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L ’ histoire de ce journal vaut parle rôle qu’il a joué. Son fonda-teur, Henri Bourassa, voyait

ce nouvel organe de presse commeune réponse à cette presse «à tapa-ge, à ramage et à images» où «on batmonnaie en exploitant la bauderie du

public». À la unedu premier numé-ro de ce 10 jan-vier 1910, il écritque, «pour assu-rer le triomphedes idées sur lesappétits, du bienpublic sur l’espritde par ti, il n’y aqu’un moyen: ré-veiller dans lepeuple, et surtoutdans les classes di-rigeantes, le senti-ment du devoir pu-blic sous toutes sesformes». D’où sonnom austère, quien soi était unemission qu’il dé-clinait ainsi: ledevoir national, ledevoir religieux,le devoir civique.

Comme tousses confrères, LeDevoir a été un té-moin du déroule-ment de l’histoire.Mais il a vouluêtre un témoinengagé. Il a voulucontribuer à la fa-

çonner en défendant des idées et enpromouvant des valeurs. Il s’est faitl’avocat de la moralité publique, duprogrès social, des droits et des li-bertés. Il a «dénoncé le coquin». Ils’est porté à la défense de la languefrançaise au Canada et au Québec. Ila accompagné le développement de

la société québécoise. Ses combats,il les a toujours menés pour le pro-grès de celle-ci.

Au fil des ans et des directeursqui ont succédé à Henri Bourassa,ce journal a évolué à l’image de la so-ciété québécoise. Il a su toutefoisrester fidèle à l’esprit qu’on y trou-vait à ses débuts, dont cette volontéd’indépendance inscrite dans les sta-tuts du journal comme dans l’espritde ceux qui y ont œuvré et qui y œu-vrent maintenant. Hier comme au-jourd’hui, Le Devoir ne veut être auservice d’aucune idéologie ni d’au-cun parti. Se réclamant de la libertéde pensée, il défend ce qu’il estimeêtre bon et juste.

Dans les pages de ce cahier,nous vous proposons de revivre enaccéléré les principaux momentsde notre histoire. Nous avons choi-

si de vous présenter des textes quiont marqué chacune des décen-nies de notre siècle. On y retrouve-ra plusieurs des grandes plumesqui ont fait et qui font aujourd’huice journal. À travers ces articles,on constatera que l’histoire duDevoir et celle du Québec sont in-dissociables. Le Devoir a toujoursété un lieu de débat. Il est à lui seulune place publique où tous lesjours les idées s’af frontent et secroisent autour des grands enjeuxqui confrontent notre société.

Le Devoir d’aujourd’hui est biendifférent de celui d’hier. Au débutdes années 90, la direction et leconseil d’administration procédè-rent à ce qui fut une véritable re-fondation de l’entreprise. Une nou-velle société éditrice fut formée,Le Devoir inc., et l’arrivée de nou-

veaux actionnaires permit de mo-derniser le journal et de lui don-ner un nouveau souf fle. Cet ag-gior namento a profondémenttransformé Le Devoir, sans qu’il aittoutefois eu à renoncer à sa diffé-rence et au principe d’indépendan-ce si cher à son fondateur.

Un nouveau siècle attend LeDevoir . Il y entre por té par lesnouvelles technologies de l’infor-mation, qui sont pour lui tout à lafois une menace et une occasionde progrès. Si avoir 100 ans est unaccomplissement, ne pensonssur tout pas trouver là une assu-rance de pérennité. C’est jouraprès jour que ce l le -c i seconstr uit . Non pour soi , maispour vous, lecteurs et lectrices,qui êtes notre première raisond’exister.

Un témoin engagé

«Réveillerdans le peuple, et surtoutdans lesclassesdirigeantes,le sentimentdu devoirpublic soustoutes ses formes»

JACQUES GRENIER LE DEVOIR

Hier comme aujourd’hui, Le Devoir ne veut être au service d’aucune idéologie ni d’aucun parti.

Le Devoir a cent ans. D’avoirduré tout un siècle est une formed’accomplissement pour ceux quifont ce journal quotidiennement.Au cours de ce siècle, ce sontquelque 30 000 édit ions quenous avons réalisées, jour aprèsjour, comme des artisans fiers deleur métier. Nous l’avons fait ensurmontant de multiples dif ficul-tés et oppositions. Nous passonsce cap avec une fier té d’autantplus légitime que ces cent ansfont mentir tous ceux qui ont pré-dit que Le Devoir ne dureraitpas. Mieux, il arrive à ce siècleen bonne santé.

BERNARDDESCÔTEAUX

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Le 15 septembre 1910 Au Congrès eucharistique Page 6

La langue de chez nous Jean-Pierre Proulx Page 7

Le 19 mars 1928 La Page féminine Page 12

La femme au foyer et dans le monde Renée Rowan Page 13

Le 30 octobre 1934 Une race ne meurt que si... Page 18

De la foi à l’éthique Jean-Claude Leclerc Page 19

Le 12 février 1942 «Votez d’une main ferme: Non» Page 20

Le 13 juin 1958 Le scandale du gaz naturel Page 24

De l’injustice à la justice Kathleen Lévesque Page 25

Le 30 août 1968 Les Belles-sœurs Page 30

Les années de l’affirmation culturelle Michel Bélair Page 31

Le 24 décembre 1977 «On ne fait pas taire les autres» Page 34

La vie des lettres Odile Tremblay Page 35

Le 29 septembre 1982 Le devoir économique Page 37

Pour un Québec économique Gérard Bérubé Page 38

Le 11 octobre 1996 Les états négociés de l’éducation Page 45

L’éducation au Québec Marie-Andrée Chouinard Page 47

Le 26 novembre 2005 Lancer Kyoto 2 à Montréal Page 52

Luttes sociales Alexandre Shields Page 53

Le 12 septembre 2001 Une tragédie sans nom Page 54

DES IMAGES POUR LE DIREJacques Parizeau, par Jacques Nadeau Page 291990, par Roland-Yves Carignan Page 322000, par Christian Tiffet Page 48Margie Gillis, par Jacques Grenier Page 51

1910-2010

100 ans de regards sur l’information

■ Direction: Bernard Descôteaux ■ Conception: Normand Thériault ■ Coordination: Josée Boileau et Normand Thériault ■ Directionartistique: Christian Tiffet ■ Mise en pages: Philippe Papineau ■ Révision: Serge Paquin ■ Documentation: Gilles Paré ■ Directeur dela production: Christian Goulet ■ Directeur des ventes publicitaires: José Cristofaro

Le Devoir, 2050, De Bleury, 9e étage, Montréal (Québec) H3A 3M9 www.ledevoir.com, 514-985-3514 [email protected]

DU 10 JANVIER 1910 À 1978, PAR GILLES LESAGELe 10 janvier 1910 «Fais ce que dois» Page 15De 1910 à 1940 Indépendants nous resterons Page 16De 1932 à 1947 «Avant le pouvoir doit passer le devoir» Page 21De 1947 à 1956 «Fais ce que peux» Page 26De 1956 à 1963 Une province pas comme les autres Page 27De 1962 à 1970 «Fais ce que prêches!» Page 41De 1970 à 1978 «Il faut choisir celui qui ouvre davantage la porte sur l’avenir» Page 42

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OLIVIER ZUIDA LE DEVOIR

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T out au long de 2010, nous, dujournal Le Devoir, célébreronsce centenaire exceptionnel par

divers événements. Ce sera autantd’occasions de rappeler la contri-bution de ce journal à l’évolutiondu Québec, comme de débattre del’état de notre société et de sonavenir et de préparer l’entrée duDevoir dans ce nouveau siècle.

Ces célébrations, nous les voulonsouvertes à tous.

À nos lecteurs, dont la fidéliténous est si précieuse.

À nos collaborateurs, présentset passés, qui se comptent parcentaines.

À tous ces amis qu’on retrouveaux quatre coins du Québec.

À tous nos partenaires, grâce àqui nous aurons, au cours de cetteannée, de multiples occasions derencontres et d’échanges.

Nous vous y attendons nombreux.Pour souligner le centième anni-

versaire du quotidien fondé parHenri Bourassa en 1910, l’associa-tion Les Amis du Devoir proposetoute l’année durant des occasionsoù tous et toutes sont convoquéspour évaluer un siècle de journalis-me indépendant.

10 janvier 2010Rencontre des lecteurs et des arti-

sans du DevoirLes lecteurs du Devoir sont invités

à venir rencontrer les membres del’équipe du quotidien. Cette ren-contre à caractère convivial aura lieude 10 heures à 13 heures, à la sallede la Commune du marché Bonse-cours de Montréal.

■ Commémoration officielleSous la présidence d’honneur du

premier ministre du Québec et en pré-sence du maire de Montréal se tiendrala cérémonie officielle marquant l’anni-versaire de la parution du premier nu-méro du Devoir, le 10 janvier 1910, aumarché Bonsecours. Le directeur, M.Bernard Descôteaux, le conseil d’ad-ministration et l’équipe du quotidienrecevront les principaux partenairesde l’entreprise et des représentants dela société civile venus témoigner leurattachement à cette institution.

À l’occasion, l’Enveloppe commé-morative du centenaire du Devoir,produite par Postes Canada, seradévoilée.■ Les cent ans du Devoir

La télévision de Radio-Canada pré-sente, en rediffusion à 14 heures, uneédition spéciale de Tout le monde enparlait, une émission consacrée auDevoir et animée par Gilles Gougeon.■ Tous pour un: les cent ans duDevoir

À 21 heures, la Société Radio-Canada présente une édition spé-ciale de l’émission Tous pour unportant sur les événements mar-quants du dernier siècle dont LeDevoir fut témoin.

17 février 2010Hommage rendu au Devoir et à

ses artisans par l’Assemblée nationa-le du Québec■ L’Assemblée nationale du Québecrendra hommage aux artisans duDevoir, le 17 février 2010.■ Le Devoir, reflet de la politiquequébécoise

Exposition à la Bibliothèque de

l’Assemblée nationale du Québec.

12 mars 2010Colloque international sur le rôle

de la presse indépendanteUne réflexion sur l’avenir des jour-

naux indépendants et d’une presselibre aura cours à la Grande Biblio-thèque du Québec.

La veille, une rencontre sur ce thè-me aura eu lieu avec les étudiants encommunications de l’UQAM.

Printemps 2010100 ans de développementUne série de quatre conférences

tenues à Montréal et à Québec, enpartenariat avec l’Institut du Nou-veau Monde, qui auront pourthèmes successifs la politique, l’éco-nomie, l’éducation et la culture.

Automne 2010Les Yeux du DevoirCette exposition des photo-

graphes du Devoir sera présentéedans la nouvelle salle d’expositiondu Grand Foyer culturel de la Placedes Arts de Montréal.

Septembre 2010Les Combats d’Henri Bourassa et la

naissance du DevoirCette exposition, au Centre d’his-

toire de Montréal, est présentée parle Petit Musée de l’imprimerie.

25 novembre 2010Les artistes rendent hommage au

DevoirCette soirée festive tenue au Mé-

tropolis réunira de nombreux ar-tistes québécois.

6 décembre 2010La Liberté de la presseCréation théâtrale par le Théâtre

d’Aujourd’hui sur le thème de la li-berté de la presse, cette soirée vien-dra en clôture de cette année cente-naire du Devoir.

Une année de publications

■ 100 ans de développement duQuébec

Quatre cahiers spéciaux porte-ront sur l’éducation, la politique, laculture et l’économie. De mars ànovembre, ils feront état d’une ré-flexion alimentée par les prises deposition passées et une nécessaireréflexion sur les défis toujours àrelever.

■ La presse indépendante dans lemonde

Le 6 mars paraîtra un cahier spé-cial en prélude de la rencontre sur lemême thème qui suivra à la Biblio-thèque nationale du Québec.

■ Pourquoi j’ai fondé Le Devoir,Henri Bourassa et son temps

Un ouvrage de Mario Cardinalchez Libre Expression (janvier2010).

■ 60 éditoriaux pour comprendre LeDevoir sous Henri Bourassa (1910-1932)

Un ouvrage de Pierre Anctil pu-blié par les éditions Septentrion(mars 2010).

■ Le Devoir: un siècle de journalismeSous la direction de Jean Charron

et Jean de Bonville. La revue Communication, Univer-

sité Laval, octobre 2010.

■ 60 éditoriaux pour comprendreLe Devoir sous Gérald Fillion(1947-1963)

Un ouvrage de Michel Lévesquepublié par les éditions Septentrion(octobre 2010).

■ Histoire(s) du DevoirSous la direction de Jean-François

Nadeau, à l’automne 2010.

De janvier à décembre 2010

Le Devoir toujours présentUne année de regard sur l’information

Le 10 janvier 1910 paraissait le premier numéro du Devoir. Quelques-uns des meilleurs journalistes de l’époque lançaient ce nouveau quoti-dien voué à la promotion de l’engagement civique et au développementdu Québec. Né indépendant voilà 100 ans, il est toujours là, animé dela même volonté d’informer et de contribuer au débat public.

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S a Grandeur a parlé de la ques-tion de langue. Elle nous a peintl’Amérique tout entière comme

vouée dans l’avenir à l’usage de lalangue anglaise; et au nom des inté-rêts catholiques elle nous a deman-dé de faire de cette langue l’idiomehabituel dans lequel l’Évangile seraitannoncé et prêché au peuple.

Ce problème épineux rendquelque peu difficiles, sur certainspoints du territoire canadien, les re-lations entre catholiques de langueanglaise et catholiques de languefrançaise. Pourquoi ne pas l’aborderfranchement, ce soir, au pied duChrist, et en chercher la solutiondans les hauteurs sublimes de la foi,de l’espérance et de la charité?

Mais en même temps, permettez-moi — permettez-moi, Éminence —de revendiquer le même droit pourmes compatriotes, pour ceux qui par-lent ma langue, non seulement danscette province, mais partout où il y ades groupes français qui vivent àl’ombre du drapeau britannique, du

glorieux étendard étoilé, et surtoutsous l’aile maternelle de l’Église ca-tholique — de l’Église du Christ, quiest mort pour tous les hommes et quin’a imposé à personne l’obligation derenier sa race pour lui rester fidèle.

Je ne veux pas, par un nationalis-me étroit, dire ce qui serait lecontraire de ma pensée — et nedites pas, mes compatriotes — quel’Église catholique doit être françai-se au Canada. Non mais dites avecmoi que, chez trois millions de ca-tholiques, descendants des premiersapôtres de la chrétienté — en Amé-rique, la meilleure sauvegarde de lafoi, c’est la conservation de l’idiomedans lequel, pendant trois cents ans,ils ont adoré le Christ.

Oui, quand le Christ était attaquépar les Iroquois, quand le Christétait renié par les Anglais, quand leChrist était combattu par tout lemonde, nous l’avons confessé etnous l’avons confessé dans notrelangue. Le sort de trois millions decatholiques, j’en suis certain, ne peut

être indifférent au cœur de Pie X pasplus qu’à celui de l’éminent cardinal,qui le représente ici.

De cette petite province de Qué-bec, de cette minuscule colonie fran-çaise, dont la langue, dit-on, est appe-lée à disparaître, sont sortis les troisquarts du clergé de l’Amérique duNord, qui est venu puiser au séminai-re de Québec ou à Saint-Sulpice lascience et la vertu qui ornent aujour-d’hui le clergé de la grande répu-blique américaine, et le clergé delangue anglaise aussi bien que le cler-gé de langue française du Canada.

Nous ne sommes qu’une poignée.«Mais, dira-t-on, vous n’êtes qu’unepoignée; vous êtes fatalement destinésà disparaître; pourquoi vous obstinerdans la lutte»? Nous ne sommesqu’une poignée, c’est vrai; mais cen’est pas à l’école du Christ que j’aiappris à compter le droit et les forcesmorales d’après le nombre et par lesrichesses. Nous ne sommes qu’unepoignée, c’est vrai; mais nous comp-tons pour ce que nous sommes, etnous avons le droit de vivre.

Henri Bourassa

15 septembre 1910

M. Bourassa à Notre-DameLe directeur du Devoir au Congrès eucharistique international

ARCHIVES LE DEVOIR

Henri Bourassa

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J E A N - P I E R R E P R O U L X

L e député Armand Lavergne avaitfait le voyage en bateau entreMontréal et Québec. Tout y était

unilingue anglais, raconta-t-il dansLe Devoir: son billet, le menu, le per-sonnel, tout. C’en était trop. Il fit mo-difier le Code civil pour que lesbillets soient dorénavant publiésdans les deux langues. «Question dejustice», approuva Georges Pelletier.

Cette même année 1910, dans undiscours devenu mythique, HenriBourassa fit la leçon au très britan-nique délégué apostolique et cardi-nal de Westminster. Il avait dit préfé-rer, lors du Congrès eucharistique,qu’en Amérique du Nord l’Évangilesoit annoncé et prêché en anglais.

Dans l’église Notre-Dame remplieà craquer, Bourassa lui répliqua:«Oui, quand le Christ était attaquépar les Iroquois, quand le Christ étaitrenié par les Anglais, quand le Christétait combattu par tout le monde,nous l’avons confessé et nous l’avonsconfessé dans notre langue.» L’assem-blée l’acclama!

Bilinguisme? Non!Après, la bataille s’est déroulée

ailleurs. En 1927, Le Devoir réclame lestimbres bilingues, puis, en 1937, desbillets de banque bi-lingues. Et 25 ans plustard et après huit ans dedébats, Ottawa annonceque les chèques d’alloca-tions familiales et de«pension» seront bi-lingues. André Lauren-deau dit non: «C’est troptard et trop peu.» Et ce 20 janvier 1962,il signe un éditorial qu’il intitule «Pourune enquête sur le bilinguisme».

«Le bilinguisme des chèques, écrit-il,c’est une mesure tardive, qui ne répondaucunement aux aspirations actuellesdes Canadiens français. Ils en ont assezde ces concessions à la petite décennie.Ils demandent si l’on tient à leur pré-sence au sein de la Confédération, uneréforme autrement plus générale […].La politique des Canadiens français aconsisté à demander à Ottawa desgrosses miettes et la politique d’Ottawa,au hasard des élections, a consisté àleur en accorder des petites.» Il propo-se un «moratoire sur les miettes» et ré-clame la tenue d’une commissionroyale d’enquête sur le bilinguisme. Ill’obtiendra et la coprésidera avec Da-

vidson Dunton. Son éditorial aurachangé le cours de l’histoire du paysen matière de langue.

Mais le contexte politique changeaussi profondément. D’abord, en1955, il se produit un événement dé-clencheur qui, cette fois, se passe auQuébec: le Canadien National pro-voque brutalement les Québécois envoulant baptiser ainsi son nouvel hô-tel du boulevard Dorchester: TheQueen Elizabeth Hotel. Sous le lea-dership de Pierre Laporte, 250 000personnes signent une pétition pourqu’on le nomme plutôt Le ChâteauMaisonneuve. En vain.

La provocation du CN est vécuecomme un geste colonial. Aussi, La-porte écrira dans L’Action nationaleque, dorénavant, c’est au Québecmême que doit se mener la bataille,car c’est le seul endroit où les franco-phones forment la majorité. À comp-ter de cette date, les Canadiens fran-çais deviendront progressivementdes Québécois.

Et, peu après, émerge la menaceséparatiste. Laurendeau ne s’ytrompe pas: «Il y a le malaise cana-dien-français, de plus en plus ressen-ti, de plus en plus aigu. L’estimerait-on si peu important qu’on puisse sepermettre de le laisser pourrir indéfi-niment? À l’heure actuelle, ce

champ est abandonnéaux séparatistes.»

Pour les parer, lacommission Lauren-deau-Dunton propose-ra une politique lin-guistique fondée surl’égalité des peuplesfondateurs. Mais à cet-

te vision s’opposera progressive-ment et vigoureusement une autre,proprement québécoise, fondée surla primauté du français.

Vers la loi 101Pour un temps, Le Devoir sera ti-

raillé entre les visions canadienne etquébécoise. Mais un Québec françaisdans un Canada bilingue est unecontradiction structurelle. Du reste, lacommission Laurendeau-Duntonl’avait déjà pressenti dès 1965. Elleécrivait: «Ce sont les anglophones quiont manifesté le plus de confiance dansles vertus curatives du bilinguisme. […]Pour eux, c’est la clé du problème […].Par contre, […] le Québec montraitbeaucoup de réserve à l’endroit du bilin-guisme. Ce comportement nous a sem-

blé tenir pour une part à la convictionde nos interlocuteurs que seuls les Cana-diens français ont jusqu’ici fait les fraisdu bilinguisme.»

Claude Ryan souscrit d’abord à lavision de Laurendeau-Dunton. Au mo-ment de la crise de Saint-Léonard en1968 sur les écoles bilingues, il écrit:«Nous rejetons tout ce qui contredit, im-plicitement ou explicitement, les postu-lats fondamentaux du rapport Lauren-deau-Dunton.» Néanmoins, vu la si-tuation du Québec, il convient qu’ilfaut accorder une «priorité raison-nable» au français. Aussi, en matièrescolaire, il est prêt «à étudier la possibi-lité d’établir des exigences plus nettes» àl’endroit des immigrants.

Puis, en 1974, la loi 22 fait du fran-çais la langue officielle du Québec.Pour ce qui est des principes, Ryanapplaudit: la loi affirme la primautédu français «d’une manière qui tientcompte des aspirations nouvelles de samajorité francophone, sans ef facerpour autant certains droits de la mi-norité anglophone». Sur les modali-tés, il se fait très critique. Et, trois ansplus tard, il combat énergiquementla loi 101 parce que, à ses yeux, ellenie les droits de la minorité.

Quand, en 1980, Pierre ElliottTrudeau entreprend de modifier laConstitution pour contrer les dispo-sitions de la loi 101 en matière delangue d’enseignement, Ryan est de-venu chef du Parti libéral du Québecet devra défendre la position duQuébec. Jean-Louis Roy a pris sa re-

lève au Devoir. Il mène à nouveauune lutte féroce contre le projet fédé-ral. Néanmoins, le rouleau compres-seur écrasera tout.

Cette bataille, vieille de 29 ansdéjà, aura été la dernière grande ba-taille du journal. Car, après, le Qué-bec vivra une guérilla permanentepour conserver les acquis. «Triste etéternel combat linguistique», se déso-lera Le Devoir, après le dernier et dé-sastreux jugement de la Cour suprê-me sur la loi 104.

