territoire

kabyle des troupes d'Abou-Zakaria, parties de Dellysou de Bougie et de l'installation du général Ab'd-el-

Ouadite Berhoum au pied de Tamgout' à Azeffoun,

où il se serait fait construire un palais avec une forte-

resse ? — Ces quelques faits qui pourraient, en «"au-

tres lieux, être considérés comme des indices de main-

mise sur le pays, ne pouvaient être pris pour tels avec

les Zouaoua.

Si certains princes Almoh'ades venus de l'Est ou de

l'Ouest avaient réellement suivi le chemin terrestre de

Dellys à Bougie et vice-versa, ceci ne put se réaliser,

comme cela a été déjà dit, qu'avec l'assentiment et la

protection des habitants.

Autrefois, comme aujourd'hui, il n'était pas possiblede supposer que l'a'naïa pouvait se refuser. Les nou-

veaux venus se présentaient dans le pays, non en con-

quérants, mais en amis et alliés et comme tels ils pou-vaient sans difficulté suivre la voie terrestre et circu-

ler entre Dellys et Bougie.

D'autre part, si les tribus de la banlieue de Bougiese refusaient de payer le moindre impôt, à plus forte

raison celle des environs de Dellys, où l'influence poli-

Page 92: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 68 —

tique et administrative du gouverneur ne devait guère,

surtout au début, s'étendre au delà des remparts.

Or, la partie principale de la chaîne qu'atteignirent

les troupes d'Abou-Zakaria ou celles de Berhoum, est

à 30 ou 40 kilomètres de la ville de Dellys. Cette dis-

tance ajoutée à la difficulté de viabilité pour atteindre

le territoire des Aïth-Djennad, protégé du côté de

l'Ouest par les Iflissen et les Aïth-Ouagenoun, nous

permet de supposer que ces Aïth-Djennad ne furent

pas plus soumis au joug des gouverneurs H'afsides

ou Àbd-el-Ouadites que leurs voisins du Sud', les Àïth-

R'oubri, les Aïth-Irathen.

D'ailleurs, la leçon donnée par Chimsi au Sultan

mérinide Abou-el-H'assen rappelait suffisamment, à

tous ceux qui feignaient de l'oublier, le respect qu'il

fallait avoir pour l'indépendance des montagnards.

La soumission effective des tribus Iflissen, Aïth-

Ouagenoun, Aïth-Djennad et Ia'zouzen, situées toutes

sur la chaîne de Thamgout', reste donc douteuse.

De Bougie ou d'Alger, les gouverneurs n'ont exercé

sur cette partie de la Kabylie qu'une influence passa-

gère et bien superficielle. Leur administration en pays

kabyle ne pouvait avoir d'autorité que celle que les

montagnards eux-mêmes voulaient lui reconnaître.

Mais, entraînés par les événements extérieurs, obli-

gés de subir le contact de l'étranger, les Kabyles ne

purent s'empêcher d'en subir les influences directes.

Ce M ainsi que, durant toutes les guerres fratricides

que les différentes branches almoh'ades' se livrèrent

entre elles, les Zouaoua ne restèrent pas sans entrer

dans l'arène des combats ; selon leurs intérêts et leurs

Page 93: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 69 —

sympathies, nous les voyons accorder volontiers leur

concours à l'un ou à l'autre des compétiteurs.

Sans parler de l'appoint moral qu'ils donnaient au

parti du gouvernement, qui avait l'heur de plaire, il

arrivait de voir que, dans maints combats, leur inter-

vention changeait souvent le résultat de la bataille.

Agiles et infatigables, surtout en terrains accidentés,

courageux et braves, ils devenaient de terribles adver-

saires quand ils se voyaient attaqués dans leurs liber-

tés ou menacés dans leurs foyers.

On rapporte qu'en l'an 767 (1336), l'émir Abou-Abd-

Allah, seigneur de Bougie, fut tué par son cousin Àbou-

El-A'bbas, gouverneur de Constantine.

Voulant venger son beau-père, Abou-H'ammoun, le

sultan de Tlemcen, prépara une expédition et se pré-

senta devant Bougie avec une forte armée (1).

L'assaut allait être donné contre la ville qu'Abbou-

H'ammou voulait châtier, lorsque, dès les premières

escarmouches de l'attaque, devant une résistance éner-

gique des Bougiot.es, il se produisit un certain flotte-

ment dans les rangs des assaillants. Le moral des

troupes du Sultan de Tlemcen, ébranlé, quelques défec-

tions se produisirent aussitôt; à la. suite du désordjre

qui en résulta, un certain nombre de mécontents pas-

sèrent dans le camp des adversaires. Craignant une

catastrophe, Abou-H'ammou chercha à faire donner la

cavalerie, la meilleure troupe de son armée, mais les

chefs des cavaliers arabes démoralisés refusèrent

d'avancer ; ce refus, qui produisit un certain désordre

dans leurs rangs, encouragea les assiégés ; et, par

(1) Voir Ibn-Khaldoun, traduction de Slane, Tome III, page 450

Page 94: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 70 —

une poussée des plus vigoureuses, ceux-ci refoulèrent

aisément l'ennemi, non sans lui infliger de sérieuses .

pertes.

Devant cet échec, les Arabes, pris de panique, don-

nèrent alors le signal, du sauve-qui-peut; dans une

débandade générale, les cavaliers arabes, affolés,

entraînèrent le reste de l'armée. Grâce à la bravoure

et au courage de ses défenseurs, la ville fut ainsi

sauvée.

Profitant de ce désarroi, tous les assiégés sortirent

et se lancèrent à la. poursuite des fuyards. Dans cette

affaire, les Bougiotes rappelant et montrant ironique-

ment le « Djebel Ezzan », infligèrent aux Tlemcéniens

un échec des plus humiliants. Dans la débâcle, la pani-

que fut telle, dit-on, qu'Ahou-H'ammou lui-même ne

put sauver sa tète que grâce à la vitesse de son cour-

sier. Ses tentes et ses bagages restèrent entre les

mains de ses ennemis.

Son armée disloquée et coupée par les montagnards,

« les démons et les singes » du Djurjura, fut pillée et

massacrée (1). Ce fut là un désastre des plus terribles

que put subir une armée en déroute. Cet échec fut un

souvenir bien amer que Tlemcen et ses Arabes ne

purent de longtemps oublier.

Le grand Ibn-Khaldoun, parlant de cette journée

mémorable,' nous en fait connaître le désastre par les

termes suivants :

« Tout à coup, la garnison fit une sortie, chassa la

(1) « Démonset singes » désignant les Zouaoua sont les pro-pres termes employés par l'historiographe des Princes Abd-et-Ouadites. Voir Histoire des Abd-el-Ouad, rois de Tlemcen, parAbou-ZakariaIbn-Khaldoun,frère du grand écrivain, page 228,traduetipn de Bel.

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— 71 —

garde de ses tentes et les abattit à coup d'épée. Les

Arabes, voyant de loin ce qui se passait, tournèrent

bride et entraînèrent dans leur fuite les restes de l'ar-

mée.

« Le Sultan se hâta de faire charger ses bagages,

mais il dut les abandonner à l'ennemi avec son h'arem.

Pendant que son armée s'éloignait dans le plus grand

désordre, des bandes de montagnards se précipitèrent

sur elle de chaque vallée : attaquée de tous côtés, elle

ne put ni avancer ni reculer et bientôt la route fut obs-

truée par la foule et encombrée de cadavres.

« Ce fut là un événement si extraordinaire que l'on

en paria pendant longtemps. » (i) .

Ce fut là, certes, une leçon bien dure pour les ambi-

tieux et vaniteux Àbd-el-Ouadites, dont le seul mérite

était d'avoir livré, par leurs guerres incessantes, les

plaines et vallées du Moghreb central aux tribus ara-

bes du Sud.

Si les razzias d'Ibnou-Ghania avaient déjà montré

aux nomades de leur cavalerie les riches butins du

Tell, les troupes d'Abou-Iï'ammou, en partie composées

d'Arabes nomades commirent dans leurs multiples

incursions les ravages les plus irréparables dans les

pays envahis.

Par leur pillage et leur système de destruction, il ne

restait derrière elles ni habitation, ni récolte, ni arbre;

leur passage ne laissait que la désolation à la suite de

laquelle les habitants sédentaires se virent souvent

obligés d'abandonner les basses et riches terres des

(1) Ibn-Khaldoun, Histoire des Berbères, traduction de Slane,Tome III, page 452. «

Page 96: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- n —

plaines où leur vie et leurs biens étaient constamment

en danger.

Débordés par le nombre et partout battues et refou-

lées, les tribus agricoles, toutes généralement d'origine

berbère, ne purent que fuir pour aller se réfugier sur

les hautes régions moins accessibles : les unes sur le

massif de l'Ouarsenis ou sur celui du Zakar, les autres

sur les chaînes du Babor ou du Djurdjura.

Ce fut particulièrement à cette époque que: les pla-

teaux fertiles du Titri (Sersou), les plaines de la Melidjuet du li'amza, les vallées du CliéliJT, de lisser, du

Sebaou et même de l'oued Sah'el furent envahis el,

occupés par l'élément arabe, laissé derrière elles parles troupes Abd-el-Ouadites.

Toutes ces vastes régions reçurent définitivement,

au détriment des tribus berbères refoulées, des colonies

arabes destinées à soutenir l'influence et le prestigedes gouverneurs de Tlemcen.

Dans ces bouleversements profonds, comme autre-

fois, le Djurdjura se montra inflexible et inabordable;

et, pendant toutes les guerres des dynasties rivales, ni

les Mérinides, ni les Àbd-el-Ouadites, ni les H'afsides

ne purent subjuguer le montagnard. Toutes les tenta-

tives faites dans ce sens n'aboutirent à aucun résultat.

La Kabylie, depuis longtemps le point de mire de

leurs convoitises et de leurs vains efforts, restait

indomptable et indépendante. Les luttes que le Djurd-

jura dut livrer en ces différentes circonstances ne

firent que fortifier et raffermir les tribus dans leur

organisation en petites républiques.

Le fameux, Abou-H'ammou, depuis son échec de

Page 97: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 73 —

Bougie, pensa avec raison que le souvenir du désastre

infligé à son prestige lui défendait à tout jamais d'avoir

quelques velléités de conquête sur le pays des Zouaoua.

Àùssi,; lorsque, dix ans après les événements de Bou-

gie, on vint un beau jour annoncer à Abou-R'ammou

lui-même, que le 30 janvier 1375, Tadellès avait été

prise d'assaut par ses partisans, et que toute la popu-

lation l'y avait reconnu comme roi, le Sultan, joyeux

de cette nouvelle inespérée, se réjouit et ordonna

d'illuminer.

Pour fêler cet heureux événement, toute la cour <:n

liesse organisa aussitôt des réjouissances à l'occasion

desquelles furent débitées, selon l'usage, de nombreu-

ses pièces de poésie chantant la victoire remportée.

Dans ce jeu d'esprit et de congratulation, les minis-

tres et les courtisans ne manquèrent pas, en cette

circonstance, d'adresser en vers leurs compliments à

leur maître.

Voici, à titre de curiosité, un des poèmes, composé

et récité par le nommé Abou-El-Fadhel, juriste et

secrétaire d'Etat à la cour de Tlemeen (1) :

« Une heureuse nouvelle pareille à l'aurore du matin,'

« ou encore au vent d'Est, a apporté (avec'elle) une

« odeur d'ambre.

« Le parfum qu'elle répand te salue. On dirait que

« c'est (la ville de) Darin qui offre le parfum pénétrant« du musc. Noble (nouvelle) qui est venue t'informer

<( (ô roi) de la conquête, ennoblissant celui qui vient et

« qui l'apporte. Elle a annoncé la prise de Tedellis en

(1) Voir les détails dans l'Histoire des Abd^el-Ouad ou Histoiredes Rois de Tlemeen,page 381, par Abou-Zakaria Ibn-Khaldoùri,traduction de Bel.

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- 74 —

« ton nom, ô maître. Sois félicité de ta royauté qui

« favorise la victoire. -

(La prise de) Tedellis assure la conquête de Bougie;

« marche (contre cette ville) soit avec La puissance,

« soit avec ta chance, tu réussiras.

« Désaltère-toi à l'eau du fleuve; (à Bougie) promène-

« toi dans ses jardins magnifiques qui s'étaient en ces

« lieux pittoresques.

(< Monte à ses citadelles, fouiile-les à l'intérieur.

« Allah te donnera un heureux succès. »

Cette fête, ces réjouissances accompagnées des com-

pliments les plus élogieux et les plus flatteurs adressés

à cette occasion à Àbou-H'ammou, touL cela semblerait

exagéré et hors de proportion avec l'objet qui les avait

provoquées, si les visées intimes des Abd-el-Ouadites

ne s'étendaient pas au delà de Dellys.

En effet, la prise du petit port kabyle avait aux yeux

des Abd-Ël-Ouadites, outre la satisfaction morale qu'elle

leur procurait, une grande portée politique et militaire

en même temps. Pour eux, le sens de l'événement était

que :

1° L'entrée des partisans d'Àbou-H'ammou à Dellys

réparait en partie l'humiliant échec de Bougie (en

1336-37);

2°'Sa proclamation comme roi par les habitants de

Dellys eux-mêmes signifiait que son prestige allait être

rehaussé auprès des Zouaoua qui, dix ans auparavant,

avaient si affreusement maltraité son armée et sa

majesté;

Page 99: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 75 —

3" Enfin, la grande importance de la prise de Dellys

résidait surtout dans la position militaire du point

occupé, position stratégique que le poète définit de la

façon suivante : « La prise de Dellys assure la conquête

de Bougie. »

Laissant les flatteries de côté, il convient cependant

de rappeler que la position du petit port kabyle ne pou-

vait devenir réellement menaçante et dangereuse pour

Bougie qu'à condition de disposer librement de l'une

des voies, ou de celle de la mer avec une forte flotte,

ou de celle du continent avec l'assentiment et la pro-

tection des Zouaoua, ces .« singes et démons » du

Djurjura.

Or, les Abd-El-Ouadites n'avaient aucun de ces

moyens à leur portée. Le passage à travers le Djurd-

jura était particulièrement impossible à réaliser..'

La joie exubérante, manifestée à J'annonce de la

chute de Dellys, par les courtisans d'Abou-lî'ammou

nous paraît sinon déplacée, du moins exagérée. Les

ambitions des Abd-El-Ouadil.es lurent bien éphémères

et leurs projets, des chimères.

D'ailleurs, les visées de conquêLe des princes de

Tlemeen n'eurent d'autres suites que celles d'user leurs

auteurs et de provoquer en l'activant la déchéance de

leur dynastie déjà fort ébranlée dans, ses fondements.

Dans l'administration de leur royaume, nous ne

voyons que désordre et anarchie. Déjà, certaines famil-

les arabes, appelées par eux pour les soutenir dans

leur cause, commencent à les trahir ; pendant que

les unes, se déclarant indépendantes, sèment le désor-

dre dans le royaume, d'autres, habituées à ne vivre

Page 100: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 76 —

que de rapines, n'acceptent à servir le trône qu'en

vidant à leur profit le trésor public (1).

Dès lors, Tlemeen bientôt épuisée et sans ressources

ne pouvait devenir que la proie facile des désorganisa-

teurs professionnels et traditionnels, les Arabes, qui,

avec leurs appétits déchaînés, n'attendaient qu'une

occasion pour se jeter sur elle et se partager sa

dépouille.

Tlemeen, aveuglée par son ambition, paya chèrement

son imprudence et sa cupidité!

Si elles avaient été prévoyantes, Tlemeen comme

Bougie, ces deux villes berbères, auraient pu, suivant

l'exemple de leurs aînées, Fez et Marrakech, vivre et

prospérer sans se détruire. Unissant leurs efforts pour

le bien commun, elles auraient dû, dès leur naissance,

combattre et refouler les turbulentes tribus arabes vers

le Sud Algérien d'où elles avaient été amenées.

Débarrassées de ces cohortes de désordre et de

. rapine, les deux villes, avec leurs propres•moyens,

auraient peut-être pu arriver à organiser et asseoir

dans le Tell du Moghreb central un second royaume

berbère plus stable et plus prospère.

L'élément berbère,, jusque-là en partie maintenu

dans les riches vallées du Tell, aurait été mieux con-

servé, aussi bien dans son sang que dans ses moeurs

et dans son langage; cet élément autochtone, de par

ses qualités laborieuses, aurait surtout contribué à

développer les richesses naturelles du pays et à res-

taurer les ruines qu'avaient laissées derrière eux les

premiers flots des Benou-Hilal (2).

(1) Voir Histoire de l'établissement des Arabes dans l'AfriqueSeptentrionalepar E. Mercier.

(2) Voir, pour plus de détails sur les désastres de l'invasion

Page 101: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 77 —

Tandis qu'avant le xive siècle, l'Algérie et la Tunisie

n'élaieiiL encore peuplées en partie que de Berbères,

de nos jours, nous n'en voyons que quelques groupes

épars dans les hautes régions où ils vivent isolés et

sans ressources sur leurs rochers souvent stériles

comme de pauvres épaves refoulées et abandonnées là

par la vague arabe.

Si ce malheur irréparable est dû dans ses débuts au

Khalil'a d'Egypte, El-Moustancer, qui a provoqué l'in-

vasion du xr siècle, les princes berbères Almoh'ades

(H'afsides et Abd-El-Ouadites) qui ont commis l'impru-

dence, pour satisfaire leurs ambitions personnelles,

d'appeler les arabes et de les lancer dans les régions

du Tell, sont, vis-à-vis de l'Histoire et de leurs frères

de race, disparus de l'Algérie et de la Tunisie, les seuls

coupables ; toutefois, nous estimons que cette culpa-

bilité doit aussi s'étendre à tout le peuple berbère,

dont le premier défaut est de n'avoir jamais su rien

organiser de durable par lui-même.

D'un caractère trop indiscipliné, le berbère n'a pas

compris dans sa vie sociale que l'abus de la liberté

conduit à l'oligarchie, et que cette l'orme de gouverne-

ment ne fait, s'il ne la détruit pas, que rapetisser en

lui l'idée de patrie et de nation, deux mots sur lesquels

il n'a d'ailleurs conservé que le sens primitif.

Manquant de cet esprit national, qui. embrasse dans

sa conception un horizon plus vaste de sympathie et

de solidarité, le berbère a de tout temps travaillé à sa

perLe, car encerclé dans son amour borné du 'foyer,

arabe du XIe siècle, un aperçu donné par G. Marçais dans sonremai-quable ouvrage intitulé : « Les Arabes en Berbèrie ». Cf.Histoire de Vétablissementdes Arabes dans l'Afrique Septentrionalede Mercier.

Page 102: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 78 -

il n'a jamais su, dans son idéal social, s'organiser

définitivement pour composer par l'union et la solida-

rité une force susceptible d'être éventuellement oppo-

sée à l'envahisseur du patrimoine commun.

Avec les Arabes comme avec les Romains, nous ïe

voyons, à l'heure du danger, n'opposer qu'une faible

force; ici comme là, la tribu seule a cherché à pré-

senter quelque résistance à la domination étrangère; et

si le Djurdjura comme le grand Atlas ont échappé au

joug des conquérants, ils le doivent, en partie, à ia

configuration de leur sol dont les difficultés d'accès

renforcées par la bravoure innée de leurs habitants,

rendaient inabordables les flancs abrupts de ces hautes

régions.*

-te *

Après ces réflexions suggérées par l'état de déca-

dence de Tlemeen, nous reprenons l'examen des évé-

nements ou faits historiques intéressant directement

la Kabylie.

Nous sommes vers la fin du xive siècle, époque où

le secours du grand historien berbère pour notre docu-

mentation nous abandonne (783 = 1381-2).

Dès lors,, privés des- lumières du remarqualhe érudit

et savant Ibn-Khaldoun, nous retombons encore dans

les ténèbres et durant tout le xv6siècle, la Kabylie

nous reste ainsi fermée et inconnue. Mais la postérité,

ne pouvant la laisser plus longtemps dans l'oubli, de

nouvelles lumières l'éclairent et nous la font voir

vivante et active.

La sachant intimement liée au sort d'Alger et de

Bougie, l'arrivée des Espagnols dans ces parages la

Page 103: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 79 —

ranime ; et, son activité nous permet de la retrouver

telle que nous l'avons vue et connue dans les siècles

précédents, c'est-à-dire toujours palpitante de patrio-tisme et d'indépendance.

En nous quittant, Ibn-Khaldoun ne manque pas de

nous laisser l'impression que la déchéance complète de

l'empire d'Occident approchait à grands pas et que

l'anarchie qui régnait dans toute la Berbérie allait per-mettre aux Chrétiens, non seulement de libérer l'Espa-

gne de la domination des Musulmans, mais aussi d'es-

sayer de porter la guerre en Afrique même, particu-lièrement sur les côtes barbaresques.

Dès lors, menacés directement dans leurs propres

Etats, certains princes africains, feignant de faire

trêve à leurs querelles intestines, essayèrent de tourner

leurs efforts contre la Chrétienté qui les menaçait d'une

nouvelle invasion. Mais le manque, d'union dans leurs

moyens de défense, ajouté à la mauvaise organisationde leurs gouvernements et l'absence de discipline' clans

les rangs de leurs armées, tout cela laissa beau jeuaux Chrétiens qui, pendant plus de cinq siècles (de1380 à 1830) allaient sans répitfaire une guerre achar-

née aux Musulmans d'Afrique.

L'Europe chrétienne n'ayant, pas réussi dans sesf\Croisades précédentes contre l'Orient, tourna sa colère

et ses visées, de conquête sur la Berbérie, région depuis

longtemps déclarée pays d'infidèles par la Papauté et /

tous ses monarques.

Dans cette guerre de religion que la Chrétienté a

déclanchée dès le XIesiècle, la très catholique et apos-

tolique Espagne, animée d'une haine féroce, fut de

Page 104: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 80 —

toutes les nations de l'Europe du Moyen-Age, celle qui

mit le plus d'acharnement dans ses multiples agres-

sions contre les Infidèles d'Afrique.

Secondée par l'Autriche, le Portugal, la République

de Gênes et le royaume de Naples, elle employa tous

ses efforts pour essayer de débarquer et de s'implan-

ter en un point de l'Afrique, où depuis longtemps elle

voulait mener Ja guerre. Le seul obstacle qui parais-

sait retarder l'entreprise de ses projets, c'étati la sécu-

rité de traversée dans la Méditerranée.

A cet effet, la maîtrise de la mer qui s'imposait fut

par elle et ses alliés chaudement disputée aux souve-

rains de Tunis et de Fez, princes dont les moyens de

défense maritime étaient alors bien limités.

Ceux-ci, obligés cependant de se défendre, armèrent

non sans difficultés quelques vaisseaux et essayèrent

ainsi de répondre aux agressions des nombreuses ot

puissantes flottes chrétiennes. Quelques succès rem-

portés par les marins musulmans, encouragèrent

ceux-ci dans leur résistance et leur donnèrent le temps

de mieux s'organiser.

Tunis et Tripoli, d'un côté, Salé, Tanger et Ceuta de

l'autre, furent, dès le xive sièlce, les principaux ports

d'où partaient les flottilles qui permirent aux Musul-

mans d'Afrique de résister aux attaques répétées des

armadas espagnoles, portugaises et génoises. En pré-

sence d'une coalition aussi formidable, les Africains,

menacés clans leurs foyers, luttèrent avec achar-

nement.

La lutte fut longue et pénible. Dans cette guerre de

course sur mer, la sécurité des royaumes de Fez et de

Page 105: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

.*- 81 —

Tunis, qui jouissaient encore d'un certain prestige

d'organisation et de force, était relativement protégéecontre une agression directe de la part des Chrétiens.

Seules, les côtes du Moghreb central, qui allaient

être le théâtre de nouveaux événements, restaient sans

défense. Dans cette partie de l'Afrique, les querelles

intestines, le manque d'entente entre Musulmans (H'af-

sides et Mérinides) livraient Bougie et Tlemeen. à l'a

désorganisation la plus complète - ; et, leurs deux

royaumes livrés à l'anarchie devenaient, dès lors, une

proie facile.

Au courant de cet état de choses, la Chrétienté pen-

sait, avec juste raison, qu'un coup de main de la partdes flottes européennes sur un point quelconque de 5a

côte barbaresque restait des plus aisées.

La guerre sérieusement portée en Afrique, les côtes

algériennes, qui en furent souvent le théâtre, subirent

de nombreux assauts. Des principaux événements, qui

s'y déroulèrent, nous ne retenons que ceux relatifs à

la Kabylie, pays dont le passé est aussi difficile à

démêler que le sol à conquérir.

Nous verrons que ses habitants, les « Azuagues » (D

dirigeant leurs coups sur les nouveaux agresseursseront en partie les auteurs directs des différents désas-

tres infligés aux Espagnols sur les côtes kabyles; avec

leur concours, qui commence, dès le xvf siècle, à être

des plus actifs, Alger prend du relief et s'illustre dans

les guerres de course sur terre comme sur mer, le

Zouaoui se fit redoutable.

(I) Les habitants du Djurdjura, les « Igaouaouen », que lesArabes appellent Zouaouasont désignéspar les écrivainsespagnolssous le terme d « Azuagues».

Page 106: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 82 —

Nous avons déjà vu que la Kabylie, malgré son indé-

pendance, liberté qu'elle a su se donner et conserver

intacte à travers les siècles, a été souvent obligée,

contrainte par les événements, à s'intéresser directe-

ment ou indirectement aux mouvements politiques ou

militaires, qui se manifestaient autour d'elle, soit à

propos de Bougie, soit au sujet d'Alger, deux cités au

sort desquelles le Djurdjura restait intimement lié.

Nous avons également fait constater que son point

de contact avec les civilisations étrangères (phéni-

cienne, romaine et arabe) a été, de tous temps, Dellys,

porte du « Mont Ferratus » point stratégique admira-

blement situé entre les antiques cités de Saldea et

d'Icossium. Si les Arabes des Abd-El-Ouadites ont

essayé de mettre la main sur la Kabylie et de s'y infil-

trer par cette porte, nous verrons également que c'est

par la même voie que les Turcs, après les Espagnols,

tenteront d'attaquer le Djurdjura et d'étouffer la liberté

kabyle; et comme le futur n'est que le renouvellement

du passé, les événements se répétant, nous constatons,

, que c'est, par Dellys enfin, que le maréchal Randon, en

1857, a lancé ses colonnes d'attaque à la.conquête du

Djurdjura, conquête d'autant plus glorieuse qu'elle est

la première que l'histoire ait, jusqu'à ce jour, à enre-

gistrer dans les fastes de l'indépendance kabyle.

Quant aux tentatives espagnoles du xvi* siècle,•elles

furent sans résultats. L'occupation momentanée de

Bougie ne fit, ainsi qu'il sera dit plus loin, que réveil-

ler et exciter le sentiment national des montagnards

auprès desquels des aventuriers turcs, Aroudj et ses

frères, trouvèrent l'aide la plus sérieuse pour se créer

et asseoir leur autorité en Algérie pendant trois siè-

cles.

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_83-

Lorsque, débarrassés des Espagnols de Bougie et

d'Alger, les Turcs, se croyant assez forts pour impo-

ser leur hégémonie, en Kabylie, essayeront de toucher

aux libertés du Djurdjura, ils seront plus que désillu-

sionnés.

Durant les trois siècles de leur règne, ils vont se

trouver aux prises avec l'esprit d'indépendance des

montagnards prôné par Koukou et Guela'a, deux cita-

delles qui étaient, alors le refuge inviolable de cette

liberté kabyle. Dans ces luttes, le montagnard sera

épuisé, mais non vaincu; sa ténacité clans sa résistance

au joug du Turc mérite, pour la mieux définir et la

bien asseoir dans l'histoire de l'Indépendance des peu-

ples, non seulement une plume mieux autorisée et plus

fine, mais une érudition plus étendue que la nôtre ;

l'histoire de la Kabylie reste l'image en miniature du

passé de ce grand peuple, le Berbère, que les grandsécrivains arabes mettent au rang des Grecs et des

Romains.

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IV. PERIODE TURQUE

SOMMAIRE

Bougie et Alger tombées en décadence, les Zouaoua étaientdirectement intéressés à l'existence de ces deux villes.— L'arrivée des Espagnole inquiéta toute la Kabylie et la

prise de Bougie en 1510poussa tout le Djurdjura à prendreles armes pour aller se mettre sous les ordres du gouver-neur Abou-Belier chassé de sa ville. —Demande de secoursaux derniers princes li'afsides de Tunis. — Les espagnolsassiégés résistent aux assauts multiples des Kabyles.

En 1512,des pirates turcs dont A'roudj et Khaïr-Eddin

déjà réputés parleurs exploits de marins arrivent devant

Bougie.Dans une attaque combinée par terre et par mer, A'roudj

blessé suspend les hostilités et se retire à Tunis. — Les

Espagnols inquiets recherchent l'alliance des Beni-Abbas.— Le secours de Guela'a empêche la garnison de;Bougie desuccomber par la famine. — Pendant ce temps, Gênes semet de la partie ; et en 1513,André Doria s'empare de Dji-

• djelli. — Gette nouvelle conquête des Chrétiens irrita forte-ment les Montagnards qui firent, de nouveau, appel au gou-vernement dé Tunis. — Retour de A'roudj et de Khaïr-Eddinavec leurs cheq'efs munis de pièces d'artillerie. — Soulève-ment général de toute la Kabylie orientale. — Legouverneurtunisien de la province de Bône, le nommé Sidï Alïmed ouEl-K'adJii, fut officieusement chargé de prètter main-forteaux « Raïes » turcs. — Djidjelli repris aux Génois devint,une base d'opérations pour les Barberousse; mais unedeuxième attaque contre Bougie n'eut pas plus de succès

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— 86 —

que la précédente. — Cet échec lia d'amitié les deux chefs

turc et kabyle. — Sidi-Ah'med ou El-K'adM, rentré dans

son pays d'origine les Aïlh-R'oubri, encouragea A'roudj à

ne pas quitter la côte kabyle. — Suivant les conseils du chef

kabyle, A'roudj se décida à faire diversion sur Alger où sa

présence était réclamée.

Bel-K'addhi leur ayant préparé le terrain, les Turcs

entrèrent triomphalement dans Alger où ils ne tardèrent

pas à s'emparer du gouvernement de la ville. — Placé à la

tète du pouvoir, A'roudj eut le bonheur d'écraser les Espa.

gnols dans une de leurs tentatives de débarquement à Bab-

el-Oued. — Profitant de son succès, il organisa son nouveau

royaume et le divisa en deux provinces, dont celle de

l'Est fut attribuée à son compagnon et ami Bel-K'adlii. —

Fidélité du Djurdjura aux triomphes des Turcs, qui firent

d'Alger la capitale de leur royaume naissant.

Reprenant le cours des événements historiques rela-

tifs à la Kabylie, nous constatons qu'à partir du xv°

siècle, les deux villes Alger et Bougie, si longuement

disputées par les différents souverains de Tunis, de

Tlemeen et de Fez, vont être délaissées et abandonnées

à leurs propres malheurs, c'est-à-dire à l'anarchie, à

la déchéance de leur grandeur des temps passés.

•De cet abandon, Bougie sera la ville qui en souffrira

le plus, car, la sachant sans influence ni force, les

ronces du Djurdjura, débordant par dessus ses rem-

parts, s'étaleront sur elle et l'étoufferont. Quant aux

autres cités tombées également en décadence et livrées

à elles-mêmes, ces villes au passé glorieux vont tou-

tefois essayer de vivre encore, en formant des princi-

pautés indépendantes, mais bien appauvries, car leur

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— 87 —

indépendance, née du désordre et de l'anarchie qui

rongeaient d'ailleurs tout le Moghreb central, ne pré-

paraît, que leur perte prochaine. Affaiblies, réduites

à leurs propres moyens de défense, elles devenaient

une proie facile à saisir, et pour s'en rendre maître,

un simple coup de main, une attaque par mer bien

menée, suffirait pour en assurer le succès aux agres-seurs.

De cet état de choses, toute la Chrétienté en était

depuis longtemps informée ; seule, la crainte de com-

plications diplomatiques entre certaines nations euro-

péennes, retardait la réalisation de ses visées. D'ail-

leurs, si la force de l'Islam, brisée en Espagne, com-

mençait à être également disloquée en Afrique, l'Orient

restait encore solide et menaçant., L'influence de Cons-

tantinople se faisait sentir jusqu'en Pologne.

La Papauté qui ne pouvait se consoler des échecs

subis durant ses précédentes croisades, exploitant en-

core la crédulité de l'Europe chrétienne, ne restait

pas moins inquiète devant les progrès inquiétants de

Constantinople, qui débordaient sur les Etats balkani-

ques et sur le Danube.

En Occident, de la presqu'île ibérique jusqu'aux Iles

Britanniques, la haine chrétienne, dans sa réaction

encouragée par ses succès de refoulement des musul-'

mans d'Espagne déborde et menace l'Afrique isla-

mique.

En attendant, la guerre de course en Méditerranée

y rendait la sécurité de la navigation fort précaire

pour tout le monde. Pendant que les Portugais s'atta-

quaient par l'Océan au Moghreb occidental, les Espa-

Page 112: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 88 —

gnols, dans la Méditerranée ,portaient la guerre sur

les côtes barbaresques. Oran, Bougie et Tripoli tom-

bèrent successivement en leur pouvoir (1509-10)'.

Alger menacée d'un bombardement déposa les armes

et fut obligée de se dépouiller des Iles, derrière les-

quelles se trouvait son port. A la suite de cet auda-

cieux coup de main, Alger, l'antique cité des « Mezr'a-

na «, resta, dès lors, à la merci du conquérant de

Bougie.

Le victorieux Pierre de Navarro représentant de

l'autorité espagnole, la prise de possession des « Iles »

assurée, s'abstint pour le moment d'exercer la moindre

pression sur les Algérois ; ne voulant pas sans doute

brusquer les choses, il se contenta donc de s'emparerdes Iles où les Espagnols élevèrent aussitôt une forte-

resse (le Pefion) à laquelle la destinée réserva le rôle

le plus fameux dans l'histoire d'Alger.

Pendant que la marine espagnole prenait possessionde ces différents points de la côte, les petits ports de

Ténès et de Dellys, craignant sans doute l'arrivée et le

châtiment des Chrétiens, s'empressèrent, eux aussi,

d'adresser leur soumission aux nouveaux venus.

La dextérité avec laquelle cette expédition fut me-

née, permit donc aux Espagnols d'oBtenir des résul-

tats aussi inattendus que précieux.

En moins de deux ans, les armées de Ferdinand le

Catholique, transportées et débarquées par une flotte

imposante, purent obtenir sur lès Africains ces bril-

lants succès. Mais, par suite de la mauvaise politiquedu gouvernement et l'incapacité ou l'incurie de la plu-

part de ses ministres, les gouverneurs espagnols aban-

Page 113: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 89 —

donnés à eux-mêmes, ne purent pas conserver long-

temps leurs nouvelles conquêtes. (1)

Revenus de la stupeur que leur avait causé l'audace

des Chrétiens, qu'ils ne croyaient pas capables de ve-

nir les attaquer chez eux, les Africains se ressaisirent,

et, devant le danger commun qui les menaçait, ils pen-

sèrent aux moyens d'y remédier en repoussant l'enva-

hisseur.

Tous les musulmans de l'Afrique finirent donc par

se rendre compte de la gravité de leur situation. La

réalité des faits fit frémir d'horreur toute la Berbérie ;

et, bientôt la menace d'un danger aussi imminent

qu'effroyable secoua les populations qui coururent

aux armes.

Ne serait-ce que par le souvenir -des récits atroces

rapportés par ceux-là mêmes qui avaient échappé par

leur fuite, lors de la prise de Grenade, en 1492, aux

tortures de l'Inquisition (2), bientôt les vieilles haines

réveillées se développèrent et les cris de vengeance se

(1) Voir Histoire des Abd-el-Ouadites,traduction de Bel; Epo-(7UBmilitaire de la grande,Kabylie, par Berbrugger, et aussi His-toiredel'Afriqueseptentrionale, par E. Mereier,et Les Roisd'Alger,d'après Haëdq, par Gvammont, etc...

Ce sont là les principauxauteurs consultés par nous pour essayerd'arriver, à travers les obscurs événementsde l'époque (XVesiècle),à dégager tout ce qui se rapporte à la Kabylie. Comme il s'agitd'histoire, nous ne relevons, à ce sujet, que les faits oui nous pa-raissent authentiques ou reconnus comme tels par d'autres écri-vains.

(21Les persécutions, les horreurs commisespar l'Inquisition enAndalousie,et ailleurs, restent unetâcbeineffaçable dansl'Histoirede la Chrétienté et de l'Humanité. Il est certain que les échos de

gémissements des milliers de victimes musulmanes, martyrs du

plus abominable fanatisme ne purent être empêchés de se réper-cuter en Afriqueet jusqu'en Orient. Ce qui en résulta, l'Histoire leconnaît. L'eclosion du fanatisme papal qui a existé et soulevé le

peuple musulman contre lui, a replongé tout le monde occidentaldans l'ignorance et lebarbarisme.

Si l'Europe latine, avec'ses guerres de religion du MoyenAge, a

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- 90 —

propagèrent jusqu'aux tribus les plus reculées. Déjà

les habitants, Berbères et Arabes du Tell et des Hauts-

Plateaux, faisant momentanément trêve de leurs que-

relles personnelles, cherchaient à se concerter et à

s'unir dans leurs efforts pour se défendre et repousser

l'ennemi commun.

Mais les Espagnols se sachant mieux organisés et

mieux armés, ne s'inquiétèrent pas outre mesure de

toutes ces menaces : l'artillerie de leur flotte et clés

positions acquises sur terre leur semblait suffisante

pour maintenir en respect les cohortes des tribus sou-

levées.

Cependant depuis l'Atlantique jusqu'aux Syrtes, une

grande agitation s'emparait de toute la Berbérie. Les

menaces, suivies d'effets, de la Chrétienté provoquèrentla proclamation du « Djihad », cri d'alarme qui ne pou-

vait manquer d'être entendu. Comme la « Croisade ».

le djihad enrôla et arma des masses de fidèles.

Dans ce mouvement de réaction générale et inévita-

ble, les Zouaoua ne restèrent pas indifférents.

Sans doute, informés par leurs marabouts et même

par les quelques exilés andalous réfugiés dans leurs

montagnes, des atrocités commises par les Chrétiens

contre la foi, les personnes et les biens des Musulmans

d'Espagne, les Zouaoua, directement menacés par la

main mise sur. Dellys et Bougie, durent être les pre-

miers à vouloir prendre les armes et à marcher contre

retardé de plusieurs siècles l'éclosion d'une nouvelle et vraie civili-sation, les Torquemadà torsionnaires. qui maniaient le fer rougeet dressaient les bûchers, infernaux au nom de .T.-Christ,ont terniet sali devant l'Univers entier et devant la Morale Universelle,lesbelles et saintes paroles de l'Evangile.

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— 91 —

les Infidèles, particulièrement contre les Espagnols,

qui osèrent débarquer et prendre pied dans leur pays..

Mais ici plus qu'ailleurs, il manquait aux monta-

gnards, comme aux Algériens en général, une tête, un

homme, un chef capable de prendre avec le comman-

dement des contingents, la direction générale du mou-

vement. Si des ambitions personnelles, guidées par

l'égoïsme, empêchaient le peuple d'exprimer ses pré-

férences et de,fixer son choix sur un chef déterminé,

le manque d'organisation et de discipline mettait

l'Africain dans l'impossibilité de prendre ses respon-

sabilités et d'entreprendre quoi que ce fut avec ses

propres moyens.

Dans cette circontance, l'initiative des Zouaoua fut

cependant assez prompte, et donna les résultats les

moins attendus. Pendant que les Arabo-Berbères des

villes, les Maures, se livraient, à ce sujet, à des dis-

cussions interminables et stériles, les Zouaoua, sans

palabre, se mirent en mouvement et allèrent droit au

but.

Accourus au premier signal d'alarme, ils avaient

déjà bravement donné de leur personne, en essayant

de s'opposer au débarquement des Espagnols. Aprèsavoir disputé chaudement la prise de Bougie, ils s'en-

tendirent, sous la direction d'un prince h'afside, nom-

mé Abou-Bekr, pour organiser le siège de cette ville;

mais, tous les efforts tentés dans ce sens furent vains,

car le front de mer n'étant pas également fermé aux

Chrétiens:,; le siège restait inefficace. D'ailleurs, même

du côté du continent, quelques batteries espagnoles,installées à l'intérieur des remparts, rendaient l'ap-

proche de la ville fort difficile.

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— 92 —

Aussi, pour que les futures tentatives d'assauts

eussent quelque chance de réussite, le gouverneurAbou-Bekr sollicita de son souverain de Tunis l'envoi

d'urgence de quelques navires qui inquiéteraient

Bougie par mer. Tunis, inquiète sans doute, mais

soucieuse dé" sa propre sécurité, fit la sourde oreille.

Les secours demandés n'arrivant pas, les Espagnols,

enfermés dans la ville, eurent alors largement le

temps d'améliorer leurs fortifications et d'augmenterleurs approvisionnements.

Pour défendre la place, les deux ans d'occupation

permirent dès lors aux Espagnols de s'armer solide-

ment en y amenant de l'artillerie et des munitions en

quantité. Ce laps de temps, pendant lequel il n'y eut

que quelques escarmouches sans importance, permitencore aux occupants cle Bougie d'organiser solide-

ment leur défense. Ce ne fut seulement qu'en 151%

que les Espagnols commencèrent à être sérieusement

inquiétés dans leur forteresse.

Les deux plus fameux corsaires cle l'époque dans

la Méditerranée, les nommés A'roudj et Khair-Eddin,venant de la région de Tripoli, se présentèrent brus-

quement devant Bougie qu'ils attaquèrent aussitôt ;

après avoir capturé deux navires chrétiens qui se

trouvaient dans le port, ils jetèrent l'ancre et débar-

quèrent vers la partie orientale de la rade. Combi-

nant leurs efforts avec ceux de quelques montagnardslaissés de garde autour de la ville assiégée, ils repous-sèrent les Espagnols qui avaient tenté une sortie.

Leurs attaques se poursuivant par la plage, per-mirent à A'roudj et Khair-Eddin de s'approcher de la

ville. Après quelques travaux d'approche, ils tentè-

rent le coup suprême; placés à la tête de quelques

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— 93 -

janissaires soutenus par des contingents Kabyles, ils

essayèrent de pénétrer clans la place par le port. Mais

ce point dominé par l'artillerie cle la citadelle, permit

aux Espagnols cle repousser aisément leurs ennemis.

Devant la résistance héroïque des assiégés, les

assaillants se virent obligés de suspendre leurs as-

sauts, dont certains furent des plus meurtriers. L'at-

taque cessa en laissant aux Espagnols toutes les ap-

parences d'une victoire due au courage et à la ténacité

dans la résistance de toute la garnison dont le com-

mandant fit preuve de sang-froid et d'intelligence

remarquables.

Toutefois, il est à remarquer que si cette première

tentative pour reprendre Bougie aux Espagnols échoua,

cet échec est dû en partie à l'artillerie cle la place,

qui, tirant à bout portant, causa cle grands ravages

clans les rangs des assaillants ; clans ces différents

engagements la valeur guerrière des janissaires ne

fut pas sans étonner les montagnards. Ayant pour la

première fois l'occasion d'admirer le courage et la

bravoure des Turcs, dont le chef A'roudj eut un bras

fracassé dans un des assauts, les kabyles ne purent

s'empêcher cle leur accorder toutes leurs sympathies.

Le combat arrêté à la suite de cette grave blessure,

reçue- par leur chef, les Turcs très peines de leur

échec reprirent la mer ; et, Khair-Eddin, voulant aller

soigner son frère blessé, le ramena à Tunis. Ce dé-

part qui laissa Bougie encore esclave des Espagnols,

chagrina beaucoup la Kabylie, mais ne la désarma

pas.

Ce succès encouragea les Espagnols h persister

dans leur résistance, et la perspective d'une nou-

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— 94 —

velle attaque l'es incita à développer tous les moyens

de défense pour assurer entre leurs mains le main-

tien de leur conquête.

Débarrassés des Turcs, les Espagnols cle Bougie,

toujours inquiétés et assiégés par les Kabyles, cher-

chèrent alors, par l'intermédiaire d'émissaires, à ré-

tablir quelques relations avec certains chefs cle tribus

de l'intérieur, particulièrement avec l'« amr'ar » des

Beni-Abbas, chef dont l'origine nobiliaire et même

princière était très connue d'eux.

Etant donné les sentiments de sympathie que cette

tribu professait depuis longtemps à l'égard des Espa-

gnols, la démarche donna des résultats les plus satis-

faisants. Secrètement, la diplomatie espagnole s'était

déjà employée par des insinuations répétées à laisser

entendre aux derniers descendants des princes hem-

madites de Guela'a que l'Espagne pourrait, le cas

échéant, les aider à reconstituer le royaume de leurs

ancêtres, et que son arrivée à Bougie ne serait que

le commencement cle la mise en pratique du projet.

En attendant, la réalisation d'une promesse aussi

aléatoire que chimérique, Guelaa' alléchée par l'or

espagnol promit une aide immédiate à Bougie, qui

commençait à avoir grand besoin de renouveler ses

approvisionnements. En réalité, suivant le vieux prin-

cipe de tous les conquérants, pour qui la loyauté est

un vain mot, les Espagnols ne cherchaient qu'à trom-

per et diviser la Kabylie pour mieux y régner.

Au sujet de Bougie assiégée, malgré la vigilancedes Zouaoua, des provisions de toutes sortes y arri-

vaient eh abondance de Guela'a ; les communications

Page 119: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

_ A5 -

ainsi rétablies avec les Beni-Abbas, Bougie, rassurée

sur les moyens de son existence, respira ; ce nouvel

état de choses enleva bientôt toute inquiétude au com-

mandement de la place. En effet, grâce aux secours

cle ravitaillement fournis par les Beni-Abbas, le dan-

ger de mourir de faim devenait, pour le moment,

moins menaçant pour les assiégés sur le sort des-

quels le Gouvernement cle la Métropole semblait se

désintéresser. À ce titre, l'aide cle Guela'a était donc

pour la garnison espagnole des plus appréciables.

Désormais, Bougie, vivant tranquille et se sachant

ainsi protégée, n'avait plus d'inquiétude à éprouver

sur le sort de son avenir. L'extension de son Influence

directe sur toute la vallée de l'Oued-Sahel lui parais-

sait même possible et prochainement réalisable.

Sur ces entrefaites, encouragés sans doute par les

succès des Espagnols en Afrique, les Génois, sous la

direction d'André Doria, vinrent à leur tour en 1513

insulter les côtes barbaresques et cherchèrent eux

aussi à y prendre pied. Par un coup de main habile-

ment mené, ils arrivèrent à quelques milles à l'Est

de Bougie, à s'emparer de Djidjelli où une garnisonfut aussitôt installée.

Les habitants, chassés de leurs demeures et refou-

lés sur les montagnes environnantes, firent appelcontre ce nouvel empiétement à leurs frères de l'inté-

rieur. Il n'en- fallait pas davantage pour rallumer

l'incendie et ranimer la haine et la colère des deux

Kabylies.

Se souvenant de A'roudj et de son frère, les monta-

gnards réunis leur envoyèrent, après délibération, des

délégations pour les supplier de revenir les aider à

se débarrasser des Chrétiens dont les entreprises de

Page 120: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

~ 96 —

Conquête devenaient trop évidentes. L'appel adressé

aux Turcs l'ut entendu et A'roudj rétabli, prépara en

secret une nouvelle expédition contre Bougie.

Ce fut alors qu'un certain chef d'origine kabyle,

serviteur du gouvernement h'afside de Tunis, nommé

« Sidi Ah'med ou El-K'adhi » l'ut, en même temps et

officieusement, autorisé par le sullan de Tunis à inter-

venir pour aider à délivrer Bougie.

D'une famille connue et estimée dans les deux Kaby-

lies, Sidi-Ah'med parLiL de la Région de Borne où il

exerçait les fonctions de gouverneur de province.

Arrivé dans les Babor, les contingents des différentes

tribus s'empressèrent de venir en masse se mettre

sous sa bannière.

Grâce à son influence» et surtout au vif désir des

montagnards de combattre contre les chrétiens, il leva

une armée forte de 20.000 hommes qu'il mena parti-

ciper avec les Turcs, d'abord à la reprise de Djidjelli.La petite garnison génoise chargée d'assurer la dé-

fense du port, essaya bien de se défendre; mais atta-

quée par mer et par terre à la fois, prise entre deux

feux et débordée par le nombre, elle ne put guère

résister'plus longtemps. Sans approvisionnements et

sans défense, Djidjelli se rendit aux Turcs qui en

prirent possession.

Débarrassé des Génois, le petit port kabyle retrouva,

avec sa liberté, son activité d'antan; bien plus, dégagéet armé par A'roudj, il devint, dès lors, tant par sa

position géographique que par la richesse de ses

essences, une base d'opérations de première impor-

tance pour la guerre de course que Chrétiens et Mu-

sulmans se livraient avec acharnement dans toute la

Méditerranée.

Page 121: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— §1 —

s

Mais le but d'A'roudj ne devait pas s'arrêter à cet

heureux succès; voulant profiter du précieux appoint

que lui donnaient les contingents de Sidi-Ah'med ou

El-Iv adhi, une nouvelle attaque contre Bougie fut

décidée.

Les Espagnols que la reprise de Djidjelli ne pou-'

vait laisser indifférents , s'inquiétèrent de leur propre

sort ; avisés par leurs espions de la décision prise

contre eux, sans perdre de temps, ils doublèrent leurs

efforts pour augmenter leurs approvisionnements et

assurer la défense de la place du côté de la mer.

Aussi, quand les Turcs arrivèrent, ils trouvèrent la

ville solidement fortifiée et bien armée.

Après les manoeuvres d'approche nécessaires devant

une place forte, les Turcs commencèrent l'attaque.

Des tentatives d'abordage, par nier ou par terre main-

tes fois engagées par les assaillants, restèrent sans

résultats. Tous les assauts, aussi intrépides les uns

que les autres, furent régulièrement repoussés. Les

Espagnols luttant à la mort se firent inabordables.

Finalement, se voyant sans artillerie de siège, les

Turcs pensèrent, avec juste raison, que Bougie, par

son armement, était pour le moment imprenable.

En attendant, ils ne purent s'empêcher de constater,

non sans amertume, que leur tentative de reprendre

Bougie avait piteusement échoué. Les pertes en hom-

mes avaient été sérieuses ; et, ce qui était encore plus

grave pour les Turcs clans cette malheureuse expédi-

tion, ce'fut la perte de leurs principaux « eheqefs »,

vaisseaux, qui, enlisés dans l'embouchure de la Soum-

mam, furent criblés et^î-geJiësNpar l'artillerie espa-

gnole. /V>' ' "

-'X\

Page 122: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 98 —

Ce second échec subi devant Bougie leur parut plus

qu'un désastre. Privés de leurs vaisseaux, les turcs se

crurent donc perdus pour toujours.

Mais la destinée voulut que l'étoile des Barberousse

ne s'éteignit pas de sitôt. La sainte matronne de Bougie

LaUa Gouraya, témoin du courage et de la bravoure

des défenseurs de sa liberté, ne pouvait se désintéres-

ser du malheureux sort de ces étrangers .musulmans

sans se montrer ingrate ! Sa bonté était grande et ses

miracles nombreux !

Malgré l'acharnement de la fatalité contre

leurs entreprises, qui aurait pu répondre de ce

que l'avenir réservait aux deux guerriers turcs ? L'en-

lisement de leurs vaisseaux dans les eaux du Djur-

djura, était peut-être un signe des temps qui indiquait

que leurs maîtres ne devaient pas, eux non plus, quit-

ter le confinent Kabyle avant qu'ils ne fussent large-

ment dédommagés de leurs pertes et de leurs revers.

Aussi, malgré ses échecs successifs devant Bougie,

ville maudite où il était venu perdre inutilement son

sang et sa renommée, A'roudj ne désespéra pas de ré-i

lablir sa fortune et son prestige quoique fortement

ébranlés. Dieu est grand et les Kabyles, puissants ! !;

Ayant pour la première fois approché la Kabylie

d'assez près, le turc A'roudj fut émerveillé des qualités

guerrières du montagnard ; l'ayant vu à l'oeuvre, il.

sut, en connaisseur, en apprécier l'intelligence, la/

bravoure et la ténacité.

Les sentiments de dévouement et de reconnaissance

que le montagnard lui manifesta en maintes occasions,

le charmèrent ; d'ailleurs, il n'ignorait pas que, dès

Page 123: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 99 —

ses premiers malheurs, les sympathies des Zouaoua

lui étaient largement acquises. L'ensemble de tous ces

sentiments était pour son coeur uni réconfort.

D'ailleurs Sidi-Ah'med ou El-K'adhi, tout le premier,

devenu leur chef, ne cessa pas dès lors de l'entourer

de son amitié et de sa protection. Cette amitié, née à

la suite d'un malheur commun, fut de la part du monta-

gnard, sincère et durable. On peut dire que ce senti-

ment de sympathie si bien partagé fut pour le turc

éprouvé par les revers de la Fortune, une consolation

pour le présent et un gage pour l'avenir.

« Après s'être juré amitié réciproque », dit M. Ber-

brugger, ils lèvent le siège de Bougie (1514) et vont se

réfugier à Gigelli » (1), non sans promettre aux monta-

gnards de revenir sous peu avec des moyens plus for-

midables pour les aider à libérer leur ville de ses mau-

dits espagnols. Le séjour de Djidjelli ne fit que consoli-

der cette (( amitié jurée ».

C'était donc un pacte d'alliance signé entre les deux

chefs. Le Turc, secondé par le Kabyle, allait être l'au-

teur de grandes choses qui durant trois siècles allaient

se dérouler sur la scène de la petite ville d'Alger.L'aide des Zouaoua lui étant ainsi assurée, A'roudj,

doué par la nature et admirablement favorisé par les

circonstances, ne tarda pas à revoir son étoile briller

d'un nouvel éclat. Les prouesses du raies turc, devant

Bougie bientôt embellies et propagées par les gens de

Bel-K'adhi, sa réputation de grand capitaine ne tarda

(]) Berbrugger, Epoques militaires de la Grande Kàbylie, page59, et Mercier, Histoire de l'Afrique septentrionale, Tome II, page426 et suivantes, avec de nombreuses références relatives aux deuxfrères Barberousse et aux Bel-K'adhi.

Voir aussi Féraud, Histoire de Bougie, et de Grammont, Roisd'Alger,

S

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— îoo —. ÎKJI

pas à se répandre dans tout le Tell, à tel point qu'A'-

roudj devint bientôt, tant dans les villes que d'ans les

campagnes, l'homme du jour, le «moul essa'a » qui,

envoyé eu Afrique, devrait délivrer l'Islam de la me-

nace chrétienne.

La victoire de Djidjelli et les. manoeuvres d'attaque

contre Bougie qu'il tenait encore assiégée, donnaient,

déjà au raies A'roudj, la réputation d'un grand chef

militaire. Bel-K'adhi l'ut le premier à reconnaître en

lui, outre l'énergie et l'intrépidité, toutes les qualités

voulues pour un organisateur de mérile.

Mai;; les Espagnols, don! ia garnison résistai!. a\ec

succès à Bougie, parlaient de l'aire une diversion sur

Alger. D'ailleurs, cette menace pesait sur celte ville

depuis leur installation sur le Potion. Cherchant depuis- longtemps à. mettre un terme à une situation aussi

inquiétante, les Algérois s'agitaient et demandaient à

leur gouverneur les moyens d'assurer leur sécurité.

Profitant de cet état d'esprit, les Kabyles qui étaient,

parmi, les habitants, ceux qui faisaient, sans cloute,

une propagande des plus actives en faveur d'une inter-

vention immédiate, décidèrent la population algéroise à

abonder dans leur sens. Dans des réunions publiques,le voeu présenté aux notables fut partout adopté.Devant cette opinion publique, l'autorité locale ne put

qu'approuver et soutenir les desiderata du peuple.

A la suite de cette décision, le roi d'Alger, le nommé

Salim. Elloumi se décida à'dépêcher lui-même une dépu-tation chargée d'obtenir le concours immédiat d'A'roudjcontre les Espagnos du Penon, dont les menaces deve-

naient des plus inquiétantes pour la ville comme pourses habitants.

Ceci se passait en l'an 1516.

Page 125: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- ioi -

Les projets de Bel-K'adhi en faveur de son protégé

turc allaient se réaliser, car A'roudj, supplié, ne put

s'empêcher de promettre aux Algérois soin prochainconcours.

Après avoir sans doute discuté et-arrêté en commun

leur plan d'action dans le présent comme dans l'avenir,

les deux amis doublèrent les postes de surveillance

autour de Bougie et prirent la direction d'Alger, A'roudj

par mer et Bel-K'adhi par terre.

Dès lors, l'histoire d'Alger commence à prendre un

nouvel aspect avec la fortune des Barberousse, fils

d'un potier levantin, qui parviendront sous la protec-tion de la Providence et des Zouaoua aux plus hautes

dignités. De simples aventuriers, les Barberousse de-

viendront les plus fameux rois d'Alger !

**#

À propos du voyage qu'A'roudj effectua de Djidjellià Alger, nous ne pouvons nous empêcher d'émettre

quelques réflexions sur le sens politique d'un pareil

déplacement, qui se fit, nous l'avons dit, par mer.

En répondant à l'appel des Algérois, A'roudj n'igno-rait pas que la non réussite de sa nouvelle mission

serait sa perle définitive et qu'il lui fallait, en consé-

quence dans cette entreprise où son avenir était

engagé, faire jouer tous les ressorts de son intelligence

pour atteindre le but désiré. — Son sort placé entre

les mains de la Kabylie, A'roudj, fin diplomate, ne putmieux faire que dé manifester à celle-ci, la premère,les honneurs de ses cajoleries.

Nous avons vu qu'en 1510, Dellys avait adressé à

l'espagnol Navarro, dès son arrivée à Bougie, une sou-

Page 126: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 102 —

mission appuyée sans doute de quelques cadeaux

offerts par les citadins et commerçants. A'roudj qui

n'ignorait pas l'estime que les Zouaoua avaient pour

lui, et aux yeux desquels il ne voulait pas paraîtreautre chose qu'un défenseur de ta cause nationale, ne

manqua sans doute pas, en passant, de faire, avec sa

petite flotte, une démonstration de sympathie devant

les côtes du Djurdjura et d'inviter les habitants de Del-

lys, si cela n'était déjà fait, à se dégager de leur enga-

gement de soumission envers les Chrétiens. Pareille

démarche ne pouvait d'ailleurs qu'augmenter et for-

tifier son prestige auprès des montagnards, dont la

plus grande partie, à commencer par les Aïth-Djennad,

Échappait encore à l'influence effective du nouveau

chef kabyle Sidi-Ah'med ou El-Kadhi.

De sorte qu'en se montrant à Dellys, A'roudj accom-

plissait là une démarche nécessaire et politique assez

adroite et dont le moindre résultat ne pouvait que lui

rallier les hésitants ou indifférents du Djurdjura.

D'autre part, son passage à Dellys était le meilleur

moyen de faire connaître officiellement le but de sa

croisière ; la nouvelle d'une prochaine attaque contre

le Pcîïon, déjà lancée dans la montagne par les émis-

saires de Bel-K'adhi, se confirmant, ne pouvait donc

que réjouir le coeur de tous les musulmans ; dans cet

enthousiasme général, il ne restait plus de doute pourIle Kabyle que l'intervention; d'A'roudj allait sûrements débarrasser Alger de la présence des Chrétiens que la

; réputation de sectaires et de tortionnaires avait rendus

exécrables à tout le Djurdjura, comme à tout le monde

I islamique.

Dans ce cas, ne pas assister, ne pas participer à la

réalisation de cette entreprise pieuse et patriotiqueserait pour tout bon musulman un vrai sacrilège.

Page 127: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 103 -

Tel était le langage que les marabouts et autres {

émissaires devaient tenir, en cette circonstance aux

montagnards, qui jaccoururenit en masse, se mettre

sous les bannières de Bel-K'adhi et des Turcs, deve-

nus champions de l'Islam, dont Alger, par le hasard

des événements, allait devenir pour les Algériens un

des loyers de patriotisme des plus ardents.

L'intervention de Lalla-Khedidja, dans cette entre-

prise, porta bonheur aux Baberousse qui, avant d'en-

trer à Alger, allèrent s'emparer d'abord de Cherchell

dont ils s'assurèrent la possession en supprimant le

nommé Kara H'assan, son gouverneur.

Toujours soutenu par les Zouaoua, A'roudj revint

sur ses pas et fit une entrée triomphale à Alger, où il

ne tarda pas à s'emparer également du pouvoir et à se

faire proclamer roi, en lieu et place du malheureux

Salem-Ettoumi dont il s'était débarrassé, dit-on, en l'é-

tranglant dans son bain. Voulant la fin, le Turc sans

scrupule n'hésita pas d'employer tous les moyens,

même criminels pour se faire la situation nette.

Devenu maître et roi d'Alger, A'roudj pensa immé-

diatement après son installation aux moyens d'assurer

la défense de la ville ; ses premiers soins furent pourla marine où des services spéciaux devaient particuliè-rement s'occuper de la sécurité de sa flotte naissante.

Après avoir nettoyé et déterminé le port, il entrepritet acheva des travaux de première nécessité ; sous sa

surveillance des ouvrages offensifs et défensifs s'éle-

vaient chaque jour.

Grâce à son esprit d'organisation et à son énergie,

A'roudj parvint à rétablir l'ordre dans la rue et à don-

ner à la ville, avec la sécurité, l'aspect fli'une floris-

sante cité. Sous l'impulsion du Turc, l'antique cité des

Mezr'ana rajeunissait et reprenait de la vigueur et de

l'activité.

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— 104 —

L'importance de son port naissant, qui croissait à

vue d'oeil, l'incita plus que jamais à activer les moyens

nécessaires pour mettre en sécurité ses « cheq'efs.» et

les embarcations de ceux jqui y venaient demander

l'hospitalité à. Alger, sa capitale.

Sans perdre de temps, la défense du port commença

bientôt ; sur des bastions solidement bâtis des batte-

ries dominant la mer furent installées, d'autres tra-

vaux défensifs contre une attaque éventuelle venant

des « Iles », furent également effectués et achevés sans

tarder. Fortifiée et armée, Alger ne larda pas à se

montrer arrogante et même agressive.

Dès lors, les Espagnols du Penon, vivant isolés dans

leur forteresse, commencèrent, à leur tour, à éprouver

de réelles inquiétudes. Le danger pour leur sécurité

devenait chaque jour plus -menaçant. De nombreux

appels de secours furent adressés à la Métropole; mais

les ministres, absorbés par des difficultés intérieures,

. faisaient la sourde oreille; les rapports des gouver-

neurs, aussi bien de Bougie cpie du Penon, qui sollici-

taient des secours immédiats, restaient sans réponse.

Depuis longtemps mis au courant de leur situation

critique, le gouvernement espagnol, vers la fin de l'an-

née 1516, se décida enfin à envoyer des renforts à ses

compatriotes, menacés. Une flotte, avec de l'artillerie et

3.000 hommes d'infanterie, arriva bientôt devant Alger.

Voulant tout de suite châtier les Turcs, les Espagnolsdécidèrent d'attaquer sans délai ; sous le commande-

ment de Diego de Vera, des troupes furent aussitôt

débarquées sur la plage de Bab-el-Oued ; sous la pro-tection des feux de leurs vaisseaux, les Espagnols de-

vaient, par des manoeuvres d'approché, prendre posi-tion sur des points déterminés, et puis, en colonnes ser-

rées, s'élancer à l'assaut général des remparts. La pre-

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— 105 —

mière partie de leur plan d'attaque ayant réussi, les

Espagnols commençaient à se réjouir de leur succès.

Mais, à la suite d'une tempête qui survint brusque-

ment, il arriva que toute cette flotte, qui avait jeté l'an-

cre trop près de la côte, se brisa contre les rochers du

rivage et- fut anéantie ; ni vaisseaux, ni hommes ne

furent épargnés par la fureur des flots. Quant à la

colonne expéditionnaire débarquée à Bab-el-Oued, elle

fut cernée et massacrée par les Algériens ; le désastre

fut compôt. La nouvelle de ce malheur désola l'arro-

gante Espagne, qui, nous le verrons, n'était pas à la fin

de ses misères dans ses entreprises d'Afrique (1).

Au point de vue moral, les conséquences de ce désas-

tre furent pour elle des plus néfastes ; on pourrait dire

qu'à partir de cette.époque, la politique espagnole en

Afrique était irrémédiablement condamnée ; la défaite

de Diego de Vera fut le point de départ qui permit à

A'roudj d'acquérir, aux yeux des Algériens, son pre-

(1) Haëdo, qui fait allusion au désastre des Espagnols à Bab-

el-Oued, dit textuellement : «Quand l'Armée fut arrivée à Alger,elle fut en butte à la mauvaise forlune qui frappa plus l'EmpereurCharles-Quint de glorieuse mémoire ; une tempête subite jeta pres-que toute la flotte à la côte, lit périr la plupart des vaisseaux etdes équipages, dont le reste gagnala rive à la nage. Ceux-ci furent

pris ou tués par Aroudj qui était sorti de la ville à la tête de sesTurcs ; son poiivoir et sa réputation s'en accrurent d'autant... etc.»M. de Grammont ajoute, en note, que, selon les documents consul-tés par lui, l'armada envoyée à Alger se composait d'une trentaine

de bâtiments, montés par trois mille hommes et que l'insuccèsfut dû, non JHXSà la tempête, mais aux mauvaises dispositions du

général commandant Diego de Véra ; qu'il y ait eu tempête ou non,l'échec ne fut pas moins terrible pour les Espagnols, surtout pour la

garnison du Pènon, qui assistait impuissante à l'anéantissement

des moyens de délivrance envoyés à son secours. (Histoire des Roisd Alger, -par Frey Diego de Haëdo, trad. de Grammont, page 25.

notes 1, 2 et 3.)

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— 106 —

mier titre de gloire ; s'attribuanl sans doute les lauriers

d'une victoire sur terre brillamment remportée sur les

Chrétiens, il ne put que s'en servir pour raffermir son

prestige et asseoir définitivement son autorité, non seu-

lement sur les Algérois, mais sur toute la côte de la

Berbérie centrale, dont Alger allait devenir le point de

ralliement, la. capitale d'un nouvel Etat turc.

Si l'homme se juge par ses oeuvres, on peut dire que

le fils du potier de Mitylène a été le premier à poser

les bases d'un bloc africain contre lequel les visées

ambitieuses de certaines puissances européennes vont,

dès lors, se briser pour "toujours, car ni les Espagnols,

ni les Génois, ni les Portugais ne pouvaient, avec leur

politique de race et de religion, se maintenir plus long-;

temps en Afrique. D'ailleurs, le fanatisme, de quelque

religion qu'il soit, ne conduit qu'à des résultats néfas-

tes ; les tyrannies religieuses du Moyen-Age ne menèrent

les peuples, tant en Europe qu'en Afrique, qu'à la

barbarie, dont les effets n'ont pu qu'être néfastes au

progrès et à la civilisation.

J Le fanatisme, qui est une folie, religieuse incurable, \

conduit le peuple qui en est atteint à une déchéance

certaine. Si l'histoire des Religions nous confirme par

ses conclusions dans cette idée, cette science, par son

esprit critique, nous conduit à conclure, à notre tour,

que la Foi n'est pas toujours vérité et qu'une croyance

aveugle ne mène qu'à l'intolérance et au sectarisme,

signes précurseurs de la décrépitude et de l'avilisse-

ment de la pensée ; moralement et intellectuellement,

une pensée enchaînée ne peut se développer, ni s'épa-

nouir. Un peuple qui era serait animé ne pourrait sur-*

/ vivre à sa dégénérescence inévitable.

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— 107 —

L'Espagne, fanatique et décadente du XVI* siècle, ne

pouvait donc, sans prestige ni influence, se maintenir

plus longtemps en Afrique où la volonté morale de la

majorité des habitants était plus forte et plus saine que

la sienne.

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V. EVENEMENT ET PUISSANCE

DES BEUODH1

KZo-u.fe.OTJ. et Giiela/a,

SOMMAIRE

Relations et. liens des Bel-K'adhi avec les Zouaoua.— Leur avènement et leur puissance en Kabylie. — Leursrésidences successives dans le Haut-Sebaou. — Aourir etKoukou. — Origine de la famille et de son nom patrony-

mique. — Passage d'Ibn-Khatdoun relatant l'assassinat du

cadi Abou-Bl-Âbbas El-Glvoibrini (XIV0siècle). — Influencedes Bel-K'adhi en Kabylie au XVIe siècle.

Expédition de Tlemcen et mort d'A'roudj. — Intrigue de

Guela'a contre Kouliou. —. Bel-K'adhi se brouille avec

Khaïr-Eddin, qui prend la succession de son frère défunt

et déclare la guerre aux Zouaoua.

En 1520, Khir-Eddin organise une expédition contre Sidi-Ah'med ou El-Kadlii. — Défait dans une rencontre dans la

plaine des Isser, Khaïr-Eddin n'eut la vie sauve que parla fuite.

Bel-K'aclM victorieux s'installa à Alger, où il garda le

pouvoir pendant sept ans : 1520-1527.— Les Zouaoua,.maîtres d'Alger, indisposèrent tes citadins algérois ; ;les.Maures: et les Turcs intriguèrent pour ramener Khaïr-Eddinde l'Est où, après sôït échec des Isser, il alla se réfugier,

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— 110 —

A Pimproviste, un beau jour Khaïr-Eddin débarque à l'em-bouchure du Sebaovi, remonte la vallée, refoule quelques

contingents kabyles qu'il attaque et défait à Bougdoura,près de Dra'-ben-Khedda (Mirabeau).

Bel-K'adhi apprenant le retour de son ennemi arrive avecune forte armée et se prépare à la bataille. — Campé aucol de Beni-Aïcha (Mênerville), Bel-K'adhi tenant toutes leshauteurs environnâmes mettait son adversaire dans unemauvaise position ; cernés dans la plaine des Isser, Khaïr-Eddin et ses partisants allaient être anéantis ; mais unemain criminelle soudoyée par l'or turc vint délivrer leBarberousse de la terrible menace des Zouaoua. — La veilledu combat, Sidi-Ah'med ou El-K'adhi fut, la nuit, assassinédans son propre camp. — Cette effroyable nouvelle désor-

ganisa l'ennemi et le Barberousse, profitant de la paniqueet du découragement des Zouaoua, rentra triomphalementà Alger.

Ce succès inattendu disposa cependant les Turcs à traiteravec les Zouaoua. — Les Turcs reprenant le pouvoir dans

Alger s'y organisèrent. — La prise du Penon augmentaleur prestige aux yeux de tous les Algériens. — Les Espa-

gnols de Bougie fort inquiets de ce succès intriguèrent pourmaintenir leur alliance avec les Beni-Abbas et semèrentleur or pour entretenir la division entre Koukou et Guela'a.— Extension de la guerre de course à l'Orient où les marins

algérois ne tardèrent pas à se faire remarquer.

Khaïr-Eddin devient la terreur de la Méditerranée. —

Bougie, isolée, se sent de plus en plus menacée. — Aban-donnés à leurs propres moyens, les Espagnols de Bougiesollicitent tour à tour ou la protection de Koukou ou celle

de Guela'a. — En 1540, Charles-Quint prépara une grandeexpédition pour châtier les pirates algérois. — Le concoursdes Bel-K'adhi était dit-on, assuré aux Espagnols. —

Tempête et désastre d'octobre 1541. — Le Bel-K'adhi Sidi-El-H'aoussin un peu confus prit le parti de se retirer dans

ses montagnes.

En 1542, Hassan Agha, voulant punir les Zouaoua quis'étaient compromis avec les Espagnols, organisa une co-lonne et s'attaqua à la Kabylie, mais le sultan de Koukou

demanda l'aman et signa un traité de paix avec les

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- lil — .

Turcs. — Importance de ce traité tant au point de vue

économique que politique et militaire. — Les Zouaoua

fidèles à leurs engagements devinrent pour les Turcs de

précieux auxiliaires aussi bien dans les expéditions loin

taines que dans les entreprises locales.

Alger jouit dès lors d'une grande prospérité, SalalV Raïes

revenu du Maroc pensa aux moyens de déloger les Espa-

gnols de Bougie. Secondé par les Zouaoua, le chef Turc'

s'empara de Bougie et permit aux Bel-K'adhi d'étendre leur

royaume vers l'Est. Inquiétudes de Guela'a. — Sidi-El-

JFaoussin et AM-El-A'ziz ou bassesse et noblesse. Le

vénérable Abd-El-A'ziz resta l'ennemi irréconciliable des

Turcs. — Siège de Guela'a par les Turcs (1560).

La bravoure et la résistance des Beni-Abbas eurent

raison de l'artillerie et des arquebuses des Turcs qui furent

obligés de se retirer sans aucun résultat. — Diplomatie des

Turcs avec les Zouaoua ; H'assan Khaïr-Eddin pour réparerson échec se rabat sur les Bel-K'ahdi par l'intermédiaire

desquels ils voulaient s'attacher définitivement l'amitié des

Zouaoua. 11demanda et obtint en mariage une princesse de

Koukou (1561).

Calomnies des Maures algérois et agitations des Janis-

saires. — H'assan Khaïr-Eddin se montrantferme et éner-

gique dans ses décisions eut vite raison desagitateurs. —

L'ordre et la paix régnant dans les services publics comme

dans les rues de la capitale, Alger devint une cité de premierchoix. Bienfait du contact des montagnards avec les Maures.— Aptitudes d'assimilation du Kabyle. Son activité et son.

intelligence font d'Alger une ville forte et riche. Marine et

infanterie. — Ere de prospérité qui dure jusque vers la fin

du XVIe siècle.

Mais le désordre reparait bientôt et le départ du dernierdes Barberousse va livrer le gouvernement de la Régenceà la rapacité des Aglias et des Raïes. H'assan dès 1567

quittant définitivement l'Algérie, les Zouaoua commencent

à déserter Alger. —Haédo nous apprend que la princesse deKoukou n'est pas allée en Orient avec son mari. Dès lors,que devient cette épouse, mère d'un garçon encore au sein ?Est-elle rentrée comme l'exigent les hanouns kabyles dansson pays d'origine? Quel sort est-il réservé au jeune Bar-barousse parmi ses oncles et ses cousins Koukou ? —N'est-

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— 112— „

il pas la cause et le personnage, d'une des légendes de Tham-

gout? —Confusion de la tradition avec les Tunisiens, fils et.arrière petit-fils du cadi Abou-El-Abbas El-Ghobrini du xivesiècle dont Sidi-Ah'med ou El-Kadhi se trouve être un desdescendants. —h'Atlwunsi du commencement du xvn°siècleen Kabylie. Point d'histoire généalogique difficile à éclaircir.

Malgré leur réserve les Zouaoua ne semblent pas avoirdéfinitivement rompu tout contact avec les Pachas d'Alger.— En 1575, Koukou offrit aux Turcs mille hommes pourune expédition à Fez où ils furent d'ailleurs gardés pourservir de garde de corps au nouveau Sultan. — En1590, Koukou usant de son influence auprès du Pacha fitde nouveau attaquer Guela'a par les Turcs qui n'arrêtèrentles hostilités que grâce à l'intervention d'un Marabout.—Importance de cette intervention, événement notable dansl'histoire de la vie sociale et politique de la Kabylie.

Après ces quelques événements, dont Alger fut le

théâtre, un nouveau régime administratif, tant pour la

ville que pour les territoires qui en dépendaient, s'im-

posa au nouveau Conquérant d'Alger. Maître de la si-

tuation que son activité lui assura, A'roudj, sans perdrede temps, chercha les moyens d'organiser son nouveau

royaume, qu'il étendit, avec le prise de Telles, jusqu'àla vallée du Chélif.

Cet empire naissant fut, dès le début, divisé en deux

provinces : celle de l'Est et celle de l'Ouest. L'adminis-

tration de chacune d'elles fut confiée aux personnagesinfluents et les mieux acquis à la cause turque.

Ce fut ainsi que la province orientale, y compris la

Grande Kabylie, fut, en récompense des services ren-

dus, confiée à Si-Ah'med ou El-K'adhi, qu'il ne cessa,

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— 113 —

par sympathie et reconnaissance, de-combler d'hon-

neurs ; après l'avoir traité en prince, durant tout son

séjour à Alger, A'roudj le ramena pompeusement en

Kabylie, où le chef zouaoui, rentrant dans son pays

d'origine, fixa désormais sa résidence. Cette manifes-

tation flatta beaucoup la Kabylie et surtout Bel-K'adhi.

Sa tribu d'origine, les Aïlh-Roubri, reçut celui-ci avec

enthousiasme et l'installa à Aourir, berceau de ses an-

cêtres (1).

La visite de Dellys par la flotte de Khair-Ecldin, Visite

qui eut lieu en juin 1517, ne fit que confirmer cette -

nomination et décida certaines tribus kabyles à recon-

naître officiellement l'autorité du « chikh Bel-K'adhi,

amr'ar des Aïlh-R'oubri ». La soumission nominale des

Aïlh-Djennad et des tribus voisines du littoral à son

activité et à son influence' date probablement de cette

époque.

L'influence de Bel-K'adhi prenant ainsi de l'extension,

lui donna aussitôt une grande force politique et mili-

taire, qui mit sous son autorité directe toute la Kabylie

maritime, depuis Djidjelli jusqu'à Alger.

Usant de son prestige maraboutique et de son passé

administratif, Sidi Ah'med ou El-K'adhi raffermit sa

(1) Aourir est un petit village de la tribu des Aïlh-R'oubri, situésur une crête dominant toute la vallée du Sebaou. Aourir n'a puêtre choisi comme résidence par les Bel-K'adhi qu'à cause de saposition stratégique. Protégé sur l'arrière par le gros massif del'Altfadou, le petit village n'est abordable que par la vallée; et lechemin qui y conduit devient, à partir du village d'Ifira, dés plusdifficiles.!— Cependant, malgré cette grande difficultéd'accès, lapiste romaine qui reliait les centres de Djemâa-Sahridj et de Che-bel ne suivait d'autréjvoie pour atteindre les villages de Moq'niâaet de Chebelque le passage d'Aourir.

Le village d'Aourir n'est connu qu'avec les Bel-K'adhi du XVI0siècle.Noiis n'avons aucun renseignementpouvant nous permettrede supposerque l'ancêtre, le cadiAbou-La'bbasdu XIVesiècle,dontil sera question plus loin, était du même village, ou plutôt, si levillagede ce dernier portait le même nom.

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— 114 —

puissance militaire en se mettant particulièrement sous

la protection directe des Zouaoua. Ceux-ci, pour pou-

voir, sans doute, rendre leur protection plus effective,

l'autorisèrent à se fixer au sein de leur territoire et à

se construire une nouvelle résidence qui pourrait, le

cas échéant, lui servir de refuge. Suivant leur avis et

peut-être avec leur concours matériel, une bâtisse

cligne de loger sa seigneurie fut alors édifiée et instal-

lée non loin d'Aourir sur le piton de « Koukou », petit

village situé sur la rive gauche du Boubhir (Haut-Se-

baou) au milieu des puissantes tribus : Aïth-llsourer',Àïth-Yah'ia et AïLh-Bou-Cha'ïeb.

Cette protection ne fut naturellement accordée et

maintenue que sous rengagement formel cle Bel-K'adhi

de respecter les traditions et les « Kanouns » des tribus

qui lui donnaient l'hospitalité ; les Zouaoua lui défen-

dant de s'immiscer dans leurs affaires intérieures ou

extérieures, se réservèrent donc tous les droits et pré-

rogatives de leur indépendance ; en un mot, il lui était

défendu en toute circonstance d'exercer la moindre

pression politique sur l'organisation et l'administration

des populations situées sur la rive gauche.du Sebaou.

Telles sont les conventions probables établies entre Sicli

Ah'med ou El-K'adhi et les Zouaoua.

