Le Deuil de l'Image de La Photographie à l'Image Virtuelle - Chantal de Gournay

download Le Deuil de l'Image de La Photographie à l'Image Virtuelle - Chantal de Gournay

of 8

Transcript of Le Deuil de l'Image de La Photographie à l'Image Virtuelle - Chantal de Gournay

  • 7/23/2019 Le Deuil de l'Image de La Photographie l'Image Virtuelle - Chantal de Gournay

    1/8

    LE

    EUIL E

    LIM GE

    e

    la

    photographie

    l im age

    virtuelle*

    Chantai

    de

    GOURNAY

    * Ce texte a fait l'objet d une communication l'universit d t de

    l Association Descartes, le 6 juillet 1992.

    seaux

    n 61

    CNET-1993

    125

  • 7/23/2019 Le Deuil de l'Image de La Photographie l'Image Virtuelle - Chantal de Gournay

    2/8

    126

  • 7/23/2019 Le Deuil de l'Image de La Photographie l'Image Virtuelle - Chantal de Gournay

    3/8

    Une

    re du soupon a

    durablement

    conditionn

    notre

    pense

    de

    l'image

    depuis l'essor des

    industries

    culturelles. Pourtant,

    malgr

    la dfiance

    que

    l'image

    a traditionnellement suscite de la

    part

    des

    intellectuels,

    la philosophie

    lui

    a

    tout de

    mme accord

    une place de choix.

    L'Ecole

    de Francfort, notamment,

    a

    fourni

    l'argumentaire

    le plus

    construit sur

    le

    thme

    des rapports entre

    image et

    ralit, alternant

    fascination

    (Kracauer,

    Benjamin)

    et

    hostilit

    (Adorno),

    et

    dont

    les

    intuitions

    ont t

    fcondes au regard

    des

    thses plus

    rcentes

    sur la

    nature smiotique de

    l'image

    photographique

    (Barthes

    et Eco).

    On tait

    alors

    dans le

    contexte de l'holocauste, un

    moment

    tragique

    de l'histoire de l'humanit pour

    lequel a manqu le

    tmoignage

    des images.

    Prs d'un demi-sicle

    plus tard

    s'est

    produite une

    autre

    guerre

    sans images

    , celle

    du

    Golfe,

    dont on

    a

    dit

    qu'elle

    innovait

    dans

    le fait

    que

    le

    soldat

    pouvait

    dornavant

    dtruire une cible sans l'avoir jamais vue de sa

    propre

    perception

    visuelle, mais

    seulement

    par l'interface d'une

    machine

    mettant en

    uvre des

    images

    satellite

    et

    des

    reconstitutions de

    synthse.

    Entre

    ces deux moments,

    on

    est

    pass

    d'un

    discours

    philosophique

    sur

    le mdium qui rend visible

    (auto-expressivit

    du

    rel)

    un autre

    discours,

    postmoderne,

    sur

    l'image

    qui dralise et

    empche

    l'accs

    l'exprience. Ce

    renversement complet

    de

    la

    problmatique

    est difficile

    admettre

    pour une gnration

    culturellement nourrie

    par

    le cinma

    et

    la

    photographie.

    Le matriau

    visuel

    peut

    tre pens en

    dehors ou en de

    du

    postulat communica-

    tionnel,

    mme s'il rsulte d'une

    mise en

    forme

    ncessitant

    une intervention

    humaine et le

    recours

    un mdium. Telle

    semble

    tre la position de

    Siegfried

    Kracauer,

    qui s'est intress

    l'image

    photographique pour

    sa proprit indicielle (une

    empreinte rsultant

    d'un processus

    purement physico-chimique) plutt

    que pour

    sa

    prsume nature

    smiotique assimilable au

    registre linguistique

    des

    signes,

    par

    dfinition conventionnels et

    intentionnels (une

    thorie

    de la photographie dfendue

    par

    Barthes). La conception

    raliste

    de

    Kracauer,

    par

    laquelle il

    crdite

    le mdium

    photographique d'une aptitude

    enregistrer la ralit

    tout

    en cartant la question

    de l'intentionnalit de

    la

    forme,

    n'est

    sans

    doute pas sans

    rapport

    avec sa formation

    d'architecte.