Jean-Pierre Proulx a étéreporter à la religion et à

l’éducation de 1968 à 1974. Ilest passé ensuite au Conseil

scolaire de l’île de Montréal àtitre de secrétaire du Comité derestructuration scolaire (1974-

1977), pour devenir ensuiteresponsable de l’application de

la Charte de la langue françaiseau ministère de l’Éducation. De

retour au Devoir en septembre1980, il a été successivement

rédacteur en chef adjoint, puisreporter à l’éducation, et ce

jusqu’en mai 1991. Il a alorsoccupé un poste de professeur à

la faculté des sciences del’éducation de l’Université de

Montréal jusqu’à sa retraite, enseptembre dernier, avec unintermède de 2002 à 2006,

période pendant laquelle il aprésidé le Conseil supérieur de

l’éducation.

La langue de chez nous

«Triste et éternel combat linguistique»Le Devoir réclame en 1927 des timbres bilingues

Le Devoir n’avait pas six mois lorsqu’il s’est engagé dans sa premièrebataille pour la langue française. Oh, c’était pour une af faire plutôt ba-nale: dans les transports publics, les billets étaient unilingues anglais!

JACQUES GRENIER LE DEVOIR

En 1955, le Canadien National provoque brutalement les Québécois envoulant baptiser son nouvel hôtel du nom de The Queen Elizabeth Hotel,suscitant la colère des francophones de la province.

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La page frontispice du Devoir, le 10 janvier 1910. On peut y voir l’éditorial fondateur du journal, écrit par HenriBourassa, et intitulé Avant le combat.

10 janvier 1910

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C hères lectrices, je suis heureu-se et flattée d’avoir été choisiepour inaugurer la Page fémini-

ne quotidienne.Je me propose d’utiliser l’espace

mis à ma disposition le plus utile-ment possible en parlant des chosesqui intéressent femmes et jeunesfilles et qui les aident aussi à l’ac-complissement de leur devoir social.

Cela m’est très doux de penserque je vais pouvoir collaborer àl’œuvre sociale qu’accomplit depuisplusieurs années Le Devoir, etpuisque vous êtes vous-mêmes,chères lectrices, jeunes filles oumères de famille, à la première basede la société, il est bien juste que LeDevoir vous consacre quotidienne-ment une de ses pages. La Page fé-minine vous entretiendra tous lesjours de choses utiles et agréables.

Le foyer, chères lectrices, aura salarge par t dans ces colonnes quivous seront dédiées: l’art d’arrangerle home pour le rendre attrayant etpour y vivre sans ennui; n’est-ce pas

une question très importante de nosjours, où les multiples attractions ex-térieures tendent de plus en plus àéloigner la femme de son chez-soi?La mode féminine: voilà encore unsujet qui ne sera pas oublié dans lapage, car, vous savez, la coquetterie(la bonne coquetterie, j’entends) estune vertu chez la femme, et si «l’ha-bit ne fait pas le moine», il arrivesouvent qu’une femme soit jugéed’après ses toilettes. Par des sugges-tions variées, présentations de pa-trons accompagnées de vignettes,vous verrez que la simplicité n’ex-clut pas l’élégance: bien plus, je diraique l’une n’existe pas sans l’autre.

Et puis, je suis sûre que vous ai-mez toutes la lecture: la page vousentretiendra de livres nouveaux etintéressants; elle vous donnera enoutre des comptes rendus de ré-unions féminines, conférences surdes questions sociales, éducation-nelles, musicales, que sais-je?, et surune foule d’autres sujets qui, je l’es-père, sauront vous intéresser.

Comme cette page est dédiée spé-cialement aux dames et aux jeunesfilles, nous essaierons de la leurrendre la plus intéressante possibleet, pour ce faire, nous demandons àtoutes celles qui le peuvent de bienvouloir nous envoyer leurs sugges-tions quant aux sujets qu’il leur sem-blerait bon de traiter dans la page.Nous publierons aussi les recettes,conseils pratiques, etc., que vou-dront bien nous envoyer nos lec-trices: elles collaboreront ainsi à lapage et contribueront à la rendre at-trayante et vivante.

Parce qu’une Page féminine estformée, est-ce à dire que le Coin desenfants sera négligé? Je m’en garde-rais bien: et comme le disait tanteAnnette dans ses dernières et siémouvantes causeries, les petitesfleurs de son parterre ne seront pasfauchées, et la nouvelle directriceest trop heureuse de leur donner unpetit coin bien à elles.

Jeanne Métivier

19 mars 1928

La Page féminineLa simplicité n’exclut pas l’élégance

ARCHIVES LE DEVOIR

«Le foyer, chères lectrices, aura salarge part dans ces colonnes quivous seront dédiées.»

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R E N É E R O W A N

F adette, une nouvelle recrue, al’ambition «de faire de cette pagela plus pratique, la plus jolie et la

mieux écrite qu’il y ait dans tous lesjournaux canadiens-français dupays». Il semble qu’elle ait remportéson pari, même si l’histoire ne leconfirme pas.

À vrai dire, quelques mois aprèssa fondation, dès le 12 mars 1910, lejournal publie tous les samedis unechronique intitulée «Pour vous mes-dames», qui n’était somme toute quedes nouvelles aux titres peu inspi-rants: «Charité intelligente», «Modesprintanières», «Plats de carême»! LeDevoir a vite éprouvé le besoin defaire son mea culpa.

La page dite féminine ne paraîtratoutefois, sur une base régulière,qu’à partir du 19 mars 1928. En 1955,Germaine Bernier, qui, seule pen-dant 33 ans, a réussi à diriger et à ré-diger cette page, la rebaptise du nomde «La femme au foyer et dans lemonde». Plume solide, profondé-ment attachée à la qualité de lalangue française, Mme Bernier sepréoccupe de la montée des femmesdans la société ici et ailleurs, elle s’in-téresse particulièrement aux arts, àla littérature. Elle travaille confinéedans son petit bureau, loin des bruitsde la salle de rédaction et de ses col-lègues tous masculins à l’époque.

Elle ne relève que de la seule autori-té du directeur du journal.

Vint ChalvinLorsqu’elle prend sa retraite, la di-

rection nomme, le 2 mars 1963, Solan-ge Chalvin responsable de la page fé-minine du Devoir, qui tombe alorssous la responsabilité du chef desnouvelles. Madame Chalvin se taillerapidement une place parmi sesconfrères journalistes. Dès son entréeen fonction, elle fait appel à la collabo-ration des lectrices et lecteurs duDevoir et les invite à engager le dia-logue. Bien sûr, dans cette page, on yparle mode, cuisine, soins médicaux,mais on y traite aussi, largement, detous les grands problèmes de l’heure.«Nous nous réunirons […] pour discu-ter de notre statut dans la province deQuébec, nous essaierons de savoir oùcommence et où s’arrête notre rôled’éducatrice dans la formation scolaireet universitaire de nos enfants, quelleplace nous occupons au sein des com-missions scolaires, des syndicats, descommissions d’enquête», écrit-elle danssa première prise de contact avec sonpublic lecteur. «Nous nous interroge-rons pour savoir si les allocations fami-liales correspondent à nos besoins réels,pourquoi les hommes se désintéressenttrop souvent des résultats scolaires deleurs enfants, si nos associations fémi-nines valent la peine qu’on y perde au-tant d’énergie et de temps […]. Nous in-viterons [les hommes] à venir nousdire à l’occasion ce qu’ils pensent denous et en quoi ils travaillent à releverle statut de la femme au Québec.»

Le programme est large et ambi-tieux, on renomme la page «L’universféminin», puis, le 13 septembre 1969,elle devient la «Condition féminine»,et, le 25 mars 1970, «Famille et socié-té». Promesse tenue, aucun sujetn’est tabou. On y parle de la limitationdes naissances, de la pilule anticon-ceptionnelle, de l’avortement et del’affaire Morgentaler, de la Loi sur ledivorce adoptée le 19 décembre 1967,de la commission Bird sur la condi-

tion des femmes au Canada, dont lerapport de près de 500 pages, publiéen décembre 1970, préconise un im-posant programme de réformes, cequi suscitera d’abondantes réactionstant dans les journaux qu’au sein dupublic. Rien n’est négligé pour mieuxinformer les lectrices et lecteurs duDevoir et les amener à former leurpropre jugement.

«Féminin pluriel»Après un voyage en France pour y

obser ver la place réser vée auxfemmes dans les quotidiens de cepays, Mme Chalvin, avec l’assenti-ment de la direction du Devoir, décided’abolir la page féminine, qui est pu-bliée pour la dernière fois le 27 février1971. Personne n’y perdra au changepuisque les nouvelles qui y trouvaientleur place seront, comme toute autrenouvelle, jugées au mérite et paraî-tront, selon leur importance, à la une,à la trois ou ailleurs dans le journal.Solange Chalvin se voit alors attribuerle secteur des affaires sociales, puiselle quitte Le Devoir en 1975 pour oc-cuper le poste de secrétaire généraledu Comité pour la protection de la jeu-nesse et, finalement, de présidente del’Office de la langue française. On meconfie le secteur de la consommationet du panier à provisions puis, lors del’Année de la femme, en 1975, de lachronique hebdomadaire «Fémininpluriel» qui, à la demande des regrou-pements féminins, se prolongequelques années de plus. Après le dé-part de Mme Chalvin, je deviens àmon tour responsable de l’importantsecteur de la santé et des affaires so-ciales, poste que j’ai occupé jusqu’àma retraite, en 1990.

Au fil des ans, les femmes deplus en plus nombreuses se sonttaillé une place au sein de l’équipedes journalistes du Devoir commedans les autres salles de rédactiondes journaux du Québec. On les re-trouve aussi bien à l’informationgénérale qu’à l’éditorial et dans lessecteurs spécialisés: politique, éco-nomie, cahier littéraire, pour nenommer que ceux-là. Les salairespour les unes comme pour lesautres sont les mêmes grâce auxsyndicats, qui ont ainsi contribué àl’égalité entre hommes et femmes.Toutes les por tes leur sont ou-vertes, y compris celles de la direc-tion du journal, poste occupé parLise Bissonnette de 1990 à 1998,alors qu’elle est nommée présiden-te-directrice générale de la GrandeBibliothèque.

Les femmes au Devoir continuentd’avancer sur le chemin qui leur a étéouvert par les pionnières et c’est tantmieux! On ne peut que s’en réjouir.

Renée Rowan a travaillé plusde 40 ans au Devoir, d’abord, à

partir de 1944, commesecrétaire de son oncle,

Georges Pelletier, puis dunouveau directeur Gérald

Filion, qui la nommerajournaliste, fonction qu’elle

gardera jusqu’à son départ en1990. Elle développera

notamment le créneau de lacondition féminine et de la

consommation. Ellecontinuera par la suite àsigner des textes comme

pigiste, collaborant notammentau cahier Livres du Devoir.

La femme au foyer et dans le monde

«Où commence et où s’arrêtenotre rôle d’éducatrice»

De «L’univers féminin» à «Condition féminine» et à «Famille et société»À la une de son édition du 7 octobre 1911, Le Devoir constate qu’iln’a pas fait à son lectorat féminin la part aussi large qu’il se le propo-sait dès les premières heures de sa publication. Il annonce à ses lec-trices que, «pour les récompenser de leur patience et leur témoignersa reconnaissance», une page hebdomadaire leur sera entièrementconsacrée sous le titre «Notre page féminine» dès le jeudi suivant, soitle 12 octobre. Et d’ajouter fièrement qu’il en confie la direction et larédaction à «une des femmes les plus cultivées de la province», Fadet-te, dont les lettres très prisées feront époque.

JACQUES NADEAU LE DEVOIR

Rien n’est négligé pour mieux informer les lectrices et lecteurs du Devoiret les amener à former leur propre jugement.

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G I L L E S L E S A G E

T itre étonnant que ce «Fais ceque dois». Henri Bourassa lesait. «La notion du devoir public

est tellement af faiblie que le nommême sonne étrangement à beaucoupd’oreilles honnêtes... Cet étonnementet ces rires nous confirment dans lapensée que notre œuvre est urgente etle nom bien choisi.»

Député libéral de Labelle à laChambre des communes d’Ottawade 1896 à 1899, puis député indépen-dant jusqu’en 1907. Député indépen-dant de Saint-Hyacinthe à l’Assem-blée législative de Québec depuis1908, Bourassa, la jeune quarantai-ne, est déjà un chef de file nationalis-te du Canada français. Mais il a be-soin de son «organe de presse» pourfaire connaître ses idées et propagersa politique. Avec leurs quotidiens etleurs hebdos, les deux vieux partis,les rouges et les bleus, dominent lemaigre paysage politique canadien.En alternance, ils laissent la portioncongrue aux empêcheurs de tour-ner en rond, les nationalistes de toutpoil, aussi bien au Québec que dansles huit autres provinces cana-diennes. Le franc-tireur de Monte-bello en a marre de voir ses inter-ventions, souvent longues et denses,résumées en cinq mots: Henri Bou-rassa a aussi parlé.

Le petit-fils de Louis-Joseph Papi-neau a bien participé à la fondationd’un hebdo engagé, précisémentnommé Le Nationaliste, au début dusiècle. Mais ça ne lui suffit pas. D’au-tant que ses jeunes et ardents dis-ciples, notamment Olivar Asselin etJules Fournier, font flèche de toutbois et lui causent déjà de nombreuxmaux de tête, y compris judiciaires.

Il veut être seul maître à bord, telun valeureux capitaine, après Dieu,évidemment, en catholique ultra-montain qu’il est déjà et sera de plusen plus jusqu’à sa mort, au début deseptembre 1952.

À l’assaut des coquins!Avant le combat. Dans son pre-

mier éditorial, en page une, le di-recteur claironne: «Le Devoir ap-puiera les honnêtes gens et dénonce-ra les coquins.»

«Dans la politique provinciale, nouscombattons le gouvernement actuelparce que nous y trouvons toutes les ten-dances mauvaises que nous voulons fai-re disparaître de la vie publique: la vé-nalité, l’insouciance, la lâcheté, l’espritde parti avilissant et étroit.»

Clairement contre le libéral LomerGouin et, pour le moment, en faveurde l’opposition conservatrice à Qué-bec, Bourassa ajoute: «À Ottawa, lasituation est moins claire.Les deux par tis s’enlisentdans le marasme où gisait lapolitique provinciale il y aquelques années. Le souci dela conquête ou de la conser-vation du pouvoir sembleêtre leur seul mobile.»

Bourassa énumère en-suite les principaux pro-blèmes politiques de l’heu-re: la guerre d’Afrique etl’impérialisme, la constitution desnouvelles provinces et le droit desminorités, la construction du Grand-Tronc-Pacifique et le régime deschemins de fer, l’immigration étran-gère et le peuplement du territoirenational, la construction d’une mari-ne canadienne.

Déjà à l’attaque, Bourassa dénon-ce les rouges et les bleus fédéraux,qui s’entendent comme larrons enfoire «pour donner à chacun de cesproblèmes une solution où le droit, lajustice, l’intérêt national ont été sacri-fiés à l’opportunisme, aux intrigues departis ou, pis encore, à la cupidité desintérêts individuels».

Le ton est donné. Bourassa a lapoigne solide, trop au goût de sesjeunes et ardentes «vedettes». Asse-lin et Fournier n’endurent que deux

mois à peine la lourde férule de mon-sieur le directeur. Celui-ci s’en déso-le. Mais il fait plus confiance à deuxcollègues plus modérés, Omer Hé-roux et Georges Pelletier, tous deuxissus du très catholique quotidienL’Action sociale, fondé à Québec en1907. Ils seront des alliés indéfec-tibles de Bourassa jusqu’à sa «retrai-te» en 1932. Et ils continueront dansla même foulée nationaliste, indépen-

dante et catholique: Pelle-tier jusqu’à son décès à lafin de 1946, Héroux jusqu’àsa retraite en 1957 (ilmeurt en 1963). Avec Bou-rassa, ils sont les premiersau Québec à signer éditos,commentaires et analyses.Les autres suivront, cin-quante ans plus tard!

Année faste que celle de1910. Non seulement Le

Devoir est créé et survit à de mul-tiples orages, mais Bourassa fait lapluie et le beau temps à Québec. Ilcontinue de tenir la dragée haute àson mentor, Wilfrid Laurier, à Ottawa,et il devient le chevalier sans peur etsans reproche des nationalistes etdes jeunes Canadiens français.

La langue française,gardienne de la foi

Une occasion: le congrès eucha-ristique international tenu en sep-tembre 1910 à la basilique Notre-Dame de Montréal. Devant le gratindu clergé et de la politique cana-dienne, l’archevêque de Westmins-ter, Mgr Francis Bourne, fait valoirune thèse que le clergé canadien-an-glais partage d’emblée. L’avenir del’Église canadienne dépend de la

puissance, du prestige et de l’in-fluence de la langue et de la cultureanglaises, majoritaires en ce pays.Selon le prélat britannique, il ne sau-rait être question de dissocier lalangue anglaise et la religion catho-lique. Il faut au contraire les asso-cier. Et les efforts pour protéger etpromouvoir le français hors Québecsont vains et inutiles.

C’est une attaque directe contreles nationalistes francophones, sur-tout ceux qui, comme le directeur duDevoir et ses ouailles, font des piedset des mains pour protéger et pro-mouvoir, hors Québec, les écolesfrançaises, dites «séparées». Tous lesyeux se tournent vers l’orateur sui-vant, Bourassa. Mettant de côté sonallocution officielle, il sert une ré-plique cinglante à l’archevêque an-glais. L’Église doit accorder à chacunle droit absolu de prier Dieu dans sapropre langue, celle de ses parents,de ses ancêtres, de son pays, à tousses compatriotes «qui vivent àl’ombre du drapeau britannique».«N’arrachez à personne, ô prêtres duChrist, ce qui est le plus cher à l’hom-me après le Dieu qu’il adore», s’écriele tribun, dans une envolée qui tra-verse le siècle et en fait le plus ardentdéfenseur du célèbre slogan: «Lalangue, gardienne de la foi».

Ovationné, acclamé, chef de file in-contesté des nationalistes qui secherchent un messie, Bourassa a lepanache et l’emprise pour ouvrir unetroisième voie inédite, entre lesrouges et les bleus, et diriger un nou-veau parti qui galvanise les forcesvives de la nation canadienne-françai-se, de la «race», comme on disait.

Gilles Lesage a été journalistependant quatre décennies,

dont une trentaine d’annéespour Le Devoir, d’abord à

Montréal, puis à Québec, àtitre de correspondant

parlementaire. Membre de laTribune de la presse à

l’Assemblée nationale duQuébec pendant trente ans,

représentant des journalistesau Conseil de presse du

Québec pendant six ans, GillesLesage a aussi enseigné lejournalisme à l’UniversitéLaval et à l’Université de

Montréal. Il est récipiendairedes prix Jules-Fournier (1988),Olivar-Asselin (1993) et René-

Lévesque (1995). Il estChevalier de l’Ordre national

du Québec (1999) et de LaPléiade (2000), Ordre de la

Francophonie et du dialoguedes cultures.

10 janvier 1910

Fais ce que doisLe Devoir, coriace et tenace comme ses directeurs

ARCHIVES LE DEVOIR

Omer Héroux et Georges Pelletier seront des alliés indéfectibles deBourassa jusqu’à sa «retraite» en 1932.

«Fais ce que dois»! Cette devise,telle un coup de fouet, fait partieintégrante de l’en-tête d’un nou-veau journal quotidien de l’après-midi, publié à Montréal, en celundi 10 janvier 1910. Son direc-teur est Henri Bourassa.

«Le Devoirappuiera les honnêtesgens etdénoncerales coquins»

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G I L L E S L E S A G E

« I ndépendants nous fûmes, in-dépendants nous sommes, in-dépendants nous resterons»,

proclame Henri Bourassa. Allié desconservateurs un jour, il les critiquele lendemain, tançant aussi bien sonmentor Laurier, notablement àl’égard de la marine de guerrequ’Ottawa veut créer et mettre auservice de l’Empire.

Le castor rouge...Le «castor rouge» (ultramontain et

libéral indépendant) ne cesse depourchasser et de mordre, à gauche,à droite, les rouges, les bleus, à Qué-bec, à Ottawa.

Ce qu’il prêche, en substance, c’est:■ le respect intégral du «pacte»conclu en 1867 entre les deux«races» qui ont entériné la Confédé-ration canadienne;■ l’autonomie du Canada face à l’Em-pire britannique, que ce soit en Afrique(guerre des Boers) ou ailleurs, entemps de guerre et de paix;■ l’autonomie des provinces, face àOttawa, dans les domaines qui relè-vent de leurs compétences;■ le respect des droits de la minori-té anglophone au Québec et des mi-norités francophones dans les autresprovinces, au Nouveau-Brunswick,en Ontario, au Manitoba et ailleurs,partout où elles sont mises à mal parles gouvernements et le clergé.

«Pèlerinages»Passant de la parole aux actes,

Bourassa et les amis du Devoir orga-nisent des excursions, des «pèleri-nages» en Acadie, en Ontario, dansl’Ouest canadien et même en Nou-velle-Angleterre, pour ranimer laflamme francophone et soutenir lesénergies en butte à toutes les bas-sesses. Été 1913. De retour d’une

tournée dans l’Ouest avec sonmeilleur collaborateur, Georges Pel-letier, Bourassa conclut sa série d’ar-ticles le 1er août: «Le Canada sera na-tionaliste ou il cessera d’être.»

En 1914, il réclame à grands crisune ligue d’assainissement desmœurs publiques, aussi bien à Qué-bec qu’à Montréal: «Une corruptioneffroyable gangrène les corps publics.»

Ultramontain — on dirait aujour-d’hui plus catholique que le pape —Bourassa s’oppose farouchement auvote des femmes. «Laisserons-nousavilir nos femmes?», se demande-t-ilen édito. Un non sec. Misogyne, iln’en réclame pas moins que les insti-tutrices soient mieux payées et queles retraitées n’en soient pas ré-duites à la mendicité.

Moins de politique?Les années sont difficiles, les ad-

versaires coriaces, aussi bien àQuébec qu’à Ottawa, mais LeDevoir survit. Traçant un bilan descinq premières années, au Monu-ment national, le 14 janvier 1915,Bourassa déclare:

«Les luttes politiques ont occupédans le journal une place considé-rable, moins exclusive qu’on ne le croitgénéralement, mais plus large qu’ellesn’y tiendront, je l’espère, à l’avenir.»Vœu pieux, évidemment, du moinsjusqu’au premier référendum québé-cois, celui de mai 1980. Journal poli-

tique et religieux, imbu de la doctri-ne sociale de l’Église mais dirigé pardes laïcs. «Toujours prêts à obéirjoyeusement à la voix de l’Églisequand elle nous dira que nous faisonsfausse route, nous n’éprouvons aucunembarras à exprimer nettement notrepensée sur toute question politique ounationale, même si elle diffère en tout

ou en partie de l’opinion libre de toutprêtre ou de tout évêque... Nous avons,Dieu merci, la pudeur comme la fiertéde nos sacrifices. Du reste, personne necomprend mieux que nous qu’uneœuvre comme la nôtre ne vaut quepar les sacrifices qu’elle coûte à ceuxqui l’accomplissent.»