D'ailleurs, sans l'assentiment des Zouaoua et l'accep-tation formelle des conditions imposées, il n'est guère

possible d'expliquer les voies et moyens employés parles Bel-K'adhi pour atteindre et prendre position surle rocher de Koukou, situé sur le territoire d'une tribu

étrangère à la leur.

Originaires des Aïth-R'oubri, les nouveaux seigneursdé Koukou, suivant leur engagement, durent respecterscrupuleusement tout ce qui était sur la rive gauche du

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— 115 —i

Sebaou ; ainsi que nous le verrons, leur zone d'action

restera donc limitée à la région: orientale de la Kabylie.Durant des siècles, nous ne verrons jamais la famille

soulever la moindre prétention à vouloir exercer une

influence administrative quelconque sur les tribus

zouaoua du centre de la Kabylie." L'autorité des Bel-

K'adhi, coïncidence bizarre, restera limitée aux seuies

tribus assujetties par les Romains et par quelques

princes de Bougie.

Outre le droit d'asile qui lui était accordé, le seigneurde Koukou fut assez heureux d'obtenir, en même temps,un traité d'alliance par lequel les Zouaoua couvraientsa famille et ses descendants de leur « a'na'ia ».

Mais, la protection accordée, la faire respecter est le

premier devoir du protecteur ; en engageant sa respon-sabilité, celui-ci n'ignore pas les nouvelles obligations

qu'il s'impose et nous verrons plus lard que ces devoirsde l'Anaïa entraîneront forcément les Zouaoua à épou-ser la cause des Bel-K'adhi, leurs protégés, et les obli-

geront à devenir avec les Aïth-Ilsourer', les Aïth-Bou-

Cha'ïb, les Aïth-Klielili et les Aïlh-Fraoussen, les sou-

tiens directs de l'honneur et de la gloire de cette fa-

mille.

Les seigneurs de Koukou, usant d'une situation aussi

privilégiée, s'en serviront soit pour dompter certainestribus réfractaires à leur prépondérance ou hégémonie,soit pour lutter contre les étrangers, surtout contre lesTurcs dans leurs tentatives de conquête en Kabylie.

Le rôle joué par Bel-K'adhi dans le passé est peuconnu même des Zouaoua ; c'est dans la chronique

générale de la Kabylie du Djurdjura qu'il faut glaner

pour relever et noter les faits historiques relatifs aux

9

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— 116 —

seigneurs de Koukou, dont la puissance sera plus d'une

lois contrariée par ceux de Guela'a, leurs adversaires,

gens aussi ambitieux et intraitables qu'eux.

L'influence effective de la domination des Bel-K'adhi,

dont les traditions locales ont encore conservé le sou-

venir, 'était donc limitée, dès le XVI" siècle, aux régions

montagneuses comprises entre, d'une part, le Sebaou

et l'Oued-Sah'el, d'autre part le Sebaou et la mer. Pour

assurer des communications directes avec Alger, la

plaine des Isser devait leur être également ouverte.

Dellys, Azefl'oun, Bougie et Djidjelli étaient les ports

compris dans leur zone d'influence.

Outre Koukou, en Kabylie, les mêmes traditions nous

présentent, comme résidences successives des Bel-

K'adhi, la Tunisie el le Ziban. D'autres, qui nous parais-

sent très vraisemblables, affirment, au contraire, que

l'origine des. Bel-K'adhi a été purement Kabyle et que le

pays natal de leurs ancêtres a été le village d'Aourir

des Aïlh-R'oubri, près cl'lfir'a, dans la commune

d'Azazga.Le pic,de Thamgout' des Aïth-Djennad, lui-môme sou-

vent mêlé à l'histoire cle cette famille, aurait abrité, à

une certaine époque et pendant un certain temps, un

des membres des Bel-K'adhi surnommé « Athounsi » le

Tunisien.

L'exercice du pouvoir el des question d'héritage qui,

à un moment donné, provoquèrent entre eux des divi-

sions et des haines fratricides, furent, sans doute, une

des causes cle la dispersion de là famille.

Si, de nos jours, la trace des Bel-K'adhi se retrouve

encore à Tunis, clans le Zab et dans la Kabylie, nous

n'avons sur cette famille aucun document, aucun ren-

seignement précis. La raison même du nom patrony-

mique que porte la famille n'a pu jusqu'à présent être

expliquée.

Page 141: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— ut —

Quelle pouvait donc être l'origine exacte de cette

famille qu'on.dit Kabyle et dont l'ancêtre avait dû exer-

cer sûrement la fonction de cadi ?

S'il faut en croire les renseignements qui nous ont

été fournis à Aourir même, l'ancêtre serait un habitant

d'origine maraboutique, du village des Aïth-R'oubri.

Comme ce personnage, ajoute-t-on, était un savant

juriste, justement apprécié par le public et remarqué

par un sultan de son temps, il parvint aux plus hautes

fonctions dans l'administration du gouvernement cle

l'époque.

Intelligent et actif, sa grande science juridique lui

permit d'atteindre à la haute dignité de cadi. Depuis

celte époque, la renommée du père rejaillissant sur sa

descendance, celle-ci ne fut désignée que par le nom

patronymique de « fils du cadi » ou Aïlh-EI-K'adhi.

Celte information prise sur place et qui nous paraîtdes plus plausibles, nous incite à établir quelque ana-

logie d'identité entre l'aïeul ou le grand-père de cet

Ah'med ou El-K'adhi, qui, au XVIe siècle, profite de

l'arrivée des Turcs pour rentrer dans son pays d'ori-

gine, chez les Aïth-R'oubri, et uia certain autre cadi,

également kabyle, savant et diplomate, le nommé

Abou-El-Abbas El R'oubrini, personnage qui vivait à

Bougie au commencement du XIVe siècle, et au sujet

duquel Ibn-Khaldoun nous donne, entre autres, les ren-

seignements suivants (1).

c<Ces deux envoyés (Abou Zakaria le h'afside et le

«. cadi El R'oubrini) revinrent à Bougie après avoir« accompli leur mission, mais, pendant leur absence,« les courtisans avaient réussi à indisposer le sultan

(1) Voir Mission et mort du Cadi El-Ghobrini, Ibn-Khaldoun,traduction de Slane, Tome II, pages 418 et 419.

Page 142: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 118 —

« Abou-el-Baca contre El-Ghobrini; ils firent même

c<répandre le bruit que ce cadi avait concerté un pro-

« jet avec le sultan de Tunis, afin de renverser l'auto-

« rite du souverain de Bougie. Djafer, grand officier

<( de la cour, fut le principal agent de cette intrigue.« Il récapitula au Sultan les débits du cadi et lui

« donna à entendre que la trahison des Beni-Gho-,

« brin (1) envers le sultan Abou-Ishac, avait été our-

« dis par ce même personnage. Le sultan ajouta foi

« à ces accusations et ressentit une telle méfiance

« qu'en l'an 104 (1304-5) il le fit arrêter. Dans le cours

« cle la même année, il céda aux instances de son

« entourage et permit à El-Mançour le turc de se ren-

« dre à la prison, el cle lui ôler la vie. »

Voilà une notice relative à la mort tragique du Cadi

Abou-El-Abbas des plus instructives. Abou-El-Abbas

était incontestablement Zouaoui dt originaire de la

tribu dont il portait le nom, c'est-à-dire de la tribu dès

Aïth-R'oubri. L'accusation dont il est fait ici mention,

est relative à l'arrestation par cette tribu d'Abou-

Ish'aq' qui, fuyant de Bougie avec son fils, commit

l'imprudence cle vouloir traverser sans « A'naïa » le

pays des Zouaoua. Arrêté par les montagnards, le

malheureux sultan fut ramené à Bougie où le gouver-neur h'afside le fit aussitôt mettre en prison, puis

juger et condamner à mort (fin juin 1283). C'est de ce

meurtre qu'El-R'oubrini fut rendu responsable.

(1) Tribu Zouaoua,situéeau Sud-Est de Thamgout,entre la tribudes Aïtn-Djennad et celle des Aïth-Idjer. A noter, d'après ce pas-sage, toute,l'influence des tribus Zouaouasur les intrigues de couret de dynasties qui se tramaient alors à Bougieet à Tlemcen.Lessympathies des Zouaoua pour les H'afsides semblent avoir été lacause réelle de l'accusationportée contre le cadi kabyle.

(Voirsur la trahison des Aïth-R'oubri, dont le cadi Abou-el-Ahbasest rendu responsable, l'Histoire des Berbères,par Ibn-Khaldoun,trad. de Slane, Tome II, page 394).

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— 119 —

Ce grief, invoqué par ses adversaires, était donc la

preuve même de la grande influence dont jouissait

déjà le Cadi Abou-El-A'bbas auprès de ses compatrio-

tes, les Aïlh-R'oubri; ce grief nous prouve également

que si la tribu Aïth-R'oubri avait refusé de prendre

sous sa protection le malheureux sultan détrôné et

chassé de Bougie, cela ne put être fait qu'à l'instiga-

tion de son vénérable compatriote, le cadi Abou-El-

A'bbas, dont les sentiments politiques étaient notoire-

ment connus comme des plus favorables au sultan de

Tunis. Ce seul chef d'accusation contre le Cadi suffisait

pour rendre vraisemblables les autres .calomnies et

soulever contre lui les colères du sultan cle Bougie,

Abou-el-Baka, qui se décida non sans regret, à se pri-

ver d'un homme aussi savant qu'influent.

El R'oubri mort, Ibn-Khaldoun nous apprend quesa malheureuse femme, mère d'un jeww garçon n'a

pu trouver de refuge qu'à Tunis. Reçue par le prince

'h'afside, la pauvre veuve trouva auprès cle la famille

royale, aide et protection.

Quant au jeune Bel-Kadhi, il fut confié aux person-nes chargées de l'éducation des jeunes princes avec

lesquels il fut élevé, entouré des sympathies de tout le

monde.

Rappelons-nous que ceci se passait vers l'année

1304-5, c'est-à-dire au commencement du XIV" siècle.

La lâcheté du sultan Abou-EI-Baka, qui livra au

bourreau la tête d'Abou-El-A'bbas, ne manqua pas de

soulever d'horreur le coeur de tous les honnêtes gens.La cour de Tunis, particulièrement, ne devait pas

ignorer que le distingué Cadi n'a été sacrifié que pourses sympathies,, ses sentiments politiques et que dans

ces conditions, le devoir des princes h'afsides était de

garder aux Zouaoua, ses frères, toute leur reconnais-

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— 120 —

sanee; quant aux descendants du dit Cadi, nous ver-

rons ce que fit pour eux la famille royale de.Tunis.

L'amitié el la protection des H'afsides pour les Bel-

K'adhi, seront, cle génération en génération, mainte-

nues intactes et ininterrompues pendant des siècles.

En perdant le meilleur des siens, la tribu Aïth-R'ou-

bri, humiliée et brisée par la douleur, ne put qu'at-

tendre patiemment l'heure de la vengeance. Pour le

moment et par manière cle protestation contre cet as-

sassinat, tous les habitants réunis ont dû jurer respect

et fidélité à la famille du malheureux et regretté Cadi,

dont les descendants furent, dès lors, en souvenir du

grand juriste, désignés sous le nom patronymique :

Aïlh-El-K'adhi.

Tels sont les conjectures possibles que l'histoire

nous permet cle faire sur l'origine des Aïth-EI-K'adhi

cle Koukou, dont les noms des ascendants, jusqu'auXIV0 siècle et au-delà, restent perclus clans la nuit clés

temps.

Le premier personnage dont la tradition kabyle a.

conservé le souvenir et le nom est ce fameux Sidi Ah'-

med ben El-K'adhi que nous retrouvons avec les Bar-

berousse. Fonctionnaire au service des derniers H'af-

sides de Tunis, il était, dès le début du XVI6 siècle,

gouverneur cle la province cle Bône. Sa zone d'in-

fluence, du côté de l'Ouest, s'étendait alors jusqu'à

Bougie, où la venue des Chrétiens en 1510 ne manqua

pas d'inquiéter les princes de Tunis, car Bougie et son

territoire n'avaient pas cessé du moins nominalement

de faire partie de leur royaume.

Aussi le Sultan h'afside de l'époque ne pouvant inter-

venir ouvertement pour protester contre cet empiéte-ment chargea-t-ij officieusement son gouverneur de

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— 121 —

Bône de faire le nécessaire pour aider A'roudj à chas-

ser les Espagnols de Bougie, capitale de, la province

de l'Ouest.

Ce lui là une heureuse circonstance, puisqu'elle per-

mit au Bel-K'adhi de rentrer définitivement dans le.

pays de ses ancêtres, où il savait, sans cloute, qu'en

souvenir de sa famille, il jouirait de l'estime générale

des montagnards, ses compatriotes. Les sympathies

du Djurdjura étant sincères et profondes, il se décida,

de retour dans le pays, à ne plus le quitter. Installé

définitivement en Kabylie, il ne chercha plus à revoir

ni Bône, ni Tunis'.

Ajoutons, avant de finir, qu'une des légendes rela-

tives au pic de Thamgout' dit « qu'un certain person-

nage parmi les ancêtres des Bel-K'adhi, père d'un

jeune garçon, mourut assassiné. La mère, devenue

veuve, craignant de voir son enfant subir le même sort,

se réfugia sur le Thamgout' où, pendant quelque

temps, les ennemis la tinrent assiégée. Tin soir, à la

faveur de l'obscurité de la nuit, elle trouva le moyen

de tromper la vigilance des assiégeants pour fuir et

quitter avec son enfant la Kabylie; arrivée à Tunis,

elle fut, accueillie par le Sultan, auprès de qui elle ne

cessa de solliciter le châtiment des meurtriers de son

mari. » (!).

(1) Les quelquesrenseignementsque nous possédonssur le passéde cette famillenous incitent a conclureque le malheur s'est achar-né contre les Bel-K'adhi de kabylie. La fatalité a voulu que tousceux d'entre eux qui ont été appelés à la tête du pouvoir, ont finileurs jours par une mort violente.La jalousie et la question d'in-térêt entre parents étaient généralement le mobile qui poussait lecriminel, frère ou neveu, à supprimer par le poignard le parentgênant ; s'il y avait un héritier direct, il ne devait pas être ménagé.D'où l'affolementde la malheureuse mère obligéede fuir et de se

réfugier avec son enfant sur la Thamgout.Pour sauver son fils, ellene trouva rien de mieux que de chercher par n'importe quelmoyen à s'éloigner de la Kabylie.— Voicile moyen ingénieuxqueson amour de mère lui inspira : «Par une nuit très obscure, ellefit venir un mulet sur lequel elle devait monter avec son enfant BU

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— 122 —

La légende ne nous dit pas ce qu'est devenu le fils

sauvé et mis sous la protection du souverain de Tunis.

Il peut se faire que le jeune homme, instruit par sa

mère el. animé plus tard du vif désir de venger la mort

de son père, ait pu revenir en Kabylie où il a dû sé-

journer quelque temps. Le souvenir de cette person-

nalité, sous le vague nom à'Athoumi « le Tunisien »

s'est encore conservé jusqu'à nos jours dans les tra-

ditions des Aïlh-R'oubri et même des Aïth-Djennad.

D'autre part, abstraction faite, des lieux où la

légende place la scène de la tragédie, cette épouse

dévouée, cette mère sublime, pourrait bien être la

femme même d'Abou-El-Abbas El-R'oubrini, qui, à. la

veille de l'assassinat de son mari, craignant tout de la

haine des ennemis de son regretté époux et de la féro-

cité du Sultan de Bougie, avait, par la fuite, quitté la

Kabylie pour aller chercher refuge et protection au-

près du Sultan de Tunis, pour lequel son mari dévoué

s'était sacrifié.

Plus de deux siècles se sont écoulés depuis la mort

d'El-R'oubrini; mais ce Bel-K'adhi que nous retrouvons

au XVIe siècle, gouverneur de Bône, ne serait-il pas un

descendant du Gadi de Bougie ? Nous n'en savons rien,si ce n'est qu'il était Zouaoui et qu'il jouissait auprèsdes princes h'afsides d'une grande estime.

sein pour fuir ces lieuxmaudits oùla haine acharnéede sesennemisla tenait emprisonnée. — Pour éviter une poursuite et détournerl'attention de ses adversaires, elle eut la précaution de faire ferrersa bête à l'envers, c'est-à-dire que chaque fer était fixé sur le sabotde l'animal de façon que la partie arrière soit en avant, de sorteque les traces laissées par la bête sur la piste suivie ne révélaientle lendemainaux guetteurs que l'entrée et non le départ d'une per-sonne, d'un cavalierdans le lieu assiégé. Par ce moyenfort habile,l'intelligente et courageusemère a pu ainsi sauvéson enfant et sonhonneur, «Ferrer à l'envers» est resté depuis dans le langagepo-pulaire commeun proverbe rappelant une grandehabileté dans lesmoyens employéspour tromper ses adversaires.

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— 123 —

En revanche, il est à noter que son pays d'origine,

le Djurdjura, ne manquait pas d'avoir des sympatines

marquées pour les Souverains de Tunis.

Le souvenir sympathique laissé par le prince Abou-

Zakaria en Kabylie, d'un côté; l'estime des H'afsides

pour le cadi EI-R'oubrini et les siens, de l'autre, ce fut

là autant de sentiments qui ne purent qu'être favora-

bles au Bel-K'adhi du XVIe siècle revenu dans le Djurd-

jura..C'est sur ce prestige dont l'origine remonte, peut-

être, au Cadi El-B'oubrini du XÏV° siècle, c'est sur ce

senl.iir.ent d'estime et de respect populaires que res-

tent basées la politique et l'autorité de la famille des

Bel-K'adhi en Kabylie. Ainsi titrés, les nouveaux Bel-

K'adhi pouvaient prélendre dams leur pays d'origine, à

l'exercice du pouvoir et à la noblesse de leur ascen-

dance.

Leur élévation clans la puissance et la noblesse de

leur origine leur susciteront plus d'une jalousie, mais

leur alliance sera recherchée, aussi bien par les diplo-

mates que par les princes, car maîtres du Djurdjura,

les Bel-K'adhi joueront longtemps le rôle d'arbitres dans

les nouvelles deslinées d'Alger et de Bougie.

Avec un passé historique aussi glorieux, Sidi Ah'med

ou-El-K'adhi ne pouvait donc qu'acquérir une grandefluence en Kabylie. Sa puissance prenant de l'extension

inquiéta les Beni-Abbas et leurs protégés les Espa-

gnols ; ses ennemis ne ménagèrent à son égard ni la

calomnie ni la médisance.

En Kabylie comme à Alger, il eut des adversaires

et des envieux; jaloux de son prestige, on essayait déjàde le déconsidérer auprès des Barberousse.

Brouillé finalement avec les Turcs, après l'affaire

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de Tlemcen, où A'roudj perdit la vie et où les contin-

gents Zouaoua étaient accusés de trahison, Bel-K'adhi

se sentant ouvertement menacé par Khair-Eddin, va se

défendre. Ses moyens de défense sont tellement sûrs

et solides qu'il pourrait, sans crainte, engager l'offen-

sive.

Pour montrer à ses ennemis que leurs calomnies ne

l'intimident pas, nous le verrons descendre fièrement

dans l'arène et engager, le premier, le combat. Dans

cette lutte qui sera longue et meurtrière, le succès final

sera pour Bel-lCadhi soutenu par la Kabylie et, parfois

aussi, par Tunis. Avec le concours des troupes tuni-

siennes, Sidi-Ah'med ou El-K'adhi, à la tête des

Zouaoua, battra le chikh des Beni-Abbas, l'adversaire

irréconciliable qu'il refoulera dans sa Guela'a et chas-

sera Khair-Eddin d'Alger.Devenu maître du royaume naissant des Barbe-

rousse, Bel-K'adhi limitant ses ambitions, se conten-

tera du succès momentané remporté sur son adver-

saire de -Guela'a. Quant à Khair-Eddin, la terrible leçon

qu'il lui aura infligé aux User doit suffire pour rap-

peler aux Turcs ce que valent et leur ingratitude et

leurs calomnies; la politique de fourberie à l'égard des

Zouaoua, qu'il est toujours imprudent d'atteindre dans •

leur honneur et leurs libertés, ne produit que des con-

séquences néfastes pour ses auteurs.

A la suite donc de l'affaire de Tlemcen, où A'roudjtrouva la mort en 1518, Bel-K'adhi, accusé publique-ment de trahison par les Turcs, se vit obligé de se

retirer dans ses montagnes. Le coeur brisé de cet

affront, il y attendit, avec calme et dignité, l'occasion

de tirer une vengeance éclatante de ses vils calomnia-

teurs.

Sachant que la haine de ses adversaires le poursui-vrait jusque dans le Djurdjura, il se prépara à la lutte

et chercha sans tarder à assurer la défense des fron-

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tières de sa province, du côté de l'Ouest contre Khaïr-

Eddin, du côté de l'Est contre son rival de la Guela'a

des Beni-Abbas, devenu alors ami et allié des Turcs.

Les Zouaoua fortement irrités de l'insulte faite à

leur chef et blessés dans leur amour-propre, n'atten-

daient que l'occasion de se venger de l'ingratitude inso-

lente des Turcs dont la mentalité commençait à désil-

lusionner désagréablement l'honnête Kabylie.

Pendant ce temps, la brouille des Zouaoua avec

Alger, ajoutée à la défaite écrasante de Tlemcen infli-

gée aux Turcs, donna quelque espoir aux Espagnols

de Bougie et du Penon, de gagner les bonnes grâces

du Djurdjura. Leur situation devenant chaque jour

plus critique, ils n'ignoraient pas que la protection dé

la Kabylie serait, pour l'avenir de leur sécurité, une

sérieuse garantie. Par des démarches secrètes et pres-

santes, ils essayèrent donc d'entamer des pourparlersd'alliance avec Bel-K'adhi.

Dans l'intervalle, Khair-Eddin ayant eu vent des

intrigues qui se tramaient dans l'ombre, se prépara à

la lutte et,, favorisé par les circonstances, eut le bon-

heur de remporter contre les Espagnols la grandevictoire de 1518 (1). Voici en deux mots les péripétiesde cette victoire :

Une flotte qui portait plus de 5.000 hommes, com-

mandée par le grand 'capitaine Don Hugo de Moncade,

vint entreprendre une seconde expédition contre Alger;cette flotte, surprise encore par une tempête, fut

anéantie et les hommes jetés sur la côte, furent tous

noyés ou massacrés (2);

(1) Voir Epoques militaires de la Grande Kabylie, par M.Berbrugger,et les R'azaouat ouHistoiredes Barbcrousscs,trad. parSander Rang et Ferdinand Denis.

(2) Haëdonarrant cenouveaudésastre, qu'il attribue égalementaudéchaînementbrusque d'une tempête, ne manquepasd'ajouter ceci:«Toutefois,Paul Joyeraconte queDonHugodébarquasonarmée, la-

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Ce succès vint fort à propos pour dédommager les

Turcs de leur échec de Tlemcen où leur chef Aroudj

perdit la vie.

Débarrassé pour quelques temps de la menace des

Chrétiens, Khair-Eddin tourna ses foudres de guerrecontre les montagnards; profitant de l'enthousiasme

du triomphe, il leva et arma aussitôt une colonne

composée de Janissaires qu'il envoya en Kabylie, pour

attaquer Bel-K'adhi clans son propre pays.

Les Turcs secondés par les contingents d'Abd-EI-

Aziz « roi de La'bbes », obtinrent bien quelques suc-

cès dans la région de Collo ; mais le secours attendu

de Tunis étant arrivé, Sidi-Ah'med-ou-El-K'adhi se

trouvant plus fort, reprit alors la lutte et après une

offensive des.plus énergiques cle la part de ses hom-

mes, les contingents des Beni-Abbas et les troupes tur-

ques furent battus et dispersés. Resté seul maître

du champ de bataille, Bel-K'adhi eut la joie de consta-

ter que dans cette région sa victoire fut complète. Abd-

El-Aziz y fut particulièrement châtié.

Quittant alors la petite Kabylie et continuant sa mar-

che triomphale vers l'Ouest, Bel-K'adhi accompagnédes Tunisiens arriva clans le Djurdjura où, avec le dé-

sir de poursuivre la lutte, il lança une proclamation.Dans son appel, tous les Zouaoua étaient invités à

prendre les armes et à se joindre à lui pour marcher

sur Alger. L'appel ne fut pas vain ; la sympathie pourle chef, ajoutée à l'amour du combat et l'appât d'un

riche butin mirent en armes tous les montagnards.

forma en bataille et qu'elle fut battue par Barberousse, qui en fit ungrand carnage et la força à se rembarquer ; il ajoute que cefut aprèsce rembarquement que survint la tempête .., etc. ». — M. de Gram-mont, dons un renvoi, précise l'événement en disant : «Le com-bat fut livré le 20 août 1518; la tempête régna le 21 et le 22 dumême mois et vint compliquer le désastre ». *—Voir Histoire desRois d'Alger, d'Haèdo,. page 37, trad. de Grammont.

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En présence d'un danger aussi menaçant pour les

Turcs, il.n'y avait plus à tergiverser ; Khair-Eddin,

sans hésiter, réunit toutes ses forces, et, sans larder,

vint au-devant de l'ennemi qu'il rencontra dans la plai-ne des Isser. Un combat sérieux y fut aussitôt engagé.

Les Tunisiens, qui reçurent les premiers le choc des

Janissaires, reculèrent et se replièrent à gauche, sur

les hauteurs des Ftissa-Ournm-Ellil, où les troupes tur-

ques les poursuivirent. Engagées imprudemment dans

un terrain des plus accidentés, celles-ci s'exposèrentaux coups mortels des montagnards.

Sidi Ah'med-ou-El-K'adhi, qui connaissait bien la to-

pographie de son pays et l'ardeur de ses guerriers, ne

manqua pas l'occasion ; et, donnant des ordres en

conséquence, il parvint, par une habile manoeuvre, à

cerner et mettre.en déroule les troupes turques.

Dans la débâcle, les Turcs débordés furent en par-tie massacrés. « Ce fut, dit-on, au prix de grands dan-

gers que Khair-Eddin lui-môme parvint à sauver sa

tête et à atteindre la mer pour aller se réfugier à Dji-

djelli. » (1).

L'ingrat et calomniateur Turc fut ainsi durement

châtié. La Kabylie injuriée apprenait pour la premièrefois à ses diffamateurs qu'on ne touchait pas impuné-

ment à sa dignité et à son honneur. Cette journéemémorable ne se termina pas là.

Profitant de. son beau succès, Bel-K'adhi, à la tête

de ses troupes victorieuses, traversa le col de Beni-

Aïcha et déborda sur la Metidja d'où il se dirigea direc-

tement sur Alger. Sans rencontrer de sérieuse résis-

(1) Voir De Grammont, Histoire d'Alger, sous la dominationturque, ehap. III.

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tance, il entra dans la ville, dont il s'empara sans

coup férir. Devenu le maître absolu de la grande cité,

il l'occupa, dit-on, pendant près de sept ans consécu-

tifs et sans difficultés.

Notons que le Gouvernement de Bel-K'adhi s'est ac-

compli avec ses propres moyens et sans se compromet-

tre par une alliance quelconque soit avec les Espa-

gnols, soit avec ses coreligionnaires de l'Est, les « La-

bèz ». Sans compromission d'aucune espèce, restant

libre et indépendant, il fut en droit de se donner le ti-

tre de « roi » d'Alger. Son règne, si éphémère soit-il,

dura sept ans, période notable dans l'Histoire d'Alger.

Cet événement extraordinaire eut lieu de 1520 à

15'27. Si à ce moment le souverain de Tunis s'était oc-

cupé de ce qui se passait à Alger pour y organiser de

l'ordre et installer son autorité, c'en était fait de

l'hégémonie des Turcs ; leur ingérence clans les affai-

res d'Algérie aurait pris fin sans bruit, ni grande se-

cousse. Quant à la réserve des Espagnols, leur absten-

tion reste inexplicable, à moins que cette réserve ne

leur fut inspirée que par l'expérience des leçons re-

çues précédemment ; dans ce cas, cette abstention

se trouve être la sagesse même (1).

(1) Il est étonnant que cet événement, qui est des plus importantsdans l'Histoire d'Alger, Haëdo n'en fasse même pas allusion dansson «Epiiame de losRcijcs de Argcl». — Cependant la retraite, la

• fuite de Rhaïr-Eddin et la prise du pouvoir à Alger par les Zouaouaétaient là des faits d'une importance capitale qui ne pouvait passerinaperçue que devant l'indolence et l'incapacité des Espagnols. —On ne s'explique pas, en effet; la raison pour laquelle ceux-cin'aientpas cherché à profiter de cette occasion pour donner un peu plusd'air à leurs malheureuses garnisons emprisonnées dans les forte-resses de Bougie et du Penon de Argel. — Le caractère espagnolreste toujours le même, emballé ou apathique. Dans cette circon-sttnce leur réserve ne s'explique guère.

Ce qui est certain, c'est que pendant les « sept ans de règne » deBel-Kadhi, Alger nJa éprouvé aucune inqxiiétude de la part desEspagnols du Penon ou d'ailleurs.

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Cependant, Khair-Eddin, réagissant contre son mal-

heur, loin de perdre courage, employa tous ses efforts

pour rétablir sa situation morale et matérielle.

A Djerba, où il s'était retiré en dernier lieu, il réor-

ganisa sa flotte ; et, en compagnie de quelques pirates

renommés, il arriva bientôt à rétablir sa fortune. Quel-

ques coups d'audace en Méditerranée orientale lui per-

mirent- de reconquérir bientôt sa réputation de marin

redoutable et de chef habile. Riche et entouré d'hom-

mes des plus intrépides, Khair-Eddin pouvait, avec

sa nouvelle flottille, tout oser dans ses entreprises. Se

sentant alors assez fort et mieux armé, il pensa que

sa nouvelle situation lui permettait de reprendre sa

place de chef d'Alger.

Vers 1527, sans faire part à personne de ses pro-

jets, il quitta Djerba ; et, avec une bande de janissai-res habitués aux coups d'audace de leur maître, aprèsavoir navigué en pleine mer, il se présenta soudaine-

ment devant la Kabylie. Khair-Eddin accosta sans tar-

der et, profitant des ténèbres de la nuit, débarqua,

près de Dellys, à l'embouchure du Sébaou.

Puis, le lendemain, dès la pointe du jour, il se mit

en route dans la direction de l'intérieur des terres ;

remontant la vallée avec sa troupe, il rencontra bien-

tôt quelques contingents kabyles accourus pour es-

sayer de lui barrer le chemin ; mais, fonçant sur eux,

il les repoussa et les défit, sans trop d'efforts, à Boug-

doura (Mirabeau) (1).

(1) M. Mercier, dans son «Histoire de l'Afrique Septentrionale »,donne commedate du combat de Bougdoura l'année 1525.— Khaïr-Eddin, débarqué en Kabylie, la même année, aurait donc mis deuxans pour atteindre le col de Beni-Aïcha, où était venu l'attendreBel-Kadhi.

Or, entre Bougdoura et Beni-Aïcha, il y a à peine une quaran-

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Après ce premier succès, la petite armée de Khaïr-

Ecidin, cherchant naturellement à atteindre Alger, se

dirigea sans perdre de temps vers l'Ouest et s'engagea

bientôt dans la plaine des Isser.

Ah'med-ou-Ei-K'adhi, averti de l'arrivée audacieuse

de son adversaire, accourut pour chercher à réparer

les effets du petit échec subi à. Bougdoura. Ralliant

ses hommes, il prit ses dispositions et se prépara à

engager un sérieux combat avec les Turcs, que la

destinée ramenait encore dans celte plaine des Isser !

Mais qui sait ? Le hasard est si capricieux ! !..

A cet effet, voulant sans doute renouveler sa métho-

de d'encerclement qui lui avait si bien réussi sept ans

auparavant, Bel-K'adhi alla se placer au col des Beni-

Aïcha (Ménerville) dont il voulait, au moment voulu,

disputer le passage à ses audacieux adversaires. Sûr

taine de kilomètre qu'il est facile, pour une colonne légère, de

parcourir, même en combattant, en moins de'2ji.urs.

D'autre part, si Khaïr-Eddin a débarqué en 1525en Kabylie oùs'est-il retiré pour séjourner, en attendant sa marche en avant versle col de Beni-Aïcha?

Notre avis est que le retour de Khaïr-Eddin, l'assassinat de Bcl-Kadhi et le triomphe du Turc, tout cela s'est produit la même an-

née, c'est-à-dire en 1527,sans cela le coup de main du pirate auraiteu beaucoup de chance de ne pas réussir, car le temps aurait alorssûrement permis aux montagnards d'accourir en masse et de l'en-cercler dans une des deux cuvettes pour l'écraser soit dans la valléedu Sebaou, soit dans celle de l'Isser, où il y a sept ans, il avaitfailli y perdre si tragiquement sa tête.

La conclusion est que ni la date 1521 pour le retour de Khaïr-Eddin, ni celle de 1525pour le combat de Bougdoura, ne peuventêtre admisespar la critique, à moins que le Turc ait an!érieurementà 1527 fait deux autres tentatives de retour, supposition gratuite,car il n'existe, selon nous, aucune trace, aucun renseignementprécis sur dès débarquements différents de Berberousseen Kabylie.— Pour une simple razzia en territoire Kabyle les risques et les

peines étaient trop grands pour tenter inutilement l'intrépiditéde Khaïr-Eddin, habitué à n'agir que dans un but déterminé etsérieux.

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du succès, il était dans sa tente où il venait d'entrer

pour prendre un peu de repos. Selon les ordres don-

nés, le lendemain matin devait être le jour de combat,

jour qu'il espérait ,êlre celui d'une nouvelle victoire.

Mais, trahi par l'or de Khaïr-Eddin, ou peut-être parla jalousie et l'ambition d'un des siens, la veille de

l'attaque projetée, Sidi-Ah'med ou El-K'adhi, surpris

dans sa tente à la lombée de la nuit, fut traîtreuse-

ment assassiné dans son camp des Beni-Aïcha. La nou-

velle de la mort du chef, qui atterra son entourage, fut

d'abord tenue cachée ; mais des langues intéressées ne

tardèrent pas à la répandre, à tel point que les enne-

mis eux-mêmes en furent bientôt informés.

Ce crime abominable fut un grand malheur pour la

Kabylie ; l'effet voulu par les ennemis ne manqua pasde se produire ; dès le premier choc, les contingentsdémoralisés et sans chef furent facilement bousculés

et mis en déroute. La poignée de Turcs décidés et dis-

ciplinés eut donc les honneurs de la journée.

La défaite écrasante des Zouaoua au col des Beni-

Aïcha permit à Khaïr-Eddin de poursuivre sa route et

de rentrer en triomphateur dans Alger, où le retour du

Barberousse fut célébré par de grandes réjouissances,tant par les Turcs que par les Maures.

Les Kabyles traqués et partout humiliés ne pouvaientmieux faire que de se retirer dans leurs montagneset d'y attendre le moment propice pour réparer, avecleur prestige ébranlée, la forte brèche faite dans le

rempart de leur indépendance.

Tous ces événements eurent lieu vers 1527, date

doublement mémorable qui marque la disparition re-

grettable d'un grand chef kabyle et l'instauration défi-

nitive, en Algérie, du pouvoir Jure.

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En effet, après le succès des Turcs au col des Beni-

Aïcha, la route d'Alger, dégagée des montagnards,'re-devenait complètement libre. Aussi, Khaïr-Eddin, sou-

tenu par sa flotte, qui louvoyait déjà dans la baie,

n'éprouva aucune difficulté pour reprendre possessionde la ville et du pouvoir.

Sa rentrée dans Alger fui, disons-nous, fêtée par les

Maures ; son retour était une délivrance pour celte

ville que les manières rustiques et souvent trop rudes

des montagnards, avaient indisposée depuis longtempscontre le gouvernement de Bel-K'adhi. Les Zouaoua,

devenus indésirables, chassés d'Alger rentrèrent donc

dans leurs montagnes où la mort de Sidi-Ahmed-ou-

El-Kadhi ne manqua pas de provoquer les plus gran-des dissensions parmi lès tribus dont certaines se dé-

clarèrent nettement contre le nouveau chef des Bel-

K'adhi, Sidi-el-H'aoussin.

Parmi les révoltées, étaient sans cloute celles qui ac-

cusaient ce dernier d'avoir été, sinon l'auteur, du

moins le complice, l'instigateur de l'assassinat de Sidi-

Àh'med, homme respecté et aimé de tous.

Pendant ce temps, les Turcs, tout en réorganisantles services intérieurs pour asseoir et consolider leur

autorité, ne pensaient pas moins au moment de pou-voir châtier durement les Zouaoua qui avaient failli

les chasser définitivement de l'Algérie. .

En attendant, Barberousse, sachant que seule la

maîtrise sur mer était un des principaux moyens d'as-

surer sa fortune, porta particulièrement, ses efforts sur

l'amélioration et le développement de la marine qu'ilallait rendre des plus redoutables ; l'organisation d'une

milice bien choisie et bien disciplinée ne fut pas non

plus négligée;

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Lorsque toutes ces questions d'ordre administratif

et militaire furent réglées et que son autorité sur tout

le territoire qui dépendait d'Alger fut rétablie, Khaïr-

Eddin, pour un motif insignifiant, s'attaqua donc de

nouveau à la Kabylie.

Sidi-el-U'aoussin, frère de feu Sidi-Ah'med, qui s'at-

tendait à une pareille agression, intervint et opposaune résilance énergique et ferme aux multiples atta-

ques des Turcs ; mais le janissaire plus disciplinéarriva finalement à avoir raison de la bravoure et

du courage du montagnard.

Pendant deux ans consécutifs, les montagnards fu-

rent contraints à lutter sans cesse pour repousseret briser les tentatives turques. Las de guerroyer inu-

tilement contre l'indépendance kabyle, Khaïr-Eddin,

ayant «d'autre projets en vue, arrêta les hostilités et

proposa au Bel-K'adhi un traité d'alliance, aux ter-

mes duquel si la Kabylie gardait sa liberté entière,son chef devait se reconnaître tributaire des Turcs.

En revanche, par cette paix signée vers 1529, les

Turcs reconnaissaient en Sidi-El-H'aoussin le chef of-

ficiel de Koukou et le maître incontesté et indépendantde la Kabylie du Djurdjura.

Quant à la clause du traité, exigeant du chef kabylele versement d'un tribut annuel, elle resta, cela va

sans dire, lettre morte.

La non-exécution de cette partie de la convention

signée avec les Turcs, n'a rien de surprenant, car les

Bel-K'adhi, qui refusèrent de payer cet impôt, ne firent

en cela que suivre et respecter les traditions de leur

pays ; dans tous les cas, ce simulacre de soumission

sauvant les apparences, les Zouaoua, de retour à Al-

ger, trouvèrent auprès des habitants un accueil assez

bienveillant ; car, la Kabylie, intelligente et active,

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n'apportant avec elle que des produits et des bras, la

présence de ses enfants dans la capitale turque ne pou-

vait être que de bon augure pour les commerçants et

artisans algérois qui allaient enfin retrouver avec la

main-d'oeuvre kabyle, les peaux, les huiles, les figues,

les raisins, le miel et la cire du Djurdjura.

L'affaire des Zouaoua réglée, Khaïr-Eddin, poussé

par l'opinion publique et aussi par le désir de raffer-

mir son prestige aux yeux du monde musulman, son-

gea de mettre en exécution le projet qui consistait à se

débarrasser des Espagnols du Penon. Bien qu'assié-

gés et isolés clans leur forteresse, ceux-ci ne restaient

pas moins un danger permanent pour les Algérois et

pour le Gouvernement turc.

Employant les grands moyens, les Turcs se mirent

donc au travail et préparèrent une attaque en .règle

pour s'emparer de la gênante forteresse.

En mai 1529, une sommation de se rendre, adressée

au gouverneur de la place, ayant été dédaigneusement

repoussée, Khaïr-Eddin fit ouvrir le feu de ses batte-

ries sur les ouvrages du fort ; moins puissante, l'artil-

lerie espagnole, qui essaya de répondre, fut bientôt

mise hors d'usage. La forteresse, écrasée sous le feu

du canon turc, l'ut réduite en ruines et presque sans

défenseurs valides; à la suite d'un assaut, les Turcs se

rendirent enfin maîtres du Penon. Ainsi finit l'histoire

clés ambitions chimériques, échafaudées sur Alger et

ses territoires par les disciples de Don Quichotte.

Abattant les ruines du fort démantelé, les Turcs se

servirent des déblais comme matériaux pour combler

le bras de mer qui séparait le Penon de la terre ferme.

Dès lors, les « Iles » ou El-Djazaïr se trouvèrent, parcette jetée artificielle, définitivement rattachées au con-

tinent.

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Cette digue permit à Alger d'avoir dès lors un port

mieux conditionné pour assurer la sécurité de ses flot-

tes. L'armement des « Iles » où furent élevés de soli-

des bastions flanqués d'artillerie acheva de rendre

Alger, le port le plus redoutable de la côte barbares--

que, et où sous l'égide de Khaïr-Eddin se forma bientôt

loule une pléiade de corsaires. Par leur nombre autant

que par leur valeur, ces terribles marins ne tardèrent

pas à devenir la terreur de toute la Chrétienté, tant

dans la Méditerranée que sur les côtes de l'Océan.

La prise du . Penon, gros événement, joyeusement

fêtée par les Algérois, fut un réel succès pour la poli-

tique turque: les talents militaires de Khaïr-Eddin,

passant de bouche en bouche, rehaussèrent grande-

ment le prestige des Turcs en Algérie, et surtout en

Kabylie. Les montagnards, particulièrement ceux de

l'Est, qui ne cessaient de nourrir l'espoir de reprendre

un jour Bougie, leur unique port, furent enthousiasmés

du succès d'Alger.

Si, pour eux, les Musulmans, et particulièrement les

Kabyles, cette nouvelle était de bon augure, la chute

du Penon ne pouvait certes qu'être un mauvais présage

pour l'avenir des Espagnols de Bougie. Il était certain

que Bougie, désormais, abandonnée à ses propres

moyens, ne pourrait plus vivre; sans les marchés kaby-les pour assurer ses approvisionnements, elle mourrait

d'inanition.

Livrés à eux-mêmes, les Espagnols de Bougie n'igno-raient pas que l'aide et la protection de Guela'a ou de

Koukou pourraient, seules, assurer leur existence et

les sauver de la mort.

Or, en ce moment, les Kabylies qui vivaient toujoursen mésintelligence, étaient loin d'être en bons termes

avec les Turcs, Coïncidence heureuse que ce désac-

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cord ! Les Espagnols, profitant de cette circonstance,

firent l'impossible pour le maintien de cet état de cho-

ses, mais, malheureusement pour eux, pareille situa-

lion ne pouvait durer.

Intelligent et fin diplomate, Khaïr-Eddin qui voulait

compléter ses succès, s'aperçut bien vite de tous les

inconvénients de son désaccord avec les Kabyles. Il

pensa que cette mésentente ne faisait en somme que le

jeu des. Espagnols et que, dans son intérêt, il était de

son devoir de sacrifier les questions d'amour-propre.Sa brouille avec Koukou et Guela'a lui paraissant donc

impolitique au premier chef, il chercha à la faire

cesser.

Dans ces conditions, un rapprochement quelconqueavec les Kabyles s'imposait ; à cet effet, il intervint, et

faisant agir la. diplomatie, il chercha, le premier avant

d'entreprendre quoi que ce soit contre Bougie, à s'en-

tendre avec les montagnards. Des pourparlers d'en-

tente, sinon de rapprochement entre les Turcs et les

Zouaoua, furent alors engagés dans ce sens. Mais, dès

que le cheikh des Beni-Abbas eut connaissance de ces

projets d'alliance avec les Bel-K'adhi, passant dans !e

camp adverse, il se déclara par dépit et aussi par inté-

rêt, ouvertement pour les Espagnols de Bougie. L'or

corrupteur des infidèles qui déchira une fois de plusle coeur de l'indépendance kabyle, permit à Bougie de

contrebalancer Alger et d'assurer pour quelque tempsencore sa malheureuse existence.

Si ces intrigues reculèrent donc le jour fatal, la

duplicité de Guela'a souleva bien des colères. La con-

duite des Beni-Abbas en. pareille circonstance était

traités de lâche et d'impie, car la majeure partie du

peuple pour qui la question d'adversité locale était

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sans valeur pour l'indépendance du pays, n'aspirait,

d'accord sur ce point avec-les Turcs, qu'aux moyens

de libérer le sol natal de la domination chrétienne.

Il était évident que pour atteindre ce but d'intérêt

général, des sacrifices matériels et moraux s'impo-

saient. Déjà, certaines tribus, guidées par ce senti-

ment patriotique, tout en prêchant l'union entre elles,

faisaient ouvertement des avances aux Turcs qu'elles

voulaient engager contre Bougie ; d'autres, surmontant

leurs rancunes personnelles faisaient trêve de leurs

querelles et. s'alliaient entre elles pour s'unir et en

masse se joindre au mouvement de solidarité nationale.

Fixé sur le but à atteindre, le Djurdjura était parti-

culièrement décidé, pour en finir, à employer tous les

moyens dont il disposait; dans la. discussion de la

question soumise à l'examen de ses notables, tous les

« imr'aren » et « amins » prêchèrent l'entente a.vec les

Turcs.

Les Djema'as, elles-mêmes, réunies en assemblée .

nationale, demandaient aux Bel-K'adhi d'employer leurs

efforts pour obtenir, à la suite d'un traité, le concours

de .Khaïr-Eddin; d'aucuns même conseillaient d'accor-

der à Guela'a, si elle acceptait de faire cause commune

avec le Djurdjura, les concessions les plus larges.

Tel fut l'état d'esprit du peuple kabyle au lendemain

. de la reprise du Penon, qui agita d'un frisson de joietout le Djurdjura. Ce succès ranima dans le coeur du

montagnard l'espoir de délivrer prochainement de

l'étreinte espagnole sa chère ville de Bougie.

H n'y avait pas de doute que si les pourparlers d'al-

liance avaient réussi à unir les deux Kabylies, avec

l'appoint de Koukou d'un côté et celui de Guela'a de

l'autre, les Turcs, à l'aide de ces forces combinées

avec la leur, auraient facilement achevé d'asseoir leur

autorité et de rester les seuls maîtres sur toute la

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— 138 —

côte de la Kabylie, car les Espagnols de Bougie, livrés

à eux-mêmes, auraient, été sûrs de subir, sans tarder,le même sort que celui de leurs frères d'Alger.

Mais l'entente préconisée n'ayant pas pu se réaliser,Khaïr-Eddin qui n'ignorait pas la force de la place de

Bougie, renonça, pour le moment, à l'attaque de cette

forteresse.

En attendant une heure plus propice pour la réali-

sation de cette entreprise, le sort des maîtres de Bou-

gie ne restait pas moins gravement compromis.

Dès le lendemain de la prise du Penon, la situation

des assiégés de Bougie devenant des plus critiques, le

gouverneur commandant la. place pensa qu'il était

urgent d'agir et d'agir par tous les moyens pour obte-

nir du secours contre l'orage qui menaçait d'anéantir

sa ville et sa garnison. Il fallait non seulement renfor-

cer sa troupe et son artillerie, mais aussi renouveler

ses munitions et ses approvisionnements.

Pendant que des appels répétés, adressés à Madrid,restaient sans réponse, il eut le bonheur de voir queses démarches auprès du prince de Guela'a produisi-rent d'excellents résultats. De riches présents 'et des

armes, envoyés au cheikh des Beni-Abbas, lui permi-

rent, en effet, de reconquérir et de s'assurer les sym-.

pathies et la.protection de leur vieil allié.

Dans celle circonstance, les Espagnols, plus diplo-mates que les Turcs et sachant mieux exploiter l'ini-

mitié et la division qui existaient entre les deux chefskabyles, purent ainsi, grâce à leur or et à leurs intri-

gues, retarder le dénouement fatal, c'est-à-dire la

chute de Bougie, d'un quart de siècle, temps durant

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— 139 —

lequel les défenseurs firent, il faut le reconnaître,

preuve d'une volonté et d'une bravoure admirables.

La conduite de son gouverneur en cette circonstance

fut particulièrement des plus héroïques.

Cependant, dès les premiers succès de Khair-Eddin

à Alger, les colonies espagnoles de la côte barbares-

que, particulièrement celle de Bougie, ne se sentaient

guère en sécurité. Des appels, adressés à la Métropole

pour l'envoi de secours, restaient sans réponse. Cepen-

dant, l'Espagne, où la nouvelle de la perte du Peilon

provoqua un profond retentissement, n'ignora pas la

gravité du danger qui menaçait ses compatriotes d'Afri-

que.

L'empereur Charles-Quint, occupé alors à défen-

dre l'Autriche menacée par le grand sultan Soleiman,

ne put lancer contre les Turcs d'Alger que l'amiral

Doria, qui essaya de faire la chasse aux Corsaires,

particulièrement à ceux du Capitan Pacha. Khaïr-Eddin,

dont les raies semaient déjà la terreur dans toute la

Méditerranée.

Alors que sur terre, Khair-Eddin voyait sa domina-

lion prendre de l'extension, pour s'étendre, en 1534,

jusqu'à Tunis, le puissant pirate ne cessait pas de

caresser l'espoir de s'emparer de Bougie, dont le port

serait un excellent point d'appui pour ses flottes. Mais

le temps lui faisant défaut, il renvoya donc à plus tard

le moment de réaliser cette nouvelle conquête. En atten-

dant l'heure propice pour son coup de main, il employases efforts pour obtenir des Kabyles l'isolement de ce

port. La ville, ainsi boycottée et sans provisions, ne

pouvait vivre plus longtemps-. Bougie isolée, séparéedu continent, était perdue.

Abandonnée à elle-même et sans secours possible,

Bougie devenait, chaque jour, une proie de plus en

plus facile. Le Gouverneur de la ville réduit à ses pro-

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— HO —

près moyens pour proléger la colonie et assurer l'exis-

tence de la garnison, se vit dans l'obligation de recher-

cher, de solliciter, presque, la protection des tribus

environnantes : les traités de paix ou d'alliance avec

les princes de Koukou ou de Guela'a lui étaient particu-

lièrement précieux, car les approvisionnements de la

ville ne pouvaient dès lors se faire que par leur inter-

médiaire.

En présence d'une situation aussi délicate que com-

plexe, le gouverneur, poussé par les événements, ne

put mieux faire que de s'élancer dans l'arène de la

vie kabyle pour prendre une part active dans la poli-

tique locale du pays. La question des «• çofs » attira

plus spécialement son attention; et, ses interventions

auprès des chefs de « clan » ne lui donnèrent jusqu'à

présent que d'excellents résultats.

Tout en cultivant la haine des montagnards contre

le Turc, les efforts de la politique des Espagnols de

Bougie consistaient à exploiter, ainsi qu'il a été dit

précédemment, la rivalité ancestrale et inconciliable

qui existait entre les deux grands chefs kabyles : le

Zouaoui Bel-K'adhi et le A'bassi Abd-El-A'ziz.

Exploitant l'ambition et la cupidité de ces deux per-

sonnages, les Espagnols, guidés par l'intérêt du jour,

n'éprouvaient aucun scrupule à changer leur fusil

d'épaule. Menacés d'être abandonnés par l'un, se pré-sentant avec les mains pleines, ils trouvaient vite à

s'appuyer sur l'autre. Le jeu de ces sortes d'alliance

était pratiqué, il est vrai, de la même manière et dans

les mêmes conditions par le Gouvernement turc. Le

jeu se faisant sur la tête du Kabyle, les scrupules d'hon-

nêteté, n'étaient point de mise pour les conquérants et

envahisseurs.

Page 165: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 141 —

Tel était le système d'équilibre très fragile, mais

nécessaire, qui permit aux Espagnols .de se maintenir

aussi longtemps à Bougie, te la Bahdja » des monta-

gnards, la perle qui fut l'orgueil des princes h'emma-

clites.

Triste et humiliée de cet état d'esclavage auquel elle

se voyait réduite, Bougie, manquant d'air, ne deman-

dait cependant qu'à changer de situation. En atten-

dant, sa vie d'esclave et de prisonnière affaiblissait

chaque jour ses forces.

Si la jalousie, la désunion des deux chefs kabyles

assuraient le maintien des Espagnols à Bougie, ceux-ci

ne se faisaient cependant aucune illusion sur le sort

que l'avenir leur réservait. Leur influence morale et

politique déclinait chaque jour auprès des monta-

gnards dont ils n'avaient d'ailleurs jamais su s'atta-

cher les sympathies; aussi, dès que le moindre incident

se produisait, c'était la. menace d'une révolte et l'arri-

vée des contingents des tribus avoisinantes qui pre-naient les armes et. qui venaient les provoquer au piedmême de leurs remparts.

Les défaites successives, subies à Alger par les

armées de leur nation, ne pouvaient évidemment que

diminuer le prestige de leur force et rendre leur posi-tion à Bougie des plus intenables. Sans l'intervention

d'un secours immédiat, un nouveau désastre restait

donc inévitable. ;

La place, sans approvisionnements ni ressources

d'aucune sorte, la garnison menacée de la famine, ne

pouvait tenir plus longtemps.

Cependant, de l'autre côté dé la mer, la situation

lamentable des colonies espagnoles d'Afrique et parti-culièrement de Bougie préoccupait, bien des esprits,

Page 166: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 142—

Pour remédier à cet état de choses, on pensa, en

Europe et surtout en Espagne, qu'une grande expédi-tion contre les côtes barbaresques s'imposait.

*On ne larda pas, en effet, à apprendre qu'un événe-

ment important, préparé de longue main, allait se pro-duire. La papauté en tête prêchait, tout en ramassant

de l'argent par des quêtes faites à travers l'Europe, la

guerre sainte; c'était une nouvelle croisade déclarée

contre les Infidèles et Barbares d'Afrique.

Voulant être sûrs du résultat, les Espagnols, les pre-miers intéressés à la réussite de l'entreprise, ne ména-

gèrent ni leur argent, ni leurs intrigues pour atteindre

leur but. Semant l'or à pleines mains en Afrique, ils

intriguèrent, achetèrent des neutralités, signèrent des

traités dont la plupart ne furent pour eux que des

alliances aléatoires et onéreuses. Aveuglé par sa ri-

chesse et le fanatisme, l'arrogante Espagne croyait

qu'avec son or et sa croix elle pouvait tout oser pourobtenir satisfaction des peuplades de la Berbérie.

Pendant cinq années consécutives, une propagandeeffrénée fut faite clans toute la Chrétienté. Sur les pla-ces publiques, dans les églises, on priait, on faisait des

quêtes, on enrôlait pour la grande expédition que

l'empereur Charles-Quint allait lui-même entreprendrecontre les barbares et infidèles d'Afrique.

Les Algérois, signalés particulièrement à la colère

du public et de l'Empereur, devaient être les premierschâtiés dans cette grande entreprise de « purificationet de châtiment ».

De tout cela, les Turcs d'Alger, tout en prenant les

précautions nécessaires, ne s'effrayaient pas outre

mesure; de son côté, le montagnard, fasciné par les

richesses offertes, recevait et attendait' avant de se

prononcer, la suite des événements. Dans tous les cas,il ne voulait être la dupe de personne.

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— 143 —

Toutefois, dès l'arrivée des escadres dans la taie,

Bel-K'adhi, selon la promesse faite aux Espagnols, se

tint, dit-on, prêt à participer à la prise d'Alger; on

ajoute même qu'une armée de 2.000 fantassins kabyles

escortée d'une nombreuse cavalerie, devait, sur un

signal donné, prêter son concours; selon le plan prévu,

Bel-K'adhi devait, débouchant par le col des Beni-

Aïcha, se jeter sur la Melidja et, continuant sa manoeu-

vre, aller menacer la ville en l'attaquant par les hau-

teurs du Sahel (1).

(1) Haèdo qui relate tous ses détails, extraits sans doute d'undocument écrit, ne se doute pas de toutes les erreurs contenuesdans ces quelques lignes :

Tout d'abord, le rôle attribué, ici, à Bel-K'adhi, lors de l'expédi-tion de Charles-Quintcontre Alger,nous parait plus que fantaisiste.Il n'est pas admissible qu'en effet le Djurdjura, qui lutte depuisdes années pour délivrer Bougie des mains des Espagnols, aiten pareillecirconstance, acceptéà verser le sangde ses enfants pources mêmes Espagnols pour lesquels il n'avait, d'ailleurs jamais eu

que du mépris et de la haine ; avec son intervention en faveurd'ennemis depuis longtemps abhorrés, il serait donc en contra-diction catégorique avec ses propres sentiments.

Haëdo, de qui nous tenons les renseignements cités ci-dessus, aeu tort de prendre à la lettre ce qu'il a, peut-être, lu dans quelquedocument. Que Bel-K'adhi,acheté,ait pris l'engagement,mêmeparécrit, de fournir son concoursau moment voulu, c'est possible etc'est même indispensable pour toucher la prime promise en paie-ment de son intervention. MaisBel-Kadhi, qui n'était pas LeDjur-djura, ne pouvait se présenter au col de Beni-Aïcha avec 3.000fantassins et presque autant de cavaliers kabyles.

En l'occurence Bel-K'adhi s'était joué de la naïveté espagnole,en lui soutirant, par supercherie, son or. Le Djurdjura ne pouvaitêtre complice de cette malhonnêteté.' Haëdo s'est abusé, à son tour, en croyant que l'exécution de lapromessede Bel-K'adhi, a étéeffectivementréalisée dans toutes ses

parties, car si les montagnards étaient réellement au moment dudésastre, aux environs de Matifou, à la vue de taut de richesse,rien ne les aurait empêchéde s'approcher de la plage de l'Harrachet de recueillir et piller les riches épaves des escadres échouéessur la côte de Fort-de-1'Eauet d'Hussein-Dey.

Cependant selon l'opinion générale des êvrivains la compromis-sion de Bel-K'adhiavec les Espagnols ne présente aucun doute. —

Nous verrons, après le départ des Espagnols, Alger diriger unecolonne expéditionnaire contre la Kabylie accuséed'avoir pactiséavec ces derniers. Bel-K'adhi apparemment coupable, abandonné

par la masse kabyle, sera châtié et vaincu, obligé de s'humilierdevant les Turcs.

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— Î44 —

Ce fut le 20 octobre 1541, qu'une imposante escadre

vint jeter l'ancre dans la baie d'Alger; et le 23, le

débarquement d'une trentaine de mille hommes s'effec-

tua sans encombre sur la plage d'El-Harrach.

Ce qu'il advint de cette affaire, nous le savons : les

Espagnols et leur Empereur, près du succès final,subirent l'échec le plus terrible. La flotte la plus im-

portante qu'on n'eût jamais vue, fut anéantie par une

horrible tempête qui dura deux jours (24-25 octobre).

L'Empereur, qui assista impuissant à la déroule de

son armée et au pillage des épaves de son escadre,

s'embarqua à Matifou; le 26 octobre, il fil mettre à la

voile et s'éloigna de la côte maudite.

À la nouvelle de ce désastre, le prudent Bel-K'adhi,dont l'arrière-garde des contingents campait, dit-on,au col des Beni-Aïcha, se retira précipitamment dans

ses montagnes, d'où il aurait, paraît-il, envoyé quel-

ques approvisionnements aux débris de l'armée expé-

ditionnaire, réfugiés à Bougie.

Ce secours, accordé en pareil moment, aux Chré-

tiens, ne pouvait évidemment qu'irriter les Turcs con-

tre les Zouaoua (?) déjà compromis. Le vainqueur des

Espagnols Il'assan Àgha, qui n'ignorait rien de toutes

ces compromissions, ne pouvait mieux faire que de

demander à la Kabylie de lui rendre compte de sa

conduite.

Il leva donc une colonne avec laquelle il se préparaità aller lui-même châtier le « roi de Koukou ». Voici les

renseignements que le franciscain Haëdo nous fournitsur cette campagne, qui amena sans combat la sou-mission de Bel-K'adhi : .

'

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— m -

« Le printemps venu, il (H'assan Agha) partit d'Alger,« à la fin d'avril 1542, avec trois mille Turcs, armés« de mousquets, deux mille cavaliers mores et arabes,<( mille fantassins mores et douze canons montés sur« affût, la plupart de petit calibre.

« Le roi de Koukou, se voyant inférieur en force,« n'osa pas accepter le combat et fit sa soumission ;« il donna une grosse somme d'argent et une grande« quantité de boeufs, de chameaux et de moutons ; il« s'engagea en outre à payer un tribut annuel, ce que« ni lui, ni ses prédécesseurs n'avaierit iamais voulu« faire et donna en otage son fils et héritier âgé de<( quinze ans, nommé Sidi-Ah'med ben El-Cadi, de« sorte que Ïïassan-Agha revint à Alger sans avoir« combattu. (1) ».

'Abandonné par les Zouaoua et humilié par les Turcs,

Bel-K'adhi paya donc bien cher son imprudente politi-que.

Mais arrêtons-nous un instant sur les passages du

traité ci-dessus : ils sont des plus intéressants, quantà l'état d'âme de la Kabylie, tant à l'égard des Turcs

que des Bel-K'adhir.

Tout d'abord remarquons que cette démonstration

ne manqua pas d'importance,, non seulement par le

résultat obtenu, mais par l'effectif engagé. Les batte-

ries d'artillerie emmenées avec la colonne, ne pou-vaient que produire sur les montagnards l'effet voulu;la perspective de voir leurs villages détruits et incen-

diés de loin ne pouvait, en effet, leur inspirer que de

l'inquiétude et de la frayeur.

(I) Voir «Histoire des Rois d'Alger », page 65, par Haëdo,traduction de Grammont.

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— 146 —

•D'autre part, malgré son tempéramment belliqueux,la Kabylie, se sachant fautive et même coupable, eut

dans cette circonstance la sagesse de conserver son

calme, en manifestant ses réserves devant les Turcs.

Sans doute impressionnée par une force aussi im-

posante que celle de l'armée turque, reconnaissant ses

torts et confuse de s'être compromise avec les Espa-

gnols, elle ne put que baisser les armes et se désin-

téresser du sort de Bel-K'adhi.

Bel-K'adhi lui-même, dont la conscience ne devait

pas être tranquille, loin d'opposer de la résistance, ne

chercha qu'à se faire pardonner ses errements. Accom-

pagné des principaux notables des tribus menacées, il

se présenta aux Turcs et demanda à voir le dey Hassan-

Àgha. Introduit auprès du chef turc, il plaida sa cause

et regretta sa' faute ; il sollicita « l'Aman » ; le par-

don, qui lui fut accordé, le mit dès lors, sous la tutelle

directe des Turcs.

Dans le traité signé, un tribut annuel et une contri-

bution de guerre, payables en espèces el en nature,furent imposés à Bel-K'adhi, comme amende qu'ildevait payer pour s'être gravement compromis avec

les Espagnols, ennemis acharnés des musulmans.

Outre le tribut, signe de soumission, dans la clause

qui fixe le genre d'amende qui lui a été infligée, nous

trouvons que, parmi les animaux livrés, il y avait un

certain nombre de chameaux dont l'habitat est généra-lement limité aux Hauts-Plaleàux.

Cette mention de ce genre de ruminant est une

preuve que la Kabylie en possédait et que l'élevage de

cet animal était, en effet, depuis très longtemps, pra-

tiqué par les parties basses du Djurdjura (H'amza,

Page 171: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 147;—

Isser et Sebaou). Connue et utilisée, jusqu'à nos jours,

par les montagnards, cette excellente bête de somme

n'a disparu de ces régions qu'avec l'arrivée en Kabyliede la locomotive (1884-1886).

L'intérêt du document signé par Bel-K'adhi en 1542,

ne s'arrêta pas à ce petit détail économique.

La clause du traité qui spécifie le nom et les litres

'du jeune personnage livré comme otage mérite égale-ment d'être retenue, car cela intéresse la famille des

princes de Koukou.

D'autre part, si le vrai nom du chef de Koukou, quecertains écrivains désignent encore faussement sous le

nom « d'Ah'med ben El-K'adhi », n'est pas mentionné,

particulièrement par Haëdo, il y a lieu de. croire que ce

personnage ne pouvait être que celui dont nous avons

déjà parlé, c'est-à-dire Sidi El-H'aoussin, frère et suc-

cesseur de Sidi-Ah'med, mort assassiné, en 1527 (1).

(1) Sur cette date, comme sur bien d'autres, les auteurs algériensne sont pas d'accord. M. Berbrugger, en outre, porte l'assassinatde Bel-K'adbi à la date de 1523. Cependant, si Khaïr-Eddin esttenu loin d'Alger, après sa défaite des Isser, qui a lieu en 1520,pendant sept ans, son retour de Tripoli n'a pu s'effectuer qu'en1527, année pendant laquelle Sidi-Ah'mcd ou El-K'adhi a clé as-sassiné.La date de 1523ne pourrait donc être acceptée,ni pour noterle départ des Zouaoua d'Alger, ni pour marquer l'année de débar-quement de Khaïr-Eddin en Kabylie,

Le retour de Khaïr-Eddin, la mort de Sidi-Ah'med ou El-K'adhiet la fin du règne des Zouaoua à Alger sont des événements qui sesont produits à quelques jours d'intervalle. La date de 1523, quenous donne Berbrugger,est donc fausse,à moins que les Bel-K'adhin'aient séjourné à Alger que trois ans, au lieu de sept ans. Ce quiest peu probable, car la date 1527,marquant le retour de Khaïr-Eddin à Alger sembleindiscutable pour tous les historiens de Bar-berousse.

Quant au nom à'Âhmed, donné au fils de Sidi-El-H'aoussin, iln'y a là qu'une similitude de formes et non de personnages. —Commetous ceux qui ont écrit sur les Bel-K'adhi ne parlent queà'Ahmed ou El-K'adhi, la confusiondes deux personnages, quoique

H

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— 148 —

Le « jeune homme, fils et héritier », emmené à Algercomme otage et qui porte également le nom de son on-

cle le défunt, devait en réalité se dénommer Sidi Ah'med

ou El-Haoussine naïih El-K'adhi. Il y a donc dans

l'esprit des différents auteurs une confusion de noms

qu'il convient de faire disparaître. Préciser les noms

des personnages de Koukou est un point qui nous pa-raît primordial dans l'histoire de Bel-Kaclhi.

Pour ce faire nous proposons, pour plus de préci-

sion, de désigner les principaux princes connus jusqu'à

présent, de la famille Bel-K'adhi : Ah'med I, El Haous-

sin et Ah'med II, ce dernier restant le jeune homme ac-

tuellement en otage à Alger.

Ces désignations mnémoniques, qui aident à l'intelli-

gence de notre étude, pourraient, un jour, être utiles

à la composition de l'arbre généalogique des Bel-K'a-

dhi, qu'il serait intéressant d'arriver à déterminer dans

tous ses éléments.

En attendant que des recherches plus scientifiqueset plus fructueuses soient faites dans ce sens, nous

sommes heureux de dire à ce sujet que le résultat de

nos propres efforts nous a permis cle combler quelquesvides qui étaient de sérieuses lacunes dans l'histoire

généalogique et politique des princes de Koukou.

ReA'enons.mai.ntena.nl à l'expédition militaire de H'as-

san-Agha. À ce sujet, il aurait été bien intéressant pour

nous, ne serait-ce que pour l'histoire locale, d'avoir un

peu plus de détails et de précisions sur :

vivant à des époquesdifférentes, est permise, Un lecteur non avisépourrait aisément conclurequ'il y a eu un premier Bel-K'adhi quiaurait vécu près de deux siècles! Cequi serait naturellement uneabsurdité. — C'est cependant ee que nous constatons dans tous lesécrits relatifs aux Bel-K'adhi, où tous les princes sont indistincterment désignéssous l'unique nom à'Ah'med ou El-K'adhi.

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— 149 —^

1° L'itinéraire suivi par la colonne turque envoyéeen Kabylie, au mois d'avril 1542.

2° Le nom du lieu où H'assan-Agha avait dressé son

camp pour recevoir la soumission de la délégation ka-

byle, accompagnée de Sidi-el-If aoussin ou El-K'adhi.

Il est sans doute facile, par des conjecturés, de don-

ner une réponse plausible aux questions posées. La

large plaine des Isser étant facilement abordable, soit

par le littoral, soit par le col des Beni-Àïcha, il peut se

faire que des Isser le dey H'assan-Agha ait pu débou-

cher sur le bas Sebaou et atteindre la région de Del-

lys, situé sur l'éperon occidental de la chaîne « Aïlh

Djennad ».

Dès cette époque, toute cette partie de la Kabyliemaritime semble faire partie du domaine des seigneursde Koukou.

Les vallées du Sebaou et de Tisser étaient, d'autre

pari, des régions bien connues des Turcs pour leur

viabilité. On se souvient, en effet, que c'était là le che-

min qu'avait pris Khaïr-Eddin en 1527, lorsque, revenu

de Tripoli et débarqué à Dellys, il se dirigea sur Alger,tout en bataillant avec Bel-K'adhi.

Les difficultés d'accès ainsi évitées, la voie suivie par

H'assan-Agha pour pénétrer en Kabylie ne pouvait être

que la bonne, celle-là qui conduisait directement dans

les régions de Dellys. Ce dernier point facilement abor-

dable par terre ou par mer, sa prise de possession, parun coup de main, ne put que produire l'effet voulu ;aussi l'apparition soudaine de H'assan avec ses fortes

colonnes impressionna la Kabylie et obligea Bel-K'adhi,directement menacé, à déposer les armes et sans com-

bat à solliciter cel'aman ».

Page 174: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

Les Turcs ayant obtenu pleine satisfaction levèrent

le camp et s'en allèrent sans abuser de leur victoire.

Ce départ de l'étranger fut sûrement un soulagement

pour le coeur du Kabyle. Le prestige de son indépen-

dance a été une fois de plus sauvé, car les humiliations

du traité imposé ne louchaient en somme que les Bel-

Kadhi et quelques-uns de leurs partisans, car dès la

mort de Sidi-Ah'med, la Kabylie était déjà divisée en

deux clans ou çofs.

Cependant le retour de H'assan-Agha à Alger fut

joyeusement fêté par tout le monde. La soumission de

la Kabylie, obtenue sans effusion de sang, produisitun effet moral des plus considérables. Le traité qui res-

pecta les biens et les libertés du montagnard fut habi-

le et considéré comme une oeuvre politique assez adroi-

te pour l'influence turque en Kabylie. L'adversaire quin'abuse pas de sa force n'est pas un ennemi.

En attendant, les effets immédiats de la paix avec le

Djurdjura ne tardèrent pas à se faire heureusement

sentir clans l'activité commerciale de la ville d'Alger.

D'autre part, les Bel-K'adhi étant momentanément

muselés, les Turcs, délivrés de la menace kabyle,eurent toute liberté d'action pour diriger leurs efforts

sur d'autres points de l'Algérie, particulièrement sur

la Hodna et le Zab, ensuite sur Tlemcen et même sur

Fez, contre le Sultan du Maroc.

Dans toutes ces expéditions, tant que Bel-K'adhi

resta l'allié des Turcs, le concours des contingents

kabyles fut des plus précieux pour la réussite de leurs

entreprises. Le gouvernement d'Alger, satisfait de leurs

services, ne manqua pas, chaque fois, de leur accor-

der en récompense tous les encouragements moraux

et matériels qu'ils méritaient. Par leur bravoure et leur

fidélité, les Zouaoua se distinguaient et raffermissaient

ainsi l'autorité du pouvoir central.

Page 175: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 161—

La Régence, ainsi soutenue et énergiquement admi-

nistrée, ne souffrit pas trop des troubles malsains

qui l'agitaient. A Alger, la discipline imposée par

H'assan-Agha aux différents services de la Marine. et

de l'administration de la Milice empêchait le moindre

désordre de se produire dans la rue, comme dans les

marchés de la Cité.

Le bon esprit régnant partout, bientôt les bienfaits 1

de l'ordre et du travail se firent sentir dans tout le

royaume.

Les tribus dégagées de l'oppression qui les étei-

gnaient se développèrent. Les montagnards, ayant

trouvé pour exercer leur activité à s'employer ailleurs,

le Pjurdjura lui-même semble avoir eu un moment de

caime et de prospérité.

Dans ce bien-être général, le gouvernement turc,

heureux de! cet état de choses, ne put que se fortifier

et asseoir définitivement son autorité.

Offrant toutes les garanties voulues pour la sécu-

rité des biens et des personnes, Alger devint le débou-

ché par excellence de la Kabylie, qui y apporta, avec

ses excellents produits, ses bras vigoureux et habites.

Ce fut alors pour la capitale des Barberousse une ère

nouvelle de prospérité et de grandeur dont les bien-

faits ne manquèrent pas de rejaillir sur les Bel-K'adhi,

devenus maintenant les conseillers et amis intimes du

pacha d'Alger'.

Profitant de cet état de choses, les Bel-K'adhi, quiétaient alors bien en cour, auprès du gouvernement .

d'Alger, ne perdirent pas l'occasion d'étendre et de

Page 176: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 152 —

raffermir leur autorité sur la Kabylie du Djurdjura ;

mais leurs ambitions ne s'arrêtaient pas là. Il y avait

pour eux, outre des ambitions à satisfaire, des rivaux

à vaincre.

Voyant leur influence toujours contrebalancée, dans

l'Oued-Sah'el et jusque dans le Guergour, par celle des

seigneurs des Beni-Abbas, ils cherchèrent à briser une

fois pour toutes, cette résistance qui s'entêtait à s'op-

poser à l'extension de leur autorité. Grâce à leurs

intrigues, ils décidèrent les Turcs à porter la guerredans le pays de leur concurrent et adversaire, Abd-el-

Aziz, accusé publiquement d'être « l'allié et le soutien

des chértiem » de Bougie.Vers 1553, la guerre fut virtuellement déclarée au

cheikh des Beni-Abbas, qui, depuis longtemps, s'atten-

dait à cette agression.

En 1554, après le retour de Salah'Raïes, revenu de

Fez, où il était allé remettre sur son trône un prince

méniride, la question de la reprise de Bougie fut de

nouveau agitée. La présence des Espagnols dans cette

ville restait, en face du développement de la puissancedes Turcs en Berbérie, une gêne, une anomalie queles montagnards, les premiers, ne demandaient qu'àfaire disparaître.

Aussi, lorsqu'en juinjL557^ la nouvelle de l'expédi-tion contre' Bougie fut connue, toute la Kabylie en

liesse prit les armes et sous les ordres de Bel-K'adhi,se déversa sur la région "de la 'Soummam, tandis quedes galères turques, transportant de l'artillerie et des

munitions, partaient d'Alger et mouillaient bientôt

dans le golfe de Bougie (1).

(1) La flotte d'Alger absente n'a pas, en réalité, participé à laprise de Bougie ; jointe à celle de -l'amiral français Paulin de laGarde et de Drngut, elle faisait, en ce momennt, la chasse dans laMéditerranée aux navires de Philippe II, roi d'Espagne.

Pendant l'expédition de Bougie, le gros de la flotte algéroise étaiten effet occupée ailleurs ; faisant une croisière dans le golfe du

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— 153 --

Descendu à terre, Salah'Raïes se mit aussitôt à orga-

niser ,avant l'attaque générale, les préparatifs d'in-

vestissement de la place. Le débarquement et la.mise

en batterie de l'artillerie qu'il fallut traîner et bisser

sur les hauteurs dominant la ville, prirent un temps

infini.

v Le 15 septembre, les assiégeants satisfaits des posi-

tions acquises, commencèrent enfin à ouvrir le feu

auquel les batteries espagnoles essayèrent dT'répon-

dre; mais, devant le tir plongé et meurtrier des bat-

teries turques, dominant la place, la résistance y de-

vint bientôt impossible.

. Par des brèches largement ouvertes, des assauts

contre la ville furent donnés. Après avoir pris succes-

sivement le Bordj-Moussa et le Bordj-Abdr-El-K'ader,

les Turcs s'attaquèrent à la Casba où les derniers dé-

fenseurs de la place s'élaienl réfugiés et barricadés.

Le canon des assaillants y eut bientôt pratiqué des

brèches et un autre assaut allait être donné,"lorsque

Don Luis de Péralta, gouverneur de la placé, jugeant

toute résistance inutile, se rendit (27 septembre 1555).

Le siège, avec un feu d'enfer et des corps à corps

terribles, dura donc une douzaine de jours. Mais, de

Bougie depuis longtemps en agonie, ses nouveaux

maîtres ne trouvèrent qu'un cadavre au corps mille

fois déchiqueté.

Lion, elle participait à l'attaque de la Corse pour le compte du roide France, Henri II.

H ne restait donc à Salah'Raïes guère de bâtiments à sa dispo-sition. Durant son expédition contre Bougie il ne put disposer quede a deux galères, d'une barque et d'une caravelle on Saëtic fran-çaise», pour transporter « 12 canons de gros calibre, 2 très grospierriers et beaucoup de vivres et de munitions y>.^'(VoirïHaëdo, « Rois d'Alger », traduction et annotations par de

Grammont, page*93).

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— 154 —

Le commandant, son officier d'état-major et 120

hommes de leurs compagnons, les seuls survivants qui

restaient de la malheureuse garnison, eurent les hon-

neurs de la guerre : ils furent mis en liberté et ren-

voyés en Espagne, où, nous dit de Grammont, le brave

Louis de Pôralta et ses compagnons, injustement ac-

cusés de lâcheté par le Gouvernement espagnol, furent

reçus avec mépris par leurs coreligionnaires (1).

Ainsi se termina la domination espagnole à Bougie,dont l'illustre capitaine Pedro de Navarro avait, dès

l'année 1510, fait la conquête. Pendant les 45 ans de

possession espagnole, la pauvre ville, constamment

maintenue en état de siège et sur le qui-vive, ne put

guère se développer et prospérer.

Déjà affaiblie par une longue période de souffrances

de toutes sortes, la dernière épreuve, qu'elle venait de

subir, lui enleva le peu de souffle qui lui restait : les

douze jours de lutte infernale ne laissèrent de la ville

que le nom.

Aussi, quand les Turcs y entrèrent, ils n'y trouvè-

rent que la mort et des ruines. Mais, sous le baume

vivifiant qu'est la liberté, Bougie, débarrassée de ses

(1) Voir les détails sur l'attaque et la prise de Bougie dansl'« Histoire des Rois d'Alger », par de Grammont, et dans RevueAfricaine, 1877, page 279 et suivantes.

La perte de Botigie,due à l'incurie du Gouvernement espagnol«coûta, dit Haëdo, bien cher à Don Alonzo de Péralta, auquel leRoi d'Espagne fit couper la tête» Ce crime abominable, commissur {a personne du dévouéet brave de Péralta, marque nettementle degré d'aberration de la très catholique Espagne, qui netrouva rien de mieux que de faire expier, au plus honorable de sescapitaines, une foute commise par ses gouvernants.

Mais l'Histoire qui n'admet pas de pareil déni de Justice, inno-cente et honore de Péralta, qui, malgré des privations et des em-bûches de toutes sortes, a su pendant 40 ans, au milieu des tribusles plus belliqueuses, tenir ferme et.haut le drapeau de son pays.

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— 155 —

chaînes d'esclave, allait, grâce à l'activité de ses habi-

tants, grâce à sa situation géographique et à la beauté

de ses sites, renaître et retrouver sa vie de liberté

et de prospérité.

Bougie, effaçant les ravages de la guerre et de nou-

veau embellie, saura se faire aimer.L'excellence de son

port el les richesses de son pays lui permettront facile-

ment de reconquérir, avec sa beauté, sa réputation de

cité florissante : Sa prospérité grandissante sera telle

qu'elle formera un solide appoint pour le développement

de la richesse et de la puissance du Gouvernement

d'Alger.

L'année 1555 reste donc une date mémorable qui

marque la conquête la plus sérieuse que les Turcs aient

faite non seulement sur les Espagnols, mais aussi sur

le Djurdjura dont le moral a été agréablement impres-

sionné au profil, du prestige turc.

L'expédition qui dura deux mois et qui donna les

résultats que l'on connaît, étant terminée, les Turcs

quittèrent Bougie où Salah'Raïes, en partant, laissa

\400 hommes de garnison, sous le commandement "d'un

Turc nommé Ali Sardou, qui fut chargé de rétablir l'or-

dre et la sécurité dans la ville. Bougie régénérée, tout

en restant sous la domination turque, ne perdit point,

dans sa restauration, avec ses oliviers et ses chemins

montants, son caractère et son originalité de cité pure-

ment kabyle, cachet qu'elle conserva à travers les siè-

cles jusqu'à nos jours.