    Loin

    d'ignorer

    que

    la

    ralit

    matrielle

    est de toute faon une

    construction assujettie la rationalisation

    conomique,

    il ne renonce

    pas

    pour

    autant

    scruter les rsidus du

    dcor

    industriel

    pour

    y dceler

    les

    signes

    d'un

    possible

    enchantement du monde.

    Autrement

    dit, si

    le

    monde nous

    parat

    si vide et dnu de

    sens, rduit une pure fonctionnalit et

    la ratio capitaliste, c'est

    que

    nous ne

    savons pas

    voir. La

    photographie,

    en

    fixant

    sur

    le papier des

    fragments

    de la ralit

    extrieure,

    les

    sauve

    de

    notre

    prsomption

    d'insignifiance : nous

    verrions alors que

    certains

    lments

    ne

    sont pas rductibles

    leur vocation fonctionnelle, mais

    constituent des

    formes

    signifiantes,

    souvent

    phmres, dans

    lesquelles

    peuvent se

    dchiffrer

    l'inconscient d'une socit et les

    prmisses

    d'une nouvelle

    mythologie

    (1).

    (1)

    Le roman policier,

    genre qui se dveloppe l're du dsenchantement

    ,

    illustre

    bien

    cette

    ambigut

    de la

    ralit

    physique. Le dtective est ce nouveau prtre (car presque toujours clibataire, note

    Kracauer) qui

    sait

    faire

    parler

    les rsidus fonctionnels de

    notre environnement,

    les

    empreintes,

    les traces.

    Concernant

    cet aspect,

    se

    r port r

    deux

    ouvrages

    :

    KRACAUER,

    1981.

    GINZBURG,

    1989.

    127

  • 7/23/2019 Le Deuil de l'Image de La Photographie l'Image Virtuelle - Chantal de Gournay

    4/8

    Pour

    provoquer ce rendez-vous

    (la pr-

    sentification de

    la

    ralit matrielle dans sa

    plnitude),

    il faut renoncer au postulat

    communicationnel impliquant

    l'intention-

    nalit

    de

    artiste/auteur/metteur.

    Selon

    Kracauer, le travail

    sur

    la

    forme

    ne

    doit

    pas

    tre prmdit pour laisser une place

    l'ala

    :

    La

    principale qualit

    du

    photographe consistera donc

    faire

    de

    la

    mise

    en

    forme

    un produit de

    V

    enregistrement

    et

    jamais

    l'inverse

    (2). C'est

    pourquoi

    il

    s'oppose

    aux

    conceptions de l'criture

    cinmatographique qui

    croient

    que le

    montage

    est le seul

    principe organisateur du

    film (3). Ce parti

    pris

    (l'intrusion de

    l'alatoire

    contrariant l'intentionnalit

    dans

    le

    procs mme de

    la mise en

    forme

    ou de l'acte

    cratif)

    est un lment central

    de la

    conception

    moderne de l'art, qui sera

    repris

    par Umberto Eco

    dans

    son analyse

    de la peinture

    comme du

    cinma (4).

    En

    effet, plus

    peut-tre que toutes les

    autres

    formes

    d'art, le

    cinma

    nous a

    appris voir la ville telle qu'elle nous

    indiffre

    dans la

    vie, quand

    nous la

    perdons

    chaque

    jour un

    peu de

    vue dans

    la

    rptitivit de

    l'exprience

    quotidienne.

    Non

    seulement le cinma

    nous

    fait

    apprhender

    la

    visibilit o rdinaire

    de

    la ville, mais

    il

    nous

    prsente aussi ce qui, de la ville, n'est pas

    visible

    par

    le piton, et

    qui

    le

    serait

    uniquement du

    point

    de vue

    idal

    de

    l architecte

    quand celui-ci se prend

    pour le grand

    dmiurge,

    voguant

    hauteur d'ange

    pour

    apercevoir

    les

    frontons des difices

    dmesurs qu'il a

    construits.