Bien des générations d’artisansdu Devoir l’ont aussi appris et subi àla dure...

«Sacrifice»Janvier 1920. Qualifiant les autres

journaux, rouges et bleus confondus,de «brûle-gueule» et de «tord-boyaux»,Bourassa se félicite de l’indépendan-ce, des principes, de la tenue moraleet intellectuelle du Devoir.

«Oh! je le sais, ce n’est pas la routedu succès prompt et facile. Que voulez-

vous? Le Devoir n’est pas appelé àsuivre les pentes douces... qui souventmènent aux fondrières. Œuvre de sa-crifices et d’efforts constants, il se main-tiendra par le sacrifice et l’effort.»

Le démon de la politique continuede tourmenter Bourassa. Après sacour te incursion à Québec, il seconsacre au Devoir et à ses nom-

breuses autres «œuvres»,mais il se fait réélire dé-puté indépendant de La-belle de 1925 à 1935. Dé-fait cette année-là, à 68ans, il met finalement unterme à une longue et

exceptionnelle carrière politique,ayant notamment représenté sesconcitoyens dans les deux capitalespendant un quart de siècle.

Toutefois, dès le milieu de la dé-cennie 1920, il avait pris ses dis-tances. D’abord avec l’administrationdu journal, la confiant à ses fidèles etdévoués acolytes, Omer Héroux etGeorges Pelletier, d’une part, LouisDupire, Paul Sauriol et quelquesautres jeunes «disciples», d’autrepart. Le fougueux porte-étendard duDevoir et de «Fais ce que dois» romptmême avec le nationalisme canadien,si modéré soit-il, à la suite d’une au-dience privée avec le pape Pie XI, in-quiet de la montée des nationalismesethniques en Europe et de l’ombremenaçante d’une autre guerre, l’apo-calypse mondiale de 1939-1945.

De 1910 à 1940

«Indépendants nous resterons»Bourassa soutient que «le Canada sera nationaliste ou il cessera d’être»

ARCHIVES LE DEVOIR

Bourassa et les amis du Devoir organisent des «pèlerinages» en Acadie, en Ontario, dans l’Ouest canadien etmême en Nouvelle-Angleterre.

À l ’ instar de Papineau, songrand-père maternel, soixante-dixans plus tôt, Henri Bourassa in-car ne l ’âme ulcérée de sonpeuple. Mais i l fai t la sourdeoreille. Altier, fier, il est et resteindépendant, se contentant deson rôle ir remplaçable de ras-sembleur et de catalyseur. D’au-tant qu’il a désormais, commeses adversaires qui ne prêtaientque six mois de survie à son «or-gane», Le Devoir pour propagerses principes, sa doctrine, sespolitiques.

«Œuvre de sacrifices et d’effortsconstants, [Le Devoir] se maintiendrapar le sacrifice et l’effort»

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D e quoi souffrons-nous? Les unspartent en guerre contre lesJuifs et contre les Anglais. Ils

sont sur une fausse piste. Le véri-table mal est en nous. Nous souf-frons d’une dissolution, d’une désin-tégration de l’idée de nationalité ou,si l’on veut, du sens national. Nousne sommes si bas que parce quenotre âme et notre courage ne sontpas plus hauts.

On peut dire qu’il y a deux élé-ments à la nationalité: la possessionen commun d’un héritage de souve-nirs, de gloires, d’épreuves et detraditions, de similitudes ethniqueset culturelles aussi, d’une part; del’autre, la volonté de vivre ensembleà raison des solidarités physiqueset spirituelles qui nous rappro-chent, et celle de préserver l’hérita-ge commun pour sa valeur même etpour le développement qu’il assureà la personnalité humaine.

Possédons-nous ces éléments dela nationalité? Le premier, oui. Mais

savons-nous ce qu’il est, en connais-sons-nous la valeur? Bien peu. Quantau second, pouvons-nous dire quenous avons cette conscience quicréerait en nous la force agissantede tous les grands senti-ments? Encore moins.

Nous pouvons dire quele pourcentage du sens na-tional dans l’être moral duCanadien français estmoyen. Nous avons uneconnaissance rudimentai-re du passé, notre fier téde l’héritage reçu est mo-deste, comme est modesteaussi notre volonté de lepréserver et de le transmettre à nosenfants.

La dissolution du sens nationalchez nous se voit bien à l’anarchiede notre vie dans l’ordre national,à notre oubli de l’intérêt général, àla prédominance même de l’intérêtpar ticulier sur les intérêts de lacollectivité. Nous souf frons dans

notre âme nationale.Le mal d’âme pour ce qui est de

notre langue ne se manifeste-t-il paslui aussi par une comédie? Nousvoulons que les autres la respectent

mais nous ne la respec-tons pas nous-mêmes,nous nous refusons à voirle rapport qui existe entreelle et le sens national.

Enfin, le mal d’âme semanifeste dans notre viescolaire. Toutes les rai-sons exigent que nosécoles soient intensémentnationales. Peut-on pré-tendre qu’elles sont or-

données aux fins nationales, à laguérison de notre mal d’âme, auredressement de notre vie? Leurprogramme ne tend-il pas plutôt àdévelopper chez nous l’esprit deser vitude, en tout cas à orienternotre jeunesse vers le service de laminorité avec cette insistance quenous mettons à vouloir leur faire

apprendre l’anglais d’abord?Comment nous guérir de notre

mal d’âme? Deux méthodes se pré-sentent à nous. L’une vise à faireexécuter le geste national dansl’espoir d’éveiller la vie intérieure.Ainsi l’achat chez nous. L’autretend à éveiller la vie intérieurepour obtenir que les gestes soientfaits. Laquelle des deux méthodesest l’ef ficace? Je crois aux deuxmais surtout à la seconde.

Je dis: criez-formez par l’éduca-tion la conscience collective, lesens national, donnez à une géné-ration un idéal véritable: non seule-ment la conservation de la langue,mais la création d’un climat spiri-tuel, d’une culture française, d’unÉtat français, et vous aurez créél’idée-force qui, guidée, inspirée dehaut par la foi, nous inspirera unevie véritablement organique, dû-ment hiérarchisée.

Lionel Groulx

30 octobre 1934

Une race ne meurt que si elle se laisse mourirNous souffrons d’une dissolution du sens national

Lionel Groulx

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J E A N - C L A U D E L E C L E R C

S ensible également au «problèmesocial» de l’époque — on est en1914 —, Le Devoir en recherche-

ra la solution «dans l’application desprincipes catholiques» alors exposéspar Léon XIII et dans l’établissementd’œuvres «syndicales et coopératives».Dans l’enseignement public, le jour-nal appuiera, assure-t-on, l’autorité del’Église et les droits du père de famil-le, dans le respect «des droits et des pri-vilèges» de la minorité protestante.

S’il promet aussi de repousser les«fausses doctrines sociales et reli-gieuses», ce futur journal de combat

annonce toutefoisqu’il le fera «nonpar la seule néga-tion», comme c’estcourant à l’époque,mais par des ré-formes «réelles etn é c e s s a i r e s »propres à donnerla preuve que «lecatholicisme n’estl’ennemi d’aucunprogrès véritable».

Indépendantdes par tis poli-tiques et de touteinfluence financiè-

re, Le Devoir sera néanmoins, enmatière religieuse, «soumis de cœuret d’esprit à l’autorité de l’Église». Pa-reil journal représente donc une in-novation dans une société où lesjournaux sont le plus souvent inféo-dés aux grands intérêts ou dirigéspar le pouvoir ecclésiastique. Sonfondateur et directeur, Henri Bou-rassa, témoignera tant de cette indé-pendance que de cette soumission.

Son successeur, Georges Pelletier,journaliste de la première heure, nerenie pas cette mission du journal,mais, dans la misère laissée par laGrande Dépression, il va s’écarterdes positions de Bourassa — devenufor t inquiet de la «haine raciale»

alors répandue en Europe — et s’op-poser aux immigrants «indésirables».Non seulement fait-il campagne pour«l’achat chez nous» contre les petitscommerces juifs, mais il en vient àne plus souhaiter voir les Juifsailleurs qu’en Palestine.

De l’autorité papaleQuand il prend la direction du

Devoir, en 1947, Gérard Filion préci-se ses «positions». Réitérant le carac-tère du journal, il déclare, au sortirde la Deuxième Guerre mondiale:«Le monde ne retrouvera la paix quedans le retour à la pratique de l’Évan-gile et dans l’acceptation de la média-tion du seul juge impartial qui soitsur terre, le pape.» Le Canada, «paysof ficiellement chrétien et dans unebonne proportion pays catholique»,devrait, écrit-il, nommer un ambas-sadeur auprès du Vatican.

Toutefois, explique Filion, un jour-nal appartenant à des laïcs n’est pasmoins valable qu’un autre de proprié-té ecclésiastique. Il ne mentionne au-cun des journaux alors proches desautorités religieuses, mais il cite Bou-rassa, selon qui «la presse religieuselaïque a rendu, dans l’ensemble, plusde services à l’Église et lui a causémoins d’embarras que les journaux ré-digés par des prêtres sous l’autoritépersonnelle des évêques».

Claude Ryan, qui succède à Filionen 1964, n’éprouve pas le besoind’aborder le sujet de l’orientation dujournal. Plus d’un membre de la ré-

daction appréhende cependant l’arri-vée de ce directeur issu d’un mouve-ment catholique. Maints journa-listes, en effet, sont de la générationqui délaisse la religion. Ryan nom-me quand même un reporter à l’in-formation religieuse. Si Le Monde etThe New York Times en ont un, juge-t-il, pourquoi Le Devoir prétendrait-ils’en dispenser?

Néanmoins, à l’occasion du 60eanniversaire du journal, Ryan fera lepoint sur «Le Devoir d’hier et d’au-jourd’hui». Les valeurs chrétiennes,écrit-il, sont demeurées «l’un des sou-cis constants» des responsables dujournal. Mais elles revêtent désor-mais «des formes plus laïques»: res-pect de l’autre, défense des libertésfondamentales, souci du dialogue,recherche de la vérité et de l’intégri-té. Et elles ont, dans les questionsreligieuses, «une résonance plus lar-gement œcuménique».

Ryan ajoute, parlant de la fidélité àl’inspiration chrétienne, qu’elle nesaurait être imposée. «S’il fallaitchoisir entre le maintien rigidementimposé de cette fidélité et la poursuitede l’action fondamentale du journal(qui est d’informer et d’alimenter uneopinion publique adulte), il faudraitprobablement, écrit-il, opter pour laseconde voie.»

Pour une informationreligieuse

C’est cette voie privilégiant les en-jeux du Québec contemporain, mais

restant ouverte à l’information reli-gieuse, que prendront finalementses successeurs. Jean-Louis Roy, en-tré en fonction en novembre 1979,signe le 11 janvier suivant un texte(«Un ordre de référence pour aujour-d’hui») entérinant les objectifs ini-tiaux du journal, mais jugeant dépas-sée la «soumission» à l’Église.

«Depuis maintes années déjà», écrit-il, cette soumission «ne reflète plus laréalité» d’une institution comme LeDevoir, «ce qui ne saurait pourtant si-gnifier, ajoute-t-il, une indifférence parrapport à l’histoire religieuse de notresociété, à la place qu’y a occupée et y oc-cupe encore l’Église et aux convictionsreligieuses de nos concitoyens».

Succédant à J.-L. Roy en 1986,Benoît Lauzière expose à son tourquelques «Points de repère». Desobjectifs des fondateurs, il conser-ve dans ses «premiers éléments deréponse» l’élévation du «niveau mo-ral et intellectuel» de la société, enparticulier le développement d’une«opinion publique forte et libre quiassure l’indépendance des magis-trats, l’incorruptibilité des gouver-nants et l’intégrité du suffrage popu-laire». Mais rien qui ne touche spé-cifiquement la religion.

Directrice du journal, Lise Bisson-nette acceptera, en 1993, qu’un jour-naliste soit attitré à une chroniquehebdomadaire sur la religion. Cettechronique s’étendra, sous son suc-cesseur, aux diverses confessions etaux questions d’éthique. Aux yeuxde Bernard Descôteaux, en effet, lespréoccupations du Devoir contempo-rain auront été, pour l’essentiel, nonseulement sociales et politiquesmais aussi «spirituelles».

Aux grandes fêtes de la traditionquébécoise, c’est toutefois un reli-gieux, le père Benoît Lacroix, qui si-gnera en page éditoriale la réflexionréconciliant la foi passée et l’espé-rance future.

Jean-Claude Leclerc tient lachronique «Éthique et

religions» au Devoir. D’abordentré à la rédaction en 1967

comme reporter municipal, ily fut éditorialiste pendant

vingt ans. Diplômé en droit del’Université de Montréal, il y

enseigne le journalisme depuis1990. Il fut aussi chroniqueurindépendant au quotidien TheGazette (1991-95). Membre ducomité de rédaction du Trente,

le magazine du journalismequébécois, il est également

administrateur bénévole à laFondation Centraide.

De la foi à l’éthique

Pour le progrès et la justice sociale Un journal longtemps «soumis de cœur et d’esprit à l’autorité de l’Église»

«À la veille de la Première Guerremondiale, écrit l’historienne Lu-cia Ferretti, l’Église des Cana-diens français, amoindrie dans lereste du Canada, apparaît vérita-blement au Québec comme uneÉglise nationale.» Aussi est-cesans surprise que Le Devoir en-tend promouvoir, parmi les prin-cipaux «devoirs nationaux» dupeuple, «la conservation de sa foiet de ses traditions».

JERRY LAMPEN REUTERS

Selon ce qu’écrivait Claude Ryan en 1970, les valeurs chrétiennes sontdemeurées «l’un des soucis constants» des responsables du Devoir, maiselles revêtent désormais «des formes plus laïques».

«Le monde neretrouvera la paixque dans le retourà la pratiquede l’Évangile»– Gérard Filion

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L a question de race ne se posepas, a déclaré hier soir M. HenriBourassa en parlant du plébisci-

te que le gouvernement d’Ottawapropose à la nation. Allez votercontre le plébiscite, non pas commeCanadiens français, mais comme ci-toyens du Canada, a-t-il dit à la foulegroupée sous les auspices de laLigue de la défense du Canada.

L’ancien député du comté de Label-le à la Chambre des communes a faitun appel au calme et au sérieux. À lafoule très compacte renfermée entreles vastes murs de la salle du marchéSaint-Jacques, à la foule plus considé-rable encore qui remplissait lesabords du marché, dans la nuit humi-de — on évalue l’assistance entre 8000à 10 000 personnes — il a demandé dedépenser ses forces autrement qu’encris et en manifestations d’enthousias-me. Tout au long de notre histoire, dit-il, nous avons dépensé trop d’énergiede cette façon. Soyez calmes, pas tropde cris. L’enthousiasme que vous dé-penseriez, ce serait autant de vapeur

qui s’échappe du piston. Quand vien-dra le moment, votez non. Votez d’unemain ferme: nul besoin de dire des in-jures à qui que ce soit.

M. Bourassa a parlé pendant à peuprès trois quarts d’heure. Avant luiavaient parlé deux jeunes: M. Jean

Drapeau, au nom de la jeunesse étu-diante; M. Gérard Filion, au nom de lajeunesse agricole; avaient aussi parléM. Maxime Raymond, député deBeauharnois-Laprairie, qui a pronon-cé le 5 février un retentissant discourssur l’effort de guerre du Canada, et ledocteur Jean-Baptiste Prince, prési-dent de la Ligue de la défense du Ca-nada, organisatrice de l’assemblée.

M. Bourassa a touché à plusieurs

sujets importants au cours de son dis-cours. Il a signalé que dans les pro-vinces anglaises il y a beaucoup plusd’Anglo-Canadiens qu’on ne le croitqui pensent comme nous, sur nos rela-tions avec l’Angleterre. Le respect hu-main ou un isolement relatif les em-

pêche de le dire tout haut.À propos de plébiscite

et de la conscription, M.Bourassa a remercié M.Raymond d’avoir bienindiqué que la conscrip-tion n’est que la consé-quence de la participa-tion. Voilà pourquoi il

trouve les conscriptionnistes plus lo-giques que les autres, qui ont voté lapar ticipation mais répudient laconscription — celle-ci découle logi-quement de celle-là.

Après avoir fait entendre que le motd’ordre est venu de Washington plu-tôt que de Londres en 1917 concer-nant la conscription, l’orateur estimequ’à l’heure actuelle le gouvernementd’Ottawa est bien plus sous la domina-

tion de Washington que sous celle deLondres. Il rappelle à ce sujet ses sou-venirs d’une conversation qu’il eutavec l’amiral Fisher: celui-ci lui dit quel’Angleterre ne dépenserait jamais unsou pour venir au secours du Canadacontre les États-Unis, le seul pays quipourrait l’attaquer.

Vers la fin de son discours, M. Bou-rassa a particulièrement insisté sur lesentiment du devoir envers la patrieet envers la pacification de l’univers.Il l’a défini comme suit: «C’est de gar-der ses forces vives pour la reconstruc-tion d’un ordre politique et socialmeilleur. Il ne suffit pas de s’opposer àla conscription et de voter Non au plé-biscite: si vous voulez être sûrs qu’il n’yaura pas de conscription, il faut prépa-rer dès maintenant un mouvement enfaveur de la pacification.»

La foule de l’intérieur a applaudichaleureusement tous les orateurs,particulièrement les deux princi-paux: MM. Bourassa et Raymond.

Le Devoir

12 février 1942

«Soyez calmes et votez d’une main ferme: Non » Une foule de 8000 à 10 000 personnes acclame longuement MM. Bourassa et Raymond

«L’enthousiasme que vous dépenseriez,ce serait autant de vapeur qui s’échappe du piston»– Henri Bourassa

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G I L L E S L E S A G E

D e plus en plus mystique, inté-griste même, Bourassa obtem-père et renie ce qu’il a adoré

pendant quarante ans. «Bourassa semysticisant de plus en plus, écrit l’his-torien Robert Lahaise, Pelletier, Hé-roux et Dupire assument la relève. Lepanache fait place à la pondération.Bourassa s’enfonce dans sa foi, l’éco-nomie dans sa Crise et Taschereaudans ses scandales.»

À la fois respectueux de leur pèrefondateur et soucieux de la surviedu journal, ses successeurs ont finipar lui faire comprendre que le mo-ment était venu pour lui de tirer sarévérence. Ce qu’il fit, en 1932, avecmauvaise grâce. Si bien que, le 3août, un entrefilet annonce simple-ment:«Retraite de M. Bourassa».

«M. Bourassa ayant démissionnécomme directeur du Devoir hier, M.Georges Pelletier a été nommé direc-teur gérant et M. Omer Héroux, ré-dacteur en chef.»

Ulcéré, Bourassa les boudera pen-dant six ans. Entre-temps, il seconfie, à sa propre demande, aujournaliste-historien Robert Rumillypour la Revue moderne de Montréal,en août 1936...

Bourassa combat désormais fu-rieusement le nationalisme — dit«outrancier» — comme il combat-tait naguère l’impérialisme. Il ridi-culise le séparatisme et la répu-blique laurentienne qu’il rêve d’ins-taurer. Au point que le jeune AndréLaurendeau le traite en 1937 de «ri-goriste janséniste». Le vieux maîtreaccuse le coup et reconnaît: «Je suisun ultramontain!»

Réconcilié en 1938 avec les deuxautres membres de son valeureuxtrio, il confie ses impressions devoyage en Europe dans une séried’articles écrits par Émile Benoist,au Devoir!

La prudence... cardinaleEn 1942, il par ticipe aux rallie-

ments de la Ligue pour la défense duCanada contre le projet de conscrip-tion du gouvernement King. Il prend

ainsi fait et acte contre le haut cler-gé, dont le cardinal Villeneuve, deQuébec. Dans un sursaut, le «castorrouge» le rabroue poliment: «La pru-dence est aussi une vertu cardinale!»En 1944, il appuie la campagne qué-bécoise du Bloc populaire, dirigé parle jeune journaliste André Lauren-deau, qui avait pourtant eu des motsdurs contre le héraut nationalistevieillissant.

«Avant le pouvoir doit passer ledevoir», tonne le tribun. Hommed’honneur, prophète dans le désert,symbole de survie et de résistancefarouche des Canadiens français, unprécurseur pour le Canada.

Dans le droit fil de cette grandetradition d’indépendance, commeBourassa combattant avec vigueuren 1917 la conscription des jeunesCanadiens, Le Devoir récidive. Le di-

recteur Pelletier et le rédacteur enchef Héroux vitupèrent en 1942contre le double langage libéral et lereniement de la parole donnée auQuébec. «Pas nécessairement laconscription, mais la conscription sinécessaire...», susurre King, avecl’accord de Godbout. Le Devoir serebiffe contre les rouges d’Ottawa etde Québec. Il appuie avec vigueuraussi bien la Ligue, fondée par Maxi-me Raymond, que le Bloc populaire,dirigé à Ottawa par le député libéraldissident et au Québec par le jeuneLaurendeau, directeur de la revueL’Action nationale depuis son retourde l’Europe en 1937.

Comme Bourassa naguère et ja-dis, le nouveau tandem du Devoirjoue à fond la carte maîtresse de l’in-dépendance politique, appuyant unjour King contre Borden à Ottawa,le lendemain, Duplessis contre Ta-schereau à Québec, puis combattantl’un et l’autre. Le duo fait une largeplace aux écrits de l’abbé LionelGroulx. L’historien remplace Bou-rassa dans le cœur des nationalistesdu Canada français et cherche tou-jours un messie sauveur pour sonpetit peuple prédestiné: «Notre Étatfrançais, nous l’aurons!»

Arrive FilionPelletier dirige le journal jusqu’à sa

mort, en janvier 1947. Toutefois, ma-lade depuis 1943, il avait dû ralentir lacadence et laisser Héroux et la petiteéquipe se débrouiller comme ils lepouvaient au jour le jour. Dépourvude compétences administratives, Hé-roux n’aspire pas à la direction, maisil restera rédacteur en chef, du moinsen titre, jusqu’à sa retraite en 1957,cédant alors poste à son adjoint de-puis dix ans, André Laurendeau.

Avril 1947. Gérard Filion est nom-mé directeur du Devoir, avec lespleins pouvoirs tels que prévus parBourassa en 1910. Un moment, ilavait songé à Léopold Richer pouradjoint. Écarté plus tôt de la direc-tion intérimaire, en rogne, il avaitdéjà quitté le journal. L’été suivant,Filion recrute plutôt son «vieil ami»,Laurendeau, à titre de rédacteur enchef adjoint.