***

La nouvelle de la victoire de Bougie fut l'occasion

d'une joie générale dans toute la Berbérie, qui ne put

s'empêcher de reconnaître et d'admirer la valeur

guerrière et organisatrice des Turcs. Si la délivrance

Page 180: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 156 —

de Bougie permit aux Turcs de s'attribuer de nouveaux

titres de gloire, la reprise de ce port dégagé de

l'étreinte espagnole ,provoqua clans tout le Djurdjurale plus grand des enthousiasmes.

Bougie reconquise, le montagnard délivré du cau-

chemar du voisinage des chrétiens se sentit plus à

l'aise. La profonde blessure qu'il portait sur son flanc

depuis 45 ans allait bientôt se fermer. La plaie cica-

trisée, sa robuste santé retrouvée sera une garantiesérieuse pour l'avenir de sa liberté et de son indépen-dance.

Ce succès fut donc, pour la Kabylie entière, un heu-

reux événement que les Bel-K'adhi ne manquèrent pas

d'exploiter, eux aussi,' pour rehausser leur prestige et

consolider leur fortune.

Ce fut à eux, en effet, que l'administration des terri-

toires de Bougie fut confiée. L'attribution de nouvelles

tribus à l'allié, « au collaborateur de la délivrance »,ne pouvait, certes, qu'augmenter la toute-puissance du

«Sultan de Koukou » et mettre, dès lors, son rival des

Beni-Abbas, dans l'impossibilité d'opposer la moindre

résistance au débordement, à l'envahissement par les

Zouaoua, des riches et vastes régions de l'Oued-Sah'el.

Le domaine des Bel-K'adhi, soutenus par les Turcs,

se. trouva donc, dès le milieu du XVIe siècle, tant parl'étendue de sa superficie que par la densité de sa po-

pulation, assez important pour exercer désormais u-ne

influence directe sur les destinées d'Alger ou de Bou-

gie. Guela'a humiliée, Koukou régna.

Les Bel-K'adhi furent, dès leur avènement, en Kaby-

lie, de puissants et redoutables seigneurs avec lesquelsil fallait compter.

Leur pouvoir s'exerçait effectivement sur toute la

Kabylie maritime, y compris ses vallées. Les Turcs n'yavaient de représentants qu'à Dellys et à Bougie, et

Page 181: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 157 -

encore, l'autorité de ces agents ne dépassaient guère

les portes de leur cité. Sur tout le reste du territoire

kabyle, Bel-K'adhi restait le seul maître des tribus sou-

mises à son influence.

Du fait de cette extension, il était certain que les

responsabilités qui incombaient à l'administrateur d'un

tel territoire ne pouvaient être que des plus lourdes.

Pour exercer une autorité effective sur le Sebaou et

l'Oued-Sah'el, c'est-à-dire sur les deux Kabylies, et

pour se maintenir à la tête d'un tel pouvoir, il fallait

certes non seulement de l'intelligence, mais des qua-

lités administratives et diplomatiques toutes spéciales;

imposer l'ordre sans provoquer la révolte, rendre la

justice et faire respecter le principe de l'autorité sans

froissement, sans tyrannie, c'était une tâche, une am-

bition à laquelle le premier Ah'med ou El-K'adhi pou-

vait seul prétendre.

Outre les difficultés d'administration que présen-

taient les turbulentes tribus kabyles, il fallait aussi

veiller sur les embûches et turpitudes de la politique

turque contre laquelle il convenait de se tenir constam-

ment en garde pour ne pas être culbuté à la première

occasion.

Or, au point de vue kabyle, Sidi-el-Haoussin, sans

tact, grisé par le succès, ne sut pas toujours être à la

bailleur de sa tâche, de son rôle de grand chef du

Djurdjura. Dans ses relations avec la population, il

oubliait que ses allures de Beiglierbey ne pouvaient

convenir au caractère susceptible et fier du monta-

gnard.

Manquant de souplesse et de tact, il lui arriva sou-

vent, par des gestes maladroits, de froisser l'amour-

propre et la fierté de ses administrés. L'individu ainsi

brusqué se cabrait et de toute son âme en révolte, s'ap-

Page 182: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 158 —

prêtait à riposter. Mais, dans ce, conflit avec l'autorité,

c'est-à-dire avec la force, le lésé, se sachant trop fai-

ble pour se défendre contre les menaces de la coerci-

tion, faisait alors appel à la protection des siens et de

ses amis. Sa famille intervenait et bientôt c'était le

village, la communauté, c'était tout le « Toufiq » qui

se trouvait entraîné à prendre fait et cause pour celui

de ses membres offensés. L'autorité du seigneur répon-dant par un coup de force, c'était enfin la tribu entière,

blessée dans sa dignité, qui se soulevait et prenait les

armes contre le tyran.

Il arrivait qu'un pareil conflit, souvent provoqué parle manque de tact, n'entraînait pour le prestige de Bel-

K'adhi que des conséquences fâcheuses. Avec son régi-me autoritaire, la famille des Bel-K'adhi ne pouvait con-

server longtemps l'estime et les sympathies des popu-lations soumises à son administration. Le caractère

fier et indépendant du Zouaoui ne pouvait évidemment

se plier devant les exigences d'un régime féodal auquelSidi- El Haoussin cherchait à imposer à l'esprit émi-

nemment républicain du vieux Djurdjura. D'où le con-

flit dont les conséquences ne pouvaient que nuire au

prestige des Bel-K'adhi.

Pendant que le seigneur de Koukou, commettait "dans

l'administration des tribus toutes ces maladresses, ce-

lui de Guela'a, moins arrogant, mais plus habile, aussi

prudent que rusé, n'attendait qu'une occasion pourmontrer aux Turcs qu'il n'était pas homme à se laisser

éclipser et, encore moins, dominer par leur u suppôt\ de Koukou ».

Le portrait que les écrivains espagnols font du princede Guela'a est des plus élogieux. Tandis que les bas-

sesses et les intrigues grossières des Bel-K'adhi révol-

taient ses sentiments comme ceux de tous les vieux

Page 183: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 159 —

montagnards, les profits matériels de leurs compro-missions avec les Turcs et dont ses rivaux tiraient va-

nité, ne faisaient, nous disent-ils, qu'exciter le mépris

qu'il avait toujours eu pour ses vils adversaires de

Koukou.

Insensible aux flatteries comme aux honneurs mal

acquis, il restait l'ennemi irréductible des Turcs; leurs

menaces ne faisaient que le raffermir davantage dans

son énergie et dans sa volonté de résister, par tous.les

moyens à leur tentative de corruption et de domination.

Digne descendant de ses ancêtres, le vieux Abd-El-Aziz

resta, jusqu'à sa mort, incorruptible et indomptable.« Fier et brave, ajoutent les mêmes auteurs, tout

acte d'honneur seul le réjouissait; s'il ne réservait son

admiration que pour ce qui était glorieux, en revanche,

le moindre signe de lâcheté ne manquait pas de le ré-

volter. En vrai guerrier et en homme, ayant conscience

de sa dignité, les vanités malséantes l'exaspéraient à

l'extrême. » (1).

(1) Portrait sûrement exagéré.— Nous rappelons à propos de laprobité et de l'honneur des princes de Guela'a, que leur conduiteavec les Espagnols de Bougie, leur a été souvent dictée par l'inté-rêt et l'ambition ; mais ce n'est là qu'un son d'une cloche connue.L'histoire, qui a d'autres témoignages que ceux de Haëdo, de Mar-inol et de Léon l'Africain, tous Espagnols, a le droit et le devoird'y porter une appréciation plus conforme à la vérité et à la justice,et, de déclarer, à ce sujet, que le chef de Guela'a aussi bien queson collègue de Koukou, ne s'est pas toujours montré insensibleaux gentillesses des Espagnols ni même à celles des Turcs. Lesimprécations du.vieil Abd-el-Azizcontre,ces derniers s'expliquent,lorsqu'on pense que leur venue en Afrique, a nettement contrecarréet interrompu ses projets chimériques relatifs à une restaurationpossible d'un royaume hemmadite en Algérie. S'il était réellementanimé de sentiments d'honneur et de patriotisme, il aurait dû, dèslés débuts lutter jusqu'à la mort pour dégagerde la griffeespagnole :Bougie, ville capitale, construite et habitée par ses ancêtres. Aveuglépar Penvie et l'orgueil, fasciné par les promesses espagnoles, levieux chef de Guela'a n'a été, en somme, que le jouet de la diplo-

.matie trompeuse et perfide des agents de Madrid. Grâce à sescomplaisances coupables, la glorieuse et fière Bougie, le foyer desillustres princes hemmadites a, pendant près d'un demi-siècle,subile joug et les humiliations du plus grand tyran de l'époque.

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— 16Ô

On rapporte de lui cette apostrophe cinglante adres-

sée, en 1550, devant Tlemcen, à H'assan Corso, géné-ral turc, qui, au moment d'une forte action, hésitait à

s'engager : « Seigneur H'assan, lui dit-il sèchement,est-ce ainsi que vous payez le bon traitement que vous

fait le prince, sous l'ombre que vous n'êtes pas à Alger,à vous promener avec du brocart d'or ? » (1).

La plupart des auteurs appelés à exprimer leurs

opinions sur son caractère, constatent que ses senti-

ments de grand seigneur, fier et indépendant, le tin-

rent éloigné du faste trompeur et dégradant des cours

des pachas d'Alger.

Pendant que les Bel-K'adhi s'humiliaient et signaientdes traités de servage, le chef des Beni-Abbas soutenu

par une dignité ancestrale, irréprochable et glorieuse,affectait d'ignorer le gouvernement d'Alger.

Tout en méprisant^.ses rivaux de Koukou, il n'ou-

bliait pas en cela qu'il avait tout à craindre des meur-

triers de Salim-Ettoumi; pour plus de sécurité, il s'éloi-

gna d'Alger et alla s'enfermer et se fortifier dans sa

Guela'a.

Après y avoir placé les siens et mis en sécurité ses

richesses, se croyant inabordable, sans déclarer ouver-

tement la guerre, il travailla et lutta par tous les

moyens contre le développement de l'influence des

usurpateurs d'Alger. Dans sa haine contre les Turcs, il

ne put s'empêcher d'y comprendre la vieille et hono-

rable famille des Bel-K'adhi dont les succès devenaient

de plus en plus menaçants.

(1) Voir Berbrugger : Epoques militaires de la grande Kabylie,page 80.

Page 185: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- i6i -

Mais la fatalité aidant, les événements ne lardèrent

pas à lui démontrer l'inutilité de ses efforts et la fra-

gilité de ses projets. Quand la chute de Bougie se pro-

duisit, ses plans s'écroulèrent, ses illusions s'évanoui-

rent ; la nouvelle de la prise de possession de ceLle

ville par les Turcs et les Bel-K'adhi lui brisa le coeur,

car il rêvait sans doute de rétablir le royaume des

H'emmadites ses ancêtres, qui avaient fait de Bougie

non seulement leur capitale, mais une ville de beauté

et d'enchantement que les poètes surnommaient « !a

perle » de la Kabylie.

Une restauration possible du royaume de Bougie fui

même une idée que la diplomatie machiavélique de

l'Espagne exploita habilement pour obtenir une alliance

avec Guela'a.

Bougie perdue pour ses alliés comme pour lui, il ne

restait au « Roi des Labbès » plus d'espoir possiblesur la réalisation de ses ambitions. Déçu par l'effon-

drement brusque de ses espoirs, le vieux Àbd-El-Aziz

s'enferma, dit-on, dans sa forteresse de Guela'a, el

attendit sans crainte, mais avec vigilance, la suite des

événements.

Il n'ignorait pas que, malgré sa retraite voulue, ses

faits el gestes étaient étroitement surveillés par ses

implacables ennemis de Koukou et qu'à la moindre

occasion, ceux-ci ne manqueraient pas d'attirer sur

lui la colère des pachas d'Alger.

La perspective d'une guerre inévitable l'obligea donc

à tout prévoir ; ne laissant rien à l'imprévu, il garnit

ses magasins de nouveaux approvisionnements; il con-

solida les ouvrages de défense de sa forteresse et ins-

talla sur tous les points faibles de ses frontières des

postes de garde. Maître des Portes-de-Fer (Bibaii), il

obligea les Turcs à n'avoir de relations avec Constan-

line que par Àumale et Rou-Saâda.

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— 162 —

De la Medjana à l'Oued-Sah'el, loute la confédéra-

tion était sous les armes, prête à répondre, au premier

signal d'alarme, à l'appel de son chef, qui était en

vérité aimé et respecté de toute la population des

Aïth-Àbbas.

Après s'être assuré de la force et de l'armement de

ses contingents, satisfait de ses préparatifs, il attendit

sur son « rocher », avec calme, l'orage dont il se sa-

vait menacé.

En juin 1557, le pacha H'assan, fils et successeur

de Khaïr-Eddin, arriva de Constantinople avec mission

de rétablir l'ordre dans le gouvernement de la Régence

où, depuis quelque temps, se manifestait un certain

malaise.

Remis à la tête du pouvoir pour la deuxième fois,H'assan chercha à dégager l'Algérie du joug des chré-

tiens. Dès son arrivée, ses premiers jours furent con-

sacrés à guerroyer avec les Espagnols d'Oran. Ceux-

ci, finalement battus à Mostaganem, en 1558, les Turcs

triomphants rentrèrent à Alger.

Ce fut alors, que H'assan Pacha tourna ses regardsvers la Kabylie, où le sultan de « Labbas » continuait

,à se montrer récalcitrant et même agressif. Dans ces

conditions, une expédition de répression contre les

Beni-Abbas devenait inévitable. Koukou en fut avisé

pour se tenir prêt à marcher avec ses contingents.

Dès l'année 1559, la guerre fut officiellement décla-

rée au seigneur de Guela'a. À cet effet, H'assan pachaleva une forte armée qui, secondée par les contingentsde Koukou, devait aller châtier les Beni-Abbas, s'em-

parer de leur chef et détruire.leur forteresse.

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— 163 —

Le chikh Abd-El-Aziz, qui avait repoussé toutes les

tentatives d'alliance avec le gouvernement d'Alger—

et qui avait même refusé une demande en mariage de

sa fille avec le pacha— s'attendait depuis longtemps à

cette agression turque; il n'ignorait pas que Té refus

opposé au fils de Barberousse, qui lui avait demandé

la main de sa fille, était une grande offense que les

Turcs ne pouvaient oublier.

Aussi, prévoyant le danger et avant l'arrivée de l'ar-

més turque, il pensa aussitôt aux moyens d'assurer sa

défense. Dans un ordre de mobilisation lancé aux

chefs, il demanda en même temps l'aide de toutes les

tribus amies. Répondant en masse à son appel, les

contingents accoururent nombreux, et, quelques jours

. après, il eut, dit-on, à sa disposition plus de neuf mille

hommes, dont quatre mille fantassins furent armés de

mousquets.

Les fortifications organisées, les commandements

des différents postes désignés, il attendit fièrement

l'arrivée de ses adversaires qui ne tardèrent pas à se

montrer dans la vallée de l'Oued-Sahel.

Bientôt des rencontres, dans la vallée, entre Turcs

et Beni-A'bbas, se produisirent, et, dès les premiers

chocs, obligèrent ceux-ci, débordés par le nombre, à

reculer sur leurs montagnes. Àbd-El-Aziz intervint, et

ranimant ses troupes, il parvint, par des manoeuvres

habiles, à échapper à l'ennemi; accompagné des plus-braves de ses guerriers, il alla se retrancher dans sa

forteresse de Guela'a où les Turcs vinrent bientôt le

tenir assiégé. Installé sur son rocher inaccessible, Abd-

El-Aziz, profitant des nombreux accidents du pays, em-

ploya, dès lors, la « guérilla » ou guerre d'emb'us-

cade, genre de combat destiné à décourager et épuiserles forces des assiégeants,.

12

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— 164 —

Dans cette guerre de surprise et d'usure, la lutte

s'engagea avec acharnement autour de Guela'a; les

deux adversaires luttant de courage et de bravoure,

chaque rencontre ne manqua pas d'être des plus meur-

trières, surtout pour les Janissaires, peu habitués à

ce genre de combat.

Toujours à la tête de ses contingents, le brave et

fier Abd-El-Aziz résistait à toutes les attaques turques;bien plus, le succès final allait couronner ses efforts,

lorsque, dans une charge à la tête de sa cavalerie, une

arquebusacle lui perforant la poitrine, l'abattit pour

toujours.Ce fut donc les armes à la main que le vénérable

vieillard trouva la mort qui eut lieu en octobre 1560.

Biais les Turcs, qui croyaient, à la suite d'un légerfléchissement dans les rangs des Kabyles, déjà tenir

la victoire, ne purent, malgré ce malheur, avoir raison

de la bravoure et de la ténacité des montagnards. La

perspective de perdre leur liberté et de tomber sous

le joug de leurs ennemis, les rendit intraitables.

Sous la conduite de « Sidi Amok'ran », frère de leur

aimé et respecté chef, ceux-ci ralliés, entraînés et ad-

mirablement retranchés dans leur forteresse, résistè-

rent aux assauts multiples des assaillants.

Finalement, les Turcs, fatigués par une campagneaussi dure et se voyant également menacés par les

intempéries de l'hiver, se virent obligés d'abandonner

le siège et de retourner à Alger, non sans avoir com-

mis dans leur retraite, quelques ravages sur les terri-

toires: des tribus traversées. Vers décembre 1560, la

colonne expéditionnaire, rappelée, fut de retour à

Alger. (1).

(1) Voir Haëdo «HistoiredesRois d'Alger», trad. de Grammontpage 119et suivantes.

Au sujet de la date 1560que noas donnons pour marquer et

Page 189: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 165 —

En somme, cette campagne, qui coûta tant de vies

et d'argent, ne donna aux Turcs aucun résultat, puis-

que les Beni-Abbas conservèrent, comme par le passé,leur liberté el leur indépendance. B|en. plus, outre le

sang répandu si généreusement pour la défense de

leur montagnes, les avanies commises par le Turc sur

les personnes et sur les biens leur rendirent son sou-

venir et son nom plus exécrables que jamais. Comme

on le verra, cette haine fit le jeu de la politique des

Zouaoua et plus spécialement des princes de Koukou.

L'expédition des Beni-Abbas terminée, le fils de

Khaïr-Eddin, voulant réparer, pour le moins, l'affront

et l'échec politique que venait de lui infliger la famille

des Abd-El-Aziz, il ne trouva rien de mieux, pour se

laver de celte insulte, que de se rabattre sur les Bel-

K'adhi, dont il sollicita el obtint, la main d'une de leurs

filles.

Dès lors, Koukou, perdant son prestige d'indépen-dance , devenait un objet de méfiance pour la plupartdes tribus Zouaoua. Les Bel-K'adhi ainsi liés ne pou-

vaient, en effet, qu'être les vassaux serviles des Turcs,

dont, la Kabylie n'ignorait pas les visées.'

l'année de l'expédition et la mort du chef de Guela'a, Haëdo, quirelate en détail les différentes phases de cette expédition, dit textuel-ilemeut : «Au mois de Septembre de l'année suiiiantc 1559,'le roide Labès, averti de son arrivée, descendit de la montagne avec pinsde6.000 cavaliers, 10.000fantassins et plus de 1.000"arquebusiers"etc. . . ». Malgré l'équivoque de l'expression! de Haëdo, la mortd'Abd-el-Aziz a, bel et bien, eu lieu.en 1560. Les Turcs n'ont doncquitté les Beni-Abbas que vers fin Novembre ou commencementde Décembre de la même année.

L'expédition aurait donc duré d<>uxou trois mois, c'est-à-direSeptembre, Octobre et Novembre. L'approche des froids de l'hiver,qui ne se font généralement sentir qu'a partir de décembre, achassé les Turcs de Kabylie, et Guela'a put, une fois de pluséchapper à l'étreinte de l'envahisseur.

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— i66 —

Le Ûjurdjura, se tenant sous ses réserves et presque

indifférent, laissa le mariage se réaliser et attendit,

pour en juger, les effets et les conséquences de ce

lien établi entre Koukou et Alger.

En accomplissant cette alliance de sang, le pacha,en Turc bien avisé, se rendait parfaitement compte de

toute la portée de son acte. Il n'ignorait pas, pour le

bien de sa politique générale, qu'une paix d'une cer-

taine durée avec les Zouaoua s'imposait, qu'une bonne

entente avec le Djurjura était indispensable, tant pourla sécurité du gouvernement que pour la prospéritécommerciale et industrielle de la capitale; la Kabylie,excellent débouché pour les produits algérois, était, en

même temps, non seulement une des plus riches ré-

gions où la marine turque pouvait aisément se procu-rer des matériaux de construction, mais aussi de bons

fournisseurs de beurre, de miel, de cire, d'huile, de

figues, de raisins et de bétail.

Guidé par ce double sentiment d'intérêt économiqueet politique, le pacha eut donc raison de chercher à

s'attacher par un lien solide l'amitié de celte Kabylie,

pépinière de rudes guerriers et de bons producteurs.

Aussi, pour rendre plus solide et plus durable son

alliance avec les Bel-K'adhi, dont les services lui étaient,

si précieux, il combina et réalisa sans difficulté son

mariage avec la fille du roi de Koukou.

"^En 1561, les fiançailles furent célébrées en grandes

pompes. Dans la même occasion, il fit également épou-

ser, dit-on, une cousine de sa femme, nièce du même

roi de Koukou, par le fils de son grand ami, le nommé

ATdjali (Â'ouldj-Ali), renégat et marin des plus réputés

d'Alger.

Haëdo, qui nous donne ces précieux renseignements,

ajoute ; « H'assan envoya chercher ces princesses par

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— 167 —

« une nombreuse escorte de cavaliers mores et turcs

« et les reçut à Alger avec pompes, célébrant les noces

« par de grandes fêtes. » (1).

Cette alliance, dont la portée politique échappait au

public, fut l'objet de bien des commentaires, surtout

de la part des Maures algérois; parmi les plus malveil-

lants, d'aucuns allaient jusqu'à annoncer qu'il n'y avait

là que le prélude d'un complot pouvant permettre au

pacha H'assan d'accomplir un coup d'Etat et de se ren-

dre maître du Divan; ils laissaient même entendre que

H'assan ben Khaïr-Eddin, ainsi soutenu par les Zoua-

oua, ne manquerait pas de se déclarer indépendant du

gouvernement de Constantinople.

Ces bruits de complot et de trahison, habilement ré-

pandus, finirent par prendre consistance et inquiéter

les esprits les plus pondérés de la population. L'opi-

nion publique, habilement travaillée et excitée com-

mença à s'agiter et à créer un certain désordre.

/Waiït que H'assan et les Bel-K'adhi eussent le temps

de démentir de pareilles calomnies, les Janissaires,

avec leurs chefs militaires en tête, se soulevèrent et

forcèrent le Divan à prononcer la déchéance de H'assan

pacha. Celui-ci, accusé de trahison fut arrêté et ren-

voyé de force à Constantinople. Les conjurés, maîtres

de la ville, .s'emparèrent du pouvoir. Le Divan, rendu

impuissant, ne put que confirmer les exactions com-

mises par la soldatesque sur la population paisible de

la cité.•

(1) Haëdo dit que H'assan.a fait épouser la soeur de sa femme,mècc du roi Kpnkoû.Il y a là une erreur, car la femme donnée àce Allouch-Aline pouvait être qu'une cousine delà princesse, àmoins que la femme épouséepar H'assan Kaïr-Eddin ne fut elle-mêmequ'une nièce et non une Elledu roi de Koukou.

(Voir «Rois d'Alger» page 121, traduction par de Grammont),

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— 168 —

Dans cette affaire, les Zouaoua, accusés évidem-

ment d'être les complices du soi-disant complot, se

trouvèrent là dans une mauvaise passe. Après avoir

été un moment malmenés par les Turcs, ils furent

obligés en partie de rentrer dans leurs montagnes où.

ils n'avaient alors ni à subir les avanies des Janissai-

res, ni à supporter les quolibets grossiers des Maures.

N'ignorant rien de la lâcheté el de la bassesse des

Algérois, ils s'effacèrent, en s'éloignanl de la capitale,non sans espoir de retrouver sous peu l'occasion pro-

pice pour châtier les uns et confondre les autres de

leur vilenie el de leur mensonge.

Sa mauvaise humeur passée, Alger, revenue de son

erreur, ne tarda pas à regretter son geste malheureux,

car Constantinople ne fut pas de son avis, et le coupde force perpétré par les Janissaires y fut sévèrement

.pjgi'-

Quelque temps après, H'assan lavé des calomnies

répandues sur son compte, revint donc à Alger où le

peuple, revenu à. de meilleurs sentiments,attendait avec

impatience l'arrivée annoncée de son pacha. Aussi, la

nouvelle de son retour ne manqua pas de provoquerune grande joie, tant chez la population algéroise quechez celle de l'intérieur (1).

(1) «En arrivant à Alger, dit Haëdo, au commencementde Sep-tembre 1562.sa venue inespérée causa un tel contctement à toutle monde que les femmes elles-mêmes, qui, dans ce. pays, sontenfermées, montèrent sur les terrasses pour lui souhaiter la bien-venue par leurs cris joyeux».

(Histoiredes Rois d'Alger», page 127,trad. de Grammont).

Page 193: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 169 —

Soutenu par ces manifestations de sympathie géné-

rale, le pouvoir de H'assan pacha reprit bientôt toute

son autorité; les meneurs châtiés ou embarqués, l'or-

dre reparut aussitôt dans Alger comme dans le reste

du royaume.

Dès lors, l'influence des Bel-K'adhi auprès du pou-voir central fut incontestablement des plus grandes ;

dans ces conditions, les seigneurs de Koukou eurent la

fière satisfaction de voir leur prestige tant à la cour du

pacha qu'à l'intérieur du pays s'épanouir dans toute

sa splendeur.

Les Zouaoua, dont les délégations venues pour féli-

citer le pacha de son retour, étaient honorablement

reçues et par les ministres et par le Pacha lui-même

qui leur promit de l'aire respecter désormais leurs per-sonnes et leurs biens, furent très sensibles à l'accueil

sympathique et bienveillant qui avait été fait à leurs

représentants.

Aussi, se sachant protégés réellement contre les

exactions de la soldatesque, les Kabyles, heureux de

la nouvelle situation qui leur était réservée dans la

capitale, revinrent en masse à Alger pour reprendreles places et exercer les métiers qu'ils occupaient dans

les différentes corporations de la ville.

Dès lors, ayant une notion exacte de la situation

honorable qui leur avait été faite par la force des évé-

nements, ils se sentirent, étant dans une atmosphère

meilleure, plus dégagés et moins timides; dans leurs

relations, tout en restant affables et serviables, ils

\ devinrent plus entreprenants et plus mordants; par1leurs ripostes souvent spirituelles aux insinuations

Imalveillantes des Maures, ils ne manquaient pas de

<faire valoir toute la-portée de leur intelligence.-

Page 194: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 170 —

D'ailleurs, par leurs aptitudes naturelles, jointes à

leur activité, les montagnards, doués d'une facilité

d'assimilation remarquable, ne tardèrent pas à se dé-

barrasser des allures et des manières un peu rustiquesde la vie primitive de la montagne. Perfectionnant leur

tenue et leur langage, conformément aux usages et

m'oeurs des citadins, ils arrivèrent bientôt à avoir rai-

son du pédanlisme des Maures et de la morgue des

Turcs. D'une urbanité irréprochable, ils parvinrent,

grâce à leur conduite et a leur intelligence, à se faire

accepter partout et à acquérir une place honorable et

honnête dans tous les milieux de l'activité sociale de

la grande cité.

Aussi habiles que braves ,ils s'adaptèrent à fous les

métiers où ils devinrent bientôt d'excellents maîtres.

Sans parler de l'industrie et du commerce qu'ils ren-

dirent si prospères, ia marine turque trouva en eux

des marins dont la vaillance et l'intrépidité avaient

largement contribué à faire la réputation des fameux

Raïes des côtes barbaresques (1).

Dans la guerre de course, conséquence des Croisa-

des et riposte aux agissements des fameux Chevaliers

de Malte et de Saint-Jean de Jérusalem (2), la Berbérie

(1) Il ne faut pas oublier, en effet, que.les frégates qui parlaienten course, soit de Djidjelli, soit de Bougie, ne devaient avoircomme équipageque des kabyles. — Connus pour leur intrépiditéet leur endurance, les montagnards durent fournir une large partau recrutement des beh'ria pour l'armement de la marine algé-rienne. — A la suite d'un échange de prisonniers entre Alger et.l'Espagne, nous ferons remarquer plus loin que la plupart desesclaves musulmans, libérés par les chrétiens, étaient des kabylesZouaoua capturés dans la Méditerrannée.

(2) Voir Vertot, Histoire des Chevaliers de Saint-Jean de Jéru-salem, (Paris 1726, 4 volumes in-4°).

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— 171 —

directement menacée ne put faire mieux que de se dé-

fendre. Guidée par le Turc, elle ne ménagea pour sa

sécurité morale et matérielle, ni sa bourse, ni son

sang.

En Afrique, l'enrôlement de l'élément berbère dans

les armées de terre et de mer, comme le fit jadis Car-

tilage, permit aux Barberousse et à. leurs successeurs

de se rendre redoutables. La flotte d'Alger n'acquit son

grand développement que le jour où les services de la

marine purent, avec l'aide de la Kabylie, se procurersur place, outre de la main-d'oeuvre et de la matière

première, des hommes pour son armement (1).

Sous l'initiative des Turcs, dé nombreux ateliers de

construction furent ainsi créés sur toute la. côte. Grâce

aux chantiers de Cherchell, de Djidjelîi et d'Alger, où

l'on trouvait tous les spécialistes voulus, les corsaires

arrivaient sans peine, sinon à y construire toutes leurs

frégates de course, du moins à. réparer sur place les

perles que la marine de guerre chrétienne leur infli-

geait.

Telles furent, en résumé, les ressources inépuisa-bles et précieuses que la Kabylie fournissait aux Turcs

qui, pendant plus de trois siècles se firent très redou-

tables.

(1) La forêt de Tamgout des Aïth-Djennad, dont l'essence prin-cipale est le chêne,zéen, dut envoyer ces excellents matériauxdirectement aux chantiers de construction de la Marine de Bougieet d'Alger.Par l'intermédiaire desBel-K'adhi, l'exploitation de cetteforêt parles Turcs pourrait bien dater de l'époque de Khaïr-Eddin,le premier qui donna toute l'extention voulue aux attliers deDjidjelîi et de Cherchell ; ces deux ports kabyles jouirent pendantlongtemps d'une certaine réputation qui leur permit d'atteindrepar celte industrie une grande prospérité; outre les nombreusesgalères de course qui sortaient de leurs chantiers, leurs positionsgéographiques furent, pour les raies, deux magnifiques postes deguet et de refuge dans la Méditerrannée. Aussi ces deux portsfurent parmi les nids de pirates, ceux que les marines euro-péennes redoutaient le plus.

Page 196: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

__ 172 —

Nous verrons que cette situation exceptionnellement

avantageuse permettra aux marins des côtes barba-

resques de posséder et d'armer des flottes avec leurs

propres moyens. Dès le XVI0 siècle, Alger ainsi soute-

nue, prend de l'importance et dévient le point de ral-

liement de tous les Raies de la Méditerranée. Suivant

l'exemple des Barberousse, toute une pléiade de ma-

rins aussi réputés les uns que les autres, s'y est for-

mée et a su par son activité et. sa bravoure, répondreavec honneur et gloire aux haines et aux ambitions des

ennemis de l'Islam et de ses alliés.

Ce fut ainsi que la marine algérienne, presque à

l'apogée de sa puissance, porta de rudes coups aux

successeurs de Charles-Quint. Suivant le mot d'ordre

de Conslantinopie, alors amie de la France, elle se fil;

plus d'un siècle la protectrice désintéressée et active

de la marine française souvent, menacée par les formi-

dables flottes de ses ennemis.

Auréolée de gloire et gorgée de richesses, la capitaledes Barberousse ne put dès lors que se féliciter de la

collaboration active et intelligente de la Kabylie.

Sous l'énergique el. habile administration de Iïassan

Khaïji-Ecklin, qui sut particulièrement apprécier tout

ce que ce petit peuple Zouaoua avait d'énergie et de

valeur, Alger, retrouvant la paix, devint bientôt une

cité des plus enviées : sa richesse et sa force milîîaire

furent telles que son crédit; prit une grande extension.

Devenue maîtresse de la Méditerranée, elle exigeaitde la plupart des marines européennes le payementd'une espèce de droit de péage sans lequel l'Orient et

l'Afrique restaient fermés pour elles.

Outre la route des Indes, dont il fallait s'assurer la

sécurité, des relations commerciales avec les côtes

barbaresques n'étaient pas, pour la plupart d'entre

Page 197: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 173— '

elles, à dédaigner. Aussi certaines puissances qui

avaient grandement besoin des blés, des peaux, des

cires et autres produits africains furent les premièresà chercher à lier de bonnes relations avec Alger.

Poussés par la politique et guidés par un esprit d'in-

térêt bien compris, des gouvernements chrétiens, sui-

vant l'exemple de la France, sollicitèrent et obtinrent

d'Alger, des traités de commerce. Si parfois ces traités

étalent onéreux pour ceux qui les signaient, leur signa-

ture leur permettait de jouir, dès lors, en Méditerra-

née, de la sécurité de navigation et de la liberté de

commerce.

Avec sa marine, forte et redoutable, Alger, très

riche en certaines matières premières les dédomma-

geait largement par l'offre à un prix dérisoire de ses

produits et aussi par 3a protection que leurs vaisseaux

marchands, trouvaient sur toutes les côtes babaresques.

En résumé, sous l'énergique et intelligente adminis-

tration de H'assan Pacha, Alger devint une ville des

plus belles et des plus, florissantes de la Méditerranée.

Celte ère de prospérité, amenée par l'ordre et surtout

par la discipline imposée aussi bien aux Janissaires

qu'aux Haïes, ne sera malheureusement pas de longuedurée.

Dès le départ de H'assan Pacha., appelé à d'autres

fonctions en Orient, l'Algérien, comme atteint d'un mal

endémique, retomba dans l'anarchie et se laissa aller

aux pires folies.

Ce fut ainsi qu'Alger, jeune et opulente, livrée à

elle-même, crut dans ce relâchement pouvoir se payer,

impunément quelques excès caractérisés par l'abus du

bon plaisir. Dans ce caprice, plein de désordre, retom-

Page 198: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 174 —

bant aussitôt sous le joug des Yoldachs ou des Raïes,sa population ne tardait, pas à se voir de nouveau dé-

sorganisée et déchirée par l'indiscipline et l'insécurité.

En présence de pareilles calamités, il ne pouvait, cer-

tes, en résulter pour les Algérois que de la gêne et de

la misère.

La sécurité devenant de plus en plus précaire dans

une cité, hier encore active et laborieuse, Alger fut

bientôt abandonnée par les meilleurs de ses habitants;la crise se faisant sentir sur le commerce et l'indus-

trie, les ateliers se vidèrent, les boutiques et les maga-sins se fermèrent; les riches et verdoyantes propriétésde la banlieue, privées de leur main-d'oeuvre, se des-

séchèrent ou se couvrirent de broussailles. Privées du

jardinier kabyle, les tonnelles de rosiers et de jasminrestaient envahies par les ronces.

Tous les gens de travail et d'ordre s'empressèrentde s'éloigner de ses parages comme des lieux malsains;la plupart des commerçants et artisans kabyles, me-

nacés dans leur vie et leurs biens, quittant leurs mé-

tiers, abandonnèrent la ville et sa banlieue pour se

retirer dans leurs montagnes\L'exode kabyle, provo-

qué par les exactions et les injustices des Maures et

des Janissaires, ne laissa derrière lui que la ruine et

la misère.

Telles furent les conséquences fâcheuses que provo-

qua le rappel précipité du fils de Khaïr-Eddin, départ

que toute la Régence et particulièrement la Kabylie

regrettèrent sincèrement.

La guerre dé course, se continuant plus forte que

jamais, l'Islam ne put mieux faire que de se défendre.

Voyant sa marine sérieusement menacée par celle des

chrétiens, le sultan de Constantinople, Soliman, fit

appel au dévouement et à la bravoure de ses marins

d'élite.

Page 199: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 175 —

C'était à ce propos que H'assan reçut en même temps

que son rappel d'Alger, sa nominal-ion de capiiaine-

pacha dans la marine du sultan, où il fut adjoint au

fameux amiral Darghoul (Dragut) (1).A ce dernier point de vue, Alger ne put que se glo-

rifier d'un tel honneur accordé à un de ses meilleurs

pachas. Elle ne pouvait souhaiter qu'une chose : re-

trouver dans son remplaçant un administrateur aussi

habile que ferme pour faire taire en les ramenant à la

raison les fauteurs de désordre.

Espoii's bien vains, hélas ! Alger, livrée définitive-

ment aux caprices souvent sanguinaires des Janissai-

res et des Raïes, ne vivra que dans l'inquiétude et la

douleur. Outre ses rues qu'elle verra souvent ensan-

glantée par le sang de ses fils, tous ses pachas ou

deys, désormais condamnés par le Destin, mourront

d'une mort violente.

Ce fut donc au commencement de 1S67, que le nom-

mé Moh'ammed Pacha, fils de Salah'-Raies, chargé parle sultan de gérer les affaires de la Régence, arriva à

Alger, où il fut aussitôt installé dans ses nouvelles

fonctions.

Nous avons dit que H'assan', après avoir liquidé ses

affaires, quitta Alger et partit définitivement pour

Constantinople, où il mourut en 1570.

(1) L'ordre de rappel de H'assan pacha parvint à Algerle 8 Jan-vier 1567. Son départ, comme l'a été celui de son illustre pèreKhaïr-Eddin, fut pour lui l'occasionde montrer au peuple sa bontéet sa générosité; ses largesses faites particulièrement à la villed'Alger ou à l'Etat, lors de son départ, furent assez importantes ;car H'assan, qui jouissait d'une fortune personnelle considérable,ne put se débarrasser des nombreux immeubles (palais, villas etbains maures) qu'il possédait à Alger, qu'en les léguant à la ville,son pays natal. De cette fortune, une grande partie dut naturel-lement être léguée à sa femme et à son jeune fils, neveu desseigneursde Koukou.

(Voir à ce sujet pour plus de détails, l'Histoire des Rois d'Alger,de Haedo, traduction de Grammont, page 131 et suivantes).

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— 176 -

Mais lors de ce déplacement, il est à remarquer quela princesse de Koukou. sa femme, ne le suivit, pas en

Orient. Seule, jeune et sans soutien ni parent à. Alger,celle-ci dut sans doute, conformément aux usages et

coutumes des montagnards, regagner le foyer paternel

et. aller vivre avec les siens en Kabylie.

Voici, à ce sujet-, les seuls renseignements que Haëdo

nous donne sur cette épouse, mère délaissée par son

mari :

« Il n'emmena pas avec lui ia fille du roi' de Koukou,« sa femme, avec laquelle il vivait depuis longtemps,« quoi qu'il eu eut un fils alors tout enfant. » (:1).

Gomme il y a là un point d'histoire qui intéresse au

premier chef la Kabylie du Djurdjura, nous demandons

au lecteur de nous accorder toute sa bienveillante

attention pour l'examiner avec nous.

Cette séparation forcée devant laquelle le Pacha ne

put que s'incliner, mérite d'être soulignée. Les lois

kabyles, qui règlent les devoirs de la femme mariée,

n'obligent pas celle-ci à s'expatrier malgré elle poursuivre son mari ; d'autre pari, la. femme qui se sépare

de son mari ne doit pas rester livrée à elle-même ;

son devoir est de se mettre sous la protection d'un des

siens: la moralité publique exige qu'il en soit ainsi.;

agir autrement en cherchant à vivre seule, la femme,

surtout si elle est, encore jeune, risquerait, de compro-mettre son honneur et celui de sa famille dont elle

porte et conserve toujours le nom (2).,

(1) Haëdo, Histoire des Rois d'Alger, traduction de Grammont,page 131.

(2) Voir la notice intitulée « Etude sur la Femme Berbère >J,clansle Recueil de Poésies Kabyles, de Boulifa, Alger, 1904.

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— 177 —

<(L'épouse, abandonnée par le mari ou devenue veuve

doit rentrer chez ses parents, disent les kanouns kaby-

les, qui ajoutent que « l'enfant encore au sein doit être

« laissé à la mère. »

11est certain qu'à la suite de. cette séparation forcée,la situation matérielle de l'épouse et du fils « alors

tout enfant » a dû être réglée par H'assan, qui savait

sans doute qu'il ne reviendrait plus en Algérie.

D'autre part, il n'est pas admissible, ainsi que nous

venons de le faire remarquer, que les Bel-K'adhi aient,

accepté de laisse!' vivre leur fille seule à Alger; leur

dignité et les moeurs de leur pays s'opposent catégo-

riquement à l'abandon de cet Le femme dans une ville

où ils n'avaient eux-mêmes que faire.

Dès lors, une question se pose : si la mère est ren-

trée en Kabylie avec ses parents, qu'est devenu son

enfant, le pel.il-fil s de Barberousse ?

Gel enfant, sans doute héritier d'une grosse fortune,

et qui n'avait pour le défendre que sa mère, n'était, il

ne faut pas, l'oublier, après tout que « turc » ; comme

tel le jeune orphelin ne pouvait espérer trouver dans

le coeur de son entourage de réelles sympathies. Au

contraire, ses titres, ses richesses et son originen'avaient-ils pas excité contre lui les appétits et les

jalousies de ses oncles ou cousins de Koukou ?

Dans tous les cas, la situation de cette mère avec un

lits tout jeune et une grosse fortune comme succession,

ne .pouvait être qu'inquiétudes et tracas pour elle et

même pour son fils. Pour défendre l'un et l'autre., elle.

a dû endurer'bien des persécutions et subir, bien dès

assauts de la part, des parents devenus pour elle,, par

cupidité, ses plus terribles ennemis. .

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- 178 —

Comme mère traquée et poursuivie par l'acharne-

ment de ses ennemis, sa situation de mère abandonnée

et sans défense se trouve, rappelons-nous-ie, être à

peu près identique à celle de la veuve d'A'oou-el.-Abbas;avec cette différence que celle-ci avait donné naissan-

ce à un Bel-K'adki, tandis que l'autre se trouvait 'avoir

un fils qui, tout en ayant du sang kabyle dans les vei-

nes, ne: restait pas moins turc. Ce dernier a-t-il vécu ?

Est-il allé en Kabylie avec sa. mère ? Gomment a-t-il été

élevé et considéré par ses oncles ?

Etranger et riche, son origine et sa fortune ne pou-vaient être qu'un danger pour lui comme pour sa mal-

heureuse mère abandonnée par le port:.

Mais là. s'arrêtent, nos conjectures ; de la destinée,

de la vie de ce prince turc, nous n'avons aucun rensei-

gnement ; nous ne connaissons aucune tradition, au-

cune légende qui en ait conservé le moindre souvenir.

A moins que ce fait si intéressant, s'il avait été éclairci,

pour l'histoire locale, ait quelque rapport avec la lé-

gende déjà signalée, légende relative à cette mère quise serait réfugiée sur le pic de « Tamghouf » pour sau-

ver son enfant du poignard des oncles et cousins.

Ici comme là, nous ne nous basons que sur des pro-

babilités, des suppositions que l'histoire n'admet pas,— nous le savons — pour essayer de découvrir quel-

que chose de précis sur ce passé si obscur de la dynas-tie des Aït-El-K'adhi « rois de Koukou », dont l'avène-

|ment en Kabylie ne remonte pas, nous l'avons déjà dit,

i au delà du XVIe siècle.

'D'après tout ce que nous venons de dire sur « Kou-

kou », il se dégage que l'histoire des seigneurs kaby-

les, les Bel-K'adhi, sur le passé desquels quelques écri-

Page 203: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 179 —

vains espagnols (1) nous ont seuls donné quelques ren-

seignements, il se dégage que cette histoire, disons-

nous, reste donc intimement liée avec celle des Turcs

d'Algérie.

Dans ces conditions, nous ne pouvons mieux faire

que. de reprendre en les analysant l'examen de tous les

événements importants de la période turque intéres-

sant la Kabylie.

Nous sommes parvenus avec nos éphémérides kaby-

les vers la fin du XVIe siècle, époque où l'histoire loca-

le se perd dans la nuit, des temps ; nos sources taris-

sant, nous perdons encore nos faibles moyens de ren-

seignements.

La relation de Haëdo intitulé « Epitome de los reysde argel », source où nous avons largement puisé,

s'arrête vers septembre 1596, avec Mustapha Pacha,« son 31° roi d'Alger ».

L'auteur ayant quitté Alger vers 1581, ne dit pres-

que plus rien, ni de « Koukou », ni de « La'bez », d'eux

principautés avec lesquelles les Turcs semblent vivre

encore quelque temps en assez bonne intelligence.

Comme par le passé, les Zouaoua continuent à prê-ter leur concours pour participer à toutes les entrepri-ses même lointaines des Turcs. Voulant donner de l'ex-

(1)_Marmol, Léon l'Africain, Cervantes et Haëdo furent lesprincipaux auteurs espagnols qui écrivirent sur les Etats barba-resques. La possession de Bougie et des « Iles » de la ville desMezrana (Alger),pendant un certain temps avait permis aux gou-verneurs des deux colonies de connaître et d'établir quelquesrelations aussi bien avec les Zouaoua qu'avec les Beni-A'bbas.

Ce fut là une des principales circonstances qui permit à leursécrivains de dire quelque chose sur Koukou et Guela'a du XVIesiècle.

?3

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— iso —

tension à leur domination, ceux-ci ont jugé sans doute

plus prudent de- ne pas trop brusquer cette fière Kaby-

lie dans ses sentiments de liberté et que la politique la

plus sage est celle qui recommande d'entretenir de

bonnes relations avec le Djurdjura. La politique de col-

laboration a l'ail qu'en 1569, lors-de son expéditioncontre Tunis, le Pacha A'ouldj-Ali a pu obtenir du roi

de « Koukou » et de celui de « La'bez » le respectable

contingent de 6.000 cavaliers. (1)L'auteur des « Rois d'Alger » nous apprend encore

qu'en 1575, Bel-K'adhi fournit mille hommes armés de

mousquets à Rabad'luin (Ramdhan ?) qui leva une ar-

mée pour aller à. Fez remettre le sultan Moulay Malek

en possession de son trône.

Notons en passant que la plupart de ces Zouaoua

enrôlés et envoyés au Muroc ne sont pas, dit-on, reve-

nus en Algérie. Certains auteurs rapportent que Mou-

lay Malek ayant eu l'occasion d'apprécier leur dévoue-

ment et leur valeur militaire, demanda et obtint l'auto-

risation de conserver auprès de lui ces braves et fidè-

les serviteurs ; le sultan, qui eut en eux une grande

confiance, en fit d'abord sa garde d'honneur et ensuite

un corps d'élite pour aider à. la pacification de son

royaume. (2)

(1) Rois d'Alger, de Haëdo, par de Grammont, page 141.Ce A'ouldj-Aliparvenu à la haute fonction de pacha ne serait-il

pas le père même de celui que H'assan Khaïr-Eddin a fait marieravec une princesse de Koukou? Dans l'affirmative,le concoursdesZouaoua contre les Tunisiens n'a rien qui puisse nous étonner,car nous n'ignorons pas que les liens du sang imposent des devoirsplus impérieux que ceux d'une simple sympathie ; dans le cascontraire, on conçoit difficilement les raisons pour lesquelles lesZouaouarompant leur vieille amitié avec Tunis aient, de concertavec les Beni-À'bbès, participé à cette expédition commandée parles Turcs d'Alger.

(2) Haëdo dit à ce sujet; «Et pour s'affermir davantage sur cetrône, nouvellement conquis, il obtint de Rabadan pacha qu'il luilaisserait les "Mille Azuages" qu'il avait amenés et environ troiscents Turcs ».

(Histoire des Rois d'Alger, traduction de Grammont, page 162).

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— 181 —

Haëdo, de qui nous tenons ces renseignements, ne

nous dit pas si les contingents du roi de « La'Bez »

avaient également participé à cette expédition maro-

caine. Ce silence nous autorise à croire que les Bel-

K'adhi continuant à être bien en cour à Alger, la famille

des Abd-El-Aziz de Guela'a tenue à l'écart, ne pouvait

évidemment que se désintéresser des entreprises tur-

ques.

Cet effacement, que d'aucuns traduisaient par du mé-

pris et de l'antipathie servit de prétexte aux intriguesdes Bel-K'adhi qui parvinrent sans peine à réveiller et

à exciter la défiance et la colère du Pacha contre les

Beni-Abbas.Bientôt avec des relations plus que froides,

une rupture officielle entre la principauté de Guela'a et

la Régence devint inévitable. La résolution de pareillesituation ne pouvait se régler aux yeux des Turcs

que sur le champ de bataille.

En 1590 la guerre ainsi déclarée, le Dey d'Alger, le

nommé Khaïder pacha, de connivence avec les Bel-

K'adhi, envoya contre les Beni-A'bbas une forte colonne

expéditionnaire.

La colonne, munie de mousquets et d'artillerie, ar-

riva bientôt chez les Beni-A'bbas ; elle envahit le paysoù elle fit beaucoup de mal. Voyant que l'ennemi échap-

pait au châtiment difficile à réaliser dans un pays aus-

si accidentelle Pacha se vengea sur ses biens en ra-

sant des villages, en brûlant, des récoltes et en coupantdes arbres fruitiers. Mais, malgré la vue du désastre

accompli, le montagnard ne fut guère intimidé: Par ces

actes barbares le Turc ne fit au contraire qu'inciterles habitants à la résistance et à la vengeance.

La rage au coeur, les Beni-A'bbas en masse se sou-

levèrent et'accoururent se rallier autour de leur chef,

Page 206: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

*- 182 —

Sidi-Amok'ran; celui-ci, bousculé de nouveau, recula

et ne put, dans sa retraite, que manoeuvrer pour aller

avec ses contingents se retrancher sur le rocher de

Guela'a.

Les Turcs, encouragés par leur succès, le poursui-

virent, juqu'au pied de sa forteresse où ils le tinrent

assiégé pendant près de deux mois, au bout desquels

les hostilités cessèrent, car une armistice conclue entre

les deux adversaires, obligea les Turcs à interrompre

leur agression et accepter la paix qui leur était offerte.

Par suite de Yinlervenlion d'un marabout local, les

deux belligérants consentirent, en effet, à signer la

paix, après quoi les Turcs se retirèrent, non sans avoir

obtenu toutes les satisfactions morales que leur vic-

toire leur permettait d'exiger.

Gomme contribution de guerre, une amende imposée à la Confédération de 30.000 écus fut payée par les

Beni-Abbas (i).

Mais, durant cette campagne, les Turcs ne purent

s'empêcher de constater qu'un nouvel élément de résis-

tance à. leurs idées de conquête leur était opposé par

l'indépendance kabyle. Cet élément qui ranimait la ré-

sistance du montagnard était purement morale. C'était

une force qui émanait des sources mêmes de l'Isla-

misme.

(1) Cette campagne qui a duré deux mois, ayant commencé enDécembre 166Q, se termina en Janvier 1561, par une paix. Lacessation delThostilités fut, dit Haëdo, imposée aux belligérantspar un «-Moretrès influent qu'on appelait le Marabout, (et qui) seposaen médiateur entre les deux rois, représentant que c'était unegrande honte et un énorme péché envers Dieu de se faire la guerreentre princes musulmans. Le roi de «Labcz » paya 30.000 écus àcelui d'Alger».

(Haëdo, Histoiredes Rois d'Alger, page 208, trad. de Grammont).

Page 207: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 183 —

Cette force morale puisée dans le Coran, un homme

s'en servit et c'était le marabout, éducateur vénéré,

homme de science et de bien, apôtre de l'Islam, juge

dont les décisions, dictées ou inspirées par l'esprit et

la lettre du « Livre », ne pouvaient être violées sans

parjure.

La Justice et le Droit étaient son guide et son but;

accorder sa protection aux faibles et son aide aux mal-

heureux était pour lui un devoir sacré. Ami des hum-

bles, la bonté, la charité, la confraternité dictaient les

faits et gestes de ses actes.

Son prestige grandissant, l'influence d'un tel homme

ne pouvait être que considérable auprès de tous les

opprimés.

Sa parole devait être respectée, car elle était, dans

cette circonstance, pour la paix et la concordé entre

tous les musulmans ; dans ce cas, les Turcs et les Ka-

byles ne devaient, sous peine de sacrilège et de par-

jure, que la respecter. Et les Turcs, les premiers, ne

pouvaient méconnaître que ces principes de confrater-

nité découlaient de la bonne et saine morale dictée parle Coran même ; mais aussi, quel bel argument, quelleheureuse intervention pour la liberté et l'indépendance

kabyles !

Ce prestige, basé sur ce lien moral, habilement in-

sinué par les chefs religieux, puis cultivé et répandu

par tout le clergé musulman, va permettre au mara-

bout kabyle de jouer un rôle des plus importants clans

la vie sociale et politique des montagnards. Au pointde vue social, son action sera des plus bienfaisantes.,

Développer les idées de justice et de droit, éclairer

les ignorants et soutenir les faibles, c'est travailler à

l'émancipation des opprimés, à la libération du peupleet à la suppression de ses tyrans.

Page 208: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 184 —

C'est toute une vie nouvelle que cette conceptionnouvelle va donner à la Kabylie, dont l'enthousiasme

pour l'Islam ne sera qu'un moyen pour assurer sa li-

bération et se dégager du joug des oppresseurs.

A la suite de cette petite révolution politique et reli-

gieuse, le régime féodal de Koukou et de Guela'a sera

bientôt abattu et supplanté par un autre pouvoir, ap-

paremment plus égalitaire et plus juste, puisqu'il ne

s'inspire, dans ses actes, que des principes moraux

émanant du « Koran », ce Livre de morale universelle.

Les propagateurs zélés, les serviteurs sincères de la

« bonne parole », s'appelleront en Kabylie « Mara-

bouts », qui, avec leur rôle de pionniers dévoués à

l'Islam, seront, dès leur apparition dans le Djurdjurales protecteurs sérieux, les dirigeants intelligents et

énergiques de l'Indépendance kabyie.

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Page 210: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

VI. LES MKRftBOUTS

ET L'INDÉPENDftNCE KftBYLE

SOMMAIRE

Apparition de l'influence maraboutique en Kabylie. — Le

rôle religieux et social du Marabout. — Paix et concordeJustice et droit. Respect de la liberté individuelle et col-

lective. — Appel des cités et des tribus épuisées par les

querelles intestines et surtout par la persécution des princesou seigneurs locaux. — En tripolitaine comme dans le Sous,des marabouts ou ehéiïfs se mettent à la tète du peupleberbère, qui se révolte contre les dynasties régnantes.

Dans le Djurdjura comme ailleurs, des missionnaires

religieux suivent le môme mouvement. Dans le Hàut-Sébaoudifférentes tribus se soulèvent contre le régime féodal deKoukou ; et, pour se débarrasser des exactions et des tyran-nies des Bel-K'adhi, elles feront appel aux conseils et à la

protection des Marabouts qui se déclareront ouvertementles défenseurs des faibles.

Rôle du Maraboutisme : Education et émancipation. —

Alliance entre le Marabout et la TlûiddartU. — L'ermitagede Thizi-Berlli et les quatre principaux saints duItaul-Sëbaou. — Sidi-Mançour délivre les Aïtli-Bjennadde l'oppression de «Amar ou El-K'adM» pendant queSidi-Ali'med ou Maleli et Sidi Abd-Errali'man mettentsous leur protection, l'un, une partie des Aïtli-R'oubri etdes AUh-IdJer et l'autre, les Illoulen et les Aitli-Itsourer\

Page 211: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 187 —

— Reconstitution de la tribu et les derniers Bel-K'adhi. —

Turcs et Espagnols châtiés se trouvent finalement refoulés

par les Zouaoua: ces derniers marquent à travers l'histoireleur force de. résistance contre les empiétements étrangers.Réaction et faculté d'absorption du montagnard dans sonmilieu politique et social.)

L'intervention du « marabout », suivie d'un règle-ment heureux entre les belligérants, dans l'affaire de

Guela'a, reste donc, dans l'histoire de la Kabylie, un

événement politique de haute importance. La manifes-

tation, par l'influence de ce personnage religieux, loin

d'être un fait local et accidentel, marque qu'une évolu-

tion se préparait dans la démocratie kabyle ; contre le

régime autoritaire qui opprimait le peuple, une nou-

velle force naissait et, dans toutes les classes de la so-

ciété, un nouvel état d'esprit régnait et incitait, dans

l'intérêt général, les uns et les autres à s'y soumettre.

Ranimé par le souffle de la liberté, le peuple réveillé

réclama l'émancipation.

Désormais, étant donné la nouvelle mentalité qui ani-

mait particulièrement la Kabylie, les Turcs, comme les

seigneurs de Koukou et de Guela'a, devaient, sous peined'un heurt dangereux pour eux, compter avec cette

force morale, le pouvoir spirituel dont les marabouts

étaient les représentants qualifiés et autorisés.

Pour la première fois, peut-être, depuis qu'elle est\

sous le régime de la foi islamique, la Kabylie démocra-jtique et laïque, menacée clans ses libertés d'indépen-'jdance par l'autorité autocratique des Turcs et des!

« seigneurs féodaux », se met ouvertement sous la pro-/lection du Koran.

Page 212: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 188 —

Dans ce refuge salutaire, elle se refait et se fortifie,

à tel point que, bientôt, le peuple apeuré et terrorisé,mais encore conscient de sa vigueur, reprend toute sa

force morale pour réagir contre la tyranie.

L'expérience des résultats déjà obtenus poussa ce

peuple, plein d'ardeur dans sa foi nouvelle, à se sou-

mettre avec reconnaissance au nouveau régime qui lui

fut inspirée par ces doctes traitants. C'est en quelques!

mots, la crainte de perdre sa liberté qui a poussé lajdémocratie Kabyle à se servir du bouclier marabouti-

que pour repousser et combattre l'autocratie des Bel-1,Kadhi de Koukou.

Conservant ses idées et ses principes séculaires sur

la forme de gouvernement qui lui convenait, la démo-

cratie kabyle, légèrement nuancée de religiosité, chan-

gea donc de guides et dé chefs dans l'administration

de ses intérêts moraux et politiques.

Prenant sa cause en mains, le Marabout, dont le

genre de vie et la science forcent déjà l'admiration

de tous les musulmans, finira par devenir, en Kabylie,une puissance de premier ordre. Amateur de la justiceet du droit, défenseur sincère du faible et de l'opprimé,sa conduite désintéressée l'imposera à l'estime géné-rale de tous les montagnards ; soutenu par la foi de!

son sacerdoce et encouragé par la confiance générale;des masses, il consacrera au bien public toute son in-

telligence et tous ses eftorts. Connaissant le mal qui

ronge le pays, il essayera de guérir et de régénérer1

cette pauvre.société de montagnards, troublée et désor-

ganisée par des guerres incessantes et fratricides.

La plupart des tribus étaient, en effet, réduites aux

abois et dans leur détresse, elles ne cherchaient qu'unguide, un sauveur. En partie disloquées dans leur or-

Page 213: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 189 —

ganisation, fatiguées, épuisées par des luttes intesti-

nes, elles ne demandaient depuis longtemps qu'à sor-

tir du désordre et de l'éfat d'anarchie auxquels elles

se trouvaient réduites.

La société ayant trop souffert de la guerre et de l'in-

sécurité avait vraiment besoin de repos ; pour se re-

faire et essayer de se remettre de son épuisement, elle

n'aspirait plus qu'à une chose : à la paix ; et, dans

cet état d'esprit, sa décision était prise : désormais elle

ne voulait plus avoir de chefs guerriers à la tête de ses

destinées. Ayant abusé de son tempérament belliqueux,

ceux-ci l'avaient épuisée et ruinée. D'ailleurs ses tyrans

eux-mêmes n'étaient que le produit de cette malheureuse

agitation entretenue dans son sein. Le peuple, réveillé

et ayant une notion bien nette de cet état1-de choses,

réclamait la paix et pour ce faire allait bientôt pren-

dre comme chef, directeur de ses intérêts moraux et

politiques, des marabouts, hommes généralement cal-

mes, bienfaiteurs et pacifiques par excellence.

Cet état d'âme, qui demandait une nouvelle organi-

sation dans la société, provoqua comme une espèce de

révolution en Kabylie, car pareil changement d'ans la

forme d'un gouvernement, consacré par des siècles, ne

put se réaliser sans secousses.

Avant la période du régime féodal des Seigneurs de

Koukou et de « La'bez », les quelques Marabouts ve-

nus en Kabylie, comme apôtres de l'Islam, ne s'occupè-

rent d'abord guère de la vie politique et sociale des

montagnards.

\ Amateurs de la paix et de l'ordre, partisans sincères

|de ce pacifisme qui ne prêche que la concorde, la con-

i fraternité d'entre tous les musulmans, en éducateurs

\ avisés, ces pionniers de l'Islam ne manquaient pas ce-

Page 214: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 190 —

pendant,. tout en vivant en marge de la société, d'ins-

truire le peuple et de développer et raffermir en lui[ l'amour inné de la liberté, du droit et de la justice.

Au début, dans les premiers temps de leur arrivée

en Kabylie, ces gens de bien et de bonté, se consa-

crant exclusivement à l'exercice de leur sacerdoce,

étaient là au milieu de la société où ils vivaient retirés

comme désintéressés des choses profanes et des ambi-

tions humaines.

Venus d'un peu partout, et à des époques différen-

tes, pour enseigner et vulgariser les principes de l'Is-

lam, il arriva plus tard que leurs efforts intelligents ne

s'arrêtèrent pas uniquement à l'exercice du culte et du

prosélytisme. La question morale et politique du peu-

ple les intéressa au premier chef.

i Elargissant leurs influences sacerdotales, ils furent

ainsi amenés à s'intéresser plus particulièrement à

ceux qui souffraient, aux faibles qu'ils cherchaient à

soulager et à protéger contre les forts.

Méprisant la richesse et la puissance, avec leur vie

modeste et leur conduite toute dévouée à la cause com-

mune, ils arrivèrent à s'imposer à l'estime générale ;leur ascendant moral devint tel qu'ils s'imposèrent et

dominèrent bientôt les masses. Aussitôt, usant de leur

prestige et.de leur influence dans la société, nous

voyons « ces serviteurs d'Allah » entrer carrément

pour lutter clans l'arène de la vie profane des laïcs.

Devenant plus actifs, ils vont s'immiscer d'abord

comme arbitres et ensuite comme juges et maîtres desaffaires politiques et sociales du pays. Dès lors, cons-

cients de leur rôle de justiciers et de libérateurs, ils

n'hésitent pas à se mettre à la tête des tribus pourcombattre et détrôner leurs oppresseurs.

Page 215: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

-- 191 —

Déjà, au Maroc et en Tripolilaine, nous trouvons, dès

la fin du XV" siècle, des marabouts, des chérifs sortant

de leur rôle spirituel dans lequel ils s'étaient jusqu'alors

confinés, se lancer dans la vie politique pour prendrela direction morale et matérielle des sociétés soumises

à leur action. Prenant les rênes du gouvernement, ils

réorganisent, les cités, rallient les tribus et arrivent,

avec succès, à rétablir chez elles, avec l'ordre et la

paix, la Justice, ce baume fortifiant de la conscience

humaine.

L'écho des exploits des Chérifs du Sous et de Tafila-

let ne fait que rehausser le prestige de ces marabouts

qui ,partout fortement appuyés sur le pouvoir spirituel,arrivent sans difficultés à s'emparer du temporel, c'est-

à-dire de l'administration directe et effective des tri-

bus. Ce mouvement se propageant, ce fut un boule-

versement général dans tous les groupes de la société

berbère. Souffrant depuis longtemps de l'anarchie ou de

la tyrannie de quelques seigneurs qui l'opprimaient, le

peuple pensa que son salut était dans le maraboutis-

me; quoique sans foi ni conviction, le berbère se laissa

facilement mener vers le régime théocratique enseignéet vulgarisé par les différents chefs d'ordres religieux

en ce moment si nombreux en Afrique.

Dans les basses comme dans les hautes régions, pourles villages, pour les tribus, l'apparition d'un mara-

bout était considérée comme une action divine, une

annonce pour les habitants d'une délivrance prochaine

de leurs souffrances et de la fin de leurs misères.

Dès lors, dans toute la Berbérie, le régime autocra-

tique des dynasties africaines ou berbères, tombées en

dôcrépitude; ,se trouva nettement supplanté par l'in-

fluence théocratique du maraboutisme soutenus par

Page 216: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 192 —

la propagande déjà ancienne de la Khouanerie dans

toute la Berbérie ,les « Mrabfin » se firent les cham-

pions actifs de l'Islam et de l'Indépendance.

.Au Maroc, les derniers princes Mérinides furent im-

puissants à arrêter une telle l'évolution dont les échos

ne manquèrent pas évidemment de se répercuter sur

les rochers du Djurdjura.

Quoique pour des raisons et des buts un peu diffé-

rents, nous voyons, en Kabylie, le même mouvement se

dessiner nettement dans l'administration du pays ;

l'autorité politique de la tribu a des tendances à échap-

j per quelque peu à ses chefs traditionnels, à ses

1« imfaren » ou à ses « amins » élus, pour passer entre

lies mains des marabouts, qui ont déjà acquis le droit

\ de cité. Les sachant plus habiles à gouverner et à dé •

fendre les intérêts publics, les montagnards font ouver-

tement appel à leur aide et à leur protection.

Soit pour organiser les tribus, soit pour diriger la

défense des libertés menacées, nous remarquons quel'intervention des Marabouts, en Kabylie, se manifes-

tera des plus actives toutes les fois qu'il s'agira de

sauvegarder l'intérêt public de la cité ou de la tribu

dont ils ont assumé la direction morale.

Nous verrons à ce sujet que la décadence de la

puissance politique et. militaire des Bel-K'adhi en Kaby-lie n'a pas eu, en réalité, d'autre origine. C'est l'his-

toire des Communes soutenues par le Clergé contre la

Féodalité du Moyen-Age en Europe.

Dès le commencement du XVIIe siècle, la direction

des affaires publiques de la cité ou de la tribu semble

donc échapper petit à petit aux chefs laïcs, aux sei-i

gneurs locaux, pour tomber entre les mains de nou-jveaux maîtres : tes marabouts et les chérifs. <

Page 217: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 193 —

Avant de prendre les responsabilités du gouverne-

ment, ceux-ci préparent le terrain, s'essayent et ne don-

nent l'assaut final que lorsqu'ils se sentent sûrs du suc-

cès final. Connaissant les aspirations et les besoins du

peuple, les chefs religieux, en bons diplomates, veille-

ront scrupuleusement dans leur système de restaura-

lion et de défense de la société berbère, à ce que les

vieilles institutions du pays, certaines coutumes de bon

aloi, particulièrement dans le Djurdjura, soient remi-

ses en pratique et respectées.

Sous leur impulsion, nous verrons toutes les tradi-

tions locales, surtout celles qui ne sont pas contraires

à la morale et à la « Sounna » reprendre toute leur vi-

gueur.

Dans cet esprit nouveau, la famille berbère se sa-

chant protégée se réforme et se fortifie; la cité s'or-

ganise, et la tribu retrouvant ses forces et ses libertés

se développe ; bientôt, sous la direction bienveillante et

habile des marabouts, l'ordre et la prospérité reparais-sent ; et, la paix régnant dans le pays comme dans les

coeurs, l'influence bienfaisante des marabouts, en Ka-

bylie, devient aux yeux du montagnard, qui avait trop

souffert de la guerre et de ses tyrannies, comme une

bénédiction divine.

Dans ce bien-être moral et matériel, sa reconnais-

sance envers ce bienfaiteur, plus ou moins désintéres-

sé, reste des plus sincères. La protection d'un mara-

bout devient pour l'individu ainsi que pour la collec-

tivité, comme une action directe émanant d'Allah.

Aussi chaque tribu, chaque village de Kabylie se fera-

t-il un honneur, une gloire même, d'avoir dans son sein,

sur son territoire, tel personnage, telle famille mara-

boutique qui sera considérée par les générations futu-

Page 218: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 194 —

res comme une bienfaitrice, une protectrice miraculeu-

se de leurs villages et de leurs pays. Celle-ci aimée et

écoutée de tous, jouissant d'un réel prestige et du res-

pect de toute la population, tiendra longtemps entre ses

mains toutes les forces vives du pays.

Dans ces conditions, cette famille maraboutique ou

son cher peut aisément, avec tant soit peu d'activité et

d'intelligence, prétendre à toutes les ambitions du pou-voir et du commandement ; il peut, disposant à la fois

des moyens matériels et spirituels, tout espérer, tout

tenter vers le domaine de la puissance.

Mais, ici plus qu'ailleurs, le régime traditionnel et

séculaire ne pouvait cependant être impunément mé-

connu; car l'esprit démocratique, en Kabylie, ne vou-

drait pas d'autre puissance que celle qui émanait du

peuple, de pouvoir que celui qui était exercé par la

« djema'a », assemblée de tous les citoyens.

Jaloux de sa liberté, le montagnard ne se livrait pas

aveuglément aux .caprices ou ambitions de ses diri-

geants sur les actes desquels un contrôle minutieux ne

cessait de s'exercer. Un geste de partialité, une injus-

tice, un abus de pouvoir de la part du chef, suffirait

pour retirer à celui-ci et la confiance et l'estime des

masses. Soumis à la surveillance et à la critique de

tous ses subordonnés, le chef qui serait ainsi reconnu

répréhensible, serait vite détrôné de son commande-

ment et chassé du pouvoir qu'il détenait du peuple lui-

même.

Etant donné l'esprit égalitaire qui l'anime, la

djema'a ne pourrait tolérer le moindre geste dé favo-

ritisme ou de spoliation sans se déconsidérer elle-

même. La probité administrative et politique est une

des vertus de la race berbère, vertu qui a fait l'admi-

ration de tous ceux qui ont approché et observé dans

leurs fonctions les « imr'aren » kabyles.

Page 219: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 195 -

Dans une société où le peuple conserve toutes les

prérogatives du pouvoir absolu entre ses mains, un

régime autocratique ou despotique qui essayerait de

se développer dans son sein, ne serait guère de longuedurée.

Malgré leur organisation primitive, la cité et la tribu

ont été les deux cellules vivifiantes de l'agglomérationberbère ; mais, dès leurs origines, chacune d'elles a

tenu à conserver entre les mains la souveraineté de sa

personnalité. L'esprit et la force démocratiques de la

race étant la raison même de cette réaction, l'engoue-ment religieux du peuple en celte circonstance n'a puavoir d'autres conséquences que de libérer les masses

opprimées par le régime féodal créé et imposé parl'anarchie.

Nous savons particulièrement que dans le Djurdjura,des tentatives de transformation à cet état de choses

ont piteusement échoué. Dans sa ténacité, la cité qui a

proclamé « l'égalité de droits civiques pour tous ses

citoyens », n'oublie pas en se livrant au maraboutisme

de conserver entre ses mains la faculté de disposerd'elle-même et gérer ses intérêts comme elle l'entend.

La nécessité de confier l'exercice du pouvoir à un de

ses citoyens a obligé la cité à en déterminer la portéeet en fixer les limites ; par l'expérience, elle en a fixé

l'usage avec un sens et une sagesse des plus remar-

quables. Son génie social que lui a inspiré son esprit

républicain, se retrouve dans ses Kanouns qui ne sont,nous le savons, que le squelette de sa Charte primiti-ve où le peuple est proclamé et reste le maître absolu

et souverain de ses destinées.

«Je conserve le contrôle du pouvoir confié à noschefs qui ne sont que des agents chargés d'exécuter

les décisions et volontés de nos djema'a », ajoute la

14

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— 196 —

tribu, qui par cet. article, se réserve la faculté de res-

ter seule maîtresse et souveraine de sa puissance.

Disposant d'elle-même et se réservant pour elle-même,

elle ne veut pas que dans son sein, aussi bien que dans

celui de ses cités, il y ait d'autre puissance que la

sienne ; elle n'admet pas que l'on se serve d'elle pour

favoriser des intérêts spéciaux d'une famille ou de

quelques individualités. Le bien public reste, ici com-

me là, le but principal vers lequel doivent tendre tous

ses efforts et toute sa pensée. La puissance de tout

chef, choisi et agréé par elle, laïc ou religieux, qui

oublierait ses principes, ou feindrait de passer outre,

serait vite brisé.

La tribu ou « toufiq », collectivité qui transmet ses

pouvoirs, sa force à l'individu son délégué, n'autorise,

n'admet l'usage de cette force que dans un but ayant

caractère d'intérêt général nettement déterminé. C'est

pourquoi elle ne peut tolérer que son activité ou son

influence, par exemple, soit accaparée et mise au pro-

fit d'une personnalité ou d'une seule famille.

Cependant, n'oubliant pas que toute sa vitalité rési-

de dans l'union des efforts de ses membres, elle préco-nise en faveur de tous ses citoyens les principes de so-

lidarité et de mutualité dans toutes leurs formes.

« Chacun pour tous, tous pour chacun », tel est, en

résumé, la formule du principe fondamental sur lequel

est basée la cité berbère. Et chose surprenante et ex-

traordinaire, pendant que l'Europe dégagée de la féo-

dalité, du moyen-âge, s'agite et fait des révolutions en

vue d'atteindre, guidée par un idéal, une nouvelle for-

me de société plus démocratique, le Djurdjura a trouvé

le moyen, depuis des siècles, de vivre libre et indépen-dant sous un régime social qui satisferait sous bien

des points les rêves de nos socialistes modernes. « C'est

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— 19? -^, .

l'idéal du régime démocratique, a dit Renan, et qui ne

peut s'accommoder dans son sein à aucune autre forme

de gouvernement que la sienne. »

Ce régime social et politique, base de la charte

kabyle, ne pouvait donc s'allier avec la nouvelle forme

•de gouvernement que les Bel-K'adhi cherchaient, à im-

poser aux tribus soumises à leur influence. Oubliant

l'origine de leur fortune et surtout le caractère essen-

tiellement démocratique de leurs corn patriotes, jouant« aux petits rois » et gouvernant « à la turque », les

seigneurs de Koukou se firent, dès le début du XVIIe siè-

cle, les petits tyrans d'une partie de la Kabylie, par-ticulièrement des pauvres tribus du massif de Tham-

çjout'. Les tfisles souvenirs de celle époque malheu-

reuse, se retrouvent encore clans les tradilions et les

légendes locales de la région (1).

Les luttes que les villages du Haut-Sebaou eurent à

soutenir contre le despotisme des Bel-K'adhi furent ter-

ribles. Les tribus opprimées, à commencer par les

Aïlh-R'oubri, les Aïth-Djennad et les Aïlh-Idjer, ne pu-rent reconquérir leurs libertés que vers la fin du

XVIIe siècle, époque qui marque la chute définitive de

la puissance des. Bel-K'adhi. Il semble cependant queles tyrannies de Koukou sur les populations du Haut-

I Sebaou cessèrent de s'exercer le jour- où l'influence de

I certains personnages religieux commença à se faire

j sentir dans ces régions. Cette intervention contre Kou-

j kou n'émanait pas d'une secte ou d'un ordre religieuxfortement, organisés, mais de simples individualités,hommes d'élite qui cherchaient à employer et consacrer

leur vie pour le bien de l'Islam et de l'humanité.

fy (1) VoirRevueAfricainen° 280 de 1911: «Nouveaux,document

archéologiquesdu Haut-Sebaou» par Boulifa.

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— 198 —

i/ L'arrivée de Sidi-Ahmed-ou-Dris et de Sidi-Mançour \

[dans le Haut-Sebaou, ainsi que celle de Sidi Abd-Er-

ralïman et de Sidi-Ah'med-ou-Malek (2), marque-1:-elleréellement l'époque de libération pour ces malheureu-

ses tribus ? — A la suite de quels événements, quelles

révoltes, ces marabouts ont-ils été appelés à interve-,

nir ?

(1) Ces quatre personnages religieux sont, paraît-il, arrivés enmême temps dans la région kabyle où le souvenir de leur rôlebienfaisant s'est conservéjusqu'à nos jours.

Venus de l'Ouest, ils se sont rencontrés à Thizi-Bcrth, près ducol de Cliellat'a, lieu désert et élevé de la chaîne orientale duDjurdjura ; là, loin des hommes et près de Dieu, ils décidèrent dede s'y fixer ; en ce lieu isolé de Thizi-Berth, qui devint leur« rebai' », ils se livrèrent à la dévotion et à la science. Cet ermi-tage, qui servit de refuge aux quatre saints kabyles est encore denos jours un but de pèlerinage des plus vénéiés ; quoiqu'il ne resteaucune ruine de leur refuge ou bâtisse, certaines excavationscreu-sées dans le roc passent pour être les traces des cellules qu'occu-pèrent nos ermites durant leur séjour à Ïliizi-Berth.

Lorsqu'ils se virent suffisammentpréparés pour exercer le rôleauquel ils se destinaient, quittant leur ermitage, ils se séparèrentet allèrent s'installer sur des points d'où ils leur était aisé, parune attaque concertée et simultanée, de menacer Aourir et Koukou,les deux résidences officiellesdes Bel-K'adhi.

Ce siège en règle étant ainsi organisé autour des châteaux-fortsdes tyranneaux kabyles, nos marabouts, chacun dans sa zone, selivrèrent alors à une propagande effrénée contre le joug des sei-gneurs de Koukou. Leurs efforts bientôt couronnés de succès pas-sèrent, aux yeux des pauvres tribus libérées, comme de vraismiracles dont les auteurs ne pouvaient être que des saints, élusde Dieu.

Aimés, vénérés de tous les montagnards, nos quatre maraboutsvécurent entourés de l'estime générale dans le pays jusqu'à leurmort. À proximitéde chaque tombe et en souvenirdu maître protec-teur et bienfaiteur, une zaouïa ou établissement d'éducation fut,par les soin» de la tribu, édifiée pour instruire et éduquer la jeu-nesse. L'hospitalité et l'instruction y sont gratuites et offertes àtous les jeunes gens, sans distinction d'origine ni de race. Lazaouïa de Sidi Abd-Errak'man, chez les Illoula fut, pendant toutle XIXe sièclela plu's réputée de toute la Kabylie.

(Voir sur cette zaouïa une monographie complète par le savantregietté et vénéré ïbn-zekri, chikh Saïd, ex-muphti malékited'Alger).

Page 223: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 199 —

Nous n'en savons rien ; mais il est permis de suppo-ser que ces marabouts, accueillis et adoptés vers cette

époque par les tribus opprimées, ne ménagèrent dans

leur oeuvre d'émancipation ni leurs efforts, ni leurs in-

fluences, « même divines », pour détrôner et détruire

la puissance néfaste des Bel-K'adhi.

La hagiographie, la vie légendaire des santons ka-

byles en conserve les traces. Il n'est pas un monta-

gnard du Haut-Sebaou qui n'ait à raconter quelques

traits traditionnels relatifs à l'oppression des princesde Koukou et aux miracles des quatre Saints.

Les quatre Saints de Tizi-Berth, qui ont été les libé-

rateurs et les organisateurs des tribus du Haut-Sebaou,

ont laissé dans le pays un souvenir ineffaçable de res-

pect et de reconnaissance pour leur dévouement à la

cause de l'indépendance kabyle.

L'intervention de Sidi-Mançour, en faveur des Aïth-

Djennad est un exemple frappant de l'autorité morale

que le vénérable saint déploya pour abattre et briser

la tyrannie des derniers seigneurs de Koukou.

, La même action bienfaitrice ayant été exercée ail-

; leurs par les autres marabouts, les opprimés délivrés

: des griffes des tyrans, la sainteté de nos quatre per-] sonnages religieux se confirma ; bientôt, le respect

plein d'amour des montagnards envers Sidi-Mançour et

ses condisciples ne put être dans le coeur des humbles'

ou des puissants que sincère et durable. Dès lors, leur

rôle de simples missionnaires religieux ne tarda pas

à se raffermir et à s'étendre sur la vie sociale et politi-

que de leurs protégés.