    C'est exactement

    ce

    que ralise

    Wenders dans Les ailes du

    dsir , o la

    camra

    nous propose des

    vues indites

    de l'architecture

    berlinoise,

    dans

    la

    mesure o

    la visibilit

    des difices

    reste

    pour une

    large

    part

    virtuelle

    du

    point

    de vue du piton. C'est

    par

    ce

    respect

    du

    contexte,

    au cur mme du texte

    ou

    du

    rcit cinmatographique, que le

    cinma s'oppose la tlvision, par le souci

    de

    restituer

    la

    perception

    de la ralit

    sique

    la fois

    dans

    sa

    disponibilit,

    offerte

    au

    regard de l'homme, mais aussi dans

    son

    invisibilit

    irrductible qui

    se porte garante

    de l'enchantement du monde dans la

    mesure

    o

    une

    part

    de l'environnement

    humain peut prendre forme

    et

    continuer de se

    manifester

    Y insu

    du

    sujet. Autrement dit,

    il y

    a dans

    l'insignifiance

    des

    lambeaux de

    dcor

    dlaisss

    par

    nos regards un rsidu

    de

    Eden, en ce que le paradis terrestre est

    thoriquement la seule

    forme

    territoriale

    qui a chapp l'action symbolique de

    l'homme.

    Dans

    la mouvance

    de

    l'Ecole

    de

    Francfort,

    Walter Benjamin et Siegfried

    Kracauer ont d'emble

    reconnu

    le rle du

    cinma

    en

    tant

    que

    puissant rvlateur

    de

    la

    modernit, rvlateur au sens quasi

    mystique

    de l'initiation.

    Les

    rflexions

    que

    Kracauer et

    Benjamin ont

    menes

    sur

    la

    photographie

    et le

    cinma

    doivent

    beaucoup

    la

    prcarit

    de leur ancrage

    territorial

    notamment

    leur condition de

    grands

    exils

    forcs

    de

    penser

    ou d'crire

    dans

    une

    ville

    et une

    langue

    qui leur taient

    trangres. Cet arrachement

    aux

    lieux de

    mmoire

    originels claire

    rtrospectivement

    leur sensibilit particulire au

    problme

    de

    la

    trace.

    Pour

    Kracauer

    en

    particulier (puisqu'il a survcu l'pisode nazi,

    la diffrence de

    Benjamin),

    la question

    de

    la

    mmoire

    ne

    peut tre

    dissocie

    du

    problme du support

    (au

    sens du

    matriau

    ncessaire

    l'enregistrement

    d'un

    vnement, la pellicule

    sur

    laquelle

    s'imprime

    la

    trace). Si l'on peut crire

    et

    rcrire

    l histoire,

    le problme pos par l'holocauste est

    moins

    celui

    de la mmoire que

    celui

    d'une

    exprience impartageable ou inaccessible

    ceux

    qui n'taient

    pas

    sur

    les

    lieux

    du

    crime.

    Comment

    se

    faire

    une

    image

    d'Auschwitz

    l'issue de

    la

    guerre

    ?

    Cette

    interrogation est au fondement de la

    thorie du mdium

    photographique

    que

    Kracauer tente

    de

    mettre

    au

    point aprs

    avoir

    t confront

    aux documentaires sur

    l'ou-

    (2)

    DESPOIX, 1992, p. 317.

    (3)

    Film 1928

    in Das Ornament der Masse,

    cit

    par DESPOIX, op. cit.

    (4)

    ECO,

    1979.

    Eco tablit un lien entre l art d'Antonioni

    et

    ses dbuts dans le mtier, l'poque o

    il

    filmait les vnements

    sportifs

    davantage

    soumis

    aux

    alas

    du direct.

    128

  • 7/23/2019 Le Deuil de l'Image de La Photographie l'Image Virtuelle - Chantal de Gournay

    5/8

    verture des camps

    nazis

    (5). On ne peut se

    dlivrer de la violence qu'en la rendant

    visible, on

    ne peut dominer

    l'angoisse

    de la

    mort qu'en

    cherchant

    un moyen de se

    trouver

    face

    elle

    sans en

    faire

    l'exprience

    directe.