Une autre ère commence. Un tan-dem remarquable, à mon avis, leplus solide et le plus efficace. Aveceux, la politique, le gouvernementde la cité, continue de jouer, à bondroit, la place prédominante qui luirevient. Du moins au Devoir. L’opi-nion règne. Mais l’information bru-te, factuelle, gagne aussi ses galonsà la dure, dans la précarité.

D’août 1932 à avril 1947

«Avant le pouvoir doit passer le devoir»En 1942, Le Devoir s’insurge contre le double langage libéral

et le reniement de la parole donnée au Québec

ARCHIVES LE DEVOIR

En avril 1947, Gérard Filion avait été nommé directeur du Devoir, avec lespleins pouvoirs.

ARCHIVES LE DEVOIR

En 1944, Henri Bourassa appuie la campagne québécoise du Blocpopulaire, dirigé par le jeune journaliste André Laurendeau.

Henri Bourassa n’est plus direc-teur, ses successeurs lui ayantfait comprendre qu’il devait quit-ter ce journal qu’il a fondé. Lenouveau tandem du Devoir, for-mé par Héroux et Pelletier, joueà fond la carte maîtresse de l’in-dépendance politique.

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P lusieurs ministres du cabinetDuplessis — peut-être le pre-mier ministre lui-même — ont

spéculé sur les actions de la Corpo-ration de gaz naturel du Québec.Quelques-uns figurent encore aulivre des actionnaires.

Des hauts fonctionnaires d’Hydro-Québec, qui avaient le devoir de pro-téger les intérêts de la province, ontreçu des faveurs pour faciliter la ven-te du réseau de gaz.

Les promoteurs de la Corporationde gaz naturel du Québec n’ont ris-qué que 50 000 $ pour mettre lamain sur un actif de 39 millions.

Le coup de Bourse est de l’ordrede 20 millions; les promoteurs de laCorporation réaliseront un profit decapital d’au moins 9 millions.

Telles sont quelques-unes des ré-vélations qu’un examen du dossier dela Corporation de gaz naturel du Qué-bec a permis de constater. Commecette Corporation comparaîtra mardiprochain devant la régie de l’électrici-

té pour demander la permission demultiplier ses taux par 2,15, il est bonque le public soit informé de toutel’histoire de la transaction politico-fi-nancière qui fit passer le service degaz d’Hydro-Québec à la Corporationde gaz naturel du Québec.

Cinq accusationsNous sommes en mesure de lan-

cer et nous prouverons les cinq ac-cusations suivantes.

1- La vente à la Corporation de gaznaturel par Hydro-Québec du systè-me de distribution du gaz s’est sol-dée par un «coup de Bourse» d’aumoins 20 millions.

Ce coup de Bourse est propre-ment scandaleux, il n’a été possiblequ’en raison de la connivence despoliticiens de l’Union nationale avecles promoteurs de la Corporation degaz naturel du Québec.

2- Les promoteurs de la Corporationde gaz naturel — ils étaient représentéspar sept compagnies de placement —

ont réalisé un profit de capital — doncnon taxable — d’au moins 9 millions.

3- Au moins six ministres del’Union nationale, dont quelques-unsdes plus importants, et peut-être lepremier ministre lui-même, sont mê-lés à ce scandale en ayant été ou enétant encore actionnaires de la Cor-poration de gaz naturel.

4- Les promoteurs de l’af fairen’ont personnellement risqué que50 000 $ pour pouvoir entrer enpourparlers avec Hydro-Québec etacheter un actif dont la valeur dé-passe 39 millions. Le public a fait lesfrais de la différence, mais les pro-moteurs ont gardé le contrôle del’affaire. Ils ont obtenu une optionsur le service de gaz de Montréal,ont réalisé d’un coup sec un bénéfi-ce de l’ordre de 49 millions, en plusde mettre la main sur un vaste ré-seau de gaz dont ils comptent tirerdes profits intéressants pendanttoutes les années à venir.

5- Au moins trois hauts fonction-

naires d’Hydro-Québec ont joué surdeux tableaux, en servant — ou des-servant — à la fois les intérêts d’Hy-dro et ceux de la Corporation de gaznaturel, laquelle les a récompensésen leur accordant de plantureusesoptions sur des blocs d’actions com-munes et en les nommant aunombre de ses directeurs et de sesvice-présidents.

Ils se sont apparemment fait desamis parmi les hauts fonctionnairesd’Hydro-Québec, qu’ils ont ensuiterécompensés largement de leursbons offices.

En Ontario, un scandale moindreque celui-là a entraîné la démissionde deux ministres qui y avaient étémêlés. Dans l’affaire que nous entre-prenons d’exposer aujourd’hui, il y asix ministres, quatre conseillers lé-gislatifs, un grand nombre de politi-ciens de l’Union nationale, trois fonc-tionnaires-clés d’Hydro-Québec.

Le Devoir

13 juin 1958Scandale à la Corporation de gaz naturel du Québec

Des ministres, des conseillers législatifs, des fonctionnaires et des financiers sont impliqués dans cette affaire de 20 000 000 $

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K A T H L E E N L É V E S Q U E

L e 13 juin 1958, la page frontispi-ce du Devoir frappe de pleinfouet le gouvernement de Mau-

rice Duplessis: «Le Devoir accuse:scandale à la Corporation de gaz na-turel du Québec», peut-on lire engrosses lettres. «Plusieurs ministresdu cabinet Duplessis — peut-être lepremier ministre lui-même — ont spé-culé sur les actions de la Corporationde gaz naturel du Québec.» Le Devoirlivre un dossier complet en cinq ar-ticles étalés sur autant de jours.

Duplessis fulmine et multiplie lespoursuites contre Le Devoir. Maiscela ne fait qu’alimenter l’ardeur duDevoir, qui s’appuie sur des docu-ments officiels.

Ce n’est que deux ans plus tard,après le décès de Duplessis et l’arri-vée au pouvoir des libéraux de JeanLesage, qu’une commission est insti-

tuée afin d’analyser l’administrationdu gouvernement. Le rapport d’en-quête publié en 1963 conclut à plu-sieurs pratiques douteuses sous lerègne de l’Union nationale.

Scandale des comptes publicsPrès de trente ans plus tôt, le gou-

vernement libéral de Louis-AlexandreTaschereau goûte à la pugnacité deMaurice Duplessis. Les partis d’oppo-sition font pression sur le gouverne-ment Taschereau pour convoquer lecomité des comptes publics, qui n’apas siégé depuis dix ans.

Du coup, les révélations se succè-dent à un rythme effréné et entachentl’intégrité des libéraux. Les articles duDevoir rendent compte mot à mot desdélibérations du comité parlementai-re. La crise politique, qui entraînera ladémission du premier ministre Ta-schereau un mois après le début destravaux du comité, touche égalementLe Devoir, qui est attaqué pour sa cou-verture assidue. C’est l’occasion pourle quotidien de réaffirmer son indé-pendance. «Nulle attache de clan ou departi, nul intérêt financier, nul souci ex-térieur n’entrave sa liberté de parole»,écrit alors Omer Héroux.

Un service de policecorrompu

Ce travail de dénonciation, LeDevoir n’a jamais cessé de l’exercer.D’octobre 1924 à mars 1925, le quoti-dien suit pas à pas l’enquête sur lapolice montréalaise. À force de té-moignages, on apprend que le servi-ce de police est profondément «sclé-rosé». «La prostitution à Montréalfonctionne comme un commerce liciteet prospère», titre Le Devoir.

Le pouvoir politique était intime-ment lié à la police. Lors d’élections,des policiers séquestraient desagents du candidat adverse ou em-pêchaient les citoyens d’exercer leurdroit de vote. Le rapport d’enquêterestera lettre morte.

Le combat pour la moralitéLe sujet délicat de la moralité refit

surface en 1949 dans un dossier chocpublié par Le Devoir. Une série d’ar-ticles intitulée «Montréal sous le règnede la pègre» ouvre la voie au déclen-chement d’une enquête sur la corrup-tion policière. C’est le directeur adjointde la police, Me Pacifique «Pax» Plan-te, qui entreprend de dénoncer la mal-versation des autorités policières et ci-viles, qui protègent le jeu et la prostitu-tion. Les articles, écrits avec l’aide dujournaliste Gérard Pelletier, racontentavec force détails la débauche et ledésordre qui gangrènent Montréal.

Montréal, ville ouverte,encore et encore

Cette enquête ne met toutefoispas fin complètement aux pro-blèmes de moralité à Montréal. Audébut des années 1970, le jeune jour-naliste Jean-Pierre Charbonneau en-quête sur les dessous de la pègre.Les révélations font les manchettespendant des mois.

En 1973, le gouvernement du Qué-bec crée la Commission d’enquêtesur le crime organisé (CECO). Toutecette tourmente que Le Devoir avaitcontribué à créer allait toutefoismettre sur la sellette le journalisteCharbonneau, qui «grattait un peutrop» au goût de certains. Le 1er mai1973, un homme armé fait irruptiondans la salle de rédaction du Devoir,demande à voir Jean-Pierre Char-bonneau et tire sur lui.

Dossier noir de la construction

Au cours de la même période, LeDevoir enquête sur le milieu de laconstruction et révèle les travers decette industrie infiltrée par des élé-ments criminels. En mars 1974, lesaccage du campement LG-2, à la

baie James, incite le gouvernementà mettre en place la commissionCliche, qui analysera la liberté syndi-cale dans l’industrie de la construc-tion. Les audiences, suivies avec as-siduité par Le Devoir, démontrerontnotamment le rôle joué par le vice-président de la FTQ, André «Dédé»Desjardins, qu’on surnomme «le roide la construction» et qui est tenuresponsable du climat de violencesur les chantiers au Québec.

Au cours des derniers mois, un pa-rallèle a d’ailleurs été fait entre cetteépoque et les nombreux dossiers misau jour, notamment par Le Devoir, surl’apparente collusion entre entrepre-neurs. Un des éléments déclen-cheurs de cette controverse fut lecontrat des compteurs d’eau. C’est endécembre 2007 que Le Devoir lève levoile sur ce qui allait devenir un véri-table scandale. Le dossier est venuhanter l’administration du maire Gé-rald Tremblay au cours des électionsde l’automne 2009.

À travers les décennies, Le Devoirest demeuré aux aguets, contribuantà servir l’intérêt public.

Le Devoir

De l’injustice à la justice

«Le Devoir accuse» En 1924, le quotidien suit pas à pas l’enquête sur la police montréalaise

ARCHIVES LE DEVOIR

En 1949, une série d’articles intitulée«Montréal sous le règne de la pègre»ouvre la voie au déclenchement d’uneenquête sur la corruption policière.Au premier plan, «Pax» Plante.

ARCHIVES LE DEVOIR

Le 1er mai 1973, un homme armé fait irruption dans la salle de rédactiondu Devoir, demande à voir Jean-Pierre Charbonneau et tire sur lui. On voitle jeune journaliste lors du lancement de son livre La Filière canadienne,en compagnie du juge Jean-Luc Dutil.

Il est des choses qui traversent lesdécennies, heurtent «les honnêtesgens» et nécessitent que l’on dé-nonce «les coquins», comme l’aécrit le fondateur du Devoir, Hen-ri Bourassa. C’est avec ce «pro-gramme d’action» que depuis 100ans Le Devoir par ticipe active-ment à débusquer la corruption,les abus, la collusion, ainsi qu’àrendre compte des crises ma-jeures et des dossiers scandaleux.Et ils sont nombreux.

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G I L L E S L E S A G E

I nvité à occuper le poste de direc-teur dès 1945, Gérard Filion dé-cline. Il aime son travail de secré-

taire général et de responsable del’hebdo à l’Union catholique des cul-tivateurs (UCC), cet ancêtre del’UPA; il ne veut pas être second ouen attente. Rien de moins que lespleins pouvoirs, comme Bourassa etPelletier, ne fera son affaire, non paspar gloriole personnelle, mais pourla liberté d’agir, pleine et entière.

Début 1947. Décès de Pelletier,«un journaliste d’une rare puissance»,écrira Filion. Le conseil du Devoir re-vient à la charge. Filion étudie le bi-lan: pas reluisant, périlleux. Le défiest énorme et stimulant, à la mesurede l’habitant de l’Isle-Verte. À sontour, il a carte blanche. «Un habitantdans les chaussons du Devoir», écriraPierre-Philippe Gingras, en 1985.

Son premier geste: il fait appel àAndré Laurendeau. Député de Lau-rier à Québec depuis trois ans, où ildirige le minuscule trio du Bloc po-pulaire canadien, le jeune politicienn’est pas heureux de faire barragecontre Duplessis et Godbout à l’As-semblée législative. Filion et lui sesont rencontrés en 1933 aux Jeune-Canada. Le premier faisait desétudes on ne peut plus sérieuses auxHEC; le second, intellectuel et artis-te de haut vol, prenait des cours delettres à l’Université de Montréal,surtout à titre d’élève, puis de dis-ciple, de l’abbé Lionel Groulx.

Filion tient par-dessus tout à l’indé-pendance fondamentale du journal età l’absence de quelque lien partisanque ce soit, même avec ses amis na-tionalistes. Laurendeau est bien d’ac-cord. Il quitte donc la direction et sontitre de député du Bloc à Québec:Maxime Raymond, qui a fondé ettenu le Bloc bicéphale à bout de brasdepuis 1942, le prend fort mal.

Un duo d’enfer à l’œuvreFin de l’été 1947. Le duo d’enfer

est à pied d’œuvre. Inlassable, il serasur la brèche pour les quinze pro-chaines années. Tension et exalta-tion du devoir quotidien. Les «co-quins», comme dirait Bourassa, n’ontqu’à se bien tenir. À commencer par

Duplessis et ses conservateurs rétro-grades. Le directeur, la tête solide,les deux pieds dans la terre glaise dubas du fleuve, manie la hache avec vi-gueur et le marteau avec dextérité.L’éditorialiste lettré, fine fleur de ma-cadam, raffine ses outils avec uneprécision extrême: le bistouri tailledans le vif, le scalpel fouille dans tousles coins et recoins de la troublantevie québécoise et canadienne.

Filion signe ses billets acidulés dunom de La Rabastalière. Laurendeaumanie l’humour en hommage dis-cret à Voltaire: Candide.

En écho fidèle à la devise du fon-dateur, Filion donnera le titre deFais ce que peux à ses mémoires pu-bliés par Boréal en 1989.

Nihil novi sub soli... Le croira-t-on?Dès sa fondation, en 1910, Le Devoiravait dû se débattre contre la corrup-tion municipale, dans ce qui était en-core la métropole canadienne. Ens’attelant à la tâche, quatre décen-nies plus tard, Filion et Laurendeausont à leur tour aux prises avec lesfripons montréalais. Plus ça change,plus c’est pareil, n’est-ce pas?

«Les Canadiens français se sonttoujours trop tenus sur la défensive,écrit d’emblée Filion. En politique,leurs dirigeants à Québec se sont sou-vent contentés de dresser un barragede mots à l’envahissement du fédéral,alors qu’il aurait fallu prendre l’offen-sive et occuper des positions sur le ter-rain convoité par Ottawa... Je seraispleinement récompensé si mon passa-ge à la direction du Devoir pouvaitcontribuer à rendre mes compatriotes

conscients de leur force et de leur va-leur, déterminés à se surpasser eux-mêmes et à déclasser les autres...»

Filion reste fidèle aux principes deses deux prédécesseurs. «Le Devoira toujours été un journal indépendantvoué à la défense de l’Église et de lapatrie. Il restera inébranlablement fixédans ces positions aussi longtemps quej’en aurai la direction.» Il va toutefoisplus loin que ses deux prédéces-seurs. Comme eux, il prône la libertédu Canada face à l’Angleterre, ajou-tant que le seul moyen pratique pourle Canada de devenir indépendant,c’est de proclamer la république. Lenouveau directeur partage entière-ment les vues de Laurendeau quantà l’autonomie du Québec et à l’impé-rieuse nécessité de reconquérir pou-ce par pouce les prérogatives cédéespar et pour les libéraux à la faveur dela guerre. L’appui à Duplessis danscette lutte est réservé. Quant au res-te, c’est vite la guerre ouverte.

À l’assaut du duplessismeQu’il s’agisse de l’odieuse Loi du ca-

denas (contre les Témoins de Jého-vah), de la grève des employés du tex-tile à Lachute (Ayers) et à Louiseville,puis de la grève de l’amiante à Thet-ford Mines et à Asbestos, des pro-blèmes causés par l’amiantose à EastBroughton, Le Devoir prend résolu-ment fait et cause pour les tra-vailleurs, contre Duplessis, sa PP (Po-lice provinciale asservie) et sa ma-traque vengeresse. Le journal prendmême la relève de la revue mensuelle(censurée) des jésuites, Relations,dans le dossier de l’amiantose.

On ne fait pas la justice sociale àcoups de matraque, s’époumone Fi-lion. Il dénonce aussi les villes fer-mées (company towns), les qualifiantde «camps de concentration modèles».

Ses jeunes journalistes, notable-ment deux futurs ministres, PierreLaporte et Gérard Pelletier, se fontles dents avec ardeur: le premier àQuébec, où il est en butte à l’hostilitémanifeste du pouvoir, le second surle front syndical, qui bouillonne detoutes parts; Jean-Marc Lalibertésuit la carrière ascendante du duoDrapeau-Desmarais aux affaires mu-nicipales montréalaises.

Filion racontera, rappelant la viveconcurrence des sept autres quoti-diens montréalais: «Il ne faut pascroire que, toutes ces années, nousnous sentions malheureux. Au contrai-re, il n’y a pas à Montréal de salle derédaction plus gaie et où il se joue plusde tours. L’équipe est jeune, un peu fol-le. Paul Sauriol et Pierre Vigeant font,à quarante ans, figure de patriarches.Pierre Laporte, Jean-Marc Laliberté,

Marcel Thivierge, Mario Cardinal,Jules Leblanc, Gilles Marcotte, pour neciter que quelques noms, n’en ont pastrente. On est moins bien payéqu’ailleurs, mais on y a plus de plaisir.Ceci compense pour cela.»

Montréal, ville ouverte...Mars 1949. L’avocat Pax Plante,

démis de son poste de directeur ad-joint de la police montréalaise, pré-sente au Devoir un dossier fort étoffésur la gangrène dans la politique mu-nicipale. Montréal, «ville ouverte», vitsous le règne de la pègre: le jeu, lesparis, la prostitution y fleurissent,sous l’œil complaisant de la police etdes dirigeants municipaux. Pendantdes semaines, jour après jour, àcompter du 19 janvier 1950, les révé-lations de Plante, mises en forme parle jeune Pelletier, suscitent émoi, co-lère et indignation, puis la créationen mars du Comité de moralité pu-blique. La croisade porte fruit et lan-ce en orbite un jeune avocat nomméJean Drapeau, propulsé à la mairiede Montréal en 1954.

Journal de combat politiqued’abord et avant tout, Le Devoir lereste, mais il se transforme graduel-lement. Commentaires et éditoriauxforment toujours le noyau dur, maisles nouvelles générales et l’informa-tion proprement dite obtiennent en-fin droit de cité. Depuis sa fondation,Le Devoir a toujours eu un corres-pondant parlementaire à Ottawa et àQuébec, et à l’international Jean-Marc Léger y fera bientôt merveillependant deux bonnes décennies. Mi-chel Roy se joint à cette vaillante pe-tite équipe en 1958.

Dans ses bilans annuels, Filion meten relief le journalisme de combatqu’il pratique allégrement, sans s’enexcuser. Ainsi, en janvier 1950: «Nousavons condamné chez le gouvernementactuel (NDLR: Duplessis) une libérali-té scandaleuse dans l’aliénation de nosrichesses naturelles, la mainmise de lapolitique sur les écoles, l’utilisation dela force brutale pour le règlement desconflits sociaux, une négligence cou-pable en matière d’hygiène industrielle,une attitude stérile en matière de luttecontre le communisme: ces positionssont toutes dans la tradition du Devoir.

«Par contre, nous n’avons pas ména-gé notre appui quand le gouvernementde la province a résisté autrement quepar de vaines paroles à la politique ac-capareuse d’Ottawa. Cela aussi estdans la tradition du Devoir.»

Impénitent, Filion explique: «Carla devise du Devoir est: “Fais ce quedois”, non pas: “Fais ce qui plaît”. Ledevoir est généralement une chose in-grate, surtout le devoir quotidien.»

De 1947 à 1956Fais ce que peux

Et sévit le duo d’enfer, Filion et LaurendeauGeorges Pelletier, qui avait prisles rênes du Devoir à la suited’Henri Bourassa, était grave-ment malade depuis 1943. Leconseil d’administration, dirigépar Me Antonio Per rault, luicherche activement un successeur.

ARCHIVES LE DEVOIR

La croisade du Devoir en 1950contre la gangrène dans la politiquemunicipale porte fruit et lance enorbite un jeune avocat nommé JeanDrapeau, propulsé à la mairie deMontréal en 1954.

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G I L L E S L E S A G E

E n 1956, un numéro spécial contreDuplessis est publié sous le thè-me: «Un État provincial en train

de se désagréger». Quant à la vente àvil prix du minerai de fer de l’Ungava,Laurendeau décrète: une affaire d’orpour les Américains. Un marché dedupes pour nous.

Et encore: aux riches, Duplessisenlève les taxes, aux pauvres, il faitpayer une taxe spéciale pour faireinstruire leurs enfants!

D’accord avec Duplessis quand ils’agit de protéger ou de récupérer le«butin» du Québec, Le Devoir le pour-chasse pour à peu près tout le reste,surtout aux élections de 1956, où l’im-moralité politique atteint un sommetscandaleux. Le Devoir commente: «Lapopulation est prête à pardonner les fai-blesses et les scandales pourvu qu’ellemange bien et qu’elle s’amuse.»

Abrupt, Filion ne mâche pas sesmots. Un jour, il tonne: «C’est vraique le Québec n’est pas une provincecomme les autres. Elle est juste un peuplus stupide!»

Scandale!Mais on n’a encore rien vu, lu plu-

tôt. Grâce au flair de Filion, Pierre La-porte fait éclater, au début de juin1958, le scandale du gaz naturel. Huitministres et cinq conseillers législatifsont commis sans vergogne ce qu’onappelle aujourd’hui un délit d’initiés enspéculant sur les actions de la Corpo-ration de gaz naturel du Québec. Stu-péfaction. Duplessis tonne et fulmine,ses ministres ruent dans les bran-cards. Le Devoir écope, y compris sesrecrues, Mario Cardinal et Guy La-marche, envoyés en renfort de Lapor-te auprès d’un gouvernement auxabois. «Vous êtes une bande d’écœu-rants», crie le ministre Antoine Rivard.