, Dans ce double résultat, il convient de noter autre

\chose qu'une simple coïncidence de faits ; prenant les

Vên'as du commandement dans leurs tribus respectives

Page 224: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 200 —

et en apôtres de la liberté, nos marabouts, témoins des

misères et des malheurs de leurs fidèles, durent, tout

en exerçant leur sacerdoce, lutter de pied ferme tant

pour terrasser l'oppression des Bel-K'adhi que pour

repousser la domination des Turcs, leurs complices.

Ce fut ainsi que Sidi-Mançour, devenu patron des

Aïlh-Djennad, consacra toute sa science et son énergieà la restauration de la tribu qui l'avait si généreuse-ment accueilli dans son sein.

Voici, d'après « Daoui » Sidi Ah'med ben Moh'ammed,

cheikh de la Zaouïa de Thimizar, des faits relatifs à

l'intervention personnelle et effective de Sidi-Mançour,

faite en faveur de la tribu des Aïth-Djennad que le sei-

gneur cle Koukou, le nommé Amar-ou-El-ICadhi, main-

tenait sous son joug de tyranneau sur le compte duquel

la tradition locale a conservé de si tristes souvenirs :

« A cette époque, c'est-à-dire au début du XI0 siècle

« de l'hégire (1) (et non au IXe siècle, ainsi que le croit

(1) Voir plus loin en appendice la notice du Cheikh Sidi-Ah'mcdsur le marabout «Sidi-Mançour» et les «Bel-K'adhi».

Amar ou El-K'adhi serait, d'après certains auteurs, mort en l'an1618 de l'ère chrétienne, date correspondant à peu près à l'année1027 de l'hégire. Sidi-Mançoiir contemporain de A'mar ou El-K'adhi serait donc arrivé chez les Aïth-Djennad vers le commen-cement du XI° siècle de l'hégire. Ceci permet de corriger l'erreurde date commise par le cheikh de la Zaouïa qui suppose que Sidi-Mançour vivait au IXe siècle de l'hégire.

D'ailleurs, on peut dire, d'une façon générale, que l'apparitiondu maraboutisme en Kabylie ne remonte pas au delà du XVIesiècle. Si le vocable «Mrabet» qui remonte à la dynastie Almo-ravide est connu depuis longtemps, le nouveau personnage qu'ildésigne,avec le sens que nous lui attribuons de nos jours ne paraîtpas s'être montré en Kabylie avant le XVIe siècle, époque verslaquelle le rôle politique du maraboutisme s'est réellement mani-festé dans la vie sociale du montagnard.

On peut dire que le maraboutisme est né à la suite d'une réac-tion islamique provoquée par les Croisades, il est la contre-partiede l'esprit fanatique déchaîné chez les chrétiens par les Pierrel'Hermite et les Boniface; comme plus tard, les haines inquisito-

Page 225: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 201 -

« l'auteur de la notice d'où sont extraits ces rensei-

« gnements) le pouvoir était exercé par un nommé

« Amar Ben El-K'adhi, sultan qui commandait sur tout

« le pays Zouaoua. L'administration de ce prince était

« très dure.

« En été, ce monarque avait l'habitude de réquisi-« tionner toutes les bêtes de somme, mulets et ânes

« de notre tribu, qu'il employait au transport de ses

« récoltes et autres services de son administration,

« empêchant ainsi les habitants de vaquer en temps« utile à leurs propres travaux. Pour faire exécuter

« ces corvées, le dit sultan venait, avec ses troupes,« dresser son camp au cemarché de Lekhmis » (marché« qui, à cette époque, se tenait le jeudi, alors qu'.au-<( jourd'hqi il a lieu le dimanche). Durant son séjour,« il obligeait la tribu à lui fournir la « mouna », c'est-

cc à-dire à l'héberger lui et sa suite et à fournir beau-

« coup d'orge pour les chevaux de ses cavaliers.

« Un jour donc, Amar ben Al-K'adhi vint camper au'« marché de Lekhmis. Déjà, la plupart des habitants

« de la tribu s'apprêtait, comme d'habitude,. à aller

« lui porter des vivres, lorsque Sidi-Mançour, interve-

« nant, leur dit : « N'allez pas au-devant de lui ; c'est

« à lui de venir nous trouver. »

Conformément à cet ordre, toute la tribu s'abstint

donc de répondre à toute réquisition. En présence de

ce refus, Amar-ou-El-K'adhi se fâcha ; mais, à la suite

riales des Portugais et des Espagnols contré les musulmans d'Es-pagne et d'ailleurs ne manquèrent pas de provoquer en Berberieun mouvement de réaction dont le maraboutisme n'était qu'uneconséquencedu fanatisme chrétien. En Afrique les «Moudjahadin »n'était qu'une réplique aux Chevaliers de. Malte et de S'-Jean quis'étaient déclarés, les ennemis jurés de l'Islam, et qui dans leurhaine acharnée, avaient provoqué les tristes guerres de Course.

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— 202 —

de son entrevue avec Sidi-Mançour, il s'aperçut que son

prestige était bien bas, puisque le vénérable marabout

n'avait même pas daigné lui souhaiter la bienvenue, ni

lui offrir l'hospitalité, deux choses qui, d'après les usa-

ges, ne peuvent être refusées qu'à un <.(ennemi » ou à

une « personne méprisable ».

Le roitelet de Koukou, fixé sur la portée et la signi-fication de ces différents gestes, ne se fit certes plusd'illusion sur les sentiments qu'on avait pour lui.

D'ailleurs, le ton narquois du langage parabolique

employé par Sidi-Mançour dans le petit entretien qu'ilvenait d'avoir avec lui, indiquait nettement le mépris

que le saint homme professait pour sa personne et son

rang. Traité de « naïf » et d'.« ignorant », Bel-K'adhi,directement touché par l'injure, interrompit la conver-

sation et quitta brusquement le Marabout.

Cettre entrevue, que la légende a ornée à sa façon

pour l'auréole de Sidi-Mançour, dut être orageuse él-

ue put se terminer que par des menaces réciproques.Entre les deux hommes, une haine à mort était décla-

rée ; la lutte qui allait être engagée paraissait inégaleet même impossible à soutenir, car Amar-ou-El-K'adhi

était fort et puissant. Mais Sidi-Mançour, plus avisé,

usant de son « influence miraculeuse », en sortit vain-

queur, en faisant fout simplement assassiner, quatre

jours après cette scène, son terrible adversaire (i).

Cette mort, aussi inattendue que violente, ne manqua

pas de frapper l'imagination des montagnards qui ne

virent dans la perpétration de ce crime que la réalisa-

(1) Selon une tradition conservée chez les Aïth-Yah'ia Amar onEl-K'adhi aurait été tué à Koukou même, et par un habitant decette tribu exaspérée depuis longtemps par la tyrannie du seigneur,dont le château se trouvait précisément sur son territoire.

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— 203 -

tion immédiate des prédictions de leur redoutable pro-

tecteur, aux volontés duquel il était dangereux, même

pour les puissants, de se montrer récalcitrant et peu

respectueux.

Ainsi se termina le règne du despote de Koukou,

Amar-ou-El-K'adhi, qui, dans son « ignorance », crut

qu'on pouvait impunément et longtemps porter atteinte

à la Justice et au Droit ; son oppression, qui soulevait

des colères et engendrait de la haine, ne pouvait dé-

cemment s'exercer plus longtemps dans ce pays de

fierté et de liberté sans soulever contre lui l'indépen-

dance kabyle,, consacrée, pour échapper au joug des

tyrans, par des milliers d'années de lutte et de résis-

tance.

A partir de ce moment, l'arrogance des Bel-K'adhi

brisée, les Aïth-Djennad, dégagés et libérés par Sidi-

Mançour, surent conserver et défendre leurs libertés et

leurs biens.

L'émancipation complète de cette tribu date doncde"\

la mort de cet « Amar-ou-El-K'adhi », dont l'autorité \morale fut supplantée par celle de Sidi-Mançour, deve- \

nu, dès lors, le patron vénéré et respecté du pays où,'

par tradition, le culte du saint personnage par les nabi- :

tants s'est conservé jusqu'à nos jours.

Cet événement dut, sans aucun doute, se produire

vers le commencement du XVII° siècle. Un passage d'un

écrivain anglais, cité par M. Berbrugger et se rappor-

tant à la mort (YAmar-ou-El-K'adhi, en fixe la date.

— « Dapper, dit Berbrugger, prétend qu'en 1618 le roi

de Koukou, Hamart (sic) étant mort, son frère le rem-

plaça sur le trône. » (1).

(1) Berbrugger, «Epoque Militaire de la Grande Kabylie-*>page 109,

Page 228: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

-204 —

/ Si les renseignements de l'auteur anglais sont exacts,tout au moins en ce qui concerne la date du décès du

roi de Koukou, c'est donc en 1618 que cet « Amar »

(ou El-K'adhi) est mort assassiné et que les Aïth-Djen-nad ont été délivrés de la tyrannie de Koukou. De plus,cette date mémorable fixe que l'arrivée, en Kabylie, de

Sidi-Mançour et de ses condisciples ne remonte pas au-

delà du commencement du XVII0siècle.

Notons également que la charge du pouvoir parmiles princes de Koukou va être dès ce moment entre les

mains d'un frère du défunt, nouveau seigneur sur le

compte duquel nous n'avons pu découvrir aucun ren-

seignement précis, digne d'être mentionné dans cette

étude.

Ce point de l'histoire locale déterminé, reprenons,

d'après l'ordre chronologique, certains événements ex-

térieurs, particulièrement ceux d'Alger, auxquels les

-Kabyles ne cessèrent d'être mêlés ; ceux-ci, depuis

longtemps connus et appréciés par la valeur de leur

énergie et de leur fidélité, il se trouva que ni les pa-

chas, ni les deys ne purent se passer de leur concours

pour assurer'l'ordre et le calme de la capitale, souvent

agitée. L'aide et l'intervention de la Kabylie furent

dans ce cas même des plus précieuses pour le respectet le maintien du pouvoir du chef de la Régence. Mais

la qualité d'hommes énergiques braves et loyaux ne fut

pas sans créer aux montagnards, clans l'exercice de

leurs fonctions à Alger, de gros ennuis de la part des

Algérois, Maures et Turcs.

Contrebalancés et souvent menacés par l'insolence

des Janissaires, maîtres du Divan et aussi par l'arro-

gance de la puissante Taïfa des Raïes, les pachas d'Al-

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— 205 —

ger virent, en effet, leur autorité devenir de plus en

plus précaire. Pour des raisons souvent futiles, les rues

d'Alger étaient constamment agitées ; le désordre ré-

gnant partout, les émeutes se multipliaient et le sang

coulait. Les pachas eux-mêmes payaient souvent de

leur tête la fin de ces agitations. Embarquant les uns

et étranglant les autres, les Yoldachs et les Raies se

dispurant le pouvoir, livraient Alger à fa terreur et à

l'anarchie.

Dans ces querelles et coups de force entre Janissai-

res et Raies, les Kabyles furent souvent appelés .soit

pour rétablir l'ordre, soit pour veiller sur.la sécurité

du gouvernement turc.

Ce fut ainsi qu'en 1595, Haïder pacha fit appel à leur

concours pour réprimer une tentative de révolte, pro-

voquée par la tyrannie que la soldatesque exerçait sur

les Kourour'lis. L'intervention énergique des Kabyles

appelés par le Pacha, les Janissaires aussitôt matés

par les montagnards, l'ordre se rétablit.

Mais ces moyens de répression ne firent que ranimer

les passions et exciter les jalousies ; les sympathies du

Pacha pour le montagnard lurent particulièrement ex-

ploitées par les gens de mauvaise foi pour réveiller

dans l'esprit du soldat et du marin turcs la crainte de

se voir eux-mêmes finalement supplantés par les Zoua-

oua dans la direction des affaires gouvernementales de

YOudjak d'Alger. Dès lors, une guerre sourde avec

toutes ses lâchetés fut menée contre les « q'baïel », que

les Turcs, soutenus par les Maures, voulaient écarter

des services de l'administration et éloigner d'Alger.

Jalousés et tracassés par les soldats qui les poursui-

vaient particulièrement de leur haine, les Kabyles, pi-

qués dans leur amour-propre, ne voulurent céder la

place que les armes à la main.

Page 230: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 206 —

Ce fut ainsi qu'en 1596 les Zouaoua civils ou militai-

res habitant Alger, se voyant trop opprimés par l'arro-

gance turque, décidèrent de remédier à cet étal de

choses ; ils convinrent dans un complot que le moyen

radical de' faire cesser les injustices haineuses et les

humiliations blessantes dont ils étaient constamment

l'objet, était de s'emparer par un coup de main de la

ville d'Alger.

A cet effet, des émissaires envoyés secrètement vers

l'intérieur firent appel à. leurs frères de la montagne.

Accourant au secours des leurs, des milliers de monta-

gnards prirent les armes et se dirigèrent vers la ca-

pitale.

Bientôt, en colonne serrée, les contingents réunis

traversèrent la Mitidja et s'emparèrent du Sah'el. Après

avoir pillé les campagnes et les villas des citadins de

la banlieue, ils assiégèrent Alger, qu'ils tinrent blo-

quée pendant il jours. (1)

La ville, surprise et inquiète, fut obligée de s'humi-

lier et de demander à traiter avec les Kabyles ; ceux-

ci, ne voulant rien perdre de leur succès, ne consen-

tirent à se retirer clans leurs montagnes qu'après avoir

obtenu une réparation morale et matérielle des dom-

mages causés à leurs compatriotes algérois.

Celle leçon montra aux Turcs que la liberté et la

dignité du Zouaoui devaient être partout respectées et

surtout à Alger que le Djurdjura n'avait jamais cessé

de considérer comme une cité fondée par une de ses

anciennes tribus, appelée « les Mezrana » (2).

(1) Mercier, «Histoire de l'Afrique Septentrionale», volume IIIpage 170et références citées.

(2) TJIcosiumdes Romains était, en effet sur le territoire d'unetribu berbère qui portait le nom de Mezrana ou Mizrana, termeconservé et employé de nos jours pour désigner la région forestièresituée entre Makouda et Thigzirth, sur le territoire des Aïth-

Page 231: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 20f —

Cet épisode nous montre qu'à cette époque les Bel-

K'adhi, c'est-à-dire les Zouaoua, avaient rompu toute

relation d'amitié avec les Turcs, et que les tentatives

de rapprochement signalées par certains écrivains

entre les Bel-K'adhi et les Espagnols devenaient alors

parfaitement possibles et même explicables, quant à

leur but et à leur sens.

Les Espagnols, qui ne demandaient pas mieux, évi-

demment, que de: s'attacher le « Chef des Azouagues »,

ne surent pas garder dans celte circonstance toute la

prudence diplomatique désirable dans une pareille en-

treprise. Si l'affaire ébruitée échoua, il n'en l'ut pasmoins vrai que l'écho de ces démarches ne fit qu'exciter

la méfiance du gouvernement de la Régence.

Ouagucùoun. La toponymie nous montre que le souvenir de cetteantiquité berbère n'est pas complètement effacé et qu'un certainnombre de lieux d'Alger ou de sa banlieue portent encore, de nosjours, des mots purement berbère ; nous citons, entre autres, lesnoms de Mezr'ana (quartier de Fontaine-Fraîche, Casa-BlancaV)Télemly, mis pour Thala-Mellal (Fontaine blanche), Tagarin :Thigrin pluriel de Thigerth : Petit champ ; Maiifou (cap) altérationde Thaina Taifousth, (côté droit, vil d'Alger), etc.

Quant au terme Mezrana, c'est un mot qui peut se décomposeren Mis Rana : filsde Rana; ce dernier vocable est encore conservéjusqu'à nos jours. Une source située sur le versant sud du pic deLalla-Khedidja, au-dessus de Maillot, est désigné sous le nom. deThala-R'ana, source de R'ana. Cette étymologie peut-être contre-dite par cette autre qui ferait dériver Mezr'ana, forme arabisée du

:pluriel berbère Jmazirien, mot obtenu du singulier Amazir, terme^avec lequel la plupart des Berbères se désignaient autrefois etdont le sens est «l'homme noble, libre, indépendant», équivalentde Imochchar, imoh'h'ar des Touareg.

En Ghelh'a du Sous et du Grand Atlas le vocableamazir' plurielimazir'en, signifie habitant du pays berbère ; tamazirt est le motqui désigne dans leur parler le dialecte de leur pays. Près, duconfluent de l'oued La'bid et de l'oued Ab'ensal dans le GrandAllas marocain, se trouve une tribu, située entre les Aïth-At't'ad'Oumalou et les Aïth-lsh'aq", qui porte le nom Imazir'en. Citonsenfin les noms des centres connus au Maroc et dans l'Oranie :Mazagran,Mazaghan= Mazar'an= Imazir'en forme réelle qu'il estaisé de reconstituer malgrés les altérations subies.

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— 20c!—

Parvenues aux oreilles des Turcs, ces tentatives d'al-

liance du Djurdjura avec les chrétiens, ainsi éventées,

ne manquèrent pas de mettre les Bel-K'adhi en mau-

vaise posture avec Alger.

Aussi, dès que le renégat vénétien Soleiman, nouvel-

lement, arrivé comme pacha à Alger, fut installé, une

expédition contre la Kabylie fut organisée. Mais, s'élant

mépris sur la valeur guerrière, des montagnards, le

pacha eût bientôt la douleur de voir sa colonne battue

et contrainte de retourner au plus vite à Alger (1600).

Cet échec ne le découragea pas dans ses ressenti-

ments contre le Djurdjura et, voulant prendre sa re-

vanche, il se mit aussitôt, à armer une nouvelle colonne

qui, l'année d'après, fut dirigée en expédition contre

la Kabylie ; animée du vif désir de châtier les Kabyles,la colonne, poussant une pointe dans l'intérieur du

pays, parvint, dit-on, jusqu'à Djema'a-Sahridj (1).

Cette fois, l'affaire, qui dut être dans ses débuts très

grave pour les Kabyles, se termina par un grand désas-

tre pour les Turcs, qui eurent l'audace de s'attaquerà l'une des plus puissantes confédérations du Djurd-

jura : les Àïth-Irathen et les Aïth-Fraoussen réunis.

Touchant aux tribus les plus belliqueuses et les plus. indépendantes de la Kabylie, les Janissaires, qui s'a-

vancèrent si imprudemment dans l'intérieur du pays,

furent bientôt cernés et piteusement battus dans la

vallée même du Sebaou.

Malgré les maigres renseignements que nous possé-

dons sur cette campagne, le nouvel échec de la colonne

était à prévoir. La manoeuvre, à laquelle les Turcs ne

(1) Mercier, «Histoire de l'Afrique Septentrionale-»,Volume IIIpage 174.

Page 233: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 309 —

s'attendaient probablement pas, dut s'exécuter de la u

façon suivante : les Aïlh-Iralhen d'un côté et les Aïlh- j

Ouaguenoun, appuyés sans doute par les Aïth-Djen-nad de l'autre, laissèrent d'abord les colonnes turques

'

s'engager à fond dans le pays ; puis, par une manoeu-

vre simultanée, les guerriers de ces différentes tribus,entraînés par leurs chefs, se déversèrent tous ensem-

ble sur la vallée pour menacer et attaquer l'arrière-

garde turque, pendant que les Aïth-Fraoussen et, pro-

bablement, les contingents de Bel-K'adhi leur tenaient

tête sur l'avant ; les Turcs ainsi attaqués ne lardèrent

pas à se-voir cernés et perdus.

En effet, harcelée et menacée à l'a fois sur tous les

flancs, la colonne encerclée et débordée dans la vallée

y fut entièrement- massacrée.

A là suite de ce nouveau désastre, qui eut lieu en

l'année 1601, les Turcs finirent, pour quelque temps,

par laisser les Kabyles tranquilles dans leurs monta-

gnes ; quant aux Aïth-EI-K'adhi, avec qui Soleiman

pacha semble avoir repris de bonnes relations, cette

victoire dont ils s'attribuèrent, sans doute, les lau-

riers ne put qu'enfler-leur orgueil et aggraver leur in-

solence. Grisés par une puissance toute factice, ils ne

voyaient pas que les moindres effets de leur fatuité ne

pouvaient que les discréditer davantage dans le coeur

des braves montagnards.

Contaminés par les moeurs turques, les princes de

Koukou, vivant dans l'opulence et la débauche, ne pou-

vaient évidemment espérer conserver les sympathies

de la sobre et austère Kabylie.

Pendant ce temps, l'Espagne encore dominée par sa

fièvre de conquête ne cessait pas" de s'agiter; malgré

Page 234: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

—1.2ÎÔ—

leurs échecs répétés sur les côtes barbaresques, les

Espagnols voulant reprendre leurs projets sur Alger,

essayèrent de réaliser leurs ambitions chimériques.îSe basant sans doute sur les antipathies que les

I (Zouaoua ne cessaient de manifester à l'égard des>iTurcs, ils pensèrent que la Kabylie pourrait facilement

|se prêter à leur jeu ; dans ce but, ils ne ménagèrent.-

\aucun des moyens qu'ils supposaient susceptibles de

favoriser la réussite de leur entreprise.

En un mot, il s'agissait d'obtenir une entente avec

les Bel-K'adhi dont ils sollicitaient la protection pourun débarquement possible dans les parages d'Azef-

foun, d'où, avec l'aide de la Kabylie, ils tenteraient

une nouvelle attaque contre Alger.

Trompés par les faux renseignements donnés par un

religieux chrétien, qui avait séjourné comme prison-nier à Koukou, ils essayèrent, fascinés par ce mirage,de forcer la main aux Bel-K'adhi dont ils espéraient,

moyennant leur or, obtenir la protection et le con-

cours.

A cet effet, une délégation envoyée des Baléares

tenta en 1603, de se mettre en relations directes avec

les chefs kabyles ; leurs efforts pour obtenir une en-

trevue sérieuse dans ce sens furent inutiles. Bernés

par les fanfaronnades d'un Bel-K'adhi nullement qua-

lifié pour parler au nom de la Kabylie et traiter une

pareille affaire, ils essayèrent cependant d'effectuer

un débarquement aux environ A'Azeffoun sur un ter-

ritoire soi-disant dépendant de Koukou. Il va sans dire

que cette équipée de gens insensés échoua et que tous

les Espagnols, qui avaient commis cette dangereuse

imprudence de mettre pied à terre sur la côte kabyle,

y laissèrent leur vie.

Page 235: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

~ 211 —

Voici, en résumé, les péripéties de cette aventure,

également relatée par M. Mercier (1) :

« En 1603, dit-il, une nouvelle tentative fut faite à

l'instigation d'un religieux, le père Mathieu, qui avait

été longtemps détenu à Koukou où il s'était créé des

relations. Ce fut vers le port de Mers-El-Fh'em (près

d'Azeffoun) qu'il mena l'expédition composée de quatre

galères, sous le commandement du vice-roi de 'Major-

que. Là, s'étant fait mettre à terre, il espérait retrou-

ver ses anciens amis et notamment Abd-Allah, neveu

du roi de Koukou ; mais trahi par ceux dont il avait les

promesses, il se vit bientôt entouré de gens hostiles et

fut massacré sans que ses compagnons restés sur les

galères, osassent lui porter secours. »

M. Berbrugger qui rapporte le fait avec plus de dé-

tails, ajoute, que le père Mathieu était descendu à terre

« avec quatre-vingt des personnes principales des ga-

lères ». (2)

(lf Voir «Histoire de l'Afrique Sejrtentrionale», avec les réfé-rences citées, tome III, page 174.

Michel Cervantes, en écrivant son roman «Don Quichotte»,n'avait en vue que de faire, en la livrant à la postérité, la peintureexacte et réelle du caractère ridicule, fou et emballéde ses compa-triotes atteints par la manie des grandeurs. Sans parler de la

fragilité des promesses faites par un certain neveu du «Roi deKoukou», le simple bon sens aurait pu rappeler aux Espagnols ,que la Kabylieavait une âme toute autre que celle des Bel-K'adhiet que-toujours fièrede son honneur et de son indépendance, ellene pouvait se livrer aussi facilement à un vice-roides Baléares etmoins encore à un moine esclave. La naïveté et la bêtise setouchent et les ëpées des chevaliers espagnols battant l'air sebrisent contre les moulins à vent de leur folleimagination.

Si l'assertion de Dapper, citée par les auteurs est exacte, Abd-Allab sans doute soudoyépas les Aïth-Djennad, n'aurait été qu'unagent providentiel qui se chargea de réaliser les voeuxet les in-

trigues de Sidi-Mançour,en tuant son oncleAmar, terrible ennemidu Saint Marabout. La perpétration de ce nouveau crime, enfaisant massacrer 80 Espagnols, ne pouvait être pour ce triste

personnagequ'une nouvellefélonie à son actif.

(2) Berbrugger,«Epoque militaire de la GrandeKabylie», p. 108.

15

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— 212 —

, Cette affaire où les Espagnols furent si naïvement

joués, ne manqua pas de gravité. Les quatre-vingtsvies- sacrifiées inutilement, rappela aux Espagnols quela Kabylie n'était pas à vendre et que nul ne pouvait

disposer d'elle-même sans son assentiment.

D'autre part, Abd-AUah, neveu.du roi de Koukou,

qui avait comploté avec le religieux père Mathieu, cet

Abd-Allah, disons-nous, ne serait-il pas le neveu que

Dapper nous signale comme' le meurtrier d'Amar ou

El-K'adhi ? Celui-là même qui, après avoir été perfideet traître n'hésita pas, étant déjà habitué à l'infamie,à se faire en 1618, le meurlrier.de son oncle, Amar ou

El-K'adhi ?

La famille était atteinte de décrépitude ; sa déchéan-

ce morale pourrait seule expliquer la conduite si lâche

et si peu honorable cle son rejeton. Sans prestige ni

ressources, la plupart de ses membres se voyaient ré-

duits à vivre d'expédients plus ou moins propres.

La fortune des Bel-K'adhi commençait donc à être

fortement ébranlée, tant auprès des montagnards

qu'auprès des étrangers. Dans l'affaire d'AzelToiïn le

rôle joué par un des leurs, finalement, connu et appré-cié clans tous ses détails par l'opinion publique, n'était

guère à leur avanlage; le mobile cle celle lâche et per-

fide conduite avec le père Mathieu, dévoilé et com-

menté, ne put certes que les avilir.

[ Aussi, méprisés par les uns et délestés par les au-

f très, nous voyons les Aïth-El-K'adhi déchus, finir leurs

! derniers jours, en attendant le châtiment final, dans

; la honte et l'humiliation.I.

***

La réaction des montagnards contre le régime cor-

rompu, décadant des Bel-K'adhi, fut donc le point cle

départ du grand mouvement social qui, pendant près

Page 237: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 213 —

d'un siècle, allait bouleverser toute la Kabylie. Déjà.,les Zouaoua, reprenant leur liberté d'action en reti-

rant leur protection et leur confiance aux Bel-K'adhi,

commençaient à s'agiter. Blessée dans sa dignité et sa

probité, la vieille Kabylie ne voulait plus se laisser

conduire par des gens indignes de sa confiance et per-mettre d'engager sa responsabilité sans compromettreson honneur. Koukou méprisé et détesté par le peu-

ple et ses dirigeants ne pouvait dès lors vivre plus

longtemps et sa destruction s'annonçait bien proche.

L'influence des princes de Koukou déclinait chaque

jour ; le ferment cle haine que leur tyrannie avait fait

naître dans toutes les tribus, soumises à leur pouvoirincitait celles-ci, pour activer leur libération, à la

désobéissance et à la révolte.

Dans ce mécontentement général, le Djurdjura ne

manqua pas d'accuser les Bel-K'adhi d'avoir favorisé

l'introduction dans son sein des influences étrangères

particulièrement nuisibles à la bonne entente des tri-

bus : celles entre autres, des intrigues dissolvantes

des agents de la police turque dont les moeurs sociales

et administratives ne pouvaient, en effet, que semer la

division et l'anarchie parmi les montagnards.

La Kabylie intelligente, ayant conscience de ses in-

térêts moraux et de sa situation politique et maté-

rielle, était avertie sur le genre de danger qui la me-

naçait ; elle sentait bien que si elle ne réagissait pas

contre le mal intérieur qui la rongeait, sa perte était

irrémédiable. Si, réellement elle voulait conserver in-

tactes ses moeurs, ses traditions et son indépendance,

elle devait, sans tarder, unir ses forces et organiserses moyens de défense. Affaiblie par. l'anarchie, la

Kabylie menacée .ne pouvait retrouver et assurer sa

sécurité que par la discipline et l'entente.

Page 238: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

—.214 —

La dernière tentative des Tuijcs sur Djemâa-Saha-

ridj était un exemple récent et saisissant pour rappe-ler aux Zouaoua que leurs libertés séculaires étaient

fortement menacées et que pour les conserver intac-

tes, il fallait, réagir contre tout, système de corruption

et cle division introduit dans leurs tribus et leurs

« djemâas ».

Devant ce péril national, nous voyons, dès le XVII"

siècle, les montagnards sous la direction morale de

leurs marabouts, se ressaisir pour se soumettre à une

discipline nécessaire et indispensable à la vigueur de

leurs confédérations. Réveillés cle leur torpeur parleurs marabouts, ceux-ci les poussèrent, à essayer de!

s'organiser et de s'armer contre les Turcs et leurs aco-i

lyles les Bel-K'adhi. Dans ce réveil qui va leur per-

mettre d'assainir leurs moeurs politiques et de recon-

quérir leur indépendance, les montagnards, conseillés

et guidés par les marabouts, finiront par comprendre

que la cohésion et l'entente entre eux sera la seule et

unique condition cle leur salut. Le rétablissement de

la paix et de l'union entre les tribus sera donc la tâche

à laquelle les dignes et vénérables marabouts ne man-

queront pas cle consacrer tous leurs efforts.

Cependant la division semée par les Bel-K'adhi était

tellement profonde que cette entente ne put se réaliser

de sitôt. Les tribus du Ilaut-Sebàou qui eurent particu-lièrement beaucoup' à lutter contre l'oppression de

l'autorité des Bel-K'adhi, ne purent se dégager assez

vite des fluctuations cle la politique locale où les sei-

gneurs de Koukou jouaient le principal rôle. Par la cor-

ruption ou par les intrigues, souvent les deux à la

fois, ceux-ci ranimant la haine des clans divisaient les

familles, brisaient la cohésion des « toufiq » et agi-taient les djemâas.

Page 239: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 215 —

Dans cette oeuvre néfaste, leur but consistait à se-

mer lé""désaccord et à maintenir la mésentente dans les

tribus où des agents soudoyés par eux cultivaient l'es-

prit de çof, vieille plaie cle la Kabylie.

Vrais suppôts des Turcs, il leur arrivait, pour im-

poser leur hégémonie, aidés par les Janissaires et parleurs propres partisans, cle tenter cle subjuguer par

les armes quelques tribus récalcitrantes. Le concours

des pachas d'Alger, en pareille circonstance, ne leur

était naturellement pas accordé avec désintéresse-

ment. Etendre leur domination sur la Kabylie était évi-

demment le principal but de leurs sacrifices et cle leurs

interventions.

Dès 1618, nous voyons que l'appui des Turcs fut

d'abord réservé au « jeune fils » d'Amar ou El-K'adhi,

qui eut a lutter contre un cle ses oncles pour essayer

de rentrer en possession des biens laissés par son père

défunt.

Cette question cle règlement d'héritage fut un.

beau prétexte pour justifier leur intervention clans les

affaires kabyles où par leurs conseils pernicieux le

poignard devint le meilleur argument, de la justice et

du droit. Le prétendant et héritier, soutenu par les

Turcs, parvint après avoir assassiné son oncle (1), à

(1) Malgré nos recherches, nous n'avons pu arriver à connaîtreexactement le nom de ce neveu assassin, ni celui de l'oncle tué. Ilest regrettable que les noms propres des fils ou neveux de cettefamille, qui prennent la succession de leurs pères ou oncles, nesoient pas toujours clairement mentionnés par les chroniques ; car,outre l'arbre généalogique des Bel-K'adhi qu'il aurait' Clé alorsfacile de reconstituer, on aurait eu, par une désignation claire, uneliste complète des principaux personnages qui ont régné à Koukou.De cette façon on aurait rendu tout équivoque et confusion impos-sibles dans la venue successive des princes de Koiikou siir lesquelsnous n'avons que de vagues renseignements.

Notons que le fils d'Amar était à la mort de son père à Alg^r.L'oncle qui avait usurpé le pouvoir, était sans doute, cet Abd-

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- 216 —

s'emparer au pouvoir et à rétablir quelques relations

avec Alger. Mais, quelque temps après, une ruptures'étant produite entre celui-ci et ses protecteurs, la

Kabylie recommença ses agitations contre les Turcs.

En 1624-, le pacha nommé Khosrou (?) à la tête d'une

colonne attaqua la Kabylie où il pénétra, dit-on, jus-

que dans le Haut-Sebaou. Brisant toutes les résistan-

ces, sa victoire fut complète et ce succès lui aurait per-mis de s'emparer même de Koukou, résidence des Aïlh

ou El-K'adhi (2).

Ce résultat ainsi obtenu nous paraît si extraordinai-

re que cette expédition turque, parvenue au coeur

même du Djurdjura, nous laisse un peu sceptique.Mais le fait, étant mentionné par les chroniqueurs,nous ne pouvons mieux faire que cle rappeler le châti-

ment infligé aux Bel-K'adhi dans leur nid d'aigle.

Nous n'avons aucun renseignement précis sur cette

campagne, mais nous estimons que si sa réussite mi-

raculeuse est telle que mous la présentent les chroni-

ques, elle n'a pu se réaliser sans la complicité ou l'as-

sentiment des grandes et puissantes tribus situées en

amont de Tizi-Ouzou, sur les deux rives du Haut-Se-

baou.

Sans parler de la terrible leçon infligée, en 1601,aux colonnes turques qui s'étaient imprudemmentaventurées dans la vallée du moyen Sebaou jusqu'à

Allah compromis dans l'Affaire d'Azeffoun.Le Bel-K'adhi «Algé-rois », fils d'Amar ou El-K'adhi, semble le dernier rejeton de lafamille dans la descendance directe des Bel-K'adhi. Après lui,l'exercice du pouvoir en Kabylie paraît passer entre les mainsd'une autre branche, celle de «Tunis», sur laquelle nous n'avons,d'ailleurs également rien dé précis.

(Voir sur notre chapitre intitulé : Avènementet Puissance desBel-K'adhi).

(2) Mercier, «Histoire de l'Afrique Septentrionale», tome III,page208.

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— 217 -=

Djema'a-Sahridj, nous estimons que Kouhoû, situé

encore plus en amont et sur un piton inaccessible, de-

venait plus inabordable à cause des nombreuses tri-

bus qu'il fallait traverser pour y arriver. .

Dans leur attaque, la manoeuvre des colonnes tur-

ques ne put certes se faire sans toucher aux Aïth-

Khelili, Aïth-"Yahia, Aïth-Bouchaïeb, Aï'th-Itsourer', II-

loulen et aux Aïth-Idjer au milieu desquels se trouvait

la forteresse de Koukou. Empiéter de gré ou de force

sur les territoires de ces différentes tribus, c'est sup-

poser gratuitement que les Zouaoua avaient purementet simplement déposé les armes devant le pacha d'Al-

ger.

Cependant si les Turcs ont atteint leur but cle châti-

ment contre Bel-K'adhi, c'est que des circonstances ex-

ceptionnelles ont cfû leur être plus favorables. La Ka-

bylie a dû vouloir et encourager leur entreprise.

Mais alors que dire de l'abstention'de toutes ces tri-

bus dans celte affaire ? Leur non intervention dans cet-

te grave affaire n'indique-t-elle pas suffisamment queles Bel-K'adhi, sciemment livrés à la vengeance des

Turcs, ne jouissaient plus de leur estime ?

Honnis et. méprisés par leurs compatriotes, les Bel-

K'adhi vont être dès celle époque les jouets des Turcs.1 Sans se faire trop d'illusion sur les sentiments queles montagnards professent à leur égard, les seigneursde Koukou tels qu'ils nous paraissent, résistent à

tous les malheurs et se cramponnent au pouvoir ; ils

essayent malgré tout, de maintenir sous leur autorité

quelques tribus encore trop faibles pour secouer leur

joug.

Pour se faire maintenir par les Turcs comme, repré-

sentants officiels des Zouaoua, désormais, ils accepte-

ront toutes les compromissions, toutes les bassesses

Page 242: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

-218^-

qui leur seront dictées ou demandées par Alger. Aveu-

glés par les ambitions du pouvoir qu'ils sentent chaque

jour leur échapper des mains, détestés de leurs com-

patriotes et méprisés des Turcs, nous les voyons ré-

duits à jouer le rôle de vulgaires agents des Pachas

avec lesquels pour être sûrs de leur appui, ils cher-

chent déjà à établir toutes sortes d'alliances.

Acceptant les avances des orgueilleux et ambi-

tieux Bel-K'adhi, le Pacha nommé Ali-Bilchinine, un

renégat d'origine italienne et le plus riche des raies,

devenu alors chef du gouvernement, encouragea cette

politique ; loin de mépriser l'occasion qui lui était of-

ferte de rétablir quelques relations amicales avec les

Zouaoua, il employa clans ce sens lotis ses efforts, quifinalement aboutirent à la conclusion d'un traité de

paix avec le Djurdjura. Le Pacha Ali-Bilchinine, se

rappelant sans doute qu'Alger ne pouvait vivre sans

les Zouaoua, fit tout ce qu'il put pour consolider et

rendre durable une paix aussi précieuse pour sa capi-tale. S'inspirant des leçons du passé, il se souvint

qu'Alger ne vécut pas de meilleurs moments que ceux

de l'époque de H'as san Khaïr-Eddin ; et, voulant sans

doute suivre la politique cle collaboration et cle sympa-thie adoptée par son illustre prédécesseur avec les

Zouaoua, il chercha par des liens plus solides à s'as-

surer l'amitié de ces derniers. Dans ce but, à la suite

des pourparlers engagés par ses conseillers intimes,il demanda et obtint la main de la fille du roi de Kou-

kou. (1)

(1) Nous avons déjà vu que deux mariages politiques dans legenre de celui qui se contracte ici ont lieu avec H'assan-Agha,fils de Khaïr-Eddin et avec le nommé Aoiddj-Ali. Toutes les prin-cesses de Koukou, mariées à ces différents personnages turcs, ontlaissé des enfants. Ces Kourour'lis n'ont-ils pas eu des démêlésavec leurs onclesou cousins de Koukou ou d'Aourir ? —

Quoique

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— 219 —

Pour les Turcs bien avisés, ce mariage était une

bonne aubaine pour l'extension de leur influence en

Kabylie.

Exploitant évidemment tous les avantages de cette

double alliance, leurs efforts tendront, dès lors, et parfous les moyens, à asseoir leur autorité tout au moins

sur quelques points cle la basse Kabylie. Pour com-

mencer, ils chercheront par une politique d'infiltration

à s'implanter dans la vallée du Sebaou. De là, soute-

nus par les Bel-K'adhi, ils vont essayer d'étendre leur

influence vers l'Est, sur les tribus maritimes du Djur-

djura. ; les territoires du littoral et des vallées du Se-

baou et cle rOued-Saliel conquis, leur projet fendra à

établir à. travers la Kabylie une nouvelle voie de com-

munication directe entre Bougie et Alger en passant

par Tizi-Ouzou.

Dès 1638, suivant le chemin déjà existant, clés pos-tes de relais qui devinrent plus lard des centres cle co-

lonies militaires, furent créés clans les vallées des Is-

ser et du Sebaou. Mais des postes, souvent isolés et

sans moyens de défense suffisants, étant trop avancés

et isolés dans le pays kabyle, n'offrirent d'autre inté-

rêt, ainsi que nous le verrons, que leur impuissance ;en fait cle sécurité et cle protection, les passants n'au-

ront que celles que voudraient bien leur accorder les

montagnards ; les voyageurs étrangers quels qu'ilsfussent qui chercheraient à traverser l'es régions soit

disant soumises à l'action turque n'y parviendraient

l'affirmative soit la seule réponse possible à la question, le voilequi couvre le piton de ïhamgout', pic autour duquel pivote l'his-toire des Bel-K'adhi, nous empêche de répondre plus nettementen y apportant quelqueséclaircissementsà la question si ténébreusedu règne des Bel-K'adhi, surtout à celle des «Tunisiens» et deleur orageux séjour en Kabylie.

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— 220 —

pas sans 1' « anaïa » des Kabyles. Avec le respect dû

à leurs libertés les montagnards ne transigeaient guè-

re ; maîtres d'eux-mêmes, ils ne pouvaient admettre

une profanation quelconque du sol de leur pays.

D'ailleurs, ainsi que nous l'avons dit, ceux-ci repre-

nant leur indépendance traditionnelle, et décidés à ne

tolérer aucun empiétement de quelque nature qu'il

soit sur les territoires de leurs tribus, s'apprêtent à

opposer la plus grande résistance à toute ingérence

étrangère, non seulement dans l'administration de

leurs tribus, mais aussi et surtout, dans les affaires

intérieures de leurs cités. Devant cet esprit nouveau

d'émancipation qui animait toute la Kabylie clans son

élan d'indépendance, les projets de domination des

Turcs n'avaient donc guère quelques chances cle

réussir.

\ Nous sommes à une époque pendant laquelle les

Zouaoua fixés sur la conduite équivoque des seigneurscle Koukou, décidèrent cle rompre toutes relations avec

ces derniers, obligés par la suite de regagner leur tribu

d'origine, c'est-à-dire les Aïth-R'oubri.

La fortune des Bel-K'adhi, chassés de Koukou, sans

cloute refoulés par les Aïlh-Yahia, les Aïlh-Itsourer' et

les Aïth-Bouchaïeb, commença, dès lors, à être forte-

ment ébranlée. Sans prestige ni autorité, divisés parles intérêts matériels, ses membres allaient bientôt

s'entre-tuer pour le partage du maigre patrimoinelaissé par les ancêtres.

Repassant sur la rive droite du Sebaou, ils furent

donc obligés cle rentrer clans leur tribu d'origine, où

les Aïth-R'oubri leurs compatriotes ne purent mieux

faire que de les recevoir et de continuer à. les soutenir.

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— 221 —

Ce retour forcé vers Aourir où se trouvait la rési-

dence effective de la famille, semble avoir été la cause

principale du désaccord qui régna parmi les derniers

descendants de la famille. Devant une ration, de jouren jour réduite, les loups ne pouvaient, en se la dispu-

tant, que se déchirer et s'entre-tuer. L'usurpation de

pouvoir et d'héritage fut certes le point initial de leurs

démêlés avec leurs parents de Tunis.

C'est vers cette époque que les chroniqueurs de

Koukou placent, en effet, l'arrivée en Kabylie d'un Bel-

K'adhi surnommé « Athounsi », qui se serait installé

à Aourir des Aïth-R'oubri.

L'existence de ce personnage paraissait, indéniable,il reste cependant une question difficile à élucider, à

savoir si réellement cet « Athounsi » était un neveu ou

un fils d'Amar ou El-K'adhi, mort assassiné en 1618.

La succession, comme nouveau chef de famille, aux

lieu et place du défunt a dû sûrement provoquer de la

discorde entre les différents héritiers, oncles, fils,

neveux et cousins du disparu.

D'autre part, nous avons vu précédemment que vers

1623-1624 un fils d'Amar ou El-Khadi, soutenu par les

Turcs d'Alger, fut, après s'être débarrassé de son

oncle, remis sur le trône de Koukou (1). L'épithète de

« Tunisien » ne pouvait donc s'appliquer à. ce dernier

prince que l'on pourrait, à cause de son séjour h Alger,

5)urnommer 1' « Algérois » et non le « Tunisien » comme

le croient certains auteurs qui le confondent avec un

autre Bel-K'adhi venu de Tunis.

Il est certain que l'épithète de « Tunisien » ne pour-

rait être appliqué qu'au second fils d'Amar ou El-

K'adhi, fils %posthume, exilé avec sa mère à. Tunis.

(1) Mercier, «Histoire de l'Afrique Septentrionale», tome III,page 208.

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— 222 -

Mais le « Tunisien », revenu en 1633, en Kabylie,c'est-à-dire sept ans après l'avènement de son frère

aîné, venait-il pour réclamer à ce dernier la part d'hé-

ritage qui lui revenait, ou venait-il revendiquer contre

des oncles, des neveux ou des cousins son droit de

succession au pouvoir ?

Le seul. souvenir transmis par la tradition est quel'arrivée du « Tunisien » fut le signal de luttes achar-

nées livrées depuis entre les Bel-K'hadi de Kabylie et

ceux de Tunis qui, avant la fin du XVIIe siècle, finirent

par avoir gain de cause et s'installer en Kabylie pour

jouir des titres et biens de leurs ancêtres. En dehors

de ces vagues renseignements on ne trouve plus rien

sur les motifs réels qui mirent aux prises les membres

d'une même famille.

Il y a là un point d'histoire locale difficile à élucider.

Malgré nos efforts tendant à obtenir quelques éclair-

cissements sur cette dernière période de la vie des Bel-

K'adhi, nous n'avons abouti à aucun résultat satisfai-

sant, car la vérité historique veut, on le sait, autre

chose que les arguments et les faits souvent amplifiésde la tradition.

Puisque nous sommes dans le domaine de la légende,voici sur ce chapitre spécial, ce que dit M. Mercier,

qui rapporte, en résumé dans son « Histoire de l'Afri-

que Septentrionale », tout ce qui a été dit et écrit sur

la Kabylie.

ceVers 1633, un fils -posthume de cet Àmar (ou Amor),« roi de Koukou, dont nous avons relaté l'assassinat,« arriva dès régions de l'Est où sa mère exilée l'avait« mis au monde. Il se nommait Ahmed-Thounsi (1) et

(1) Il y a un Ah'med Tonnsi qui selon l'opinion générale neserait pas de la famille des Bel-K'adlû, mais un simple partisan,des Bei-K'adhitunisiens. A cepropos il convientdéfaire remarquerque celui-ci ne doit pas être confonduavec le Fils des Bel-K'adhi

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— 223 —

« était appuyé par un groupe de partisans. Il parvint,« selon la tradition, à reconquérir la puissance, mais

« renonça à la résidence de Koukou pour s'établir a

« Aourir, chez les Beni-R'oubri. Cette famille ne tarda

« pas à se fractionner et on désigna généralement ses

v<membres sous le nom d'Aoulad-bou-Khottouche. Un

« de leurs groupes, établi clans la région d'Akbou et

« qui émigra plus tard en partie à Batna, a conservé

<f le vocable traditionnel de Ben El K'adhi jusqu'à nos

« jours. Tels sont les renseignements que les souve-

« nirs, conservés sur place, fournissent. » (2).

11 y a là tous les principaux éléments qui ont servi

à la légende pour édifier l'histoire de l'héroïne de

Thambout', histoire qui ne nous paraît qu'une ampli-

fication du thème relatif à l'épisode tragique de la

veuve du cadi Abou El A'bbas.

appelé également Tounsi. Toute la confusionest dans ce vocable«Tunisien»; c'est qu'Aourir a vu, en effet, au moins deux «Tu-nisiens» d'époques différentes, autrement dit, deux Bel-K'adhiarrivés de Tunis : 1°Ah'med 1erarrière petit-filsdu cadi El-R'obri-ni, assassiné à Bougie au XIVesiècle ; 2»Ah'med Tounsi surnom-mé Ahou-Khthouch,-qui serait un des fils d'Amar ou El-K'adhi,mort assassine en 1618.

Le premier contemporain de Barberousse, vivait au XVI0 siècle»tandis que le second était du XVIIesiècle. D'autre part, selon lesdires de la tradition rapportée par Mercier, nous sommes égale-ment en présence de deux mires de situation identique, puisquetoutes deux furent obligéesde fuir avec leur enfant vers Tunis, lapremière de Bougie, et la seconde de Thamgout. Avec le temps, lesouvenir de la première mère se confondant avec celui de laseconde, la légende locale ne parle plus que d'une mère, celle quiadonné naissance au dernier «Thouiïsi», le surnommé Sidi-Ah-med Abou-Khthouch dont quelques descendants sont encorevivants à Djema'a-Sahridj.

(2) Mercier, «Histoire de l'Afrique Septentrionale», tome III,page 234 avec toutes les références relatives aux Aïtll-Bou-Oukh-thouch, dont les descendants se . trouvent encore à Souama',Djema'a-Sahridj et à Aourir des Aïth-B'oubri en Kabylie.

(Voiraussi notre mémoire intitulé «Nouveauxdocumentsarchéo-logiques», RevueAfricaine, 1ertrimestre 1911).

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— 224 —

D'autre part, si la version de M. Mercier nous donne

les Aïlh-Bou Klîetouch comme étant les derniers des-

cendants des Aïth-El-K'adhi, il existe une autre version

qui refuse à Sidi Ah'med « Athounsi », ancêtre des

Aïth-Boukhetouch tout lien de parenté avec les Bel-

K'adhi. Partisans ardents du Bel-K'adhi tunisien, les

Aïth-Boukhetouch n'ont pris le pouvoir qu'à, l'extinc-

tion, en Kabylie, de la famille Bel K'adhi, branche tuni-

sienne. Cette version est, de l'avis général, celle qui

se rapproche le plus de la vérité.

Pour en finir avec cette légende, nous persistons à

croire que les principaux événements retenus et trans-

. mis par la tradition remontent au X1V° siècle, à l'épo-

que des premiers princes H'afsides; et, que les ruines

d'Aourir et de Thamgout', attribuées en partie à

1' (( Athounsi » du XVII" siècle, nous paraissent, tant

par leur structure que par leur aspect, bien antérieu-

res à l'époque turque. Dans ce dernier cas, notre pre-mière version émise ci-dessus sur l'origine des Bel-

K'adhi descendants du Cadi « El-R'oubrini » resterait

seule vraisemblable.

Quant aux souvenirs confus transmis par la tradi-

tion, il convient de rappeler qu'ils concernent des évé-

nements qui se sont déroulés à différentes époquesavec plus de deux siècles d'intervalle, et que le paysnatal de l'ancêtre des Bel-K'adhi, ayant été Àïth-R'ou-

bri, c'est-à-dire Aourir, le village de Koukou situé sur

la rive gauche du Sebaou, n'a pu devenir la Métropoledes Bel-K'adhi que par tolérance et esprit de protec-tion et de solidarité, événement imposé aux tribus voi-

sines par les circonstances de la politique du jour.

Après un siècle de célébrité, Koukou, repris par ses

premiers maîtres les Zouaoura ,tombera dans l'oubli et

ne conservera de sa gloire et de sa splendeur qu'un

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— 225 —

vague souvenir, dans la mémoire du peuple kabyle qui,

ignorant tout de son histoire, pourrait se croire le

peuple le plus heureux.

Avant d'en finir avec la famille des Bel K'adhi, qui

pendant plus d'un siècle, parvint, au milieu de l'indé-

pendance kabyle, à se créer un petit royaume, nous

nous demandons la raison pour laquelle l'esprit popu-

laire des montagnards n'a conservé qu'un vague sou-

venir d'une époque aussi' tourmentée. 11 semble, en

effet, extraordinaire qu'un régime aussi féodal qu'au-

tocratique, tel que nous le présente les chroniqueurs,

n'ait pas laissé plus de traces dans le pays démocra-

tique kabyle.

'Seul le fait d'avoir été soumis à un joug aussi tyran-

nique, le souvenir d'un régime aussi odieux aurait dû

suffire, ce nous semble, pour rester gravé à jamais

dans la mémoire des masses et être par la tradition

transmis de génération en génération. Notre étonne-

ment est d'autant plus grand que la tradition kabyle,d'ordinaire si vivace et si prolifique n'ait pas conservé

plus de précision sur des événements aussi impor-

tants. Bien plus, le rôle joué par Koukou, le nom même

de la famille qui l'avait rendu si célèbre durant près de

deux siècles, semblent être de nos jours complètement

ignorés de la plupart des Kabyles.

Quelques investigations, faites par nous sur place,

ne nous ont permis que de constater l'oubli général

dans lequel les Bel-K'adhi sont tombés. A part quel-

ques tribus riveraines du Haut-Sebaou, la célébrité que

les Aïth-El-K'adhi eurent pendant le XVI° et le XVII 0

siècle en Kabylie, s'est complètement effacée de la mé-

moire des montagnards.

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— 226 —

De nos jours la masse des Zouaoua ignore l'origineet la noblesse guerrière de cette famille kabyle qui a

eu cependant avec les Turcs sa part de gloire dans

l'histoire d'Alger et de Bougie; quant à l'origine et à

la filiation des descendants, i! existe diverses opinions

qui se contredisent.

Dans la région de Koukou, aux Aïtli-Idjer et même

aux Aïlh-R'oubri, le personnage Abou-Oul;hthouch

(l'homme à la lance) y est représenté de nos jours com-

me un Khalifa des Aïth El K'adhi, guerrier vivant à

une époque relativement récente. Quant à « l'Athoun-

si », la légende populaire, particulièrement chez les

Aïlh-R'oubri et autres tribus de l'Akfadou, le consi-

dère, au contraire, comme un puissant monarque qui,avec ses forteresses .de Taingoul', d'Aourir et de

Moq'nia'a, a imposé à une époque déjà lointaine sa

domination à toute cette partie de la Kabylie. Avec

son pouvoir despotique, sa puissance ne semble avoir,

été contrariée par aucune opposition ni intérieure, ni

extérieure. C'est supposer, dans ce cas, que ce sei-

gneur vivait à une époque antérieure à celle de nos

« quatre marabouts », c'est-à-dire, avant le XVI0

siècle.

La crainte de son autorité était telle que ses nom-

breux troupeaux partant d'Iffir'a allaient, dit-on sans

gardien, pâturer en toute liberté jusqu'aux limites des

territoires des Aïth-Fraoussen et des Aïth-Irathen,sans que personne eût jamais osé les repousser ou les

contrarier dans.leur pâturage.

À Thamgout' où le seigneur avait son château-fort,

on montre encore le rocher du haut duquel les con-

damnés à mort étaient précipités dans le vide. La

frayeur que ce tyran répandait autour de lui ne tarda

pas à faire du massif de Thamgout' un lieu désert,

plein de terreur. Abandonnée par les habitants, la

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— 227 -

région autrefois riche et peuplée, se couvrit bientôt de

forêts impénétrables où seules les bêtes féroces trou-

vaient refuge et vivaient en paix.A travers cet épais manteau de verdure qui s'éten-

dait sur la vaste et large chaîne qui sépare Bougie du

Sebaou, nul n'osait s'y aventurer, car, avec le lion

et la panthère, le banditisme lit de ces régions, un

pays des plus dangereux et partant des moins hospita-liers.

Ce sont ces différentes versions, ce sont ces éléments

divers que la légende nous transmet, non sans confu-

sion, et qui nous font dire que le sultan d'origine tuni-

sienne de Thamgout' était d'une époque bien antérieu-

re au XVIIe siècle et peut-être au XVIe siècle.

Rappelons, à cet effet, que déjà du temps d'ibn-

Khaldoun, la Kabylie des Zouaoua « était un pays inac-

cessible et couvert de forêts impénétrables... »

Cependant, il n'est pas douteux qu'à une époque

donnée, sur ce pays riche et indépendant, ont vécu de

•nombreuses tribus que les guerres seules ont pu faire

disparaître. Pour ne citer qu'un exemple, les agitations

portées en Kabylie par les Abd-el-Ouadites de Tlemcen

pour la possession de Bougie et de Dellys ne purent

qu'y causer de grands désastres. Insoumise et indomp-

table, pour la châtier la Kabylie fut sans doute livrée

au pillage et au feu des colonnes volantes lancées con-

tre elle par les princes zianites.

Fuyant l'incendie des forêts et les ruines de la

guerre, des tribus entières furent disloquées et leurs

habitants dispersés. La région maritime, qui avait par-ticulièrement souffert de ces dévastations, ne se re-

constitua tant dans sa flore que dans sa population

que plus tard ; car, aidé par la nature, le Kabyle tena-

1G

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—^228—

ce dans ses efforts, résistant, à toutes les bourrasques,finit toujours par se retrouver d'aplomb sur sa barqueébranlée. La tempête calmée, il se refait et dans sa re-

naissance, il devient plus actif et plus vigoureux dans

les luttes de sa vie nouvelle ; grâce à l'expérience

acquise, le montagnard n'oublie pas de prendre tou-

tes les précautions nécessaires à sa sécurité. Ce sont

ces sentiments de sécurité qui ont poussé le Kabyle,

depuis des siècles tourmenté par des gueres, à faire de

ses villages de vrais nids d'aigles.

Une réorganisation générale des tribus,'qui se pro-

duisit vers le commencement du XVIIe siècle, ne se lit

certes pas sans efforts ni secousses. Mais la paix et la;

concorde instaurée parmi les tribus par le clergé ka-i

byie ne tardèrent pas à ramener le bien-être et la pros-;

péritô dans tout le Djurdjura, surtout dans la basse

Kabylie, seule région où les terres sont relativement

fertiles.

Nous verrons que grâce à l'intervention et la pro-tection des marabouts Sidi-Abd-Errah'man, Sidî-Alv

med-Ou-driss., Sidi-Mh'and-Ou-Malek et Sidi-Mançour,

la vie et la richesse renaîtront dans cette partie de la

Kabylie trop longtemps livrée à l'oppresion et la tyra-

nie des Bel-K'adhi ; la nature aidant, le pays désolé

par la guerre se repeuplera et ses nouveaux habitants

agglomérés unissant leurs efforts créeront de nouvel-

les cités et formeront cle nouvelles tribus.

Antérieurement à l'intervention maraboutique, il faut

dire que l'arrivée des Bel-K'adhi en Kabylie ne fut ce-

pendant pas toujours néfaste, malheureuse pour les

tribus Kabyles. Sous la direction des premiers Bel-

K'adhi, les Zouaoua qui eurent de belles heures cle gloi-

re parvinrent aussi à jouir cle tous les bienfaits d'une

bonne et heureuse administration.

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—[229 —

Ce fut ainsi que grâce à la concorde patriotique ins-

pirée et rétablie entre les tribus, nous voyons, sous

l'énergique et intelligente administration de Sidi-Ah-

med-Ou-El-K'adhi, la sécurité et la prospérité repa-

raître et régner dans les régions forestières de Tham-

gout' et du Djebel-Ezzan, parages jusqu'alors réputéscomme lieux mal famés.

Sous l'égide du Bel-K'adhi, l'ordre et la paix ré-

gnant, les anciennes cités se repeuplèrent; d'autres,

selon leurs intérêts et leurs aspirations purent se créer

et se reconstituer sur leurs anciens territoires. Des tri-

bus se reformèrent et s'organisèrent sur de nouvelles

bases. Pour assurer la défense de leur existence, les

faibles s'unirent aux fortes et dans ce bel esprit de fra-

ternité, les forts protégeant les faibles, dans une sécu-

rité parfaite, la paix régna. Le résultat de cet élan de

solidarité sociale, inspiré et encouragé par Bel-K'adhi,

assurant à tous la sécurité, ne tarda pas à ramener

l'ordre et la prospérité. Leurs territoires, renfermant

de beaux pâturages, l'élevage des troupeaux leur per-mit de vivre dans l'aisance et l'abondance.

Plus tard, lorsque ces tribus reconstituées clans leurs

éléments vitaux, se sentirent, ainsi que nous l'avons

déjà noté, assez de conscience et de force pour évoluer

et se développer avec leurs propres moyens, elles cher-

chèrent à s'émanciper et à revivre cle leur vie tradi-'

tionnelle, dans l'indépendance et la liberté.

C'est l'histoire de la tribu des Aïth-Djennad, quicomme celle des autres tribus, n'aboutit malgré ses re-

vers et ses souffrances qu'à l'émancipation, c'est-à-dire

:k la fin du régime d'oppression et de terreur exercé

sur elle par les derniers princes cle Tamgout' ou de

Koukou, celte tribu délivrée par Sidi-Mançour avait pudès lors vivre librement.

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— 230 —

Ici comme ailleurs, la tyranie ne pouvant mener qu'àla révolte, l'heure cie ia délivrance sonnée, le monta-

gnard se dégage du joug et reprend sa liberté.

Que celui-ci ait eu à faire à cet Athounsi, personna-

ge obscur, arrière petit-fils du « Cadi El-R'oubrini »

du XIVe siècle, ou encore à l'un de ses derniers reje-tons des Bel-K'adhi du XVIIe siècle, le phénomène de

résistance et de révolte, qui anime l'esprit Kabyle con-tre tout régime d'oppression, reste le même ; contre la

tyrannie, sa réaction est constante; mais ses goûts ver-

satiles l'empêchent souvent d'atteindre tous les bien-

faits de cette liberté qu'elle aime tant et pour laquelle

depuis des siècles il ne cesse de lutter r

C'est un caractère bizarre que celui du montagnard,

qui, capricieux et changeant, passe en effet son tempsà édifier et à démolir. Le manque de stabilité dans

son organisation, provient, sans doute, de son amour

excessif pour le régime démocratique.

Il est à reconnaître dans la nature du berbère quechez elle l'individu se plie mais ne se brise pas ; celle

souplesse extraordinaire explique sa résistance comme

elle explique aussi ses facultés d'assimilation el d'évo-

lution. Cet être paradoxal est comme un ressort quise replie et se délend à volonté. Si le respect de l'au-

torité impose au montagnard une discipline à laquelle,

malgré son tempérament de frondeur, il s'y soumet vo-

lontiers ; mais le moindre abus cle pouvoir deviendrait

pour lui un joug insupportable, car si l'injustice l'of-

fusque et le blesse, la tyrannie le révolte.

Admirateur sincère cle l'honneur et de la gloire, il

a, courageux et brave, l'enthousiasme de tous les hé-

roïsmes ; si pour l'honneur et la dignité il ne recule

devant aucun sacrifice, même celui de sa vie, il est

très sensible à la louange ; en revanche, l'humiliation

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— 331 —

et l'injure qu'il ne pardonne pas lui brisent le coeur ;

vindicatif, tous les moyens pour se venger lui parais-sent bons ; il est haineux et dans sa colère déchaînée,il se rend capable de tous les excès ; mais sa ven-

geance exercée et son amour-propre satisfait, il oublie

tout, et le passé reste pour lui lettre morte. L'histoire

de sa vie se résume à vivre au jour le jour sans trops'écarter des principes ancestraux transmis par la tra-

dition. Amoureux cle son terroir, il se déracine et se

dénaturalise difficilement.

Si l'adversaire terrassé et vaincu ne manifeste pasde velléités de le provoquer de nouveau, sa confiance

lui est acquise, car l'imprévoyant montagnard, griséde ses succès du jour, s'endort sur ses lauriers, et,dans son insouciance, oublie facilement les risques et

les dangers de la veille. En un mot, l'expérience du

passé clans les luttes de la vie n'est pour le kabyled'aucun profit. Au contraire, écartant cle sa mémoire

tout souvenir susceptible cle lui rappeler clans l'histoire

de sa vie son temps d'humiliation ou de tristesse, en-

terrant le passé et s'inquiétant à peine de l'avenir, le

Kabyle reprend par atavisme la vie traditionnelle de

ses pères. Instinctivement démocrate, il essaye, selon

ses goûts, cle s'organiser en conséquence.

Mais avec son état d'âme d'homme primitif, il ne

peut y avoir dans son genre de vie sociale de moyenterme ; excessif à l'extrême, du régime de liberté, il

passe facilement, s'il ne tombe pas clans l'anarchie, au

régime de l'autorité absolue ; mais dès que le poidsde ce dernier régime commence à peser sur ses épau-

les, il le secoue et le rejette loin, de lui ; dégagé de son

fardau, il se félicite d'en être débarrassé et d'avoir

ainsi reconquis toute sa liberté d'action.

En un mot, malgré cette instabilité de caractère plus

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— 232 —

apparente que réelle, sa vitalité soutenue par une cer-

taine souplesse cle caractère, lui donne plus de vigueuret plus cle résistance. Naturellement doué, avec ses

facultés d'assimilation remarquables, il s'adapte à

tous les milieux comme à foutes les circonstances,

sans toutefois rien perdre cle sa personnalité ; son

amour inné de la liberté, ses conceptions sur les droits

de l'homme et de la société, ses idées sur la solidarité,

sur la formation et sur l'organisation de la vie sociale,

tout cela explique en partie pourquoi le berbère a sur-

vécu à. tous les cataclysmes et résisté à tous les bou-

leversements des temps passés.

Dans l'histoire de la Berbèrie et depuis les temps les

plus reculés, nous ne trouvons, à. travers les mouve-

ments ou révolutions du passé qu'une série de res-

taurations successives du régime Berbère.

Pour ne parler que cle l'époque turque, il est à noter

que du jour où les Pachas tentèrent d'imposer leur

joug aux tribus soumises à leur influence, les Kabyles

se sentant menacés dans leurs libertés ne cessèrent

pas un seul instant cle protester et lutter contre le régi-

me autoritaire des Turcs, en partie maîtres des basses

régions de la Kabylie.

Pour se libérer d'une tyrannie à laquelle elles ne

pouvaient se faire, nous voyons les tribus s'unir et se

liguer contre l'envahisseur pour le combattre et le re-

jeter hors cle leurs territoires.

Dans ce mouvement de défense, les tribus animées

par leur esprit de solidarité se confédérèrent. La con-

fédération devint dès lors la barrière la plus sérieuse

opposée à l'extension du pouvoir turc. Mais l'indépen-

dance Kabyle étant moins bien outillée et surtout peu

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— 233 — " .

disciplinée, la résistance pour la tribu comme pour la

confédération fut souvent pénible et parfois peu effi-

cace.

Nombreuses étaient les tribus qui ne purent, malgrédes luttes acharnées, empêcher les Turcs de violer

leurs territoires.

Ces luttes durèrent parfois des dizaines d'années

consécutives. Des misères, des épidémies, des calami-

tés de toutes sortes, provoquées par ces longues pé-riodes d'agitation, amenait sans cloute plus d'une tribu

à déposer les armes et à s'incliner devant le conquérant.Mais aussitôt qu'un relâchement, une faiblesse quel-

conque de leurs adversaires se manifestait, les tribus,

qui paraissaient à jamais domptées et anéanties, re-

naissaient toujours de leurs cendres, et, comme par

miracle, elles se retrouvaient, comme auparavant, aus-

si actives qu'organisées ; toujours animées du vif désir

de s'affranchir et de reprendre leur liberté, sous le

couvert d'un prétexte quelconque, elles se révoltaient

contre le joug de leurs despotes. Loin d'être stériles,

leurs coups combinés et bien dirigés abattaient sou-

vent leurs ennemis.

Soutenues par le souffle de cette liberté qu'elles ai-

maient autant que leur vie , acceptant volontiers tous

les sacrifices et unissant tous leurs efforts pour fon-

dre sur l'ennemi commun, elles arrivaient souvent à re-

pousser et à abattre le pouvoir turc. Dès que l'intégri-té de leur sol était assurée, les tribus, rentrées en pos-session de leurs biens, reprenaient toute leur vigueur,

et, avec leur activité débordante, elles arrivaient sans

peine à réparer leurs brèches et à consolider leur li-

bération et assurer leur indépendance.Douées d'une force morale et physiologique remar-

quable, ces tribus libérées regagnaient vite le terrain

perdu ; bien plus, avec leur sève débordante, prolifi-

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- 234 —

que et active, il arrivait que les quelques éléments

étrangers introduits, et laissés clans le pays ne tar-

daient pas à être noyés ou absorbés. Cette vitalité,soutenue par la force de réaction de la cellule berbère

en général, est la raison pour laquelle, on ne trouve

aujourd'hui en Kabylie, quant aux caractères géné-raux du montagnard, que du Kabyle et rien que du

Kabyle.

Si au point de vue ethnographique notre assertion

reste contestable, la sociologie et la linguistique la

confirment hautement. Celte force d'absorption est telle

que tout ce qui tombe dans le creuset social du berbère

où l'esprit égalitaire et républicain nivèle tout et effa-

ce vite les équivoques et préjugés de naissance et

d'origine, finit par se fondre et s'adapter aux formes

et caractères du moule kabyle.

D'autre part, maintenant que l'on commence à être

mieux renseigné sur l'indigène de l'Afrique du Nord,

quel esprit, quelle mentalité trouvons-nous chez les

différents groupements berbères cle nos jours ? Malgré

l'apport cle l'élément étranger, qui a été considérable,

il ne semble guère que le sang et le caractère berbères

soient profondément affectés au point d'altérer les

traits et caractères généraux du type primitif.

Si le célèbre historien grec, Hérodote, ressuscitait

et examinait la. Kabylie, il retrouverait aisément dans

le Djurdjura avec les mêmes caractères tous les types

berbères entrevus par lui, il y a plus cle deux mille

ans, dans l'antique Libye. (1)

(1) Parmi les noms de Tribus Kabyles, nous trouvons Igoujdhal iet Tjcvnidhanenqui ne sont, sans doute, que Gélules et Garla- /manies signalés par les auteurs anciens, comme noms de certaines /

peuplades vivant dans les Hauts-Plateaux de la Tripolitaine.

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— 235 —

Le sel du sol africain ne peut être dénaturé; sorti de

son sein et nourri de sa sève, le berbère reste le produitnaturel et spontané du pays. D'après les résultats

donnés par les différentes expériences du passé, on

peut conclure que la Berbérie est vraiment peu pro-

pice au développement de l'exotisme.

Aussi, reprenant la boutade de Bugeaud sur l'assi-x

milalion indigène, pourrions-nous dire avec l'histoire

que :

ce Si, dans une chaudière, on avait mis successive-

ment une tête de Phénicien, une de Romain, une de

Vandale, une d'Arabe et une autre de Turc, avec une

tête de Berbère au milieu, toutes ces têtes auraient fini

par fondre et disparaître ; la dernière seule, sans dou-

te plus résistante et plus dure, serait restée intacte. »

Une force de résistance avec une faculté d'assimi-

lation extraordinaire, telle est, en effet, la caractéris-

tique de la race qu'aucune civilisation n'a pu amolir

et affaiblir dans ses caractères primordiaux. Cette

force morale et physiologique semble assurer au peu-

ple berbère qui en est animé, l'immortalité dans l'éter-

nité de ce monde, car comme on l'a dit : « Si la race

est peu résistante, elle est très persistante. » (1)

(1) Gaston Boissier : Afrique romaine.

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VIL « M pBYliIE

CORTRE' M BOWATHqt TURQUE

LES TENTATIVES'DELA COLONISATIONTURQUE

EN KABYLIE(ï65o-fS3o)-

SOMMAIRE

Dès le milieu du XVIIe siècle les Turcs sont à peu prèsmaîtres de la basse Kabylie : — Bordj-Menaïel, Bordj-Sébaou et Bouïra. — Le pouvoir des Gaïeds turcs et les

Confédérations. — Politique des Çofs : A'mraoua tribumakhzen et la réaction Kabyle.

Les Aïth-Bou-khthouch, derniers représentants des Aïth-El-K'adhi. — Création du poste de commandement de Tizi-

Ouzou.-^- Colonies nègres des A'bid-Chamlatet de Boghni.--

Expéditions et férocités du bey Moh'ammed dans le moyenSebaou, Sa mort et la débâcle des Turcs à Boghni (1755).

Soulèvement général contre l'autorité turque depuisBouïra jusqu'à Sètif. — Le Dey inquiet organise une.forte

expédition et après quelques succès chèrement payés ses

colonnes sont repou-ssêes et les montagnards se déversent

sur la Metidja et le Sali'el qu'ils livrèrent au pillage.Pendant ce temps, Alger perd chaque jour un peu deson prestige.

En 1763, un traité de paix fut signé avec l'Espagne. —

Libération et Arrivée à Alger d'esclaves musulmans

(1768-69). — Cet événement fut important pour la Ka-

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— 238 —

bylie. — Un point d'histoire sociologique : Origine de

l'éxhérédation de la femme kabyle. — Sens du mariageaux yeux du montagnard. — Le foyer base de la sociéténe peut être méprisé au profit de l'intérêt individuel. —

Famille et propriété. — Bouleversement général provoqué

par des guerres entre tribus. — Paix et nouvelle conven-tion relative à la transmission des biens. — Pierre sali-

que de Djema'a-Saliridj. — En 1775, la Kabylie semblevivre en bonne intelligence avec Alger. — Après avoir

participé à repousser une expédition espagnole contre

Alger, des Zoûaoua, rentrant chez eux, furent en coursde route molestés par des Turcs jaloux de leurs succès.

L'événement de 1769 oblige les tribus à se réorganisersous de nouvelles bases. — Alger dans l'anarchie fait desconcessions a l'indépendance kabyle. — Rôles de Ben-Kanoun et de Za'moum dans la vallée de l'Isser ou les

Flissa et les Turcs.— Intervention d'une nouvelle force en

faveur de l'Indépendance kabyle. Le mohaddem rah'ma-nia Bel-Ah'recli provoque l'insurrection et menace Gons-

tantine. — Massacre du Bey Osman et de sa colonne danslès montagnes des Béni-Fergan. — Succès réjouissantpour les montagnards des deux Kabylies. — Le mouve-ment de révolte contre le Gouvernement turc s'étend àtoute l'Algérie. — Les Molirani coupent la route desBiban et battent le bey de Médéah. — Intervention de

Vaglia O'mar qui rétablit un peu d'ordre dans la pro-vince de Gonstantine. — Construction du pont des Béni-Henni à jeter sur Pisser occupa PAgha O'mar qui n'osa

pour le moment s'attaquer aux Kabyles du Djurdjuradont les menaces devenaient de plus en plus graves pourl'autorité du Dey.

En 1816, le bombardement de lord Exmouth, obligeaTripoli, Tunis et Alger à s'humilier devant les puissancesd'Europe. — Soulèvement des Janissaires. Assassinat du

Dey O'mar agha et du bey de Gonstantine, tous deuxexécrés par leur tyrannie. — Ali-Khouâja chef du complots'empare du pouvoir et va s'installer à la Gasba avecune garde composée de 2-000 Zouaoua. — Des Turcsmécontents furent arrêtés et renvoyés en Orient. — Lesvilles et les casernes furent nettoyées de toutes les fem-mes de mauvaises moeurs. — Les amateurs d'immoralité

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essayèrent bien de s'insurger, mais le châtiment exem-plaire infligé aux agitateurs remit tout en ordre; Algerlivrée à l'anarchie touche à sa lin. — La famine et lapeste éprouvèrent péniblement les Algériens. Le Dey lui-même fut emporté par la terrible épidémie..

Le Klioudjel-El-KMl Houssaïn fut appelé à lui suc-céder. — La misère dans les provinces sévit atrocementet les tribus se soulèvent. — Le Maraboutisme s'agitedepuis l'Oraiiie jusqu'au Zab. — L'Europe exige le respectdes traités et menace de nouveau Alger. — Le nouveau

Dey tiraillé de tous les côtés n'échappe au couteau desmécontents qu'en s'en fermant sous la garde de ses Zou-aoua dans la Casba d'où par des ordres des plusénergiques, il arriva à rétablir un peu d'ordre aussi biendans l'administration centrale que dans le gouvernementdes provinces.

Dans le chapitre précédent, notre étude s'est parti-culièrement attachée, à propos cle l'intervention effec-

tive du maraboutisme dans la société kabyle, à déga-

ger et délinir le génie et le caractère de la vie sociale

du montagnard.

Nous allons, dans le présent chapitre, pour mieux

étayer notre argumentation par des faits, essayer de

dégager des maigres renseignements historiques que

nous possédons sur la fin de la période des Bel-K'adhi,

les principaux événements politiques ou militaires à

la suite desquels la Kabylie acheva de se libérer du

joug des derniers seigneurs de Koukou ; tout en réa-

gissant contre l'oppression des Bel-K'adhi, celle-ci pen-sa avec juste raison que la concorde et la paix dans

son sein étaient son seul et unique moyen de salut, et

que selon la politique d'entente et d'union préconisée

par ses marabouts, toutes ses tribus, faisant trêve de

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— 240 —

leurs querelles intestines, devaient s'unir pour com-

battre et repousser l'ennemi commun, le Turc.

Celui-ci, dont l'organisme vital est gravement at-

teint par tous les maux de l'anarchie, ne peut espérerconserver plus longtemps toutes ses forces. Les crises

chroniques auxquelles il est assujetti ne peuvent que

détraquer son corps si fragile. D'ailleurs, ces cuises

elles-mêmes ne sont que les indices de faiblesse et

d'impuissance dans sa machine organique ; usé, sans

force, ni vigueur, sa chute est fatalement inévitable.

Ce diagnostic établi et prononcé par « le vieux Ua-

kouch berbère » n'a pu, avec l'espoir d'une prochaine

libération, que réjouir la Kabylie, dont les tribus, ses

filles, commençaient à se plaindre amèrement de leur

promiscuité avec un voisin aussi taré que honni. Mais

celui-ci, réfusant de s'éloigner, persiste dans ses im-

portunilés et veut s'imposer même par la force.

La Kabylie encore affaiblie par ses querelles de fa-

mille, ses moyens actuels ne lui permettent pas d'enga-

ger ouvertement la lutte. Profitant de cette situation,le Turc, loin de lâcher prise, cherche par tous les

moyens à conserver la position acquise.

De la querelle ainsi engagée, depuis plus d'un siècle,

qu'en est-il résulté ? La Kabylie épuisée, trahie parses tyranneaux locaux, va-t-elle déposer les armes et.

se livrer impuissante au joug de la domination turque ?

L'histoire nous répond que l'énergie kabyle, loin d'être

brisée va se réveiller, et par une réaction raisonnée

et méthodique, le montagnard saura bientôt reprendreses droits et ses libertés. La main mise par l'ennemi

sur les riches terres de ses vallées n'est qu'un acci-

dent passager que sauront réparer, avec le temps, son

activité et sa persévérance dans la lutte. :;

La jouissance de la vallée du Sebaou, dès le milieu

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— 241 —

du XVIIe siècle, fut âprement disputée à la Kabylie

par les deys d'Alger. Avec les postes avancés de Tizi-

Uuzou et de Boghni, la caïdal du Sebaou, prenant cha-

que jour de l'extension, devenait certes une menace

réelle pour les tribus dont les territoires touchaient à

la vallée v Ce voisinage était pour elles un réel danger.

Cependant le Djurdjura, malgré ses désordres inté-

rieurs, continua la lutté et résista de son mieux ; tou-

tefois l'ingérance turque dans les affaires du pays l'in-

quiétait plus que tout le reste. Cette immixtion des

Turcs dans la vie sociale et politique des tribus deve-

nant plus qu'évidente, l'indépendance kabyle risquait

de perdre toute sa liberté d'action jusque dans l'orga-

nisation et l'administration de ses villages.

Mais bientôt, débarrassées de l'étreinte des seigneurs

de Koukou, les tribus reconstituées se liguèrent et'for-

mèrent dès oonfédéra lions assez puissantes, pour résis-

ter et lutter contre l'empiétement des envahisseurs

dont le cercle d'investissement autour du Djurdjurase resserrait cle plus en plus.

La zone la plus menacée, dès cette époque, était

naturellement la vallée du Sebaou, renforcée du côté

de l'Ouest par celle des Isser. Ces deux points déjà

occupés par les Turcs, mettaient les Kabyles dans la

nécessité de se confiner dans leurs montagnes el de

veiller nuit et jour à la sécurité de leurs troupeaux et

à la conservation de leurs récoltes que d'incessantes

incursions turques menaçaient de leur ravir.

Cet état de choses ne pouvait pas durer indéfini-

ment. Pour sortir d'une situation aussi inquiétante

que gênante, les montagnards déclarèrent ouverte-

ment la guerre aux Turcs. La lutte fut longue et sans

répit, car le Kabyle ne voulait déposer les armes qu'àla libération complète de son territoire.