    A

    dfaut d'une telle figurabilit, la

    violence historique

    est refoule et

    l histoire

    dans son irrationalit foncire est

    appele

    se

    rpter, chappant au procs

    d'auto-analyse

    solidaire

    que le

    citoyen se

    doit

    d'entreprendre. Le

    mdium

    photographique,

    tendant un

    miroir

    mmoire

    la violence et aux

    atrocits dont

    l 'homme

    ne peut faire l'exprience directe

    sans dommage,

    serait

    un

    quivalent

    moderne du

    bouclier

    poli

    offert

    par

    Athna

    Perse,

    afin

    que

    voyant

    Mduse

    par

    rflexion sans se

    trouver sous

    son regard

    ptrifiant, il

    puisse

    la dcapiter. (6)

    Chez Kracauer comme chez Benjamin,

    on

    trouve la mme proccupation pour la

    sauvegarde de la ralit physique

    ( ralit extrieure dans l'dition

    allemande de

    Kracauer).

    Cette expression

    dsigne

    une existence physique,

    matrielle,

    qui

    reste indpendante

    de

    l'homme

    dans la

    mesure o

    elle

    ne

    se

    laisse

    pas

    rduire par

    son action langagire : Mises

    jour par

    le

    mdium

    photographique, ces

    affinits

    entre

    existence humaine

    et ralit

    physique se situent exactement

    l'oppos de

    ce

    qui

    fait de

    l 'homme

    un tre de langage.

    La pure visibilit

    qui

    s'y dvoile (est) en

    quelque sorte l'envers du monde de la

    langue

    en

    tant

    que systme

    durable,

    rgl,

    univoque et fini de signes.

    A

    travers ce

    fragment

    d'imaginaire

    qu'est la

    photographie

    l'homme semble,

    l'espace d'un

    instant,

    voir la nature sans qu 'elle soit

    directement

    soumise

    son systme

    symbolique.

    (7)

    Par cette possibilit d'entrevoir

    l envers du monde de

    la

    langue

    , qui

    oblige

    l'homme

    transgresser

    les

    limites

    de

    sa

    rationalit et de son identit, le

    sujet

    prend

    conscience de la proprit universelle de

    l'exprience et peut ds lors inscrire son

    histoire

    propre

    dans

    la

    chane solidaire des

    expriences

    de l'humanit. Ce point de

    contact entre le

    particulier

    et l'universel,

    entre

    autrefois et aujourd'hui,

    n'aura

    jamais t aussi

    bien

    mis

    en

    image

    que par

    Rossellini

    dans

    Voyage

    en Italie

    ,

    cet

    instant o un couple

    en

    train de se dfaire

    assiste la reconstitution

    archologique des corps d'un autre couple

    millnaire

    tu

    pendant le sommeil par une

    irruption

    volcanique.

    Alors que

    leurs corps

    ont t

    intgralement

    dsintgrs au cours

    du temps, il a t possible de leur redonner

    une forme corporelle en

    injectant

    du pltre

    dans le vide

    comprim

    par l'enveloppe

    de

    lave.

    Cette m ystrieuse

    rsurrection

    d'une

    matire

    inerte qui

    ne

    livre sa mmoire

    qu'

    l'tat

    somatique propose

    un

    clairage

    inattendu de la

    phrase

    nigmatique de Walter

    Benjamin : La mmoire est l'emballage,

    et

    l'oubli le contenu.

    Cette squence

    rossellinienne

    est

    peut-

    tre

    la meilleure

    illustration de ce qu'est

    le

    travail

    de sauvegarde de

    la

    ralit

    physique . Elle

    suggre l'efficacit ingalable

    de l'image par rapport

    aux

    mots

    dans

    l'ordre

    du

    tmoignage :

    comment

    une

    histoire

    se transmet

    en l'absence d'un

    narrateur,

    d'une

    criture

    et de son

    sujet.

    La

    confrontation a dur

    quelques

    secondes,

    puis

    Ingrid Bergman clate

    en

    sanglots.