«Je n’ai pas le temps de lire un jour-nal canaille, puant, putride et cancé-reux, renchérit Duplessis... De toutefaçon, devant les tribunaux, vous allezplaider la folie et vous en tirer... Pourêtre sérieux, vous êtes un journal ago-nisant.» En fait, c’est le coup de grâ-ce pour Duplessis, ses ministrescomplices et acolytes complaisants.

Laurendeau en profite pour élabo-rer sa fameuse théorie du roi-nègre.«Le résultat, c’est une régression de ladémocratie et du parlementarisme, unrègne plus incontesté de l’arbitraire, unecollusion constante de la finance anglo-québécoise avec ce que la politique decette province a de plus pourri.»

Isocrate, Untel et le tonnerreLe Devoir à la fin des années 1950,

ce sont aussi les fines chroniquesd’Isocrate (le politologue GérardBergeron mystifie ses collègues deQuébec) sur les turpitudes du«cheuf», la nécessité de vastes ré-formes et du rassemblement desénergies démocratiques, disperséeset se méfiant de Lapalme.

Ce sont encore, toujours via Lau-rendeau, les lettres anonymes du frè-re Untel sur les tares de la langue par-lée et de l’enseignement au Québec,publiées en septembre 1960 parJacques Hébert, sous le titre d’Inso-lences, avec une préface du rédacteuren chef. Réprimandé par l’archevêquede Montréal, Mgr Léger, qui le mena-ce d’un blâme public de Rome (!), Lau-rendeau plie un peu, mais ne romptpas, tel un saule, poli et tenace. Le frè-re mariste Jean-Paul Desbiens, lui,est «exilé» durant trois ans en Europepour des études doctorales. Il ne re-viendra qu’à l’été 1964 pour participerà la belle aventure de la création duministère de l’Éducation.

L’usure et les coups ont porté, en-fin. L’équipe du tonnerre de Jean Le-sage se met en route avec enthousias-me et lance dare-dare un train de ré-formes, attendues désespérément du-rant ces terribles «années d’impatien-ce», pour reprendre le titre des souve-nirs (1950-1960) de Gérard Pelletier.

Avec enthousiasme, Le Devoir par-ticipe d’emblée à ce vent de renais-sance, que d’aucuns ont qualifié de«révolution tranquille». «Mais au fait,lance Filion, goguenard, étions-noussi “caves” que ça au temps de Duples-sis? Si oui, comment expliquer qu’àpartir du 22 juin 1960 nous soyonssubitement devenus intelligents, entre-prenants, novateurs, contestataires etun peu casse-cou?... Personnellement,j’ai la conviction que, si la Révolution

tranquille s’est faite à partir de 1960,c’est durant la décennie précédentequ’elle a été pensée.»

Avec, doit-on ajouter, l’apport actifet vigilant de ce petit journal sanscesse en péril. Bien avant le fameux«Désormais» de Paul Sauvé, en sep-tembre 1959, Le Devoir était la plu-part du temps à peu près seul à com-battre ce qu’Isocrate appelait le «bos-sisme» duplessiste. Autour de Tru-deau, les penseurs de Cité librejouaient à la mouche du coche...

Tout bouge. La moralité publiqueretrouve ses droits. Les réformes semultiplient. L’État prend des cou-leurs inédites, les ministères et orga-nismes publics se donnent une fonc-tion publique neuve, indépendanteet compétente, la nationalisation desentreprises d’électricité, dans lescar tons des nationalistes depuis1935 (l’éditorialiste Paul Sauriol batla marche et publie un ouvrage,d’ailleurs préfacé par René Lé-vesque), fait l’objet d’une élection ennovembre 1962 et passe facilementla rampe. Les grands «L» sont àl’œuvre et à l’épreuve: Lesage, Lapal-me, Lévesque, (Gérin-)Lajoie, Lapor-te. Escarmouches nombreuses avecOttawa. L’essoufflement ne se mani-festera qu’à compter de 1964.

Vers l’exigeant service publicPère de famille nombreuse, maire

et président de sa commission sco-laire à Saint-Bruno-de-Montarville,instigateur de la première commis-

sion scolaire régionale au Québec(celle de Chambly), Filion est nom-mé en 1961 vice-président de laCommission royale d’enquête surl’enseignement (dite commissionParent, du nom de son président,Mgr Alphonse-Marie Parent, vice-recteur de l’Université Laval). Deuxans plus tard, Lesage nomme Filionprésident de la Société générale definancement (SGF), ce qui le force àquitter ses autres postes, y comprisla direction du Devoir.

Laurendeau avait été l’un des pre-miers, dès 1960, à réclamer la réfor-me totale de l’enseignement au Qué-bec. D’accord avec le fameux «Bill60» de P. G.-L. (Paul Gérin-Lajoie,ministre de la Jeunesse, qui pilote leprojet en eaux fort délicates), l’an-cien élève des jésuites de Sainte-Ma-rie prône la démocratisation et uneplus grande accessibilité des jeunesQuébécois aux études supérieures.Il s’oppose notamment à ce que lesjésuites dirigent la nouvelle universi-té francophone montréalaise en ges-tation. Elle sera finalement publiqueet, créée en 1969, portera le nomd’Université du Québec, avec cam-pus dans les sept capitales régio-nales dont, à Montréal, l’UQAM.

Laurendeau, ancien disciple deBourassa et de Groulx, se battaitaussi, depuis son plus jeune âge,pour que les droits élémentairesdes francophones partout au pays,de la nation canadienne-française,soient mieux respectés. En ayantras le bol du «trop peu trop tard»,des miettes fédérales, réclamant àcor et à cri une commission d’en-quête royale sur le bilinguisme et lebiculturalisme, Laurendeau se faitprendre au mot par le premier mi-nistre Pearson. Il est catapulté, àson corps défendant, coprésident(l’autre étant Davidson Dunton, jour-naliste à Ottawa) de la commission,vite connue sous le nom de «B & B».Lui aussi quitte donc Le Devoir en1963, tout en y gardant le titre derédacteur en chef, espérant y reve-nir après son aventure outaouaise.Ce sera son cimetière, après cinqans en enfer...

Arrivés ensemble au journal, Fi-lion et Laurendeau y ont formé leplus formidable tandem de son cen-tenaire. De la politique, ils passentau politique, au service de la Cité. Lesort a voulu que, fidèles à leur destinet à leurs causes les plus chères, ilsvoguent vers d’autres cieux aussitourmentés. Heureusement, la relè-ve était prête pour un autre croisé duDevoir avant tout...

De 1956 à 1963Une province pas comme les autres

«Si la Révolution tranquille s’est faite à partir de 1960, c’est durant la décennie précédente qu’elle a été pensée»

Comme toujours depuis sa fondation, Le Devoir frôle sans cesse desravins périlleux et des déficits dangereux. Il s’en sort, souvent par mi-racle, dit-on. En 1953, la chance sourit à Filion, qui a du flair. Un quo-tidien libéral, Le Canada, doit fermer ses portes. Du jour au lende-main, la vaillante petite équipe de la rue Notre-Dame boucle deux édi-tions: l’habituelle, celle de l’après-midi même, puis celle du lendemainmatin, pour prendre subito presto la relève du défunt Canada!

ARCHIVES LE DEVOIR

Jean Lesage en compagnie de RenéLévesque, en septembre 1962

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JACQUES NADEAU COLLECTION PRIVÉE

«Monsieur», comme on l’appelle amicalement, recevait le photographe du Devoir dans son domaine de Bromont cet hiver-là. Jacques Nadeau, depuisson arrivée au journal de la rue De Bleury en février 1991, a multiplié les prises d’images de diverses personnalités politiques, qu’elles soient duQuébec ou d’ailleurs. Son travail lui a aussi permis de s’inscrire avec panache dans l’univers du photojournalisme.

9 mars 2003

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A près tant et tant de cadavresempilés sur les scènes de lamétropole par des acteurs sans

vie agités par des metteurs en scènesans âme, voici qu’un grand soufflenous provient du Rideau-Vert, quiouvre sa saison sur ce qu’il faut bienappeler un chef-d’œuvre.

Chef-d’œuvre en ef fet que LesBelles-sœurs, de Michel Tremblay,sur les trois plans de l’intelligence,de la sensibilité et de l’écriture. Ilfaut immédiatement joindre au nomde l’auteur celui de son metteur enscène, André Brassard.

Sur le plan de l’intelligence, LesBelles-sœurs est, je crois, un des pre-miers véritables regards critiquesqu’un dramaturge québécois jettesur la société québécoise.

Sur le plan de la sensibilité, lemonde de Michel Tremblay estd’une justesse et d’une acuité qui leclassent immédiatement parmi lesvéritables artistes.

Sur le plan de l’écriture, la pièce estla démonstration éclatante que le

«joual» employé dans son sens peutprendre des dimensions dans le tempset dans l’espace qui font de lui l’arme laplus efficace qui soit contre l’atroceabâtardissement qu’il exprime.

L’idée de base est simple. Une fem-me de la classe populaire gagne à unconcours un million de timbres-primes. Voilà ses rêves réalisés; ellepourra enfin obtenir meubles et ac-cessoires, tout ce qu’il faut pour meu-bler à neuf son logement. Mais unmillion de timbres à coller sur des car-nets, c’est un travail d’Hercule. Qu’àcela ne tienne; elle invitera ses amiesà un «timbre-prime-party». Toute l’ac-tion tient dans ce collage de timbres,au cours duquel bien des futilités se-ront échangées, tandis que, peu àpeu, on découvrira la psychologie inti-me de chacune de ces femmes.

Dans ce genre d’œuvre-mosaïque,tout tient dans la manière. Celle deMichel Tremblay est ef ficace.Temps morts, temps forts, dialoguesrapides, monologues intérieurs quientrecoupent la pièce, numéro «à ef-

fet», tout s’entremêle et tout se fond.C’est du théâtre instantané. Il n’y arien que quinze femmes qui parlent?Attendez. Quand la pièce est finie, ceque l’on a derrière soi, ce sont desénormes éclats de rire; ce que l’on adevant, c’est l’exposé brutal, vulgai-re, net, froid de la lugubre solitudecanadienne-française. Tout cela sansun mot de trop, sans morale. Si le gé-nie consiste à rendre lisible à l’œil nules abîmes de la vie, Michel Trem-blay a eu ce génie.

Il est malheureusement impos-sible de donner par le détail une vi-sion du monde de Michel Tremblay.Chacune de ses «Belles-sœurs» re-présente une idée fixe, un mythe.C’est bien entendu l’époque de sesparents que Michel Tremblay stig-matise. On y retrouve la neuvaine,l’«histoire plate», le rêve vers un ave-nir de beauté impossible. Mais la jeu-nesse y participe. Est-elle mieux?Guère. Dans une des scènes les plustouchantes, on voit confrontée cellequi, croyant sortir de sa petite vie, ne

fait qu’y entrer davantage, avec celle,plus jeune, qui croit encore qu’il estpossible d’en sortir et dont le cri debête blessée est «J’ai peur, j’ai peur».

Les personnages de Michel Trem-blay confinent au pays de l’hilaritéhystérique. On rit d’une façonpresque incessante dans ces Belles-sœurs, qui sont une affaire de démo-lition où le comédien et le public seretrouvent en famille.

La mise en scène d’André Brassardsert magnifiquement l’œuvre. Sansdoute, André Brassard est dans sa pé-riode baroque et, étant très riche, veutnous faire profiter à tout prix de sa ri-chesse. S’il avait gommé un peu de dé-tails, peut-être aurait-il gagné encruauté ce qu’il eût perdu en bravou-re. Mais quoi, dire cela, c’est seplaindre que la mariée est trop belle!

Quant à l’interprétation, commentchoisir parmi quinze comédiennes quitoutes, à des nuances près, collent àl’œuvre comme la pauvreté au monde.

Jean Basile

30 août 1968

Une entreprise familiale de démolitionLes Belles-sœurs, de Michel Tremblay, au Stella

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M I C H E L B É L A I R

L es années 1960 furent des an-nées explosives à divers titres,des années de cassures et de

changements radicaux, on le sait.En culture, ce furent surtout des an-nées d’affirmation intense à traversles premières vagues massivesd’une littérature et d’un cinéma toutneufs exprimant des réalités que lasociété d’alors avait encore beau-coup de difficulté à saisir collective-ment. On pense aux premiers chan-sonniers puis à ces airs de rock aci-dulé lancés par la génération descheveux longs; au cannabis sativa etaux influences marquées du «mou-vement», comme on disait alors, surla culture qui devenait populaire etpublique, bref sur la société d’ici pre-nant d’un coup sec conscience deson existence particulière.

Toujours tout au long de cette fol-le décennie, Le Devoir a témoigné del’intérieur du tremblement de terregénéral qui a donné naissance auQuébec que nous connaissons.

Timides débutsÀ l’image de ce qui se passait dans

la société résolument canadienne-française du début du siècle dernier,la culture n’a cependant pas toujoursété une priorité dans les pages duDevoir; en fouillant dans les vieilleséditions sur microfilms, on en trouvepeu de traces durant les premièresannées du journal, à peine parfois un«texte littéraire» près de la page fémi-nine du numéro du samedi.

Au cours des années 1920, on voitpeu à peu apparaître des chroniquesplus ou moins régulières noyéesdans l’encre tassée des quelquespages du journal, d’abord sur la viemusicale montréalaise: on y parledes bienfaits de l’enseignement de lamusique, de récitals «édifiants» et,bien sûr, des concerts des grandesvedettes. C’est dans une petite an-nonce qu’on signale ainsi, le 25 sep-tembre 1920, le passage de Caruso,

un lundi soir, à l’aréna Mont-Royal.Dans les années 1930 et 1940 appa-

raissent les horaires des émissions deradio de CKAC et de Radio-Canada(créé en 1936) et l’on y fait écho àquelques rares événements culturelsmarquants, comme l’ouverture duMusée du Québec en 1933, la créa-tion de l’ONF en 1939, le passaged’André Breton à Montréal en 1944,des concerts ou des expositions, etmême, après la création des Compa-gnons de Saint-Laurent, de l’Égrégoreet du Rideau-Vert à la fin de la décen-nie, quelques critiques de théâtre.

En 1948, par exemple, Le Devoirfait écho au phénoménal succès deTit-Coq, de Gratien Gélinas — la piè-ce fut jouée 542 fois, en 1951 seule-ment, en français ici et en anglais àtravers l’Amérique anglophone! —et parle, plus tard en 1952, du filmque Jean-Yves Bigras a tiré de la piè-ce Aurore, l’enfant martyr, qu’on ajouée plus de 6000 fois à travers toutle Québec à compter de 1921!

Malgré cette attention plus mar-quée pour la culture — la télévisionarrive, le TNM aussi, avec toutes lesautres compagnies de théâtre — quicessait enfin d’être d’abord élitiste,ce n’est qu’au cours des années 1950qu’on se met de façon plus systéma-tique à signer les articles culturelsdu journal. Outre les signatures deGérard Filion, André Laurendeau etGérard Pelletier, qui publiaient sou-vent des comptes rendus de lecture,on remarque celles du commenta-teur politique Paul Gérin-Lajoie et

des critiques Gilles Marcotte (livres)et Eugène Lapierre (musique). Du-rant cette décennie, et à l’image en-core une fois de ce qui se passait ici,la peinture et les arts plastiques engénéral occupent la majorité de l’es-pace consacré à la culture.

Le résumé est un peu sec, on enconvient, mais il met bien en relief lerôle très secondaire que jouait la cul-ture au Québec avant l’explosion desannées 1960.

Boum!C’est finalement lorsque Claude

Ryan s’est mis à céder, quelque partau milieu des années 1960, aux argu-ments d’un fils de plâtrier russe im-migré, Jean Basile, que les pagesculturelles du Devoir ont commencéà prendre de plus en plus de place

dans le journal... et dans le milieuculturel tout entier: le 3 septembre1966, un samedi bien sûr, paraissaitle premier cahier Culture.

Basile y joue un rôle capital: c’estun aimant, un passeur. Incroyable-ment ouvert à la réalité culturelled’ici — qu’il a largement contribué àfaire exploser — romancier, drama-turge aussi, il aura réussi à drainerdans les pages du Devoir le bouillon-nement social et culturel qui agitaitalors l’Amérique. Les pages cultu-relles et les cahiers du week-end de-viennent un lieu incontournable pourles jeunes intellos de l’époque; le mi-lieu explose et Le Devoir est en pleincentre, attentif à tout. On y touche àtout, on y voit tout éclore et voilà déjàque Basile quitte pour fonder Main-mise, le premier magazine contre-cul-turel québécois, en octobre 1970…

Les deux décennies qui suiventvogueront sur la même lancée; lespages culturelles du journal s’étof-fent, sont presque une extension dumilieu culturel tout entier. On trouverégulièrement de la culture en une,une habitude qui s’est perpétuée jus-qu’à aujourd’hui. Mais, avec les an-nées, l’influence des «gratuits» sefait sentir de plus en plus, annonçanttout autant l’atomisation permanentequi caractérise maintenant le milieuque la vague de fond qui allait redéfi-nir les médias eux-mêmes avec l’ar-rivée d’Internet. Dès 1995, Le Devoirest le premier quotidien montréalaisà publier une édition Internet.

Cent ans après sa fondation, àl’heure de la culture en ligne et decelle qui a cours encore sur lesscènes, les musées et les écrans detous les types, Le Devoir témoignetoujours, avec des moyens clas-siques et des tout neufs aussi, com-me le blogue culturel Le Sismo-graphe, de ce qui anime le feu créa-teur qui brûle ici...

Le Devoir

L’affirmation culturelle

Histoire de familleLe 3 septembre 1966 paraît un premier cahier Culture

SOURCE TÉLÉ-QUÉBEC

Avec Jean Basile, les pages culturelles du Devoir ont commencé à prendrede plus en plus de place dans le journal, jusqu’à ce que paraisse le premiercahier Culture. Basile aura réussi à y drainer le bouillonnement social etculturel qui agitait alors l’Amérique.

PHOTO RONALD LABELLE

Une scène des Belles-sœurs, de Michel Tremblay

Avec Les Belles-sœurs, les mono-logues d’Yvon Deschamps, avecQuébec Love, de Charlebois,Claude Jutra et Réjean Duchar-me, la volonté toute neuve denous af firmer dans nos mots etde nous dire comme nous lesommes a pris toute la place du-rant les années 1960. Plusmême: Le Devoir a presque don-né naissance dans ses pages à larévolution contre-culturelle!

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Des pages à voirLe Devoir des années 1990

R oland-Yves Carignan a créé,de 1993 à 1998, de nom-breuses pages primées par la

Society for News Design, établis-sant ainsi Le Devoir comme l’undes journaux les mieux conçusdans le monde («World’s Best Desi-gned Newspapers»). Journaliste deformation, M. Carignan est entréau Devoir en tant que reporter aumoment de la relance du journalqu’a orchestrée Lise Bissonnette. Ill’a quitté en 1998 pour se joindre autout nouveau National Post en tantque directeur visuel, poste qu’il aensuite occupé à The Gazette puisau quotidien parisien Libération. Ilest revenu au Devoir en 2009 pouroccuper le poste de directeur del’information.

E n 1993, la réorganisation duDevoir est profonde: elle en-traîne même une refonte vi-

suelle du journal. La directrice duDevoir, Lise Bissonnette, crée leposte de directeur artistique à la ré-daction, une première pour ce jour-nal, et confie à Lucie Lacava laconception d’une nouvelle maquette:la formule, l’organisation des pageset la grille graphique s’en trouventtransformées. Le geste est remar-qué par les lecteurs, qui apprécientla visibilité accrue des pages, et aus-si par les spécialistes qui ont pourmandat d’évaluer la qualité gra-phique des magazines et des quoti-diens. Par la suite, Le Devoir seralauréat de prix et de citations qui luipermettront de s’af ficher, plusd’une fois, comme étant «le plusbeau journal au monde».

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J acques Ferron, affable, presquefamilier, m’accueille dans son ca-binet de médecin. L’écrivain est

visiblement ému de recevoir cetteannée le prix Athanase-David. «C’estun prix que tout le monde qui écrit etqui ne cesse pas d’écrire obtient unjour. Cela indique un certain âge, uncertain nombre de livres», me dira-t-il.

Son œuvre a fait son chemin. Sescontes ont ébloui peu à peu un publicet des critiques attentifs: Jean Marcel,Gérard Bessette, Yves Taschereau,entre autres, puis Jean-Pierre Bou-cher, qui s’est justement attaché auxcontes. Car, à cette époque où la litté-rature baigne dans la recherche for-melle, Ferron, lui, s’est mis à l’écoutedu peuple pour écrire. Il a bâti sonœuvre à partir de l’oralité: «Les conteset les chansons font partie des nécessi-tés de la vie.» Pour lui, un pays, c’estune langue qui vit: «Et pour qu’ellevive, il faut qu’elle soit verte d’abord,qu’elle soit enfantine. C’est dans lalangue verte que se vivifie indéfini-ment la langue écrite, la belle langue.»

«L’écriture part de l’oral et doit re-venir à l’oral, me dit encore Ferron.Dickens en est le meilleur exemple.Petit sténographe, il fait des livresqu’il disait ensuite. Il n’était peut-êtrepas son meilleur lecteur mais il faisaitle tour: il partait de la parole et y re-venait. Je ne crois pas procéder autre-ment. Car je sais, d’autre part, quel’écriture est aussi un moyen de gou-verner les gens. De faire des fiches.C’est l’écriture qui organise la société.Cela va jusqu’à l’ordinateur. Mais cen’est pas l’écriture des honnêtes gens!C’est l’écriture du pouvoir!»

«Il se peut qu’il y ait justement uneforme d’écriture qui conteste l’écrituredu pouvoir et qui est liée à l’indiscré-tion, à l’oralité, à la confrontation. Lerôle de l’écrivain serait de contesterl’écriture du pouvoir. Et il est libre de lefaire: personne ne lui demande d’écri-re. Il le fait lui-même, de sa propre au-torité! Alors, il peut être indépendant!»

Pour Jacques Ferron, l’œuvre del’écrivain participe du salut collectif.C’est ainsi qu’elle a engagé l’homme

au plan politique. C’est ainsi ques’inscrivent les «escarmouches» del’écrivain Ferron, qui a mis dans savie beaucoup d’énergie pour lesquestions politiques.