Page 266: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 242 —

Dans cette guerre de surprise et d'usure que les

confédérations, les tribus livraient aux Turcs, la vic-

toire restait souvent aux montagnards, à tel point quevers la fin du XVIII 0

siècle, le caïd turc du Bordj-Se-baou se vit, maintes fois, obligé de renoncer à l'admi-

nistration des tribus soumises à sa juridiction.Des oppositions manifestes de la part des influen-

ces locales rendaient la situation du caïd des plus déli-

cates. Si parfois il essayait, pour faire acte d'autorité,la manière forte, il n'arrivait, avec ses sévérités et ses

menaces, qu'à provoquer un mécontentement généraldont les effets se manifestaient parfois jusque dans

son poste cle commandement.

Sans prestige ni force, sentant son entourage et les

Mekhaznia de garde des plus hostiles, il ne lui restait,

pour sauver sa tête et garder le commandement, quela perspective de se mettre du côté des plus forts quiétaient précisément les récalcitrants et mécontents de

son administration. Manoeuvre voulue ou forcée, le dé-

lit devenait un aveu de faiblesse ou de complicité. Cette

défection ou abdication finalement acceptée et recon-

nue de tout le monde, se traduisait devant l'opinion

publique comme un échec des plus humiliants pourl'autorité et le prestige turcs.

Cependant, le pauvre représentant turc pouvait-il

faire autrement ? Livré à ses propres moyens de dé-

fense, isolé et presque sans communication avec l'ad-

ministration centrale, le fonctionnaire des postes avan-

cés de l'intérieur se trouvait impuissant à réagir con-

tre le flot débordant des tribus; devant une pressionaussi forte que constante, la digue turque ne pouvait

résister.

En Kabylie, malgré ces colonies-makhzen instituées

dans la vallée de Tisser, à Bordj-Ménaïel et à Bouïra,

et dans celle du Bas-Sebaou, à Bordj-Sebaou, à Tizi-

Page 267: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 243 —

Ouzou et à Boghni (1), l'influence du pouvoir turc se

trouva dès lors nettement arrêtée par cette. offensive

kabyle.

A la suite de cette"réaction effectivement constante,

il arrivait que les éléments étrangers, introduits en

Kabylie pour soutenir la cause turque, ne pouvaient

s'empêcher de subir eux-mêmes l'ambiance du mi-

lieu, attirés et entraînés par le courant kabyle. Ce

fut ainsi que des défections dans ce sens se manifes-

tèrent un peu partout. Déjà une bonne partie des

A'mraoua, arabes ou berbères, proclamant son affran-

chissement et se mettant ouvertement du côté des Kaby-

les, passa dans le clan des Mih-ou-K'aci (2) qui com-

prenaient dans leur çof les Aïlh-Djennad et les Aï'th-

Ouaguenoun, alors alliés des Àïth-Irathen et dés Aïth-

Fraoussen.

La défense du Djurdjura reconstituée sur cle nou-

velles bases, l'entente et l'union entre confédérations

devenaient une force morale des plus réconfortantes

pour les tribus menacées par la politique dissolvante

des Turcs. Bien plus, les quelques succès locaux obte-

nus par l'opposition kabyle furent de sérieux symptô-

mes pour la délivrance prochaine du pays ; dès lors,

la domination turque ne pouvait espérer résister plus

longtemps. Les effets cle la réaction kabyle devenant

donc indéniables, c'est l'annonce d'une fin prochaine

pour l'influence turque en Kabylie.

(1) Revue africaine n» 101, page 304 et suivantes : " Notes sutl'organisation des Turcs dans la Grande' Kabylie ", par Robin.

(2) Voir plus loin un chapitre spécial relatant le rôle ioué parcelte famille guerrière. Nous verrons comment les Aïtb-ou-K'aci,en se mettant à la tête, d'une partie des A'mraoua, arrivèrent sanspeine, à se déclarer indépendants et comment, par suite, d'unepolitique des plus habiles, ils s'opposèrent à l'infiltration de l'in-fluence turque dans le Haut-Sebaou.

17

Page 268: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 244 —

Dans moins d'un siècle de lutte, nous verrons cette

influence turque, qui a failli étouffer l'indépendance

kabyle, réduite à l'impuissance et complètement refou-

lée. La victoire finale assurée, la Kabylie sera bientôt

affranchie et pourra, dès lors, reprendre sa vie de

liberté complète et se préparer à faire face honorable-

ment aux derniers assauts qui seront lentes contre son

indépendance séculaire.

Mais ici une marque s'impose à nos réflexions : la

survivance de la société kabyle aura, une lois cle plus,démontré que la force de la liberté est. seule durable,

parce que, comme la vie qu'elle anime, elle est d'es-

sence naturelle et divine. Ainsi comprise, la liberté

devenant aussi sacrée que la vie, le montagnard, me-

nacé d'en être privé par l'hégémonie turque, va faire

appel à tous ses moyens d'action pour reconquérir ses

terres et faire respecter son indépendance, deux choses

sans lesquelles la vie ne serait, pour le montagnard

qu'un lourd fardeau.

Mais reprenons les faits et voyons, d'après les évé-

nements, ce que la domination turque essaya, dès le

,, XVD? siècle, de faire pour s'introduire et s'implanteren Kabylie. La période des grandes expéditions passée,il s'agissait maintenant pour elle d'asseoir son autorité

en pays kabyle et d'administrer les territoires conquis.

Depuis la chute des Bel-K'adhi, l'histoire semble se

désintéresser du pays Zouaoua ; les quelques rensei-

gnements qu'elle nous en donne sont souvent vagueset paraissent n'établir aucun enchaînement dans l'ordre

des événements auxquels ils se rapportent. Malgré cette

absence de documents, nous croyons, avec les quelques

faits enregistrés par les chroniqueurs, pouvoir déga-

ger des principaux événements connus la force cl'éner-

Page 269: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 245 —

gie que la Kabylie déploya pour résister à l'emprise

turque ; nous pensons, en effet, que, deux siècles du-

rant (de 1630 à 1830), les Turcs ne ménagèrent aucun

de leurs efforts pour essayer d'imposer, même avec

la force, leur autorité aux montagnards du Djurdjura.

De leur côté, ceux-ci, selon leur ténacité tradition-

nelle, ne manquèrent pas de tenir tête el de développer,en cette circonstance, toute leur activité guerrière afin

de repousser les agressions multiples de l'envahisseur.

Devant les menaces pressantes du joug turc, il ne res-

tait aux Kabyles qu'une ressource : inviter les tribus

dans leur révolte à s'unir pour la défense de leur patri-moine commun. En présence d'un péril aussi grave, ce

fut, en effet, l'union prêchée et réalisée par les mara-

bouts entre chefs de tribus, qui permit à la Kabylie

d'organiser ses forces el de préparer sa défense contre

les visées turques, dont la possession de la vallée du

Sebaou restait le principal objectif.

Se liguant contre l'ennemi commun, les confédéra-

tions des Flissa, des Guecht'oula, des Beni-Djennad',des Aïlh-Iraten, etc., prirent les armes et engagèrentla lutte, en commun ou séparément, contre les auh>

rités locales que les deys d'Alger cherchaient à leur im-

poser. Dans ces soulèvements répétés, les colonies tur-

ques des Isser et du Sebaou furent naturellement les

premières exposées à subir les effets cle la colère des

tribus révoltées,

« En 1137, dit Mercier, un certain Moh'amed ben

Ali, qui devait mériter plus tard le surnom à'Eddebbah

(l'égorgeur), vint occuper le caïclat du Sebaou relevant

alors du beylick de Titeri. Cet homme énergique, allié

par un mariage aux Bou-Kettouche d'Aourir, descen-

dant des Ben-El-K'adhi, exerça bientôt une action con-

sidérable dans la'contrée et fortifia les établissements

Page 270: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 246 -

turcs de Bougheni, de Sébaou et de Ménaïel, où des

redoutes furent établies et des zemala placées. » (1)

Ces titres ou plutôt ces qualités attribuées au caïd

turc nous paraissent exagérées. L'action « considéra-

ble » que put exercer ce fonctionnaire dans le Sébaou

devait être attribuée — selon noire avis — non pas au

mérite personnel du caïd, mais surtout à l'influence

des Aïlh-Bou-Oukhlhouch, ses beaux-parents, qui, avec

l'aide de leurs partisans (les gens de leur çof), lui

avaient facilité la lâche dans l'exercice de ses fonc-

tions. Guidé par leurs conseils et soutenu par un con-

cours des plus actifs de leur goum, le futur bey fut,

sans doute, le premier chef turc qui eût pu établir un

peu d'ordre dans le Sébaou ; profilant de sa situation

privilégiée, que ses beaux-parents lui assurèrent dans

le pays kabyle, il employa ses efforts à asseoir et à

faire respecter, pour le moment du moins, l'autorité

dans sa caïdat.

(1) Voir au chapitre" Avènement des Bel-K'adhi ", ce que

nous avons dit sur le personnage Abou-Oukhlhouch que Mercierconsidère comme un membre descendant de la famille des Bel-K'adhi.

Nous répétons, selon la version généralement admise par lesmieux informés, que le nommé Sidi-Ahmed-Abou-Oukhlhouchn'aurait été que le khnlifa de 1' " Athounsi ", Bel-K'adhi qui étaitvenu guerroyer longtemps contre d'autres parents de Kabylie. A lamort de son chef, Abou-Or.khtouch aurait pris, au lieu et place dudéfunt, le pouvoir, et peut-être l'héritage, mais sans avoir, pourcela, aucun titre de parenté avec le disparu. Les Aïlh-Bou-Oukh-houch, amis dévoués des Bel-K'adhi tunisiens, étaient alliés à cesderniers par des mariages, mais ils n'étaient pas de la. branchedes Bel-K'adhi descendant de l'ancêtre Abou-El-AbbaS du xivesiècle. En résumé les Aïtb-El-K'adhi et les Aïth-Bou-Kbthouchétaient deux familles d'origine différente.

Notons aussi que les alliances avecles Bel-K'ahdi parle mariageétaient depuis H'assan KUaïr-Eddin vraiment recherchées par lespersonnages turcs. Le dernier connu est celui que signale Mercierdans le passage que nous citons. Ce "boucher "

Mohammed,alliéaux Aïlh-Bou-Àkhthouch est le personnage dont il sera questionplus loin et que l'on désignera sous le nomde "

BeyMoh'ammed"\

(Histoire de l'Afrique septentrionale), Tome III page 374 etréférences citées.

Page 271: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 247 —

Pour contre-balancer l'influence kabyle et consolider

les éléments de défense des territoires soumis à son

administration, il créa de nouveaux postes militaires

et donna en même temps foute l'extension voulue aux

colonies nègres des Abid-Chamlal (1) et de Boghni.Le soldat-colon était connu des Turcs... Mais l'em-

ploi de l'élément nègre, qui donna quelques résultats

air point de vue agricole, ne fui d'aucune utilité quandil s'agissait de l'opposer comme force pour endiguerle flot kabyle ; au point de vue militaire, le soldat nègre

était, de par ses facultés morales et intellectuelles, une

machine dont le rendement était souvent peu satisfai-

sant ; ainsi, j'apalhique et poltron soudanais fut facile-

ment reconnu incapable d'une résistance soutenue pourfaire face à la persévérance et à l'intrépidité du mon-

tagnard. Avec des facteurs de. force aussi inégale, le

résultat ne pouvait être que désastreux pour la coloni-

sation turque.

Jouissant d'une force morale et d'une intelligence

supérieures, le Kabyle arrivait sans difficulté, par son

(1) Colonie nègre installée en amont du col Tizi-Ouzou prèsdu confluent de l'oued-Aïssi et du Sébaou pour exploiter les richesterres de Chamlal et alimenter en céréales, légumes et fruits lenouveau poste de Tizi-Ouzou où les Aïth-bou-Khthouch vinrentfixer leur nouvelle résidence.

Le centre de Tizi-Ouzou créé dès 1640 devint dès lors un postede commandement de premier ordre. Après avoir servi de simpleposte d'observation aux agents turcs et de résidence aux Aïth-Bou-Xhthouch, il passera plus tard entre les mains des Aïth-Kassi quien feront le centre de leur zone d'action. L'importance du postetant au point de vue militaire que politique date donc du milieudu XVIIIe siècle,

Devenu le point de ralliement pour les A'mraou-cheraga, un vil-lage autour du Bord.jse créa. Ce fut alors que le dey d'Alger, lenommé Ali-Khoudja, voulant donner toute l'extension voulue aunouveau centre autorisa, pour le placer à Tizi-Ouzou- même, letransfert du marché dn Scblh,.qui primitivement se tenait près deDra-bel-Khedda (Mirabeau) en aval de Bou-Khalfa (Guynemer).Ce marché, qui est le plus important de Kabylie et qui se tienttous les samedis est encore appelé de nos jours

" Essebth-El-Klioudja

"(le marché d'El-Klloudja).

Page 272: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 248 —

ascendance, à dominer son adversaire et à rester maî-

tre de la situation. Bien plus, les charmes de sa vie

sociale étant d'un attrait irrésistible pour tous les

opprimés, l'offre de sa protection devenait une déli-

vrance pour l'esclave mercenaire qui ne demandait pasmieux que de s'affranchir et d'aller, de l'autre côté de

la barrière, vivre libre et indépendant. Dans ce cas, les

défections, sinon effectives, du moins morales, se pré-cisaient et s'effectuaient chaque jour dans les campsturcs.

La conquête des coeurs étant faite, celle des hommes

blancs ou noirs était inévitable. Dès lors, le succès

final étant assuré, la Kabylie, joyeuse de son triomphe,ne pouvait mieux faire que continuer à. se montrer plus

généreuse et plus accueillante clans son hospitalité.

L'apport moral et matériel de cet. appoint ne put,

certes, que raffermir la force Yivace et traditionnelle

de la liberté kabyle. Cette jolie et captivante fille du

Djurdjura, qui combattit et dompta tant, de princes de

toutes races comme de toutes religions,, avait des char-

mes si attrayants, qu'elle n'eut qu'un geste à. faire pour

voir à ses pieds le pauvre nègre mercenaire, heureux

de pouvoir la servir. Accueilli et affranchi par elle, il

ne put se faire que l'adorateur et le défenseur de sa

bien-aimée, sa libératrice !

L'introduction de l'élément étranger, noir ou blanc,

en Kabylie ne fut donc pas une entreprise des plus

heureuses pour la politique turque ; nous verrons sous

peu que les tentatives de pénétration de la part des

Turcs, dans le Djurdjura, ne firent que donner au mon-

tagnard l'occasion de renforcer et fortifier ses éléments

de défense. Dans sa force de résistance ou d'absorp-

tion, l'esprit kabyle obligea le Turc, qui s'était impru-

demment embourbé dans la politique du montagnard,

à' beaucoup se dépenser sans autre profit que celui

Page 273: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 249 —

d'épuiser ses propres forces ; ce fut ainsi que ces entre-

prises de colonisation dans la vallée du Sébaou'ou de

Tisser n'aboutirent finalement qu'à des résultats dia-

métralement opposés à ses aspirations.Le poste de Tizi-Ouzou, créé vers 1640, fut agrandi

et embelli par le dey Ali—Khoudja, pour permettre aux

AïLh-Bou-Oukhlouch d'y séjourner quand ils venaient,

pour une raison de service, voir le représentant turc

en résidence au Bordj-Sebaou. D'ailleurs, l'administra-

tion effective des tribus-makhzen, celle des A'mraoua

du Moyen et du Haut-Sebaou, était, depuis Bou-Khalfa

jusqu'à Fréh'a, entre les mains des Aïth-Bou-Ouklitouch

qui résidaient alors, non pas à Aourir des Aïth-R'oubri,

mais à Djema'a-Sahridj ou à Souama'a, village des Be-

ni-Bou-Cha'ïeb. Aourir des Aïth-R'oubri, qui avait été

jusqu'alors la demeure familiale des Aïtb-El-K'adhi, de-

vint depuis, pour les Aïth-Bou-Oukhtouch, un poste, de

garde, de sûreté, d'où il était aisé de surveiller tout

leur domaine situé dans la vallée du Sébaou ; c'était

aussi un excellent point de refuge et d'appui en cas de

retraite sur l'arrière du pays, dont les Aïth-R'oubri

restaient naturellement les principaux partisans des

Aïfli-Bou-Oukhtouch.

En résumé, si le Caïd Moh'ammed avait réussi à se

faire accepter par un parti zouaoua, ce n'était pas « par

la fermeté de son énergie » ou la crainte de sa férocité,

restée légendaire dans le pays, mais par.la protection

et la complicité d'une des puissantes familles Zouaoua,

les Aïth-Bou-Oukhtouch. Il y avait donc là une ques-tion de politique purement locale dont tous les avan-

tages furent, en ce cas, mis au profit des Turcs. Gomme

avec les Bel-K'acïïïi, les nouveaux pachas ou deys d'Al-

ger ne manquèrent pas d'exploiter l'amitié des Aïth-

Bou-Oukhtouch pour essayer de s'implanter en pays

kabyle.

Page 274: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 250 —

Toutefois, la pacification des tribus dépendant ex-

clusivement de l'influence et de la fidélité des grandesfamilles, il était évident que celte pénétration ou sou-

mission restait aléatoire, et que son maintien ne pou-vait durer qu'autant que les agents locaux, qui l'avait

provoquée et assurée le permettraient. Sous ces réser-

ves, les partisans et tribus amies des Aïth-Bou-Oukh-

touch conservaient donc pour l'avenir toute leur liberté

d'action. Pour le moment, la cause des Aïth-Bou-Oukh-

touch était pour les Kabyles la seule intéressante.

En donnant toute la force voulue par leur soumission

à l'autorité des Aïth-Bou-Oukhtouch, les tribus n'eurent

en vue, par ce moyen, que de supplanter l'influence

turque.

Sans trop se préoccuper des surprises de l'avenir,le Caïd Moh'ammed, favorisé par les circonstances et

le concours de ses beaux-parents qu'il fit combler d'hon-

neurs, se contenta des lauriers du présent en imposantla soumission aux tribus dissidentes de la vallée.

Fortement secondé clans l'administration de sa caïdat

par les Aït-Bou-Oukhtouch, il ne put que triompher.Ses succès remportés sur les Zouaoua lui permirentde se faire distinguer et apprécier par le Gouvernement

d'Alger. Nommé aussitôt bey de Tiieri, il eut la satis-

faction de voir passer, en même temps dans sa cir-

conscription, la direction des colonies turques de Kaby-lie pour lesquelles il s'était tant dépensé. Outre le béné-

fice des succès remportés dans son administration du

Sébaou, le lien de son mariage obligeait le caïd à ne

pas se séparer de la Kabylie. Mais ce rattachement,

inspiré par un autre sentiment que celui de la sympa-

thie, n'eut d'autres conséquences que de livrer la pau-

vre Kabylie à la férocité innée de son allié, le bey.

Page 275: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 351 —

Arrivé à cette haute fonction en 1746, le nouveau

Bey commit, dans la gestion de sa province, plus d'une

maladresse. Ce fut ainsi que son imprudence le poussa

jusqu'à négliger et mépriser les agents et les facteurs

qui l'avaient aidé dans ses débuts de commandement ;

voulant donner une nouvelle orientation à ses fonctions

de sous-préfet turc, il crut devoir, dans sa nouvelle

administration en Kabylie, se passer de l'aide et des

conseils de ses beaux-parents. Dans la caïdat du Sé-

baou, qu'il maintint ainsi sous son autorité directe, il

chercha donc à imposer la soumission à quelques tri-

bus encore réfraclaires et qu'il pensait pouvoir réduire

à l'obéissance par la manière forte. Bien grande était

son erreur et méprisables sa force et son orgueil.

Si ce procédé lui avait donné quelques résultats ail-

leurs, l'emploi de la brutalité était ici plus qu'impru-dente. Aussi, le régime autoritaire et vexaloire qu'il

voulait imposer aux tribus kabyles, ne tarda pas à pro-

voquer un mécontentement général dans toute la Ka-

bylie. Les esprits irrités, une agitation se déclara dans

le pays qui se mit en insurrection.

Le bey, confiant dans sa force et donnant libre élan

à son tempérament autoritaire et batailleur, chercha,

pour commencer, à vouloir plier à ses volontés les tri-

bus voisines du Sébaou. Pour toute réponse aux exi-

gences et injonctions insolentes du bey, celles-ci, pour

se défendre, prirent les armes. Pour les châtier, le beyarriva bientôt dans la région avec une forte colonne et

fit quelques razzias, jusqu'à Azazga, dans la vallée du

Haut-Sebaou.

Durant cette manoeuvre de répression, les tribus Aïth-

Ouaguenoun, Àïth-Djennad, Aïth-Fraoussen et Aïth-Ira-

ten furent successivement attaquées et subirent de gros

dommages. Ces incursions, à la suite desquelles les

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— 252 —

récolles furent piétinées ou brûlées, les fermes rasées

et les arbres fruitiers coupés, suffirent pour exciter

et soulever toute la Kabylie contre les Turcs ; la colère

des montagnards fut telle qu'elle entraîna les Aïth-Bou-

Oukhlouch ,eux mêmes, qui, devant de pareilles sauva-

geries, ne purent que prendre les armes pour combat-

tre le bey sanguinaire qui ne respectait même pas les

femmes et les vieillards.

Le poursuivant de leur haine, les Aïth-Irathen parti-

culièrement, après l'avoir chassé de leur territoire de

Thaq'sebth, où il était venu dresser son camp pour me-

nacer le village d'Aclni (1), le tinrent sous leurs coups

durant toute sa campagne de Kabylie.

L'heure d'exercer leur vengeance se présenta bien-

tôt. En 1755, dans un combat engagé aux environs de

Boghni, le bey Moh'ammed, surpris par un contingent

des Aïlh-Iraien, fut tué par ceux-là mêmes qui avaient

'juré sa perte (2). Le bordj Boghni pris et livré aux

flammes, les tribus maltraitées et humiliées furent ainsi

vengées. Le fait d'armes accompli par les Aïth-lralhen

en cette circonstance resta un des plus glorieux épiso-des dans l'histoire de la tribu.

Battue et privée de son chef, la colonne turque, for-

tement meurtrie, demanda Yaman et se retira, non sans

maudire ce Djurdjura qui l'avait si mal accueillie. Ain-

si, s'est terminée la vie de ce tyran sanguinaire sur

lequel la Kabylie a conservé de si tristes souvenirs.

Boucher devenu bey, il a trop versé de sang pour que

sa mémoire ne soit pas maudite et exécrée pour tou-

jours par Lalla-Khediclja et tous les montagnards.

(1) Voir sur cet événement local notre notice historique pi-é-cëdant le " Kanon d'Adni '' dans le recueil de Mémoires et deTextes publié par l'Ecole des Lettres à l'occasion du xiv° Congrèsdes Orientalistes à Alger, 1905, page 154.

(2) Mercier, Histoire de l'Afrique septentrionale, tome III, page374 et références citées.

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— 253 —g

Inutile de dire que les atrocités commises par ce beyne firent que raffermir l'indépendance kabyle et déve-

lopper dans le coeur du montagnard la haine de l'auto-

rité turque. Les crimes et les exactions de l'administra-

tion turque se multipliant, cette haine fut bientôt par-

tagée par toute l'Algérie, déjà fort éprouvée et aigrie

par les terribles calamités de la famine.

Les désastres du tremblement de terre de 1755, l'épi-démie de peste qui sévissait sur le pays depuis des an-

nées, la misère dans laquelle vivaient les malheureuses'

populations de l'intérieur, l'incurie et l'oppression du

gouvernement turc, tout cela fut plus que suffisant

pour affoler les masses et causer de graves désordres

dans toute la Régence.

Les Kabyles accusant, souvent avec juste raison, les

Turcs d'être les auteurs de leurs maux, étaient cons-

tamment en état d'insurrection ; leur désir de ven-

geance entretenait leur audace dans les razzias qu'ilsne cessaient d'effectuer dans les vallées du Sébaou et

de Tisser, où ils saccageaient tout ce qui appartenaitaux Turcs et à leurs partisans. Devant une agitationaussi constante, les colonies, manquant complètementde sécurité et d'air, périclitaient. Dès lors, la vie pourles agents de l'autorité turque devenait intolérable.

Harcelés par les tribus, les caïds, devenus impuissants,ne parvenaient à se maintenir dans leur poste de com-

mandement qu'en faisant appel à 1' « Anaia » kabyle.

Le maintien de l'autorité turque clans le pays deve-

nait donc une simple tolérance, car le caïd du Bordj-Sebaou lui-même, pour s'assurer une tranquillité rela-

tivement calme, se voyait obligé d'acheter la protectionou la paix des tribus limitrophes de son territoire.

Malgré les intrigues ou corruptions du représentant

turc, l'agitation des tribus restait de plus en plus me-

Page 278: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 254 —

naçante. En plaines comme en montagnes, la révolte

grondait. Déjà, les Guechtoula, les Flissa et autres

tribus des environs de Boghni prirent ouvertement les

armes et attaquèrent les postes turcs qui se trouvaient

sur leurs territoires.

Ce fut. ainsi que, le 16 juillet 1757, les Guechtoula

et les Aïl-Seclk'a, en révolte, s'emparèrent de nouveau

du Bordj-Boghni, où, après un combat sanglant, le caïd

du Sébaou fut tué.

Dans le courant du mois d'août de la même année,le Bordj-Bouïra, menacé par d'autres tribus, ne put

que déposer les armes et solliciter la paix ; et, jusqu'àla fin de l'année suivante, toutes les colonies turquesdébordées furent pillées et dévastées par les Kabylesrévoltés. Il fallut une campagne en règle de toute une

armée pour dégager les territoires envahis par les

insurgés et forcer les montagnards à rentrer dans leurs

limites territoriales (1).

Cette expédition coûta de lourdes pertes aux Turcs ;mais le Bordj-Boghni fut reconquis et reconstruit. L'or-

dre apparemment rétabli et la paix signée, les colonnes

se retirèrent, ainsi que les beys de Conslantine et de

Titeri, qui, la campagne terminée, s'empressèrent à

leur tour de rejoindre leur résidence respective. Mais

la soumission pour un pays jaloux de son indépendancene pouvait être de longue durée.

En 1767, les Flissa-Mellil ayant refusé catégorique-ment de payer le faible tribut qui leur avait été im-

posé à la fin de la précédente campagne, le dey Moh'am-

med ben A'ousman envoya contre eux une troupe dont

le commandement fut confié à l'agha, général en chef

(1) Mercier,Histoire de l'Afrique septentrionale, tome III, page387 et références.

De Grammont, Histoire d'Alger, page 313,

Page 279: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 255 —

de la Milice. Mais cette tentative d'intimidation ne fit

qu'aggraver la mauvaise posture dans laquelle se trou-

vait l'autorité turque. Le Djurdjura attaqué se souleva

et riposta avec énergie contre les menaces turques.

Battu et mis en déroute, le général turc, poursuivi

par les rebelles, fut contraint, les armes dans les reins,de rentrer au plus vite à Alger. Accusé de lâcheté, le

malheureux agha eût la tête coupée, mais cette exécu-

tion injuste ne ramena guère de calme en Kabylie.

Remplacé par le Khoudjet-El-Khil nommé Si-Oua'li,il fut décidé que, pour l'honneur et le prestige des

Turcs, cet échec devait être réparé le plus tôt possible.Dans ce but, le nouveau chef s'apprêta à aller bientôt

tirer vengeance de l'audace des Zouaoua. Lorsque sa

colonne fut organisée, il arriva en Kabylie ; mais, dès

les premières rencontres avec les contingents des Flis-

sa, les Turcs furent de nouveau battus et refoulés vers

la plaine des Isser.

Celle nouvelle victoire remportée par les Flissa en-

flamma toute la Kabylie ; les montagnards, qui n'at-

tendaient, pour se débarrasser de l'étreinte turque,

qu'une occasion favorable, pensèrent que le moment

était des plus propices. Sous le commandement d'un

de leurs marabouts — Sidi-Ah'med-ou-Saa'di — les

Zouaoua prirent les.armes et, en masse, accoururent

se mettre sous sa bannière ; bientôt, le feu de la ré-

volte se communiquant de tribu en tribu, il arriva que

depuis Bouïra jusqu'à Sétiî le soulèvement devint gé-néral. Devant l'extension d'un pareil mouvement, les

petites garnisons de certains postes de l'intérieur

étaient dès lors rendues impuissantes et risquaientd'être prises d'assaut et massacrées dans leurs fortins.

Les appels de secours des tribus-makhzen et, la. défec-

tion de quelques autres indiquaient alors tout le péril

Page 280: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 256 —

qui menaçait les possessions turques situées dans ces

différentes régions. Connaissant le tempérament des

révoltés, la situation pour le Gouvernement d'Alger

devenait certes des plus inquiétantes.

Mis en présence d'un danger aussi- grave, le Dey or-

donna immédiatement aux beys de Conslanline et de

Titeri de lever et organiser de fortes colonnes qu'ils

devaient diriger sur les deux Kabylies pour y combattre

les tribus insurgées, l'un par l'Est et l'autre par le

Sud, pendant que l'agha Si-Oua'li, prenant le comman-

dement des troupes d'Alger, essaierait d'y pénétrer

en attaquant par l'Ouest. Les colonies des Isser et

du Sébaou, serrées de trop près, sollicitaient, en effet,

une intervention immédiate pour les dégager des grif-

fes des Zouaoua.

Dans le courant de l'année 1768, une rencontre san-

glante et meurtrière eut lieu entre Kabyles et Turcs.

On dit que, dans ce combat, les Turcs ne perdirent,

avec l'agha tué sur le champ de bataille, que 1.200

hommes, alors que les Kabyles•— qui sortirent finale-

ment victorieux de cette chaude affaire —payèrent leur

succès de 3.000 hommes tués (1). Ce sacrifice, dont le

chiffre de tués nous paraît un peu exagéré, ne fut pas

inutile pour le prestige de l'indépendance kabyle, car,

malgré ces perles considérables, les montagnards, dé-

sireux sans doute de venger leurs morts, se firent ter-

ribles et intraitables. Devant la 'furie débordante de la

Montagne, les Turcs furent encore piteusement battus.

Les Zouaoua, repoussant toutes les propositions de

paix que le Dey leur faisait, et poursuivant les Turcs

en retraite, se déversèrent bientôt dans la Métidja, d'où

leur flot envahissant ne tarda pas à se présenter dé-

fi) Mercier, «Histoire de l'Afrique Septentrionale», tome III,page 396.

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- 257 —

vant les portes d'Alger. Pendant près de deux ans, la

ville fut, pour ainsi dire, assiégée par eux ; pendant

tout le temps que dura ce blocus avec la présence et le

séjour des montagnards dans la Métidja et le Sah'el,

bien des dégâts furent commis ; les fermes de la plaine

et un grand nombre de propriétés et de villas, situées

dans la banlieue de la capitale, furent saccagées et

pillées par les terribles montagnards.

Enfin, vers la fin de 1769, la plupart des contingents—

fatigués d'une si longue campagne—

ayant déjà

regagné leurs montagnes, une sortie de la milice tur-

que, conduite avec prudence, fit la chasse aux pillards

et obligea le restant, des montagnards à se retirer de

la plaine et rentrer, eux aussi, dans leur pays. Mais

leur retraite du Sah'el et de la Metidja ne délivra pas

de leurs mains les colonies de l'intérieur où la plupart

des « Mkhaznia » détenteurs des terres domaniales,

profitant de ce désarroi pour se libérer du joug de leur

administration, se déclarèrent bientôt indépendants

d'Alger et passèrent dans le camp kabyle. Ces défec-

tions inévitables et attendues montrèrent que la cellule

kabyle, forte et saine, ne pouvait manquer de repren-

dre ses droits et d'absorber bientôt, tous les éléments-

hétérogènes qui la menaçaient dans sa constitution

fédérale et démocratique.

Les tribus fières et flattées de leur acquisition pro-mirent à ces néo-kabyles, nouvellement adoptés, aide

et protection. Les importantes agglomérations, comme

les « A'mraoua », formèrent ainsi de nouvelles tribus

jouissant d'une autonomie et d'une organisation sem-

blables à celles de leurs soeurs protectrices de la mon-

tagne. Ce fut là un appoint qui ne put que grossir et

fortifier le bloc kabyle.

Page 282: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 260 —

pris par les corsaires européens; en cette qualité, ses

biens devenaient vacants et si le prisonnier était marié,

sa femme, reprenant toute sa liberté, pouvait si elle le

-voulait convoler à de nouvelles noces.

Or, à cette époque, la femme kabyle, conformément

au droit musulman et aux vieilles coutumes berbères,

héritait d'une part de la succession laissée par son

mari. Malgré les inconvénients de ce droit, dont la

société kabyle commençait à souffrir, le fait par lui-

même admis par les Kanouns, était jusqu'alors pure-

ment légal; le principe dans son application restait

donc incontestable; la famille, la société s'en plai-

gnaient, mais la soumission à la loi s'imposait à tous

et il fallait, malgré certains inconvénients de son appli-

cation, la respecter.

La clause spéciale des Kanouns qui admettait alors

la -femme comme l'homme à participer à la succession,

restait respectée dans son esprit comme dans sa for-

me (1). One veuve héritière légale de son mari devenait

donc, conformément à la Cherva'a, libre de disposerd'elle-même et d'une partie des biens qu'elle détenait

de son époux défunt.

2°. Or, il arriva qu'un traité signé avec l'Espagne,dès l'année 1767 remit en liberté tous les esclaves algé-riens dont certains d'entre eux étaient Kabyles. Rame-

nés en Afrique et rentrés chez eux dans leur monta-

gne, ceux-ci, considérés comme morts, se retrouvè-

rent parmi leurs coreligionnaires sans logis, ni fa-

mille. Non seulement leurs femmes s'étaient rema-

riées, mais leurs biens étaient en partie partagés et

passés entre les mains d'étrangers (2).

(1) Voir dans notre « Recueil de poésies », l'Etude sur lafemme Kabyle, Page XVII.

(2) De Grammont Histoire d'Alger, p. 321 et Mercier « His-toire de l'Afrique Septentrionale », Tome III p. 396 et nombreu-

Page 283: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 261 —

Triste situation pour le pauvre esclave qui ne reve-

nait à la liberté que pour se voir dépossédé de son bien

et chassé de son foyer ! Cette liberté dut lui paraître

une chose peu précieuse, bien amère même, si elle ne

lui réservait que la faculté de mieux voir fouler aux

pieds et saccager ses droits les plus sacrés !

Lui vivant, sain de corps et d'esprit, se voir ainsi

dépossédé de son petit champ de figuiers que lui-même

avait peut-être planté, de ses oliviers séculaires qu'il

détenait sans cloute de son arrière grand-père, être

obligé de partager sa cahute pour laquelle il avait tant

peiné pour l'édifier, avec un étranger qui, non content

de lui enlever son épouse, venait lui disputer son pau-

vre logis, tout cela put paraître plus que despotique au

malheureux esclave, qui, là-bas, clans les fers, ne

rêvait cependant que de son foyer, de sa compagne et

du lieu de sa naissance ! Ironie que cette liberté quilui permettait tout juste de venir voir l'étendue de son

malheur ! — Que lui restait-il maintenant que tout lui

était ravi ? •— La vie devenant pour lui sans sens, sans

but, le coeur bondissant lui criait : « Justice et ven-

geance ! » Vibrant de tout son être, il bondit et se

révolta en protestant énergiquement contre une pareille

usurpation ! « Justice et droit sont pour toi ! Venge-

toi, lui criait sa pauvre âme meurtrie.

Voyant rouge et assoiffé cle vengeance, il se fit jugeet défenseur cle sa cause; aussi, foulant aux pieds, à

son tour toute cette justice boîteuse et ses conventions

ineptes, méprisant cette société qui portait atteinte à

sa liberté, à son bien et à sa vie, usant de son droit

cle légitime défense, il se redressa terrible contre les

usurpateurs, et, comme une bête fauve traquée dans

ses références citées par l'auteur qui, tout en enregistrant ce fait,se contente de mentionner en deux lignes cet événement imporrtant dont les conséquensesne manquèrent pas cependant d'ébranlerprofondément la vie sociale des Kabyles,

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— 262 —

son terrier, il fonça sur l'ennemi, sur l'intrus qu'il

chassa et poursuivit comme un malfaiteur. Bien plus,

suivant le cri du coeur, le bras armé frappa et tua le

coupable.

Dans la défense de ce droit naturel, droit sacré

du foyer, la Justice ne pouvait mieux faire que d'ap-

prouver sa conduite et de l'absoudre des conséquences

fâcheuses de sa révolte. Aussi, la raison humaine étant

conforme à la raison sociale de la famille, de la cité

et cle la tribu, on s'aperçut que le respect dû au foyer

était en effet violé et que le malheureux individu lésé

dans ce qu'il avait de plus sacré ne pouvait certes

qu'inciter la société elle-même à lui accorder aide et

protection. Responsable d'elle-même, cette société ne

put que reconnaître que sa culpabilité clans le déni de

justice commis était trop flagrante.

Dès lors, la réparation du préjudice causé, devenant

évidente et nécessaire, pour faire respecter la person-

nalité tant morale que matérielle de l'individu, la col-

lectivité, en la circonstance la tribu, intervient et exige

la restitution intégrale des biens immeubles de son ci-

toyen lésé ; ce jugement suivi de son exécution immé-

diate devient dès lors, un article de loi. Désormais, la

propriété, comme l'individu étant sacrée, la cité, la

première intéressée dans la solidité et la vitalité cle la

famille, promulguera cette loi qui reconnaît et rend: les

biens de familles inviolables. D'après ce principe, la

cité rectifiant ses Kanouns édictera'de nouvelles clau-

ses par lesquelles elle éliminera les nouveaux éléments

qui sont la cause principale du morcellement du bien

familial. La famille étant la base de son organisation

sociale, la cité espère par cette réforme la rendre for-

te et inébranlable.

Repoussant donc la division qui n'engendre que la

Page 285: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

-263 -

faiblesse, elle s'efforcera par l'intérêt aussi bien que

par le sang de maintenir aussi solides que possible les

liens de famille. La propriété familiale étant le trait d'u-

nion entre ses différents membres, la cité veillera dé-

sormais à ce que celte propriété soit indivisible et in-

violable ; elle la protégera en réglementant les voies

et moyens de sa transmission, non seuelment par droits

d'héritage, mais aussi par voie d'échange, de vente ou

d'achat.

Le droit de préemption réservé aux proches parents

et l'élimination de la femme du droit de succession se-

ront les principaux résultats de ces décisions, peut-

être draconiennes, mais nécessaires à l'intérêt public,

à la prospérité et à la sécurité de la famille, base fon-

damentale de la cité et de la tribu. Le patrimoine com-

mun assuré contre le morcellement permettra à la fa-

mille d'être plus unie, et le foyer plus solide. La fem-

me n'étant plus pour l'homme un objet d'intérêt et de

spéculation dans la vie sociale n'en sera que plus'

estimée et plus libre.

La conséquence la plus heureuse de la décision est

que le mariage, cessant, d'être la cause de tant de dis-

cordes entre les familles alliées, va retrouver dans ses

buts sacrés, sa forme primitive et naturelle ; devenu

plus aisé à accomplir, il reste aux yeux de monta-

gnards l'acte fondamental de la société où l'union de

deux êtres s'effectue par raison humaine et sociale et

non par intérêt particulier de l'un des conjoints. Si un

apport quelconque peut être demandé à l'occasion d'un

mariage, il ne doit logiquement être exigé que du chef

responsable du nouveau foyer, de l'homme naturelle-

ment et physiquement mieux doué que la femme.

Envisagé sous cette forme, le mariage kabyle devient

plus que moral; il est d'une grande prévoyance socia-

le et d'une sagesse remarquable :

Page 286: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 264 -

1° Parce qu'il ne s'effectue que par raison sociale

et nunume, i'union étant la condition nécesshirc à !a

conservation et à la multiplication de l'espèce humai-

ne, l'union étant la base fondamentale de la famille et

de la société.

2° Cet acte étant un événement naturel à la suite du-

quel se crée une nouvelle famille, reste pour la fa-

mille-mère la meilleure façon cle se fortifier clans l'u-

nion et la concorde de ses fils. Sa cohésion et sa vita-

lité font la force cle la cité et cle la société entière-

Dans sa conception d'homme simple, mais pratiqueet sensé, le montagnard ne peut admettre que1' « union » puisse être une cause de faiblesse clans le

rendement de sa machine sociale. Les exigences maté-

rielles qui sont imposées à l'homme, à l'occasion de

son mariage, sont des faits qui sont clés plus flatteurs

pour la femme qui n'ignore pas qu'en se mariant elle

est prise comme épouse.pour elle-même et non pour la

dot qu'elle pourrait avoir. N'ayant à faire prévaloir

que ses charmes et ses qualités morales, l'épouse ai-

mée et écoulée peut donc être fière de son prestige et

cle ses conquêtes dans la société. L'exhérédation dont

elle est frappée ne fait que fortifier en elle le sentiment

de famille que devenue mère elle cherchera à transmet-

tre aussi pur que solide à ses enfants en leur recom-

mandant de le conserver aussi longtemps que possible.

Cette remarquable décision des montagnards, prisevers la fin du XVIII 0

siècle, ne manque donc pas de bon

sens et de prévoyance sociale ; en restreignant le droit

de transmission cle la propriété, le kabyle n'a pensé

qu'à défendre son bien et fortifier sa famille..

Le mobile de l'exhérédation cle la femme étant connu,

on ne peut nier que cette décision reste dans ce cas

un geste plutôt louable que blâmable. Toutes les criti-

Page 287: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 265 —

ques qu'il a provoquées viennent de ce qu'on oublie

que la meilleure loi est celle qui sauvegarde l'intérêt

général de la collectivité qu'elle régit; dans son esprit,

l'individu ne lui paraît intéressant que par sa partici-

pation directe dans la composition de la famille ; c'est

pourquoi dans la société kabyle nous voyons toujours

l'intérêt particulier de l'individu, en toutes circonstan-

ces, primé par celui de la collectivité; la famille soli-

daire de la cité est chez elle, comme dans toutes socié-

tés d'essence patriarcale, la cellule par excellence de

son organisme social (1).

Après ces réflexions faites en réponse aux critiques

multiples, mais très superficielles, que provoque l'état

de la femme dans la société kabyle, nous disons : Il

est à souhaiter, quoique la Kabylie soit le pays où la

propriété est le plus morcelée, que le régime un peuarbitraire et tout de circonstance, qui lèse la femme

clans ses droits naturels, disparaisse et que les Kaby-

les, revenant à leur ancienne conception sur l'égalité,

permettent, conformément à l'esprit de justice mo-

derne, à leurs soeurs de jouir des mêmes droits d'héri-

tage que leurs frères. La Kabylie vivant maintenant en

pleine sécurité et aspirant au progrès moderne peutsans crainte effacer de ses Kanouns l'article relatif h

l'exhédération de la femme. La justice et le droit res-

pectés, sa famille n'en sera que plus fortifiée (2).

(1) Voir notre étude sur In femmeKabyle dans le « Recueil depoésies», page XIX et « la Kabylie et les costumes kabyles » deMM. Hanotau et A. Letourneux, Tome III page 451.

(2) Une intéressante étude quoiqu'incomplète sur la femmeKabyle vient d'être publiée; traitée seulement au point de vuejuridique, elle aboutit à une conclusionsemblableà celleque nousformulonsici par un simple voeu: ce travail présenté sous formede thèse est. intitulé : Etude sur l'évolution des coutumes kabylesspécialement en ce qui concerne VExhérédationdes femmes et lapratique dit Habous», par M. Camprcdon,Alger 1921.

La date de 1748donnée par l'auteur pour l'époque vers laquelleles tribus réunies ont d'un commun accord prononcél'élimination

Page 288: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 266 —

Telle est, en deux mots, l'origine avec toutes ses

conséquences, de cette guerre civile qui éclata en 1769

entre les Flissa et les Maa'thka et qui empêcha les

Zouaoua de tirer de leurs avantages sur les Turcs,tous les profits voulus dont le moindre aurait été l'ex-

pulsion définitive des Turcs de la Kabylie.

*

Ce point de la vie sociale qui nous paraît d'une

grande importance historique pour la sociologie

kabyle étant déterminé, quant à sa date et à sa signi-fication, nous arrivons à l'époque où se produisirentles événements que provoqua la nouvelle tentative de

débarquement des Espagnols à Alger. L'intérêt que

présente pour nous cette affaire est clans le concours

que les Zouaoua ne refusèrent pas cle prêter aux

Turcs clans cette circonstance.

En 1775, lors cle l'expédition d'O'Reilly, nous re-

voyons les Zouaoua, faisant trêve cle leurs querelles

intestines, accourir en masse se joindre aux troupes du

bey de Tileri, campées au Cap-Matifou. Quand les

Espagnols essayèrent cle débarquer à l'embouchure de

l'Hàrrach, les Kabyles furent les premiers à les repous-ser et à leur infliger cle terribles pertes.

de la femmedu droit de succession est erronée; l'entente à ce su-jet n'a pu se produire entre les confédérationsqu'après le traité de1767signé avec l'Espagne, c'est-à-dire 1769-70.—Dans l'interval-le, dès la rentrée des prisonniers libérés, la Kabylie pendant prèsde trois ans de suite n'a cessé de s'enire-déchirer pour cette ques-tion d'béritage. Le souvenir de cette époque est peut-être une desraisons pour Inquellela plupart des pères éprouvent de nos jours,une certaine répugnance,à accorder la main de leur fille à un in-dividu étranger à la tribu. Dans tons les cas, l'exbérédalion de lafemine lhibyle, qui fait tache clansles Kanouns, est une questionde paix sociale devant laquelle le vieux droit berbère a été obligéde s'incliner. Quant à la pratique du H'abous adoptée de nos jourspar les montagnards, il ne faut voir là qu'un moyen détourné ins-piré par l'esprit égalilaire du berbère dans le partage des biens.

Page 289: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 267 -

Cette participation des contingents kabyles nous indi-

que qu'à cette époque le Djurdjura ne vivait pas en

mauvaise intelligence avec Alger, dont la conduite

n'était pas cependant des plus irréprochables aussi

bien avec les étrangers qu'avec les gens du pays. Mais

la Kabylie appelée par le dey marcha et se battit bra-

vement contre les chrétiens.

Après l'échec infligé le 9 juillet aux Espagnols dé-

barqués sur la plage de l'Hàrrach (El-H'amma), le deyMoh'amnied ayant eu l'occasion d'apprécier le; concours

des Zouaoua dans celle circonstance, ne manqua pas

cle leur en manifester publiquement sa plus grandesatisfaction. En leur honneur, Alger illumina et les

fêla pendant huit jours.

Fiers de la victoire remportée, les Zouaoua s'ap-

prêtaient à retourner dans leur pays, lorsqu'on leur fit

savoir que le dey voulait les voir et les remercier de

leur concours.

Avant cle regagner leurs montagnes, leurs chefs

furent, en effet, reçus au Palais, félicités et comblés de

cadeaux.

Il est vrai que certains auteurs ne voient clans ce

geste du cley qu'un moyen détourné pour éloigner

d'Alger ces auxiliaires encombrants et même inquié-. tants pour l'ordre et la sécurité de la capitale ; ils

ajoutent même qu'un contingent kabyle des Aïth-Ou-

koufi dont les exigences avaient été remarquées, ne

put rentrer sain et sauf clans ses montagnes; les sa-

chant gorgés de cadeaux et chargés de butin, 'les Turcs

les auraient fait tomber dans une embuscade où ils

auraient tous péri avant d'atteindre leur pays (1).

Selon cette version, les Kabyles auraient donc, avant

(1) Mercier « Histoire de l'Afrique Septentrionale», Tome IIIpage 409 et références citées.

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— 268 -

de se retirer, commis des déprédations dans la capi-tale et ses environs. Le châtiment infligé aux pillardssemble en être une preuve.Cependant une réserve s'im-

pose en ce qui concerne les conséquences de celte

affaire. Malgré notre ignorance sur ce qui advint à la

suite de cet incident, si le fait relatif à ce guet-apensest exact quant à ses auteurs, il est plus que probable

que cette trahison ne resta pas impunie et que les

Aïth-Oukoufi par esprit de vengeance durent exercer

de terribles représailles sur les Turcs meurtriers cle

leurs frères; leur « H'orma » exigeait une pareille ré-

paration; ni la dignité de la cité, ni l'honneur de la

tribu ne pouvait d'ailleurs admettre qu'il en fût autre-

ment.

C'était là une question cle « lhamgert », une dette

de sang au sujet de laquelle la « vendetta kabyle » ne

transigeait pas, surtout à cette époque où la loi du

talion sévissait dans toutes ses rigueurs et désolait

toute la Kabylie. Mais dans cette affaire, nous pen-sons que les Turcs n'y étaient pour rien et qu'il n'y eut

là qu'une histoire de voleurs volés, histoire pour la-

quelle ni la tribu, ni la Kabylie ne pouvaient s'y intéres-

ser sans compromettre leur dignité et manquer au res-

pect dû à la justice.

D'ailleurs, nous sommes à une époque où la pauvre

Kabylie était affreusement tourmentée par des préoc-

cupations autrement graves : le désordre et l'anarchie

menaçaient d'étouffer ses tribus. Soumises au régimede l'arbitraire et de la force, celles-ci ébranlées dans

leur organisme, s'agitaient et provoquaient la terrible

vendetta qui sévissait dans toutes ses horreurs aussi

bien entre collectivités, villages ou tribus, qu'entrefamilles.

Durant cette longue période d'agitation et de guerre

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- 269 —

intestine, les tribus dans la lutte pour leur existence et

pour la défense de leurs prérogatives, résistèrent et ne

cédèrent aucune de leurs libertés. Bien mieux, tenues

en éveil par la crainte de perdre leur indépendance,

aguerries par le malheur, les tribus dans cet entraîne-

ment acquérirent plus de cohésion et plus d'expérien-

ce dans leur résistance. Fermes et énergiques dans

leur volonté, elles purent, résistant à leur propre dis-

location , former bloc et empêcher ainsi les Turcs de

profiler des désordres intérieurs pour imposer leur

joug.

Pour des caractères bien trempés comme ceux des

montagnards, le malheur est bon. La menace de se

voir subjuguer par l'étranger a été pour eux un heu-

reux stimulant. La guerre civile qui déchira la Kabylie

pendant des années, a. fini par ranimer celle-ci et se-

couer sa torpeur en donnant à son corps plus cle santé

et à ses forces plus de vigueur. Réagissant contre ses

malheurs, elle se reconstitue et met plus d'ordre et de

discipline dans son organisme social.

A la suite de celte réorganisation des tribus, il

arriva que certaines collectivités isolées, auparavantsans consistance ni force, parvinrent à s'unir et former

une personnalité capable de faire prévaloir ses droits

à l'émancipation avec la faculté de vivre en « toufiq »

formant une communauté libre et indépendante. Dans

celte nouvelle cellule, la vie cle l'individu comme celle

cle la famille resta libre sans qu'il fût cependant permisà l'une ou à l'autre des unités de vivre dans l'isole-

ment. Entraînés par cet esprit cle fédéralisme et parleur amour de liberté, cle nouveaux groupements avec

comme base le principe de pouvoir toujours disposer

d'eux-mêmes, purent donc librement se former et s'or-

ganiser, soit en cités, soit en tribus.

Page 292: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 270 —.

Ce fut un réveil général que cette nouvelle réaction

du XVIIP siècle, qui secoua tout le Djurdjura. A la

suite de ce mouvement de solidarité et d'organisation,

la mise en activité de toutes les forces locales ajoutées

à l'énergique volonté des principales tribus de mainte-

nir intacte leur indépendance, sauva définitivement la

Kabylie du joug de l'envahisseur.

Dès lors, le gouvernement d'Alger, conscient de sa

faiblesse et de son incapacité à s'imposer par la force,

chercha, par une politique plus conciliante, à se

faire seulement tolérer par les montagnards. Si cette

nouvelle tactique était, certes, habile et sage, l'indé-

pendance kabyle ne fut nullement dupe de cette poli-

tique insinuante et perfide.

Doublant de vigilance et d'efforts, la Kabylie sans se

laisser faire accroire continua sans relâche de travail-

ler, pour la libération cle son sol et le maintien du régi-me de ses libertés. Etant donné cet état d'esprit, il était

certain que les possessions turques en Kabylie ne pou-vaient espérer dès lors vivre en paix avec des tribus

animées du vif désir cle se libérer et cle reconquérirleurs terres occupées par la coloniation turque.

Pendant tout le dix-huitième siècle, la politique tur-

que consista en effet à préserver cle la tourmente de la

réaction kabyle ses positions avancées des Isser et du

SebaôU. Ce fut, sans doute pour prévenir ou contreba-

lancer les effets de celte poussée que les postes de

commandement de Kabylie prirent, tant au point de

vue militaire qu'administratif, une certaine importan-ce ; les caïedats y furent non seulement dédoublées,mais de nouvelles colonies y furent également créées.

Autour du poste de Tizi-Ouzou avec les A'bid Chamtal,les centres de Tazar'arth et Mekla reçurent de nou-

veaux coloris, éléments généralement recrutés ou pris

parmi les fils d'anciens mekhàznis ou de coloris.

Page 293: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 271 —

Malgré celle organisation et cet armement préventif

les chefs de postes chargés de l'administration furent

invités à être prudents. Ce tuf ainsi que les Caïeds de

Bordj-Ménaïel et du Sébaou reçurent la consigne d'évi-

ter le moindre conflit avec les Zouaoua. Cette décision

ne manqua pas cle sagesse, mais hélas, sous la pres-

sion constante du flot kabyle, nous verrons que l'auto-

rité turque n'arrivera à se maintenir dans ces régions

que par des concessions constantes faites aux exigen-

ces kabyles. Déjà, les tribus placées dans la zone d'in-

fluence turque, voulant reprendre sans doute leur li-

berlé, ne cessent de s'agiter et de tenir continuellle-

menten haleine les « goums » du Bordj—Ménaïel et du

Sébaou.

En 1799, la confédération des Flissa, depuis long-

temps en insurrection, ne consentit à déposer les ar-

mes qu'après avoir obtenu des Turcs l'engagement for-

mel de respecter les libertés et les privilèges cle ses su-

jets habitant ou fréquentant la plaine des fsser; ils de-

mandèrent également que l'accès des marchés turcs

leur fût accordé. Dans le cours de celle même année,

une paix dans ce sens fut signée entre Moh'ammed

Ben-Kanoun, caïd des Isser, délégué du Dey d'Alger,et El Had]. Moh'ammed ben Za'moum, chef des Flis-

sa (1). Avec la Kabylie imposant ses exigences, il était

évident que le Gouvernement d'Alger touchait "à la pé-

riode finale de son règne ; son impuissance devenait

visible. Epuisé et sans prestige, le Turc détesté n'arri-

vait même pas à se faire respecter dans les rues de

sa capitale où le désordre ne cessait de régner. Aussi

pour conserver encore le pouvoir, son gouvernement

évitant toutes complications avec le Djurdjura se vit

(1) Mercier, « Histoire de l'Afrique Septentrionale», Tome IIIpage 449 avec nombreuses références.

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272

contraint d'accorder dans cette affaire des Flissa tou-

tes les concessions demandées par les montagnards.

Malgré cet esprit cle conciliation, la paix et le calme

désirés ne furent pas de longue durée. La Kabylie por-

tail dans ses flancs trop cle plaies turques pour con-

server son calme et supporter plus longtemps le joug

de l'oppresseur. Aussi le conflit des Flissa à peine ré-

glé, voilà que cle nouvelles complications surgissaient

clans la Kabylie orientale, région soumise à l'influence

de l'ordre des Rah'mama; une formidable insurrection

éclata et faillit dans son élan emporter d'assaut la. ville

de Constantine. Voici en quelques mots les péripéties

de ce terrible événement :

En 1804, sous le commandement du marabout Bel-

Ah'rech secondé par le Moq'addem de la confrérie, le

nommé Zeb'bouchi, les Kabyles des Aïfh-Forgan et des

Aïfh-A'.mran se soulevèrent et menacèrent Constanti-

ne ; mais les colonnes d'Osman bey, alors en expédi-

tion, d'abord chez les Righa et puis aux environs de

Sétif, rappelées en toute hâte, purent aisément délivrer

la ville et refouler les montagnards vers le nord. Pour-

suivant les assaillants, le bey atteignit El-Milia où il

entra sans encombre. Des soumissions furent reçues,mais Bel-Ah'rech, blessé dans l'un des combats contre

Constantine et réfugié clans la montagne, était encore

vivant. Comme les tribus qui lui avaient accordé refu-

ge et protection ne voulaient pas le livrer, le beyOsman voulant les châtier commit l'imprudence de

s'engager avec son armée dans leurs montagnes. Aver-

tis de l'audace des Turcs, les Kabyles attendirent les

colonnes aux passages les plus difficile pour fondre

sur elles et en faire un terrible massacre.

En effet, on dit que les Turcs éprouvèrent là une des

plus cruelles défaites que les Kabyles leur eussent in-

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— 273 —

fligées. Prises dans un défilé, les colonnes turques fu-

rent cernées et anéanties par des guerriers parmi les-

quels se remarquait particulièrement un bon nombre

de femmes qui prirent une large part au combat où le

bey Osman, le premier, trouva la mort (1).

Nous relatons cette affaire, qui fut un vrai désastre

pour le prestige turc, pour noter que l'arrogance et la

lâcheté du Yoldach furent payés en retour par un

adversaire dont la fierté et la bravoure traditionnelle

montrèrent une fois de plus qu'il n'était pas toujours

aisé de violer impunément ses sentiments de dignité

et de liberté résumés par la formule sacrée de

Y « À'naïa ». La tribu qui avait accordé sa protectionà Be!-Ah'rech ne pouvait faire autrement, que de lutter

jusqu'à la mort pour faire respecter son honneur en-

gagé par 1' « A'naïa ». La participation des femmes

au combat livré aux Turcs indiquait suffisamment toute

l'importance que l'affaire prenait aux yeux des monta-

gnards. (2).

Ce terrible échec ne fut pas sans produire des échos

sur les cimes du Djurdjura où la nouvelle du succès

du Ghérif Bel-Ah'rech ne- put que rehausser le près

tige de la Khouanerie mise sous la protection des Ka-

byles.Il advint donc qu'à l'ouest comme à l'est de la Kaby-

lie les affaires turques étaient partout en baisse ; le

mouvement de la réaction kabyle se faisant plus entre-

prenant, il était à prévoir qu'une débâcle générale de

l'autorité des beys'et de leurs caïeds dé l'intérieur ne

(1) Mercier, « Histoire de l'Afrique septentrionale » Tome III,page 460 ; Berbrugger,« Epoques militaires de la grande Kabylie »page 127; De Grammont : « Histoire d'Alger i> pages 364-365;Revue Africaine, Féraud, (Histoire de Djidjelli) N° 59, page 209 :N» 69 page 24, N»70 page 249.

(2) Voir sur « l'À'naia kabyle « La Kabylie et les Coutumeskabyles » Tome III, pages 77 et 162par Hanoteau et Letourneux.

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— 274—

larderait pas à se produire. En attendant l'heure de

recevoir le coup de grâce, les représentants du gouver-

nement turc devenaient le jouet des tribus entre les

mains desquelles était passé, sinon effectivement du

moins moralement, tout le pouvoir administratif de

leurs caïedats. Emprisonnés dans leur poste de com-

mandement, leur séjour, parmi elles, ne semblait être

qu'une simple tolérance. Sans force, ni prestige, leur

présence au milieu des tribus devenait pour celles-ci

un prétexte de révoltes successives à la suite desquel-

les les colonies turques subissaient inévitablement les

conséquences fâcheuses des colères kanyles.

L'entrée du XIX0 siècle marquait donc le déclin réel

de la puissance turque, particulièrement en Kabylie où

son autorité était fortement ébranlée. Les échecs suc-

cessifs infligés par les tribus aux expéditions militai-

res des Turcs ne pouvaient évidemment que diminuer

le prestige du pouvoir central. D'ailleurs avec sa poli-

tique d'oppression et de concussion, le gouvernementde YOudjak ne pouvait obtenir d'autres résultats que

l'insubordination et l'anarchie des sujets soumis à son

autorité.

Bientôt la famine qui sévissait déjà sur tout le paysde l'intérieur ne tarda pas à se faire sentir clans la

capitale même ; contre l'incurie de l'administration, la

population algéroise, qui souffrait de rétal de misère

auquel était réduite la capitale, aigrie par le marasme

de son commerce, fut excitée par certains meneurs qui

annonçaient à tout le monde que le Trésor public, livré

par le Dey et lapidé par certains favoris, usuriers juifs,était vide ; les Algérois affamés et ruinés se soulevèrent

et dans leur colère n'hésitèrent pas dès lors à rendre

tous les Juifs responsables de cette calamité, Les fa-

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— 275 —

meux Bacri et Busnach, qui avaient, en effet, le mono-

pole de l'exportation des grains, passaient pour être

les vrais auteurs, sinon de la ruine de quelques com-

merçants, mais de la disette générale dont tout le mon-

de souffrait.

Le 25 juin 1805, le janissaire YaWia se faisant l'in-

terprète de la colère publique, accostant Busnach qui

sortait du parais, le tua d'un coup de pistolet en di-

sant : « Salut, ô roi d'Alger ».

Les conséquences de ce geste criminel, qui fut en

ville le signal de l'émeute et du pillage, furent encore

plus désastreuses. Bacri, l'autre soi-disant affameur

des Algérois, prenant la fuite, échappa à la mort, mais

le dey Moustafa, accusé d'être le complice des acca-

pareurs et des usuriers, ne tarda pas à subir le même

sort ; lardé de coups de poignard, son corps livré à

la populace fut traîné dans les rues. Cette scène maca-

bre ne s'acheva pas sans bris ni sac des boutiques et

magasins du quartier juif.

Pendant que ces tristes événements se déroulaient

à Alger, dans la province de l'ouest en Oranie, les af-

faires n'allaient pas mieux. Dans la même année, nous

voyons des religieux, prenant la cause du peuple op-

primé, descendre dans la rue et prêcher ouvertement la

révolte contre le gouvernement turc. Un moq'addemdes Derkaoua, après avoir pris les armes et infligé une

défaite au bey, s'empara du pouvoir et s'installa en

maître à Mascara.

Religieux ou laïc, arabe ou kabyle, l'indigène en

avait assez du régime turc. À Constanliné, à Alger, à

Oran, partout le même esprit, la.même agitation ; la

tyrannie des deys et des janissaires provoquait des

soulèvements, et le prestige de l'autorité ébranlée

dans ses fondements, subissait successivement des19

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— 276 —

échecs irréparables. Tout ce désordre, tous ces mal-

heurs qui désolaient les populations -paisibles de l'Al-

gérie indiquaient suffisamment le degré de décrépi-

tude auquel le gouvernement turc était arrivé.

L'indiscipline des Janissaires, le peu de respect que

ceux-ci professaient à l'égard du chef de l'Etat et de

son administration vénale, l'amour du lucre, la faci-

lité avec laquelle le Dey faisait passer au « Cordon

de soie » les beys trop avares, l'influence corruptrice

du « bakchich », tout cela ne pouvait naturellement

provoquer chez le peuple que mépris et révolte. Se

servant de son arme habituelle, il se jetait dans l'in-

surrection, et dans sa colère déchaînée, pour exercer

sa vengeance, il se livrait aux excès les plus abomi-

nables ; des chefs, beys ou caïds et autres tyrans lo-

caux, se trouvaient être ses premières victimes. Il va

sans dire que les tribus, en s'attaquant aux individus,

ne manifestaient par là avec la satisfaction de ven-

geance directe que le vif désir de se débarasser du ré-

gime qui les opprimait.

Ce fut là certes la manière de voir les Zouaoua dont

l'état d'insurrection depuis deux siècles restait la meil-

leure arme pour eux dans leur lutte contre les Turcs

qui, malgré leur impuissance avérée ne se décidaien!

pas à quitter les régions occupées de la basse Kabylie.Vers la fin, il convient de remarquer cependant que pour

s'y maintenir encore, les représentants du gouverne-ment se voyaient comme d'habitude obligés d'acheter

la paix, soit en renonçant au recouvrement des faibles

impôts exigés des tribus, soit en abandonnant des ter-

ritoires de colonisation compris dans leur zone de

commandement. C'était inévitable, le menaçant oragede la montagne kabyle, en crevant,- ne pouvait que

grossir les multiples et rapides torrents qui, en se

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— 277 —

déversant sur la plaine, y provoquaient des crues ir-

résistibles. Le Sebaou débordant, aucun barrage, au-

cune digue ne pouvait empêcher les flots de son cou-

rant impétueux de submerger et d'emporter le Turc

et les siens pour les rejeter à la mer.

En 1807, pendant que le bey de Titteri guerroyaitcontre les Oulad-Naïel dans le sud, les A'rib sous le

commandement d'un certain Rabah'-Ben-Taléb se soule-

vèrent et prirent le bordj de Sour-El-R'ouzlan (Aumale).Entraînés par cet exemple, les Flissa, à leur tour, pri-rent les armes et menacèrent de nouveau la Metidja ;

mais le dey fut assez habile pour négocier et arrêter

ce mouvement. Faisant de larges concessions aux mon-

tagnards, il fut assez heureux de rétablir de bonnes

relations avec le Djurdjura ; cette paix lui permitmême de demander et d'obtenir le concours des con-

tingents Zouaoua, d'abord contre l'intraitable et insai-

sissable Bel-Ah'rech qui inquiétait Bougie et Sétif, et

ensuite conte H'amouda, bey de Tunis, qui, de son

côté, menaçait la province de Constantine {!).

Mais cette réconciliation de façade, établie entre

Alger et le Djurdjura, ne put être évidemment de lon-

gue durée. La paix, sans la libération complète de son

sol, était pour la Kabylie une ironique comédie dont

le montagnard n'avait jamais été dupe. Enfin, il arri-

va que l'agitation qui régnait dans l'Est gagna bientôt

toute la Kabylie. Le déclanchement du mouvement in-

surrectionnel fut causé par une maladresse politiquedu gouvernement turc.

(1) - Voir dansT« Histoire de l'Afrique Septentrion;ile », tomeIII pages467et 469 avec références sur les mouvements d'insur-rection provoqués par le chérif Bel-Ah'rech et par H'amouda, beyde Tunis.

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— 278 —

'Les Mokrani, descendants des seigneurs de la Gue-

la'à des Beni-Abbas étaient une grande et puissantefamille dont l'influence s'étendait de la Medjana, sur

tout le Hoclna et même sur le Zab. Les Mokrani étaient

naturellement les seuls maîtres de la Medjana ; quoi-

que divisés entre eux sur l'attitude à prendre, à l'égarddes Turcs, ceux des membres de cette famille, quiétaient partisans des Turcs, avaient jusqu'alors main-

tenu leurs frères dans l'ordre et la neutralité ; mais

ceci ne put durer longtemps ; bientôt certains d'entre

eux, mécontents du gouvernement d'Alger poursuivantde leur mépris et de leur haine les Turcs qu'ils consi-

déraient comme des intrus, finirent par se soulever et

se déclarer ouvertement ennemis du Dey d'Alger. Les

premiers effets de celle révolte devenue inévitable, ne

fardèrent pas à. rendre les communications entre Algeret Constantine des plus précaires. Le passage des ca-

ravanes par les Biban était rendu, du fait des brigan-

dages, inabordable. Cette route coupée, toutes les pos-sessions turques de l'est et du sud-est se trouvaient

isolées et leur existence fortement menacée. En pré-sence d'une situation aussi critique le gouvernement

d'Alger ne pouvait mieux faire que de rechercher les

moyens de faire disparaître le danger.

Vers 1813, une colonne turque envoyée par le beyde Constantine dégagea la voie et arriva jusque clans

la haute vallée de l'oued Sah'el; là voulant poursuivreet châtier une bande de pillards commandés par des

Mokrani dissidents, elle se laissa entraîner dans une

gorge où les Kabyles l'entourèrent et lui tuèrent prèsde 200 hommes.

Pendant ce temps, le bey de Médéa qui guerroyaitdans le H'odna chercha à attaquer les mêmes Mokrani

par le Sud; après y avoir remporté quelques succès, il

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— 279 —

fut finalement défait et ne sauva sa tête que par la fuite.

Ce nouvel échec permit à l'insurrection cle prendre de

l'extension et de causer aux Turcs de sérieuses in-

quiétudes.

Ce fut alors que le dey d'Alger donna, l'ordre à O'mar

Agha, chef de la milice, d'organiser une expédition et

de se rendre au plus vite à Bou-Sa'acla, lieu fixé com-

me point cle ralliement avec les troupes cle l'Est. La

colonne partie d'Alger, ayant décidé, pour rejoindre le

point cle concentration, de passer par la Kabylie, arri-

va bientôt au col des Beni-Aïcha d'où elle s'apprêtaità remonter la vallée des Isser en passant par Palestro

et Bouïra.

La Kabylie déjà en état d'effervescence était, prêteà faire face à toutes les éventualités ; la venue des co-

lonnes lui donna l'occasion d'intervenir ; et prenantles armes, elle coupa le chemin cle Palestro et chercha

à empêcher les troupes turques d'aller plus loin.

En effet, dès que les premiers goumiers cle Moh'ani-

mcdr-ben-Kanoun, caïd des Isser, se mirent en mouve-

ment, le feu commença ; envoyés en avant-garde de

la colonne, clans la direction de Bouïra, les Mkhaznia

avancèrent, mais dès qu'ils touchèrent à la montagne,ils furent sérieusement attaqués et obligés de se re-

plier.

Cette première agression, qui eut lieu dans le ter-

ritoire des Aïth-Khalfoun, eut pour auteurs principauxles Flissa, ces terribles guerriers que les turcs con-

naissaient depuis si longtemps pour la rudesse de leurs

coups. Après ce premier choc qui 'fut très meurtrier,Ben-Kanoun et quelques survivants de son goum, par-

vinrent, en battant en retraite, à se réfugier à Bordj-'

Ménaïel, où l'agha Omar, accourant à son secours, vint

le délivrer des mains des montagnards. Jouant de.pru-

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— 280 —

dence et de diplomatie, le général turc arriva, non

sans peine, à dégager la route de Bouïra et à rétablir

un peu de calme et d'ordre dans la vallée de Tisser, de-

puis Bordj-Mér.aïel jusqu'à la plaine du H'amza. (1).

Le commandant en chef, pressé d'arriver dans la

province cle Constantine, et négligeant pour le moment

la Kabylie, alors en étal d'effervescence complète, con-

tinua donc son chemin vers l'est où il lui tardait d'ar-

river, non seulement pour rétablir la paix, mais sur-

tout pour y exercer une vengeance personnelle sur un

cle ses ennemis, le Bey de Constantine. Dès son arrivée,

il fit en effet arrêter celui-ci, mettre aux fers, puis

étrangler et remplacer par un certain Tchaker, son

ami personnel. Suivant l'exemple de son protecteur, le

nouveau bey abusant du pouvoir ne put dans l'exercice

de ses fonctions qu'être tyrannique et sanguinaire.

Cependant la révolte se rallumait en Kabylie. Alors

que les autres tribus maintenaient les caïeds et leurs

partisans assiégés clans leurs bordjs, les Flissa selon

leurs habitudes, non contents de piller les colonies des

Isser, débordaient sur la Metidja où, avec leurs rapi-

nes, ils répandaient la terreur. Maîtres de la plaine, ils

devenaient bientôt un danger terrible et immédiat pourla capitale. Aussi, dès que la présence des monta-

gnards dans le Sah'el fut connue, les campagnes cle la

banlieue se vidèrent, et l'arrivée des « Fehsi » en fuite

fut bientôt le signal d'une grande agitation dans la

ville-d'Alger. La population effrayée par l'approche des

Kabyles s'ameuta et causa beaucoup de désordre.

La situation était grave. Le gouvernement rendu

responsable de cet état de choses, des complots se nouè-

rent contre le Dey El H'adj-A'li ; la conspiration ayant

fl^ Histoire,de.l'Afriav Septentrionale, Tome III, page 483 etde Grammont, Histoire d'Alger, page 374.

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— 281 —

gagné son entourage, le malheureux pacha ne tarda

pas à être étranglé par un jeune nègre ; mais ce crime,

loin de ramener le calme, ne changea rien à l'état d'a-

narchie qui régnait dans l'administration intérieure de

rOudjak.

Le 7 avril 1815, c'est-à-dire quinze jours après,

son remplaçant subit le même sort. La fonction de dey

devenant une condamnation à mort ,les candidats se

firent rares. Omar-Agha qui devait être pour quelque

chose dans toutes ces intrigues criminelles, prié de

prendre la direction de l'Oudjack d'Alger qu'il feignait

de refuser depuis longtemps, se décida enfin à accep-

ter le pouvoir.

Pendant que ces tristes événements se déroulaient à

Alger, Omar-Agha, de retour cle la région de Constan-

tine, se trouvait en Kabylie ; tout en dirigeant cle loin

les intrigues -de cour, qui se trafiquaient à Alger, il

aiguisait ses armes et se préparait à châtier les Aïth-

Khalfoun qui l'avaient trahi lors de son précédent

passage. Mais la précipitation des événements l'ayant

obligé à interrompre ses projets de vengeance contre

la Kabylie, il rentra à Alger.

Son rappel précipité à Alger ne lui donna donc pasle temps d'obtenir la soumission complète des Flissa ;niais la construction du pont des Beni-Henni, jeté parlui sur Tisser durant cette campagne, put être achevée.

Large et solide, ce pont construit sur plusieurs arches

permit dès lors aux Turcs d'assurer, en toute saison,

d'une part, leurs relations directes avec la province de

l'est, d'autre part d'établir des communications cons-

tantes entre Bouïra et Bordj-Ménaïel ; ce fut là, au

point de vue stratégique et commercial, une 'oeuvre de

première importance; Boùïra, devenant dès lors le dé-

bouché de la belle et riche plaine de H'amza, ne put que

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— 282 —

prospérer dans son rôle de poste de relai de premier

ordre sur la route cle Bougie et de Constantine.

En somme tous ces succès ne purent que servir le

parti militaire qui, avec Omar-Agha, s'empara du pou-voir. Le général turc rappelé et mis à la tête du gou-

vernement, son installation de nouveau chef se fit sans

difficulté. Quelques exécutions données comme exem-

ple aux fauteurs de troubles, Alger, 'épuisée et rengor-

gée de sang, se calma. Mais étant donné la nature cle

son mal, la pauvre ville profondément contaminée parla gangrène turque n'était plus faite pour vivre clans

l'ordre et la paix. Avec un corps au sang vicié, l'abla-

tion d'un de ses membres ne pouvait que prolonger son

agonie et retarder l'heure fatale de sa destinée.

Pendant que se déroulaient tous ces événements quifirent couler tant cle sang, il est à noter que dans leur

politique extérieure, les Turcs selon leurs instincts cle

rapine et d'arbitraire, loin cle respecter les conventions

et lois internationales clans leurs relations avec les na-

tions étrangères, ne manquaient pas d'exaspérer égale-ment par la multiplicité de leurs forfaits les puissan-ces européennes.

L'année de 1816 fut une période cle nouveaux mal-

heurs pour les côtes barbaresques ; la croisière de

lord Exmouth, entre autres, vint humilier et châtier

durement Tripoli, Tunis et Alger. La flotte cle cette

dernière ville, surprise clans le port, y fut entièrement

détruite par le bombardement des navires de guerre

anglais. Ces désastres, qui ruinèrent bien des Raïes,ne furent certes pas faits pour relever le prestige des

Turcs auprès des Algériens, leurs sujets.

Cependant, dès son arrivée à la tête du pouvoir,

O'mar-Agha aussi fin diplomate que bon administra-

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— 283 —

teur, essaya de panser les blessures ; l'ordre un peu

rétabli dans la police d'Alger, il s'appliqua de son

mieux à réparer les dégâts causés par les Anglais

et calmer la douleur que les Raïes éprouvèrent par la

perte de leurs frégates endommagées ou coulées. Vou-

lant rétablir un peu d'ordre dans l'administration de

l'Oudjak, des ordres en conséquence furent adressés

aux différents chefs de l'intérieur.

Quant à la Kabylie toujours turbulente, le nouveau

dey recommanda à ses agents appuyés d'une colonne

de n'y rechercher qu'à ramener un peu de calme. Ce

fut ainsi que la révolte des Flissa se termina enfin par

une paix qui fut signée avec leur chef BenrZamoum.

Les Flissa, qui étaient, une grande confédération, s'en-

gageaient par ce traité à payer aux Turcs un tribut

annuel de 500 boudjouh (cle 900 à 1.000 francs envi-

ron). En revanche, les marchés turcs de la plaine des

Isser et ceux même d'Alger devaient être largementouverts aux montagnards.

Malgré ce succès local et momentané, le malheur

ne s'éloigna guère des gouvernants turcs ; la fatalité

voulut qu'ils mourussent tous d'une mort violente.

C'étaient là, peut-être, un des effets de la justice im-

manente qui veut que « l'on soit châtié par où l'on a

péché ». Les décisions cle la Providence, étant immua-

bles, les 'faits qui vont se dérouler vont, ici plus qu'ail-

leurs, confirmer les arrêts de cette fatalité qui fit, pen-dant trois siècles, cle la malheureuse cité d'Alger une

ville cle bourreaux et cle rapine.L'année de 1817 ne va donc pas finir sans voir en-

core une nouvelle série de spoliations et cle crimes. La

séance sanguinaire débute par l'exécution du bey

d'Oran, accusé cle vouloir frustrer le Trésor du Beylek.Invité à se rendre à Alger pour verser le « dennou-

che » (part d'impôts revenant au dey), le bey, sans mê-

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-284 —

fiance se mit en route; mais étant d'avance condamné,

les chaouchs envoyés à sa rencontre ne lui donnèrent

pas le temps d'atteindre la capitale. Suivant les ins-

tructions reçues, le malheureux bey fut étranglé et

abandonné au pont du Chélif. Cette nouvelle lâcheté

révolta bien des consciences et excita contre le dey des

colères qui ne purent se contenir. Dans l'ombre, une

conspiration s'organisa et ne tarda pas à mettre en

exécution ses funestes projets contre le chef de l'Etat.

Le 8 octobre 1817, le dey contre lequel se tramait

ce complot de haine et de vengeance se vit tout à coup

cerné par ses ennemis et étranglé à son tour, dans son

propre palais. Son protégé et ami Tchaker, le bey de

Constantine, qui, souvent sans raison, avait fait cou-

ler aussi tant de sang-, ne tarda pas, trois mois après,à subir le même sort. La nouvelle de sa mort, de la

disparition d'un gouverneur aussi vulgaire que sangui-naire fut. un soulagement pour toute la province de

l'est. Ces deux exemples étaient un terrible avis pour

les tyrans qui oubliaient que la Justice et le Droit

étaient seuls durables.

Mais la suppression d'un tyran ne débarrassait pasle peuple opprimé d'un régime aussi exécrable, comme

de même, l'ablation d'un membre ne guérissait un corps

corrompu ; le peuple algérien ne pouvait espérer quel-

que amélioration à son état malheureux que par un

changement radical dans la forme de son gouverne-ment.

En attendant, les despostes qui payaient de leur tête

les tyrannies qu'ils exerçaient sur le peuple, n'empê-chaient pas les calamités de s'abattre sur les malheu-

- reuses populations, qui, réduites au désespoir, se li-

vraient à toutes sortes d'excès. Ces crises de rage et

de folie qui ne semaient évidemment autour d'elles que

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— 285 —'

la ruine et la désolation, ne faisaient qu'aggraver la

situation générale de la Régence d'Alger.

Le meurtre du dey Omar eut lieu à la suite d'une

effervescence de la population algéroise effrayée par

la réapparition de la peste. Le nommé Ali-Khoudja,

principal instigateur du précédent complot à la suite

duquel il s'empara du pouvoir, pensa, après ce coup

de force, aux moyens cle donner à sa personne toute

la sécurité voulue. Comme il savait par expérience que

la tête du dey était toujours l'enjeu des crises chroni-

ques provoquées par les caprices des Jannissaires et

des Raïes, il chercha, dès lors en prenant les rênes du

pouvoir, à se dégager de l'étreinte directe et brutale

que la soldatesque exerçait sur la personne du Dey.

Pour plus de sécurité et d'indépendance, il alla donc

s'installer avec ses bureaux à la Kasba; suivant l'exem-

ple cle certains deys, une garde d'honneur composée

de 2.000 Zouaoua fut chargée de veiller aussi bien sur

sa personne qu'à l'exécution stricte de ses décisions.