    Aprs

    cet

    incident

    ils recommenceront

    s'aimer,

    comme

    si

    l'angoisse de perdre

    leur amour

    n'avait

    pu tre

    surmonte

    que

    par un travail de deuil, le

    deuil de

    cet

    autre

    amour dtruit il

    y a quelques

    milliers

    d annes pendant le sommeil des amants.

    C'est

    parce qu'ils se sont vus morts, la place

    des amants momifis

    par

    la lave, qu'ils ont

    eu la force de faire revivre leur amour.

    Cette image vole au

    temps

    et la trahison

    des

    mots

    (dans

    la

    mesure o

    ce

    qui

    s'crit

    ou se met

    en

    mots rpudie dans

    l'amnsie

    des fragments

    d'exprience auxquels le

    sujet

    n'a

    pas

    su

    prter du sens) constitue

    l'antithse

    du monde virtuel auquel la

    culture

    moderne

    de

    l'image

    prtend nous faire

    accder. Car si

    l'image

    est ce miroir de

    l'invisible

    qui

    nous aide

    faire le deuil de

    (5)

    KRACAUER, 1960.

    (6)

    DESPOIX, op.

    cit.,

    p. 318.

    (7)

    DESPOIX,

    op. cit.,

    p.

    317.

    129

  • 7/23/2019 Le Deuil de l'Image de La Photographie l'Image Virtuelle - Chantal de Gournay

    6/8

    nos

    morts,

    de nos terreurs, de nos ethno-

    cides

    ou

    de

    nos crimes contre la

    nature, de

    quoi peut-on faire

    le

    deuil avec une image

    de synthse

    ?

    En plaant

    l'image

    du

    ct

    de

    l phmre et de la sauvegarde

    d'un

    monde vou

    la disparition,

    Kracauer

    suggre que

    toute

    esthtique

    est

    une esthtique de

    la

    ruine

    ,

    ou bien une esthtique de

    la

    disparition , pour reprendre le si beau titre

    de

    Paul

    Virilio. Il

    n'y

    a

    pas

    d'art ou de

    cration

    digne de ce nom qui n'ait intgr

    la virtualit de la

    mort.

    Or le monde virtuel

    de l'ordinateur, rgi

    par la logique

    de

    la

    simulation et du simulacre,

    est un

    monde

    plac

    hors d'atteinte

    de

    la

    mort,

    un

    peu

    comme

    le

    jeu

    d'checs,

    toujours renouvel

    parce qu'aucun joueur n'aura pu puiser

    l'incalculable

    combinatoire

    des coups

    possibles.

    Cependant,

    le souci de prservation

    que Kracauer applique

    la

    ralit

    physique vaut galement pour toutes les

    dimensions de l'existence humaine, car il

    n'est pas de culture, de

    civilisation,

    d ethnie, ni

    mme de

    forme

    communautaire, qui

    ne

    soient

    appeles disparatre.

    C'est

    pourquoi l'art

    et

    la science dans

    leur

    apparente

    opposition

    participent de

    la

    mme

    dmarche,

    en

    ce

    que l'entreprise

    de

    la

    connaissance

    vise

    l'intelligibilit

    d'un

    phnomne, d'une forme ou d'une

    structure

    et

    tente

    de crer

    les

    conditions

    pour que

    persiste

    cette intelligibilit

    au-del

    de

    l vanouissement

    des sujets

    et

    des objets

    de

    savoir.

    Qu'est-ce que l'anthropologie,

    l'ethnologie

    ou la sociologie sinon une

    faon de crer la possibilit d'une

    rchologie

    du prsent, avec la profonde conviction

    que

    rien

    de ce que l'homme

    produit,

    dit ou

    pense ne

    sera tout

    fait reproductible ?

    Toutes

    les

    socits

    ont

    d'une

    certaine

    manire intgr l'intuition de leur

    propre

    destruction, par l'art, la pense et la religion,

    toutes sauf les ntres, les socits

    occidentales qui

    ont

    rv, invent et ralis des

    systmes incapables

    d'admettre et

    de

    penser leur

    propre disparition,

    savoir la

    socit utopique, la socit totalitaire

    et

    la

    socit

    instrumentale.