«C’était pour moi une question delangue. Je suis devenu nationaliste enrevenant de Gaspésie — où j’avaispratiqué la médecine — quand je mesuis rendu compte que les gens deGaspésie, analphabètes, parlaient unfrançais admirable et que, dans la ré-gion de Montréal, c’était bâtard: lalangue n’avait pas cette électricité quifaisait les réunions heureuses! C’estdonc à partir de considérations sur lalangue que je suis devenu nationalis-te. Je ne crois pas que deux languescomplètes puissent coexister. Le bilin-guisme n’est pas fonctionnel. On peutavoir une langue qui n’a pas d’écritu-re avec une langue de civilisation,mais pas deux langues aussi voisinesque l’anglais et le français, qui ont lamême bibliothèque!»

Jean Royer

24 décembre 1977

« Quand on écrit, on ne fait pas taire les autres » Jacques Ferron reçoit le premier Prix du Québec en littérature

SOURCE TÉLÉ-QUÉBEC

«Les contes et les chansons fontpartie des nécessités de la vie.»

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O D I L E T R E M B L A Y

L a littérature, depuis les premierstemps du Devoir, a un droit decité qui s’est étendu au fil des

ans, en reflétant l’évolution de sa so-ciété: d’abord nationalisme de survi-vance, puis envol.

Il faudra attendre les années 40pour que les pages littéraires s’ou-vrent vraiment à nos œuvres natio-nales, époque où celles-ci entrenten douce dans la modernité. Jus-

qu’en 1960, malgré des éclairs delumière — de 1949 à 1955, GillesMarcotte dirige La Vie des lettres —la Grande Noirceur étend sonombre, avec des questionnementsde plus en plus lancinants. Avant1964, ces pages demeurent assezélitistes. Avec l’arrivée de Jean Ba-sile comme directeur littéraire en1965 et dans l’explosion de la Révo-lution tranquille et des forces créa-trices, l’audace et l’ouverture d’es-prit prendront le relais. Le cahierLivres du Devoir, autonome depuismars 1987, octroie jusqu’à nos jours

de plus en plus d’espace aux écri-vains d’ici, tout en demeurant unetribune planétaire, bien entendu.Modèle de constance, l’écrivainNaïm Kattan collabore à nos pageslittéraires depuis... 1964.

De L’Action à AquinLongtemps, les œuvres reli-

gieuses auront la part belle, pieuse-ment recensées. L’Action catholiqueà l’école primaire, par le frère Céles-tin Auguste, a droit le même jour à

autant d’espace que Me-naud maître-draveur, ac-cueilli avec ferveur ennovembre 1937.

D’autres romans ap-pelés à faire date ne sou-lèvent pas l’enthousias-me: «Le thème traité parM. Grignon est assez usé;celui de l’avare», a écrit

en 1934 Lucien D. à propos d’Unhomme et son péché. Nul n’étant pro-phète en son pays, le retentissementà l’étranger d’œuvres québécoisesles auréole. «“Trente arpents,l’œuvre la plus importante qu’ait écri-te un romancier canadien-français”,dit la critique littéraire du Figaro»,titre Le Devoir en 1939.

Les comptes rendus s’af finentdès les années 40. Gabrielle Roy,pour son remarquable Bonheurd’occasion , récolte en 1945 unelongue analyse d’Albert Alain, élo-gieuse, un brin paternaliste. En1958, Agaguk, d’Yves Thériault, re-çoit le qualificatif de chef-d’œuvre.En 1965, Prochain épisode, d’HubertAquin, se voit accueilli par Jean-Éthier Blais avec transports: «Nousn’avons plus à chercher. Nous le te-nons, notre grand écrivain. MonDieu, merci.»

Débats d’idéesLes débats de fond autour

d’œuvres controversées ont faitcouler de l’encre dans Le Devoir.En 1948, après la parution du Mani-feste du Refus global, André Lauren-deau, quoique profondément cho-

qué par les fondements du brûlot li-bertaire et antireligieux, s’est oppo-sé au congédiement de Paul-ÉmileBorduas comme enseignant à l’Éco-le du meuble, après une interven-tion politique.

Beaucoup d’espace fut consacréaux coups du gueule de Jean-PaulDesbiens, alias le frère Untel, contrela dégradation du français québé-cois, d’octobre 1959 à juin 1960. SesInsolences valurent à l’auteur unecondamnation papale, et Le Devoirvola à son secours. Le débat sur lejoual allait en 1968 être relancé avecl’entrée en scène fracassante de lapièce de théâtre Les Belles-sœurs, deMichel Tremblay. Jean Basile et An-dré Major accueillirent avec enthou-siasme cette œuvre qui fit scandale.Dix ans plus tard, le journal a dénon-cé la censure ayant entouré Les Féesont soif, de la dramaturge DeniseBoucher. Le temps des frilositésétait révolu.

Le Devoir

La vie des lettres

Du nationalisme de survivanceà l’envol d’une société

Les débats de fond autour d’œuvres controversées ont fait couler de l’encre dans Le Devoir

SOURCE ARCHIVES NATIONALES DU CANADA

Gabrielle Roy, pour son remarquable Bonheur d’occasion, récolte dans LeDevoir en 1945 une longue analyse d’Albert Alain, élogieuse, un brinpaternaliste.

ARCHIVES LE DEVOIR

En 1965, Prochain épisode, d’HubertAquin, se voit accueilli par Jean-Éthier Blais avec transports: «Nousn’avons plus à chercher. Nous letenons, notre grand écrivain. MonDieu, merci.»

En 1911, sous la direction de l’abbé Élie J. Auclair et du grand chro-niqueur Jules Fournier, une page littéraire apparaît le samedi, annon-cée à la une du Devoir le 7 octobre: «Où les lecteurs et les lectricestrouveront une collection de lectures agréables et instructives, pour ledimanche.» C’est parti. Le 14 février 1917 a été publié en primeurquébécoise le premier chapitre de Maria Chapdelaine, de Louis Hé-mon, servi ensuite en feuilleton.

Il faudra attendre les années 40 pour que les pages littéraires s’ouvrentvraiment à nos œuvres nationales,époque où celles-ci entrent en doucedans la modernité

SOURCE UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL /DIVISION DES ARCHIVES

Louis Hémon

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À compter d’aujourd’hui, LEDEVOIR économique viendracompléter la famille des publi-

cations de notre maison. Au journalquotidien, au cahier hebdomadaireconsacré à la culture, à nos cahiersspéciaux, s’ajoutera une publicationhebdomadaire qui paraîtra le mer-credi: LE DEVOIR économique.

À l’équipe du secteur économie-fi-nance s’ajouteront des chroniqueursprestigieux. Outre notre chroniqueconsacrée à la fiscalité, nos lecteursliront avec intérêt, sous la signaturede M. Julien Béliveau, des recen-sions d’ouvrages dans les principauxdomaines de l’économie et de la fi-nance. Ils trouveront aussi dans LEDEVOIR économique, sous la signa-ture de MM. Bernard Bonin, PierreLamonde et Léon Courville, des ana-lyses consacrées au commerce inter-national, des commentaires sur les

sociétés multinationales et nationalesainsi que sur l’économie industrielleet la recherche industrielle. LEDEVOIR économique: une informa-tion utilitaire fiable et constante, lesgrands indicateurs de l’activité éco-nomique et des textes d’informationet d’analyse signés par les meilleursspécialistes des questions abordées.

La crise actuelle de l’économiemais aussi l’évolution récente duQuébec et l’intérêt de plus en plusconsidérable manifesté dans notresociété pour le développement éco-nomique justifient nos objectifs etnos investissements.

Nous avons confiance que nos lec-teurs et nos annonceurs feront un ac-cueil favorable au DEVOIR économiqueet nous aideront par leurs suggestionsà en assurer la pertinence et l’utilité.

Jean-Louis Roy

29 septembre 1982Le devoir économique

La crise actuelle de l’économie et l’évolutiondu Québec justifient nos objectifs

et nos investissements

ARCHIVES LE DEVOIR

Le Devoir fut longtemps éditeur, de livres, certes, mais aussi de revuesspécialisées. S’il y eut, entre autres, un Passeport consacré aux voyages,son mensuel Le Devoir économique parut avec succès de 1985 à 1990.

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G É R A R D B É R U B É

«L es années 1970 ont été la dé-cennie de la mise en place del’économie au Devoir», se

rappelle Michel Lefèvre, embauchéau poste de directeur des pages éco-nomiques en pleine Crise d’octobre1970. L’économie était encore un sec-teur spécialisé, dissocié de la salle derédaction, tombant directement sousla férule de l’éditeur. Mi-chel Nadeau s’est joint àl’équipe en 1974, MichelVastel en 1976.

Claude Ryan, à la direc-tion depuis 1964, multipliaitalors les sorties devant leschambres de commerce,vantant son équipe écono-mique composée des troisMichel. Il faut dire que lechoc pétrolier, l’inflation ga-lopante et le gel des prix etdes salaires frappaient dure-ment les Québécois, tou-chant directement leurspoches, leurs finances per-sonnelles. À cet éveil desQuébécois à la «chose» éco-nomique se sont ajoutés lesdébats autour de l’exode dessièges sociaux de Montréal.

Le positionnement s’estpoursuivi au cours des an-nées 1980, qui a démarrépar une sévère récession etla flambée des taux d’inté-rêt, puis par la création durégime d’épargne-actions et duFonds de solidarité des travailleursFTQ. Soudainement, tout le Québecfaisait sien le slogan d’alors de laCaisse de dépôt et placement du Qué-bec, scandant: «Faisons des Québécoisun peuple de propriétaires».

Jean-Louis Roy (1981) puis BenoîtLauzière (1986) ont pris le relais en in-sufflant un nouveau dynamisme auxpages économiques, qui ont retrouvéleur positionnement à la une du cahier

B. La nouvelle section, lancée en avril1984, occupait cinq journalistes. Elle aété renforcée par le lancement d’unmensuel économique imprimé sur pa-pier glacé, une aventure qui dureraquatre ans. On se prenait alors à rêverde positionner Le Devoir comme la ré-férence du Québec francophone, en-viant l’influence reconnue au Globeand Mail dans le Canada anglophone.

Puis vint une certaine cassure,sous la direction de LiseBissonnette, symboliséepar la suppression descotes boursières en 1990 etpar l’arrêt de la publicationdes magazines. Plutôt dé-diée à l’univers culturel etau monde politique, l’éditri-ce a cependant entreprisde recréer des liens avecles milieux d’affaires et fi-nanciers dans l’exercice derestructuration du quoti-dien. Ces travaux ont étépoursuivis sous la directionde Bernard Descôteaux.

Au nom du nationalisme

Déjà à l’origine, la cou-ver ture économique duDevoir était intimementliée à la pensée de son édi-teur. D’ailleurs, jusqu’à sondépart en 1932, Henri Bou-rassa a teinté, essentielle-ment par ses éditoriaux,l’orientation économique

du quotidien qu’il avait fondé. Sonnationalisme canadien servant detrame, il s’opposera à la puissance in-dustrielle britannique, alors à sonapogée, et emploiera une rhétoriqueaccordant la primauté à l’agricultureet à la colonisation. C’est au nom dece nationalisme qu’il plaidera en fa-veur du développement et de latransformation locale de nos ma-tières premières. C’est au nom decette priorité donnée à l’agriculture

qu’il s’opposera à la fondation de l’É-cole des hautes études commer-ciales, sur laquelle plane l’ombre dela grande entreprise et du capitalis-me anglo-saxon, dénonce-t-il. L’in-fluence du clergé, et la force d’unecertaine réalité rurale, apporte ducarburant à ses propos.

Mais ses inter ventions écono-miques se font rares. Sous sa direc-tion, on dénombre la publication de80 éditoriaux à saveur économique,de 1910 à 1931.

Avec la crise des années 1930, lejournal catholique a ouvert peu àpeu son espace rédactionnel à unsyndicalisme qui devait cependantêtre inspiré de l’Église. Ce n’est quegraduellement que la politique agri-cole, reconnue sous Henri Bourassacomme le fondement du systèmeéconomique, a pu laisser sa place àl’entrepreneuriat et aux petites en-treprises de niche, jouant la carte dela valeur ajoutée.

Au cœur des débatsDans L’Économie: un rendez-vous

manqué, Michel Nadeau retient queLe Devoir n’a commencé à participeraux grands débats économiquesqu’au cours des années 1950, sousl’impulsion de Gérard Filion. Et, pourles trois décennies suivantes, «le sec-teur de l’assurance demeurera un do-maine privilégié de l’information éco-nomique au Devoir», a souligné celui

qui fut responsable des pages écono-miques, puis éditorialiste, de 1974 à1984. Et on ne parle, ici, que des com-pagnies d’assurance canadiennes-françaises, qui auront droit à leur ca-hier spécial à compter de 1965, cerendez-vous étant le «bébé» de Clau-de Ryan. Le directeur étendra ensuiteson appui aux caisses populaires.

L’élément-clé de cet engagementde Gérard Filion a été l’arrivée deMarcel Clément, en 1953. Véritableinstitution, Marcel Clément est deve-nu du même coup le premier journa-liste financier de langue française auQuébec. Jusqu’à son départ en 1970,celui qui rédigeait les «potins finan-ciers» de la rue Saint-Jacques n’aurad’intérêt que pour l’univers boursier,le monde minier et les courtiers fran-cophones, délaissant les questionséconomiques, pourtant dominantesdurant les années 1960. Le Devoir sereprend cependant en éditorial, avecdes prises de position faisant appelau bien commun de la société. C’étaitle thème de l’heure, celui de la repri-se en mains par les Québécois deleurs leviers économiques.

Ce thème emprunte à un nationa-lisme qui ne cesse, depuis, de domi-ner la réflexion d’une équipe écono-mique qui, au Devoir, se veut égale-ment sensible aux enjeux internatio-naux, régionaux et sociaux.

Le Devoir

Pour un Québec économique

«Faisons des Québécois un peuple de propriétaires»

Marcel Clément a été le premier journaliste financierde langue française au Québec

ARCHIVES LE DEVOIR

Jean-Louis Roy, en 1981, et Benoît Lauzière, en 1986, insuf flent unnouveau dynamisme aux pages économiques.

Le lien historique entre Le Devoir et l’univers économique prend laforme d’un mariage d’intérêt, d’une cohabitation de raison. Il a falluattendre l’arrivée de Claude Lemelin, à l’automne 1970, pour voirl’équipe éditoriale se doter d’une première dimension économique.Cette gêne, voire cette pudeur, n’a cependant pas empêché Le Devoird’être le premier quotidien à créer le poste de journaliste financier delangue française au Québec. Et d’avoir osé rêver devenir le journaléconomique francophone de référence durant les années 1980.

Jusqu’en1932, HenriBourassas’opposera àla puissanceindustriellebritanniqueet emploieraunerhétoriqueaccordant la primauté àl’agricultureet à lacolonisation

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G I L L E S L E S A G E

O f ficiellement, c’est le 1er mai1964 que le secrétaire généralde l’Action catholique canadien-

ne (ACC) à Montréal succède à Gé-rard Filion. Mais ce dernier, prépa-rant de longue main son départ (etcelui d’André Laurendeau), avait in-vité Ryan à se joindre à la petite équi-pe éditoriale de la rue Notre-Dame,en 1961, puis en 1962. Il s’y imposealors d’emblée. Quand le formidabletandem lève les voiles en 1963, l’unpour la SGF («Quand on a longtempsdit aux autres quoi faire, explique Fi-lion, on sent le besoin d’essayer soi-même...»), l’autre pour la CommissionB & B, Ryan est nommé membre dutriumvirat chargé de la transition:avec le journaliste Sauriol et Lauren-deau, qui espère garder un lien avecLe Devoir. Il ne le pourra pas. Auconseil du journal, Filion appuieRyan, d’autres, dont François-AlbertAngers et son beau-père, le Dr A.-D.Archambault, optent pour le journa-liste Jean-Marc Léger. Un an plustard, Ryan est nommé directeur,avec l’appui notable, quoique réti-cent, de Laurendeau.

Dès son premier contact, Ryanconfie que «le mystérieux privilège dece journal, c’est d’être, à un titre spé-cial, un guide de la conscience collec-tive canadienne-française». Il ne seprivera pas de ce rôle de directeurspirituel... Homme profondémentchrétien, imbu d’action sociale et al-truiste, «la politique ne l’intéresse quedans la mesure où elle apporte uncomplément et un renforcement à l’ac-tion sociale», écrit Gingras.

Seul maître à bord, comme sestrois prédécesseurs, Ryan tient à l’in-dépendance et à l’autonomie en-tières du directeur, même si les na-

tionalistes lui tiennent la dragée hau-te et le gardent à l’œil. «Le Devoirdoit demeurer un bien national, unbien qui, n’appartenant en propre àpersonne, soit vraiment la propriétéde tous les Canadiens français.» Iln’en est pas encore à parler des Qué-bécois d’abord et surtout.

Pour un statut particulierPartisan d’une réforme constitu-

tionnelle qui passionne les politi-ciens et divise l’opinion publique,Ryan se situe nettement dans la li-gnée bourassiste: celle d’un Québecqui n’est pas une province commeles autres et aspire, à bon droit, à unstatut particulier au sein de la Confé-dération canadienne. Loin des extré-mistes de tout poil, aussi bien Tru-deau que Bourgault, Ryan adhèresolidement à l’hypothèse fédéralistecanadienne, à l’instar d’Henri Bou-rassa, qui «considérait que le Canadatout entier était sa patrie, qu’il devaitêtre partout chez lui dans ce pays».

«À condition que le Québec jouissede toute l’autonomie dont il a besoinpour développer sa vie propre et sesinstitutions, nous (NDLR: un “nous”papal...), nous croyons que le main-tien du lien canadien offre des avan-tages précieux.»

Ryan est pour le Québec sociétédistincte, qui refuse d’être la premièreminorité du Canada. Il évoque le pèrefondateur et l’adaptation nécessaireaux réalités mouvantes, prenant à son

compte un propos du géographe An-dré Siegfried adressé à Laurendeau.«Le problème majeur d’aujourd’huin’est plus celui des rapports avec laGrande-Bretagne, mais celui des rela-tions avec le puissant voisin américain.Le Devoir d’aujourd’hui paraît moinspréoccupé par ces problèmes que nel’était celui de Bourassa: cela est dû,dans une large mesure, à la place cen-trale qu’a occupée dans les débats poli-tiques depuis quelques années la ques-tion nouvelle du Québec.»

Aux élections québécoises, depuis1956, Le Devoir appuie le Parti libéralet il continue de le faire jusqu’en 1973inclusivement, de Lapalme à RobertBourassa, en passant par Lesage.Mais Trudeau se fait varloper, à causede son improvisation et de son impos-ture en matière constitutionnelle.

Janvier 1970. Ryan appuie Bouras-sa à la direction du PLQ, plutôt quePierre Lapor te (journaliste auDevoir de 1945 à 1961), bras droit etleader parlementaire du gouverne-ment Bourassa après son élection enavril 1970.

Octobre 1970: seul contre tous

La Crise d’octobre qui suit permetà Ryan et à son journal de donner lapleine mesure de leur liberté et deleur indépendance d’esprit, face auxpouvoirs ligués d’Ottawa, de Québecet de Montréal. Quarante ans plustard, il paraît facile de faire la part

des choses, de juger comme allantde soi les positions originales et cou-rageuses du directeur, du rédacteuren chef, Michel Roy, et de la petiteéquipe. C’était loin d’être le cas à lasuite de l’enlèvement de James Ri-chard Cross par le FLQ, puis de ce-lui du ministre du Travail, Laporte,et de son assassinat, à la mi-octobre.Au lieu de négocier pour sauver lavie des deux hommes, comme lepréconisait Le Devoir, les trois pou-voirs (menés, manu militari, par lestrois ex-colombes, Trudeau, Mar-chand, Pelletier), après avoir faitmine de discuter avec les felquistes,imposent la ligne dure, y compris loid’urgence et mesures de guerrepour mater une insurrection appré-hendée au Québec.

De tous les médias québécois, voi-re d’à peu près l’ensemble des mé-dias canadiens, Le Devoir fut le seulà souligner et à proposer des ave-nues de solutions aptes à sauver desvies humaines, sans pour autant serendre aux revendications des ravis-seurs, que le journal réprouve aussibien que tous les démocrates decœur. On se moque plutôt de Ryan,l’accusant de faiblesse et de molles-se, voire de traîtrise et de complai-sance envers les terroristes.

Même le correspondant du Devoirà Québec est pris à partie par le mi-nistre de la Justice, Jérôme Choquet-te, farouche partisan du law and or-der à tout prix... Un grand moment defierté pour les pelés et les galeux dela presse québécoise, y compris auxyeux de La (grosse) Presse et de sonchef éditorialiste, l’ex-frère Untel.

Loin de s’excuser, Ryan concourtà une prise de position communed’une quinzaine de leaders d’opinionquébécois, dont René Lévesque etles chefs syndicaux. Ce qui, selonles pouvoirs aux abois, équivaut àune tentative de «gouvernement pa-rallèle», sans quelque fondement etinventée de toutes pièces.

Contrairement à ses nombreuxdétracteurs, Ryan ne cède pas à lapanique et au désarroi. Mais il se dé-sole de la tournure tragique de la cri-se et des interprétations farfeluesdonnées à ses propos. «M. Bourassa,au milieu d’une crise, a cédé une foisà la peur. Il aura du mal à se dé-fendre de cette image, tant aux yeuxde ses collègues fédéraux que de sespropres concitoyens.» Il en a surtoutcontre le fait que Bourassa a fait pas-ser «entre les mains d’Ottawa la res-ponsabilité première du dénouementd’une crise qui relevait au premierchef du gouvernement québécois».

De 1962 à 1970

« Fais ce que prêches ! » «Que le Québec jouisse de toute l’autonomie dont il a besoin

pour développer sa vie propre et ses institutions»

ARCHIVES LE DEVOIR

Michel Roy, associé à Claude Ryan, va à contre-courant de l’«autre» presselors de la Crise d’octobre 1970.

Claude Ryan, l’homme du devoir.Ce beau titre de livre d’AurélienLeclerc ne saurait mieux conve-nir à celui qui a dirigé les desti-nées du quotidien d’Henri Bou-rassa pendant une quinzained’années. Au propre et au figuré.Ou «Le Devoir d’un homme», se-lon le titre du chapitre que Pier-re-Philippe Gingras lui consacredans son livre publié en 1985.Ou «Fais ce que prêches!», dansla lignée de «Fais ce que dois»,de Bourassa, et de «Fais ce quepeux», de Filion.