Avec l'aide des Kabyles et des Kourour'lis, il fit an-

noncer aux Yoldachs son intention bien arrêtée de

faire respecter la loi, de les soumettre, eux les pre-

miers,- à une obéissance absolue, au respect dû à la

majesté du trône. Après cette proclamation faite par

l'intermédiaire cle ses chaouchs soutenus par les

2.000 Zouaoua, tous les partisans ou amateurs du

désordre furent, sans tarder, éloignés ou exécutés ;

pour assainir la situation morale du pays, il permit aux

autres Turcs mécontents de sa sévérité de rentrer en

Orient. Continuant son 'oeuvre de purification et cle mo-

ralisation, il fit chasser des casernes toutes les fem-

mes non mariées; les tavernes et autres lieux de mau-

vaises moeurs furent fermés sur son ordre. Mais si ces

saines mesures furent joyeusement accueillies par ton-

Page 308: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 286 —

te la population honnête de la ville d'Alger, l'élément

agitateur avec sa lie fut mécontent ; et les Zebentoies,soldats célibataires, habitués à la débauche et aux vices

de la vie cle garnison, furent les premiers à se révolter

contre ces saines réformes.

Une tentative d'insurrection de la part des Yoldachs

soutenus par le ramassis de la populace fut vigoureu-sement réprimée et dans cette juste répression les sol-

dats kabyles chargés du coup de balai y donnèrent, de

bon coeur. Chassés d'Alger, la plupart des perturba- .

teurs expulsés ne trouvèrent rien de mieux que d'aller

se joindre aux troupes envoyées en expédition dans

l'intérieur pour les inciter à se soulever contre l'auto-

rité du Dey.

Bientôt ces agitateurs entraînant, tous les mécontentset la colonne cle l'est mutinée, se dirigèrent en force et

menaçants contre la capitale. Le 29 novembre 1817, ilsse présentèrent en ennemis sous les murs cle la ville;mais lorsqu'ils apprirent que la force de la garnison quidéfendait celle-ci, était assez sérieuse, les chefs des

mutinés, se montrant moins agressifs, essayèrent de

parlementer pour se faire ouvrir les portes.

Pour toute réponse, le Dey donna Tordre aux forts

d'ouvrir le feu, tandis que l'agha Yah'ia, commandant

en chef de la garnison, effectuait une sortie furieuse

contre les rebelles ; ceux-ci surpris et débordés fu-rent presque tous massacrés : plus de 1.200 Yoldachset 150 de leurs chefs restèrent sur le carreau ; là en-

core, les Zouaoua, chargés de repousser les assail-

lants, exécutèrent les ordres reçus non sans trop fairesentir la rudesse de leurs coups. Cette leçon fut certesdes plus dures pour l'orgueil et l'arrogance des janis-saires ; exécrés de tous, leurs adversaires n'eurent

pour eux aucune pitié ; ceux qui, échappés du carnage

Page 309: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 287 —

de la bataille, essayèrent par la fuite de sauver leur

vie lurent rattrapés, faits prisonniers ou tués.

Le succès de cette affaire qui fut célébré par trois

jours de réjouissance permit au dey Ali-Khoudja d'as-

seoir son autorité en détruisant dans sa source cet élé-

ment de désordre et d'immoralité qu'ont toujours été

les Yoldachs des côtes barbaresques (1).

Nous sommes d'ailleurs, à une époque de l'histoire

où il ne restait des Turcs, venus en Afrique au temps

des Barberousse, que le déchet de cette race dégéné-rée. D'autre part, le métier de Janissaire, ou soldai du

dey, n'était pas réservé exclusivement aux Turcs d'o-

rigine ; on peut, au contraire, dire que l'enrôlement

pour le métier de militaire ne trouvait d'éléments pourle recrutement des bataillons que clans la basse classe

composée elle-même du rebut cle toutes les races, vi-

vant en Algérie.

La moralité cle cette armée turque était donc plus

que douteuse ; aussi avec ses moeurs déchues et son

sang corrompu, le soldat turc ne laissait, en effet, der-

rière lui que vices et tares. La caserne turque était

l'école de corruption par excellence, et ce fut dans les

garnisons turques que la jeunesse kabyle apprit les

plaisirs empoisonnés de la débauche et contracta dès

lors le « grand mal » qui lui laissa dans le sang le

germe de la syphilis, maladie jusqu'alors inconnue

clans le Djrudjura (2).

Malgré les mesures énergiques prises par le dey

(1) Mercier, « Histoire de l'Afrique Septentrionale », tome III,page 499 et suivantes, et Berbrugger « Epoques militaires de lagrande Kabylie », page 130.

(2) Hanoteau et Letourneux, « La Kabylie et les coutumes Ka-byles », Tome 1, page 459.

Page 310: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 288 —

tant contre les corrupteurs que contre les accapareurs,

la vie morale et matériellle de la population devenait

de plus en plus critique. La disette menaçait, la peste

sévissait. Dans les premiers jours du mois de mars

1818, le dey lui-même fut morielllement atteint par la

terrible épidémie. Sa mort prématurée fut vivement

regrettée par toute la population honnête de la ville

d'Alger. Ali Khoudja disparu, le désordre ne pouvait

que se manifester dans tout le royaume où l'autorité

turque était déjà fort discutée par les tribus de l'inté-

rieur.

Avant de mourir, le dey désigna, comme son succes-

seur, le Khoudjel-El-Khil, nommé H'oussaïn. Au mo-

ment où celui-ci fut appelé à la tête du pouvoir, la si-

tuation matérielle et morale de l'Oudjak était loin d'être

satisfaisante. Dans l'intérieur une grande agitation ré-

gnait dans toutes les tribus ; en Oranie l'étendard de

la révolte fut publiquement levé par certains mara-

bouts locaux; des chefs de confréries incitaient, le peu-

ple à se déclarer indépendant ; un des plus influents

d'entre eux, Sid El Uadj Mohi-Eddin, le père de Sid El

Hadj Abd-el-K'ader que nous verrons plus tard s'illus-

trer dans ses luttes contre les Français, soulevant toute

la région de Mascara, se déclara contre le régime turc.

Les Tidjania cle Aïn-Ma'dhi, renforcés par l'arrivée

de leurs frères du Maroc, se mirent en mesure de dé-

clarer ouvertement la guerre à l'autorité turque avec

laquelle leurs adeptes, les Oulad-Naïel, étaient en lutte

depuis longtemps. L'importance de cette dernière in-

surrection, par son extension, inquiéta tout particuliè-rement les Turcs qui furent mis en demeure d'envoyerdes secours urgents aux garnisons menacées des

Hauts-Plateaux.

La province de Constantine n'était pas plus calme ;le Hodna et la Medjana causaient depuis quelque temps

Page 311: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 289 —

par leurs agitations continuelles, les plus gros ennuis

aux beys cle Constantine. La faiblesse du gouverne-

ment restait donc évidente ; et, cet état de choses qui

permettait au désordre et à l'anarchie de régner en

permanence ne pouvait qu'activer l'écroulement final

du régime turc en Algérie.

Telle était, en quelques mots, la situation du gou-

vernement d'Alger au moment où le nouveau dey H'ous-

sain prit le pouvoir. Dès lors, la direction et le règle-

ment des affaires intérieures de l'Oudjak n'étaient pas

sans difficultés. Quant aux affaires extérieures la ques-

tion de la Course que les puissances chrétiennes vou-

laient à toute force régler, en exigeant le respect des

Irai tés signés avec les Turcs, était une question plus

qu'embarassanfe. 11 s'agissait d'une mise en demeure

de se déclarer pour ou contre la piraterie, dilemne qui

mettait dans toutes les tortures le gouvernement "d'Al-

ger. Dans cette alternative, le Dey n'ignorait pas que

s'il se soumettait aux injonctions des puissances étran-

gères et même de Constantinople, Alger se prêterait

difficilement à renoncer à la Course et à se dépouiller

ainsi de ses seuls moyens d'existence.

Déjà un ralentissement dans l'exercice de la pira-

terie provoquait des faillites et rendait la vie intena-

ble aux Raies algériens qui ne pouvaient se consoler

de se voir privés de cette source de richesse et de bien-

être. De sorte que ces entraves diplomatiques et poli-

tiques venant de Constantinople ou d'ailleurs soule-

vaient des colères terribles contre le gouvernement du

Dey, que « Behria » et commerçants accusaient de fai-

blesse et de poltronnerie.

Dès les premiers jours de son règne, le nouveau et

malheureux Dey faillit même, tomber deux fois sous

le couteau des, mécontents. Se sachant sérieusement

Page 312: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 2902—

menacé, et ne voulant pas s'exposer davantage,' il s'en-

ferma dans la Kasba entouré comme son prédécesseur

d'une garde composée de Zouaoua.

Comme soutien de son trône et cle son pouvoir, le dey

confia le commandement en chef des troupes à YAgha-

Yahia, qui fit ses preuves d'énergie et de fidélité dans

la précédente sédition. Cet énergique officier fut en

même temps chargé de la haute direction de toutes les

affaires civiles cle l'Oudjak et prit à cet effet le titre

à'Agha des Arabes,

Dans l'exercice cle ses fonctions aussi bien militaires

que civiles, l'Agha-Yahia essaya cle rétablir l'ordre en

imposant le respect dû particulièrement au pouvoir

central; grâce à ses qualités guerrières et administra-

tives, il parvint non sans peine à ramener un peu de

confiance et de calme dans l'esprit des Algérois et des

tribus mekhzen de l'intérieur; par son intelligence et

son énergie, il rétablit les finances et organisa l'armée.

En imposant partout le respect cle l'autorité, il putrendre ainsi les services les plus signalés à son gou-vernement en agonie en reculant de quelques années

l'heure fatale de la fin du régime turc en Algérie (1).

(1)Voir référencessur VAgha- Yah'ia, dans l'Histoire de l'Afri-que septentrionale, Tome III page 504.

Page 313: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

ÏIIL ~LlBEHRTIOil DE M pBYME

ZA'MOUM'MH'AMMEDAITH-KASSI ET LES

DERNIERS CAIEDS TURCS

SOMMAIRE

Sentiments du Kabyle au service du Turc. — Emploi del'activité berbère à travers les siècles. L'amour de la bataille,de la gloire et du butin fait du montagnard kabyle un ex-cellent soldat. — Le dey Houssaïen fait des Zouaoua clesa

garde, un corps d'élite.— Le désordre régnant dans l'inté-

rieur, le dey se prépare à organiser une colonne d'expédi-tion et lance des appels cle mobilisation aux différents ze-mouls. — Les A'mraoua kabylisés refusent, sous de vaguesprétextes, de répondre à l'appel du Makhzen. — Rébellion

symptomatique contre l'autorité turque. — Intervention de

Yahia-Agha et la politique kabyle. — Jeux des Çof : AïlhMohï-Eddin et Aïtli-Kassi ou Çof d'en-bas et Çof d'en-haut. — Avec les Amraoua partisans des Aïfch-Kassi, lestribus Aïtli-Ouaguenoun et Aïtli-Djennad étaient les plusmenaçantes pour la sécurité du Bordj-Sébaou et même de

Dellys. — Après avoir poussé une pointe sur Thamda qu'illivra aux flammes, Yaîiia s'attaqua aux Aïtli-Ouaguenounsur les quels il remporta de vagues succès. — Vers la. fin.de 1819l'agita termina la campagne en signant la paix avecies tribus dissidentes et Mh'ammed Aïtli-K'assi investidu titre de Gaïed des «Amraoua Cheraga». — Gouver-nement et fourberie des agents turcs. Complot et assas-sinat de Mh'ammed Aïth-Kassi au Bordj-Sebaou (1820).—

20

Page 314: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 392 —

Colère et soulèvement des tribus : Bordj-Sébaou et Boghnifurent de nouveau très menacés. — En guise de repré-

sailles, les Kabyles habitant Alger furent lâchement

molestés par les Turcs, ce qui provoqua de la part du

corps consulaire une protestation énergique contre de pa-reils procédés. — Le Dey Houssaïen inquiet et impuissantessaie vainement par des concessions de ramener les tribus

soulevées à l'obéissance et au calme. — En Kabylie les

Za'moum et les Aïth-Kassi se firent les pivots de l'éman-

cipation et les champions de l'indépendance kabyle.

Situation critique tant au point de vue politique qu'é-

conomique de l'àudjah d'Alger. — Avec un trésor vide,le Dey essaya cependant de réprimer les révoltes qui se

multipliaient chaque jour à l'intérieur. — Une campagnecontre les Beni-Abbas fut 'organisée : intervention du

marabout Beni-Ali-Clidrif pour y rétablir la paix. —

Selon les conventions arrêtées, SaM ou liabah' eut le com-

mandement de l'Oued-Sahel (1824). Tandis que les tribusdu Sébaou conservaient encore quelques apparences de

soumission, les Aïlh-Dj'ennad se déclarèrent nettement

indépendants et hostiles.

Affaire de la goélette américaine « The Harriet » à lasuite de laquelle le dey d'Alger reconnut son impuissance.— Mais au printemps 1825, une nouvelle expédition fut

organisée contre la Kabylie. — Aïth-Ouaguenoun et Aïth-

Djeïmad menacés prirent les armes. — Yah'ia agha atta-

qua séparément les deux tribus qui ne surent pas unir

leurs efforts pour se défendre. — De son Camp des Isia-hhen-Ou-meddour il dirigea le combat de façon à avoir

raison de l'une et de l'autre des tribus qu'il voulait châ-tier. Se servant de la politique locale il put aisément pé-nétrer dans le Haut-Sébaou jusqu'au pied cle Thamgout'où il incendia les villages de Freh'a et de Thimizar des

Aïth-Djennad.

Une Paix signée livra à l'influence turque les tribus dumassif occidental de Thamgout'. — La politique turque avecles populations soumises à leurs influences : Cajoleriesturques à l'égard des Marabouts ou chefs laïcs de Confédéra-tions. — Traces et souvenirs du passage du gouvernementturc. Les Aïth-K'assi choyés n'oublient pas la tradition etrestent Kabyles, c'est-à-dire libres et indépendants.

Page 315: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 293 —

On a vu précédemment que le corps des Zouaoua

formé par El-H'adj Ali-Khoudja avait su réprimer tou-

tes les insubordinations de la populace et même étouf-

fer les mutineries de la milice et que, grâce à ce corps

d'élite renforcé de Kourour'lis, l'Agha-Yahia put aisé-

ment dégager et sauver Alger menacée par des bandes

de janissaires en révolte.

Etant donné le genre cle sentiments du montagnard

à l'égard du Turc, le concours du montagnard pour

servir et soutenir un gouvernement qu'il détestait pour-

rait paraître paradoxal. Cependant, le sens de ce con-

cours était tout autre qu'on serait tenté de croire. Du

fait de l'enrôlement des Zouaoua comme fantassins

dans les casernes turques, de l'offre de leurs services

au profit du gouvernement turc, de leur dévouement

dans l'accomplissement de leur tâche pendant'la durée

de leur engagement, il ne faut pas déduire de tout cela

que les Kabyles étaient acquis au régime des Turcs et

qu'ils étaient alors bien soumis à leur autorité. Les

exigences de la vie, les aptitudes d'activité du mon-

tagnard avaient largement contribué à ce contact forcé.

Il ne faut voir là, avec toute sa loyauté et son res-

pect de la parole donnée, qu'une preuve de l'activité

débordante de la race; habitué à la lutte, le montagnardest naturellement porté vers les choses cle la guerre ;

. d'un tempérament ardent et belliqueux, le rôle de

guerrier l'a toujours fasciné et attiré. Révolutionnaire

clans l'âme, toute l'histoire cle sa vie s'est écoulée dans

le désordre et l'agitation.

Dès les temps les plus reculés, ne trouvons-nous pasen effet le Berbère mêlé à toutes les civilisations, àfous les mouvements de conquête, à toutes les expédi-tions guerrières entreprises en Afrique et même ail-leurs. Libyen avec les Grecs, Numide avec les Phéni-

Page 316: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 294 -

ciens et les Romains, Berbère avec les Arabes, Kabyle

avec les Turcs, c'est tout un; sa vaillance et son acti-

vité le mettent au premier rang des facteurs des civi-

lisations d'Occident.

C'était son caractère batailleur et aventureux qui

poussa le montagnard à vendre ses services militaires

aussi bien aux généraux phéniciens qu'aux empereurs

romains, aux émirs arabes qu'aux pachas d'Alger.

Guerrier actif et fier par tempérament, amateur inté-

ressé des richesses d'ici-bas, il est partout où l'on se

bat, partout où l'on peut plier et s'enrichir. Si l'amour

du butin et de la gloire le fascine et le pousse au com-

bat, le choc des lances, le bruit de la poudre, les cris

de rage et de mort de la mêlée, le grisent' et font de

lui un terrible adversaire, tant par sa bravoure et son

mépris de la mort que par son endurance, sa vaillance

et sa ténacité dans le combat. Aussi brave, mais plus

discipliné que le janissaire, le Zouaoua, par ses qua-lités natureles, a de tout temps fait un excellent soldat

et un vaillant guerrier. Fidèle et loyal, il est d'un dé-

vouement sans limite pour son chef comme pour sa

cause.

Ces qualités morales et guerrières des Zouaoua re-

connues et appréciées depuis longtemps, le dey Hous-

saïen conserva donc parmi ses troupes le corps de

Kabyles créé par son prédécesseur. Yah'ia-Agha l'or-

ganisa et le fortifia en provoquant des engagements

qu'il encourageait par tous les moyens. De ce corps

auquel il donnait tous ses soins, l'agha en avait, en

effet, grand besoin pour rétablir et maintenir le prin-

cipe de l'autorité du pouvoir central fortement ébranlé

en ce moment.

De tous les côtés, de l'intérieur comme de l'exté-

rieur, les nouvelles s'annonçaient mauvaises; si les

Page 317: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 295 —

relations diplomatiques avec les étrangers se trou-

vaient des plus tendues, en Algérie les insurrections se

multipliaient. Pendant que certaines tribus-makhzen

même se déclaraient ouvertement en révolte, d'autres

ne répondaient que mollement à l'ordre d'appel qui

leur était adressé; c'était dans tout l'Oudj'ak un désor-

dre général contre lequel il était urgent de réagir. Pour

cela, une armée forte et bien disciplinée s'imposait; et

le brillant organisateur l'Agha-Yah'ia, qui poursuivait

son plan, consacra tous ses efforts à la 'formation défi-

nitive du corps des Zouaoua, corps avec lequel, sou-

tenu par une cavalerie de choix, il allait dans l'inté-

rieur du pays pour rétablir un peu d'ordre dans le

royaume, guerroyer avec les tribus récalcitrantes et

l'emporter sur elles plus d'une victoire (1).

Nous avons dit, vers la fin du chapitre précédent que

sous l'influence d'agents religieux l'état d'insurrection

devenait presque général en Algérie et que les Tidjanirévoltés menaçaient particulièrement de soulever con-

tre le gouvernement turc toutes les tribus des Hauts-

Plateaux et du Sud Algérien. Ce mouvement d'insubor-

c'inaMon de la Confrérie des Tidjania était sûrement

le plus inquiétant de tous.

Dès son arrivée, le nouveau Dey, informé de la gra-vité de la situation, pensait donc aux moyens de répri-mer cette insurrection et de ramener à l'ordre les Tid-

(11 En 1830. le corps d'infanterie réellement régulier qui avaitparticipé à la bataille de Staouéli était celui des " Zouaoua ". L'o-rigine de notre corps de f* Zouaves ", remonte donc à cetteépoque. Au point de vue linguistique, le terme Zouave n'est d'ail-leurs qu'une altération du mot Zouaoua dont les modificationsvocaliques et orthographiques effectuéestant par les Arabes quepar les Français se présentent de la façon suivante : Zouav =Zouaou = Zouaoua, pluriel de Zouaoui = Gaouaoui = Agaoua,nom ethnique spécial qui'tlésigne l'habitant du Djurdjura.

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— 296 —

jania révoltés. Il leva des troupes et chargea le géné-

ral Yah'ia d'aller, en combattant et refoulant, leurs

partisans, châtier.les marabouts turbulents et insou-

mis dans leur fief même de A'ïn-Madhi. Pour effectuer

cette lointaine expédition, l'agha dans son ordre de

mobilisation adressé à tous les Zemoul, Iribus-makh-

zen, n'oublia pas cle faire appel également aux Mek-

kaznia des colonies voisines de la Kabylie. Mais chose

étonnante, il arriva que certains de ces Zemoul, parti-

culièrement les A'mraoua,. refusèrent de répondre à

l'appel qui leur avait été lancé; Ils prétendirent, pour

justifier leur refus, que le-contrat qui les liait, au

« Beylik » ne leur imposait pas les charges que le gou-vernement leur réclamait et qu'ils ne devaient le ser-

vice militaire que clans les régions limitrophes cle

leurs colonies; dans ces conditions, leur place de sur-

veillance étant en Kabylie, ils refusaient de participeraux expéditions lointaines (1).

Le refus était catégorique, la rébellion était évidente

et les motifs invoqués étaient plus que dérisoires, car

l'éloignement des lieux où se trouvait l'ennemi à com-

battre n'avait jusqu'alors jamais fait hésiter les con-

tingents Zouaoua. à se joindre aux colonnes expédi-tionnaires envoyées par les Turcs pour aller guerroyeren pays étranger, soit du côté de l'Ouest, soit du côté

de l'Est. Ce refus de la part d'une tribu makhzen était

un exemple frappant sur le degré de crépitude du régi-me turc en Algérie vers la fin du XVIIIe siècle.

Depuis trois siècles que les. Turcs étaient en Algérie,

jamais pareil argument ne fut invoqué par le fantassin

kabyle qui, au service des Turcs, put ainsi aller com-

battre tant au Maroc qu'en Tunisie. La raison réelle du

(1) Mercier « Histoire de l'Afrique septentrionale », Tome IIIpage 504.

Page 319: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 297 -

refus opposé par les A'mraoua était que ceux-ci étaient

pris dans l'engrenage kabyle, et que, subissant l'in-

fluence morale et sociale de leurs frères du Djurdjura,

ils voulaient, comme eux, reprendre leur liberté d'ac-

tion et leur indépendance.

L'amour du pays natal, les attraits de la liberté, les

souvenirs et traditions de leurs tribus d'adoption,

l'honneur et l'intérêt de leurs çofs, les mariages et les

sympathies formaient autant de liens qui les rivaient et

les fixaient au Djurdjura; cette attraction morale qu'ils

subissaient avec douceur les incitait depuis longtemps

à se détacher moralement et politiquement du Turc.

C'était cet état d'âme qui leur fit dire, prétexte aussi

ingénieux que sincère, que leur tribu avait besoin de

leurs bras, de leurs cavaliers et de leurs aimes pour

assurer sa défense.

La rupture tendant à une séparation était nette.

Dans cette réponse où leurs sentiments intimes étaient

à peine déguisés, les A'mraoua ne firent qu'exprimer

ouvertement la pensée qui animait la plupart des

Zemoul ou colonies installées autour de cette Kabylie

enchanteresse. Après la manifestation des A'mraoua,

il ne pouvait plus rester d'espoir à l'autorité turque de

s'exercer plus longtemps sur ces « Cailloux de bronze »

et « mangeurs de glands » de Lalla-Khelidja. Dès le

commencement du XIXe siècle, l'indépendance kabyle,

réparant ainsi ses brèches, va tenter de reprendre sa

revanche sinon par un refoulement général de l'en-

vahisseur, du moins par une résistance énergiquecontre les nouvelles et dernières attaques qui allaient

encore être dirigées contre elle. La rébellion des

A'mraoua ne laissait aucun doute aux Turcs sur la

triste situation que leur réservait la Kabylie. D'ailleurs,leur influence depuis quelque temps ne s'y exerçait

Page 320: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 298 - .

plus; sous la pression des tribus voisines leurs postes

avancés de commandement encerclés étaient partout

menacés de succomber.

Dès 1818, le bordj-Boughni fut pris et démantelé et

la garnison qui eut la vie sauve, grâce à la protection

de quelques « marabouts », l'ut chassée par les Guel-

choula et les Aïth-Sedq'a. Les colonies du moyen-

Sebaou subissaient à. peu près le même sort. Celle des

A'bid-Chamlal, soumise aux chocs des Aïth-Irathen et

des Àïth-Aïssi, arrivait à peine à se maintenir; le poste

avancé de Tamda, menacé par quelques contingentsdes Aïth-Djennad et des Aïth-Fraoussen, ne tarda pas

à tomber entre les mains de ces deux tribus. Tout le

moyen Sebaou, de Ïizi-Ouzou jusqu'à Mekla, fui repris

par les partisans du çof d'En-Haut, c'est-à-dire les

Kabyles.

Quant aux postes de commandement du Bordj-Sebaou et du Bordj-Ménaïel où se réfugièrent les repré-

sentants turcs et quelques-uns de leurs partisans, ils

furent bientôt cernés, l'un par les principales confédé-

rations du Haut-Sebaou unies aux Aïth-Ouaguenoun et

les Afith-Irathen el l'autre par les Flissa-Oumellil et

leurs alliés.

Dans ces conditions, il ne restait aux pauvres tribus

makhzen, qui voudraient encore conserver leur fidélité,

qu'à se soumettre pour éviter la perspective d'être

« mangées » par les dissidentes; dans cette alterna-

tive, le parti kabyle reprenant ses. droits, la voie à

suivre pour les «• Mekhaznia » et « Abid » était tout

indiquée. Isolés et sans force ni moyens de résistance

possible pour assurer leur vie et sauver leurs quel-

ques biens, ils ne pouvaient mieux faire, livrés à eux-

mêmes et à cette force de l'ambiance du milieu, quede se plier et de n'opposer aucune résistance au flot

débordant et tumultueux du torrent kabyle.

Page 321: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 299 —

De sorte que la plupart de ces colonies, minées par

la défection et privées bientôt des principaux éléments

qui les composaient, s'étiolèrent et furent réduites à

l'impuissance; leur influence morale annihilée, elles

devinrent pour l'administration locale plutôt une gêne

qu'une force; au point de vue militaire, leur concours

ne présentait guère toutes les garanties nécessaires de

fidélité; si certaines d'entre elles étaient encore fortes

et à peu près sûres, leurs sentiments de fidélité et

leur force étaient souvent neutralisées par des considé-

rations locales.

Sans passer ouvertement dans l'autre camp, les

autres tribus, hésitantes et indécises, entendaient ré-

server leur force pour l'employer, non pas au profit

exclusif de leurs maîtres les Turcs, mais à leur pro-

.pre avantage; sans trop se compromettre, elles atten-

daient que les circonstances leur donnassent, à elles

aussi, l'occasion pour reconquérir leur indépendance

et reprendre leur autonomie administrative.

Dégagées de l'étreinte turque, redevenues libres,

leur cause toute d'émancipation devenait dès lors com-

mune avec celle de leurs frères et alliés, les monta-

gnards. C'était fatal; l'opération était lente, le résultat

final lointain, mais le virus de la démocratie kabyle

qui avait depuis longtemps contaminé les éléments

hétérogènes des Zemoul, ne pouvait donner d'autres

résultats.

S'affranchir, reprendre toute leur liberté d'action et

disposer d'elles-mêmes, tel a été le mobile qui avait

poussé les A'mraôua, les premiers, à répondre à l'ap-

pel du Dey par un refus d'obéissance, refus sur la

portée et le sens duquel il n'y avait plus d'illusions

possibles. C'était la rébellion, la révolte contre le joug

du pouvoir turc. La Kabylie, instigatrice morale de la

Page 322: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

-300 —

conduite des A'mraoua, excita la colère du Dey, qui,

pour la châtier, lui dépêcha son foudre de guerre,

l'Agha-Yah'ia (1).

Revenu de l'expédition du Sud, Yah'ia-Agha se diri-

gea vers la Kabylie, où, nous l'avons dit, l'autorité'turque était également ébranlée. Le but principal de

cette opération était d'essayer de rappeler à l'obéis-

sance les A'mraoua dont les manifestations d'indisci-

pline et de séparatisme ne manquaient pas d'inquiéter le

pouvoir central; dans cette entreprise, Yah'ia devait

aussi profiter de cette mission administrative pourchâtier quelques tribus indépendantes qui avaient" osé

empiéter sur le territoire du bled-Makzen, particuliè-

rement dans la vallée du Sebaou.

Dans la vallée du Sebaou, les Aït-Ouaguenoun et les

Aïth-Djennad se trouvaient être les plus compromisdans la rébellion des A'mraoua. Cette dernière tribu,

soumise depuis longtemps aux fluctuations de la poli-

tique locale, était divisée en deux çofs : le « çof d'en

bas », ayant à sa tête la famille des Aïth Moh'i-Eddm

de Thaourga, chez les Beni-Thour, et le « çof d'en

haut » dont la direction était entre les mains de la

famille Aïth-Kassi (2).

Le col de Tizi-Ouzou marquait la ligne de séparationdes territoires occupés par les deux clans.

Pour le « çof d'en bas » resté gouvernemental, les

A'mraoua qui en faisaient partie, portaient le nom de« R'ouraba » (occidentaux); le caïd turc en était le

(1)Voir sur l'agha Yah'ia les notices publiées dans la " Revue

Africaine^"n° 103 pages 62, 68, 73 et suivantes ; n° 104 pages 89,112 et suivantes, etc... etc.. .par M. Robin.

(2) Robin : Organisation des turcs dans la Kabylie,*' Revue

Africaine " n° 98 page 140, n° 99, pages 68 et suivantes- etc...

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— 301 —

chef politique et le Bordj-Sebaou se trouvait donc être

leur point de concentration; tandis que le centre de

ralliement des A'mraoua-Cheraga (orientaux) se trou-

vait être Thamda qui était sur la rive droite .du Sebaou

sur le territoire même des Àïth-Djennad et des Aïth-

Ouaguenoun. Rappelons que ces derniers formaient

une puissante tribu et que leur territoire occupant la

partie occidentale de la chaîne de Thamgout' s'éten-

dait jusqu'aux portes de Dellys et qu'un certain nom-

bre de leurs villages dominaient du Nord le Bordj-Turc

et toute la moyenne et basse vallée du Sebaou. Toute

la chaîne maritime qui s'étend de Dellys jusqu'au pic

de Thamgout' était donc fermée aux empiétements des

Turcs, tant par les Aïth-Ouaguenoun que par les Aïth-

Djennad. Malgré des tentatives de toutes sortes pour

atteindre le petit massif de Thamgout' par mer ou par

terre, à cause de cette barrière naturelle les efforts

turcs furent vains.

Jusqu'ici, ces deux puissantes tribus parvinrent

donc, grâce à leur union, à résister vaillamment aux

assauts répétés de la domination turque. Mais au cours

des événements, il arriva que la question de çof s, habi-

, lement exploitée, l'ennemi, parvenant à briser leur en-

tente, ces deux tribus, comme toutes les autres, 'furent

à deux doigts de leur perte. La dernière campagnemenée exclusivement contre les Aïtli-Ouaguenoun et

les Aït-Djennad, fut un des plus malheureux exemples

donnés aux tribus qui ne voulaient pas comprendre

que leur force résidait uniquement dans leur union.

La mésentente entre les différentes Confédérations

composant le çof d'En-Haut, faisant le jeu des Turcs,

les partisans des A'mraoua-Cheraga restaient donc

seuls à faire face aux menaces de FÀgha-Yah'ia.

Ce fut en l'an 1819 que Yah'ia-Agha, à la tête d'une

forte colonne, arriva donc en Kabylie. La colonne, com-.

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- 30è —

posée en partie de cavalerie et renforcée d'une batte-

rie d'artillerie de campagne, atteignit, sans encombre le

Sebaou. Du bordj-Sebaou qu'il prit comme centre d'o-

pératioiii il commença sa campagne. Employant plutôt

l'intrigue que le canon, il fit cependant une démons-

tration dans la direction du Haut-Sebaou, razzia et

brûla quelques villages et fermes de la vallée:

A Thamda où se trouvait la résidence principale des

Aïth-Kassi, rien ne fut ménagé; tout fut détruit et livré

aux flammes. Les A'mraoua-Oufella châtiés, il revint

ensuite sur ses pas pour aller camper à Zaouia (Lita-

ma) située sur la rive droite du Sebaou au pied de

Makouda, important village des Aïth-Ouaguenoun dont

les chefs étaient depuis quelque temps en lutte ouverte

avec le caïed du Sebaou.

Cette affaire où se dessina une provocation nette-

ment marquée inquiéta la Kabylie et surtout les tribus

compromises dans la rébellion des A'mraoua. Les Aïth-

Kassi, les premiers insultés et humiliés, se préparè-rent à la résistance ; faisant appel à leurs partisans

pour venir les aider à tirer vengeance de l'insulte quileur avait été faite, ils s'armèrent et attendirent qu'uneoccasion propice se présentât pour fondre sur l'agres- .

seur.

L'agha-Yah'ia, tenu au courant de ce qui se tramait

autour de lui, ne perdit pas de temps. Cherchant à pro-fiter du manque de cohésion, de la division qui existait

au sein de la tribu sur le territoire de laquelle il cam-

pait, sans tarder il attaqua les Aïth-Ouaguenoun ; partides Beni-Thour et de Thaourga, secondé par les Mahid-

din, partisans des Turcs, il refoula les contingents des

Aïth-Ouaguenoun et eut sur eux quelques succès ; mais

un retour offensif, mené énergiquement par les habi-

tants, massés sur les hauteurs de la Mizrana, repoussaen leur infligeant de lourdes pertes, les Turcs et leurs

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— 303 —

goums. Reconduits jusque dans la vallée du Sebaou,

les Turcs fortement bousculés se réfugièrent dans leur

bordj. Par la force des armes, les Aïth-Ouaguenoun

restaient donc vainqueurs.

Cet échec qui pouvait se répéter et provoquer un

désastre plus grand, incita les Turcs et leurs partisans

à la prudence. Changeant de lactique, ceux-ci convin-

rent d'arrêter toute offensive de front par la crête con-

tre la tribu qui s'apprêtait à se défendre avec énergie.

L'agha Yah'ia, voyant en effet que d'autres contingentsalliés arrivaient à l'aide des Aïth Ouaguenoun, alors

que ses propres effectifs étaient relativement faibles,

feignit d'être satisfait des quelques premiers résultats

obtenus. Affectant de prêcher la réconciliation et l'ou-

bli, il lit dire à la tribu Ouaguenoun qu'il accepterait

les conditions de paix proposée.

Le traité signé avec les chefs kabyles du « çof d'en

haut », il ordonna à ses troupes et partisans de cesser,

les hostilités. La menace turque momentanément arrê-

tée, l'effervescence qui agitait les tribus parut se cal-

mer ; mais, au fond, ce règlement précipité du conflit

ne satisfit ni l'un ni l'autre des adversaires. Connais-

sant le caractère vindicatif des Turcs et la méfiance

des Kabyles, ce traité de paix de l'année 1819 ne pou-vait donc être qu'une espèce de trêve momentanée, si-

gnée entre les Turcs et la Kabylie.

Cependant, ces vagues résultats obtenus en Kabylie,Yah'ia rentra aussitôt à Alger, non sans avoir recom-

mandé à ses agents d'employer tous leurs efforts au

maintien de l'ordre et au rétablissement des relations

amicales avec les Aiïth-Ouaguenoun et particulière-ment avec la famille des Aïth-Kassi, le pilier et l'âme

du <( çof d'en haut ». L'esprit de réconciliation sinon

sincère, du moins politique, préconisé par Yah'ia, ne

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— 304 —

tarda pas, en effet, à donner tous les résultats atten-

dus. Peu après sa rentrée à Alger, l'agha eut la. satis-

faction de recevoir par l'intermédiaire de Za'moum re-

présentant des Flissa-Oumellil et de BenrKanoun, caïed

des Isser, la soumission officielle des Aïth-Kassi.

En réponse à ce geste de loyauté, leur chef M'hamed

Aïih-Kassi fut nommé cdied, des A'mraoua-Cheraga,c'est-à-dire du Haut-Sebaou. Du même coup, rassurées

par cette investiture, la plupart des familles-makhzen

qui s'étaient réfugiées dans la montagne revinrent aus-

sitôt reprendre leur poste de Mekhaznia et payèrent,

pour la forme, les faibles amendes qui leur avaient

été infligées à la suite de leur désertion. Les Aïth-Oua-

guenoun sous l'influence des Aïth-Kassi renouvelant

leur soumission livrèrent des ôlages. Sous la protec-tion des Aïth-Kassi le poste de Boughni fut rétabli.

Avant la fin de 1819, l'ordre dans cette partie de la

Kabylie semblait donc rétabli. (1)

Mais la perfidie turque, qui,, malgré tout, n'arrivait

guère à surprendre la vigilance des loyaux monta-

gnards, vint une fois de plus rappeler aux Zouaoua

que la mauvaise foi et la fourberie de grands criminels

ainsi dévoilées ne pouvaient attirer sur leurs auteurs

que le mépris et la haine de tout le Djurdjura.

Connaissant la traîtrise traditionnelle des gouver-nants turcs, les chefs kabyles qui avaient quelques re-

lations avec eux n'oubliaient pas 'd'être sur leur gar>et de prendre en conséquence les précautions néces-

saires pour faire face aux dangers d'une trahison tou-

jours posible. Dans cette atmosphère de duplicité, le

Turc se trompait s'il croyait par des fourberies de cette

nature surprendre la vigilance prudente des Kabyles.Les Aïth-Kassi, malgré les honneurs et les cajoleries

(1)Voir référencesdans Mercier « Histoire de l'Afrique Septen-trionale», tome III, page504.

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— 305 —

dont on les entourait, ne se fiaient guère aux représen-

tants turcs avec qui leur fonction les mettaient en rela-

tion constante. Moh'ammed-n-Aïth-Kassi investi du titre

de Caïed du Haut-Sebaou n'ignorait pas la rancune qui

couvait dans le coeur des Turcs contre lui ; mais se

sachant sans reproche et sans peur, il ne reculait

jamais devant leurs embûches. Fier et courageux, il

était prêt à répondre à toute lâcheté.

Vers 1820, Yah'ia-Agha qui ne pouvait oublier l'échec

que lui avaient l'ait subir les Aïth-Ouaguenoun soutenus

par les Aïth-Djennad devant Makouda, cédant alors à

ses sentiments de vengeance, chercha à châtier par

une lâche trahison la tribu qui l'avait humilié. Pour

mieux réussir dans ses noirs desseins, il fallait sur-

prendre la tribu en endormant sa méfiance et celle de

ses principaux personnages dont il fallait avant tout se

débarrasser en mettant ces derniers hors de combat.

Moh'ammed-n-Aïth-Kassi, toujours entouré des prin-

cipaux notables du « çof d'en haut » devaient être les

premiers frappés. A cet effet, de connivence avec le

Caïed du Sebaou, un complot fut ourdi contre eux.

Pour ne pas éveiller la méfiance des victimes désignéesla Kabylie, choisie par les conspirateurs, devait être le

'lieu d'exécution de leurs sinistres projets.

Le Caïed du Bordj-Sebaou fut donc secrètement

chargé d'organiser et d'exécuter le plan de ce guet-

apens. En effet, dans le courant de l'année 1820, Moh'-

ammed-n-Aïth-Kassi, le chef du « çof d'en haut », fut

convoqué un jour à se rendre au « Bordj » pour affaire

urgente et secrète ». Le chef kabyle, accompagné de

ses principaux amis alla au rendez-vous. La rencontre

fut apparemment assez cordiale. Un moment aprèsla réception, le caïed turc, sous prétexte d'entretien

intime et particulier entre lui et le chef kabyle, se leva

Page 328: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 306*—

et invita Moh'ammed-n-Aïth-K'assi à le suivre dans une

des salles du bordj.

Aussitôt entré et à l'improviste, Moh'ammed-n-A'ïlh-

K'assi qui passait devant fut, par derrière, abattu d'un

coup de pistolet lire par le caïed lui-même, cependant

.que d'autres assassins cachés dans le bordj se mon-

traient et cherchaient à cerner et massacrer ses com-

pagnons dont, il avait été traîtreusement séparé. Quoi-

que blessé mortellement, le chef kabyle, plein d'éner-

gie, fit face à l'ennemi et se servant de ses armes eut

la consolation, avant de rendre l'âme, de faire mordre

la poussière à son lâche agresseur qui, touché au

coeur, mourut sur le coup. La disparition imprévue du

chef des conspirateurs causa un certain désarroi par-mi les conjurés qui ne purent avoir raison de l'énergi-

que résistance de leurs victimes.

Le bruit de l'attentat répandu par les échos des mul-

tiples coups de feu échangés permit aux tribus voisines

où l'alarme fût aussitôt donnée, de prendre les armes

et de se tenir sur leur garde pour empêcher les Turcs

et leurs partisans de mettre à exécution leur plan de

surprise et de razia dans la région du Haut-Sebaou (1).

Il a été convenu, en effet, que ce guet-apens devait

être immédiatement après suivi d'un coup de main

ayant pour but la destruction de Thamda et de ses dé-

pendances. Mais la nouvelle de ce crime odieux.s'étant

rapidement répandue dans toute la Kabylie, les tribus

s'agitèrent, et, prenant les armes, les Aïlh-Djennad, les

premiers descendus clans la vallée du Sebaou, brûlèrent

le poste avancé de Mekla et chassèrent le nommé « Ou-

badji » qui venait d'y être installé comme caïed au lieu

(1) Voir références dans Mercier, Tome III page 509. Consul-ter aussi, une note détaillée relative à ce guet-apens du Bordj-Se-baou dans l'ouvrage intitulé " Chants populaires de la Kabylie duDjurdjura ", par Hauoteau, page 454-458.

Page 329: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 307 —

et place d'un Mth-Kassi. A ce signal, tout le « çof d'en

haut » se mit en mouvement et menaça de déborder sur

les possession turques de la région. Les colonies des

A'bid-Chamlal, de la Zaouia, du Bordj Sebaou et de

Boughni furent de nouveau mises en danger.

Devant ce soulèvement général des tribus kabyles, le

Makhzen s'irrita et les Turcs d'Alger furieux d'avoir

manqué leur coup, ne trouvèrent rien de mieux, en

guise de représailles, que d'arrêter pour les jeter en

prison, les quelques kabyles dénoncés ou rencontrés

en ville. Avec des mesures aussi ineptes qu'arbitraires,

prises contre de pauvres innoncents dont la plupart

étaient depuis longtemps employés soit dans les mai-

sons de commerce, soit dans les consulats européens,

le Turc ne faisait qu'exciter les colères et activer sa

déchéance ; avec de pareils procédés tolérés par l'ad-

ministration, il était aisé de noter combien étaient gra-

ves le désarroi et l'impuissance du gouvernement d'Al-

ger à cette époque !

Aussi, ces arrestations arbitraires et en violation des

droits des gens provoquèrent-elles de la part de tous

les représentants européens accrédités à Alger une

protestation énergique auprès de l'Oudjak ; mais fas-

ciné et aveuglé par le malheur qui l'attirait vers l'abî-

me, le gouvernement turc devenu insensible aux con-

seils les mieux avertis ne changea rien à sa politique

d'oppression et d'exaction. Un régime qui ne se distin-

guait que par sa scélératesse et sa félonie ne pouvait

vivre plus longtemps.

Fixée depuis longtemps sur les sentiments des Turcs,

la Kabylie ne s'étonna pas outre mesure des actes de

lâcheté commis à rencontre des siens ; déjà lasse du

joug qui pesait sur elle, les exactions répétées des

Turcs ne purent que l'inciter à doubler ses efforts qui,

21

Page 330: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

- 308 —

avec une résistance soutenue, lui permettrait d'arriver

se dégager définitivement de leur étreinte.

Dans sa colère déchaînée, la Kabylie allumant ses

feux d'alarme appela aux armes toutes ses tribus, et

bientôt dans tout le Djurdjura un soulèvement général

éclata. Dès lors, la situation de l'administration tur-

que devint réellement critique ; les nouvelles arrivant

de l'intérieur s'annonçaient des plus mauvaises ; par-

tout, aussi bien clans la vallée de l'Oued-Sah'el que.

dans celle du Sebaou, le vent de la révolte menaçait

de balayer les Turcs et de les rejeter eux et leurs

chaouechs hors des territoires kabyles (1).

Se sentant impuissant à contenir dans ses déborde-

ments la tourmente kabyle, le dey chercha à en retar-

der les effets en parlementant avec les montagnards ;

à cet effet des ordres nécessaires furent envoyés aux

différents caïeds de ces régions pour leur recomman-

der la plus grande prudence ; ils devaient non seule-

ment se montrer moins exigeants dans le règlement de

certaines affaires, mais accorder aux tribus toutes sor-

tes de concessions et promettre aux familles mécon-

tentes les satisfactions morales et matérielles qu'ellesdésiraient obtenir du Makhzen ; dans leurs démarches,

l'appui de certains personnages maraboutiques ne de-

vrait pas être négligé pour obtenir la réconciliation

souhaitée.

L'intervention de l'influence maraboutique en faveur

de l'autorité turque fut de la part du dey une des con-

ceptions des plus heureuses; appelés à jouer le rôle

d'arbitres, quelques-uns de ces marabouts réussirent

en effet à ramener un peu de calme dans l'esprit de

certaines tribus.

(1) "Epoques Militaires de la Grande Kabylie" par Berbruggerpages 132 et suivantes.

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— 309 —

Dans la vallée du Sebaou, l'effervescence créée- à la

suite cle l'assassinat de Moh'ammed-n-Àïth-Kassi était

tellement. grande que les Turcs furent obligés, pour

calmer cette agitation menaçante, de solliciter l'aman,

la protection des A'mraoua, même des dissidents à qui,

avec une amnistie entière et complète les concernant,

ils promirent cle satisfaire également aux exigences des

autres tribus, leurs alliées. A celles d'entre elles qui.se

plaignaient d'être lésées dans leurs intérêts, Yah'ia-

agha promit de leur rendre justice et de les faire dé-

dommager.

Selon les clauses de la « réconciliation », pour mé-

nager les intérêts et respecter l'amour-propre des

chefs du te çof d'en haut », des réparations morales ou

matérielles leur furent sur-le-champ publiquement ac-

cordées par le Gouvernement d'Alger. La famille des

Aïth-Kassi, après avoir obtenu 1' « aman », rentra en

possession de ses domaines de Mekla' et de Thamda. La

« Diya », prix du sang, ayant été repoussée avec mé-

pris par elle (i), il restait à trouver le moyen moral de

la dédommager de la perte de son chef. Lui reconnais-

sant la grande influence qu'elle exerçait sur les tribus

du Djurdjura, elle fut remise à la tête des « A'mraoua-

Cheraga » ; un des fils de Moh'ammecl-n-Àïth-Kassi,

le nommé Belkassem, fut, en lieu et place d'Oubadji,

nommé caïed du Haut-Sebaou et réinstallé officielle-

ment à Thamga (1823). Dès lors les A'mraoua et leurs

alliés étant en partie satisfaits cle leur nouvelle situa-

(1) La "Diya

"prix du sang versé, recommandée par le droit

musulman est formellement défendue en pays berbère. Les Ka-nouns kabyles entre autres n'admettent dans la réparation à\isang versé que le moyen prévu par la loi du talion ; le seul cas derachat permis est celui qui consiste à donner en mariage à un filsou parent de la victime, la filledu coupablequi doit renoncer à la dotexigée de tout marié. La dette sera complètement effacéele jenroù l'épouse aura donné naissance à un garçon, appelé dès lors à

remplacer dans l'ordre de la famille le membre disparu,

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tjon, la caïedat du Sebaou ne tarda pas à reprendre sa

vie relativement, calme et presque indépendante.

Vers la même époque, le caïed des Isser, Ben-Ka-

noun, le représentant turc en Kabylie, put, par l'inter-

médiaire des « Ben-Za'moum et des Aïth-Kassi, arri-

ver à faire déposer les armes à quelques tribus récal-

citrantes; ce fut ainsi que, la réconciliation étant réta-

blie avec les chefs du « çof d'en haut », les turbulents

Aïih-Sedqa et les Guetchoula qui en faisaient partie,

furent ainsi amenés à composition."

Un arrangement promettant l'oubli du passé étant

signé entre Kabyles et Turcs permit à Yah'ia-Agha,venu clans la contrée avec une petite colonne, de rele-

ver, avec le concours cle quelques tribus, le Bordj-

Boughni détruit lors de la précédente révolte (1).

Dans ce fort reconstruit à quelque distance de l'an-

cien, l'Agha laissa une garnison et un caïd. Mais ici

comme dans toute la Kabylie, le pouvoir du représen-tant turc assujetti par les influences locales restait

bien éphémère; dans l'exercice de sa fonction, il ne

lui était guère possible de manifester d'autre autorité

que celle du « çof kabyle », qui, en fait, restait seul

maître dans la région.

Le fonctionnaire turc se sachant n'être là que « pourla forme », sa tactique était de se créer le moins d'his-

toire possible. Mis sous la protection de la tribu des

Amraoua, il n'avait de pouvoir direct que sur les colo-

nies installées dans sa zone de commandement. Ainsi

. placé sous la tutelle de 1' « Ànaïa » kabyle, il ne pou-vait évidemment prétendre exercer une autorité effective

sur les populations kabyles qui l'entouraient. Obligé de

s'astreindre au rôle presque passif que lui imposaient

(1) Voir Mercier, « Histoire de YAfrique septentrionale », TomçIII, page 515.

Page 333: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 311 - •

les circonstances, conscient de son impuissance pour

réagir contre l'activité débordante du montagnard, il

s'efforçait dans son administration de vivre autant que

possible en bonne intelligence avec les tribus voisines

de sa circonscription.

Le jeu des « çoîs » restant le seul moyen permettant

aux Turcs de se maintenir encore en Kabylie, Yah'ia-

Agha, mieux au courant sur les choses et les hommes

du pays, n'hésita pas un seul instant à s'en servir; si les

résultats de sa campagne furent assez satisfaisants, il

le devait certes aux sages directives que lui inspirait

cette politique locale.

Les résultats de cette campagne qui fut plutôt diplo-

matique que militaire, furent, étant donné la gravité

de la situation générale de l'Oudjak clés plus précieux

aux gouvernants turcs. La paix ainsi achetée aux

Zouaoua allait leur permettre, en effet, de porter leurs

efforts ailleurs et d'essayer cle faire face aux mille dif-

ficultés qui, en ce moment-surgissaient cle tous côtés à

la fois devant leur gouvernement.

Alger, déchirée et épuisée par le désordre, et l'anar-

chie, perdait chaque jour un peu de son prestige et de

sa force; ses relations avec les puissances étrangères

devenaient de plus en plus mauvaises; son port désert

causait les plus grandes inquiétudes au monde com-

mercial de la ville.

Dans cette gêne générale, le Trésor public, livré à

la rapacité d'agents d'affaires et d'administrateurs vé-

reux, sans responsabilité ni contrôle, se vidait à vue

d'oeil. Les richesses de l'Etat étant ainsi dilapidées, la

ruine générale devenait inévitable; déjà tout le royaume

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— 312 —

souffrait cle la disette. Le peuple torturé par la faim

et tourmenté par le fisc commençait à gronder, à tel

point que la sécurité des biens et des personnes deve-

nait bientôt, par l'incurie cle l'Administration, des plus

aléatoires. Les vols et les crimes qui se commettaient

un peu partout, aussi' bien dans la ville que dans sa

banlieue, désolaient toute la population.

A l'intérieur comme à l'extérieur la mauvaise politi-

que des deys ne sut donc faire de la glorieuse et opu-

lente capitale qu'une ville de ruines, une cité de for-

bans délaissée et détestée de tous.

Humilié et méprisé par les puissances étrangères,le gouvernement d'Alger, avec ses turpitudes et sans

prestige, ne pouvait certes inspirer du respect. La

désobéissance des Raies, les insubordinations des fonc-

tionnaires civils ou militaires, les révoltes constantes

des tribus étaient des preuves plus que suffisantes

pour indiquer le degré de crépitude auquel était tom-

bée la Régence.

Sans prestige ni force, Alger ne pouvait évidemment

maintenir dans l'ordre et le calme un royaume livré

à l'anarchie la plus profonde. Dans le Tell comme sur

les Hauts-Plateaux, Kabyles et Arabes, les tribus de

l'intérieur n'aspirant plus qu'à recouvrer leur indépen-

dance, continuaient leurs agitations et créaient un

meuvement nettement hostile au pouvoir turc.

Nous sommes à une époque où cette hostilité devient

une manifestation tellement sérieuse, grave même, quela réaction prévue, arrivant à son apogée, il ne reste

aux Turcs aucun espoir cle reprendre les guides dans

la direction clés tribus. En Kabylie, si l'insurrection

qui couvait clans le Sebaou s'était momentanément'

calmée, l'esprit de révolte ne tarda pas à se ranimer

Page 335: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 313 —

bientôt ailleurs, particulièrement dans la petite Ka-

bylie.

Dans Vêlé de 1823, les Beni-Abbès qui n'aspiraient

qu'au moment où il leur serait possible de reprendre

leurs terres de l'Oued-Sah'el et de la Medjana, profi-

tant d'un incident soulevé par le Makhzen, prirent les

armes; après s'être rendus maîtres de Mansoura, ils

défendirent aux Turcs l'accès des Portes-de:Fer; occu-

pant le passage des Bibans, ils coupèrent ainsi la route

de Constantine à Alger, « sous prétexte, dit M. Mercier,

que le bey de l'Est ne leur avait pas servi la redevance

de 500 moutons qu'il leur donnait habituellement (1) »

.pour s'assurer leur « anaïa » et le droit de passagesur leurs territoires.

Comme il fallait s'y attendre, cette révolte des Beni-

Abbès se propagea et gagna tout l'Oued-Sah'el jusqu'à

Bougie; dès lors, les nombreuses tribus cle la Soum-

mam entraînées par l'exemple, se soulevèrent et se

déversèrent, elles aussi, dans la vallée où les colonies

turques débordées furent emportées d'assaut et pillées;descendant la vallée, leurs contingents réunis et mis

sous la conduite d'un des leurs, le nommé Saïd-ou-

Rabah' se présentèrent en masse devant Bougie1- cédant

à la pression de cette formidable poussée, la ville fut

à son tour prise d'assaut. Le chef de la garnison quicherchait à fuir, fut arrêté et massacré avec son es-

corte.

La prise cle Bougie et la fermeture des Bibans deve-

naient un grave danger qui risquait par des complica-tions éventuelles d'ébranler définitivement dans ses

fondements l'autorité chancelante des Turcs en Algérie.

(1) Mercier, .«Histoire de l'Afrique septentrionale », Tome III,page 515.

Page 336: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

_ 314 —

Il n'y avait donc pas à tergiverser sur les moyens

énergiques exigés par les circonstances; il fallait, pour

réprimer ou plutôt étouffer cette terrible insurrection,

avant qu'elle ne s'étendit, la lactique et le doigté de

Yah'ia-Agha, le grand diplomate qui avait précédem-

ment obtenu de si remarquables succès dans le Sebaou

et ailleurs.

Au mois à'août 1824, Yah'ia-Agha, à la tête d'une

forte colonne expéditionnaire, accourut et arriva dans

la Petite Kabylie où il marcha contre les rebelles. Les

Beni-Abbès, les premiers attaqués, furent châtiés et

obligés de demander 1' « aman » et de fournir des

otages. Revenu dans la vallée de l'Oued-Sah'el, l'infati-.

gable agha, soutenu dans sa diplomatie par le vénéra-

ble et influent marabout Sid-ben-Ali-Chêrif de Chel-

lata, parvint également à faire déposer les armes à

Saïd-ou-Rabah', qui, d'après la convention signée entre

lui et Yahia-Agha, fut investi du haut commandement

dans toute la vallée de la Soummam. Celui-ci, chargéofficiellement de maintenir l'ordre, n'éprouva aucune

difficulté à faire rentrer les contingents dans leur

foyer; les Aïth-ou-Rabah', comme les Aïth-Kassi 'dans

le Sebaou, étaient une famille influente et très écoutée

dans toute la Soummam. D'ailleurs, la faculté de dispo-ser d'elles-mêmes, laissée aux tribus, ajoutée h la

promesse de respecter leurs biens et leurs usages ne

tardèrent pas à ramener le calme dans toute la région.La conclusion est que Zouaoui ou Sah'ili, le Kabyleaimant être maître chez lui, 'ne se révoltait que parce

qu'il se sentait menacé dans ses libertés.

Vers la fin du mois de septembre de la même année,

Yah'ia-Agha rentra à Alger, non sans avoir rétabli

l'ordre et réorganisé la défense de la ville de Bougiedont l'administration fut confiée à un nouveau foncr

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— 315 -

tionnaire turc. Ainsi se temina heureusement cette

campagne où le fin diplomate Yah'ia-Agha dépensa

plus d'éloquence que de poudre et versa plus d'or que

de sang.

Il convient de noter en passant que le succès du gé-

néral turc était en partie dû à l'intervention en faveur

de la paix du vénérable marabout kabyle Sid Ali-Chrii

dont l'influence tant sur les Beni-Abbas que sur les

Aïth-ou-Rabah' de l'Oued-Amzour, ne manqua pas de

s'exercer efficacement pour ramener le calme et l'or-

dre dans la vallée de l'oued Sahel.

Mais toujours logique avec lui-même, le Djurdjura

ne veut reprendre son calme complet que le jour où

il se sentira dégagé de l'étreinte de l'étranger. Tant

que les Turcs restent accrochés à ses flancs, énervé

par ce contact, il ne saurait s'empêcher de se débattre

et de s'insurger contre les intrus. N'ayant jamais ac-

cepté leur chaîne avec laquelle ils tentaient de l'entra-

ver, le Djurdjura restait pour les Turcs l'éternel mé-

content; d'où ses agitations périodiques. Aussi l'incen-

die, qui avait éclaté dans la Petite Kabylie et qui venait

à peine d'être éteint, ne manqua pas de s'étendre vers

l'Ouest et d'enflammer bientôt les chaînes voisines

occupées par les Zouaoua.

A la suite de cette effervesvence dans les hautes

régions de la Kabylie, la vallée du Sebaou retombait

dans le désordre. Les Aïth-Ouaguenoun et les Aïth-

Djennad y faisaient de fréquentes incursions. Dans

toute la basse Kabylie le prestige turc piétiné s'éva-

nouissait chaque jour; l'autorité du caïed du Bordj-

Sebaou, souvent foulé aux pieds par les montagnardsné s'exerçait qu'imparfaitement sur les Mkhaznia de

la Gaïedat.

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— 316 —

La majeure partie des A'mraoua redevenue kabyle,ainsi que nous l'avons fait remarquer précédemment,se mit ouvertement du côté des Aït-Ouaguenoun et des

Aïth-Djennad. Devenues puissantes et agressives, ces

deux tribus tendaient à se déverser dans la vallée

pour reprendre leurs terres; leurs agressions chaque

jour répétées devenaient une terrible menace pour les

colonies et postes turcs. Dellys même commençait à

souffrir de leur pression; suivant leur exemple, les

petites tribus soumises du littoral reprenaient leur

liberté d'action et bientôt toutes, les unes après les

autres proclamaient leur indépendance. La situation

des Turcs en Grande Kabylie était donc en ce moment

plus que précaire.

A Alger même, l'indépendance indomptable des

Zouaoua créait aux Turcs toutes sortes d'embarras ;

l'état d'insubordination des terribles montagnards

obligea plus d'une fois, et en présence des re--

présentants des puissances étrangères, le gouverne-ment de l'Oudjak d'Alger, à faire d'humiliants aveux

sur son impuissance; pour s'éviter des ennuis et pourmaintenir dans l'ordre certaines tribus du Djurdjura,le gouvernement était souvent obligé d'acheter leur

obéissance. Ces « têtes de bronze » étaient vraiment

difficiles à dompter, surtout dures à cuire et à accom-

moder à la sauce turque !

Dans le courant du mois de novembre 1824-, il arriva

que la goélette américaine The Harriet fit naufragesur la côte kabyle, en face de Thamgout' (environs

d'Azeffroun). L'équipage recueilli par la populationriveraine fut gardé prisonnier. Le consul américain, le

•nommé Shaler, résidant à Alger, averti de l'accident,fut en. même temps invité par les montagnards (Aïth-

Djennad) à leur faire parvenir 6.000 francs, montant

Page 339: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 317 —

de la rançon qu'ils exigeaient pour la libération de ses

compatriotes.

Voici ce que Shaler, qui relate lui-même cet événe-

ment dans son ouvrage, intitulé « Esquisse de l'état

d'Alger », à la page 293, dit sur cette affaire qu'il

avait vainement essayé de faire régler par l'intermé-

diaire du Gouvernement d'Alger :

« Le consul s'est donc rendu chez le ministre de la

« Marine (d'Alger) pour offrir la rançon exigée et faire

« prendre des mesures promptes pour rendre ses

« compagnons à la liberté. Le Ministre a assuré qu'on« n'avait rien négligé pour les délivrer, que les Kaby-« les au pouvoir desquels ils étaient en ce moment ne

« reconnaissaient ni la juridiction, ni l'autorité du

« Gouvernement algérien; et que même, si les prison-« niers étaient des Turcs, il faudrait ow payer la ran-

« çon ou les abandonner à leur destinée. » (1).

Le dey Houssaïen que le consul américain avait été

obligé d'entretenir pour le mettre au courant de la

fâcheuse affaire de The Harriet et des prétentions ka-

byles, en fut très mortifié. Blessé dans son amour-

propre, furieux de voir son autorité méprisée, il pensa

qu'une pareille insolence de la part des montagnardsne pouvait se pardonner. Une expédition fut donc déci-

dée et bientôt envoyée contre la Kabylie.

Dès les premiers beaux jours du printemps de Van-

née 1825, Yah'ia-Agha, avec une colonne de 500 à 600

janissaires renforcée de nombreuses troupes de gou-

miers, se dirigea sur la Kabylie. Avec l'appui des Beni-

Thour et des Thaourga, il attaqua les Aïth-Ouaguenounet les Aïth-Djennad qui, depuis quelque temps, ne

cessaient d'inquiéter les tribus-makhzen des Beni-

(1)' Cité par Berbrugger dans son ouvrage"

Epoques Militaires(le la Grande Kabylie ", page 305.

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— 318 —

Thour et Dellys. Malgré les difficultés d'accès de leurs

montagnes, les rebelles furent, dit-on, repoussés et

eurent 300 tués. Les pertes des Turcs dans cette pre-

mière rencontre, qui eut lieu en pleine montagne, ne

devaient pas être moins sensibles.

Mais voyant que les territoires des deux tribus

étaient difficilement abordables par l'Ouest ou par le

Nord, l'Agha-Yah'ia décida de ne rien lâcher avant

d'avoir sérieusement châtié les deux tribus. Changeantson plan d'attaque, il essaya alors de les aborder par le

sud de leurs territoires. Parti du Bordj-Sebaou, il re-

monta la vallée du Sebaou et, débouchant par le col

de Tizi-Ouzou, il arriva bientôt au confluent de l'Oued-

Aïssi, chez les A'bid-Chamlal où il dressa son camp.

Quelques jours plus tard, les Aïth-Ouaguenoun, dont

le territoire se trouvait facilement accessible de ce

côté, furent attaqués, certains villages de la fraction

des Aïth-Aïssa-Mimoun, situés sur le versant sud de

leur crête et à proximité de la vallée du Sebaou, furent

raziés et brûlés; leur grand village de Tiq'ouba'in fail-

lit même succomber ; mais l'indicipline des goums,

ayant mis du désordre dans les rangs des assaillants,. obligea les Turcs arrêtant leur élan de battre en retrai-

te pour essayer de regagner la vallée.

A ce moment, profitant de la faute de cette manoeu-

vre, les Aïth-Ouaguenoun aidés par leurs voisins de

l'est, les Aïth-Djennad accourus à leurs secours, dé-

clanchèrent une vive contre-attaque. Cette offensiveinattendue provoqua aussitôt du désordre dans les

rangs des troupes turques et obligea Yah'ia-Agha à

rappeler sa colonne en désordre et à subir un nouveléchec. Ce choc en retour qui fut des plus durs rappelaune fois de plus au général turc que la méthode deviolence n'était pas toujours celle qui convenait lemieux pour avoir raison de la résistance kabyle;

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— 319 —

Changeant alors de lactique et de procédés, il pensa

faire appel aux intrigues de la politique kabyle ; dans

ce but des agents de renseignements se mirent en mou-

vement et semèrent, appuyée d'or, la bonne parole de

l'intrigue et cle la fourberie. Se servant des influences

locales et des divisions de çofs, Yah'ia-Agha parvint

avec quelques concessions et des promesses à détacher

les Aïth-Ouaguenoun des autres groupes rebelles. Affai-

blis par cet isolement les imprudents Aïth-Ouaguenoun

devinrent dès lors une proie facile; aussi malgré leurs

premiers succès, ils se virent bientôt obligés de dépo-

ser les armes et d'implorer l'aman.

Le (( çof d'en haut » ainsi ébréché, Yah'ia-Agha

poursuivant ses. intrigues de dislocation, arriva, non

sans peine, à détacher complètement les Aïth-Kassi

des Aïth-Djennad.

Cette victoire diplomatique remportée dans son

camp des Isiakhen-ou-Meddour, le général turc, se sen-

tant libre de disposer de tous ses moyens militaires,

s'empressa dès lors cle tourner ses armes contre d'au-

tres rebelles. Sans perdre de temps, il attaqua les Aïth-

Djennad, terribles guerriers dont la résistance indomp-table s'était de tout temps opposée comme une barriè-

re infranchissable à l'extension de l'influence turquedans lé Haut-Sebaou.

Evitant scrupuleusement de donner le moindre préVtexte d'intervention aux Aïth-Irathen et Aïth-Fraous-

sen, en touchant à leur terres, Yah'ia-Agha passa sur

la rive droite du Sebaou et attaqua directement les

Aïth-Djennad, par Thala-A'outhman, Thamda et Guen-

doul.

Comme le territoire des Aïth-Ouaguenoun, celui de

la tribu des Aïth-Djennad est encore plus accessible

quand on l'aborde du sud, c'est-à-dire par la vallée du.

Sebaou. Thala-Othman, Thamda, Guendoul et Fréh'a

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— 320 —

sont des étapes successives qu'un bon cavalier peutaisément parcourir en très peu de temps. Pour un

coup de main à y exécuter, l'emploi de la cavalerie

peut y jouer un grand rôle et rendre de réels servi-

ces dans l'attaque des principaux villages échelonnés

sur les pentes douces et peu ravinées de la chaîne quise faufilent en une crête régulière vers l'Est pour aller

se souder au pic de Thamgout.

Yah'ia-Agha s'étant nettement rendu compte de la

topographie des lieux, divisa donc ses troupes en deux

colonnes d'attaque. Le gros de son armée composée de

fantassins s'avança contre Abizar, le premier villagedes Aïth-Djennad, situé sur la frontière occidentale de

la tribu. Partant d'Ia'skren, en passant près de Thiq'oub'ain chez les Aïth-Ouaguenoun, il essaya de con-

tourner et d'attaquer le village d'Abizar par la crête

marquée par des hauteurs rocheuses dominant le dit

village. L'attaque déclanchée du nord, il arriva un mo-

ment où les colonnes arrêtées par des accidents de

terrain, eurent de la peine à avancer. Les difficultés

d'accès présentés par la nature du sol se compliquè-rent bientôt par la résistance acharnée des habitants

qui opposèrent un obstacle assez sérieux. Fortifiés

dans leur village, solidement retranchés derrière les

rochers, les Aïth-Djennad tinrent tête et repoussèrenttous les assauts des troupes turques.

Devant cette résistance inattendue, Yah'ia-Agha, quiavait amené avec lui quelques pièces d'artillerie, bra-

qua ses canons sur le village; mais ces pièces sans

portée firent plus de bruit que de dégâts. Cependant

quelques bombes parvinrent au but et éclatèrent au

milieu du village où certaines habitations couvertes

en chaume ne tardèrent pas à être incendiées.

L'effet moral produit par cet engin incendiaire que

les montagnards voyaient et entendaient pour la pre-

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— 321 —

mière fois, fut assez grand; effrayés par les détona-

tions du canon et l'éclatement des bombes en flam-

mes, les habitants, voyant le feu gagner leurs maisons,

abandonnèrent le village.

Profitant de ce fléchissement de l'ennemi, Yah'ia-

Agha pensa qu'une diversion clans l'attaque ne pour-rait que donner d'excellents résultats. Faisant alors

avancer la deuxième colonne, il chargea Ben-Kanoun

de remonter le Sebaou avec cle la cavalerie et d'atta-

quer par le Sud, en passant par Thamda. Dans celle

sorte de razia qui fut ainsi effectuée sur les territoires

des villages Izarazen et Thimizar, les récolles furent

piôtinées et les arbres fruitiers coupés; les fermes de

Guendoul et de Fréh'ia furent pillées el brûlées.

En présence des dégâts causés dans leurs récoltes

el dans leurs villages, les Aïth-Djennacl démoralisés

sollicitèrent et obtinrent 1' « aman ». Le traité signé,

Yah'ia-Agha jugea prudent cle s'en tenir là et, sans

tarder, il rentra à Alger satisfait d'avoir obtenu de

si précieux résultats dans cette campagne (1).

Cette expédition et celle d'El-Bey-Moh'ammed sem-

blent être les seules à la suite desquelles les troupes

turques parvinrent à fouler le territoire des Aïth-Djen-

nacl. Dans cette campagne comme clans l'autre, cette

tribu toujours livrée à elle-même, c'est-à-dire avec ses

propres moyens, eut la fierté de ne céder que les armes

à la, main.

Par ce traité, toute la chaîne maritime de la Kaby-

lie tomba sous l'influence des Turcs; dès lors, les Aïth-

Djennad, amenés pour la première fois depuis les

Bel-K'adhi, à se soumettre effectivement à une auto-

rité étrangère, ne purent que s'incliner et exécuter les

(1) Voir références dans «.Histoire de l'Afrique Septentrionale»,Tome III, page 516, par M. E. Mercier.

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— 322 —

volontés du Dey, qui, voulant sans doute saper l'ordre

social établi depuis des siècles, ne trouva rien de

mieux que d'imposer à la tribu un cadi fonctionnaire

chargé d'organiser le nouveau régime. Mais le Turc

frappé de la malédiction de Sidi-Mançour,. comme le

Bel-K'adhi, n'aura pas longtemps à jouir de sa con-

quête; il sera à son tour, bientôt abattu et chassé d'Al-

ger et de Kabylie.

Quant au changement de régime entrevu, le sol ka-

byle ne se prête guère à la culture de plantes exoti-

ques; à côté de l'olivier séculaire et du chêne vigou-

reux qui couvrent les flancs rocheux du Thamgout',le frêle palmier de l'arabe ne peut y vivre. Le souve-

nir d'intronisation du cadi des Aïth-Djennad conservé

dans les annales des Kanouns kabyles est un petit fait

qui nous rappelle les efforts multiples et inutiles em-

ployés par les Turcs dans leur politique de pénétra-tion en Kabylie. Le montagnard s'assimile, mais ne

s'altère pas.

Le Dey pour qui cette soumission fut un joyeux évé-

nement ne manqua pas, pour faire oublier aux habi-

tants les malheurs de la guerre, de manifester ses bon-

nes intentions-aux tribus soumises; s'attacher les sym-

pathies de la population kabyle par une politique

pleine de sollicitude, c'était l'unique but de ses faits

et gestes. La vie matérielle et morale des tribus l'inté-

ressa au premier chef. Tout en réparant les fontaines

des villages, un certain nombre de travaux présentant

un intérêt public comme les chemins et les maisons

communes furent exécutés; ce fut ainsi que son atten-

tion bienveillante se porta particulièrement sur tout ce

qui présentait un caractère religieux; avec la cons-

truction de mosquées et de zaouias, des mausolées

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— 323 —

avec coupoles sur les tombes de certains marabouts

vénérés, furent édifiés. Le sanctuaire de Sidi-Man-

çour de Thimizar fut particulièrement restauré et em-

belli. Les Zerer'faoua, les Ia'zouzen et les Mlh-Iflik,

famille maraboutique de Tamgout' eurent leurs fon-

taines arrangées et leurs mosquées reconstruites à la

mauresque. Thifrilh-Aïth-El-H'adj et même Cherfa des

Àïlh-R'oubri eurent leur part dans les largesses du

Dey, dont le but principal était de s'assurer, avec la

sympathie des chefs religieux et laïcs, la libre exploita-tion de la riche forêt de Thamgout' et d'Akfadou.

La soumission de Beni-Djennad qui ouvrait une voie

sur Bougie fut donc des plus appréciables pour les

Turcs qui s'abstinrent dans leur administration de ne

pas trop s'immiscer clans les affaires locales; quoiqueles tribus soumises à leur influence eurent leurs caïds,les cités continuèrent à s'administrer comme par le

passé. Les effets de cette sage politique ne manquè-rent pas de se faire sentir dans leurs relations avec

les montagnards qui ne demandaient, en somme, qu'àconserver leur liberté d'action dans l'organisation de

leurs cités.

Dès lors, se voyant respectée et même honorée, la

Kabylie flattée rentra dans l'ordre. Profitant de cette

accalmie, l'administration turque pensa à organiser et

consolider ses colonies du Sebaou. Les Zemoul turcs

furent donc tous renforcés de nouveaux éléments en

partie recrutés sur place; la colonie de Boughni, grâceà son alliance avec les Àïth-Sedq'a et les Guechtoùla,

retrouva sa paix perdue; celle des A'bid-Chamlal, y

compris le poste de Thazar'arth situé sur la rive droi-

te du Sebaou et en aval des « gorges du pont de Bou-

gie », fut renforcée et organisée de façon à former

avec le bord] de Thizi-Ouzou un poste d'avant-gardede premier ordre dans le Moyen-Sebaou. Thamda et

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— 324 —

Thala-Othman furent réservés comme postes d'honneur

destinés à recevoir des Makhaznia détachés et mis, au

service particulier de la famille des Aïth-Kassi, dont.

la résidence et les biens se trouvaient toujours au vieux

Mekla.

Tout en raffermissant le pouvoir de l'autorité tur-

que en Kabylie, Yah'ia-Agha qui prit l'initiative de tou-

tes ces entreprises n'oublia pas, ainsi que nous l'avons

dit, de penser qu'il était de bonne politique de ména-

ger les suceptibilités du montagnard. Affectant de res-

pecter l'indépendance kabyle, il laissa libres de dis-

poser d'elles-mêmes toutes les tribus soumises par les

armes. Les relations administratives entre elles et le

pouvoir local du Makhzen furent nettement détermi-

nées par les traités signés particulièrement avec les

Aïth-Ouaguenoun et les Aïth-Djennad.

Si le caïed du Bordj-Sebaou garda la haute main

sur la direction générale du Makhzen du Sebaou et de

Boughni, la famille des AHh-ou-Kassi de Thamda fut

maintenue avec toutes ses prérogatives et conserva

donc ses privilèges de commandement dans tout le

Haut-'Sebaou ; sa zone d'influence qui commençait à

Tizi-Ouzou s'étendait jusqu'au col d'Akfadou.

Il en fut de même pour cette autre famille des Flis-

sa-Mellil, les Za'mpam qui furent officiellement recon-

nus comme représentants autorisés des tribus de

l'ouest de la Kabylie. Leur zone d'influence depuis

longtemps s'étendait jusqu'à Dra-el-Mizan. Si les

Aïth-Kassi tenaient le Haut-Sebaou, les Za'moum avec

les Beni-Khalîoun compris, restaient les maîtres incon-

testés du passage des gorges de Tisser (Païestro).

Bon administrateur et excellent militaire, Yah'ia-

Agha parvint, grâce à son énergie et sa diplomatie,

à rétablir un peu d'ordre dans cette circonscription

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— 325 —

du Sebaou dont les habitants, particulièrement les

A'mraoua, se firent reconnaître définitivement acquisau service de l'autorité locale. Toutefois cette influen-

ce locale étant uniquement exercée par les chefs Ka-

byles, les Aïth-ou-Kassi et les Za'moum, il était évi-

dent que les Mkhaznia ne pouvaient eux-mêmes s'em-

pêcher de se laisser entraîner par les fluctuations des

çofs qui agitaient les tribus voisines de Tisser ou du

Sebaou.

Dans toute cette politique, la Kabylie obtint gain de

cause puisque son administration resta, en définitive,confiée à des chefs kabyles, ses fils, champions de sa

liberté.

C'est, comme nous l'avons dit, l'opération lente et

inévitable de « kabylisation » que les éléments hétéro-

gènes introduits en Kabylie étaient obligés de subir.

La pacification des Aïth-Ouaguenoun et des Àïth-Djen-nad obtenue, la politique turque ne se doutait pas qu'àla suite de la paix qui ouvrait les barrières, le flot

kabyle allait se déverser sur la plaine .et l'y submer-

ger. En attendant, le montagnard, dégagé de toute

contrainte et de toute menace, se sentant libre dans

ses ébats, ne s'agita plus et suivant les directives de

la politique générale de son pays, il se mit au travail.

Depuis la dernière paix, les Aïth-ou-Kassi, reconn.ua

officiellement comme chefs et représentants de l'auto-

rité, il arriva que dans cette partie de la Kabylie sou-

mise à leur influence, les querelles entre A'mroua el

montagnards s'éteignirent d'elles-mêmes. Les « têtus

batailleurs » Aïth-Ouaguenoun et Aïth-Djennad, étant

les premiers intéressés à voir de Tordre régner dans

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— 326 —

le territoire confié à l'administration de Tune de leurs

familles, cessèrent toute agitation dans la vallée du

Sebaou où alors quelques cavaliers des Aïth-ou-Kassi

suffisaient pour en faire la police. D'ailleurs, si des

désordres fréquents se produisaient dans la circons-

cription du Sebaou, on peut dire que ces désordres

étaient en partie voulus, provoqués par des divisions

intestines entre certaines tribus, entre différents çofs

que la politique intéressée des Turcs se faisait un ma-

lin plaisir d'entretenir. Mais lorsque la cohésion, l'en-

tente- furenl rétablies, les çofs mieux éclairés sur leurs

vrais intérêts cessèrent de faire le jeu des Turcs en

mettant fm aux désordres qui déchiraient, et affaiblis-

saient depuis des siècles leur pauvre patrie.

En préconisant l'entente qui leur permit d'unir leurs

forces, les chefs de « clans » pensèrent avec juste rai-

son que c'était là la meilleure façon de servir utile-

ment et leurs propres causes et les intérêts générauxde leurs pays. Ce réveil du sentiment national poussales Aïth-Kassi par leur politique de ralliement à faire

des Aïth-Ouaguenoun et des des Aïth-Djennad des tri-

bus alliées formant une importante confédération.

En conséquence, les résultats de la campagne de

1823 ne furent pas en somme bien malheureuses pourla Kabylie. L'accord régnant dans son sein, elle allait

enfin pouvoir avec ses propres moyens faire compren-

dre à l'étranger pris dans ses filets que le moment pourlui de se soumettre et de s'adapter, était arrivé.

Comme le pouvoir, instrument de domination était

l'enjeu de toutes les intrigues turques, les Aïth-Kassi

une fois investis par les Turcs eux-mêmes n'oublièrent

pas que leur intérêt leur recommandait de travailler

pour leur propre compte; et, en gens avisés, ils ma-

noeuvrèrent dans ce sens de façon à exercer une in-

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- 327 —

fluence directe, sur tous les Mkhaznia des colonies,

tant sur les A'mraoua que sur les A'bid; le résultat de

leurs efforts dans ce but ne se fit pas longtempsattendre.