    Quel est le

    statut

    de l'image, qu'en est-

    il

    de la connivence entre image et

    exprience

    dans

    une socit o les individus

    tiennent si

    peu

    leur

    ralit

    corporelle

    qu'ils

    sont

    prts

    s'engager dans un

    processus de

    recyclage

    perptuel,

    l'instar

    des dchets nuclaires

    et

    industriels

    qu'on

    n'arrive

    plus

    liminer, acceptant

    qu'on

    puisse

    faire

    voluer

    les donnes les

    plus

    intimes de leur personne,

    le

    nez,

    les seins,

    la couleur

    de

    la

    peau,

    voire le sexe,

    qu'on

    les

    fasse muter,

    en

    somme, car tel

    est le

    prix

    payer

    pour ne

    pas affronter

    l'ide

    de

    la finitude ou de la fatalit.

    Paradoxalement

    alors que notre

    socit

    s'attache

    de

    plus

    en

    plus

    la conservation de la

    mmoire

    et

    du patrimoine,

    elle

    n'accorde

    pas

    la

    moindre

    attention

    l'altration du

    patrimoine

    anthropomorphique

    sous

    l action des biotechnologies et de

    la chirurgie

    plastique,

    acceptant plus volontiers

    de

    troquer nos

    formes

    et nos

    apparences

    - c'est-

    -dire le corps territorialis

    force

    de

    somatiser les

    particularismes millnaires lis

    la diffrenciation

    culturelle, raciale,

    tribale et

    sexuelle

    - contre des formes

    standardises pourvu qu'elles

    contiennent

    une

    promesse

    d'ternit.

    A quoi

    sert l'image,

    quoi sert l'criture,

    sinon

    restituer

    l'paisseur du temps,

    l'intransigeance

    du

    destin, les pertes irrparables

    de

    l'action

    humaine ?

    Quelle histoire, quelle fatalit,

    quel vcu

    peut-on

    lire

    sur

    le

    visage

    ternellement jeune du Dorian Gray

    d Oscar Wilde,

    sur

    la musculature aboutie de

    Madonna

    ou la

    carnation transraciale de

    Michael Jackson

    ?

    A ct de

    la

    perfection

    froide des

    clips,

    vritable prfiguration d'une

    culture

    de

    image-clone

    affranchie de son modle

    charnel, les archives de la tlvision

    arrivent

    par moments nous communiquer la

    saveur du temps. C'est

    le cas, par

    exemple,

    lorsqu'on revoit les interviews de

    Duras

    datant

    des

    annes

    60.

    Vingt ans avant

    le

    prix Goncourt,

    en

    montrant une femme

    dj abme, dj alcoolique, avec ce

    visage qui fait toujours douter qu'elle ait

    jamais t belle, la tlvision

    nous fait

    percevoir

    la connivence

    profonde

    qui

    existe

    entre l'uvre durassienne (ptrie d'une

    nostalgie prive d'origine ou d'objet)

    et

    la

    photographie. Car

    les

    romans

    pseudo-autobiographiques de Duras

    drivent

    partir

    d'un point

    unique,

    un arrt

    sur image,

    cette

    photo de

    la

    jeune

    fille

    de

    seize

    ans

    qu'elle

    exhibe

    invariablement ses

    biographes

    et

    130

  • 7/23/2019 Le Deuil de l'Image de La Photographie l'Image Virtuelle - Chantal de Gournay

    7/8

    lecteurs,

    et qui

    atteste

    qu'elle fut belle,

    d'une

    beaut

    terriblement phmre :

    dix-huit ans il

    tait

    dj

    trop tard,

    disait-

    elle en

    ouverture de L'Amant

    ;

    c'est

    cette fatalit

    que

    tient

    le talent

    durassien,

    dans ce deuil des amours

    peut-tre

    jamais

    advenues, et

    dont

    la photo, en exergue

    du

    texte, incarne l'irrfutable promesse.

    Les

    intellectuels

    font

    aujourd'hui le

    procs de la culture de

    l'image

    (notamment de

    l'image

    tlvisuelle, mdiatique

    par

    excellence), rendue responsable de la

    dralisation du

    monde.