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G I L L E S L E S A G E

E n matière d’enseignement et delangue, Claude Ryan est en fa-veur d’une vigoureuse promo-

tion du français, mais sans porter at-teinte aux prérogatives des anglo-phones. Il morigène de belle maniè-re les atermoiements de Bourassaquant au patronage, au crime organi-sé, aux folies olympiques du maireDrapeau. Et le reste est à l’avenant,sans peur et sans reproche, mêmeenvers les centrales syndicales quifont la pluie et le beau temps.

Encore de la magouilleJanvier 1972. Comme il l’avait fait

vingt ans auparavant avec Pax Planteet Jean Drapeau (vilipendé désor-mais pour sa folie des grandeurs etses mégalomanies), le quotidien ta-lonne à nouveau la pègre et la police.Cette fois, c’est un jeune diplômé encriminologie, Jean-Pierre Charbon-neau, qui rue dans les brancards etque Ryan réussit avec patience àharnacher. Comme en 1950, les dos-siers sont dif férents, certes, maisaussi accablants quant à la moralitépublique à Montréal.

Comme Bourassa en 1910, Filionen 1950, Ryan tonne: «Après avoir ré-gné longtemps sans opposition, le roi-maire de la métropole voit maintenantson pouvoir lui glisser entre les mains.[...] Naguère contesté quant à son stylede gouvernement et à sa conception dela démocratie, M. Drapeau est aujour-d’hui remis en question sur le terrainmême qui lui servit naguère de trem-plin pour ses premiers triomphes. Voilàoù conduisent l’autocratisme et le cultedu mystère en politique.»

Octobre 1973. Ryan appuie encoreBourassa, contre l’avis de ses édito-rialistes, Jean-Claude Leclerc et Lau-rent Laplante.

La tentation... de l’avenirRyan jouit d’un pouvoir énorme,

même auprès des ministres de Bou-rassa. Mais il est aussi fortementcontesté: il n’est pas assez nationalis-te aux yeux de plusieurs, qui se de-mandent si Le Devoir est encore lequotidien de promotion et de combat

dont les Québécois ont besoin. La re-vue Maintenant, en janvier 1974, pu-blie un dossier accablant en ce sens,juste avant que les ténors péquistes(René Lévesque, Jacques Parizeau,Yves Michaud) ne lancent leur quoti-dien, Le Jour. Sur le coup, il semble yavoir menace. Ryan en profite pourrenforcer un peu sa maigre équiped’information, notam-ment dans les capi-tales. Mais Lévesqueet les séparatistes eux-mêmes boudent lessermons partisans etLe Jour agonise justeavant que le PQ neprenne le pouvoir.

M a i s l e s g r i e f scontre le «pape laïque»ont la vie dure. Sou-vent anonymes, ils re-mettent en questionson conservatisme etson refus de partagerses responsabilités,alors qu’il prétend être«un homme d’équipe». En février1978, peu après son départ vers lePLQ, la revue L’Actualité publie undossier de Benoît Aubin intitulé «LePère Ryan, ou la tentation du pou-voir». «Ryan est un courtier en pou-voir, prétend un ancien journaliste,anonyme. Le luxe, la richesse, le pres-tige — Mercedes à la Roger Lemelin(NDLR: alors p.-d.g. de La Presse) —le laissent froid. Mais il a de l’ascen-dant sur les hommes qui exercent lepouvoir. C’est ça qui lui importe.»

Novembre 1976. Stupeur en Lau-rentie. Selon son habitude, le direc-teur du Devoir développe son syllo-gisme — thèse, antithèse, synthèse— avant les élections québécoises.«Élire un gouvernement libéral, ce se-rait réaffirmer l’adhésion des Québé-cois au fédéralisme, mais ce serait aus-si enliser davantage le Québec dans lastagnation politique et dans des jeuxmesquins d’équilibrisme qui sont auxantipodes de la vraie politique. Ce se-rait accréditer la politique de ceux quicroient qu’on peut encore gagner desélections par le recours à la peur...»

Ryan n’est évidemment pas d’ac-cord avec la souveraineté-associa-

tion prônée par Lévesque, fût-ellesaupoudrée d’étapisme à la ClaudeMorin. Il relève de nombreuses ca-rences et déficiences du PQ, qui de-meure fortement un parti de profes-seurs. «Mais en contrepartie de cesfaiblesses, le PQ a de nombreusesqualités qui le rendent apte à aspirerau pouvoir.» Entre les risques desuns et des autres, conclut Ryan, lemot d’ordre s’impose: «Il faut choisircelui qui ouvre davantage la portesur l’avenir.»

Le PQ l’emporte. Le lendemain,d’après Le Devoir, c’est d’abord unvote de rejet du gouvernement libé-ral, devenu synonyme d’impuissan-

ce, d’ambiguïté et delaxisme administratif.En revanche, se ré-jouit Ryan, «ce choixexprime, par-dessustout autre facteur, laperspective de confierles affaires du Québecà une équipe neuve,intègre et munie decompétences abon-dantes et diversifiées».

Un an plus tard, àson corps défendant,après avoir dit non,Ryan succombe à latentation de la poli-tique, en prévision

des affrontements les plus exigeantsqui s’annoncent pour le Québec. Ilveut proposer aux libéraux une troi-sième «voie constitutionnelle» modé-rée, entre le fédéralisme centralisa-teur et l’indépendantisme périlleux.«De toutes les formes d’action, écrit-ille 10 janvier 1978, la politique est eneffet — après le service de la religionpour les croyants — la plus universel-le et la plus importante par son objet,la plus exigeante et, de nos jours, laplus décisive.»

Comme Filion et comme Lauren-deau avant lui, il est happé, aspirépar ce qu’il n’a cessé de prêcher auxautres pendant quinze ans. Onconnaît la suite.

Pour la suite...Nommé rédacteur en chef fort tar-

divement par Ryan, Michel Roy as-sure l’intérim pendant trois ans, avechonneur, dignité et intégrité. Au ré-férendum de mai 1980, dans le droitfil qui va de Bourassa à Ryan, il seprononce pour le Non à Lévesque,tandis que ses trois collègues del’édito, Lise Bissonnette, Michel Na-deau et Jean-Claude Leclerc, disent

Oui au mandat général de négocieravec Ottawa.

Journaliste de cœur et d’esprit, as-socié aux multiples combats duDevoir depuis plus de vingt ans, Royjouit de la confiance de tous les arti-sans. De multiples manières (avec lapersuasion et le tact que pratiquaitaussi Laurendeau auprès du rude Fi-lion), il a adouci les angles abruptset les aspérités de Ryan envers saprétendue «équipe». Sans cette inlas-sable finesse, les conflits auraientété plus nombreux et plus gravesentre un pape austère et intraitableet ses ouailles, de plus en plus réti-centes au fil des années difficiles.

Le moment venu, pourtant, les ad-ministrateurs répètent le même stra-tagème qu’en 1947 et en 1964. Aulieu de confier la direction du quoti-dien à un journaliste compétent etchevronné, ils invoquent des motifsfutiles et font appel à un néophyte,historien et professeur à McGill.Jean-Louis Roy arrive, Michel Roys’en va à La Presse. Cinq ans plustard, le directeur cède à son tour auxsirènes libérales.

Pour la quatrième fois depuis1947, le conseil d’administrationécarte un autre brave et valeureuxintérimaire, aussi journaliste degrande envergure, Paul-André Co-meau. La fragile barque encore enpleine tourmente, il la confie plutôt àun autre profane, Benoît Lauzière,directeur général du collège Mai-sonneuve. Il faudra attendre l’été1990 pour que, de guerre lasse et àl’usure, le radeau en perdition soit fi-nalement confié à deux matelots au-dacieux: Lise Bissonnette et Ber-nard Descôteaux. Avec eux, il y a vi-rage en épingle, tournant intrépide.

Aggiornamento, rue deBleury, depuis vingt ans

Je me suis attardé aux sept pre-mières décennies de cette nobleaventure par devoir de mémoire.Car ceux qui ont créé, soutenu etanimé cet «organe» irremplaçable,de 1910 à 1980, ne sont plus là pouren faire le bilan. Celles et ceux quiont pris la relève depuis trente anssont toujours parmi nous. Au mo-ment de souffler les traditionnellescent bougies de la fête, ils sont biencapables, sans mon modeste hom-mage, de faire état de leurs idéaux,projets, échecs et réussites. Car LeDevoir, mort et enterré bien des fois,selon la rumeur trompeuse, survit etrevit sans cesse, malgré tout.

De 1970 à 1978

« Il faut choisir celui qui ouvre davantage la porte sur l’avenir»

Le devoir du Oui ET du NonLes événements d’octobre 1970 ne furent pas, tant s’en faut, la seulebataille du Devoir, du «pape de la rue Saint-Sacrement», comme on lesurnomme, à la suite du déménagement du journal en 1972. Contre lesvisées centralisatrices et les manœuvres grossières de Trudeau enversle Québec, Ryan ne lâche pas prise; il fait revivre, en vain, le noble idéaldes «deux nations» brandi par ses trois prédécesseurs.

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I l y a huit mois, la commission desÉtats généraux sur l’éducation pu-bliait un Exposé de la situation qui

surprenait tant par l’audace que par lafraîcheur du diagnostic des pro-blèmes et défis du système québé-cois d’éducation. Encomparaison, le rapportfinal, rendu public hier,souffre d’un affadisse-ment général. À côté der e c o m m a n d a t i o n sfor tes sur des sujetscontroversés, de vastestranches du systèmes’en tirent sans véri-table remise en ques-tion. La méthode desÉtats généraux rendaitce résultat inéluctable.

On ne rappellera ja-mais assez que le verétait déjà dans le fruitquand l’ancien ministre de l’Éduca-tion, Jean Garon, a refusé de mettresur pied la commission d’enquêtequi s’imposait plus de 30 ans après laconstruction de notre système sco-laire. Populiste ou prétendant l’être,peu soucieux de grands objectifsmais attentif aux petites rentabilitésélectorales, le ministre avait préféréla formule des États généraux, dontles 15 commissaires étaient sommésde ser vir de magnétophone auxétats d’âme de tout un chacun. Legouvernement, avait-il annoncé,n’agirait ensuite que là où il trouve-rait de larges consensus; il reprise-rait l’école à la pièce. On sait que lescommissaires se sont rebiffés, queles audiences ont fait fi de ce mandatlimité, que la nouvelle ministre, Pau-line Marois, a amendé la missiondes États généraux et remis àl’ordre du jour l’idée d’une réformemajeure et cohérente. Mais la com-mission n’avait ni les moyens ni letemps ni le type d’organisation né-cessaires pour se lancer dans pareiltravail. Le piège de départ s’est re-fermé sur elle et sur la ministre:après la parution de l’Exposé, en fé-vrier, tous les groupes d’intérêtavaient compris que la commissionferait des recommandations, qu’ellen’avait d’autre instrument que lesaudiences publiques pour y arriver,qu’elle était coincée par l’échéance.Les derniers mois ont été une vastenégociation plus ou moins ouverte(plutôt moins, d’ailleurs), où cer-tains ont gagné et d’autres pas. Leplan n’a pas toujours la cohérenceespérée, chacun y voit, y attaque ouy soutient ce qu’il veut. La ministre,si elle entend procéder dans l’ordre,aura la partie difficile.

Des zones claires La grande force de ce rapport, cel-

le qui lui survivra et servira de réfé-rence à l’avenir, est le puissant etconstant rappel de la première mis-sion d’un système public d’éducation:

la poursuite de l’égalitédes chances. De l’en-trée à la sortie, disentles commissaires, «lastratification» s’est ins-tallée. Les mieux nan-tis, par la scolarisationou la for tune ou lesdeux à la fois, se sontdotés de meilleurs ser-vices fondés sur la sé-lection à toutes lespor tes. C’est le casdes écoles privées —même si leur lobbytente de faire croirequ’elles sont ouvertes

à tous — mais aussi, et c’est plustroublant encore parce que plus insi-dieux, des strates qui segmentent lesécoles publiques. Entre les établisse-ments à vocation spécialisée (arts,sports, école internationale, douan-ce) qui trient leur clientèle sur le vo-let et les écoles générales qui s’ac-commodent du «reste» des enfants etadolescents, il y a des inégalités pro-fondes. Entre la zone sinistrée quesont les services à la petite enfance,inférieurs au Québec à ceux de tousles pays comparables, et les res-sources consenties à un enseigne-ment postsecondaire qui soutientbien la comparaison, il y a un désé-quilibre patent dont les plus pauvresfont les frais puisqu’ils sont les moinscapables d’assurer à leurs enfants unheureux départ scolaire. «On ne peut,d’une part, affirmer que l’on veut laréussite du plus grand nombre et,d’autre part, placer les élèves les moinsprivilégiés dans les conditions les plusdésavantageuses», dit le rapport. Celaaurait pu être écrit en préface et enlettres de feu.

Toutes les recommandations quien découlent sont les plus convain-cantes. Le «plein temps» en mater-nelle pour tous les enfants qui n’ontaujourd’hui accès qu’à un service àmi-temps, l’offre d’une maternelle àmi-temps pour tous les enfants dequatre ans et à temps plein pour lesclientèles défavorisées, voilà lemeilleur moyen de prévenir le dé-crochage, qui demeure une tragédieau Québec, malgré le camouflagequi est récemment devenu de modejusqu’au Conseil supérieur de l’édu-cation. Le refus de «l’école à deux vi-tesses» au sein du secteur public, lefrein au développement du secteur

privé qui ne serait plus «privé» s’ilcessait de repousser au secteur pu-blic les clientèles les plus coûteuseset difficiles, la définition d’un «droit àl’éducation» qui aille au-delà de la sco-larité obligatoire et garantisse cer-tains apprentissages à tous les indivi-dus, le développement de l’éducationcontinue reposent sur ce principe debase, celui qui soutenait la réformedes années 60: l’école est instrumentde démocratisation du savoir.

C’est sous la même lumière qu’ilfaut lire le dernier et plus solide cha-pitre du rapport, celui qui touche le fi-nancement. Certains retiendront sur-tout qu’il réclame la fin des compres-sions, en intimant le gouvernement demaintenir le niveau de «l’effort global».Mais ce qui compte surtout, c’est qu’ilrecommande une redistribution desressources entre les ordres d’ensei-gnement. Les collèges et universitéspeuvent et doivent trouver une pluslarge part de leurs ressources dans lesecteur privé, qui profite immédiate-ment de leurs diplômés et de leurs re-cherches, propose le rapport, de façonà ce qu’on «protège» la formation debase (services à la petite enfance, en-seignement primaire et secondaire, al-

phabétisation) et qu’on puisse instau-rer une «péréquation» qui ajoutera auxressources des écoles en milieux défa-vorisés. C’est ainsi, concrètement, quel’école sera le premier front de la luttecontre l’exclusion.

Outre cette ligne de force, la plusimportante du rapport, on retiendra,parmi les zones claires, le débat quis’engage sur la laïcité de l’école pu-blique québécoise (sur lequel nousreviendrons). Qu’il suffise de souli-gner ici que la commission a rendul’alternative limpide. Ou nous conti-nuons à soutenir un système où unemajorité impose sa confession à laminorité en s’appuyant sur une déro-gation aux chartes qui protègent leslibertés fondamentales dont la liber-té de religion, ou nous créons enfinun système accueillant pour tous,fondé sur l’éducation aux meilleuresvaleurs de citoyenneté. La commis-sion a choisi avec courage la deuxiè-me voie, qui n’est pas nécessairementla plus populaire; ses adversaires bran-dissent les sondages et les argumentsd’autorité. Ce débat, bien plus que laquerelle linguistique qui ne porte

11 octobre 1996

Les états négociés de l’éducation Quelques pistes mais non la carte routière d’une réforme

Pauline Marois vue par le caricaturiste du Devoir, Garnotte, le 12 octobre1996.

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Lise Bissonnette

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pas sur des droits fondamentaux,dira la vérité sur le pluralisme dont leQuébec veut désormais se réclamer.

Les zones d’ombre Les États généraux ont cependant

failli à une tâche essentielle, celle deproposer à l’école québécoise un re-dressement radical de ses pro-grammes et un relèvement de leur ni-veau. Il y a quelques mois, la commis-sion paraissait pourtant se préparer àun net virage: l’école québécoise,qu’on a chargée des tâches les plusdisparates, devait cesser de vouloirfaire le bonheur des enfants partoutet en toutes choses et se concentrersur sa mission première, celle d’ins-truire, de donner aux jeunes Québé-cois la maîtrise de leur langue, deleur histoire, des habiletés scienti-fiques et des référents culturels debase. Le rappor t dit maintenantpresque le contraire. Il aligne sixchamps de connaissances qui res-semblent aux fourre-tout d’aujour-d’hui; à six, ils devront se disperserau surplus dans trois «finalités éduca-

tives» et quatre «types de savoir», selonle jargon habituel de la pédagogie quis’écoute causer. Aucun arbitrage envue, pas même pour déterminerquelque hiérarchie, dans l’enseigne-ment du français, entre l’apprentissa-ge de la norme et «l’expression des sen-timents». Tout reste possible danstout, et peu importe, d’ailleurs, puis-qu’on remet à une «commission multi-sectorielle», bien sûr composée d’unpeu tout le monde, le soin de prépa-rer une réforme pour l’an 2000. À deskilomètres, on sent la protection syn-dicale des disciplines. De même s’ex-plique le peu d’intérêt que porte lerapport au relèvement des exigencesd’accès à la profession enseignante,pourtant un sine qua non du relève-ment de la qualité de l’école.

Une autre commission, «multipar-tite» cette fois, servira de déversoiraux questions pourtant dures et per-tinentes que les États généraux ontau moins réussi à poser aux établis-sements d’enseignement postsecon-daire, notamment sur leur missiond’enseignement au premier cycle,sur l’organisation du travail, sur leurmise en réseau. Si le rapport étaitallé jusqu’à proposer des arbitrages,la commission aurait éclaté, tant ledébat a été difficile avec les milieux

universitaires qui ne lui reconnais-saient guère de légitimité.

Ce sérieux accrochage montre bienque les États généraux ne pouvaientaborder sérieusement les réformesstructurelles. Ainsi a-t-on évité touteremise en cause de l’enseignementcollégial, même si la filière d’enseigne-ment général est aussi la filière de

l’abandon, parce que tous les corpsconstitués sont venus dire que le cé-gep est, en son état, une institutionbonne et indispensable. De même larésistance des commissions scolairesa-t-elle été palpable. La commission n’apu sérieusement s’interroger sur leurbien-fondé et sa réflexion a mêmetourné au ridicule. À défaut de pouvoirles mettre en cause, les États géné-raux suggèrent de les démocratiser enles bureaucratisant au centuple: il fau-drait, paraît-il, amender la loi pour lesobliger à consulter interminablement

le peuple sur chacune de leurs orienta-tions et à élaborer des politiques-cadres sur leurs relations avec lemême peuple, et sur ceci, et sur celaencore. Un cauchemar, peut-être in-venté malicieusement, en effet, pournous donner le goût de les abolir.

La ministre n’entend saisir le pro-chain sommet socioéconomique que

des propositions sur laformation professionnel-le, d’ailleurs parmi lesplus prometteuses durapport. Elle se donnejusqu’au début de la pro-chaine année pour pré-parer un plan d’action.Le rappor t lui of fre,pour ce faire, un solide

rappel de la mission du systèmed’éducation, et quelques pistes judi-cieuses. Mais pas de véritable carteroutière, que les circonstances et lesrésistances empêchaient de tracer.Au moins, en lisant entre les lignes,exercice assez facile, trouvera-t-elleun portrait du «milieu», des intérêtsqui s’y affrontent, de ses lourdeurs etde ses dynamismes. Ce n’est pas leplan de réforme dont nous avions be-soin, mais c’est déjà beaucoup.

Lise Bissonnette

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Les États généraux ont cependant failli à une tâche essentielle, celle de proposerà l’école québécoise un redressementradical de ses programmes et un relèvement de leur niveau

ÉDUCATION

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M A R I E - A N D R É EC H O U I N A R D

A ccablant constat? Cent ans plustard, le quotidien doit encoregarder l’œil ouvert sur ce type

de querelles, qui marient les affairesscolaires et la bataille linguistique.La Cour suprême du Canada vienttout juste d’invalider la loi 104, ima-ginée par le Québec pour mettre finau subterfuge des écoles-passerelleset protéger sa Charte de la languefrançaise de tout détournement. LeDevoir s’est offusqué de cette déci-sion unanime des hauts magistrats.

Scolariser les francophonesAu moment où naît Le Devoir, le

réseau scolaire québécois est domi-né par le clergé, il tente de scolariserles francophones, dont le niveaud’éducation est piètre au sein du Ca-nada, et mise sur le développementfulgurant de ses écoles techniquesdans une société en pleine mutationindustrielle. Les débats sur la gratui-té scolaire et la création possibled’un ministère de l’Instruction pu-blique, centralisateur, n’enchantentguère le directeur Bourassa, qui ex-prime en mars 1910 ses craintes devoir ces réformes permettre aux sec-taires de «mettre la main sur tout lerégime et le personnel de l’enseigne-ment public et d’imposer l’école sansDieu». L’école gratuite serait «unearme aux mains de l’État contre ledroit de l’Église et des parents».

Cent ans plus tard, la déconfes-sionnalisation des écoles est chosedu passé. Le projet de loi 118, qui aconsacré en 2000 la fin du statutconfessionnel des écoles, proposel’entrée en scène d’un nouveaucours d’éthique et de culture reli-gieuse, en lieu et place de la religionà l’école. Des parents inquiets grin-cent des dents et mènent quelques

cavales juridiques. Le Devoir, en2009, y décèle «une profonde mécon-naissance des finalités de ce cours, quin’ambitionne aucunement de produi-re de jeunes prosélytes, mais vise plu-tôt la compréhension de plusieurs reli-gions, inscrites dans notre culture etcelle du monde». En 100 ans, l’eau acoulé sous les ponts.

Soutenir les institutricesL’école d’Émilie Bordeleau n’a

pas existé qu’au petit écran. LeDevoir, préoccupé du bas salairedes institutrices, épouse leur cause.Dans un éditorial destiné à appuyerdes revendications relatives à lahausse de la caisse de retraite,Omer Héroux écrit en décembre1910 un texte percutant intitulé«Crevez de faim!» Il vilipende l’admi-nistration libérale de Lomer Gouinpour sa pingrerie envers cesfemmes. «Ils finiront par détendre lescordons de cette bourse qui s’ouvre sifacilement pour récompenser les do-mestiques zélées et qui reste obstiné-ment fermée devant les réclamationsdes parias de l’enseignement; ils fini-

ront, sous la poussée de l’opinion pu-blique, par rendre justice à celles quipeinent et qui souffrent.»