Nous avons vu que par la force des choses une

grande partie des Mkhaznia gagnés par les passions

de la politique kabyle se sont nettement déclarés pour

le parti des montagnards et que leur défection suivie

bientôt de leur admission dans le camp du « çof d'en

haut )), n'a pu être pour la réaction kabyle qu'un so-

lide appoint. Sans parler du point de vue moral que

présenta cette acquisition, la cavalerie des A'mraoua

dissidents fut pour les Aïth-Kassi l'auxiliaire par ex-

cellence qui leur permit dès le début de tenir tête à

leurs adversaires, les Aïlh-Mh'iddin qui disposaientdes A'mraoua du Bas-Sebaou, souvent secondés par

la brillante cavalerie des Isser. Si dans les Isser et le

Bas-Sébaou, Ben-Kanoun régnait, Bel-Kassem-n-Aïth-

Kassi, à la tête des « A'mraoua Cheraga » fortement

soutenus par les Aath-Ouaguenoun et les Àïth-Djennad,

gouvernait en maître indépendant, car malgré l'inves-

titure officielle d'Alger, Bel-Kassem-n-Aïth-Kassi ne se

considérait nullement fonctionnaire turc.

Dans le dernier traité signé par ces deux tribus

avec les Turcs ,1e maintien de la famille Aïth-Kassi à

la tête des A'mraoua-Oufella fut une des conditions

essentielles de la paix. Les revendications politiques

et territoriales des tribus étant reconnues, il ne restait

donc aux Turcs d'autres moyens de maintenir leur au-

torité en Kabylie que de l'appuyer par les Kabyles eux-

mêmes. La zone d'influence livrée à leur contrôle di-

rect a été officiellement limitée aux basses terres de la

vallée du Sebaou.

Pour protéger les colonies des A'bid-Chamlal et de

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— 328 —

Thazar'arth, des postes de relai et en même temps de

garde furent créés à Thala-Othman et à Ysiakhen-ou-

Meddour. Ce dernier poste situé au confluent de

TOued-Aïssi et du Sebaou était chargé de veiller sur

les faits et gestes de Irathen avec qui les agents turcs

s'abstinrent depuis l'affaire du bey Moh'ammed d'avoir

le moindre conflit. Comme le chemin qui conduisait

vers le Haut-Sébaou passait sur la rive droite du Se-

baou, le poste de Thazar'arth situé sur la rive gaucheet non loin de l'entrée des Gorges du Sebaou, fut pour-vu d'un bordj où résidait un détachement chargé de

la surveillance de cette partie de la vallée où se trou-

vait installée la colonie agricole de Chamlal.

Ce blockauss situé à mi-chemin entre Thamd'a et Ti-

zi-Ouzou était également destiné à servir de refuge et

à repousser des incursions possibles de la part dés

Aïlh-A'ssaïmoun, fraction des Aïth-Ouaguenoun. C'était

aussi un poste-vigie destiné à surveiller le confluent

de TOued-Aïssi et à donner l'alarme en cas de menace

de la part des Aïlh-Irathen dans la plaine des Isiakhen-

ou-Meddour.

Depuis le châtiment infligé au bey Moh'ammed, les

Aïth-Irathen respectés dans leurs biens comme dans

leurs personnes ne semblent pas avoir eu de graves

affaires nécessitant une sérieuse prise d'armes contre

les Turcs. A part quelques razzias que les cavaliers

arabes échangeaient en guise de représailles, de tempsà autre, avec les fantassins des montagnards, parti-culièrement avec les habitants à'Adni (1), les Turcs,

disons-nous, depuis l'échec infligé, à Taq'sebeth (Bou-

(1) Voir « Kanoim d'Adni » par Boulifa dans le Recueil deMémoirescl de Textespublié par les professeurs de l'Ecole Supé-rieure, à l'occasion du X1YCCongrès des Orientales à Alger 1905.

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— 329 —

zoufen), au XVIIIe siècle, au fameux sanguinaire bey,

par les. Irdjen, s'abstinrent de provoquer le moindre

conflit avec cette tribu.

Les Aïth-Fraoussen, alliés des Aïth-Irathen, furent

eux-mêmes respectés. Ce fut d'ailleurs là une des rai-

sons principales pour laquelle la voie de communica-

tion entre Thamda et Tizi-Ouzou était maintenue sur la

rive droite du Sebaou, dont le lit de la rivière marquait

la limite extrême des territoires, appartenant à la

puissante Confédération des Aïth-Irathen. Les Aïth-

Kassi, qui avaient besoin de la sympathie de tous, ne

pouvaient, se hasarder à empiéter sur le prestige de

leurs puissants voisins, grands partisans de l'indépen-

dance kabyle.

D'une façon générale, depuis le confluent de TOued-

Aïssi (Isiakhen-ou-Meddour) jusqu'à Fréh'a, les terres

situées sur la rive gauche restaient incontestablement

la propriété inviolable des Aïth-Irathen et des Aïth-

Fraoussen; les Aïth-Kassi qui tenaient à l'amitié de ces

deux puissantes tribus veillaient à ce que leur turbu-

lente cavalerie ne fut jamais autorisée à dépasser dans

ses mouvements une zone déterminée. Faisant partie

du clan des Igaouaouen dit « çof d'en haut », Belkas-

sem-n-Àïth-Kassi aurait manqué à son devoir de « chef

politique » en laissant molester les tribus Zouaoua pourla liberté desquelles sa famille était fière d'être le

champion. Dans toutes ses tractations avec les Turcs,

la famille n'oubliait pas qu'elle représentait le Djurd-

jura.

Suivant la tradition, l'esprit et le caractère de leur

race, les Aïth-Kassi, comme autrefois les. Aïth-El-K'adhi

ou les A'ïth-Bou-Oukhthoueh, ne pouvaient oublier quele sang kabyle coulait dans leurs veines et que l'amour

de l'indépendance et de la liberté était toujours leur

unique idéal. La libération de leur pays restant le but

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— 330 —

de leurs efforts, les Aïth-Kassi ne tardèrent pas à voir

•eurs aspirations se réaliser et à devenir bientôt eux-

mêmes les véritables maîtres de la vallée du Sebaou;

quant aux Isser, Za'moum, animés des mêmes senti-

ments et dominant également la situation, n'attendait

qu'une occasion pour donner le signal d'assaut contre

Bordj-Ménaiïei, dernier rempart du gouvernement turc

dans cette région,

Nous voici à la veille de 1830, c'est-à-dire vers la

fin de la domination turque en Algérie. Pendant les trois

siècles que dura leur règne, nous constatons sans

peine que les Turcs furent impuissants, malgré leurs

multiples efforts, à subjuguer la Kabylie; si des Bey-

gliergbeys, des pachas ou des deys ont parfois réussi

à faire accepter à certaines tribus leur alliance et leur

hégémonie, la force de leur influence fut sans portée.Même avec des soumissions prolongées, ils furent inca-

pables de dominer l'esprit kabyle; ce fut ainsi que dans

Tisser comme dans le Sebaou, leurs efforts pour y

implanter d'une façon définitive leurs lois et leurs

moeurs, furent bien vains. D'ailleurs, la conquête mo-

rale étant la seule durable, les Turcs, qui ne régnèrent

que par la force brutale, ne laissèrent derrière eux

que la haine et le mépris dans le coeur des populations

algériennes. La fin cle leur régime fut un soulagement

général pour toutes les tribus de l'intérieur.

Les Turcs partis, les deux vallées Isser et Sebaou,

qui furent les plus contaminées par la domination des

deys d'Alger, redevinrent ce qu'elles étaient : les bou-

levard naturels du Djurdjura ; donnant toute liberté

d'allure à leurs instincts et à leurs facultés, les mon-

tagnards ne tardèrent pas à reprendre, avec leurs

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- 331 —

droits de maîtres naturels du sol, toute leur force d'ac-

tivité et de vitalité, qui caractérisent leur race glori-

fiée par des milliers de siècles de lutte, sinon pour la

liberté et l'indépendance de son sol, mais pour le res-

pect, avec le maintien de son parler et de ses moeurs,

de son idéal social et moral.

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Page 355: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

CONCLUSION

En résumé, les trois siècles de domination turque en

Algérie ne parvinrent nullement à ébranler l'indépen-dance morale des Kabyles. A l'instar de leurs ancêtres,

ceux-ci ont su résister à l'envahisseur en défendant

leurs libertés, en protégeant leurs moeurs et leur sangcontre toute ingérence étrangère.

Si certaines tribus des régions basses du Djurdjuraont subi l'influence politique des conquérants Turcs,

aucune d'elles n'a définitivement accepté leur loi et

encore moins adopté leur langue. L'institution d'une

juridiction municipale aux lieu et place des vieilles lois

traditionnelles, que l'administration essaya d'introduire

dans la législation kabyle, par l'intermédiaire de ma-

rabouts ou d'autres agents, n'eut guère de succès. Le

légendaire Cadi des Aïth-Djennad, appelé à appliquerle code de Sidi-Khellil aux justiciables de la tribu, ne

laissa dans le pays qu'un vague souvenir.

Cependant, cette tentative d'islamisation qui menaça

de désorganiser, par la dislocation de la famille, la

cité kabyle, ne manqua pas d'être, pour la Confédéra-

tion des Aïth-Djennad, comme pour toute la Kabylie,la cause d'une période d'agitation profonde dans la vie

du montagnard. Après le régime féodal des princes de

Koukou, le montagnard faillit, sous l'influence du ma-

raboutisme, perdre ce qu'il détenait de ses ancêtres

depuis des siècles, c'est-à-dire la solidité par l'homogé-néité et l'inviolabilité par l'indivision de son patrimoine;

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— 334 —

heureusement que son amour des vieilles traditions et

son esprit démocratique le mirent en garde contre les

tentatives du nouveau danger qui le menacèrent aussi

bien dans sa vie privée que dans son régime familial ou

social. Réagissant contre une situation aussi critique,il eut bientôt raison des innovations des réformateurs

religieux du XIV0 et du XVIP siècles, qui tentèrent,surtout ceux de la dernière époque, de transformer,

par une - islamisation fort active, l'organisme de la

vieille société berbère. Si, au point de vue confession-

nel, il y eut quelques résultats, les efforts tentés pouramener une modification quelconque dans Tordre du

régime politique du Kabyle furent bien vains.

Bien assises sur un fondement social des plus soli-

des, satisfaites de leurs façons d'être clans une orga-

, nisation librement choisie par elles, ni la famille, ni

! la cité ne voulurent prêter l'oreille aux innovations

I qu'on leur proposait d'adopter. Un islam spécial adapté'à leurs conceptions fut le seul résultat obtenu dans ce

! prosélytisme religieux et social.

Ce fut ainsi que les décisions du « medjalès » du fa-

meux Cadi, installé chez les Aïth-Djennad au début du

XIX* siècle, n'eurent auprès du montagnard aucun effet

juridique et que seules furent, au contraire, respectéesou suivies par lui toutes celles qui étaient conformes

à l'esprit et à la lettre des sanctions prévues par les

Kanouns et approuvées par la Djema'a. Son droit cou-

tumier lui donnant pleine satisfaction, il continua à

méconnaître les exigences juridiques du Koran.

Devant une opposition aussi catégorique, la loi cora-

; nique se trouva donc impuissante à s'implanter dans

la cité kabyle ; le caractère théocratique de la législa-tion musulmane ne pouvait s'allier avec l'esprit, essen-

! tïellement républicain de la population kabyle. Les

grands bouleversements, survenus en Berbérie dans

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— 335 —

les premiers temps de l'islam en Afrique, n'ont été,

sans doute, provoqués par les schismaliques berbères

qu'à la suite de la méconnaissance de ce principe.Pour nos Kabyles du Djurdjura, celte méprise, ou plu-tôt cette confusion de pouvoir, ne se produisit pas,

puisque la loi laïque du montagnard ne toléra, dès le

début, aucun empiétement sur son domaine social et

politique.

Fiers de leurs kanouns séculaires, respectueux des

principes de leur vieille charte, sur laquelle était basée

leur société d'essence démocratique et laïque, les Aïth-

Djennad, comme les autres tribus appelés à se pronon-cer sur la revision de leur constitution, décidèrent de

n'accepter de la « Cheria'a», dont le peuple ne compre-nait d'ailleurs ni le sens ni les termes, que les articles

qui n'étaient pas en opposition catégorique avec leur

'statut personnel.' ~

: Ni le régime féodal, ni le régime théocratique, régi-mes auxquels les Turcs et les Marabouts essayèrent tour

à tour de les soumettre, d'abord par l'intermédiaire des

; Bel-K'adhi et ensuite sous le couvert de l'Islam, parl'influence de quelques personnages religieux ou de

\ familles maraboufiques, ne purent supplanter leurs

vieilles coutumes et leurs traditions ; bien plus, basées

toutes sur l'esprit démocratique et sur l'amour de Tin-

dépendance, ces traditions permirent au Djurdjura de

survivre aux dures et longues périodes d'agitation *l

d'anarchie qui le secouèrent. Malgré des secousses aussi

vives que répétées, le montagnard ne se laissa pasébranler ; conservant toute sa force morale et vitale

intacte, il put aisément résister à toute ces influences

néfastes qui essayèrent vainement de le désagrégerdans son organisation sociale.

D'un esprit réfractaire à toute sujétion et voulant

jouir dans sa vie sociale du maximum de sa liberté,

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— 336 —

son génie animé par une volonté de fer, l'attacha au

régime républicain légué par ses ancêtres.

Les influences d'essence autocratique ou théocrati-

que qui se constatent dans la vie sociale des Kabyles,sont des accidents dont l'histoire n'ignore pas les rai-

sons et les origines. Le Kabyle n'a pris de l'Islam que

ce qui est conforme à l'esprit de ses Kanouns et de ses

traditions ; il s'est islamisé sans s'altérer.

Qant aux tentatives de conquêtes matérielles du pays,les résultats furent en partie inefficaces ; et Ton peut

dire des Turcs que leurs efforts en Kabylie, efforts quidurèrent pendant trois cents ans, n'ont abouti qu'à une

occupation exclusivement militaire du cours du Bas-

Sebaou et de la plaine des Isser.

Les régions comme celles de Boughni, de Tizi-Ouzou

et de Thamda, étaient des conquêtes plutôt nominales

qu'effectives ; l'installation de ces colonies dans les val-

lées, la présence même des représentants iifres à Tizî-

Ouzou et à Boughni, ne semblaient être qu'une tolérance

de la part des tribus Guechtoula et Sedka d'un côté,

Ouaguenoun et Djennad de l'autre. Ce fut la raison

pour laquelle les Turcs, qui n'ignoraient pas toute leur

impuissance dans ces postes avancés, se contentèrent

d'investir, pour y gouverner, des personnages influents

et originaires des tribus soi-disant soumises à leur

influence. Dès lors, ces chefs, quoique au service du

Turc, n'oubliaient pas, dans l'exercice de leurs fonc-

tions, de réserver toutes leurs sympathies aux intérêts

de leur pays d'origine, le Djurdjura.La Kabylie reprenant ses droits et ses libertés, nous

voyons vers 1830 ces tribus Makhzen, avec des chefs

aussi indépendants, presque dégagées de l'étreinte de

l'Administration centrale d'Alger. Le tribut, droit de

suzeraineté ou impôt de soumission, exigé des tribus

à la suite de la campagne de TAgha-Yah'ia, n'était plus

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— 337 -

payé ni par les Gechtoula, ni par les Aïth-Djennad

Les Aïth-Kassi et les Za'moum régnèrent dans la basse

Kabylie en seigneurs libres et indépendants ; bien plus

les A'bid et les A'mroua changeant de camp devinrent,

plus tard, la base principale de leur force et les sou-

tiens réels de leurs fiefs.

Cette reprise de liberté, cette rentrée en possessiondes terres envahies par l'étranger, se trouva une fois

de plus conforme aux prévisions et destinées histori-

ques de la Kabylie. Les Turcs impuissants et épuisésfurent donc obligés de céder le pas aux montagnards en

s'effaçant devant l'influence morale et politique des tri-

bus et des familles régnantes dans le Blad-Makhzen.

Le cercle se refermant sur la faillite des efforts

turcs, la Kabylie redevient ce qu'elle a toujours été,c'est-à-dire libre et indépendante.

Partant de l'époque la plus ancienne jusqu'à la fin

du règne turc en Algérie ,notre aperçu historique em-

brasse un espace de temps d'environ vingt siècles et

comprend, dans cet immense cycle, deux grandes civi-

lisatons dont les effets ont' profondément transformé

et remué le monde occidental. Malgré les siècles do

lumière et malgré les bouleversements multiples quisecouèrent les peuplades de l'Afrique du Nord, nous

constatons, non sans étonnement, que'l'antique Djur-

djura est resté immuable parce que «' invulnérable ».

c Pendant ce long intervalle, dit M. Garette, qui vit

,« tomber l'empire romain, naître et mourir l'empire« arabe, naître et grandir l'Europe chrétienne, un

« pauvre petit peuple, exposé sur l'une des grandes- « routes de l'Ancien Monde, à tous les regards, à tou-

« tes les injures, brave les uns et les autres et con-

<,<serve dans ses montagnes, avec la civilisation tradi-

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— 338 —

« tionnelle qui lui est -propre, le génie et le langage de

« ses pères. » (1)

C'est là tout l'intérêt et en même temps la conclusion

de l'Histoire du Djurdjura, histoire sur laquelle peu-vent également s'exercer les réflexions des érudits en

ethnographie et en philologie berbères. La résistance

que le peuple kabyle a de tout temps opposée au jougde l'envahisseur, est un des épisodes des plus intéres-

sants dans l'histoire des peuples billont pour leurs

libertés.

Si l'esprit de conservation est une des vertus des

races humaines, dont la résistance kabyle donne un

bel exemple, la force de vitalité des montagnards de

l'antique « Mons Ferratus » ne manque pas, dans ce

cas, d'être des plus surprenantes. En effet, pendantun long espace de temps, le Djurdjura, témoin de bel-

les et tristes choses, a trouvé le moyen, après ries

invasions, des révolutions et des bouleversements suc-

cessifs et souvent violents, de rester indomptable et

immuable. Dans son invulnérabilité, il a assisté impas-sible aux plus grandes scènes de l'histoire de ["Occi-

dent. Dans ses eaux, il a>vu arriver et disparaître les

pacifiques Phéniciens; à ses pieds il a assisté impassi-ble au défilé des légions romaines et aux multiplescombats que ses fils soutinrent pour défendre leur

patrimoine et leurs libertés.

Si dans ces luttes d'indépendance, certains de ses

imfants furent domptés et soumis, le Géant de ?a

légende menacé, fut tout d'abord inquiet de cette agres-u'on, mai3 reprenant son calme, il se consola bien vite

de cette défaite par les belles et grandes choses queles nouveaux venus introduisirent dans son pays.D'abord méfiant, puis intrigué par leur genre de vie

(1) Carette, « Etudes sur la Kabylieproprement dite » Tome I,page 469,

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— 339 — '

et les merveilles de leur génie, il s'intéressa bientôt

à tout ce que les conquérants firent de grand et de

beau durant leur séjour sur ses flancs. Ce voisinage ne

fut pas pour lui sans profit; au contact d'une grandecivilisation il commençait à s'humaniser. Mais un beau

joui' une tempête soufflant de l'ouest se leva et emporta

tout; la violence de la tourmente vandale fut telle, queles Romains et leurs palais disparurent.

Le Géant retrouvant toutes ses libertés "d'action

reprit ses biens et, tournant le dos à la foudroyante

bourrasque, laissa passer l'orage qui détruisit et em-

porta les oeuvres consacrées par cinq siècles d'une des

grandes civilisations du monde. Dès lors, reprenantses habitudes traditionnelles, seul et isolé, il vécut

quelque temps dans la solitude, ignoré du reste de

l'humanité. Malheureusement, ce calme ne.fut pas pourlui de longue durée; de nouveaux éléments d'agitationse préparaient et allaient bientôt, l'obliger à interrom-

pre son sommeil et son repos.

Déjà, depuis quelque temps, un vague bruit de sa-

bots se faisait entendre du côté de l'Est; bientôt lé trot

des chevaux, le cliquetis des lances et des cimeterres

résonnant plus clistinctivement à ses oreilles réveillé- .

. rent notre Géant. Levant la tête et d'un regard inquiet,celui-ci vit derrière lui, assez loin dans le Sud, une

nuée de cavaliers rapides filer droit devant eux dans

la direction de l'Ouest. C'était la cavalerie arabe devant

laquelle tout cédait. Cependant, l'apparition de cette

chevauchée, les frayeurs qu'elle causa et les houles

'! qu'elle provoqua jusque dans les vallées avoisinantes

! de sa chaîne ne l'inquiétèrent pas outre mesure, car'

sûr de sa force et. lier de sa constitution, il savait

d'avance que ses flancs n'étaient pas accessibles aux

vagues et assauts de ces nouveaux envahisseurs.

Mais un événement aussi imprévu et aussi considé-

23

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— 340 —

rable que celui de l'apparition rapide des cohortes ara-

bes, ne put que causer de grandes pertubations. En

effet, leur venue inattendue et leur passage brutal dans

les régions qu'elles traversèrent en ouragan, ne man-

quèrent pas de provoquer un fort remous dans les

masses profondes de toute la Berbérie.

La poussée hilalienne du XIe siècle fut, on le sait,

particulièrement terrible dans ses effets pour les vieil-

les souches berbères qui, déracinées furent disloquéeset jetées aux quatre vents de l'Afrique du Nord.

Dans celle tempête comme dans les précédentes,

notre GéanL solidement campé, tenant toute sa vigi-lance en éveil, attendit avec calme la fin de la bourras-

que. La tourmente, quoique de courte durée, fut dans

ses effets des plus désastreuses. Contre ces calamités

les habitants, refoulés par la vague envahissante, af-

folés, ne savaient où trouver refuge. Dans les vallées

comme sur les Hauts-Plateaux, le désarroi et l'affole-

ment furent, généraux. Autochtones ou étrangers, chré-

tiens ou païens, tout le monde cherchait du secours.

Bientôt s'intéressant aux événements qui se dérou-

laient à ses pieds, il ne vil que désolation et souffrance.

Devant tant de calamités, il ne put s'empêcher do com-

patir au sort des malheureux affolés et sans abri

qui fuyaient devant, l'orage. Dans sa bonté tradition-

nelle, et selon ses habitudes hospitalières, il donna sans

distinction de race ou de religion, aide et protection à

tous ceux que, comme des épaves, la houle avait re-

foulés et abandonnés sur ses flancs. Mis à l'abri de tout

danger et bientôt adoptés par leur protecteur, les réfu-

giés dans leur nouveau genre de vie vécurent heureux

et prospérèrent; ils créèrent des cités, ils formèrent des

tribus dont la plupart vécurent indépendantes alors qued'autres s'agglomérèrent aux anciennes.

Après l'apport de la chute de l'empire romain, après

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- 341 -

celui de l'arrivée des Vandales, la venue des Arabes•

provoqua de nouveau, au Djurdjura, l'occasion de faire

de nouvelles acquisitions; ainsi enrichi de tous ces élé-

ments formant, avec le temps, un tout homogène et

bien unifié, il prospéra. Avec l'arrivée de nouvelles

familles, les nouvelles cités qui se créèrent, et les tribus

qui se formèrent ne purent s'y implanter que par les

armes, et la force resta leur premier titre.

Dans une cité née de la guerre, l'organisation défi-

nitive de la société, avec la forme démocratique quenous lui connaissons, ne se réalisa que plus fard, aprèsla chute de l'antique régime patriarcal qui régissaitla famille; l'autorité du chef, guerrier lui-même, et

dont, le pouvoir était absolu sur les siens et sur Ions

ceux qui s'étaient mis sous sa protection, ne fut que

momentanée, juste le temps nécessaire pour déterminer

et consolider les> intérêts matériels et moraux de la

collectivité, c'est-à-dire la famille. La guerre terminée,

la cité, après la famille, instruite par l'expérience sur

les nombreux avantages que lui procurait la vie com-

mune, ne pensa qu'à fortifier les moyens de rapprocheret d'unir ses différents membres en mettant sur le

même pied d'égalité sociale, protecteurs et protégés.

Ayant horreur de la tyrannie, la cité dans son orga-nisation se réserva, tout en respectant les libertés indi-

viduelles, la faculté de disposer d'elle-même comme

elle l'entendait. La totalité de ses guerriers qui lui

assura la sécurité de ses frontières et le respect de

ses biens, lui parût être également le vrai moyen, le

seul instrument pour garantir sa force et sa prospérité

à l'intérieur; elle s'en servit et pleine de confiance clans

la réussite de sa conception, elle se laissa gouverneret administrer par la réunion de tous les citoyens, parla « djema'a », assemblée nationale qui eut à s'occuper

de tous les intérêts moraux et matériels de la commu-

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— 342 —

naulé. Dans cette assemblée qui se tenait en plein air,

loutes les affaires intéressant la collectivité devaient

être discutées publiquement.

Ce fui là un éclatant exemple du régime vraiment

républicain, conçu dans sa forme la plus simple et la

plus pure :

« Je n'en sais pas d'exemple plus éclatant, dit

« M. Masqueray (1), que la Djema'a kabyle, qui n'ad-

« met pas même la prépondérance d'une majorité,« grave défaut sans doute, mais preuve évidente de

(( l'égalité essentielle de tous les hommes qui la cons-

« Muent. Dans la plus petite de ses cités, le barbare

« oubliera par instants ses liens de sang, les droits et.

« les devoirs que lui imposent les haines et les ven-

te geances de ses frères naturels; il concevra un étal.

« définitif dans lequel il puisse être affranchi de leurs

<( exigences et de leur intervention continuelle; il sen-

te tira qu'il est maître de lui-même; enfin, il parlera» librement des hommes qui n'auront d'autorité que

« celle qu'il leur sera accordée, et ne pourront lui

« imposer silence que s'il a consenti. La cité est par

« essence, si libérale qu'elle recevra quelquefois dans.

« son étal la femme même, quand F âge l'aura délivrée

« de la tutelle pénible que la maternité lui impo-

. « sait » (2).

Cette forme de constitution que beaucoup d'auteurs

supposent empruntée à la Rome antique dans l'organi-

sation de ses « pagi », ses « vici » et ?r;s « curies » (3)

(1) M. Masqueray « Formation des cités chez les populationssédentaires de VAlgérie» page24.

(:2)Voir noire étude déjà citée sur la femme kabyle, donnéecommepréfaceau «Recueildepoésieskabyles» Editeur A. Jourdan,Alger 1904.

(3) Masqueray « Formation des cités berbères» pages 252 etsuivantes

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— 343 —

nous paraît, n'être qu'une conséquence logique du ca-

ractère berbère qui est essentiellement républicain et

démocratique<tPour n'avoir qu'un rang humble dans l'échelle du

<t génie, a dit Renan, la race berbère n'en est paste moins importante dans l'histoire de l'humanité... Le

tt monde berbère nous offre ce spectacle singulier d'un

tt ordre social très réel maintenu sans une ombre de

et gouvernement distinct du peuple lui-même. C'estt< l'idéal de la démocratie (1)... » que le régime social

du Berbère.

L'amant passionné de la liberté ne peut être quedémocrate. La liberté et la démocratie se complétant,

qui aime Tune, aime l'autre. C'est pourquoi le régime

autocratique n'a jamais pu s'ancrer clans le coeur du

Berbère. ! :

L'histoire qui confirme nos dires nous apprend queni Carthage, ni Rome n'y ont trouvé en arrivant une

forme de gouvernement réellement autocratique réu-

nissant entre ses mains le pouvoir absotu. Toujours et

partout, c'était des groupements isolés ou compacts,des tribus, des cités même qui vivaient libres et indé-

pendantes. Les titres de t< rois » ou de «• sultans »

accordés à certains personnages berbères par les his-

toriens anciens ou modernes étaient des titres bien fac-

tices; ils n'avaient de valeur qu'auprès de ceux qui. les

leur avaient, bénévolement attribuées, pour la seule rai-

son qu'eux-mêmes étaient soumis à des autocrates. Les

Syphax et les Massinissa n'ont été, à leur début, quedes chefs de\tribus.

En Kabylie particulièrement où le caractère de la

race s'est le mieux conservé, le pouvoir absolu qu'exi-

ge le régime autocratique aurait été un non sens, une

("IlLa société berbère par Renan « Revue des Deux Mondes»1erSeptembre 1873,

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— .344 -

hérésie sociale, que n'auraient supportée ni le culte de

la liberté des montagnards, ni les droits de la cité, ni

les prérogatives de la tribu.

En réalité, la Kabylie n'a jamais connu d'autre pou-

voir, d'autre souveraineté que celle de son peuple.Quant aux personnages que certains écrivains ont dé-

nommés pompeusement sous les titres de rois ou de

7'etne, le peuple kabyle ne reconnaissait en eux que des

chers de tribus, des représentants délégués par la Con-

fédération, c'est-à-dire des chefs qui n'avaient d'autre

pouvoir que celui qu'ils détenaient de leurs mandants.

Chemsi, comme la Kahina dans TAurès, ne fut qu'uneCheikha déléguée par les Aïth-Irathen pour parler et

traiter en leur nom.

Incompatible avec le caractère de la race, l'institu-

tion du régime autocratique ou théocralique en paysberbère devenait certes une anomalie qu'il est aisé

d'expliquer. Si, à différentes époques, des envahisseurs

de l'Afrique du Nord l'y avaient introduit et imposéaux habitants, les terribles secousses que subirent ces

empires africains furent significatives et montrèrent

que le vieux fonds berbère s'était de tout temps refusé

à se soumettre à une forme de gouvernement qui n'éma-

nait pas du peuple.

Pour avoir méconnu ce principe, il arriva que sous

des prétextes différents et parfois inattendus, les ber-

bères provoquèrent contre les régimes du pouvoirabsolu des empereurs ou sultans des révoltes d'une

violence inouïe. Sans parler des révoltes de Firmus,on sait de quelle manière les soulèvements du Dona-

tisme dont les meilleurs agents étaient des berbères,•ibranlèrént clans ses fondements l'autorité tyranniqueries empereurs ou proconsuls romains, comme fut éga-lement secoué et abattu plus tard par TIbadhisme et le

Mara,bovlism.e berbères celle des Emirs d'Occident, non

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— 345 —

sans avoir au préalable repoussé et renié celle des

khalifes d'Orient.

"Donalisme ou maraboulisme étaient des conceptionsd'essence purement politique, employées comme armes

de guerre; elles n'étaient, dans l'âme du berbère, quedes moyens de manifester et de lutter contre l'autorité

régnante et d'exprimer, en même temps, ses aspira-tions d'indépendance pour l'affranchissement et l'éman-

cipation de ses libertés. Sous le manteau de religiosité

pour l'amour de la liberté, il n'hésita pas à se jeter

dans le fanatisme le plus féroce./

Naturellement réfractaire aux idées autocratiques,la Berbérie avec son caractère indépendant et frondeur

fut de tout temps la terre de prédilection de tous les

réformateurs religieux ou politiques. Le Judaïsme, le

Christianisme comme l'Islamisme n'ont souvent été em-

brassés par le Berbère que comme argument dans son

opposition. Libre penseur, la liberté de penser et d'agirà sa guise a été seule sa vraie religion.

A la recherche de sa voie, il devenait excessif en

tout; dans sa foi nouvelle, sa croyance quoique bien

fragile encore, le rendait facilement intolérant et fana-

tique dans son culte comme dans ses relations.

Les multiples schismes religieux dans lesquels il

tomba, ne furent pour lui que d'excellents prétextes

pour se dégager de l'étreinte des tyrans païens ou

orthodoxes, aussi bien de l'Afrique chrétienne que de

l'Afrique musulmane. Ainsi dans leurs conséquences

politiques, le Donatisme et TIbadhisme d'essence de

religions philosophiques, furent-ils, autre chose pource berbère avide de liberté qu'une arme à" double tran-

chant pour revendiquer et faire prévaloir ses droits,sinon traditionnels du moins naturels dans l'organisa-tion et l'administration de sa société ?

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— 346—

Pouvoir disposer de soi-même, tel était le mobile

réel du berbère dans ses oppositions et ses révoltes

politiques ou religieuses. Adversaire inné de toute op-

pression, la contrainte ne fit de lui qu'un révolté fana-

tique et farouche.

Sur l'état d'âmé du berbère, question un peu déli-

cate, voici ce que dit notre auteur préféré, l'écrivain

exquis, l'historien et psychologue remarquable du pas-sé berbère :

tt La ressemblance intime du schisme chrétien des

tt Circoncellions et de la doctrine musulmane des

tt Ouahbiies, dit M. Masqueray, est facile à. saisir. Avec

» quelle joie les petits-iils des Circoncellions ne de-

« vaient-ils pas entendre des musulmans venus d'O-

ee rient, disciples des plus grands Mchèkh de Tlsla-

tt misme, enseigner qu'il n'y d'autre droit que le droit

tt émané d'Allah, que tout homme recommandable par« ses vertus, peut être élu Commandeur des croyants« sans préjugé de race ni de naissance, que les lieule-

« nants des Khalifes qui dépouillent les musulmans

tt sont des mécréants, que le luxe est impie, que les

« femmes et les pauvres doivent être respectés » (1).

Si ces théories égalitaires, basées sur la souverai-

neté du peuple, furent.maintes J'ois foulées aux pieds

par des autocrates arabes ou berbères, l'intégralité du

principe qui ne reconnaissait d'autre autorité que celle

qui émanait du peuple, ne resta pas moins le pivotsocial sur lequel oscilla, pendant des siècles, toute la

politique administrative de la Berbérie. Si, selon l'his-

toire, le Moglireb nous est représenté comme un paysde désordre et d'agitation par excellence, la mécon-

naissance de ce principe fut souvent la cause princi-

(1) Introduction de «La Chroniqued',-ibou-Zakafia»,page?LXXIde.M.Masqueray.

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— 34-7—

pale des révoltes constantes de ses habitants contre

leurs tyrans, les gouvernants.

Dans le Djurdjura où la famille kabyle a su conser-

ver intacte, avec sa physionomie primitive, son indé-

pendance antique, le régime autoritaire et féodal des

Bel-K'adhi ne doit présenter aux yeux de l'historien,

qu'un incident sans valeur dans l'ensemble de la vie

sociale du montagnard.

Etant dans le passé celui qui a le moins subi le joug

de la domination, le Kabyle a su conserver toute la

fierté et la vigueur de sa race; aussi, animé par son

amour de la liberté et guidé par son génie démocra-

tique, il a vite fait de détrôner les seigneurs de Koukou

et de rétablir la. suprématie de sa cité et de sa tribu.

La Kabylie, comme le reste de la Berbérie, a eu

dans son histoire, des périodes d'agitation les plus ter-

ribles; mais à travers ces bouleversements, les quali-

tés de sociabilité du montagnard empêchèrent celui-

ci de s'anéantir clans l'anarchie, de s'avilir dans l'es-

clavage en étouffant les bienfaits de la vie de famille.

Conscient de ses devoirs d'homme libre, il n'oublia pas

que sa société idéale ne pouvait vivre sans l'esprit de

solidarité qui caractérisait sa «thaddarth », vraie ru-

che humaine (1), dont la raison sociale est basée sur le

principe suivant : te Chacun pour tous et tous pour

chacun », devoirs qui lient aussi bien les membres de

la famillle que ceux de la.cité et de la tribu.

Dès lors, avec la cité, la première cellule de son

organisation sociale, ses forces concentrées, dirigées

vers un but commun, il fut, grâce à cet esprit de soli-

(X)Le mot « Thaddarth » signifie selon les dialectes, village,maison, famille, est lin ces termes où se manifestele génieberbèredans sa conception sur la façon d'organiser sa vie. Le mot thad-darth auquel on peut rattacher thàdonirth, ruche, dérive,du verbe

\edder, vivre, et donne l'idée de quelque chose où la vie doit set développer libre et indépendante de toute contrainte.

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— 348 —

darilé suffisamment fort pour résiste] 1avec succès, aux

multiples tentatives de domination ou de dislocation

de sa famille et de sa société. Toute force de source

étrangère, qui n'émanerait pas de l'esprit démocrati-

que de sa collectivité, pour protéger et fortifier ses

libertés et son indépendance, lui paraîtrait suspecte

et par conséquent un danger social, capable d'étouffer

ou de désagréger l'organisme moral et politique de sa

cité, protectrice du foyer et de la famille.

La cité resta donc pour le berbère la vraie forte-

resse, la citadelle dans les souterrains de laquelle il

se réfugia et se conserva jusqu'à nos jours.

L'oeuvre justifiant l'auteur, il est aisé de s'aperce-

voir, après l'étude de son histoire, que la force de

résistance de la cité s'identifie exactement avec celle

que nous avons constatée chez l'individu, son organi-sateur. Aussi tenace que son promoteur et défenseur,

la cité a su, à travers les siècles et les bouleversemnts

sociaux, se conserver dans sa forme primitive, sau-

vage, arriérée, mais libre et indépendante.La forme démocratique, qui caractérise son orga-

nisation sociale, ne fut pas certes créée d'une seule

pièce et adoptée sans travail ni efforts. Dès la pre-mière phase de sa constitution, avant de brider les

appétits et dompter l'orgueil et l'égoïsme de la famille,il lui a fallu ainsi qu'il a été dit précédemment, d'a-

bord faire l'éducation des masses et restreindre les

prétentions du patriarche, premier tyran de la société

humaine. Dans cette opération de nivellement moral et

social l'intérêt général resta pour la.cité le but com-

mun! vers lequel les efforts de ses citoyens devaient

tendre. Pour donner plus de cohésion et plus d'ho-

mogénéité à ses actes, elle n'hésita pas à s'arrogerdes droits supérieurs à. ceux de l'individu. La « Dje-

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— 349 —

ma'a », assemblée composée de tous ses membres, fut

ainsi déclarée seule souveraine.

Cette union d'action et d'intérêt obtenue, la cité fière

de son autorité confia la direction de ses destinées

comme la surveillance de sa fortune à sa « Djema'a ».

Toutefois, cette assemblée de tous les citoyens réunis,

ne pouvait que discuter et légiférer, mais non admi-

nistrer un patrimoine aux intérêts si multpiles et si

complexes. Le pouvoir exécutif était donc à prévoir.

Un chef, un gérant autorisé, chargé de veiller à l'ap-

plication des lois aussi bien qu'à la sauvegarde des

intérêts généraux de la collectivité s'imposait; mal-

heureusement, la désignation de ce directeur ne fut

pas une chose aisée, le choix provoquant des diver-

gences de vues et d'opinions, l'élection de ce chef ne

put être qu'une occasion de trouble et cre division pour

la communauté.

A la suite des divisions produites au sein de l'as-

semblée, divisions qui ne pouvaient être évitées, des

partis adverses s'organisèrent; les çofs qui se formè-

rent mirent, animés par les viles passions politiques,

un acharnement de lutte tel, que la pauvre cité fut

bientôt déchirée et mise en miettes. Le clan vainqueur,

s'emparant du pouvoir, ne manqua pas d'exercer tou-

tes ses tyannies. Quoique fortement mutilée, la cité

n'en mourait pas. Si la guerre intestine ne la tua pas

dès sa naissance, ce fut grâce à sa constitution robuste

et saine. Malgré les brutalités du clan vainqueur, la

cité conservait l'intégrité complète de son sol et de

sa constitution; sa loi organique restait immuable.

Cependant, les débuts de sa formation ont dû être

des plus tourmentés. L'esprit égalitaire et même liber-

taire du Berbère ne pouvait, en cette circonstance,

manquer de se manifester par son mauvais côté. La

rébellion contre la règle commune devait être, dès les

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— 350 —

débuts, la plaie la plus grave portée à la cité; dès

lors, ébranlée dans ses parties vives de son organisme,celle-ci ne put se guérir de son mal presque incura-

ble. L'indiscipline, tel fut le mal endémique, qui empê-cha d'ailleurs le sentiment national de la race, de se

préciser et de se raffermir en un tout homogène, for-

mant une 'force capable de permettre à celle-ci de se

développer et de s'épanouir librement pour le bien

général.

Par ce manque de discipline sociale et de sacrifices

moraux, le Berbère s'enfermant dans son égoïsme

étroit, n'a jamais su travailler pour le bonheur de sa

race, par des vues larges et partant plus profitables,à l'avenir et à l'organisation de la nation entière. Cette

étroilesse d'esprit ajoutée, sans doute, à la complexité

géographique des régions si dissemblables de son ha-

bitat ,se trouve être une des causes principales de ce

que le Berbère n'a guère su, par une solidarité largeet bien comprise, s'organiser et former un état homo-

gène, grand, solide et stable. L'éfroitesse de son hori-

zon politique a fait que le Berbère n'a jamais pu réali-

ser dans son pays une forme de gouvernement vrai-

ment durable et conforme à son esprit.

La vie des royaumes berbères fut des plus factices

et celle de leurs chefs bien éphémère. Les Massinissa,

les Syphax, les Jugurtha de l'époque phénicienne et

romaine; les Aboulogguin, les Ben-Toumerth et les

Abou-Tachfm des premiers temps du moyen-âge n'ont

été que des chefs de tribus qui avaient pu rallier au-

tour d'eux, en les intéressant un moment à la cause

commune, quelques grandes familles berbères ani-

mées, avant tout, par leurs propres intérêts.

Les tentatives d'organisation du grand domaine ber-

bère par les Almoravides et les "Almoh'ades ne donnè-

rent aucun résultat durable. Leurs dynasties nées de

Page 373: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 351 —

doctrines religieuses ont été plutôt néfastes à l'unité

berbère.

r Les royaumes mérinides, H'emmadiles ei. Zianiles,

livrés à des compétiteurs sans nom, furent, par suite

d'ambitions personnelles, bientôt déchirés par des

guerres fratricides; affaiblis par des divisions intesti-

nes, leurs malheureux élaLs rongés par l'anarchie de-

vinrent, la proie facile de nouveaux envahisseurs.

Pendant, que les Portugais et, les Espagnols, forte-

ment secondés par Rome débarquaient en Berbérie,

s'arrogeaient certains territoires de leur vaste empire,les derniers princes mérinides ou h'afsides ne son-

geaient, n'ayant aucune idée de la « pairie en danger »,

qu'à s'enlre-luer, pour se disputer réciproquement,

quelques lambeaux de celle malheureuse pairie depuis

longtemps bien meurtrie par l'incurie et l'anarchie.

Déjà chassé d'Espagne, le Berbère, aveuglé par les

querelles locales, ne put s'apercevoir du danger exté-

rieur qui le poursuivait et le menaçait dans son propre

pays. D'ailleurs, dans sa conception d'homme déchu,

après la famille, la cité et la tribu, le mot « patrie •»

n'avait qu'un sens, sinon bien vague, du moins très

restreint.

11 est donc nettement établi que dès l'antiquité,avec son esprit, borné, le caractère 'frondeur et indi-

scipliné de l'autochtone, empêcha les peuplades de

l'Afrique du Nord de s'unir entre elles et de former,

pour la gloire et la prospérité de la race, un état via-

ble et durable. L'adage populaire qui dit « tout bien A

pris en excès devient un mal », se confirme pour le H

Berbère. Son amour excessif de la liberté et de l'indé-'

pendance ne l'a, en somme, conduit qu'à l'incohérence

et à l'anarchie.

v L'indiscipline sociale, une des causes principales de

/celte incohésion ne peut qu'être néfaste à la nation qui

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— 352 —

en est animée, parce que le progrès et la civilisation

ne se font qu'avec de l'ordre et de la solidarité. Un

peuple qui ne se soumet pas à cette loi sociale est fata-

lement condamné à la désagrégation, à l'impuissanceel à la déchéance. Or, les idées du Berbère sur l'ap-

plication de ce principe étant fort restreintes, il arriva

que sa nation ne put guère avec ses propres moyens

se développer et se maintenir dans ses élans de pro-

grès et de civilisation.

Si le Berbère avait intimement connu le progrès el

participé au développement des civilisations anciennes,

ses retours brusques à la barbarie ne furent pas moins

des plus désolants. Non seulement il ne conserva rien

des brillants passés de Cartilage, de Rome et de Cor-

doue, mais guidé par ses instincts de demi-barbare, il

prit dans ses réveils de sauvage, un malin plaisir à

détruire et à anéantir même ses propres oeuvres.

Ce fut ainsi que les grandes et magnifiques cités de

Tahert et de Sidjelmassa furent réduites en cendres;des forteresses-capitales d'Achir et de Guela'a-Abi-

Taouil, le Berbère n'en conserva que le nom.

Si d'autres cités rivales, telles que Fez et Merrakech,Tlemcen et Bougie, purent se développer et jouir d'une

splendeur momentanée, leur prospérité né fut qu'éphé-

mère; jalouses les unes des autres, elles s'entre-dé-

chirèrent par des guerres sans fin.

Dans l'Ifrikia et le Moghreb central, Tunis et Féz,

après avoir été longtemps jalousées et enviées parles princes andalo'us, devinrent deux capitales enne-

mies qui, pour Bougie et Alger, ne cessèrent de se que-reller qu'après leur épuisement réciproque. Cette lon-

gue et meurtrière lutte entre H'afsides et Mérini-

des, tous aveuglés par la haine et guidés par des

ambitions personnelles, n'eut d'autre résultat que dé

réduire leurs deux royaumes à l'impuissance et à la

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— 353 —

désorganisaton. Enfin, la rivalité constante qui régna

entre Fez et Merrakech pendant la dernière période de

la dynastie mêrinide, ne manqua pas d'être une des

principales causes de l'état d'anarchie auquel fut ré-

duit le grand empire d'Abd-el-Moumen

L'indiscipline, qui caractérise le tempérament du Ber-

bère, reste la base de toutes les raisons qui ont empê-

ché, dès l'antiquité, l'autochtone de constituer, avec les

moyens d'une des civilisations connues de lui, un état

permanent, durable, pour l'honneur et la gloire de sa

race. Le manque de tout sentiment national a empêché

le peuple d'entreprendre el de réaliser quelque chose,

par ses propres moyens, de viable el de durable, pour

le bien des générations à venir.

D'un esprit borné, le peuple comme l'individu, a

manqué de souffle patriotique; son intelligence ne lui

ii jamais permis de se faire une idée exacte du senti-

ment de sacrifice pour le bien de la nation. La jalousie

el l'envie annihilèrent en lui, malgré ses plus belles

vertus, l'amour et la grandeur de la patrie.

En Kabylie, n'est-ce pas la mésentente, la rivalité

de Koukou et de Guela'a qui ont fait la force et la for-

! tune des Barberous.se, et qui ont permis à une poignée

\ d'Espagnols, débarqués à Bougie, de s'y maintenir

: pendant près d'un demi-siècle?

L'attiude du prince de Guela'a dans cette circons-

tance nous rappelle un peu celle de Syphax qui aurait

préféré mieux voir son ancienne épouse Sophonisbe cap-

tive entre les mains des Romains que de la savoir heu-

reuse entre les bras de son compatriote mais rival Mas-

sinissa. Oui, certes, clans une région plus restreinte

comme la Kabylie du Djurdjura, l'esprit d'insubordina-

tion et de rivalité semble être plus manifeste encore. Le

montagnard, qui a conservé dans leur pureté les ins-

tincts d'une race à. peine dégrossie par le contact de

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— 354 -

civilisations anciennes, ne sut guère comprendre dans

son organisation sociale que les divisions intestines

qui régnaient au sein de ses groupements ne pouvaient

qu'affaiblir ses forces et désorganiser sa société. Cepen-dant sans discipline, ni esprit de sacrifices tant indivi-

duels que collectifs de la part des membres de la cité,

la vitalité et la prospérité de la collectivité restaient

sinon impossibles du moins chimériques.

Si l'union fait la force, il est, certain que la cité ne

pouvait jouir de toute sa force vitale et aspirer à. la

prospérité que dans l'union de ses énergies, dans une

. entente solidaire de fous ses membres. t)r, cette en-

tente si nécessaire à la vie, au développement de la

communauté ne l'ut pas toujours chose aisée à obtenir

avec des gens aussi peu policés que les Kabyles; cepen-

dant, la cité après la famille ne put vivre et se mainte-

nir dans la paix qu'en se soumettant à une loi com-

mune à une réglementation des plus sévères dans ses

relations intérieures et extérieures. Sa souveraineté re-

connue, la soumission aux lois décrétées par elle, fut

la première condition et la. base de sa constitution.

.. Malgré l'éducation sur les devoirs sociaux que la

cité ne cessait de prodiguer à. l'homme dès sa nais-

sance, malgré la sévérité de sa police, la « thacldarth »

ne souffrit pas moins de l'abus des libertés laissées

à. ses concitoyens. Encore demi-barbares, certains,

parmi ses chefs de famille, emportés par leur tempé-rament et souvent. guidés par l'ambition et l'intérêt,ne surent faire de leur cité qu'un foyer d'agitation et

de désordre. Ici comme ailleurs, l'élément dissolvant,

et désqrganisateur fut l'esprit de cof, l'éternel ver ron-

geur de la société kabyle.

Nous avons vu que pour veiller sur sa destinée com-

me sur sa fortune, la cité en confia la garde à I'ensem-

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— 355 —

ble de tous ses citoyens. Avec cette « Djema'a » sou-

veraine, elle eut encore assez de sagesse pour penser

que la délicate fonction de directeurs ou présidents ne

pouvait être exercée que par les plus honorables et les

plus sages de ses membres. Pour veiller à l'exécution

de ses décisions, il lui fallait, en effet, des hommes de

choix s'imposant par leur honorabilité et par leurs ver-

tus sociales.

La fonction de directeur moral et matériel, réclamée

par la grande collectivité de la cité était, certes, une

charge assez lourde par ses responsabilités, mais les

honneurs qui s'y attachaient, réveillaient et excitaient

bien des ambitions. Des compétitions naissantes, ins-

pirées le plus souvent, par de vils égoïsmes, ne tar-

daient pas à s'emparer de tous les coeurs des candi-

dats el de leurs partisans.

L'intérêt personnel ou la vanité devenant le mobile

de leurs actes, pour atteindre leur but et satisfaire

leurs ambitions, les compétiteurs engageant la lutte

ne reculaient devant aucun moyen. L'intrigue, la ca-

lomnie, la corruption, la trahison, l'intimidation, la

menace et même la force, tout était bon et largement

employé en période électorale, car le choix du prési-

dent, du chef de l'Assemblée, ne devait se réaliser que

par élection.

Aussi, tous ces ambitieux avec leurs agitateurs

profitaient-ils, sous prétexte d'exercice de leurs droits

civiques de citoyens, de l'élection d'un chef pour intri-

guer et diviser la cité. Sous leurs influences néfastes,étant donné la diversité des opinions et des intérêts,des clans se formaient et, les çofs naissant, la cité se

trouvait bientôt livrée à la plus terrible des agitations.

Aveuglés par la passion et l'égoïsme, poussés par une

haine habilement semée par les meneurs, les membres

de la même cité, ceux souvent de la même famille, en

24

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— 356 —

venaient aux mains et s'entre-déchiraient. Quand ce

combat fratricide était terminé, la malheureuse « thad-

darlh » affaiblie et souvent réduite en loques, essayait

de végéter et de se refaire dans ses propres ruines

ou devenait alors la proie facile de l'ambitieux qui,

restant maître de la situation, faisait d'elle ce qu'il

voulait; abattue el sans force, il ne lui restait pour vi-

vre que l'esclavage el, pour s'administrer, que les ca-

prices de son seigneur et maître. Mais ce régime de

l'arbitraire bientôt repoussé par la masse, il arriva que

la minorité torturée ne larda pas à se ressaisir et à

réclamer ses droits à la vie et à la justice, contre la

tyrannie de la majorité.

Telle fut en quelques mois l'histoire politique et

administrative de la cité berbère où, l'esprit particu-

larisle et étroit, de l'autochtone, empêcha le dévelop-

pement naturel de la solidarité qui mène à la forma- v

tion d'une société homogène, d'un étal stable et solide \

avec un gouvernement réunissant sous son égide tous S

les groupements vitaux de la race.

La politique régionale, la seule connue et pratiquée•

en Berbérie, empêcha la race de s'agglomérer dans• ses différentes parties et de disposer de ses forces

pour composer un tout homogène et former ce qu'on

appelle une nation. Encerclée clans la cité avec un ho-

rizon qui ne dépassa pas les frontières de la tribu,

l'esprit du Berbère énervé de cette claustration, ne

put que se débattre et s'épuiser clans les querellesstériles des luttes de clocher.

Son champ d'action étant ainsi limité, il resta comme

figé dans la forme primitive que nous lui connaissons.

Son évolution, sociale est presque nulle.

Le mal endémique du Berbère réside, ainsi que nous

l'avons fait remarquer, clans la mauvaise application

qu'il fait de l'application de la liberté. Dans ses ten-

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— 357—

talives d'organisation sociale, son esprit d'indépen-

dance ou plutôt son caractère de frondeur, loin de le

servir, le fit souvent sombrer dans la démagogie, ré-

gime qui ne fut pour lui qu'une entrave sérieuse dans

la réalisation d'une société meilleure, guidée et conso-

lidée par des liens de la solidarité nationale. Plulûl

démagogue que démocrate, le Berbère n'a qu'une

vague idée du souffle social qui l'anime, car le principe

'démocratique qu'il fait prévaloir, principe souvent mal

compris et partout mal appliqué par lui, ne peut con-

duire sa société insuffisamment éduquée sur les buis

généraux de son rôle social, qu'à l'oligarchie ou à la

ploutocratie. Les tares de son organisation sociale

proviennent de ce que l'individu, dans son évolution

morale et intellectuelle, ne reçoit aucune culture.

Nous avons dît les désordres que suscite l'élection

d'un amr'ar ou amin> chef chargé de l'administra-

tion d'un « toufiq » ou de la présidence d'une « dje-ma'a ». Qu'il s'agisse de la cité ou de la tribu, le phé-nomène d'étroitesse d'esprit chez l'individu comme

dans la collectivité reste le même. Le manque de dis-

cipline provenant en partie de la mauvaise interpréta-lion de la liberté individuelle, l'égoïsme, la restriction

de l'idée de patrie sont là, autant de défauts et de vices

qui ne pouvaient permettre à l'esprit républicain de

l'autochtone de.se développer et de s'épanouir dans

foutes ses beautés.

Les Franklin et les Washington berbères ne furent

que de vulgaires ambitieux, de dangereux charlatans,sous l'autorité desquels* le peuple finissait toujours

par se voir réduit au régime tyrannique des autocra-

tes. D'ailleurs, l'accaparement du pouvoir rendu héré-ditaire par tous ces princes, détenteurs de l'autorité,dénotait, avec leur état d'esprit, que la forme de leur

; gouvernement n'avait rien de républicain. Même avec

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— 358 —

| le système électif, le choix du chef par le peuple n'était

souvent qu'une parodie où les premiers acteurs, SOJ-

; mis à l'appréciation des électeurs, étaient précisément

les favorisés de la fortune.

Les divergences politiques et sociales, les opposi-

tions d'intérêts matériels, les conceptions religieuses

mises au service des ambitions personnelles, se trou-

vaient souvent être le point de départ des luttes san-

glantes que les berbères se livrèrent dès leur origine

sociale. D'un tempérament excessif et impulsif, ceux-ci

ne craignaient pas d'aller dans leurs opinions, comme

dans leurs actes, d'une extrémité à l'autre. Lors des

,grands mouvements provoqués par le Christianisme

eu par l'Islamisme, leurs excès furent prutôt regretta-

bles. Brûlant facilement ce qu'ils adoraient la veille,

c'était par esprit d'opposition plutôt que par convic-

tion, que les Berbères se firent ainsi les partisans

acharnés des doctrines schismatiques, du Donatisme

et de l'Ibadhisme.

Si la Berbérie, qui était vers la fin de l'empire ro-

main, au moins aussi avancée en civilisation que la

Ça nie et l'Espagne, échappa à l'empreinte définitive

du conquérant déchu, la raison de cette résistance et

même de sa régression ne peut être justifiée, expliquée

que par le caractère spécial de l'habitant dont l'amour

atavique pour son terroir le maintient figé à son sol

natal, et le ramène toujours à ses traditions séculai-

res, à la vie, aux moeurs et aux parlers de ses ancê-

tres.

« Si, dit Gaston Boissier, ce peuple berbère a mieux

« conservé que beaucoup d'autres ses usages et sa

« langue, ce ne sont pas seulement les circonstances

« extérieures qui en sont cause, c'est aussi qu'il y était

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— 359 —

« plus disposé par son tempérament et sa nature. On

» a remarqué chez lui, quand on étudie son histoire,

« des contradictions singulières qu'on a peine à. expli-« quer.

« C'était assurément un peuple énergique, obstiné,

« très épris de son indépendance; et pourtant, nous

« avons vu qu'après l'avoir vaillamment défendue, il

<( paraît s'être accommodé assez aisément à la domina-

it tion étrangère. Massinissa, ennemi acharné de Car-

« thage, essaya de propager parmi les Numides, la

« civilisation des Carthaginois et y réussit. Juba fit

« de sa capitale, Césarée, une ville grecque. Quand« les Romains ont été les maîtres, une grande partie« du pays est devenue tout à fait romaine. Mais voici

« ce qui est plus extraordinaire : sous toutes ces trans-

ie formations, l'esprit national s'était conservé. Ce'peu-(i pie, si mobile en apparence, si changeant, si prompt« à s'empreindre de toutes les civilisations avec les-

« quelles il était en contact, est un de ceux qui ont

» le mieux conservé son caractère primitif et sa na-

« ture propre.

« Nous le retrouvons aujourd'hui tel que les écri-

« vains anciens nous l'ont dépeint; il vit à peu près« comme au temps de Jugurtha; et, non seulement il

« n'a pas été modifié au fond par toutes ces popula-« lions étrangères qui s'étaient flattées de se l'assimi-

K 1er, mais il les a siïbmergés et recouvertes comme

« une épave. Je me suis souvent dit, quand j'assistais« à une réunion d'indigènes, à quelque marché ou à» quelque fête, que j'avais là, devant mes yeux, le res-« te de ceux qui, depuis les temps les plus reculés, ont«. peuplé l'Afrique du Nord.

« Evidemment, les Carthaginois n'ont pas disparu« en corps, après la ruine de Carthage. Ce flot.de Rô-ti mains qui, pendant sept siècles, n'a pas "cessé d'abor-

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— 360 —

« der dans les ports africains, n'a pas repris la mer

« un beau jour, à l'arrivée des Vandales, pour retour-

« ner en Italie. Et les Vandales qui étaient venus avec

« leurs femmes et leurs enfants, pour s'établir solide-

« ment dans le pays, personne ne nous dit qu'ils en

« soient jamais sortis. Les Byzantins aussi, ont dû lais-

« ser plus d'un de leurs soldats dans les forteresses

« bâties par Salomon, avec les débris des monuments

« antiques. De tout cela-, il n'est resté que des Berbè-

« res; tout s'est absorbé en eux.

« Il y avait donc dans cette race, un mélange de qua-« lilés contraires qu'aucune autre n'a réunies au mê-

« me degré : elle paraissait se livrer et ne se donnait

« pas entièrement; elle s'accommodait de la façon de

« vivre des autres et au fond gardait la sienne; en un

« mot, elle était peu résistante et très persistante. » (i)

Dans cet ordre d'idées nous retrouvons plus tard

les Berbères engagés dans des luttes religieuses, dont

le peuple ne prévoyait pas les conséquences désastreu-

ses. Entraînés par les passions fanatiques du sectaris-

me, ils se firent les agents inconscients des partisansdu désordre qui, devenus maîtres, n'hésitèrent pas,

pour satisfaire leurs ambitions personnelles, à mettre

toute la pauvre Berbérie à feu et à sang. Dans ces heu-,res de folie et d'anarchie profonde, la Kabylie, malgré'son isolement ne fut guère épargnée. Religieuses ou ';

politiques, toutes les agitations qui bouleversèrent I

l'Afrique du Nord, eurent leurs répercussions clans le'

Djurdjura.

Si l'histoire n'en a pas enregistré tous les événe-

ments, elle nous permet d'en constater quelques effets

(1) G. Boissier : Afrique Romaine.

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— 361 —

et de dire que la Kabylie a eu, comme les autres pays,

ses révolutions sociales, politiques ou religieuses;, peut-

être plus qu'ailleurs,, car cette pauvre Kabylie a souf-

fert horriblement des guerres civiles; ses luttes intes-

tines ont été, particulièrement pour elle, des plus déso-

lantes, car la formation et l'organisation de ses tribus

et môme de certaines de ses cités, ne se sont pas effec-

tuées sans qu'elle eût à verser le meilleur de son sang.

Si les haines religieuses ne l'ont pas trop tourmen-

tée, ses passions politiques l'ont de tout temps affreu-

sement, déchirée. Suivant le sort de son évolution socia-

le el de son histoire, on peut dire que l'âge de l'état

actuel "de l'organisation de la plupart des tribus de

la Kabylie date du XVIe siècle ou du commencement

du-XVII 0 siècle. Après avoir étouffé Te régime aristo-

cratique, ou plutôt féodal, avec l'anéantissement des

Bel-K'adlïi el éloigné, en la bridant, la tentative de domi-

nation de la théocratie maraboutique-, la Kabylie ainsi

libérée, clans un calme relatif, se remit à vivre de sa

vie traditionnelle et démocratique de ses ancêtres.

Ayant décrété que le peuple était le seul souverain,

elle reconnut à. chaque citoyen le droit de discuter publi-

quement les affaires de la collectivité; elle laissa à la

cité et à la tribu le droit et le devoir de choisir libre-

ment leurs chefs. Sous ce régime républicain et laïque,la tribu, au point de vue politique, pouvait provoquerel conclure des alliances offensives ou défensivse avec

d'autres tribus voisines ou éloignées. Ses représen-

iants, régulièrement choisis et munis de leur mandat,

avaient seuls le droit de déclarer la guerre ou de trai-

ter la paix. Il est vrai que leurs décisions ne devenaient

valables, qu'après avoir été discutées et ratifiées parle Conseil supérieur de la tribu ou de la confédération.

La tribu qui était primitivement déterminée par la

communauté d'origine de tous ses habitants, est deve-

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— 363 —

nue plus tard une simple unité politique dont les limi-

tes sont déterminées par les intérêts moraux et maté-

riels, géographiques et historiques; d'une façon géné-

rale, la question économique est la prédominante dans

la détermination des frontières de la tribu.

Aussi, selon les intérêts du moment et les événe-

ments du jour, la tribu se développe, grandit et forme

une confédération où elle se désagrège, s'éparpille et

se rétrécit en une simple communauté.

Vers le XIV0 siècle ,l'influence de la Confédération

des Aïlh-Irathen, selon le témoignage dlbn-Khaldoun,élendait ses frontières jusqu'à Bougie; de nos jours, le

territoire de la dite tribu est limité et réduit à la super-. ficie de la crête de Fort-National. Les Aïth-Fraoussen

eux-mêmes, qui étaient des plus puissants dans l'an-

tiquité, sont actuellement fort réduits, tant en densité

de leur population qu'en étendue de leur territoire; la

naissance, la formation de nouvelles tribus dans leur

sein a réduit leur territoire et diminué leur influence.

Seule, leur capitale Djema'a-Sahridj a conservé sa

vieille réputation de cité belle et riche.

Malgré ces oscillations auxquelles la tribu se trouva

exposée de tout temps, celle-ci qui fut la force vive du

Djurdjura, ne cessa pas un seul instant d'assurer, à

travers les siècles, l'indépendance kabyle .Par son ac-

tion énergique et constante, son pays fut protégé etresta longtemps fermé aux grands conquérants de

l'Afrique du Nord. On sait qu'à partir du XVII0siècle,

les Turcs, comme les- Romains, ne rencontrèrent pasd'autre résistance dans leur tentative de domination en

Kabylie, que celle que la tribu leur opposa. Commeforce de résistance, comme barrière à opposer à l'en-

vahisseur, c'était plutôt faible, et par cette faiblesse,le Djurdjura faillit plus d'une fois perdre ses libertés

'- et son honneur.

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— 363 —

La source de tout ce mal résidait uniquement dans

la désunion et la mésentente qui régnaient entre tribus;

le manque de cohésion entre les différents groupementsdu Djurdjura, l'étroilesse d'esprit du montagnard, que

les querelles de çoîs aveuglaient et rendaient incapa-

ble d'élargir son horizon au-delà de son village et de sa

tribu, tout cela faillit, plus d'une fois, livrer le vaillant

et" fier habitant au joug de l'étranger.

Ce fut cette division des Zouaoua, cette absence de

cohésion et, le manque d'esprit de solidarité entre tri-

bus, qui permirent aux envahisseurs, particulière-ment aux Turcs, d'attaquer el, de battre les uns après

les autres, les Fliss'a, les Guechtoula, les Aïfh-Ouague-

noun et les Aïlh-Djennad' el de s'emparer des riches

terres des lsser et du bébao».

r Si, à l'heure du danger, animés par un esprit natio-

nal, les Zouaoua avaient uni leurs moyens de défense

el d'un commun accord, avaient tous pris les armes à

la fois pour repousser les agresseurs, il est probable

que ceux-ci n'auraient jamais pu arriver à porter attein-

te à leurs libertés et à profaner leur territoire; la

cuvette de Boghni et le couloir du Sébaou n'auraient

sans doute, dès leur première incursion en Kabylie,

que servi de fosses naturelles aux cadavres des soldats

turcs. La leçon donnée en 1520 à Khaïr-Eddin dans

la plaine des lsser, était un exemple frappant, pour

fixer les Turc sur ce que pouvaient l'union et la soli-

darité kabyles. Formant, bloc, le Djurdjura restait pour

eux, comme pour les Romains et les Arabes, inabor-

dable et indomptable.

Courageux, brave jusqu'à l'intrépidité, le monta-

gnard a de la patrie une idée des plus bornées. Tour-

menté par la vie matérielle, épuisé par les querelles

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— 364 —

intestines, il n'aspire, vivant au jour le jour, qu'à se

créer une famille; limitant ses goûts et ses ambitions,

j sa patrie, partant de son foyer, s'arrête donc aux

I limites de son village, aux biens de ya famille, aux'

figuiers de son lopin de terre; il ne voit de danger quedans le cri d'alarme de sa cité menacée; il n'éprouve

d'inquiétude que dans le péril de son çof, d'angoisse

que clans la destruction de son foyer.

L'esprit de çof l'a rendu égoïste et haineux; aveugléel aigri par l'adversité locale, vindicatif à l'excès, le

malheur de ses ennemis politiques réjouit sa vue et

réconforte son coeur. Il est dans ce sens presque à

l'état de l'homme des grottes! Son intellect d'homme

primitif, encerclé dans ses rochers, ne lui permet pasde concevoir ce que peut être une nation, encore moins

:. une race.

Ce fut cette étroitesse d'esprit qui, desservant le

montagnard, permit aux envahisseurs, surtout aux

Turcs, d'avoir beau jeu dans leur politique de péné-tration en Kabylie. Yah'ia-Agha, dans ses campagnesdu Sébaou, ayant découvert le côté faible de la société

kabyle, ne trouva rien de mieux que de se servir du

jeu des çofs comme arme principale, pour briser ia

cohésion kabyle et dompter les tribus les unes aprèsles autres.

Pour atteindre son but, il flatta, en leur accordant

tous les honneurs, les Aïth-Irathen dont il respecta -

ostensiblement le territoire; affectant d'être très con-

ciliant, il traita avec les Aïth-Ouaguenoun qu'il poussaensuite contre les Aïth-Djennad à qui il voulait pren-dre leur forêt de Thamgout (1). Depuis longtemps, les

Turcs recherchaient Tamgout, non seulement à cause

(1) Curette « Étude sur la Kabijlie proprement dite » Tome I,page 24.

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— 365 —

de ses richesses végétales, mais aussi pour fortifier et

étendre leur influence de pénétration; selon leurs vi-

sées politiques, avec la possession du massif, il leur

aurait été loisible d'établir dans le coeur de la Kaby-

lie de nouveaux postes avec toutes les voies de com-

munications voulues entre leurs colonies de l'Oued-

Sah'el et du Sebaou .

Si pareil projet avait été réalisé, le col d'Akfadou

atteint, les possessions turques dans le Djurdjura au-

raient été, certes, aussi vastes et aussi importan-

tes que celles qui furent occupées il y a quinze siècles

autour du « Mons-Ferratus » par les Romains, leurs

prédéceseurs. Mais Ellah, maître de toutes choses, las,

sans doute, de voir souffrir la pauvre Kabylie, décréta

que les Turcs, touchant au terme de leur existence

en Algérie, ne devaient plus aller plus loin. La Kaby-lie bientôt délivrée de leur étreinte, allait, dans la paix

et la justice, reprendre toute sa vigueur et aspirer à

de nouvelles destinées.'

Tel est, en 1830, l'état de corps et d'esprit du mon-

tagnard; il va sans dire que les trois siècles de lutte

que le Djurdjura soutint contre l'ingérence turque, ne

furent pas sans laisser de profondes cicatrices sur le

flanc du brave montagnard.

Si la perfidie de l'administration turque n'a pas eu

d'effet sur Te moral et les moeurs des Zouaoua, dont les

vertus sociales et politiques ont, depuis longtemps, at-

tiré sur le Djurdjura l'admiration de tous les écrivains

anciens et modernes, le passage des janissaires et ta

séjour des fonctionnaires turcs en Kabylie, ne laissè-

rent pas moins, derrière eux, des tares qui sont pour

les montagnards de tristes souvenirs.

Les traces de leurs débauches et de leurs déprava-

tions sont encore faciles à constater dans les moeurs

relâchées des basses régions de la Kabylie. Malgré la

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— 366 —

sévérité des Kanouns, les pratiques du vice introduit

par eux se développèrent et, à travers le pays, se pro-

pagèrent; et par contamination, le sang pur et sain du

montagnard ne tarda pas à en être ainsi empoisonné:

par l'introduction du germe provoquant la « grande ;maladie » ou le chancre, les Turcs ne laissèrent aux

populations qui étaient en contact avec eux que l'infec-

tion et la. perversion. Au point de vue moral, l'infec-

tion fut encore plus grave : l'emploi du « bakchich » ou

achat des consciences, qui était un système de corrup-tion fréquemment, employé par les fonctionnaires turcs

et que les moeurs des montagnards repoussaient avec

dégoût (1).

11 s'ensuit donc que certaines tares physiques et

morales, qui se constatent parmi certaine populationde quelques régions kabyles, ne nous paraissent pasavoir d'autre origine que celle que d'autres écrivains,mieux autorisés, ont signalé avant nous. De nos jours,dans le langage féminin, une « thaa'mraouith », une

(1) Sur ce point, l'Histoire nous rappelle bien des faits relatifs àl'honneur et à la probité du Berbère. Sans parler de l'anathcmedevenu classiqueque lança Jugurtha contre Rome, pour la fragilitéde la consciencede ses sénateurs et du mépris de Chemsi à l'égarddu sultan mérinide qui avait cru, moyennant finance, arriver àébranler sa conscience de protectrice, nous rappelons la réponseque fit il y a une cinquantaine d'années un fellah' à qui l'on propo-sait à l'occasiond'une électionde céder, moyennantune récompense,sa voix pour un candidat désigné : « Avecde l'argent, dit-il, onachète chez nous une chèvre, mais jamais une conscience».

Des faits de ce genre où se manifeste nettement la grandeurd'âme du Kabylese rencontrent fréquemmentdans la vie communedu montagnard. Cependant si le Berbère a de l'honneur et de ladignité le sentiment le plus élevéet le plus noble, il ne reste pasmoins sensible aux richesses d'ici-bas. La corruption a autant de

;.prise sur lui que sur les autres êtres humains. Les princes dei Koukou et de Guela'a, pour ne citer que ceux-là, ont été les jouetsi des Turcs et des Espagnols dont ils se laissaient fasciner par leur| or. Une société facilementcorruptible est celle qui connaît le luxeset la richesse.— Le Djurdjura ayant toujours été un pays bien[pauvre, son habitant aux moeurs simples mais honnêtes, pourraitbien sescandaliseret se révolter contre leseffetsdu «bakchich»turc.

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— 367 —

Â'mraouia, est une épilhète injurieuse, en même temps

qu'un surnom donné à une femme aux moeurs légères,

à une « prostituée ».

Il a fallu aux montagnards, pour se préserver con-

tre la contagion de la perversité et de la débauche tur-

ques, faire appel à toute la sévérité de leurs Kanouns.

La moralité publique menacée dans ce qu'elle avait de

plus sacré pour protéger la pureté de ses moeurs, il

arriva qu'elle fût obligée de se montrer très sévère

et de ne tolérer aucune licence dans sa société. Dans

sa réaction d'honnêteté et de pudeur, le moindre gesteindécent, devait être réprimé sévèrement. Il advint qu'à,

la suite de celle oeuvre de purification et de morali-

sa lion, .de nouvelles clauses insérées dans les anciens

Kanouns se montrèrent intraitables et tout ce qui était

immoral ou simplement licieux devait être répriméavec sévérité. Une femme de mauvaise vie ne pouvaitêtre qu'expulsée du village, si elle n'était pas châtiée paries siens ou condamnée par la Djema'a à être publi-

quement lapidée.

Les sévérités des Kanouns ne se montraient pas plustendres pour l'homme : « Tout individu coupabled'adultère ou de viol devait payer de son sang la faute

commise; les actes contre natuie, comme la pédéras-

tie, entraînaient pour le coupable avec une amende

une déchéance morale et civique, peine rnfâmanle à la

suite de laquelle il lui était interdit, pendant longtemps,de prendre parole en public et de servir de témoin,Le désir de purifier les moeurs fut tel que l'ac-

cès des lieux réservés aux femmes, comme les fontai-

nes par exemple, fut défendu aux hommes. Une

femme qui dépose^ une plainte relative à son honneur

est crue sur parole et doit être protégée.

Grâce à ces mesures préventives et très énergiques,

la société kabyle arriva, non sans peine, à se proté-

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— 368 —

ger contre l'influence corruptive des moeurs turques

dont, les effets néfastes ne purent que faiblement, attein-

dre les hautes régions du pays. Les Kabyles, par une

réaction des plus énergiques, défendirent donc leur

moralité avec la même ardeur que celle qu'ils déployè-rent pour s'assurer l'indépendance de leur liberté et

la protection de leur territoire.

Ce fut un vrai barage sanitaire que celui qu'établi-rent les Zouaoua lorsque, d'un commun accord, ils

prirent, l'engagement moral de s'interdire de contrac-

ter une alliance matrimoniale avec une famille de la

plaine, à moins que les conjoints intéressés, après leur

union, eussent pris la décision formelle de venir résider

en montagne el de vivre de la vie kabyle, c'est-à-dire

se soumettre à la moralité kabyle, en organisant sa vie

domestique et sociale, conformément aux usages et

coutumes du pays.

Ainsi neutralisés et repoussés dans les vallées, les

éléments malsains, ne trouvant pas assez de terrain de

culture, pour assurer leur développement, ne pou-

vaient, certes, que végéter et dépérir. C'est ce quiarriva à toutes lés colonies turques installées en Kaby-lie. De nos jours, il ne reste des A'bid et des A'mraoua

que le nom; le torrent kabyle a tout noyé, tout emporté

et, chaque jour qui passe, les fonds vaseux et pestilen-tiels de la plaine se comblent et s'assainissent par l'ap-

port de nouveaux éléments, plus robustes et plus sains,

qui descendent de la montagne.

L'appétit traditionnel du grand Géant se trouve une

fois de plus confirmé; le Djurdjura est comme l'antre

du fabuliste où « il est aisé de distinguer la trace de

ceux qui y entrent, mais jamais celle de ceux qui en

sortent ». Les attraits de sa machine sociale qui trans-

forme et unifie tout, lui permettent d'avoir cette force

d'absorption. Nous y avons vu arriver du Phénicien, du

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Romain, du Vandal,- de l'Arabe, du Turc et même du

nègre du Soudan; de tout cela qu'en reste-f-il? Des

igaouaouen que les Arabes appellent Zouaoua el qui,

malgré leurs défauts, ne restent pas moins, par leurs

talents et leurs qualités, les dignes représentants de

leur race.

Admirablement doués par la nature, les Zouaoua,

sortis moralement intacts et victorieux après tant de

siècles de lutte, peuvent espérer, par leurs titres du

passé que l'avenir ne leur fera pas défaut, et que

dans le progrès et la civilisation ils seront bientôt,

grâce à leur intelligence et leur activité, largement

dédommagés des peines endurées et, des efforts dépen-

sés pour l'amour de la Liberté.

La première des conséquences du débarquement des

Français à Alger fut, pour la Kabylie, la joie d'être

débarrassée définitivement du cauchemar de la domi-

nation turque. Mais à peine rentrée en possession de

ses biens comme de sa liberté, la Kabylie ne fui. pas

longtemps sans être de nouveau menacée par les nou-

veaux maîtres d'Alger el de Bougie; toujours animée

par l'amour de son indépendance, elle essaya de résis-

ter à l'influence de pénétration que la France exerçait

sur elle; serrée de près, bloquée dans ses rochers,

la Kabylie, malgré son ardeur guerrière, fut bientôt

obligée de déposer les armes.

C'est, en effet, vingt-sept ans après la prise d'Al-

ger, en 4857, que la terrible Kabylie fut enfin con-

quise.. Epuisés par quatorze campagnes successives,

traqués .dans leurs rochers par une politique persévé-

rante, fatigués des-troubles incessants qui déchiraient

leurs tribus et qui les réduisaient à la misère la plus

noire, les farouches montagnards, à bout de force, se

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- 370 —

rendirent en déposant les armes devant l'armée fran-

çaise à qui, en-1857, fut réservé l'honneur d'être la

première à fouler le soi'resté jusqu'arors vierge et

sacré du Djurdjura! Icherridhen fut le dernier combat

où fut brisé pour toujours l'orgueil du vieux et indomp-

table Géant. Cette victoire remportée sur l'antique

Djurdjura, l'Histoire ne doit pas la méconnaître, tant les

efforts dépensés en celle circonstance ont été, de part

et d'autre, des plus considérables.

Avant d'atteindre les sommets élevés el les ravins

profonds de Lalla-Khedidja, l'armée française dans

cette campagne eut à surmonter des obstacles très pé-

nibles. Mais, guidée par son génie et soutenue par le

Destin, elle parvint à avoir raison de tout, des hommes

et de la nature, deux éléments contre lesquels s'épuisè-rent les puissances romaine, arabe et turque. Tant par

sa bravoure que par sa science, l'armée de Randon qui

dompta la terrible et légendaire Kabylie fut simple-ment prodigieuse el admirable!

Quant aux Kabyles, « ils se sont, dit M. Carrey,«i défendus malgré tout, avec la bravoure habituelle de

» leur race, mais sans le fanatisme furieux des pre-» miers jours de notre conquête africaine, par devoir

« national plutôt que par passion. : comme un homme« qui se bat en duel d'honneur, mais sans haine mor-

<i telle. » (1)

Ces quelques mots assez élogieux pour la Kabylie

dépeignent bien, en effet, le caractère fier et noble du

montagnard chez lequel se trouvent, naturellement réu-

nies, les qualités morales et intellectuelles, qui empê-chent l'être qui en est doué de tomber dans l'aveugle-ment du fanatisme. Si le Kabyle est courageux et brave,travailleur et prévoyant, honnête et intelligent, ses ver-

(1) Carrey. Campagne de Kabylie de 1857,page^lâ,

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— 371 — '

tus sociales indiquent les sentiments d'amour et de

dévouement qu'il a pour son pays natal et son foyer.

Sa société jouit d'une moralité qui la rehausse au rang

des sociétés policées el depuis longtemps organisées.

Quoique sans culture, ses sentiments sur les choses de

l'honneur sont fins et multiples; sans parler de l'achar-

nement qu'il met dans les question du « nif », il ne

tolère, pour rien au monde, même au prix de sa vie,

que sa parole soit « brisée », que son « Anaia » soit

violée. D'une nature ardente, il est capable de tous les

dévouements comme de tous les sacrifices que les de-

voirs de l'hospitalité lui imposent.

Ayant le respect de sa dignité, la parole donnée est,

pour lui, chose sacrée; y manquer serait non seule-

ment une trahison, mais encore une lâcheté. Le sou-

venir d'une défaillance de ce genre lui fait éprouver

du regret et de la honte. Aussi, les vieillards qui n'igno-raient pas les engagements de fidélité pris par la Kaby-

lie en 1857 se trouvent-ils actuellement embarrassés

et même blessés dans leur amour-propre, quand on leur

rapelle leur folle équipée de 1871.

; Les « anciens », étant plus instruits par l'expérience-de la vie, et les jeunes, étant mieux renseignés sur les

buts de la France que tous commencent h connaître et

à aimer, il se forme une opinion publique où se mani-

feste une mentalité des. plus favorables à l'égard de

leur Protectrice.