    Mais a-t-on

    seulement

    envisag

    l'horreur d'une poque

    o

    les

    images seraient devenues

    plus

    prissables

    que leurs

    modles,

    o le

    portrait

    serait

    devenu

    plus

    rel

    ou plus humain

    que

    sa

    rfrence, l'instar du personnage

    imagin

    par

    Oscar

    Wilde (Dorian Gray)

    ?

    Car

    aujourd'hui,

    le

    lifting

    des humains est

    techniquement aussi

    performant que

    le

    lifting de

    la

    pellicule archive,

    plus

    sensible

    l'volution du

    temps

    et

    la

    variation de

    la

    temprature. D'o ce terrible

    paradoxe

    de la postmodernit :

    notre

    mmoire, nos uvres et nos albums de

    famille seraient-ils

    devenus plus

    biodgradables que nos

    dchets,

    que nos

    machines, ou

    que

    nous-mmes

    ?

    Aussi ai-je envie, envers et

    contre

    les

    chefs

    d'accusation

    qui

    mettent

    en

    cause

    juste titre la

    culture

    de l'image, de faire

    l'loge des images, de

    toutes

    les images

    passes et actuelles, en raison

    mme

    de

    leur

    nature

    physique qui leur

    confre

    en

    quelque sorte une aura de matrialit. En

    cette poque o

    tout

    est perfectible, o nul

    n'chappe l'injonction de la mutation et

    du recyclage,

    dans cette course la qualifi-

    cation-dqualification

    qui

    touche non

    seulement

    nos comptences ou nos

    vocat ions

    mais

    aussi

    nos

    dispositions

    physiques

    (bodybuilding)

    et mentales

    (brainbuilding ?), le monde des

    images

    nous

    meut

    prcisment par

    leurs

    imperfect ions

    et leur caractre irrcuprable.

    Pourquoi serions-nous

    si

    rceptifs au

    dcalage

    qui

    se produit sciemment dans un film

    de Tanner ou de Wenders lorsqu'ils

    injectent des squences tournes en super-huit

    ou en vido

    dans un format

    cinmatographique conventionnel ?

    Non seulement

    parce

    qu'une image

    de

    qualit imparfaite

    fait

    plus vrai

    qu'une

    image

    mieux

    dfinie,

    mais

    aussi parce que ce dcalage tmoigne

    que mme la

    technique

    ne peut pas

    entirement se recycler ou se requalifier,

    c'est-

    -dire que le

    monde de

    la

    technique n'est

    pas

    entirement

    acquis

    la reproductibilit

    et

    la

    mtamorphose

    :

    il arrive

    que

    l'homme

    ne

    sache plus faire ce qu'il

    a su

    faire un moment

    donn.

    Ainsi chaque

    gnration

    d'images se clt sur son dclin

    technologique

    et

    son propre

    inachvement,

    mais

    refuse

    d'voluer

    dans

    le sens d'une

    perfectibilit

    et

    d'un

    transfert

    vers une

    nouvelle technologie. Il se

    peut

    qu'on

    refasse aujourd'hui du

    cinma

    muet ou du

    noir

    et

    blanc, mais

    ce ne sera jamais

    que

    du pastiche,

    un hommage ou une

    manire

    de

    porter

    le

    deuil

    de l'art

    du noir

    et blanc.

    Les

    techniques de l'image

    meurent

    aussi,

    et c'est

    pourquoi

    nous y sommes si

    attachs.

    131

  • 7/23/2019 Le Deuil de l'Image de La Photographie l'Image Virtuelle - Chantal de Gournay

    8/8

    REFERENCES

    DESPOIX P

    Siegfried

    KRACAUER, KRACAUER

    Si., Le

    roman policier

    :

    un

    essayiste

    et

    critique de

    cinma

    in

    Cri-

    trait

    philosophique,

    Payot

    1981.

    tique,

    n 539, avril 1992.

    Theory

    of

    Film.

    The Redemption

    ofPhysi-

    ECO U., L'uvre ouverte, le Seuil,

    1979. cal

    Reality, Oxford

    University Press,

    New

    York, I960.

    GINZBURG

    C, Mythes, emblmes,

    traces : morphologie et histoire, 1989.

    132