L’éducation a fourni d’autres mo-ments forts au journal: sous le pseu-donyme de Candide, l’éditorialisteAndré Laurendeau livre en 1959 untexte intitulé «Le joual» dans lequel ils’inquiète de «l’effondrement que su-bit la langue parlée au Canada fran-çais». «Tout y passe», écrit-il, s’alar-mant du charabia émis par lesjeunes. «Les syllabes mangées, le vo-cabulaire tronqué ou élargi toujoursdans le même sens, les phrases quiboitent, la vulgarité virile, la voix quifait de son mieux pour être canaille…[...] Une conversation de jeunes ado-lescents ressemble à des jappementsgutturaux.»

Ce texte eut un effet immédiat. Unfrère mariste écrivant lui aussi sousun pseudonyme — Jean-Paul Des-biens de son vrai nom, le frère Untelpour la postérité — répondit à Lau-rendeau. Suivit un échange épistolai-re, ciblant entre autres la qualité dusystème d’enseignement, et qu’ac-cueillit Le Devoir en ses pages,

connu aujourd’hui sous Les Inso-lences du frère Untel. Peu après, Gé-rard Filion, directeur du journal, pu-blie un ouvrage de réflexion critiquesur l’éducation — Les Confidencesd’un commissaire d’école. Cela le mè-nera tout droit à la vice-présidencede la commission Parent, qui mar-qua un virage révolutionnaire enéducation.

Cette commission d’enquête surl’éducation est ardemment souhai-tée. Laurendeau écrit, le 15 no-vembre 1960: «Nulle tâche ne nousapparaît plus dif ficile à réussir —mais en même temps plus urgente.»

Pour un ministèreDe 1960 à 1964, Le Devoir exerce

donc une veille constante sur les tra-vaux de cette commission, dontl’ampleur est considérable. Ils don-neront naissance au ministère del’Éducation, autour duquel les dis-cussions ont été laborieuses. «Un telministère est une nécessité pratique,quelle que soit la philosophie de l’édu-cation. Cela l’est en particulier dansun État où l’éducation est en pleineprogression, pense Le Devoir. [...] Il ya une urgence, sinon les réformes nepourront être réalisées.»

Paul-Gérin Lajoie occupe en 1964le premier le poste de ministre del’Éducation. Vingt ans plus tard,c’est l’ancien directeur du Devoir,Claude Ryan, qui accepte cette fonc-tion sous le gouvernement de Ro-bert Bourassa.

L’éducation demeure donc unepréoccupation du Devoir, qui laisse,jusqu’à ce jour, un large espace de sacouverture journalistique de mêmeque sa page éditoriale au développe-ment des nombreuses réformes aux-quelles le réseau de l’éducation selivre inlassablement, jusqu’à la toutedernière, produit des États géné-raux sur l’éducation de 1996.

En octobre 1996, la directrice duDevoir d’alors, Lise Bissonnette, ensouligne les forces — «La grande for-ce de ce rapport, celle qui lui survivraet servira de référence à l’avenir, est lepuissant et constant rappel de la pre-mière mission d’un système publicd’éducation: la poursuite de l’égalitédes chances» — et les faiblesses —«Les États généraux ont cependantfailli à une tâche essentielle, celle deproposer à l’école québécoise un re-dressement radical de ses pro-grammes et un relèvement de leur ni-veau.» Les réformes scolaires pas-sent, mais Le Devoir demeure, demême que son vif intérêt pour l’ac-cès à l’éducation.

Le Devoir

L’éducation dans une société en mutation

Gardien d’école«Il y a une urgence, sinon les réformes ne pourront être réalisées»

JACQUES NADEAU LE DEVOIR

L’ancien patron du Devoir, Claude Ryan, fut ministre de l’Éducation dansle gouvernement de Robert Bourassa.

Sitôt fondé, Le Devoir dévoilel’importance qu’il accordera auxquestions d’éducation, souventintimement liées à des enjeux po-litiques. Le débat enflammé quesoulève en Ontario l’abolition del’enseignement en français dansles écoles élémentaires publiquesirrite dès le premier souf fle dujournal le fondateur Henri Bou-rassa, qui fait de cette questionde protection des droits des mi-norités francophones en terrainscolaire un de ses principauxchevaux de bataille.

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Des pages à voirLe Devoir des années 2000

A près avoir obtenu son diplô-me en design graphique del’UQAM, Christian Tiffet a tra-

vaillé comme designer indépendant etillustrateur pour des agences de publi-cité et des studios de design.

En 1991, il a séjourné en France oùil a réalisé des projets pour le comptede l’agence internationale Young &Rubicam. De retour au Québec, il apoursuivi son travail de designer.

En 1995, il a accepté la directionar tistique aux éditions QuébecAmérique.

C’est en 1998 qu’il a obtenu le pos-te de directeur artistique du journalLe Devoir. Douze ans plus tard, c’esttoujours avec la même passion qu’ilœuvre au journal. Il a remporté au fildes années de nombreux prix tantpour les pages ici illustrées que pourl’ensemble de ses réalisations, prixdécernés par la prestigieuse Societyfor News Design. En 2000, Le Devoirsera à nouveau primé par le World’sBest Designed Newspapers, résultatdu travail d’une petite équipe auxmultiples talents.

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JACQUES GRENIER LE DEVOIR

Depuis son premier spectacle solo donné à Montréal en 1976, Margie Gillis est une figure dominante de la danse québécoise. Jacques Grenier,photographe au Devoir depuis 1978, et qui au fil des ans est devenu le photographe «attitré» du monde des arts, de la culture et du livre, a captél’artiste dans les derniers moments de préparation de la première mondiale du spectacle A Stone’s Poem, création dévoilée en janvier 2007 à l’Agorade la danse à Montréal.

13 janvier 2007

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P lusieurs indicateurs scientifiquespointent en direction d’une inten-sification des changements clima-

tiques, bien au-delà des prévisions duGroupe intergouvernemental d’ex-perts sur l’évolution du climat, lecontrôleur scientifique de l’ONU. LaConférence internationale de Mont-réal, qui s’ouvre lundi, offre aux signa-taires du protocole de Kyoto la possi-bilité de démontrer leur sérieux enamorçant la deuxième phase de cetraité afin de lancer le processus denégociations sur les objectifs de réduc-tion pour la période 2012-2020, cellequi devrait associer les pays du G5,soit la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Afriquedu Sud et le Mexique, à côté d’une Eu-rope déterminée à ouvrir la marche.

Opposés à toute forme de multila-téralisme, les États-Unis risquent fortde s’isoler davantage à Montréal, aumoment où leur suprématie écono-mique s’effrite. Ils vont donc tenterd’amorcer un nouveau cycle de pour-parlers en marge du protocole deKyoto pour mieux le paralyser, même

si, chez eux, le Sénat, les grandesvilles et une trentaine d’États veulentde plus en plus ouvertement engagerla lutte contre les gaz à effet de serre(GES). Les États-Unis sont le seulpays ayant refusé en juillet, à la confé-rence du G8 tenue à Gleneagles, enÉcosse, d’accélérer la cadence pourenrayer le réchauffement du climat.Les pays du G8, qui regroupent 13 %de la population mondiale, émettent45 % des GES. Les États-Unis, avec 5 %de la population mondiale, rejettent25 % des émissions anthropiques.

Plusieurs organismes tentent decerner ce qui se passera si on n’en-raye pas cette croissance du CO2 at-mosphérique. En septembre, leschercheurs du US National Snowand Ice Data de l’Université du Colo-rado ont constaté que la fonte de lacalotte polaire cet été avait atteintnon seulement un record, mais peut-être aussi un «seuil critique» au-delàduquel la planète pourrait entrer,ont-ils dit, dans une phase de ré-chauffement irréversible. Cette ca-

lotte blanche, qui réfléchit une gran-de partie du rayonnement solaire,s’est rétrécie de 18,2 % par rapport àsa surface moyenne historique. Cet-te situation, sans précédent depuisdes millénaires, pensent les cher-cheurs, provoquera une plus grandeabsorption de chaleur solaire parl’océan Arctique, ce qui aggravera lephénomène d’année en année.

Plusieurs de ces synergies — uneconséquence du réchauffement de-

vient un facteur qui l’accélère — n’ap-paraissaient pas dans les anciens mo-dèles prévisionnels sur le climat, cequi explique qu’ils sont peut-être endeçà de ce qui s’en vient. Dans l’Arc-tique, la fonte croissante de la calotteest observée depuis quatre annéesconsécutives. Mais on a noté danscette région un autre phénomènenouveau, soit la croissance d’une vé-gétation arbustive durant des étésplus longs. Cette végétation nouvelleperce la neige et réduit l’albédo, ou ré-flexion solaire, augmentant d’autantencore une fois l’absorption de la cha-leur et intensifiant le dégel du perma-frost. L’institut Goddard de la NASA ad’ailleurs mesuré avec précision lephénomène en avril, établissant quechaque mètre carré du sol terrestreabsorbe désormais un watt d’énergiede plus qu’il n’en renvoie vers l’espa-ce. Il s’agirait de la première mesureempirique du réchauffement clima-tique modélisé jusqu’à présent.

Louis-Gilles Francœur

25 novembre 2005

Lancer Kyoto 2 à MontréalL’urgence d’agir est chaque jour plus évidente

CHRISTINNE MUSCHI REUTERS

Une mosaïque installée à l’extérieurde la Conférence internationale deMontréal.

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A L E X A N D R E S H I E L D S

F évrier 1949. Exaspérés par l’en-têtement de leur employeur, quirefuse d’entendre leurs do-

léances, 5000 mineurs d’Asbestosdéclenchent une grève historique.Celle-ci donnera la pleine mesure del’intransigeance du gouvernementde Maurice Duplessis à l’égard destravailleurs, le premier ministreétant plus enclin à faire la révérencedevant la grande entreprise.

Dès le départ, Le Devoir est auxpremières loges. Son directeur, Gé-rard Filion, particulièrement attentifaux questions de justice sociale, y dé-pêche le journaliste Gérard Pelletier,qui décrit le climat de violence ré-gnant dans la ville. Au fil des mois, lejournal consacre «plus de reportages,de commentaires, d’éditoriaux et de dé-pêches à la grève qu’à n’importe quelautre sujet d’actualité», soulignera parla suite M. Pelletier. Il joue ainsi plei-nement, pour reprendre l’adage po-pulaire, son rôle de quatrième pou-voir. Il fait même office d’oppositionpolitique, celle-ci faisant défaut à Qué-bec. En fait, le journal «non seulementprit fait et cause pour les ouvriers engrève, mais conduisit une campagnesystématique en leur faveur pendanttoute la durée du conflit». Il lancemême une collecte de fonds pour ve-nir en aide aux grévistes, qui luttentpour obtenir un meilleur salaire et unminimum de protection contre lapoussière toxique de l’amiante.

Le Devoir s’attire ainsi les foudresde la toute-puissante Union nationa-le et de ses alliés. Profondément ul-céré, le premier ministre répliquemême aux critiques dans l’organe del’Union nationale, le Montréal-Matin:«Je regrette qu’un journal de Mont-réal, dans cette malheureuse grève del’amiante, s’ingénie à dénaturer lesfaits, à faire de la basse démagogie età inviter, même en la dépassant, lacampagne de communistes qui procè-dent toujours suivant une tactiquebien connue: celle de tenter de dépré-

cier les lois et l’autorité et encouragerle désordre et le sabotage.»

Mais, pour Gérard Filion, leconstat demeure: le «cheuf» est «lepremier ministre le plus antisocial etantiouvrier» de l’histoire du Québec.Il met donc l’influence du Devoir auservice de la promotion des droitsdes ouvriers, notamment pour s’éle-ver contre la Loi du cadenas. Lui etAndré Laurendeau prennent leur par-ti lors de plusieurs conflits qui écla-tent aux quatre coins de la province.En fait, jamais, dans l’histoire du quo-tidien, ces questions n’ont occupé au-tant de place. Les autres journaux yfont nettement moins écho. «Les jour-naux portent généralement peu d’at-tention aux problèmes sociaux: ils s’oc-cupent plutôt de questions qui ont unrendement financier, écrit d’ailleursM. Filion dans un éditorial publiéquelques jours après son entrée enposte, en avril 1947. Les journaux departi s’y intéressent dans la mesure oùle sort du groupement politique qu’ilsservent l’exige: ils les mesurent à l’aunedu rendement électoral.»

Et si, après Asbestos, le ton estmoins «prosyndical», Le Devoir at-taque toujours le duplessisme. «M.Duplessis a la haine de l’ouvrier. Il ledéteste. Nous avons déjà eu à Québecdes premiers ministres qui ne compre-naient pas. M. Duplessis, lui, com-prend, mais il hait», lance Filion à la

fin de 1952, lors de la grève sanglan-te à Louiseville. Il en sera de mêmependant le conflit à Murdochville.

Débat historiqueSi l’arrivée de Filion marque la

plus faste période de défense desluttes ouvrières, ces questions so-ciales ont été présentes tout au longde l’histoire du quotidien.

Le Devoir est né au moment où leclergé jette les bases du syndicalismecatholique. Le journal y consacredonc une abondante couverture.Même que Henri Bourassa lui donneun sérieux coup de pouce au prin-temps de 1919 en publiant une sériede 14 éditoriaux où il plaide pour l’ins-tauration de syndicats nationaux et ca-tholiques. Selon lui, «le syndicalismecatholique est le seul contrepoids effica-ce à la double tyrannie du capitalismeet du socialisme tous deux sans foi, sanspatrie, sans autre règle que la loi duplus fort». Ces textes auront un reten-tissement énorme sur l’organisationdu mouvement ouvrier au Québec.

À cette époque, le rédacteur enchef, Omer Héroux, plaide parailleurs pour un «arbitrage obligatoi-re» dans les conflits de travail afind’assurer à toutes les parties «le maxi-mum de justice possible». Il s’élève aus-si contre la cupidité des grands pa-trons, qui ont profité pendant des dé-cennies «de la faiblesse et de l’isole-

ment» de leurs employés. Toujoursdans l’idée d’améliorer le sort desmasses laborieuses, le quotidien estfavorable à l’instauration des alloca-tions familiales et de l’assurance-ma-ladie, tout en plaidant pour l’autono-mie provinciale dans ces domaines.Dans les années 30, il adopte toute-fois une position plus conservatricesur les pensions de vieillesse.

Et, après la période Filion, qui vade 1947 à 1963, Le Devoir continue detraiter abondamment des questionssyndicales, au fur et à mesure queleur poids social augmente. Un jour-naliste s’y consacrera à temps pleinjusqu’au début des années 1990. Enéditorial, le sujet prend beaucoup deplace sous la gouverne de ClaudeRyan. De 1966 à 1977, il y consacre30 éditoriaux par année. Ce dernierse prononce notamment en faveur dudroit de négociation et de grève dansles secteurs public et parapublic. Iln’en adopte pas moins des positionsde plus en plus critiques à l’égard dessyndicats, entre autres lors du Frontcommun en 1972.

Sensibilité vertePrenant acte de l’évolution des

sensibilités sociales, Le Devoir s’inté-resse de plus en plus aux enjeuxécologiques. Il sera le premier quoti-dien au Québec à y affecter un chro-niqueur à temps plein, dès le débutdes années 80. Ce choix est d’autantplus important que les preuves desméfaits des pluies acides, des pro-duits toxiques (BPC en tête) et plustard des gaz à effet de serre s’accu-mulent. À l’époque, l’environnementne défraie pourtant pas la manchet-te. Mais le public s’intéresse pro-gressivement au débat, surtout dansla foulée de la signature du Protoco-le de Montréal sur la protection de lacouche d’ozone.

Sous la plume de Louis-GillesFrancœur, Le Devoir se démarquetoujours par un travail d’enquête quia souvent permis d’attirer l’attentionsur des projets dommageables enapparence coulés dans le béton. En2007, le quotidien de la rue Bleury aaussi dévoilé en primeur internatio-nale le contenu d’un rappor t duGroupe intergouvernemental d’ex-perts sur le climat qui démontraithors de tout doute l’immensité de latâche à accomplir pour sauver la pla-nète. Bref, comme il l’a fait pendantdes décennies pour des enjeux so-ciaux proprement québécois, LeDevoir continue de jouer son rôled’éveilleur de consciences bien deson temps.

Le Devoir

Luttes sociales

Le quatrième pouvoirUn fonds de grève pour les mineurs d’Asbestos

LA PRESSE CANADIENNE

Pour Gérard Filion, Maurice Duplessis est «le premier ministre le plusantisocial et antiouvrier» de l’histoire du Québec.

En un siècle, les préoccupationssociales des Québécois ont bienchangé. D’une société où les tra-vai l leurs devaient lutter avecacharnement afin d’obtenir unsalaire minime, nous sommespassés à une époque où les chan-gements climatiques suscitent devives inquiétudes. Particulière-ment sensible à ces questions, LeDevoir a été témoin et par foismême acteur de cette évolution.

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L es attentats contre le World Tra-de Center et le Pentagone sur-venus hier matin ont révolté tout

le monde occidental. La réaction estunanime. Comment ne pas voir dansces gestes froidement planifiés et or-chestrés une action d’une barbariesans nom que seul le fanatisme peutautoriser?

On ne sait quels qualificatifs utili-ser pour décrire ces attaques terro-ristes aux allures d’apocalypse, dontil faudra encore plusieurs jours pourmesurer toute la portée et la signifi-cation. Nous avons vu et revu déjàdes dizaines de fois sur nos écransde télévision l’avion d’American Air-lines emboutir la tour sud du WorldTrade Center. Nous avons vu etrevu les deux tours s’effondrer, puisune troisième. Dans nos quotidiensd’aujourd’hui, on examinera avecsoin les photos nous montrant l’hor-reur. Pendant des mois, on reverraces images.

Il faudra s’en imprégner car on nepeut admettre que cela se reprodui-se, que ce soit chez nos voisins amé-ricains ou chez nous. Désormais, ilfaut cesser de se croire à l’abri detels drames.

Au-delà de l’émotion, il nous fauten ef fet réaliser que c’est notrepropre sécurité qui est en cause.Ceux qui ont orchestré cette tragé-die ont voulu que ce drame soit vécuet ressenti par tout l’Occident. Ils sa-vaient que la télévision porterait leurmessage. Ils nous disent que nousfaisons partie d’un monde qu’ils re-jettent et que cette guerre qu’ils luidéclarent nous concerne tous. Qu’el-le nous touchera tous.

Les frontières ne sauront les arrê-ter. Qu’on le veuille ou non, nous se-rons tous leurs victimes. Ces gens-làne font pas de nuances. Ils n’ont qu’unseul ennemi, l’Occident, et nous, Qué-bécois et Canadiens, en sommes, peuimporte les réserves que nous puis-sions entretenir en notre for intérieurà l’égard de la domination américainesur cet Occident.

On ne pouvait, au moment d’écri-re ces lignes hier soir, identifier lesauteurs et les commanditaires decette agression terroriste sans pré-cédent. Viennent spontanément àl’esprit des événements précur-seurs que nous avons rapidementécartés de nos pensées au momentoù ils se sont produits. Rappelons-nous cet attentat contre le WorldTrade Center en 1993. Puis cet at-tentat prémédité contre un grandaéroport de la côte Ouest américai-ne, que l’arrestation du ressortis-sant algérien Mokhtar Haouari vi-

vant à Montréal a fait avorter. Sont-ce les mêmes personnes et lesmêmes groupes qui ont frappé àNew York et Washington? À défautd’avoir leurs empreintes, on recon-naît tout au moins la signature duterrorisme islamiste.

Aucune cause, si juste soit-elle,ne saurait justifier des actes terro-ristes lorsqu’ils visent des victimesdont la seule faute est de ne pas par-tager les mêmes valeurs que leursassaillants. Que l’on attaque de nuitun village algérien dont on égorge-ra tous les habitants à l’arme

blanche ou que l’on conduise enplein jour une attaque kamikaze surNew York, c’est le même sentimentde révolte qui nous étreint. La cau-se que l’on prétend défendre perddès lors toute justesse.

Ces attaques sur New York etWashington ne sont pas un gestepolitique. Elles sont d’une autre di-mension. Lorsqu’on s’attaque ainsià des civils innocents, ce n’est pasà un gouvernement ou à un paysqu’on livre la guerre mais à une ci-vilisation. Ce n’est pas la raison quinous guide mais le fanatisme.

Reprenons ici le titre de l’ouvragede Samuel P. Huntington, Le Chocdes civilisations, paru en français en1998. La thèse qu’y soutient Hun-tington trouve peut-être son illustra-tion dans les événements d’hier.«Dans ce monde nouveau, les conflitsles plus étendus, les plus importantset les plus dangereux n’auront paslieu entre classes sociales, entre richeset pauvres, entre groupes définis selondes critères économiques, écrit-il,mais entre peuples appartenant à dif-férentes entités culturelles.» LorsqueGeorge W. Bush affirmait hier ma-tin que «c’est la liberté qui a été atta-quée», il a raison. Ceux qui ont com-mis ces attaques ne conçoivent tou-tefois pas la liberté de la même ma-nière que nous la concevons. Avons-nous assisté à un premier choc descivilisations? Le penser nous permetde donner aux événements d’hierun minimum de sens. Les questionsauxquelles il faudra répondre sontnombreuses et les réponses propo-sées seront multiples. Chose certai-ne, nous mesurons aujourd’hui àquel point le monde a changé. Lesrapports entre les sociétés se sonttransformés. Les tensions mon-diales ne peuvent plus être «conte-nues» par des rapports militairescomme elles l’étaient à l’époque dela guerre froide. Au contraire, elless’étendent et nous atteignent dansnotre vie quotidienne, où on nous at-taque avec des armes qui ne sontpas les nôtres.

Les attaques contre les deuxtours du World Trade Center et lePentagone nous obligeront tous àrevoir notre rapport au terrorisme.Personne ne peut plus se prétendreà l’abri en Amérique du Nord, ce quivaut tout par ticulièrement pournous, au Canada, où les citoyens etles autorités gouvernementales onttoujours traité cette question avecun fort degré de naïveté. Les Améri-cains nous l’ont reproché àquelques reprises ces dernières an-nées alors qu’ils soutenaient que leCanada jouait le rôle de foyer d’ac-cueil pour de nombreux groupesterroristes internationaux.

La société a le droit et le devoir dese protéger. Il ne s’agit surtout pasde tomber dans une paranoïa quipourrait conduire à des chasses auxsorcières insensées, mais il faut queles autorités policières et gouverne-mentales acceptent le fait que le ter-rorisme international est une mena-ce sérieuse tout autant pour le Cana-da que pour les États-Unis.

Bernard Descôteaux

12 septembre 2001

Une tragédie sans nom Les tensions mondiales ne peuvent plus être «contenues» par des rapports militaires

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Le Devoir salue les commanditaires du centenaire