Ce résultat, sur l'importance duquel il est ici inutile

d'insister, est dû à la sagesse prévoyante de la poli-

tique de la France. Les Jules Ferry, les Rambaucî, les

Combes, les Rozet et les Jeanmaire ont, par l'école,achevé l'oeuvre de conquête militaire commencée parles Bugeaud et les Randon; ils ont, en s'adressant à

l'âme indigène, définitivement conquis cette Kabylie25

Page 394: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 372 —

qui, hier encore, paraissait rébarbative et réfractaire

à toute idée moderne.

Par les résultats obtenus, on peut déjà conclure queCécoledes tribus, citadelle de civilisation et de progrès,est la seule machine de guerre

— combien pacifiqueet bienfaisante —

qui ail rendu la paix et l'ordre à une

population autrefois si belliqueuse et si turbulente.

Mieux éclairée sur ses intérêts moraux et matériels,avec son intelligence cultivée, elle ne manque pas, la

première, de se rendre compte de tous les dangers de

l'ignorance et du fanatisme. Avides de la vérité et du

progrès, les jeunes générations sorties de nos. écoles

sont, étant mieux éclairés que leurs frères, sûrement

à l'abri des influences néfastes de la Khouanerie, car

elles n'ignorent pas que c'était l'esprit fanatique des

Rah'mania, exploitant l'ignorance des masses, quiavait seul provoqué le déchaînement des folies de l'in-

surrection de 1871.

Payant les conséquences de sa coupable entreprise,la Khouanerie, le maraboutisme qui exerçait une si

grande influence auprès des montagnards, ne jouitde nos jours que du mépris ou de l'indifférence géné-rale. Les ITaddad, les Moq'ram sont oubliés; et le sou-

venir de leur fol emballement ne fait éprouver aux

nouvelles générations que d'amers regrets.

Rien ne peut mieux donner une idée exacte de la

nouvelle mentalité du montagnard, que la pensée expri-mée devant nous, par un vieillard interrogé sur les

mobiles du soulèvement de 1871 : « Honte, dit-il, à

ceux qui nous ont fait manquer à notre parole et jeterdans l'abîmé!! Nous étions des fous et pour nous punirde notre aveuglement, Dieu nous a fait battre commedes ânes et rançonner comme des esclaves! »

— Oui, lui répond-on, ton repentir, cri du coeur, est

bien sincère.. Si « le péché avoué est à moitié par-

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— 373 —

donné », la reconnaissance de la faute commise est

déjà un signe de sagesse et de loyauté; la sincérité de

les sentiments en cette circonstance t'honore et justifie

l'anallième que tu jettes sur les imposteurs qui ont trom-

pé le pays, eu abusant de son ignorance et de sa cré-

dulité. Cependant, vous, gens de l'époque, vous ne

restez pas moins responsables de votre fol emballe-

ment. Autant ki {.; : aspirée par

le noble geste de défense nationale était digne et hono-

rable, autant la révolte de 1871, dictée par l'ambition

et le fanatisme, "se trouvait ainsi par ces mobiles revê-

tir tous les caractères d'une action laide et bien vile.

D'ailleurs, la violation de « la parole donnée » et les

excès commis par votre folie, marquaient suffisam-

ment la portée de votre aveuglement dans cette tri s ce

affaire. Devant Dieu comme devant les hommes, votre

révolte était une trahison et une lâcheté; et,.si tu pen-ses qu'une mauvaise action, aussi réprouvée que celle-

là, ne pouvait qu'être réprimée, le châtiment qui vous

a été infligé à la suite de cette révolte était donc la

sanction logique et méritée de vos actes.

Cependant, au règlement de compte, la France triom-

phant de votre aveuglement, s'est bien gardée d'abuser

de sa victoire et d'appliquer à la malheureuse Eabyliel'exécrable et despotique loi du vainqueur, le « Voe vio-\

tis » des tyrans; Ne perdant pas de vue son rôle de

civilisatrice et n'ignorant pas non plus les. raisons de

votre égarement, la France, dans sa clémence, se mon-

tra indulgente dans ses rigueurs; les effets de sa ré-

pression, si durs fussent-ils, né furent, la paix réta-

blie, en somme que matériels. La preuve est que la

contribution de guerre acquittée, la Kabylie ménagéedans son âme et son corps, ne tarda pas à reprendreforce et vigueur. Retiré de l'abîme et placé sous l'égidede la France, ton pays prospère et ses libertés res-

pectées se développent dans la voie d'une vie meilleure.

Page 396: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 374 —

La France, qui la première a combattu r'esciavage,ne veut, certes, te mener avec tes enfants que vers

le Progrès et la Civilisation.

En châtiant sévèrement les égarés, surtout les me-

neurs de 1871, elle ne voulait que faire rétablir l'ordre

et la discipline dans ta société encore primitive et for-

tement viciée par l'ignorance et le fanatisme. Pour faire

ton éducation d'abord et celle de tes entants ensuite,

la généreuse France, confiante dans son génie et sa

clairvoyance* elle laissa faire le temps, car elle n'igno-rait pas que « l'apaisement par l'équité indulgente est

.< plus efficace que l'apaisement par res rigueurs.(( C'est que le raisonnement est plus puissant que ia

« force. C'est que, tôt ou tard, les clémences répan-« dues apaisent les colères, désarment les haines,« émoussent les convictions, (et que d'elles) ger-« ment des dévouements; comme des semences savam-

« ment répandues, germent des blés vivaces, qui étouf-

« lent les ivraies et mûrissent en riches moissons. » (1)

Dans l'accomplissement de sa tâche d'éducation, la

France suivant la même méthode dans son entreprisede régénération kabyle, a déjà obtenu d'excllents résu!-\tats. L'efficacité de son influence- bienfaitrice sur l'es-!

prit du montagnard, ne s'est-elle pas nettement dévoilée!,

pendant les cinq ans de Guerre européenne? La con- ',

duite du peuple kabyle en cette circonstance a été

irréprochable à l'arrière et admirable sur le front.

Suivant ses qualités ancestrales de bravoure et de cou-

rage, il a partout noblement rempli son devoir.

Par sa loyauté et son dévouement envers la France,la Kabylie de 1914-1918 a donc honorablement racheté

sa faute de 1871. Répondant à l'appel de la France

menacée, la jeunesse kabyle a, pendant toute la durée

£1) Carrey. Campagne de la Kabylie en 1857,page 321.

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— 375 —

: de la Terrible Guerre, bravement accompli sa tâche.

Toujours face à l'ennemi, des « Dardannelles à la mer

du Nord », elle a hardiment participé aux combats les

plus sanglants; elle a connu les boues de l'Yser et les

tranchées des forêts de FArgonm; elle a revu le Rhin

que ses aînés les « Turcos » avaient déjà glorieuse-

ment teint de leur sang; toujours sur la brèche, elle

s'est partout dignement comportée.

, Charleroi! La Marne! Verdun! forment pour la brave

; Kabylie une trilogie lugubre et glorieuse et au souvenir

de laquelle des milliers de mères, de soeurs et même

de jeunes épouses ne peuvent s'empêcher de verser

des larmes en pensant à leurs chers disparus!

; Mais la. France est sauvée et à sa délivrance la Kaby-

Iie peut se flatter d'y avoir glorieusement participé;ses sanglantes et cruelles pertes sont des sacrifices que

_Ia France ne peut oublier!

Il- est aussi dans notre conviction, que la brave

et loyale Kabylie, pansée et soutenue par la France

reconnaissante, recouvrera bientôt toute sa vigueur et,

que dans un avenir prochain et plein de promesses,

elle atteindra une prospérité morale et matérielle digne

de son intelligence et de son activité.

Comme pour préciser et confirmer ces voeux, voilà

qu'une voix douce et consolante, des nues dominant

Lalla-Khedidja, se fait entendre et dit :

Salut ! Gloire à la jeune et belle mutilée

A celle dont le voile exalte encor les charmes ..

Allons 1Ne pleure plus ; sèche vite tes larmes.

La grande Mutilée accourt te consoler...

Va vers elle ; ouvre-lui les bras pour recevoir

L'hommage qui t'est dû, d'imprescriptible gloire.

Page 398: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 376 —

Mais elle veut aussi que s'orne ton esprit

De tous les dons joyeux dont le coeur s'ennoblit

Et qu'ainsi par les biens qu'on te dispensera

Tu puisses à jamais honorer sa pensée...

Pour toi et pour tous ceux que la guerre a blessés

Le printemps du bonheur un jour refleurira ..

Les jours se sont passés : le miracle est venu (i) ;

Dans un élan joyeux de profonde tendresse,

La Kabylie souHt et toute sa jeunesse

Vers le ciel lumineux où, flotte un vent menu,

En un geste soudain plein de reconnaissance,

Clame aux échos lointains et purs «.Vive la France !»

Tels sont les voeux les plus chers que nous ayons à'

formuler pour l'oeuvre de civilisation que la France a,

plus que jamais, le devoir de réaliser en cette Kabylie.

L'expérience est faite; l'excellence des résultats obtenus

démontre, une fois de plus que l'école reste, ici comme :

ailleurs, le meilleur instrument de progrès et de civi-

lisation.

•Le terrain berbère est encore aussi riche et aussi

fertile qu'à l'époque de Rome; que la France défriche

et sème dru, la récolte n'en sera que plus belle! L'ave-

nir est plein cle promesses, si l'on pense que la

33erbérie a été cle tous temps le berceau de régénéra-

tion pour les civilisations du passé. L'Europe épuisée,

et le foyer cle lumière déplacé, l'avenir reste à l'Afriqueoù de futurs Etats-Unis ne tarderont pas à se former.

(1) Loi du h Février 1919qui, reconnaît à la population indigènede l'Algérie certains droits politiques, entre autres, la participationde ses élus à l'élection du maire et de ses adjoints dans les com-munes de plein exercice.

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— 377 —

La vieille France, maîtresse de l'Afrique du Nord,

réservoir d'énergie et d'intelligence, peut, dans cet ave-

nir éventuel, jouer un beau rôle. Le Berbère soutenu,

guidé par elle, suivant l'esprit traditionnel de sa race,

pourra porter haut et loin le drapeau du progrès et de

la civilisation et ce, pour l'honneur de la France, com-

me pour la gloire cle l'humanité, qui ne veut pas queles génies des vieilles et belles races s'anémient et dis-

paraissent. La Berbérie, devenue la Grande République

fédérative, saura par sa sève débordante, par son acti-

vité et son intelligence, régénérer et garder dans son

sein le souvenir du génie libérateur de la Tutrice

bénie.

Le Berbère de nos jours, quoique peu ou mal connu,

est aussi jeune, aussi vigoureux et actif qu'aux temps

des Massinissa et des Juba; il peut faire pour le

génie de la France, sa mère adoptive, ce que ses aînés

ont fait pour les civilisations carthaginoise, romaine '«if.

arabe, c'est-à-dire faire cle la civilisation française, le

flambeau de lumière, le foyer de Justice et de Vérité

dans les futurs Etats libres et indépendants de l'Afriquecivilisée et affranchie de l'avenir.

FIN

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APPENDICE 1

Tribus et dynasties Berbères

de l'Afrique Septentrionale

a) "Notice sur l'origine des Berbères (1)

Depuis les temps les plus anciens, cette race d'hommes

habite le Moghreb dont elle a peuplé les plaines, les mon-

tagnes, les plateaux, les régions maritimes, les campagneset les villes. Ils construisent leurs demeures soit de pierresel d'argile, soit de roseaux et broussailles, ou bien encore

de toiles faites avec du crin ou du poil de chameau. Ceux

d'entre les Berbères qui jouissent cle la puissance et quidominent les autres, s'adonnent à la vie nomade et par-courent, avec leurs troupeaux, les pâturages auxquels un

court voyage peut les amener; jamais, ils ne quittent l'in-

térieur du Tell pour entrer dans les vastes plaines du

Désert. Ils gagnent leur vie à élever des moutons et des

boeufs, se réservant ordinairement les chevaux pour la selie

et pour la propagation cle l'espèce.

Une partie des Berbères nomades fait aussi métier d'éle-

ver des chameaux, se donnant ainsi une occupation qui est

plutôt celles des Arabes. Les Berbères de la classe pauvretirent leur subsistance du produit de leurs champs et desbestiaux qu'ils élèvent chez eux; mais la haute classe, celle

qui vit en nomade, parcourt le pays avec ses chameaux,

(1) Cette notice est extraite de l'Histoire des Berbères de l'Afri-que Septentrionale d'Ibn-Khaldoun, tradviction de Slaue, tome I,pages 167, 169, 173, 180 et 182.

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— 380 —

et toujours la lance en main, elle s'occupe également à

multiplier ses troupeaux et à dévaliser les voyageurs.

Leurs habillements et presque tous leurs autres effets

sont en laine. lis s'enveloppent de vêtements rayés dont ils

rejettent un des Bouts sur l'épaule gauche, et, par dessus

tout, ils laissent flotter des burnous noirs. Ils vont, en gé-néral, la tôle nue, et de temps à autre ils se la font raser.

Leur langage est un idiome étranger, différent de tout

autre : circonstance qui leur a valu le nom de BerbèresVoici comment on raconte la chose : Ifricos, fils de Caïs-

Ibn-Saïfi, l'un des rois [du Yémen appelés] Tobba, envahitle Moghreb et l'Ifrîkïa; il y bâtit des bourgs et des villes

après avoir tue le roi, El-Djerdjis. Ce fut môme d'après lui,ace que l'on prétend ,que ce pays fut nommé l'Ifrîkia. Lors-

qu'il eut vu ce peuple de race étrangère et qu'il l'eut en-tendu parler un langage dont les variétés et les dialectes

frappèrent son attention, il céda à l'élonnement et s'écria :« Quelle berbera est la vôtre! » On les nomma Berbères

pour cette raison. Le mot berbera signifie, en arabe, un

mélange de cris inintelligibles; de là on dit, en parlant du

lion, qu'il berbère, quand il pousse des rugissements con-

fus.

Les hommes versés dans la science des généalogies s'ac-cordent à. rattacher toutes les branches de ce peuple à.deux grandes souches : celle de Bernés et celle de MadghisComme ce dernier était surnommé El-Abter, on appelleses descendants El-Botr, de môme que l'on désigne par lenom de Beranès, les familles qui firent leur origine deBernés. Madghis et Bernés s'appelaient chacun fils de Berr;

cependant, les généalogistes ne s'accordent pas tous à les

regarder comme issus d'un même père.

Ibn-Hazm, par exemple, dit, sur l'autorité de Youçof-el-Ouerrac, qui tenait ses renseignements d'Aïoub, fils d'Abou-Yezîd (l'homme à l'âne), qu'ils étaient fils du même père,mais les généalogistes du peuple berbère, tels que Sabec-

Ibn-Soléiman-El-Matmati, Hani-Ibn-Masdour (ou Isdour)el-Koumi et Kehlan-Ibn-Abi-Loua déclarent que les Bera-nès sont enfants d'un Berr qui descendait d'un Mazlgh,fils de Canaan, tandis que les Botr ont pour aïeul un autreBerr qui était fils de Caïs, et petit-fils de Ghailan. Quelque-fois, même,

' on donne ce dernier renseignement sur l'auto-rité d'Aïoub, fils d'Abou-Yezld; mais la déclaration d'Aïoub

Page 403: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 381 —

lui-môme, telle qu'Ibn-Hazm nous l'a transmise, doit être

accueillie par'préférence, à cause de l'exactitude bien re-

connue de cet auteur.

Maintenant, si l'on aborde la question de savoir jusqu'àquel peuple des temps anciens, il serait possible de faireremonter les Berbères, on remarquera une grande diver-sité d'opinion, chez les généalogistes, classe de savants quiont consacré, à ce sujet, des longues études.

Les uns les regardent comme les descendants de Yacsan,fils d'Abraham,, le même dont nous avons fait mention en

parlant de ce patriarche. D'autres les considèrent comme

Yéménites, et d'autres comme une population mélangée,venue du Yémen.

Voici un récit provenant des généalogistes berbères et

reproduit par El-Bekri et. d'autres auteurs : ,

» Moder avait deux fils, El-Yas et Ghailan. Leur mère,« er-Rebab, était fille cle Hîda-Ibn-Amr-Ibn-Mâdd-Ibn'-Ad-« nan. Ghailan, fils cle Moder, engendra Caïs et Dehman.« Les enfants de Dehman sont peu nombreux et forment« une famille caïside à laquelle on donne le nom de Beni-» Amama. Dans cette, maison naquit une fille qui porta 'e« nom d'El-Beha, fille de Dehman.' Quant à Caïs, fils de« Ghailan, il engendra quatre fils : Sâd, Amr, Berr et To-« mader, dont les deux premiers naquirent de Mozna, fille« d'Aced-Ibn-Rebiâ-Ibn-Nizar, et les deux derniers de» Tamzigh, fille cle •

Medjdel-Ibn-Medjdel-Ibn-Ghomar-Ibn-« Masmoud. -

'« A celte époque, les tribus berbères habitaient la Syrie,« et ayant les Arabes pour voisins,.ils partagaient avec eux« la jouissance des eaux, des pâturages, des lieux de par-« cours et s'alliaient à eux par des mariages. Alors, Berr,« fils de Caïs, épousa, sa cousine, El-Beha, fille de Dehman.« et encourut ainsi la jalousie de ses frères- Tamzigh, sa« mère, femme d'une grande intelligence, craignant qu'ils« ne le tuassent, avertit secrètement ses oncles maternels« et partit avec eux ainsi que son fils et son mari, pour la« terre des Berbères, peuple qui habitait alors la Pales-« tine et les frontières de la Syrie. El-Beha donna à Berr-« Ibn-Caïs deux enfants, Alouan et Madghis. Le premier

Page 404: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 38? —

« mourut en bas-âge, mais Madghis resta. Il portait le sur-et nom d'EÎ-Abter et était père des Berbères, Botr. Toutes« les tribus zenatiennes descendent de lui. »

Sachez maintenant que toutes ces hypothèses sont erro-nées et bien éloignées de la vérité. Prenons d'abord celk

qui représentent les Berbères comme enfants d'Abraham,et nous en reconnaîtrons l'inadmissibilité en nous rappelantqu'il n'y avait entre David (qui tua Goliath, contemporaindes Berbères) et Isaac, fils d'Abraham et frère de Yacsan,le prétendu père des Berbères, qu'à peu près dix généra-tions, ainsi que nous l'avons dit dans la première partiede cet ouvrage. Or, on ne saurait guère supposer que dansce laps de temps, les Berbères eussent pu, à tel point, se

multiplier.

L'opinion qui les représente comme les enfants de Goliathou Amalécites, et qui les fait émigrer de la Syrie, soitde bon gré, soit de force, est tellement insoutenable qu'ellemérite d'être rangée au nombre des fables..

Une nation comme celle des Berbères, formée d'une fouiede peuples et 'Couvrant une partie considérable de la terre,n'a pu y être transportée d'un autre endroit, et surtoutd'une région très bornée. Depuis une longue suite de siè-cles avant l'islamisme, les Berbères ont été connus com-me habitants du pays et des régions qui leur appartiennentde nos jours, et ils s'y distinguent encore aux marquesspécifiques qui les ont toujours fait connaître- Mais pourquoinous arrêter aux sornettes que l'on a ainsi débitées au

sujet des origines berbères? II nous faudrait donc subir lanécessité d'en faire autant, chaque fois que nous aurionsà traiter d'une race ou, d'un peuple quelconque, soit ara-

be, soit-étranger? L'on a dit qu'Ifricos transporta les Ber-bères (en Afrique); puis ils racontent qu'il les trouva déjàdans ce pays, et qu'étant étonné de leur nombre et de leur

langage barbare, il s'écria : « Quelle berbera est la Vôtre? »

Comment donc aurait-il pu les y transporter? Si l'on sup-pose qu'ils y avaient déjà été transportés par Abraha-Dou-

1-Menar, ainsi que quelques-uns l'ont dit, on peut à cela•

répondre qu'il n'y avait pas entre ce prince et Ifricos assezde générations pour que ce peuple eut pu se multiplier au

point d'exciter l'étonnement de ce dernier.

Page 405: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

— 383 —

Quant à l'hypothèse de ceux qui les prennent pour des

Himyerites, de la famille des Nôman, ou pour des Moderi-tes de la famille de Caïs-Ibn-Ghailan, elle est insoutenable,et a déjà été réduite à néant, par le chef des généalogisteset des savants, Abou-Mohammed-Ibn-Hazm, qui a. consi-

gné dans son Djemhera l'observation suivante : « Quelques» peuplades berbères veulent faire accroire qu'elles vien-« nent du Yemen et qu'elles descendent de Himyer; d'autres» se disent descendues de Berr, fils de Cars; mais la faus-« selé de ces prétentions est hors de doute : le fait de Caïs» ayant eu un fils nommé Berr, est absolument inconnu» à tous les généalogistes; et les Himyerites n'eurent jamais» d'autre voie pour se rendre en Moghreb que les récits« mensongers des historiens yemenites ».

Passons à l'opinion d'Ibn-Coteiba. Cet auteur les déclare

enfants cle Goliath el il ajoute que celui-ci était le fils deCaïsJbn-Gbailan : grave erreur! En effet, Caïs (fils de)Ghailan descendait de Mâdcl lequel était contemporain de

Nabuchodonosor, comme nous l'avons constaté ailleurs, etavait été emmené en Syrie par le prophète Jérémie. auquella volonté divine avait révélé l'ordre de le sauver des fu-

reurs cle ce conquérant, qui venait de subjuguer les Ara-bes.

Ce Nabuchodonosor est le môme qui détruisit le templecle Jérusalem bâti par David et Salomon, environ quatrecent cinquante ans auparavant. Donc, Mâdd a dû être

postérieur à David, d'environ ce nombre d'années; com-

ment, alors, son fils Caïs aurait-il pu être le père de Go-

liath, contemporain de David? Cela est une erreur si fla-

grante que je la considère comme un trait de négligenceou d'inattention de la part d'Ibn-Coteiba-

Le fait réel, fait qui nous dispense de toute hypothèse,est le suivant : les Berbères sont les enfants de Canaan

fils de Cham, fils de Noé, ainsi que nous l'avons déjà énon-

cé, en traitant des grandes divisions de l'espèce humaine.Leur aïeul se nommait Mazigh; leurs frères étaient )es

Gergéséens (Agrikech); les Philistins, enfants de Casluhim,fils de Misraïem, fils de Cham, étaient leurs parents. Le roi,chez eux, portait le titre de Goliath (Bjaloui). Il y eut r:n

Syrie, entre les Philistins et les Israélites, des guerres rap-portées par l'histoire, et pendant lesquelles les descendantsde Canaan et les Gergéséens soutinrent les Philistins cou-

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Ire les enfants d'Israël. Cette dernière circonstance aura

probablement induit en erreur la personne qui représentaGoliath comme Berbère, tandis qu'il faisait partie des Phi-

listins, parents des Berbères- On ne doit admettre aucuneautre opinion que la nôtre; elle est la seule qui soit vraieet de laquelle on ne peut s'écarter.

b) Talents ei qualités de la race berbère (1)

En traitant de la race berbère, des nombreuses popu-lations dont elle se compose, et de la multitude de tribus etde peuplades dans laquelle elle se divise, nous avons faitmention des victoires qu'elle l'emporta sur les princes dela terre, et de ses luttes avec divers empires pendant des

siècles, depuis ses guerres en Syrie avec les enfants d'Israëlet sa sortie de ce pays pour se transporter en l[rîkïa al enMaghreb (?) Nous avons raconté les combats qu'elle livraaux premières armées musulmanes qui envahirent l'Afri-que; nous avons signalé les nombreux traits de bravoure

qu'elle déploya sous les drapeaux de ses nouveaux alliés,et retrace l'histoire de Dihyat-el-Kahna, du peuple nom-breux et puissant qui obéissait à cette femme, et de l'au-torité qu'elle exerça dans l'Auras, depuis les temps quiprécèdent immédiatement l'arrivée des vrais croyants,jusqu'à sa défaite par les Arabes. Nous avons mentionnéavec quel empressement, la tribu de Miknaça se rallia auxmusulmans; comment elle se révolta et chercha un asiledans le Maghreb-el-Acsa, pour échapper à la vengeanced'Ocba.-Ibn-Nafâ, et comment les troupes du Khalife Hichamla subjuguèrent plus tard, dans le territoire du Maghreb,ceLes Berbères, dit Ibn-Abi-Yeizd, apostasièrent jusqu'à« douze fois,, tant en Ifrîkïa qu'en Maghreb; chaque fois,<(ils soutinrent une guerre contre les Musulmans, et ils« n'adoptèrent définitivement l'islamisme que sous le Gou-u vernement de Mouça-lbn-Noceir »; ou quelques tempsaprès, selon un autre récit.

(1) Ibn-Klialdoun,traduction de Slance, tome I, page 198.

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Ayant indiqué les régions du Désert habitées par les Ber-

bères, ainsi que les châteaux, forteresses et villes qu'ilss'étaient bâtis, tels que Sidjilmessa, les bourgades cle Touat,de Tigourarîn, de Figuig, de Mozab, de Ouargla, du Ri-

gha, du Zab, de Nei'zaoua, d'El-Hamma et de Ghadems;ayant parlé des batailles et de grandes journées dans les-

quelles ils s'étaient distingués; des empires et royaumesqu'ils avaient fondés; de leur conduite à l'égard des Arabes

hilaliens, lorsque ceux-ci envahirent l'Ifrîkïa au V° sièclede l'hégire; de leurs procédés envers les Beni-Hammad

d'El-Galâ, et de leurs rapports avec les Lemtouna deTlemccn et de Téhert, rapports tantôt amicaux, tantôt hos-

tiles; ayant mentionné les concessions de territoire que ;esBeni-Bâdin obtinrent des Almohades dans le Maghreb, etraconté les guerres que firent les Beni-Merîn aux succes-seurs d'Abd-el-Moumen, nous croyons avoir cité une sériede faits qui prouvent que les Berbères ont toujours été un

peuple puissant, redoutable, brave et nombreux; un vrai

peuple comme tant d'autres dans ce monde, tels que les

Arabes, les Persans, les Grecs et les Romains.

Telle fut, en effet, la race berbère; mais, étant tombés en

décadence, et ayant perdu son esprit national, par l'effetdu luxe que l'exercice du pouvoir et l'habitude de la domi-nation avaient introduit dans son sein, elle a vu sa popu-lation décroître, son patriotisme disparaître et son espritcle corps et de tribu s'affaiblir au point cjue les diverses

peuplades qui la composent sont maintenant devenus sujetsd'autres dynasties et ploient, comme des, esclaves, sous lefardeau des impôts.

Pour cette raison, beaucoup de personnes ont eu de la

répugnance à se reconnaître d'origine berbère, et cepen-dant, on n'a pas oublié la haute renommée que les Aurôbaet leur chef Koceila s'acquièrent à. l'époque de l'invasionmusulmane. On se l'appelle aussi la vigoureuse résistancefaite par les Zenata, jusqu'au moment où leur chef Ouez-mar-Ibn-Soulat fut conduit prisonnier à Médine, pour être

présenté au Khalife Othman-Ibn-Offan. On n'a pas oubliéleurs successeurs, les Houara et les Sanhadja, et com-ment les Ketama fonUàrenl ensuite une dynastie qui sub-

jugua l'Afrique occidentale et Orientale, expulsa les Ab-bacides de ce pays et gagna encore d'autres droits à une

juste renommée. Citons ensuite les vertus qui font honneur

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à l'homme et qui étaient devenues pour les Berbères, uneseconde nature : leur empressement à s'acquérir des qua-lités louables, la noblesse d'âme qui les porta au premierrang parmi les nations, les actions par lesquelles ils mé-ritèrent les louanges de l'univers, bravoure et prompti-tude à défendre leurs hôtes et clients, fidélité aux promes-ses, aux engagements et aux traités; patience dans l'ad-versité, fermeté dans les grandes afflictions, douceur de

caractère, indulgence pour les défauts d'autrui, éloigne-ment pour la vengance, bonté pour les malheureux, respectpour les vieillards et les hommes dévots, empressement à

soulager les infortunés, industrie, hospitalité, charité,magnanimité, haine de l'oppression, valeur déployée contreles empires qui les menaçaient, victoires remportées sur lesprinces de la terre, dévouement à. la cause de Dieu et desa religion; voilà, pour les Berbères, une foule d.e litres àune haute illustration, titres hérités de leurs pères et dont

l'exposition, mise par écrit, aurait pu servir d'exemple auxnations à venir.

Que l'on se rappelle seulement les belles, qualités qui les

portèrent au faîte de la gloire et les élevèrent jusqu'aux hau-teurs cle la domination, de sorte que le pays entier leur futsoumisi et que leurs ordres rencontrèrent partout une

prompte obéissance.

Parmi les plus illustres Berbères de la première race,citons d'abord Bologguin-lbn-Ziri le sanhadjien, qui gou-verna lTfrîkià au nom des Fatemides; nommons ensuiteMobammed-Ibn-Ivhazer et son fils El-Kheir, Arouba-Ibn-

Youçof-el-Ketami, champion de la cause d'Obeid-Allah-es-Chii, Youçof-Ibn-Tachefïn, roi des Lemtouna du Maghreb,et Abd-el-Moumen-Ibn-Ali, grand cheikh des Almohadeset disciple de l'iman El-Mehdi.

Parmi les Berbères de la seconde race, on voit figurerplusieurs chefs ôminents qui, emportés 'par une noble

ambition, réussirent à fonder des empires et à conquérirle Maghreb central et le Maghreb-el-Acsa. D'abord, Yacoub-

Ibn-Abd-el-HacK, sultan des Beni-Merln; puis, Yaghmora-cen-Ibn-Zîan, sultan des Beni-Abd-el-Ouad; ensuite, Moham-

med-Ibn-Abd-él-Caouï-Ibn-Ouzmar, chef des Beni-Toudjln-Ajoutons à cette liste le nom de Thabet-Ibn-Mendîl, émirdes Maghraoua établis sur le Chélif, et celui d'Ouzmar-Ibn-

Ibrahîm, chef des Beni-Rached; tous princes contempo-

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— 387 —

rains, tous ayant travaillé, selon leurs moyens, pour la

prospérité de leur peuple et pour leur propre gloire.

Parmi les chefs berbères, voilà ceux qui possèdent au

plus haut degré les brillantes qualités que nous avons énti-

mérées, et qui, tant avant qu'après l'établissement de leur

domination, jouirent d'une réputation étendue, réputation

qui a été transmise à la postérité, par les meilleures autori-

tés d'entre les Berbères et les autres nations; de sorte quele récit de leurs exploits porte tous les caractères d'une

authenticité parfaite.

Quant au zèle qu'ils déployèrent à faire respecterles prescriptions de l'islamisme, à se guider par les

maximes de la loi et à soutenir la religion de Dieu, on

rapporte, à ce sujet, des faits qui démontrent la sincérité

de leur foi, leur orthodoxie et leur ferme attachement aux

croyances par lesquelles ils s'étaient assurés la puissanceet l'empire. Ils choisissaient d'habiles précepteurs pourenseigner à leurs enfants le livre de Dieu; ils consultaientles casuistes pour mieux connaître les devoirs de l'hommeenvers son créateur; ils cherchaient des imans pour leurconfier le soin de célébrer la prière chez les nomades et

d'enseigner le Coran aux tribus; ils établissaient dans leursrésidences des savants juriconsultes, chargés de remplirles fonctions de cadi; ils favorisaient les gens de piété etde vertu, dans l'espoir de s'attirer la bénédiction divineen suivant leur exemple; ils demandaient aux saints per-sonnages le secours de leurs prières; ils affrontaient les

périls de la mer pour acquérir les mérites de la guerresainte; ils risquaient leur vie dans le service de Dieu, etils combattaient avec ardeur contre ses ennemis.

Au nombre de ces princes, on rémarque au premier rangYouçof-Ibn-Tachefln et Abd-el-Moumen-Ibn-Ali; puis vien-nent leurs descendants et ensuite, Yacoub:Ibn-Abd-el-Haeket ses enfants.. Les traces- qu'ils ont laissées de leur admi-nistration attestent le soin qu'ils avaient mis. à faire fleu- .rir les sciences, à maintenir la guerre sainte à fonder des éco-

les, à élever des Zaouïa et des ribal, à fortifier les frontièresde l'empire, à risquer leur vie'pour soutenir la cause de

Dieu, à dépenser leurs trésors dans les voies de la charité,à s'entretenir avec les savants, à leur assigner la placed'honneur aux jours d'audience publique, à les. consultersUr les obligations de la religion, à suivre leurs conseils

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dans les événements politiques et dans les affaires de la

justice, à étudier l'histoire des prophètes et des saints, à

faire lire ces ouvrages devant eux dans leurs salons de

réception, dans leurs salles d'audience et dans leurs palais,à consacrer des séances spéciales au devoir d'entendre les

plaintes des opprimés, à protéger leurs sujets contre ta

tyrannie des agents du gouvernement, à punir les oppres-seurs, à établir au siège du Khalifat et du royaume, dans

l'enceinte même cle leurs demeures, des oratoires où l'on

faisait sans cesse des invocations et des prières, et où des

lecteurs stipendiés récitaient une certaine portion du Corantous les jours, matin et soir. Ajoutons à cela, qu'ils avaient

couvert les frontières musulmanes de forteresses et de

garnisons, et qu'ils avaient dépensé des sommes énormes

pour le bien public, ainsi qu'il est facile de le reconnaître

à l'aspect des monuments qu'ils nous ont laissés.

Faut-il parler des hommes extraordinaires, des person-

nages accomplis qui ont paru chez le peuple berbère? Alors,on peut citer des saints traditionnistes à l'âme pure et à

Pesprit cultivé; des hommes qui connaissaient par coeur

les doctrines que les « Tabès » et lés imans suivants avaienttransmis à leurs disciples; des devins formés par la natu-re pour la découverte des secrets les plus cachés. On a vu

chez les Berbères 'des choses tellement hors du commun,des faits tellement admirables, qu'il est impossible de mé-connaître le grand soin que Dieu a eu de cette nation, l'ex-trême bonté qu'il lui a toujours témoignée, la combinaisonde vertus dont il l'a dotée, les nombreux genres de perfec-tion auxquels il l'a fait atteindre et toutes les diverses qua-lités propres à l'espèce humaine qu'il lui a permis de réu-nir et cle s'approprier. A ce sujet, leurs historiens rappor-tent, des circonstances qui remplissent le lecteur d'un pro-fond étonnement.

Au nombre de leurs savants les plus illustres, on compteSâfou, fils de Ouaçouf, ancêtre de la famille midraridedont la dynastie régna à Sidjilmessa. Il avait vu plusieursdes « Tabès » el étudié sous Ikrima, esclave d'Ibn-Abbas.Arîb-Ibn-Homeid fait mention de lui dans son ouvrage his-

torique. On peut nommer aussi Abou-Ye'zîd-Makhled-Ibn-Keidad l'Ifrénite, surnommé l'homme à l'âne, qui professala doctrine des kharedjites et se révolta, contre les Fate-

mides, en J.'im 332. Il avait étudié à Touzer sous les

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Cheikhs cle cette ville et s'était distingué par ses connais-

sances comme juriconsulte- Ayant adopté le système pro-fessé par.les kharédjites-eibadites, iî y devint très habile,et s'étant ensuite mis en. relation avec Ammar-el-Ama,

sofrile-nëkkarien, il embrassa, à son grand malheur, les

principes enseignés par ce vieillard. Quoi qu'il en soit, il

est impossible de méconnaître la haute renommée que ce

savant avait acquise parmi les Berbères.

Un auIre de leurs hommes célèbres était Monder-Ibn-

Said, grand-cadi de Cordoue et membre de la tribu des

Soumata, l'une des fractions nomades de la tribu d'Ou-

:iiaça. Il naquit l'an 310 (922-3) et mourut en 383 (993-4),sous le règne d'Abd-er-Rahman-en-Nacer. Il faisait partiedes Botr, descendants de Madghis.

Parmi les hommes d'origine berbère, on remarque aussi

|Aliou]-Mohamined-Ibn-Àbi-Zeid [Yezîd], flambeau de la foiet membre de la tribu de Nefza.

Il y avait aussi chez eux des hommes versés dans la

généalogie, l'histoire et les autres sciences, et dont l'un,Mouça-lbn-Saleh-el-Ghomeri, personnage illustre de la tri-bu de Zenata, a laissé une grande réputation parmi lesBerbères. Nous avons déjà parlé de lui dans notre noticesur les Ghomert, tribu zenatienne. Bien que nous n'ayonstrouvé aucun renseignement certain sur les croyances reli-

gieuses d'Ibn-Saleh, nous pouvons, néanmoins, le regar-der comme un des ornements de sa nation et une preuveque la sainteté, l'art de la divination, le savoir, la magieet les autres sciences particulières à l'espèce humaineexistaient à son époque chez les Berbères.

Au nombre des récits qui ont couru parmi ce peuple estcelui relatif à la, soeur du célèbre chef Yala-IBn-Moham-mcd-el-Ifréni. Selon les Berbères, cette jfemme donna le

jour à un fils sans avoir eu commerce avec un homme.Ils l'appellent Kelman, et ils racontent de lui plusieurstraits de bravoure tellement extraordinaires que l'on est

obligé de regarder ce haut courage comme un don queDieu lui avait fait à l'exclusion de tout autre individu.

II. est vrai que la plupart des chefs, parmi eux, nientl'existence de ce phénomène, méconaissant ainsi la facultéque la puissance divine peut exercer afin de produire deschoses: surnaturelles. On raconte que cette femme devintgrosse après s'être baignée dans une source d'eau chaude

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où les bêles féroces avaient l'habitude d'aller boire en

J'absence des hommes. Elle conçut par l'effet de la bave

qu'un de ces.animaux y avait laissé échapper après s'être

abreuvé, et l'on nomma l'enfant lbn-el-Aced (fils du lion)aussitôt qu'il commença à manifester son naturel coura-

geux- Les Berbères racontent un si grand nombre d'histoi-

res semblables que si l'on se donnait la peine de les met-

tre par écrit, on remplirait des volumes.

Telles furent les habitudes et le caractère des Berbères

jusqu'à ce qu'ils parvinrent à fonder les dynasties et les

empires dont nous allons raconter l'histoire.

cl Notice sur Les Zouaoua (1)

Les Zouaoua et les Zouagha, tribus sorties de la soucheberbère d'El-Abler, sont les enfants de Semgan, lilsde Yahya, lits de Dori,' fils de Zeddjlk (ou Zahhîkj, fils de

Madghîs-el-Abter. De toutes les tribus berbères, les parentsles plus proches de celles-ci sont les Zenata, puisque Djana,l'ancêtre de ce peuple, fut frère de Semgan et fils de

Yahya. C'est pour cette raison que les Zouaoua et les Zoua-

gha se considèrent comme liés aux Zenata par le sang.Hm-Hazm dit que la tribu des Zouaoua est une branche

de celle de Kelama, mais les généalogistes berbères la

comptent au nombre des familles qui tirent leur originede Semgan, ainsi que nous venons de le rapporter. Nousdevons cependant faire observer que la déclaration d'Ibn-Hazm nous parait avoir plus d'autorité que la leur; d'ail-leurs,, la proximité du territoire des Zouaoua à celle desKetama, ainsi que leur coopération avec cette tribu dansle but de soutenir la cause d'Obeid-Allah (fondateur dela dynastie fatemide), est un fort témoignage en faveurde cette opinion.

Selon les généalogistes berbères, les Zouaoua se parta-gent en plusieurs branches telles que les Medfesta, lesMelfkichi les Beni-Koufi, les Mecheddala, les Beni-Zerîcof,

(1) Fallait d'ïbn-Khaldouw, traduction de Slane, tome I, pages255 et 298,

' ? B

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les Beni-Gouzit, les Keresfina, les Ouzeldjia, les Moudfa,les Zeglaoua et les Beni-Merana. Quelques personnes disent,et peut-être avec raison, que les Mellkich appartiennent à

la race des Sanhadja.

De nos jours, les tribus zoaviennes les plus marquantessont les Beni-Idjer, les Beni-Manguellat, les Beni-Itroun,les Beni-Yanni, les Beni-Bou-Ghardan, les Beni-Itourgh,les Beni-Bou-Youçof, les Beni-Chaîb, les Beni-Eïci, les Beni-

Sadca, les Beni-Ghobrin et les Beni-Guechtola.

Le territoire des Zouaoua est situé dans la province de

Bougie et sépare le pays des Ketama de celui des Sanhadja.Ils habitent au milieu des précipices formés par des

montagnes, tellement élevées que la vue en est éblouie, ettellement boisées qu'un voyageur ne saurait y trouver sonchemin. C'est ainsi que les Beni-Ghobrm habitent le Ziri,montagne appelée aussi Djebel-ez-Zan, à cause de la gran-de quantité de chênes-zan dont elle est couverte, et que lesBeni-Feraoucen et les Beni-Iraten occupent celle qui est si-tuée entre Bougie et Tedellis. Cette dernière montagne estune de leurs retraites les plus difficiles à aborder et les plusfaciles à défendre; de là, ils bravent la puissance du gou-vernement (de Bougie), et ils ne payent l'impôt qu'autant

que cela leur convient. De nos jours, ils se tiennent surcette cime élevée et défient les forces du sultan, bien qu'ilsen reconnaissent cependant l'autorité- Leur nom est mêmeinscrit sur les registres de l'administration comme tribusoumise à l'impôt (kharradj).

Sous la dynastie sanhadjienne (des Zlrides), ce peupletenait un rang très distingué, tant en temps de guerre,que pendant les intervalles de paix. Il avait mérité cethonneur en se montrant l'allié fidèle de la tribu de Ketama

depuis le commencement cle l'empire fatemide. Badts, fils

d'El-Mansour, ôta J.avie à leur chef Ziri-Ibn-Adjana, l'ayantsoupçonné d'avoir entretenu des intelligences avec H'am-mad.

Les descendants de H'ammad bâtirent ensuite la ville de

Bougie sur le territoire des Zouaoua et les obligèrent àfaire leur soumission. Depuis ce temps, ils sont toujoursrestés dans l'obéissance excepté quand on leur réclame le

paiement 'de l'impôt; alors seulement, ils se laissent allerà la révolte, étant bien assurés que dans leurs monta-

gnes, ils n'ont rien à Graindre.

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Les Beni-Iraten reconnaissent aux Beni-Abcl-es-Samed,une de leurs familles, le droit de leur fournir des chefs.A l'époque où le sultan (mérinide) Abou-1-IIacen conquitle Maghreb central, ils eurent pour cheik une femme

appelée Chimci. Elle appartenait à la famille Abd-es-Samed

et s'était assurée l'autorité avec l'aide de ses ifils, au nom-bre de dix.

En l'an 739 (1338-9)ou 740, Abou-Abd-er-Rahman-Yacoub.fils du sultan Àbou-el-Hacen, s'enfuit de Metidja où son

père était campé, mais il y fut ramené par Clés cavaliers

envoyés à sa poursuite. Son père le mil aux arrêts, et quel-

que temps après, il le fit mourir, ainsi que nous le racon-terons dans l'histoire de la dynastie mérinide. Ce fut alors

qu'un boucher, officier de la cuisine du sultan, passa chez

les Iraten et se donna pour le prince Abou-Abd-er-Rahman

auquel il ressemblait beaucoup. Chimci s'empressa de luiaccorder sa protection et engagea toute la tribu à recon-

naître l'autorité du prétendant et à le seconder contre lesultan. Alors, ce dernier offrit des sommes considérablesaux fils de Chimci et aux gens de la. tribu, afin de se fairelivrer l'aventurier. Chimci rejeta d'abord cette proposi-tion, mais ayant ensuite découvert qu'elle avait donné son

appui à un imposteur, elle lui retira sa protection et le

renvoya dans le pays qu'occupaient les Arabes. Ensuite,elle alla se présenter devant le sultan avec une dépulalioncomposée de quelques-uns de ses fils et de plusieurs nota-bles de sa tribu. Le monarque lui fit l'accueil le plus hono-

rable, et l'ayant comblé de dons, ainsi que les personnesqui l'avaient, accompagnée, il les renvoya fous chez eux.La famille d'Abd-es-Samed conserve encore le commande-ment de la tribu.

Les Zouaoua (1), grande tribu berbère, habitent, commeon le sait, les montagnes et les collines escarpées qui s'éten-dent depuis les alentours cle Bougie jusqu'à Tedellès. Ils se

partagent en plusieurs branches et occupent un territoire

qui. avoisine celui des Ketama. La. véritable origine desZouaoua n'est connue que d'un petit nombre de personnes :la plupart des généalogistes berbères les font descendrede Semgan-Ibii-Yahya-Ibn-Darîs, les représentant ainsi

(1) Note supplémentaire sur les Zouaoua, tome I, page 298.

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copime frères des Zouagha; mais les généalogistes les plusexacts, tels quTbn-Ha'zm, les comptent au nombre des peu-ples ketamiens. Cette opinion est plus conforme à la vérité

que la précédente, et la localité occupée par les Zouaouaen est la preuve; car, autrement, on ne saurait expliquerpourquoi ils se trouvent établis sur le territoire des Keta-

ma, bien loin de Tripoli et du Maghreb-el-Acsa, provincesoù les Zouagha font leur demeure. L'erreur que l'on a com-mise en ne leur reconnaissant pas une origine ketamienne

provient, sans aucun doute, de la ressemblance qui existeentre leur nom et celui des Zouaza, frères des Zouagha :

quelque lecteur ayant pris le second z du mot Zouaza pourun ou, aura dit que les Zouaoua et les Zouagha sont frères.Cette faute d'orthographe n'ayant pas élé relevée, on aurafini par regarder Semgan comme père des Zouaoua et dés

Zouagha-

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APPENDICE 11

Zaouïa de Sidi-Mançour

des Rjlh Djennad (Kabylie)

TRADUCTION

Au nom de Dieu le Clément et le Miséricordieux.

Il n'y a de durable que l'image de Dieu, 3e Noble.

Louange à Dieu qui a ouvert pour les saints la voie du

salut et qui les a détournés du chemin de la perdition et du

repentir.Tous ceux qui ont honoré les Saints ont été, de tous temps,

payés en retour, c'est-à-dire honorés et secourus par eux;celui qui recherche leur protection et qui les aime, par-vient au bonheur et à la réalisation de ses désirs; quicon-que se déclare leur ennemi et cherche à altérer leurs lois,ou recommandations, tombe clans, l'humiliation et l'avilis-

sement; celui "qui espère du bien en eux l'Obtient, qu'ilsoit musulman, chrétien ou juif.

Dieu, — qu'il soit exal:té, — a donné à ses favoris, ses

élus, le pouvoir de s'occuper en secret des choses de ce

monde; pour le bien comme pour le mal, ce sont eux qui ren-dent compte de notre conduite au Seigneur et qui nous font

récompenser selon nos oeuvres et nos efforts.

Dieu a également donné aux Saints 1le pouvoir d'assisteravec douceur et bonté les créatures qui se trouvent dansles" situations difficiles ou dans le malheur.'

Le: haut mérite des saints ne peut passer inaperçu aux,

yeux des hommes intelligents. C'est ainsi que les plus mar-

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quanls d'entre eux ont créé et patronné des « Zaouias >:,écoles où viennent s'instruire des étudiants qui se fixentdans le pays en vue de l'acquisition d'une bonne éducationet de l'instruction.

Appelé nous-môme à accomplir celte lâche, tous nos ef-forts tendent à diriger nos élèves pendant la. durée de leursétudes vers ce but; c'est là particulièrement le but vers

lequel tend le genre d'enseignement qui se donne clansnotre établissement de Sidi-Mançour.

Après avoir fait la connaissance d'un homme distinguéet érudit qiii nous a demandé de rédiger pour lui le Kanoun

de la Zaouia et le règlement intérieur de celte institution,nous nous empressons, animé par notre sympathie pourlui, cle répondre à son désir. Nous disons donc :

Sidi-Mançour s'est fixé chez nous au IXe siècle de l'hé-

gire. C'était un des plus grands saints de son temps. Les

gens recherchaient, sa protection, car ses prières étaient

exaucées; il était d'une grande dévotion et aimait la soli-

tude; il avait le don de pénétrer les secrets et n'avançaitque ce qui ne pouvait être démenti. Aussi, tous les nota-bles de la. tribu s'en rapportaient à lui; en fidèles serviteurs,ils ne manquaient jamais de suivre strictement ses con-

seils; ils le consultaient dans le règlement de toutes lesaffaires importantes-

a). Vie el "Miracles de Sidi-Mançour (1)

Les vertus de Sidi-Mançour ne-peuvent être limitées àtelle ou telle qualité; et les prodiges réalisés par lui ne

peuvent, être dénombrés, car si le pouvoir des saints est,en toutes circonstances et durant leur vie, à même de se

révéler, après leur mort, l'influence de ce pouvoir se main-

(1) NOTA. — Dans le texte arabe que nous donnons ci-dessus,la notice relative à la Vie et Miraclesde Sidi-Mançourse trouve àla fin du petit manuscrit. Notre désir de faire connaître l'hommeavant son oeuvreest la seule raison qui nous a guidé pour effec-tuer cette transposition dans l'exposé de notre traduction.

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tient, et peut encore se manifester dans d'autres occasions;et cela, jusqu'au jour du Jugement Dernier.

Citons quelques-uns des miracles réalisés par le Saint

depuis son arrivée dans notre pays et disons, d'autre part,un mot sur les « manifestations évidentes » qui lui sont

attribuées, miracles dont les gens parlent encore de nos

jours. Nous disons :

Sidi-Mançour, après avoir accompli la période d'ascé-

tisme dans la solitude lointaine de Thizi-Berlh dans les

Iloula-Oumalou, entre Akbou et Sidi-Abd-Errahman (1),

pensa aller se fixer dans un pays où il vivrait respectéet vénéré de ses habitants. Ce fut alors qu'il vint s'établir

tout d'abord au village à'Akour (2), en un lieu appelé « Jed-

jiga », clans la commune du Haut-Sébaou. Aussitôt, le monde

afflua, pour le visiter, si bien que le lieu qu'il avait choisi

pour demeure devint bientôt un centre de dévotion et de

pèlerinage ; les fidèles y venaient entendre et cueillir la

bonne parole : recommandant de faire le bien et d'éviter

le mal. Le saint séjourna à Jedjiga une ou deux années.

Cependant, les habitants du village incommodés par le

nombre croissant de pèlerins, ne tardèrent pas à se plain-dre cle celle affluence; aussi demandèrent-ils au Saint de

ne plus désormais laisser pâturer ses bêtes ni celles des

(1) La Marnerade Sidi-Mançour a été de tous temps, une écolede second ordre. Celle de Sidi-Abd-Errahman des Illoulen est unétablissement scolaire beaucoup plus important. La plupart deslettrés kabyles en langue arabe ont été formésjusqu'à ses derniers

temps par elle. Elle est actuellement, vu le genre et le degréd'enseignement qui s'y donnent, la mieux recherchée de toutes lesZa.ouiasKabyles.

(Voir Hanoteau et Letourneux, La Kabylie et les Coutumes

Kabyles, Tome II page 834 et Tome III page 441). Voir aussi surcette Zaouiaune monographie complètedéjà signalée du regrettésavant M. Ibn-Zekzi Cheikh Said, ancien mupliti d'Alger morten avril 1914.

(2) Le villaged'Akour est celui que l'on désigne plus communé-ment sous le nom d'Yakouren, village situé à une douzaine dekilomètres à l'est d'Azazga.

Le vocable Yakouren est un mot qui n'est que le pluriel deAkour. Ce mot employé comme nom propre d'homme, de familleet même de tribu est très ancien. Une stèle découverteen 1911,près de Clierfa dans le Haut-Sebaou, nous a permis de retrouvernettement tracé en caractèreslibyques,le nom à'Akouren = Ya'kou-ren de nos jours (Voir BoulifaRevueAfricainen° 280,1911,Alger).

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visiteurs sur leur territoire. Dès lors, Sidi-Mançour,froissé dans son amour-propre, décida de quitter ces lieux-

Lorsque les femmes du village eurent connaissance de celle

décision, elles vinrent, toutes le trouver et pleurant, le sup-

plièrent de ne pas quitter le pays. Mais le Saint refusa

d'acquiescer à leur désir et leur dit : « J'ai juré de ne plusrester ici, mais j'adresse à, Dieu le Très-Haut, une invo-

cation qui vous sera, à vous, femmes d'Akour, bien pro-fitable ». 11 prononça, en effet, les paroles suivantes :

Que Dieu fasse, leur dit-il, que vous, femmes soyez hono-rées et que les hommes, vos maris, soient humiliés; quevos avis soient toujours pris en considération, tandis queceux de vos hommes restent méprisés et sans valeur; etcela, pour les deux Eternités; Die\i fasse que cette décisionne soit jamais altérée, ni atténuée dans ses effets.

Sidi-Mançour quitta le territoire d'Akour, et les effets de

sa malédiction (contre les hommes d'Yakouren) subsistent

jusqu'à, nos jours d'une façon tangible. (1)

Lorsque Sidi-Mançour arriva dans notre village, les habi-

tants, déjà prévenus sur les effets de la « Baraka » du

saint, se réjouirent de sa venue; et flattés de sa sollici-

tude, ils lui souhaitèrent la bienvenue.

Descendu chez nous, il s'arrêta en un lieu appelé « ElH'ammam » où il dressa aussitôt une petite tente pour s'yabriter et se livrer librement à l'exercice de la dévotion.

Bientôt, des masses de Kabyles de la région vinrent levisiter et tous les Aïth-Djennad, tant ceux du nord queceux de l'est et de l'ouest se mirent à. son entière dispo-sition. Lorsque le saint fut convaincu que leurs inten-tions étaient pures, qu'ils étaient tous de braves et hon-nêtes gens, que le respect qu'ils lui témoignaient était sin-

cère, il décida de se fixer définitivement dans leur terri-

(1) On sait, en Kabylie, que dans cette fraction des Aïth-R'oubri,à Yakouren particulièrement, les femmes jouissent d'une grandeinfluence sur leurs maris. Aussi quand le règlement d'une affaireavec ces derniers se présente, les initiés ne peuvent s'empêcher dedire « Oh! Avec les gens d'Yakouren, sans l'assentiment de leursfemmes aucune décision définitive ne peut être prise, car chez eux,selonla malédictionde Sidi-Mançour,les femmesseules commandentet leur engagement personnel dans une affaire quelconque est desplus aléatoires ».

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loire où il se maria et laissa de la progéniture (1). Tous

Jes grands du pays, « sultan » et chefs de la tribu vinrent

le visiter et se soumettre à son autorité; en fidèles et dévoués

serviteurs, ils ne manquaient jamais dans toutes les affai-

res importantes de venir le consulter ou l'en aviser.

Le pouvoir à cette époque était exercé par un nommé

Amar ou El ICadhi, sultan qui commandait tout le payszouaoua. L'administration de ce prince était lyrannique.En été, ce seigneur avait l'habitude à. tout moment de

réquisitionner toutes les bêles de somme, mulets et ânes de

notre tribu qu'il employait au transport de ses récoltes, soit

aux autres usages à son service, empochant ainsi les habi-

tants de vaquer à. leurs propres travaux. Pour faire exécuter

ses corvées, le sultan venait avec ses troupes dresser son

camp au marché de « Lekhmis » des Aïth-Djennad, mar-

ché qui, à l'époque, se tenait le jeudi (alors qu'aujourd'hui,il a lieu le dimanche). Durant son séjour, il obligeait la

tribu à lui fournir la « mouna », c'est-à-dire à l'héberger,lui et sa troupe, et à fournir l'orge nécessaire à la nourri-

ture des chevaux de ses cavaliers.

Un jour donc, » Amar ou El K'adhi » arriva au marché

en question; quelques habitants de la tribu s'apprêtaient

déjà à aller, selon l'usage, lui rendre visite et lui fournirdes provisions. Mais Sidi-Mançour intervint et leur dit :« N'allez pas au devant de lui, c'est à lui de venir nous

trouver ». Conformément à cet avis, les habitants s'ab-

stinrent de le visiter et de lui fournir la moindre » mouna ».

Le sultan, désespérant de ne pas voir celle-ci arriver, futbien surpris de cette nouvelle façon d'agir de la part dela tribu.

(1) Cette assertion ne nous paraît pas exacte. De tous lesrenseignements que nous avons essayé de recueillir sur ce der-nier point, il résulte que Sidi-Mançour n'a jamais eu d'enfant,du moins, il n'en a point laissé dans le pays ; et la tradition po-pulaire affirme que ni Sidi-Mançour, ni Sidi-Ali-Moussa n'ont eude descendants directs. La même tradition ajoute que Sidi-Abd-Errah'man et Sidi-Ali'med ou Idris, paraît-il, n'ont laissé égalementaucune postérité en pays kabyle. Les familles maraboutiques, quisont de nos jours à la tête des Zaouias de Sidi-Mançour et Sidi-Abd-Errah'man et qui jouissent des «Ziarias»offertes par les fidèlessont complètement étrangères aux deux saints qui en mourant,s'étaient contentés de leur léguer léur« baraka » dont certaines deces familles ne cessent depuis de tirer le plus gros de leurs revenus.

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11s'enquit du motif qui avait empêché les gens de venirle recevoir comme d'habitude. « C'est Sidi-Mançour, lui

apprit-on, qui leur a conseillé de s'abstenir et de désobéirà vos ordres. » Le souverain en ressentit une violente

colore; aussitôt, il se dirigea, vers le lieu habile par le

saint, c'est-à-dire à El-U'ammavi dont il a été question.Sidi-Mançour averti alla à sa rencontre, plein de préve-nances: il lui adressa des paroles assez aimables, maissans cependant lui offrir l'hospitalité de sa demeure. Aucours de leur entretien, le saint interpellant le seigneur,lui dit : <(Qu'est-ce qui te plaît le mieux à. Alger, ô sultan? »

— Tout ce que j'y vois me plait et me charme. »

— Quant à. moi, répliqua Sidi-Mançour, rien n'y relientmon attention,- si ce n'est celui qui, dans la rue, crie :« Prends garde, ô ignorant! Attention, ô étourdi!!!»

Lorsque le sultan, levant le camp, quitta le pays et qu'ils'en était un peu éloigné, le saint lui dépêcha un messager

pour lui annoncer, de sa. part, que le terme de son existenceétait échu. Effrayé par cet avertissement, le sultan eut

peur et son visage se décomposa. Il rentra, chez lui et qua-.tre jours après il mourut assassiné par un de ses ennemis

qui le tua d'un coup de feu (1).

(1) Voir an sujet de cet intéressant passage,nos annotations etréflexions données ci-dessus au chapitre intitulé « Marabouts clIndépendance kabyle ». Amar ou Ël-K'adhi a été assassiné enKabylieen cours de route, avant d'entrer chez lui, c'çst-?i-direàAlger où Bel-K'adhi sembleavoir fixé sa résidence.

Il existe une version d'après laquelle le sultan Amar ou El-K'adhy aurait été tué par les A'ith-Yahiasur le territoire desquelsse trouvait la forteressede Koukou.Exaspéréspar les tyrannies duseigneur, les Aïth-Yahia, influencés sans doute par les funestesprédictions de Sidi-Mançour,s'empressèrentde s'en débarrasserparun coup de feu qui permit de réaliser ainsi ce qu'avait prédit,et souhaité le saint homme devenu depuis le patron vénéré desAïth-Djennad.

A propos de la famille des Bel-Kadhi nous avons dit tous nosregrets sur l'insuffisance de renseignements recueillis sur Kou-kou. Voici, à litre documentaire, une petite notice intéressante,tirée du dernier ouvragepublié récemment par M. Fagnan et quele savant et érudit orientaliste a intitulé « Extraits inédits relatifsan Maghreb (Djennabi, page333)».

« Parmi les princes Zouaoua qui gouvernèrent les environs« d'Alger il y eut (la dynastie) Ibn-el-Kadhi. Le premier d'entre« eux fut Ahmed, sousle nom d'Ibn-el-Kadhi, homme savant et

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Aussitôt une agitation se déclara dans le royaume desBel-K'adhi. Ceux-ci furent longtemps impuissants à réta-blir l'ordre et imposer leur autorité. Dès lors, les tribusvécurent indépendantes; le peuple réglait lui-même sesaffaires et portail ses différends devant les savants et lessaints du pays, qui jugeaient avec douceur et équité et nonavec tyrannie et oppression.

Cet état de choses dura jusqu'au moment où les Turcs

partis d'Alger arrivèrent chez nous et demandèrent à notretribu la permission de couper des arbres dans la forêt de

Thamgout; Cette autorisation leur ayant été refusée parla tribu, une guerre éclata entre celle-ci et les Turcs, quifurent, à la suite d'une rencontre, vaincus et contraintsde regagner Alger; ainsi repoussés, les Turcs ne purentimposer leur autorité aux gens du pays.

Lors de ces événements qui se sont produits postérieu-rement à la mort de Sidi-Mançour, on raconte qu'un jourà la suite d'un combat qui eut lieu entre Beni-Djennad et

Turcs, ceux-ci s'étaient avancés dans l'intérieur de notreterritoire et se trouvaient déjà à une distance d'environun K kilomètre » de Thimiz-ar- Après avoir coupé les

figuiers, lâché les chevaux clans les moissons et causé un

grand ravage dans les récoltes du village, le commandantturc vil partir de la « Kheloua », ermitage du saint, trois

coups de canon mystérieux. S'étant informé de ce lieu, il

« pieux à qui la population se soumit et qui régna environ trois« ans. Il fut à sa mort remplacépar son frire Moh'ammcdben el-« Kadhi, qui gouverna une trentaine d'années et qui fut, à sa mort,« remplacé par son neveuAhmed ben Ahmed dont le gouverne-« ment dura une dizaine d'années et qui mourut en 991 (25 Jtril-« let Ï5S3J. Il eut pour successeur son fils Moh'ammcd ben« Ahmed ben Ahmed, connu sous le nom dTbn-el-Kadhi.

« Ces chefs avaient pour ville principale Koukou, qui était un« vaste chateau-fort dans une position très forte. »

L'importance de cette notice se porte sur la mention qu'elle faitde ces noms propres, car la plupart de ces personnages ont étéjusqu'à présent inconnus des écrivainsqui ont eu à parler des sei-gneurs de Koukou. Il faut remarquer, en revanche, que le chroni-queur arabe,le nommé Djcnnabi, mort en 999 (30 Octobre 1590),ne dit rien de Sidi el Haoussin, ni de l'assassinat de Sidi Ahmedqui a eu lieu en 1527, alors qu'il le fait mourir en 1520. Cetteconfusionprovient selon notre avis de ce que Djennabi n'a eu con-naissance, sans doute, que des Bel-Kadhide la branche tunisienne,dont la plupart d'entre eux ont sûrement régné à Koukou.

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lui fut répondu que c'était là Je réduit où Sidi-Mançour selivrait à. la dévotion. De plus, dès le point du jour, une

épidémie de '-pasle, châtiment envoyé par Dieu, se déclara

parmi les troupes turques; beaucoup d'entre eux mouru-- rent et leur chef fut obligé de faire lever le camp et de

regagner Alger.Quant à. la vision du chef turc, ce ne fut là. qu'une mani-

festation extérieure du pouvoir occulte du saint, et que lacanonnade ne fut qu'une perception psychique et non cor-

porelle.Entre autres faits relatifs au pouvoir miraculeux du

Saint et dont je fus moi-même témoin, ainsi que tous mes

contemporains, je cite le fait suivant :

Un jom% un individu de notre village alluma du feu

qu'il laissa se propager sur un bois qui se trouvait au-dessous de l'ermitage de Sidi-Mançour; l'incendie se déve-

loppant, toute lu forêt fut bientôt consumée et la « Kheloua »de Sidi-Mançour, qui se trouvait, entourée d'arbres, allaitsubir le même sort; mais lorsque les flammes atteignirentces arbres, le feu s'éteignit de lui-même et les arbres etla retraite du Saint furent ainsi épargnés. Peu de tempsaprès, le coupable lût châtié : Dieu fil tomber sur lui la

foudre qui la tua sur le coup. Ce fait, qui est une des

preuves de la puissance du Saint, est connu de tout lemonde (1).

Règlement Scolaire de la Z&ouïa de Sidi-Mançour

Sidi-Mançour destina cette Zaouia à. l'instruction des en-fants du pays, en vue de leur apprendre le « Koran » etde leur donner une bonne éducation. Pour lui permettred'atteindre ce but, les gens de la tribu l'aidèrent dans sonoeuvre en fournissant les matières nécessaires à l'alimen-tation des étudiants.

(1) Il existe d'autres miracles de Sidi-Mançourrelatifs auxmoeurset aux usages des gens du pays ; certains d'entre eux sontconservésjusqu'à nos jours sous forme d'interdictions ou malé-dictions prononcéespar le Saint.

(Voir pour plus de détails « Les Kabylesdu Djnràjnra » page340 par Devaux). (

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Le fondateur établit pour la Zaouia un règlement inté-

rieur, un » Kanoun » rigoureux mais équitable, puisqu'oneffet, il n'y est établi aucune différence de traitement entreune personne âgée et un enfant, entre le riche et le pau-vre, le haut placé et l'individu de condition humble. Ce

Kanoun.qui nous est transmis par la tradition est. authen-

tique; et, celui d'entre nous qui essaierait de le modifierou de l'altérer, serait voué au malheur. Les signes évi-dents et décisifs du châtiment qui ne manquerait pas dese manifester aussitôt sur le coupable, seraient la perle desa vie ou celle de sa- liberté, le détraquement de son espritou bien la perte d'un de ses enfants. Dès lors, l'applicationde ce règlement est unanimement respectée par tout lemonde aussi .bien par nous, les dirigeants chefs de la

Zaouia, que par les serviteurs, les « tolba »>.

Ceci dit, nous établissons un classement parmi les tolbaen deux catégories :

1° La catégorie de ceux qui dirigent et commandent;2° La catégorie de ceux qui sont commandés, qui exécu

lent les ordres et font les travaux.

Nous devons faire connaître que le nombre total des étu-diants à la Zaouia est, la plupart du temps, de 60 à 85.Nous en faisons quatre divisions :

a) Première division ou 'division supérieure.

Elle est formée de tous les élèves d'âge mûr, élèves sé-rieux et posés qui administrent et gèrent tous les biensde l'établissement; ils veillent à ce que les comptes soientbien établis, que les ressources de la Zaouia ne soient pasgaspillées. Leur nombre dans cette division varie entreiO et 75; il pourrait être inférieur. Ce sont des étudiants

qui portent le nom de « Moq'addeni ».

Us prennent le service à tour de rôle et conservent leursfonctions pendant un mois exactement.

Le ci t'aleb » de service a un pouvoir général sur tousses condisciples âgées et jeunes- Iï fait payer les amendesà ceux qui en sont frappés, fait exécuter les peines infli-

gées qui sont en proportion de l'infraction commise.

, Voici les fautes et contraventions passibles d'une amende.

ARTICLEPREMIER.'—Quiconque tient des propos grossierset indécents paiera 2 fr. 50.

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ARTIIL -—Celui qui joue ou se montre turbulent dans la

mosquée (salle d'étude ou de prière) paiera 1 fr. 25.

ART. lit. — Celui qui aura gaspillé du grain, de l'huileou du pétrole, remplacera à ses frais les quantités perdues.

ART.IV. — Ceiui qui adresse la parole à une femme dansun lieu autre que clans la Zaouia, dans une autre occasion

que pendant la cérémonie de la « Ziara », sera sévèrement

puni et exclu pour toujours de l'Ecole.

ART. V. — Si deux élèves se battent, ils sont tous lesdeux renvoyés de l'établissement-

ART.VI. — Tout élève qui se battrait avec un habitant du

village serait exclu; quant à ce dernier, il serait frappéd'une amende de 5 réaux seulement dans le cas où il seraitdémontré qu'il avait été provoqué et que tous les torts se-raient du côté de l'étudiant, son adversaire (1).

ART. VII. — Tout étudiant convaincu d'adultère, étaitautrefois chassé de l'Ecole et ses différents objets étaient

confisqués et brûlés (sur la place publique) tandis que denos jours, la peine se réduit à l'expulsion seulement du

coupable.

ART. VIII. — À l'appel de rassemblement des étudiants,celui qui arrive en retard paie 0 fr. 25 d'amende.

ART. IX. — Quiconque n'exécute pas l'un des travaux

qui peuvent lui être assignés par le tour de rôle, comme

par exemple le ramassage des olives ou le transport de

pierres de construction, paiera un franc pour chaque jourd'absence.

ART.X- — Celui qui injurie, insulte un autre, paie 2 fr. 50.

(1) Cet article semble établir une restriction au sujet du mon-tant de l'amende infligé à l'habitant. Dans le cas où les tortsseraient de son côté, l'habitant se verrait frappé d'une amendeplus forte et l'étudiant se trouvant dans un cas de légitime défenseéchapperait à l'exclusion et ne serait frappé que d'une faibleamende. Cet article est inspiré par le principe que les membresdu clergé sont des habitants qui vivent presque en marge de lacité, et commetels, ils ne doivent pas, en quoi que ce soit, être lacause d'un désordre quelconque pour cette cité qui les héberge etles protège. C'est pourquoi le règlement intérieur d'une Zaouian'admet pas qu'un de ses membres ait la moindre discussion aVecun laïc quel qu'il soit. Si un taleb est lésé, le cheik-directeur

dépose une plainte contre le coupableet le village punit.

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ART. XL — Tout élève qui dégaine un couteau pour en

frapper un de ses camarades sera exclu.

ART. XII. — La. même peine est infligée à tout étudiant

qui prend une pierre pour frapper; au cas où il s'en serait

servi, il sera exclu sans possibilité pour lui de formuler

appel contre son renvoi.

ART. XIII. — Celui qui aura volé, même une chose de

peu d'importance, sera également exclu.

ART. XIV. — Quiconque se promène sur le chemin du

village, sans nécessité de service, paiera 6 francs.

ART. XA?-— Celui qui, dans une réunion ou assemblée,aura pris la parole sans être autorisé par le moq'addem,

paiera 0 fr. 25.

ART. XVI. •—La décision d'exclusion ne peut être pro-noncée que par le Cfïikh-Direcleur, assisté, à cet effet, de

quatre notables choisis parmi les habitants du village.

ART. XVII. — Sauf le cas d'exclusion, le montant des

amendes citées ci-dessus est perçu par le «. moq'addem »

de service. Lorsque le coupable s'acquitte de l'amende dont

il a été frappé, l'incident est clos; mais, en cas de refus

de la part du délinquant, le surveillant de service réunit

les autres moq'addem qui sont appelés à examiner l'af-

faire du récalcitrant. Si, après la délibération, une nouvelle

décision prise à l'unanimité est prononcée, il n'est formulé

à. ce sujet aucune opposition ni objection; mais si, au sujetde l'arrêt, certains arbitres sont d'un avis différent, les

membres du tribunal procèdent alors au vote, opérationà, la suite de laquelle la minorité devra s'incliner devant,

l'avis exprimé par la majorité.

En cas de partage égal de voix, l'affaire est portée devantle Chikh-Birecteur assisté de quatre notables, pris parmiles marabouts du village; devant ce conseil où la voix du

Chikh est prépondérante, la présence de l'inculpé, du moq'ad-dem et des témoins est obligatoire.

Les témoins seront spécialement entendus pour savoir

si Vafaute a été bien commise et pour préciser dans quellescirconstances elle a été commise, déterminer si elle est

intentionnelle ou involontaire; dans ce dernier cas, établir

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s'il y a, dans son accomplissement, un cas de force majeure,ou simplement un cas d'ignorance ou d'erreur de la partde l'auteur.

Tels sont les principaux traits concernant la premièredivision.

b) Deuxième division-

Les élèves de cette division sont également « moq'ad-dem », mais leur rôle consiste à pousse)' leurs condisciplesau travail intellectuel et à l'exercice des pratiques reli-

gieuses, à veiller à ce que la prière soit faite aux heures

réglementaires et en commun dans les rangs.Leur nombre varie entre 5 à 70 et quelquefois davantage,

selon les années. Ils ont le commandement sur tous les

étudiants; la durée de leur service, qu'ils exercent à tourde rôle, est d'un mois. A'"oic:ien quoi consiste la. fonctionde chacun d'eux :

Après l'appel et la prière di; « Dhohour », le t'aleb-mo-

niteur, précédant les autres étudiants, entre le premier dansla mosquée (salle d'étude); il repasse un « h'izeb » (1) cl

quatre fois le contenu de sa planchette; puis (il va), dansla salle d'étude où il passe en inspection, un à un, tousles étudiants. S'il constate dans les groupes qu'un élèveest absent, celui-ci est puni d'une corvée consistant, à allerchercher de l'eau à la fontaine, ou à être occupé à la cui-sine pour faire cuire le couscous ou la galette. Il en estde même pour une absence constatée clans les rangs auxheures de la prière.

Une corvée est également imposée à. quiconque n'aura

pas récité le « h'izeb » en même temps que ses camara-

des; nonobstant la punition qui lui est infligée, l'étudiant,

quel que soit son âge, grand ou jeune, est obligé d'appren-dre et de réciter sa leçon.

(I) Le Koran est divisé en 60 chapitres ou h'izeb. Le H'izeb àrepasser de mémoire est le dernier appris. La possession du Korans'obtient avec la dernière do.urate intitulée " El Be.gra" qu'elleseule compte 5 H'izeb. Voir Bel, " Histoire des 'Abd-El-Ound "',page275 et Mareais,

" Dialecte de Tlemcen ", page 243. explica-tions détaillées sur les étapes successives que doit parcourir un

jeune étudiant avant d'arriver à la "• taouçila" ou la possession

complète du Koran.

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Tel est l'emploi du temps qui s'écoule entre la prière du« dhohour » et celle de F » a'açer ».

De 1' « a'açer » au coucher du soleil, les élèves sontlibres et restent en récréation jusqu'à l'heure du « mor'reb »; celle dernière prière faite, chacun des étudiants

reprend la récitation de son « H'izeb ». Ceci terminé, ilsse remettent tous ensemble sous la surveillance du moq'ad-dem-monileur, à l'étude de leurs leçons, en procédant à une

répétition générale jusqu'à l'heure de 1' « a'icha ».

Aussitôt après le dîner, les étudiants rentrent de nou-veau dans la mosquée pour étudier à la lumière des lam-

pes; tout retardataire est puni d'une corvée, comme -celaa été dit précédemment. Le bavardage dans les rangs ou

groupes pendant la lecture ou récitation doit être égale-ment réprimé, sauf si la parole prise est relative à l'expli-cation d'un mot ou d'un passage du Koran ou d'une autrescience.

Telle est l'organisation de la deuxième division.

c) Troisième division.

Nous avons également, un troisième groupe dont les élè-ves sont « oukils »• Le nombre de ces derniers pourraitatteindre jusqu'à 10 unités; contrairement à ce qui a lieu

pour les deux précédentes divisions dont les membres sont

désignés sous le nom de « Moq'addemin », les « oukils »sont plus nombreux et leurs fonctions différentes. Leurservice de surveillance est assuré à tour de rôle et à rai-son d'un mois pour chaque élève.

Le rôle de l'oukil est de veiller sur les approvisionne-ments, l'alimentation (du personnel de l'Etablissement); ildoit déterminer et procurer la quantité de nourriture néces-saire aux t'olbas et aux hôtes; il s'occupe de toutes les pro-visions alimentaires : eau, huile et sel, etc.

A tout moment, il doit se rendre compte de l'augmenta-tion ou de la diminution du nombre des personnes qui ontà prendre leur repas clans la Zaouia; il veilleg égalementà ce que le repas de jour ou de nuit soit prêt à l'heure.Si l'oukil commet une négligence ou une faute, le moq'ad-dem de la première division est 'en droit de lui en deman-der raison.

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L'oukil a sous sa-direction les jaunes élèves chargés des

petits travaux intérieurs de l'établissement. C'est lui qui les

désigne et les emploie pour les différents services : balayer,

garder et couvrir les plats renfermant des aliments; con-

duire à l'abreuvoir et faire paître les mulets; appeler et

charger du service celui qui doit l'aire la cuisine, celui qui,aux heures des repas, doit Uisiribuer le bouillon ou servir

les plats.Il peut également les employer pour faire des courses,

les envoyer en cas de besoin, faire une commission au vil-

lage, précisément à cause de leur jeune âge, étant tous

impubères.Au moment du repas de midi ou celui du soir, l'heure

de se mettre à. table est annoncée par un des élèves, quilance, à haute voix et trois fois, l'appel par le mot : « t'ala ».(Aussitôt après, les élèves arrivent et s'installent par grou-pes pour manger.

Nul ne doit, toucher aux aliments avant que l'oukil n'aitdonné le signal par la formule :« Bism Ellah! » Pendant

la durée du repas, un silence absolu doit être observé, àmoins que l'oukil ait permis de le rompre; quiconque prendla parole sans autorisation est puni d'une corvée.

d) Quatrième division.

Tous ces élèves -chargés du service intérieur composentune quatrième division.

Dans notre Zaouia,. le délai de stage dans la fonctionde servant ou novice, est de un à deux ans. Si le débutantest déjà âgé, il peut, au bout d'une année de stage, chan-

ger de fonction et de grade et passer dans la division sui-vante où il acquiert alors le titre de « t'aleb »; si, au con-

traire, le nouvel arrivé est encore jeune, il reste « servant »

pendant deux ans.

Quelque soit leur nombre, les servants sont spéciale-ment occupés au service de propreté, comme le balayage;il en est parmi eux qui sont chargés d'aller au village fairedes commissions. Quelques-uns s'occupent des visiteurs etde leur hébergement; certains sont préposés à la garde deslocaux ou magasins renfermant les provisions de bouchede la Zaouia.

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Tel est le ceKanoun » qui est depuis longtemps en vigueurdans la « Zaouia de Sidi-Mançour » des Aïth-Djennad.

En résumé, les prodiges de Sidi-Mançour sont nom-breux: mais vu le peu de temps dont je dispose, j'ai bornécet exposé aux principaux signes évidents de la puissanceocculte du Saint.

Quant aux « Kanouns » de la Zaouia-Ecole, nous lesavons exposés aussi complets que possible. Pour ce quiconcerne les us et coutumes du village, nous avons cher-ché à nous en renseigner. Nous avons interrogé des gensdignes de confiance et nous n'avons rien de remarquableà. dire, pour le moment du moins.

Rédigé par Daoui Sid -Ah'med Ben Moha'mmed,Chikh-Directeur de la Zaouia de

Siâi-Mançour-El-Djennadi.Douar Izarazen à TMmizar, le 22 Avril 1911.

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Page 438: Le Djurdjura à travers l'histoire, par Ammar ou Saïd Boulifa, 1925

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/Avertissement". -,_._.,,^-.y I

Chapitre I. -^MnsTAntiquité 1

— II. — Période arabe 10

— III. — Période berbère 35

— IV. — Période turque 85

— V. —a) Avènement et Puissance des

Bel-Kadhi.--Koukou et Guela> 109

— VI. —b) Les Marabouts et l'Indépen-

dance kabyle 186

— VII. — c) La Kabylie contre la domination

turque. — Tentatives de la

colonisation turque en kabyliede 1650 à 1830 237

— VIII. — d) Libération de la Kabylie : Z'a-

moum, Mh'ammed, Naith-Kassi

et les derniers Gaïeds turcs. . 291

Conclusion 333

Appendice I. —a) Notice sur les Berbères. . . . 379

b) Talents et qualités de la race

berbère 384

c) Notice sur les Zouaoua. . . . 390

Appendice II. — Zaouia de Sidi-Mançour ... . 395

a) Vie et miracles de Sidi-Mançour. 396

b) Règlement scolaire de la Zaouia

de Sidi Mançour ..'-...,. 40S

(1} Le développement de chaque chapitre est précédé d'un sommairedétaillé. \

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Texte détérioré — reliure défectueuse

N F Z 43-120-11

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*^^^^ - ' " ~~~,/„ Service CSrtoqraphique

, , r r-„^.j/ae-r;s au Soa.oon!-dresse*/*/• /« Oervicç., j /- 7Extraied*!*Carte <tAlger,*su , _ rAlièrièr ,*n-»r„>nt General de l.Algérie

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